LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

TROISIÈME PARTIE. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE VII. — LA RÉPRESSION DE L'ACCAPAREMENT.

 

 

Au milieu des grands périls de l'été de 1793, quand l'insurrection fédéraliste battait son plein, quand Paris et les grandes villes étaient menacées de manquer de pain, Collot d'Herbois avait fait voter la grande loi du 27 juillet 1793 qui mettait sous la main des autorités toutes les denrées nécessaires à la vie et frappait « l'accaparement » de la peine capitale.

 

LES COMMISSAIRES AUX ACCAPAREMENTS

L'article 5 de la loi en confiait l'exécution à un fonctionnaire spécial, le commissaire aux accaparements, qui devait être nominé par la municipalité et appointé par elle.

A Paris, ces commissaires aux accaparements furent immédiatement nommés par les 48 sections[1]. Nous possédons la liste de ces 48 commissaires avec leurs adresses[2].

Il serait intéressant de savoir dans quelles classes sociales on les avait choisis et quelles opinions ils représentaient.

Mais cette recherche serait très longue et nous ne pouvons songer à l'entreprendre. Nous remarquerons simplement que l'un d'eux, Frédéric-Pierre Ducroquet, né à Amiens, était perruquier-coiffeur-parfumeur avant la Révolution. Nous voyons d'autre part, dans le rapport de l'observateur Berard du 29 septembre 1793, que le peuple se plaignait que dans la majeure partie des sections la cabale avait nommé des commissaires incapables de remplir leurs fonctions et sachant à peine écrire[3].

Toutes les villes mirent-elles le même empressement que Paris à nommer leurs commissaires aux accaparements ? Je vois qu'à Alençon, les sections avertirent la municipalité, le 18 septembre, qu'elles allaient enfin nommer leurs commissaires[4]. Mais j'ai recherché en vain sur les registres de la municipalité de Besançon trace d'une pareille nomination.

Il est probable que dans les campagnes, ces commissaires aux accaparements n'existèrent que sur le papier, s'ils existèrent jamais. Dans les communes rurales des environs de Paris, ils n'étaient pas encore nommés au début de novembre[5]. Il ne faudrait pas s'imaginer d'ailleurs que tous les commissaires nommés furent choisis parmi les terroristes. Celui de Courbevoie fut suspendu, le 5 frimaire an II, par le Comité de surveillance du département de Paris, comme suspect d'aristocratie, à la suite d'une enquête menée par un de ses membres Génois[6].

Les Commissaires aux accaparements dépendaient dans les villes des autorités sectionnaires et dans les campagnes des municipalités.

A Paris, ils sont en relations constantes avec les Comités révolutionnaires chargés de la police politique et notamment de l'arrestation des suspects. Les lois sur les subsistances furent de plus en plus dans le rayon d'action de ces Comités.

Les Commissaires aux accaparements n'étaient guère que leurs agents d'exécution, à tel point que dans certaines sections, on décida qu'ils assisteraient aux séances des Comités révolutionnaires avec voix consultative[7]. C'est le Comité révolutionnaire qui leur prête main-forte, qui délibère sur leurs rapports, qui prononce les pénalités administratives ou le renvoi des délinquants devant les tribunaux. C'est le Comité qui assure la police des marchés, l'exécution des taxes et des restrictions alimentaires, qui s'occupe des cartes de pain, de sucre, de viande, qui préside aux visites domiciliaires et aux recensements, comme aux confiscations.

Dans la capitale, au-dessus des comités révolutionnaires des sections plane un comité de police supérieur qui coordonne leur action ; c'est le Comité de surveillance du département de Paris composé, pour une bonne part, des membres du Comité insurrectionnel qui dirigea l'insurrection des 31 mai et 2 juin contre la Gironde. Ses procès-verbaux nous le montrent très préoccupé de l'exécution des lois sur le ravitaillement. Il communique fréquemment avec les commissaires aux accaparements et contrôle leur action. Il prononce parfois contre eux la peine de la suspension, comme il le fit à Courbevoie.

La loi oblige les dépositaires des denrées de première nécessité à en faire la déclaration à leur section sous peine d'être réputés accapareurs et punis comme tels, c'est-à-dire de la peine capitale. Les marchands sont en outre obligés de faire afficher à leur porte le tableau indiquant la nature, la quantité et le prix des marchandises qu'ils ont en magasin.

Les commissaires aux accaparements sont chargés de vérifier le contenu de ces déclarations et de ces tableaux. Ils ont le droit de faire des visites domiciliaires. Comme la loi s'exprime en termes vagues sur « ceux qui tiennent en dépôt » les denrées de première nécessité, le droit de visite peut être exercé chez les particuliers aussi bien que chez les commerçants. Le commissaire aux accaparements peut pénétrer partout, de jour et de nuit, comme le rat de cave de l'ancien régime. Pouvoir redoutable qui peut lui faire beaucoup d'ennemis !

Nommés au début pour faire exécuter la loi du 27 juillet contre les accapareurs, les commissaires furent bientôt chargés, par une extension normale de leurs pouvoirs, de l'application de toutes les autres lois sur les subsistances, notamment de la loi du maximum qui s'appliquait précisément à toutes les denrées déjà énumérées dans la loi de l'accaparement.

Essayons de faire voir ces commissaires à l'œuvre, à l'aide d'exemples concrets.

 

LE RHUM DE ROBERT.

Une affaire d'accaparement, qui fit grand bruit à l'époque, fut celle où fut impliqué un député très lié avec Danton, le député Robert.

Ce député, qui avait été journaliste et avait fait des dettes pour soutenir son journal, le Mercure national, avait eu l'idée, pour satisfaire ses créanciers qui le harcelaient, de se livrer à des spéculations commerciales. Il fit emmagasiner dans sa cave 8 pipes de rhum et il ne les déclara pas, pour cette raison que le rhum n'était pas expressément compris dans la nomenclature des denrées de première nécessité énumérées dans la loi du 27 juillet.

La maison de Robert était située sur la section de Marat, une des forteresses de l'hébertisme. Le commissaire aux accaparements de cette section, qui comprenait l'ancien district des Cordeliers, était le coiffeur-parfumeur Ducroquet, un bras droit d'Hébert. Ducroquet se présenta chez Robert pour visiter sa cave, le 2 septembre 1793[8]. Il constata que les pipes renfermaient du rhum et, comme l'eau-de-vie était nommément désignée dans la liste des denrées de première nécessité, il dressa procès-verbal et apposa les scellés sur la cave. Robert protesta. Il se rendit à la Commission des Six que la Convention avait nommée pour s'occuper spécialement de la législation sur l'accaparement. La Commission lui délivra, le 7 septembre, une consultation aux termes de laquelle on ne devait entendre par « eau-de-vie » que le vin brûlé. Le rhum ne pouvait être compris dans les denrées de première nécessité[9].

Ducroquet ne tint aucun compte de la consultation de la Commission des Six. Il maintint les scellés sur la cave du député. Alors Robert s'adressa à l'administration de police de la Ville qui était une section du bureau municipal. Le 16 septembre, les administrateurs de police Godard et Caillieux décidèrent à leur tour que le rhum ne pouvait pas être considéré comme une denrée de première nécessité, car il n'était qu'un « objet de goût et de caprice ». Ils ordonnèrent en conséquence la levée des scellés.

Ducroquet s'exécuta. Accompagné de deux membres du Comité révolutionnaire de sa section, Lohier et Genêt, il leva les scellés le 22 septembre. Mais, le jour même, la section se réunissait en assemblée générale. Ducroquet lui faisait un rapport sur les faits. La section protestait aussitôt contre l'ordre, déjà exécuté, des administrateurs de police de la Commune et elle décidait que les citoyens Henriquez et Tiphaine se rendraient immédiatement à la Commune pour lui déclarer que la section « regardait toute espèce de liqueur comme accaparement, lorsqu'elle est en quantité chez un citoyen non marchand ».

En conséquence, elle ordonnait la réapposition des scellés sur la cave de Robert. Ce qui fut fait sans tarder par les soins d'Henriquez et de Tiphaine, qui firent nommer un gardien des scellés, Nicolas Perrin, par l'assemblée générale de la section.

L'administration de police de la Commune, avisée de la délibération de la section, protesta que la réapposition des scellés était illégale, mais elle n'osa pas en ordonner de nouveau la mainlevée. Elle conseilla seulement à Ducroquet, Tiphaine et Henriquez de s'adresser â la Convention pour faire juger le conflit.

L'affaire revint, le 26 septembre, devant l'Assemblée générale de la section. Henriquez et Tiphaine firent leur rapport. Un citoyen non désigné déclara qu'on devait passer outre à toutes les chicanes, qu'il fallait appliquer la loi, confisquer l'eau-de-vie qui n'avait pas été déclarée et la mettre en vente au profit des pauvres[10]. Ce faisant, on se montrerait encore indulgent pour Robert, car l'absence de déclaration de sa part suffisait pour qu'on fût en droit de le traduire devant les tribunaux qui lui appliqueraient la peine capitale (article 8 de la loi).

Le gardien des scellés, Nicolas Perrin, observa qu'il n'avait pour tout logement que la porte cochère et la cour, la portière de la maison lui ayant refusé jusqu'à sa loge. Il invita la section à s'occuper sur-le-champ de la vente du rhum et il ajouta que « si on était venu plus tôt chez ledit citoyen Robert, on y eût trouvé beaucoup de chandelles, qu'il tenait le fait d'une citoyenne voisine qui lui avait fait cette déclaration de vive voix ».

L'Assemblée ne voulut pas en entendre davantage, Robert ne pouvait pas être considéré comme un particulier, mais comme un commerçant en faute, comme un accapareur. On ne discuta plus que sur le prix auquel le rhum serait vendu. Les uns proposaient 3 francs la pinte, les autres 40 sous. Ceux-ci eurent le dessus. Il fut arrêté que le rhum serait confisqué et qu'il serait vendu le lendemain, 27 septembre, à neuf heures du matin, au profit des pauvres de la section. « Et, afin qu'aucun citoyen ne puisse en avoir qu'une fois, il sera fait sur la carte de chacun une piqûre d'épingle, signe qui ne peut entrainer aucun inconvénient pour le citoyen porteur de la carte ; qu'il n'en sera délivré à chaque citoyen ou citoyenne munis d'une carte de la section que la quantité d'une pinte qu'il payerait 40 sous, prix fixé par la section, eu égard au temps où ledit citoyen Robert avait dû acheter ledit rhum. » La vente serait faite sous la direction de Ducroquet assisté de 4 commissaires qui furent nommés à la fin de la séance.

La chose s'exécuta. Le lendemain, 27 septembre, à neuf heures du matin, Ducroquet et ses aides se présentèrent chez Robert. Ils ne trouvèrent que la gouvernante de ses enfants et sa cuisinière. Robert et sa femme n'avaient pas couché à leur domicile, tellement ils étaient effrayés. La vente commença tranquillement et avec ordre. On prit note des acheteurs et de l'argent qu'ils versèrent. Mais, brusquement, vers une heure de l'après-midi, deux officiers de paix délégués par l'administration de police se présentèrent et ordonnèrent que la vente cessât sur-le-champ. L'administration de police avait été mise en mouvement par un ordre du Comité de Sûreté générale signé de Guffroy, autre ami de Danton. Ducroquet obtempéra à l'injonction des officiers de paix. Il réapposa les scellés sur la cave et interrompit la vente[11].

Comme on le pense bien, Robert n'était pas resté inactif. Dès la première heure il avait adressé une plainte à la Convention en dénaturant et en dramatisant les faits : « Des malveillants font piller ma maison en cet instant et je pense que la tranquillité publique est menacée dans Paris ! » 3 à 4.000 personnes, à l'en croire, étaient répandues dans l’escalier de sa maison et partout. Après avoir dénoncé ce qu'il appelait la violation de la loi et la rébellion aux autorités, il ajoutait : « Ma cuisinière a (sic) tombé dans un état affreux d'épilepsie, la gouvernante de mon enfant a perdu l'usage de ses sens et ma femme a pris une maladie dont elle se guérira peut-être alors que vous m'aurez rendu justice. » Robert n'avait pas le sens du ridicule, mais il s'entendait mieux à évoquer la solidarité parlementaire : « Collègues, s'il ne s'agis- sait ici que de ma propriété, je la sacrifierais avec résignation. J'ai prouvé souvent que les sacrifices ne me coûtaient rien pour le peuple ; mais je vois le dessein bien formé d'avilir la représentation nationale. Je vois surtout le dessein d'op- primer ceux qui ont voté la mort du tyran[12], qui ont siégé constamment à la Montagne, et c'est à vous de vous venger vous-mêmes en déjouant ces derniers efforts, soit de l'aristocratie, soit de la faction que nous avons si heureusement terrassée. »

La Convention, où siégeaient tant de bourgeois propriétaires, se laissa émouvoir par cet appel. Un membre non désigné proposa d'inviter le ministre de l'Intérieur à envoyer du secours à Robert. Mais Thuriot, un ami de Danton lui aussi, préféra que la Convention gardât l'affaire en main. Il proposa d'en saisir le Comité de Sûreté générale qui examinerait si la saisie était régulière. La motion fut votée et le Comité de Sûreté générale se hâta de mettre en mouvement l'administration de police.

Robert triomphait pour la seconde fois. S'il avait été prudent, il en serait resté là, mais il eut la malencontreuse inspiration de faire appel à l'opinion publique dans un placard à ses concitoyens qu'il afficha sur les murs. Il y prenait vivement à partie le président de la section de Marat, Roussillon, qui était juge au tribunal révolutionnaire et jouissait de la considération des Jacobins. Il attaquait avec violence le commissaire aux accaparements Ducroquet. Il se posait en victime « d'un ramas impur d'hommes vendus â l'infâme parti que la Convention a vomi de son sein », c'est-à-dire en victime des Girondins, assertion audacieuse quand on sait le rôle de Roussillon, de Ducroquet et de la section de Marat dans l'insurrection du 31 mai qui renversa la Gironde. Il répétait enfin qu'il était victime du plan formé d'avilir en lui la Convention nationale, accusation que les dantonistes lançaient journellement contre les hébertistes.

L'affiche ranima la querelle. La section de Marat se plaignit à la barre de la Convention, le 7 octobre, des calomnies de Robert. Elle demanda à l'Assemblée de briser les résistances qu'un de ses membres opposait à l'exécution de la loi. Comment Robert pouvait-il ignorer que le rhum était une eau-de-vie, « un aliment précieux pour nos vaisseaux et nos armées » ? Robert avait voulu ternir la réputation d'une section qui avait rendu à la Révolution les plus grands services dans toutes les circonstances critiques et qui s'était toujours montrée le ferme et inébranlable soutien de la Montagne, d'une section qui avait abrité Marat et qui renfermait son tombeau. cc Que Robert apprenne donc aujourd'hui de cette section qu'il a trop méconnue, lui qui, faible individu, croit voir en lui toute la Montagne, qu'il apprenne que c'est le prêtre que l'on poursuit en lui et non l'autel ! » Mais la Convention ferait justice ! Elle entendrait la voix du peuple qui allait partout répétant « Si Robert échappe à la loi, il n'en est plus pour les Sans-Culottes, si Robert n'est pas puni, c'en est fait de la liberté, puisqu'il est vrai qu'elle n'est que l'expression de la justice. »

La question était bien posée. Il s'agissait de savoir si les législateurs étaient au-dessus des lois.

Un membre désigné demanda le renvoi de la pétition au

Comité de Sûreté générale, c'est-à-dire l'enterrement de l'affaire. Mais Romme s'y opposa. « Nous n'avons pas besoin d'un Comité pour nous apprendre notre devoir. Je crois qu'il serait très inconvenant que la Convention ne prononçât pas de suite conformément aux principes. n Romme fut applaudi. Un autre membre non désigné, sans doute le même qui était déjà intervenu, rappela alors que la Commission des accaparements avait déjà émis l'avis que le rhum n'était pas compris dans la loi. Mais la section de Marat avait pu se tromper de bonne foi. Il fallait une loi nouvelle. La Convention décida que la pétition serait renvoyée aux deux Comités de Sûreté générale et des accaparements pour en faire rapport sur-le-champ.

Robert eut peur. Il écrivit aux deux membres du Comité de Salut public les plus favorables à l'hébertisme, à Collot d'Herbois et à Billaud-Varenne, qui avaient fait voter la loi du 27 juillet, pour solliciter leur appui. Il rappela à Billaud qu'il avait voulu faire inscrire dans la loi l'interdiction de toute espèce d'emmagasinement et que cette proposition avait été repoussée. Il adjura Billaud de venir à la séance. Mais ni Billaud ni Collot ne répondirent à son appel.

Après sept heures de discussion, les deux Comités de Sûreté générale et de l'accaparement ne purent se mettre d'accord. Le lendemain, 8 octobre, Osselin, un ami de Danton, demanda à la Convention en leur nom de trancher le différend « C'est à vous de prononcer ; mais n'oubliez pas qu'il s'agit de la mort, qu'il serait cruel d'appliquer cette peine pour la première fois sur un fait incertain, et si j'ose ici, cessant d'être rapporteur, énoncer mon opinion particulière, je vous proposerai de n'appliquer cette peine de mort qu'à la récidive et de décréter que, pour la première fois, l'accaparement ne sera puni que de la confiscation des objets accaparés. »

Un vif débat s'engagea. Thibault et Voulland déclarèrent qu'en votant la loi, ils n'avaient pas voulu y comprendre le rhum qui était une liqueur de luxe. Mais Raffron et Romme furent d'un avis différent. Raffron insista sur le fait que Robert n'avait pas fait de déclaration Il n'est pas d'accaparement quelconque qui puisse être toléré. » Romme s'indigna qu'on pût équivoquer dans un cas aussi simple. « Tout le monde sait que les mots étrangers de rhum et de rack ne signifient autre chose qu'eau-de-vie ; on peut donc, à l'aide de ces mots, éluder une loi salutaire pour le peuple ; autrement il suffirait pour y soustraire d'immenses accaparements d'eau-de-vie simple d'y mettre des fruits ou de lui donner quelque perfection. La loi ne parle point d'eau-de-vie de grains ; eh bien ! si quelqu'un en avait un dépôt secret, serait-il un accapareur ? Oui. Quoique cette eau-de-vie soit inférieure aux autres, pourquoi donc ne le serait-il pas, s'il en avait dans ce dépôt d'une qualité supérieure ? Robert était dans ce cas. Il connaissait la loi. Je demande que votre décision fasse honneur à votre sévérité législative. »

Les choses tournaient mal pour Robert. Heureusement pour lui, Joseph Lebon fit observer que « la loi qui n'est pas claire est comme si elle n'existait pas ». « Comme nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi antérieure à son délit, dit-il, je demande qu'on passe à l'ordre du jour sur le cas particulier qui nous occupe et qu'on renvoie à l'examen du Comité la question de savoir si le rhum doit être compris parmi les objets de première nécessité. » La Convention se rangea à cet avis. Le renvoi fut décrété. Robert était sauvé, quoique moralement condamné.

Mais, séance tenante, Osselin proposa, pour donner satisfaction à l'opinion publique, de supprimer la nomenclature des objets de première nécessité inscrite dans la loi du 27 juillet et de la remplacer par un article ainsi conçu « Sont réputés accapareurs ceux qui entassent dans leurs magasins les denrées, les marchandises ou tout autre objet de commerce sans les déclarer et les mettre en vente. » L'article s'appliquait exactement au cas de Robert ; mais, comme il ne pouvait avoir d'effet rétroactif, c'était une manière adroite de le mettre hors de cause, tout en tranquillisant pour l'avenir les sections parisiennes.

Une nouvelle discussion s'engagea. Plusieurs députés critiquèrent le vague de l'article proposé par Osselin ; Thuriot observa que si l'on comprenait dans la loi tous les objets de commerce, on frappait également sur les choses importantes et sur les frivoles : « Par exemple, il est des hommes qui aiment les tableaux ; ils en font des collections nombreuses sans vouloir les vendre ; rien de plus innocent. Seront-ils réputés accapareurs et frappés de mort ? Il est des hommes qui, pour cultiver la physique, sont obligés de réunir un grand nombre de machines, seront-ils réputés accapareurs et frappés de mort ? Il est des hommes qui, passionnés pour l'étude et nés pour éclairer le genre humain, ont de vastes bibliothèques, seront-ils réputés accapareurs de livres et frappés de mort ? Il était facile de répondre à Thuriot que la formalité d'une simple déclaration mettrait à l'abri les amateurs de tableaux et les savants. Mais l'Assemblée professait pour l'art et pour la science un respect profond et sincère. Elle fut émue de l'argument. Bentabole fit craindre que la suppression de la nomenclature ne prêtât à l'arbitraire. En vain Raffron insista pour qu'on votât le texte d'Osselin, l'Assemblée hésita et prononça un nouvel ajournement.

L'ajournement ne résolvait rien. La cave de Robert était toujours sous scellés. La section de Marat revint devant la Convention le 30 du premier mois (21 octobre 1793). La loi ne pouvait rester plus longtemps en échec. La section allait ordonner la vente de l'eau-de-vie de Robert. Aucune discussion ne s'engagea. La pétition fut renvoyée simplement au Comité de Sûreté générale. Quelques instants plus tard on donna lecture d'une lettre de Robert qui déclarait faire offrande à la section du rhum qu'il avait chez lui. Le produit de la vente serait employé à procurer des secours aux veuves et aux orphelins de guerre[13]. La lettre de Robert fut également renvoyée au Comité de Sûreté générale.

Il semble que la section de Marat aurait pu passer outre et interpréter le silence de la Convention comme une autorisation tacite. Elle patienta encore. Les 6 et 11 brumaire, son président qui était alors l'hébertiste Momoro écrivit encore pour hâter le rapport du Comité de Sûreté générale. Le rapport ne fut jamais fait.

Comme il fallait cependant que l'affaire eût une fin, Robert et la section la portèrent devant le Conseil général de la Commune. À la séance du 23 brumaire (13 novembre), les deux parties furent entendues contradictoirement. La section exposa que prenant acte de l'acquiescement de Robert, elle avait ordonné la vente de son rhum au profit des orphelins et des femmes des volontaires morts pour la patrie. Robert, tout en justifiant sa conduite, reconnaît qu'il avait « commis une erreur en inculpant Rousseau et Ducroquet »[14]. Après ces explications mutuelles, le Conseil passa à l'ordre du jour.

Quinze jours plus tard, sur une nouvelle demande de la section de Marat, la Commune arrêta, le 7 frimaire, que le rhum serait proposé au ministre de la Marine et que des experts en fixeraient le prix. Force restait à la loi et au bon sens.

 

VENTES FORCÉES ET VISITES DOMICILIAIRES.

L'affaire du rhum de Robert eut du retentissement parce qu'un député y était mêlé. Mais il y eut une foule d'autres affaires analogues, sources de graves conflits.

A Paris, où la disette se faisait sentir plus vivement que partout ailleurs et où la Sans-Culotterie puissamment organisée veillait à l'application de la loi, les Commissaires aux accaparements se montraient sévères et n'hésitaient pas au besoin à saisir des marchandises qui ne figuraient pas expressément dans la nomenclature des objets de première nécessité. Un marchand de la section du Nord, nommé Coquillon, porta plainte, le 16 septembre, contre le commissaire aux accaparements, Delormel, qui lui avait saisi son tabac, qui ne tombait pas cependant sous le coup de la loi[15]. Le commissaire aurait d'ailleurs agi irrégulièrement.

Il est probable que les ventes forcées furent nombreuses. Quand le maximum général fut établi, au début d'octobre, et que les boutiques furent vidées de leur contenu par des acheteurs pressés de profiter de la baisse légale des prix, on assista à une recrudescence de rigueur de la part des Comités révolutionnaires et de leurs agents. Beaucoup de marchands avaient fermé leurs boutiques en déclarant qu'ils n'avaient plus rien à vendre.

Sous la pression des clubs et des sections, la Commune ordonna, le 17 octobre, que des visites domiciliaires seraient faites chez tous les marchands et que ceux d'entre eux qui quitteraient leur commerce seraient réputés suspects.

A Besançon, le 25 du premier mois, la municipalité inter- dit également aux marchands de cesser leur commerce[16].

Dans certains cas, la réglementation se faisait plus minutieuse. Ainsi, le 26 pluviôse, la section des Piques, sur le rapport de son commissaire aux accaparements, décida que les marchands de vin qui ne voulaient plus vendre qu'à emporter, seraient tenus de continuer la vente au détail sur leur comptoir, car la suppression de la vente au comptoir ôterait la faculté aux Sans-Culottes de pouvoir prendre leur repas chez le marchand de vin, ce qui était un acte vexatoire contre cette respectable classe[17].

Comme ces mesures ne faisaient pas réapparaître les denrées qui étaient chez les particuliers, on se mit à réclamer des visites générales chez tous les citoyens, marchands ou non.

Le 5 du 2e mois, 26 octobre 1793, la section du Panthéon émit le vœu qu'il fût formé une commission centrale de 96 membres pris dans les 48 sections « à l'effet d'aviser à tous les moyens possibles d'approvisionner toutes les sections de cette ville, de toutes les denrées et marchandises indispensables à la vie[18] ». Le vœu s'exécuta. Il se forma un Comité central révolutionnaire des subsistances analogues à celui qui avait fonctionné dans le courant du mois d'août et qui avait causé de vives alarmes. Le 11 brumaire (1er novembre 1793), ce Comité donna avis au Comité de Sûreté générale de la Convention qu'il se proposait de faire le lendemain des visites domiciliaires dans toute l'étendue de la capitale. Les gouvernants s'émurent. Ils craignirent des troubles, un débordement d'émeute. Les deux Comités de Salut public et de Sûreté générale se réunirent, le jour même, et ils prirent un arrêté pour interdire les visites domiciliaires annoncées[19]. En même temps, le Conseil exécutif provisoire rappelait l'article premier du décret du 25 août 1793, faisant défense « à toutes commissions particulières relatives aux subsistances de la Ville de Paris autres que l'administration municipale de s'immiscer en aucune manière dans les opérations relatives à l'approvisionnement de Paris ». Il ne semble pas que le Comité central ait passé outre. Mais s'il n'y eut pas de perquisition générale, il y en eut beaucoup de particulières. Une gravure du temps[20] nous représente le commissaire aux accaparements dans l'exercice de ses fonctions. Dans un intérieur bourgeois, une femme pleure la tête entre ses mains au coin d'une chambre. Le commissaire aux accaparements campé au premier plan, une écharpe en sautoir, un gourdin à la main, dirige la perquisition. Un de ses aides, monté sur un escabeau, ouvre les placards et en sort un paquet avec satisfaction. Un autre Sans-Culotte prend note sur un registre, tandis qu'un troisième nonchalamment accoudé regarde la scène en riant. Combien de familles n'ont retenu de la Révolution que la visite du commissaire aux accaparements !

 

LES SANCTIONS ADMINISTRATIVES.

Les contraventions relevées étaient l'objet tantôt de sanctions administratives, tantôt de sanctions judiciaires. Les premières étaient appliquées à Paris par les Comités révolutionnaires. À ce point de vue, la lecture de leurs procès-verbaux est instructive.

Parcourons quelques pages du registre du Comité de la section de l'Observatoire. Nous lisons à la date du 27 du premier mois « Par devant nous, Commissaire du Comité révolutionnaire de la section de l'Observatoire, est comparu la citoyenne Magdelaine Durand, femme Marly, demeurant, rue Saint-Jacques n° 280, laquelle nous a représenté partie d'un demi-septier de vin qu'elle nous a dit avoir payé à raison de douze sols la pinte chez la citoyenne Leclère, rue du Faubourg-Saint-Jacques n° 283, marchand de vin et limonadier, et qu'elle nous a requis de goûter, la lecture faite de la déclaration, elle a dit icelle contenir vérité et a signé Femme Marly. »

« Sur quoy, nous commissaire ayant goûté ledit vin, avons reconnu qu'il était de la plus mauvaise qualité et n'avait pas même le goût du vin, et, voulant néanmoins nous assurer de la vérité du fait, nous avons envoyé acheter chez ledit Leclère un demi-septier de vin à douze sols par le citoyen Goulard, l'un de nos membres, et l'ayant goûté, nous l'avons reconnu pareil à celuy à nous présenté par la citoyenne Marly, et la citoyenne Leclère ayant reconnu ledit vin pour provenir de chez elle, nous avons ordonné que du tout il serait dressé le présent procès-verbal pour être copie expédiée au procureur de la Commune et que, par suite, une bouteille serait remplie dudit vin et cachetée en présence de la citoyenne Leclère pour servir à conviction et du tout dressé le présent procès-verbal les jours et an que dessus[21]... »

Le lendemain, le Comité décida de ne donner aucune suite à cette affaire « Le Comité, délibérant sur le délit commis par le citoyen Leclère, lequel a été surpris vendant au maximum du vin frelaté, arrête que, pour cette fois seulement, il sera vivement réprimandé, obligé de restituer la somme qu'il avait reçue de la citoyenne à laquelle il avait vendu ce vin et qu'enfin injonction lui sera faite de ne plus à l'avenir se permettre aucune fraude dans son commerce... »

Voici maintenant une affaire de fraude non plus sur la qualité, mais sur le poids de la marchandise.

« Le 26 brumaire, est comparu au Comité la citoyenne Chirau, boulangère, rue des Lyonnais, pour s'expliquer sur 3 pains apportés au comité, ne portant que 4 livres et demi au lieu de 5 livres. Après avoir été entendue, le Comité arrête que la citoyenne boulangère versera l'argent des 3 pains dans la caisse des pauvres et que, s'il lui arrive dorénavant, le boulanger sera mis en état d'arrestation, ce que le Comité aurait fait à l'instant s'il n'eût pris en considération que le pain était fort cuit et que son mari s'était endormi en fabricant son pain. »

 

LA RÉPRESSION DES FRAUDES.

Les fraudes sur la qualité des denrées alimentaires, notamment sur les boissons, devinrent si fréquentes après l'institution du maximum général, qu'on dut organiser à Paris un service spécial de la répression des fraudes.

De nombreuses sections avaient mis les scellés sur les caves des marchands de vin. Dès le 11 brumaire (1er novembre 1793), la section de l'Unité déposait à la Commune des procès-verbaux dressés par les chimistes qu'elle avait chargés d'examiner les vins frelatés. La Commune en prononça le renvoi à l'administration de police le 21 brumaire. Puis, le 4 frimaire (24 novembre), elle décida que les vins suspects seraient examinés par 4 commissaires-dégustateurs qui en feraient l'analyse. Il semble que dans la suite, ces commissaires-dégustateurs furent placés sous les ordres directs du Comité de surveillance du département de Paris. Nous lisons, en effet, dans les procès-verbaux de ce Comité qu'il s'adressa, le 24 pluviôse, à l'apothicaire major de l'Hôtel-Dieu, Dubuisson, pour l'inviter à lui désigner un chimiste compétent[22]. Sur les instructions de Dubuisson, le pharmacien Cartier fut nommé et il procéda journellement à de nombreuses analyses qui se terminèrent par des rapports suivis de procès-verbaux et de poursuites devant le tribunal de police correctionnelle[23]. Très souvent les vins analysés ne renfermaient que du poiré et du cidre simplement colorés à l'aide d'une teinture.

Indépendamment de ce service central, il existait d'autres commissaires-dégustateurs institués par les sections. Ainsi, le 13 frimaire, sur la proposition du citoyen Marotte, commissaire de police, la section des Piques avait nommé pour dégustateur de vins le citoyen Reis, chirurgien, rue Caumartin. La nomination fut ratifiée par l'assemblée générale de la section[24].

Certaines sections comme celle de l'Unité auraient désiré l'institution de commissaires-vérificateurs de la qualité de toutes les denrées alimentaires. Elle s'en expliquait dans une pétition qu'elle présenta à la Convention le 30 brumaire (20 novembre) « N'est-il pas douloureux, par exemple, disait-elle, d'acheter du poiré pour du vin, de l'huile d'œillette et de colza pour de l'huile d'olive, de la cendre ou du bois pour du poivre, de l'amidon pour du sucre ? »

L'exemple de la capitale fut suivi en province. À Dunkerque, le 1er brumaire, la municipalité institua des experts pour l'inspection des denrées[25]. Le 9 prairial an II, le district de Bergues prescrivit aux municipalités de faire analyser les boissons par des gens compétents.

 

LA RÉPRESSION JUDICIAIRE ET LA RÉFORME DE LA LOI.

La répression administrative aboutissait à la répression judiciaire. En principe, les crimes d'accaparement relevaient des tribunaux criminels qui jugeaient sans appel (article 13 de la loi du 27 juillet 1793). Mais, comme la seule peine édictée était la mort, les juges hésitaient à condamner. De très bonne heure, leur indulgence provoqua les plaintes fort vives des sections et des clubs.

Vers le milieu de septembre, le tribunal du 4e arrondissement de Paris avait acquitté un commerçant accusé d'accaparement, un certain Banel, qui n'avait déclaré que 15 pièces de vin quand on en avait trouvé 35 dans sa cave. Les administrateurs de police prirent prétexte de cet acquittement pour présenter à la Convention une pétition dans laquelle ils réclamaient la réforme de la loi. Ils demandaient que les accapareurs fussent dorénavant jugés par un jury spécial d'où seraient exclus les commerçants et qui jugerait dans les mêmes formes que le tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire à la majorité absolue. Les membres du jury, avant d'entrer en fonctions, passeraient au scrutin épuratoire de leur section. Leur pétition fut renvoyée à la Commission des subsistances. Ce ne fut pas la première ni la dernière que reçut la Convention.

La loi avait été votée rapidement dans la crise de l'été de 1793 pour calmer les troubles suscités par les Enragés. Sa rédaction hâtive prêtait à l'équivoque.

Dès le 20 août, le Comité de surveillance du département de Paris, qui avait la haute main sur les commissaires aux accaparements, chargeait l'un de ses membres, Delespine, d'étudier la réforme de la loi. Celui-ci signalait, trois jours plus tard, au Comité de législation les difficultés qu'éprouvaient les Commissaires aux accaparements à appliquer l'article 10 qui visait l'obligation de la déclaration et de l'affiche. La veille, le 22 août, une députation de Jacobins, conduite par ce même Royer dont l'action avait été si considérable au moment de la crise du 10 août comme orateur des délégués des assemblées primaires, signalait à la Convention que l'article 5 de la loi était mal rédigé et il proposait de le modifier de telle sorte qu'il fût « défendu à tout particulier d'avoir chez lui des denrées de première nécessité pour plus de trois mois ». Royen demandait-- aussi- qu'il fût donné aux commissaires aux accaparements un insigne distinctif de leurs fonctions. Le rapporteur de la Commission de l'accaparement, Osselin, fit un premier rapport sur ces pétitions le 19 septembre.

Il reconnut que la loi était mal faite. « Des citoyens gémissent de se voir traiter comme accapareurs, tandis qu'ils ne font qu'un commerce licite ; les autorités constituées ne peuvent trouver dans la loi les moyens de la faire exécuter ; les commissaires qui en sont chargés ne savent pas même à qui ils doivent remettre leurs procès-verbaux ; tous se plaignent des dispositions trop vagues d'une loi qui, exécutée à la lettre, pourrait conduire à l'échafaud le plus honnête citoyen et qui, réduite à l'inaction, faute de moyens, laisse le peuple à tous les maux de l'accaparement. » Il ajoutait que l'affiche exigée à la porte des commerçants était une formalité gênante et peu efficace, car sa légende infinie ne pouvait jamais être exacte, attendu le débit continuel et les variations qu'il occasionne ». Une autre disposition, plus vexatoire encore, était celle qui ordonnait la vente forcée des marchandises après un préavis de trois jours : Si cet article pouvait s'exécuter, qui oserait désormais tenir en magasin des marchandises nécessaires pour aviver le commerce de détail... comment les villes et surtout Paris seraient-elles approvisionnées si l'on forçait à vendre dans trois jours toutes les marchandises qui y sont emmagasinées ? » Osselin voulait donc qu'on déchargeât les détaillants de l'obligation de déclarer la quantité de leurs marchandises. Ils ne seraient plus astreints qu'à la déclaration des qualités et des prix. Les contraventions ne seraient plus punies de la peine capitale qu'en cas de récidive. Les fausses déclarations seraient réprimées par 16 ans de fers. Il n'y aurait plus de vente forcée pour le commerce de détail. Les refus de vente par les -marchands en gros seraient constatés par les municipalités. Il serait interdit aux détaillants de quitter leur commerce. Les municipalités prononceraient sur la validité des saisies. Enfin, un jury spécial serait constitué auprès des tribunaux criminels pour juger toutes les affaires d'accaparement.

L'Assemblée ne se pressa pas de voter la réforme réclamée par Osselin. Son projet ne vint en discussion que le 2 octobre. On décida ce jour-là de supprimer la nomenclature des denrées de première nécessité et on la remplaça, sur la proposition de Cambon, par un article ainsi conçu « L'accaparement de toutes les denrées, marchandises et de tous les objets de commerce sans exception est un crime capital. » Cette rédaction, beaucoup plus large que celle qu'Osselin avait proposée, bouleversait son projet. Il demanda lui-même que la discussion en fût interrompue. Mais on vota, sur la motion de Gossuin, que tous les comestibles sans exception seraient dorénavant compris dans la loi du maximum.

Le projet revint devant la Convention le 8 octobre, le jour même où l'Assemblée devait se prononcer sur la question de savoir si le rhum de Robert était une eau-de-vie. Nous avons vu que l'intervention de Thuriot fit rejeter comme trop vague la nouvelle définition de l'accaparement proposée par Osselin. Comme la toile de Pénélope, le projet était encore une fois à refaire.

Les commissaires aux accaparements s'impatientaient Le jour même où ce vote avait été rendu, ils avaient écrit à la Convention pour lui recommander le vote du texte d'Osselin. Ils se plaignaient d'être entravés dans leur marche par l'imprécision des articles de la loi du 27 juillet. Le ministre de l'Intérieur Paré appuyait leurs plaintes[26]. Ii précisait que dans plusieurs sections, la confiscation des marchandises saisies était prononcée sans appel et immédiatement effectuée « nonobstant toute réclamation des parties intéressées », tandis que dans d'autres sections on sursoyait aux ventes jusqu'à la décision des tribunaux. La municipalité et le département de Paris préféraient cette marche. Ils avaient pris des arrêtés pour interdire les ventes en cas de réclamations, mais certaines sections n'en avaient pas tenu compte. Le ministre se déclarait partisan de sursis en cas de conflit porté devant les tribunaux, mais il insistait pour que la Convention déterminât d'une façon nette les diverses attributions des corps administratifs et celles des corps judiciaires en matière de confiscation. Cette discrimination n'était pas faite dans la loi.

Osselin revint devant la Convention, le 16 octobre, avec un nouveau texte qui rétablissait la nomenclature des objets de première nécessité. Après que Thuriot y eut fait ajouter les soieries ouvrées et non ouvrées et Lecointe les limes et autres outils, la nomenclature nouvelle fut adoptée. On adopta encore l'article définissant les accapareurs où furent compris, outre les marchands qui refuseraient de mettre en vente leurs marchandises, les simples particuliers qui conserveraient un approvisionnement supérieur à celui qui leur était nécessaire. Mais la discussion fut une fois encore interrompue.

Les sections ne comprenaient rien à ces lenteurs. Le 23 octobre, les délégués de 43 d'entre elles reparurent à la barre pour présenter une pétition rédigée par celle de l'Observatoire. Elles se plaignaient de nouveau que les accapareurs commençaient é. revenir de leur effrois cc Ils voient que l'instrument de mort reste suspendu en l'air au lieu de tomber sur leurs têtes ; ils savent que l'institution si salutaire du jugement par jurés remet presque toujours leur sort entre les mains de leurs amis, enrichis comme eux de la substance du pauvre et qui craindraient de donner contre eux-mêmes un mauvais exemple. » Ils réclamaient à nouveau « l'institution d'un juré spécial choisi hors de la classe des négociants, des banquiers, des agioteurs et même des riches et qu'on y opine à haute voix comme on fait pour les contre-révolutionnaires ». La pétition fut renvoyée au Comité de Législation.

Sans se lasser, les Commissaires aux accaparements réitèrent leurs doléances le 5 brumaire (26 octobre). Ils veulent que la loi fixe d'une façon précise la quantité de denrées que les particuliers pourront conserver pour leur consommation. Nouveau renvoi.

Le Jacobin Vivier, directeur du jury d'accusation près le tribunal du 3e arrondissement, joint sa voix à celle des Commissaires aux accaparements. Il remontre dans un long mémoire[27], très précis, qu'en confiant, par sa loi du 30 septembre 1793, â des jurés choisis parmi les citoyens ayant les connaissances relatives au genre du délit[28], la Convention a rendu à peu près impossible la répression judiciaire de l'accaparement. « Ainsi, dit-il, les accapareurs de subsistances ne peuvent être jugés, d'après la loi du 30 septembre dernier, que par des marchands de subsistances, leurs dignes con- frères et émules. » Puisque l'accaparement était un crime révolutionnaire, il ne pouvait être jugé que par des jurés vraiment révolutionnaires. Vivier voulait qu'on imposât aux marchands, au moment de la déclaration de leurs marchandises, de dire immédiatement s'ils voulaient ou non les mettre en vente. Il signalait encore que certains marchands laissaient une partie de leurs denrées en dépôt aux messageries, afin de les dérober aux déclarations et vérifications.

Vivier revint en vain à la charge le 22 brumaire (12 novembre). La Convention fit la sourde oreille. Jamais le jury spécial, le jury révolutionnaire composé uniquement de Sans-Culottes, ne fut institué.

Le rapporteur de la nouvelle loi sur le chantier, Osselin, fut arrêté et décrété d'accusation le 19 brumaire, pour la protection qu'il accordait à la marquise de Charry, femme d'émigré devenue sa maîtresse. Le nouveau rapporteur, Oudot, ne fut nommé qu'après plusieurs mois et il ne fit son rapport qu'au début de ventôse.

Pendant huit mois, la répression de l'accaparement dut se faire avec la loi du 27 juillet, c'est-à-dire avec un instrument défectueux. Les quelques modifications de détail qui lui furent apportées par le décret du 27 brumaire rendu sur le rapport. De Monnet, au nom du Comité des finances, ne touchaient pas à ses insuffisances ni à ses lacunes. Elles se bornaient à stipuler que dorénavant le produit des confiscations ne serait plus partagé entre les pauvres et l'État, mais appartiendrait en totalité aux communes et que les commissaires aux accaparements seraient désormais payés sur le montant des confiscations ou, à défaut, au moyen de sous additionnels aux contributions.

 

L'AFFAIRE GAUDON.

Si l'on songe que les commissaires aux accaparements avaient appuyé de toutes leurs forces le vote du projet d'Osselin, qui était une atténuation de la loi du 27 juillet, puisqu'il substituait à l'unique pénalité de la mort une échelle de peines graduées, si l'on constate que l'opposition qui fit ajourner ce projet est venue tout entière du parti dantoniste, on se demandera si l'ajournement de la réforme de la loi n'a pas été une manœuvre politique, si les dantonistes, qui s'appuyaient sur les classes commerçantes, n'ont pas fait le calcul qu'une loi défectueuse augmenterait l'impopularité de leurs adversaires, les hébertistes. C'étaient ceux-ci qui avaient réclamé les lois révolutionnaires sur les subsistances qu'ils avaient trouvées dans l'héritage des Enragés. C'étaient les hébertistes qui étaient chargés à Paris de l'application de cette législation. Si la loi ne donnait en leurs mains que des résultats stériles ou désastreux, les dantonistes auraient beau jeu pour rejeter sur leurs adversaires la responsabilité de l'échec.

Il est significatif que Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, qui avaient été les auteurs de la loi du 27 juillet, aient refusé de venir au secours de Robert qui les avait appelés à son aide, significatif que Billaud-Varenne ait fait chorus aux plaintes des Commissaires aux accaparements dans son grand discours du 28 brumaire sur l'établissement du gouvernement révolutionnaire Les décrets sur les accaparements, dit-il, tombent insensiblement en désuétude, parce qu'ils frappent sur l'avidité des riches marchands dont la plupart sont aussi administrateurs » ; plus significatif encore que les dantonistes aient saisi l'occasion d'un jugement trop sévère rendu contre un marchand pour faire suspendre en fait et en droit la partie criminelle de la loi.

Un riche marchand de vin en gros de la section de l'Arsenal, Pierre Gaudon, n'avait pas fait afficher sur sa porte les quantités, qualités et prix de ses vins, comme il y était obligé d'après l'article 10 de la loi. Mais il avait fait la déclaration prévue par l'article 4 et il était absent de son domicile quand les commissaires s'étaient présentés pour vérifier sa déclaration. Le défaut d'affiche ne provenait que d'une négligence de son fils. Verbalisé et traduit au tribunal criminel du département de Paris, Pierre Gaudon avait été condamné à la peine de mort, parce que c'était la seule pénalité que les juges eussent à leur disposition.

Aussitôt le ministre de la Justice Gohier soumit à la Convention un mémoire du gendre du condamné pour demander qu'il fût sursis à l'exécution. Le dantoniste Bourdon (de l'Oise), violent ennemi des hébertistes, appuya la demande de sursis, car le père ne pouvait être puni pour la négligence du fils. « Citoyens, sauvez un innocent, rendez un père à sa famille ! » La proposition fut adoptée à l'unanimité et donna lieu à une scène attendrissante. Danton lui-même y prit part : « On s'honore, dit-il, quand on sauve un innocent, je vole signifier moi-même le décret que la Convention vient de rendre. » Plusieurs autres députés accompagnèrent Danton dans cette sortie théâtrale et allèrent signifier aux juges le sursis du condamné.

Séance tenante, l'Assemblée décréta « que l'application de la peine de mort prononcée par la loi sur les accaparements serait suspendue jusqu'à ce qu'il ait été fait un rapport par la Commission qui en a été chargée pour déterminer d'une manière claire et précise les cas où la peine doit être prononcée... » Six jours plus tard, le 8 nivôse, la Convention annulait définitivement le jugement qui condamnait Gaudon et ordonnait sa mise en liberté, sur le rapport d'Oudot.

Bien que le vote de la Convention sauvant Gaudon ait été unanime, bien que Collot d'Herbois ait participé à la rédaction du décret suspendant la peine de mort contre les accapareurs, il ne semble pas douteux que les Dantonistes aient cherché à tirer parti de l'incident Ils s'étaient acquis la reconnaissance de toute la classe commerçante. Ils avaient frappé à l'endroit sensible la loi sur l'accaparement qui était maintenant dépourvue de pénalité. Vers le même temps, ils essayaient de sauver le notaire contre-révolutionnaire Chaudot, en faveur duquel ils parvinrent à obtenir d'abord un sursis, mais Chaudot fut quand même exécuté. On comprend que Robespierre les ait accusés de chercher à rallier à leur parti « les riches et l'aristocratie »[29].

 

LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.

Cet exposé de la répression de l'accaparement serait trop incomplet, si nous n'ajoutions que la loi des suspects fut dans bien des cas une arme terrible contre les commerçants et les fournisseurs en défaut.

Depuis le 29 septembre 1793, le tribunal révolutionnaire devint compétent pour toutes les affaires de fraudes et de profits illicites. J'ai étudié dans les Annales historiques de la Révolution française quelques affaires de ce genre[30]. Le tribunal révolutionnaire fit en ce temps-là l'office de nos conseils de guerre.

Il arriva plus d'une fois que des commerçants qui n'avaient pas passé de marché avec la République, furent pourtant traduits devant le tribunal révolutionnaire quand il résultait des faits de la cause une intention contre-révolutionnaire. Ainsi, le 5 nivôse, le boulanger Nicolas Gomot, âgé de 41 ans, demeurant à Paris rue Saint-Jacques, fut condamné à mort comme ci convaincu d'avoir accaparé du pain pour son usage ; d'avoir, au mépris de la loi, fait et fourni du pain de qualité inférieure, et d'avoir tenu des propos tendant à provoquer la dissolution de la république ». Les griefs économiques furent joints dans ce curieux jugement aux griefs politiques.

Citons encore la condamnation à mort du marchand de bœufs Jean Musquet, « convaincu d'être auteur ou complice des conspirations et manœuvres qui ont existé tendant â faire exciter des troubles dans Paris relativement aux subsistances, à y occasionner la disette et la guerre civile, en achetant et vendant à cet effet à un prix excessif les bestiaux destinés à l'approvisionnement de cette commune, en retardant ou empêchant l'arrivage des subsistances ».

 

SAINT-JUST ET LEBAS.

Certains représentants en mission ne se bornèrent pas à faire exécuter les taxes et à réprimer la spéculation au moyen des armes que leur fournissait la législation. Ils prirent des arrêtés qui étaient des lois nouvelles. Ainsi Saint-Just et Lebas dans leur célèbre mission d'Alsace. Ils prirent à Saverne, le 3 nivôse, l'arrêté suivant « Il est ordonné au tribunal criminel du département du Bas-Rhin de faire raser la maison de quiconque sera convaincu d'agiotage ou d'avoir vendu à un prix au-dessus du maximum. Le présent arrêté sera sans délai publié et affiché dans toute l'étendue du département du Bas-Rhin. »

Je ne serais pas surpris que Saint-Just et Lebas aient eu des émules, mais l'histoire de la loi de l'accaparement dans toute la France exigerait des recherches étendues que je ne puis songer à entreprendre. Comme je le disais au début, j'ai voulu seulement poser des jalons pour des recherches futures.

 

LA LÉGISLATION ET LES PARTIS.

Il résulte des constatations que nous avons faites qu'un sérieux effort fut tenté à Paris pour exécuter la loi sur l'accaparement, si défectueuse qu'elle fût dans son texte. Les Commissaires aux accaparements, les Commissaires-dégustateurs, sous la direction des Comités révolutionnaires, fournirent un travail considérable. Les répressions administratives paraissent avoir été plus efficaces que les répressions judiciaires, celles-ci étant rendues impossibles par la sévérité outrée de l'unique peine à appliquer qui était la mort. Mais, quand cette peine fut suspendue après l'affaire Gaudon, le tribunal révolutionnaire évoqua à lui des affaires qui étaient de la compétence normale des tribunaux criminels.

Il résulte aussi de notre exposé que l'application des lois révolutionnaires fut gênée par la sourde opposition qu'elles rencontraient dans une bonne partie de la Convention. La Plaine, aidée des dantonistes, les paralysa dans une large mesure, en ne mettant aucun empressement à les améliorer. Sur le terrain économique les luttes des parties ne cessèrent pas plus que sur les autres terrains. Il faut en tenir compte toutes les fois qu'on veut juger équitablement la législation terroriste, législation imposée et non consentie, législation qui se heurtait au terrible obstacle de l'égoïsme individuel, législation qui était la traduction d'une bataille de classes, en un temps où la lutte des classes ne s'avouait pas.

 

 

 



[1] Dans la section de l'Unité, la loi fut proclamée le 9 août par les soins du Comité révolutionnaire.

[2] Bibliothèque nationale, Lib-41, 4779.

[3] P. CARON, Paris pendant la Terreur, I, p. 227.

[4] MOURLOT, Documents d'ordre économique sur le district d'Alençon, I, p. 179.

[5] À cette date le Comité de surveillance du département de Paris adressa aux communes de ce département une circulaire pour les inviter à nommer promptement leurs commissaires aux accaparements (TUETEY, Répertoire, t. X, n° 733).

[6] TUETEY, t. X, 997.

[7] La section de l'Observatoire prit, le 20 septembre 1793, une délibération à cet effet (Archives nationales F-7 2514).

[8][8] Cette date est donnée par Robert lui-même dans sa lettre du 27 septembre adressée à la Convention (Archives parlementaires, t. 76, p. 220).

[9] Voir cette consultation aux Archives parlementaires, t. 76, p. 218. Elle est signée de Garnier, V. \renard, Joseph Lebon et Osselin.

[10] L'article 12 de la loi du 27 juillet stipulait que le produit des denrées confisquées serait partagé par moitié entre l'État et les citoyens indigents de la Commune où serait prononcée la confiscation.

[11] Voir aux Archives parlementaires, t. 76, p. 219, le procès-verbal des commissaires de la section de Marat. Par une faute d'impression ou de rédaction, le procès-verbal qui porte en tête et en lettres la date correcte du 27 septembre est daté à la fin et en chiffres du 29 septembre. Cette fausse date a trompé M. Aulard qui lit vite les textes et M. Aulard a cru que la vente avait duré deux jours et demi (Aulard, Études et leçons, 6e série).

[12] Robert ne se souvenait plus qu'il avait conseillé aux Jacobins, le 23 décembre 1792, de surseoir au procès du roi.

[13] D'après l'Auditeur national. Cette lettre est restée inconnue à M. Aulard.

[14] D'après le Journal de la Montagne.

[15] Archives parlementaires, t. 74, p. 288. Voir dans TUETEY, Répertoire, t. IX, n° 1171, une délibération du Comité du surveillance du département de Paris qui félicite le Commissaire aux accaparements de la Commune de Vaugirard d'avoir fait saisir un dépôt de 8 à 900 voies de charbon et 6 balles de soude.

[16] Registre des délibérations municipales.

[17] Archives nationales, F-7, 4778.

[18] Sur ces faits, voir dans Aulard, Actes du Comité de Salut public, t. VIII, les séances du Conseil exécutif et du Comité en date du 11 brumaire.

[19] L'arrêté signé de Robespierre, Carnot, Billaud-Varenne et Barère, est de la main de Robespierre.

[20] Reproduite dans les planches annexes de la réimpression du Moniteur (t. XIX).

[21] Archives nationales, F-7 2514.

[22] TUETEY, Répertoire, t. XI, n° 1001.

[23] TUETEY, Répertoire, t. X, n° 1613, 1801, 1807, 1819, 1830, 1836.

[24] Archives nationales, F-7 4778.

[25] D'après M. Georges Lefebvre, dans le Bulletin de l'histoire économique de la Révolution, 1913, p. 431.

[26] Sa lettre, datée du 7 octobre, est publiée dans le compte rendu de la séance du 13 octobre aux Archives parlementaires.

[27] Publié en annexe à la séance du 13 brumaire aux Archives parlementaires.

[28] La loi du 30 septembre avait remis la connaissance des délits relatifs aux subsistances à des jurés spéciaux formés de la manière prescrite au titre XII de la 2e partie de la loi du 29 septembre 1791. Peut-être y eut-il là une manœuvre pour paralyser la loi sur l'accaparement ?

[29] Voir mon édition des notes de Robespierre contre les dantonistes dans mon ouvrage Robespierre terroriste, p. 91.

[30] Voir mes articles : Un fournisseur : Choiseau ; Comment le tribunal révolutionnaire traitait les mercantis, dans les Annales historiques de la Révolution française de septembre-octobre et de novembre-décembre 1924. Voir aussi la liste des condamnés pour ces délits que nous avons publiée dans les Annales révolutionnaires de juillet-septembre, 1917, pp. 548-550.