La
lutte contre la famine ne comportait pas, seulement des mesures pour
intensifier la production telles que l'obligation de la culture des terres
abandonnées, le dessèchement des étangs, la distribution des semences, ou des
mesures destinées assurer la répartition des denrées au mieux de l'intérêt
général, telles que les réquisitions et la répression de l'accaparement :
elle s'accompagna rapidement d'un système de restrictions réglementées, moins
sévère et mois ordonné peut-être, mais analogue cependant dans l'ensemble à
celui que nous avons dû instituer peu à peu au cours de la guerre. LE PAIN DE L'ÉGALITÉ. De
bonne heure, dans certaines villes, on avait par mesure d'économie défendu de
faire du pain de luxe. Toutes les farines étaient mélangées et les boulangers
ne cuisaient plus qu'un pain unique : le pain de l'Égalité. La
Convention généralisa ces mesures provisoires et locales par son décret du 25
brumaire, qui ordonna que la mouture serait uniforme dans toute la France.
Aucun meunier ne pourrait extraire plus de 15 livres de son par quintal de
toute espèce de grains. Le même jour, il fut décidé que le pain de munition
destiné aux troupes comprendrait un quart de seigle et d'orge. A
Paris, on n'avait pas attendu la loi pour en mettre en vigueur le contenu.
Dès le 11 brumaire, le comité révolutionnaire de la section de l'Observatoire
avait arrêté que les scellés seraient apposés sur les bluteaux des
boulangers, afin de les mettre dans l'impossibilité de tamiser la farine qui
leur était distribuée et de continuer en cachette la fabrication des pains
mollets[1]. Les
représentants en mission tinrent la main à l'exécution de la loi dans les
grands centres. À Bordeaux, Ysabeau et Tallien, œ informés qu'il se fabrique
à Bordeaux plusieurs espèces de pain, ce qui est contraire à l'esprit de
l'Égalité qui doit régner entre tous les citoyens, considérant que, dans les
moments de disette surtout, il ne faut pas que le pauvre ait devant les yeux
le spectacle du riche égoïste mangeant da pain blanc, pendant que lui est
réduit à en avoir d'une bien moindre qualité... », arrêtèrent, le 23
frimaire, qu'il ne pourrait être fabriqué dans la commune « qu'une seule
espèce de pain, en tout conforme à l'essai de celui qui a été présenté par le
Comité des subsistances », sous peine, pour les boulangers contrevenants,
d'être traduits devant la commission militaire comme mauvais citoyens. Les
représentants ajoutaient, pour donner l'exemple, qu'il ne serait servi sur
leur table et sur celle de tous les fonctionnaires publics que le pain
civique et obligatoire. Collot
d'Herbois et Fouché avaient établi à Lyon le pain de l'Égalité dès le mois de
brumaire, et Chaumette cita leur arrêté en exemple le 3 frimaire. La Commune
de Paris se l'appropria. Il faut
croire cependant qu'en dépit du zèle des représentants et des comités
révolutionnaires les fraudes persistèrent, car le Comité de Salut public dut
prendre, le 23 pluviôse (11 février 1794), sur le rapport de la commission des subsistances,
un arrêté sévère qui interdisait à tout meunier, boulanger, pâtissier ou
autre citoyen, de conserver chez lui des bluteaux défendus, autorisait les
autorités municipales à procéder à leur recherche par des visites
domiciliaires, ordonnait enfin de ranger les contrevenants dans la catégorie
des suspects et de les mettre en arrestation jusqu'à la paix. Il ne
suffisait pas d'interdire le pain de luxe. Dans plus d'une ville, on interdit
aussi la pâtisserie. Ainsi dans l'Oise, à Noyon, à Trie-Château, à Beauvais[2]. Il est vrai que dans la
pratique on se borna souvent à des arrêtés qui furent d'une exécution
difficile. À Beauvais, la résistance des pâtissiers fut tenace. À
Trie-Château, la municipalité fit défense à un marchand de brioches de
continuer son commerce, « attendu qu'il prive les citoyens de la commune des
œufs et du beurre par la trop grande consommation qu'il fait ». À Besançon,
l'arrêté du 23 pluviôse fut interprété comme entraînant la suppression
absolue de la pâtisserie. Ailleurs, comme à Alençon, on s'ingéniait à
fabriquer du pain en mêlant à la farine de la fécule de pommes de terre. Le
deuxième jour du second mois, le boulanger alençonnais Gautier fut félicité
par la municipalité pour avoir fabriqué un pain de pommes de terre. On
l'invita à faire connaître immédiatement son procédé à soixante citoyens[3]. Dans
beaucoup d'endroits, on réglementa sévèrement le commerce de l'amidon et de
la bière pour restreindre la quantité de blé et d'orge employée à cette
fabrication. Mais il n'y eut pas, semble-t-il, à cet égard de mesure
d'ensemble étendue à toute la France. LA CARTE DE PAIN. Malgré
tout, l'approvisionnement restait difficile. Les boulangers avaient leurs
préférences. Il fallait les empêcher de distribuer à certains clients plus de
pain qu'à d'autres. C'est ainsi que naquit l'idée de la carte de pain dans la
section parisienne du Gros-Caillou, au début du mois d'août 1793. « Et là,
dit la Feuille du Salut public (n° du 9 août), chaque citoyen déclare au
Comité son nom, sa demeure, le nombre des bouches qu'il a à nourrir ; ces
déclarations sont portées sur une carte qui lui est remise, et moyennant
laquelle le boulanger de son arrondissement lui délivre sans peine la
quantité de pain dont il a besoin. Cette carte porte son signalement. » Le
journal proposait en exemple les mesures sages » édictées par la section du
Gros-Caillou. Avec la carte, plus de queues aux portes des boulangers, plus
de déploiement de police, plus de mécontents. Avec la carte, le rationnement
est parfait. L'égalité devient chose réelle et facile. Avec la carte, les
autorités connaissent exactement les besoins de leurs administrés. Elles
peuvent répartir les farines dans une proportion égale à la consommation,
exercer sur les boulangers un contrôle permanent. Aussi s'explique-t-on que
la carte de pain se soit généralisée très vite. La
section de la Croix-Rouge (quartier Saint-Thomas-d'Aquin) imita celle du Gros-Caillou,
mais en restant originale « Il sera délivré à chaque famille, dit son arrêté,
une feuille timbrée de la section, signée du capitaine de l'arrondissement et
du représentant de chaque famille. Chaque capitaine (sic) recevra la déclaration du
nombre de pains que chaque ménage de sa compagnie peut consommer par jour.
Les jours du mois seront marqués sur cette feuille, ainsi que le nombre des
pains à délivrer chaque jour, et le boulanger délivrant rayera sur la feuille
de délivrance. » Alors qu'au Gros-Caillou c'était le comité civil de la
section, analogue aux bureaux de nos mairies, qui délivrait la carte, à la
Croix-Rouge, le comité civil s'était déchargé sur des fonctionnaires nouveaux
appelés capitaines. Chacun avait la surveillance d'une boulangerie et de sa
clientèle. A la
fin d'octobre, alors qu'une vive agitation régnait dans Paris par suite de la
difficulté grandissante de se procurer du pain, le Jacobin Guirault
recommanda au club de généraliser à toute la capitale l'institution de la
carte de pain, jusque-là bornée à quelques sections. « Avec la carte, dit
Guirault, on ne pourra plus aller chez un autre boulanger ni demander du pain
deux fois ; il n'y aura plus à craindre d'attroupements, parce que chacun
sera assuré d'avoir son pain. Les malveillants ne pourront plus opprimer les
mères de famille, les étrangers emporter le pain hors de Paris ; plus de
baïonnettes aux portes des boulangers, ni de gardes aux barrières, parce que
cela deviendra inutile. » Deux
jours plus tard, le 8 brumaire (29 octobre 1793), docile à la suggestion des
Jacobins, la Commune institua la carte de pain municipale. Tous les chefs de
famille et citoyens domiciliés furent tenus de faire la déclaration des
quantités de pain nécessaires à leur consommation. La fabrication journalière
de chaque boulanger fut établie d'après le relevé de ces déclarations. « Les
déclarants, dit l'arrêté, obtiendront une carte portant, jour par jour, pour
un mois seulement, la quantité de pain indiquée dans la déclaration et
laisseront chaque fois chez le boulanger qu'ils auront indiqué le coupon du
jour. Ces coupons serviront à justifier l'emploi des farines distribuées la veille
à la Halle. Le boulanger contrevenant sera puni de 50 livres d'amende et, en
cas de récidive, regardé et traité comme suspect. » La confection des cartes
et leur distribution demanda deux longs mois. Ce n'est qu'à la fin de décembre
que le système fonctionna dans tous les quartiers, à la grande satisfaction
des habitants[4]. Les boulangers furent moins
contents. Beaucoup
de villes imitèrent la capitale et instituèrent à leur tour la carte de pain,
sans qu'elles y fussent obligées par un acte de l'autorité centrale. A
Beauvais, le 3 pluviôse (22 janvier 1794), la municipalité institua une carte qui différait
en deux points, nous dit M. Dommanget, de la carte parisienne ses coupons ne s'adaptaient
pas nécessairement à une division du temps, semaine ou mois, et ils
spécifiaient le nom du boulanger fournisseur, ainsi que le nombre des bouches
à fournir. La carte devait être présentée entière au boulanger, qui détachait
lui-même les coupons[5]. A
Auxerre, fonctionna à partir de nivôse an II, c'est- à-dire à peu près en
même temps qu'à Paris, une carte de pain un peu différente de celle de
Beauvais. « Chaque famille, nous dit M. Charles Porée[6], avait une pancarte indiquant son
domicile, la section et le quartier dont elle relevait et le nombre de ses
membres. Le boulanger ou le commissaire aux distributions y inscrivait chaque
livraison de pain. On ne pouvait se fournir qu'au boulanger de son quartier
et sur un bon délivré contre argent par un commissaire spécial. Ces commissaires,
élus par leurs concitoyens et dont les fonctions étaient obligatoires,
avaient par devers eux la liste des habitants de leur quartier, ils la
tenaient au courant des mutations, grâce aux avis des naissances et des décès
que leur faisait tenir le bureau de l'état-civil. Les voyageurs de passage
devaient se présenter à la Commission des subsistances pour obtenir des bons
de pain particuliers. » Cette Commission des subsistances avait ceci
d'original qu'elle ne se composait, pas de fonctionnaires, mais de citoyens
librement élus et choisis dans toutes les classes de la société. Elle se
réunissait le soir, afin de permettre à ses membres sans-culottes d'assister
aux séances. « L'ouvrier coudoyait l'homme de loi. Ce fut pour chacun, dit M.
Forée, un devoir civique de consacrer â la chose publique un peu de son temps
et de son travail. » La démocratie était bien alors une chose vivante et agissante
et non pas seulement une bureaucratie couronnée par des développements
oratoires. A
Mamers, la ville fut divisée en douze quartiers pourvus chacun d'un boulanger
officiel qui ne délivrait le pain que sur un bon de la municipalité[7]. A
Besançon, et sans doute dans d'autres villes, la carte de pain ne fut pas
imposée à tous les habitants, mais seulement aux indigents et aux
nécessiteux. Besançon était alors une ville de 25.328 habitants (recensement
d'août 1793). La
plupart des bourgeois cuisaient encore leur pain avec de la farine que
produisait le blé qu'ils récoltaient sur leurs terres. Aussi n'eut-on pas
l'idée d'appliquer la carte à tout le monde indistinctement, mais seulement à
ceux qui se fournissaient chez les boulangers. Le 26 du premier mois (17 octobre
1793), la municipalité
réglementa le commerce du pain. « Tout particulier qui sera convaincu d'avoir
acheté du pain chez les boulangers, malgré qu'il eût des grains ou des
farines à sa disposition, sera condamné à une amende qui ne pourra être moindre
de 20 livres et à la confiscation de ses grains et farines, dont le profit
sera cédé au dénonciateur. » Quelques
jours plus tard, le 14 brumaire (3 novembre 1793), la municipalité prit un nouvel
arrêté plus strict qui établissait la carte de pain : « Pour empêcher que le
pain des boulangers ne fût distribué aux citoyens riches ou qui peuvent avoir
du blé, il sera fait un recensement des familles dans le cas de participer à
la distribution de ce pain ; ce recensement sera fait par des commissaires
nommés par le Conseil général de la commune pour chaque section, et les
citoyens qui seraient jugés dans le cas d'avoir du pain de boulangers ne
pourront en obtenir qu'avec un billet qui leur sera distribué et où sera
exprimée la quantité de livres de pain qui leur sera délivrée. » Le
recensement traînait en longueur. Les Jacobins bisontins s'émurent et
stimulèrent la municipalité. Le 13 frimaire, ils lui dénoncèrent la mauvaise
qualité du pain des boulangers et lui signalèrent toute une série de mesures
à prendre. La municipalité obéit et associa les Jacobins à l'application des
mesures qu'ils avaient demandées et qu'elle convertit sur-le-champ en un
règlement municipal. La pièce est assez curieuse pour mériter d'être
reproduite dans ses dispositions principales : « Un
cri général s'élève contre la mauvaise qualité du pain des boulangers. On
suppose même que le bled qui leur est fourni par la municipalité n'est point
entièrement employé par quelques-uns d'entre eux pour l'usage public... La
première de ces plaintes n'est que trop fondée. Il importe donc de prendre
des mesures extrêmes pour assurer aux citoyens un pain bon et nourrissant, le
seul aliment du peuple au mi- lieu de ses pénibles travaux. D'un autre côté,
si les soupçons qu'on nous fait naître avaient quelque fondement, le boulanger
qui se rendrait coupable de ce délit mériterait toute notre animadversion.
Malheur à l'individu, quel qu'il soit, qui, dans un moment où le peuple
supporte tous les maux inséparables d'une grande révolution, cherche à le pressurer
dans l'objet de sa subsistance ! « A ces
causes, nous, maire et officiers de la commune, arrêtons ce qui suit « I.
Les commissaires de police remettront incessamment à la municipalité les
tableaux ou contrôles qu'ils ont dû former de toutes les personnes qui
composent leur section respective. « II.
A vue de ces tableaux et ensuite des renseignements pris par la municipalité
sur l'état des approvisionnements de chaque particulier, il sera formé une
liste des personnes dans le cas de se nourrir du pain des boulangers. « III.
Il sera délivré aux citoyens qui composeront cette liste une carte, sans
laquelle il ne pourra leur être délivré du pain par les boulangers. « IV.
Cette carte contiendra le nom de celui à qui elle aura été donnée, la
quantité de pain qui lui sera nécessaire pour sa subsistance et celle de sa
famille et les noms et demeure du boulanger chez lequel il sera obligé de
s'adresser. « V.
La Société populaire de cette commune sera invitée à nommer dans son sein
soixante commissaires qui se rendront chaque jour chez les boulangers qui
leur seront désignés. « VI.
L'objet de leur surveillance sera d'examiner la fabrication du pain et sa
distribution aux citoyens. Ils tiendront journellement une note exacte de la
quantité de pain délivrée par les boulangers, afin de pouvoir connaître
facilement s'ils emploient tout le bled qui leur est fourni par la
municipalité. « VII.
Les commissaires de police apporteront tous les matins à la maison commune un
pain de chacun des boulangers de leur section pour en connaître et comparer
les qualités. ‘VIII.
Les boulangers seront tenus de donner connaissance à la municipalité et aux
commissaires de police de leur arrondissement des moulins où ils iront moudre
leur bled ; sur la demande desdits commissaires, ils seront obligés de
laisser dans ces moulins une certaine quantité de leur farine dont la
municipalité pourra faire du pain, en cas de besoin le comparer avec celui
que les boulangers auront fabriqué et de reconnaître facilement s'ils ont
introduit dans la fabrication de leur pain quelque mélange prohibé par la loi
et les règlements de police. « IX.
Tout boulanger qui sera convaincu d'avoir fait un pain de mauvaise qualité ou
mélangé ne pourra plus exercer son état ; il sera employé à ses frais des
ouvriers boulangers qui cuiront dans son four ; le pain qu'il aura fabriqué
sera confisqué ; il sera inscrit sur la porte extérieure de son domicile
Boulanger abusant de la confiance publique, ennemi du peuple. Les amendes et
autres peines statuées par nos précédents règlements seront portées contre
lui et, selon la gravité du délit, il pourra être traduit devant le tribunal révolutionnaire.
Il en sera de même du boulanger qui sera convaincu de ne pas avoir
entièrement employé pour l'usage du public le bled qui lui est livré par la
commune[8]... » Le 26
frimaire, la municipalité compléta cet arrêté en ordonnant aux meuniers de
peser les grains qui leur seraient conduits et de tenir registre des
quantités qu'on leur donnerait à moudre. Les particuliers seraient tenus de
faire déclaration à leur municipalité de la quantité de grains qu'ils se proposeraient
de conduire aux moulins, et les meuniers ne pourraient accepter leurs grains
que sur le vu des récépissés des municipalités. Le
recensement de la population traînait. Le 27 nivôse, la municipalité prit un
nouvel arrêté pour prescrire aux commissaires désignés à cet effet d'arrêter
leurs états de contrôle sous trois jours. En même temps, les citoyens qui
croiraient avoir droit â la carte étaient invités à se faire inscrire dans leurs
sections. « Quiconque sera reconnu pour s'être fait inscrire, quoiqu'il eût
du bled ou de la farine, ou qui aura déclaré dans sa famille plus d'individus
qu'il n'y en existe ou un âge plus avancé pour ses enfants, sera condamné à
une amende de 100 livres ; les grains ou farines qu'ils auront seront
confisqués. Il sera écrit sur sa porte : affameur du peuple, son jugement
sera imprimé et affiché sur toutes les places et dans toutes les rues ; son
dénonciateur, s'il y en a un, partagera la moitié de l'amende et de la
confiscation. » Le 3
pluviôse enfin, la municipalité détermina la forme et le libellé de la carte
de pain. « Les billets à coupons qui doivent être distribués pour obtenir le
pain des boulangers... contiendront autant de coupons que de jours dans le
mois..., chacun de ces coupons désignera les noms et prénoms des citoyens à
qui ils seront donnés, la rue de leur domicile, leur section et le numéro de
leur maison, le nombre des individus composant leur famille, la quantité de
livres de pain qui doit leur être fournie et le nom du boulanger chez lequel
ils seront obligés de se présenter... » Les aubergistes logeant à pied et à
cheval recevraient une carte spéciale. Les traiteurs et cafetiers n'y
auraient pas droit. On décida, le 23 pluviôse, que les hommes au-dessus de
douze ans auraient droit à deux livres de pain par jour, les femmes au-dessus
du même âge à une livre et demie, les enfants au-dessous de douze ans à une
livre. A cette date, la distribution des cartes était imminente. La population,
loin de s'en féliciter, s'affola. Pendant trois jours du 20 au 23 pluviôse,
des foules se portèrent chez les boulangers, proférèrent des insultes contre
les officiers municipaux. On répandit le bruit que les subsistances allaient
manquer. La municipalité, pour faire cesser le désordre, placarda une belle
proclamation à la fois rassurante et menaçante : « Peuple, un complot se
trame contre la liberté. Sois en garde et écoute la voix de tes magistrats...
Tu le sais, dès le moment où nous arrêtâmes des mesures vigoureuses contre celui
qui prendrait du pain chez les boulangers quoiqu'il eût du bled ou de la
farine à sa disposition, tu n'éprouvas aucune difficulté pour te procurer ta
subsistance journalière... Encore quelques jours, et le pain des boulangers
ne passera sûrement qu'entre les mains de celui qui n'a aucun
approvisionnement, il n'ira pas alimenter le luxe ou le plaisir dans les
cafés ou les cabarets... « Peuple,
on cherche encore dans ces moments à te soulever contre la qualité du pain
qui t'est distribué ; nous ne donnons qu'un quart de méteil pour mélanger
avec le pur froment. Eh bien ! des boulangers ont eu la scélératesse de montrer
isolément ce méteil et de demander s'il était possible de faire avec un grain
semblable de beau pain... Traîtres ! Nous sommes à la piste pour vous
découvrir, puissent nos efforts vous livrer à la juste vindicte des lois ! » Il faut
croire que cette rhétorique grandiloquente calma la population, car les
troubles cessèrent. Les cartes furent distribuées les jours suivants. Comme
on le voit, en dépit de la Terreur et de la rude centralisation opérée par le
Comité de Salut public, les mesures économiques destinées à faire face à la
crise des subsistances furent dans l'ensemble d'une grande variété. Le
particularisme de la vieille France survit dans une certaine mesure dans la
nouvelle. Des nécessités analogues imposent des mesures semblables, mais non
identiques. La carte de pain est instituée dans beaucoup de villes, mais à
des moments différents et sans réglementation uniforme. Le
système de la carte de pain donna sans doute naissance à des abus, mais il
parait avoir répondu, en somme, à Pat-tente de ses auteurs. Il atténua la
crise pour les classes pauvres. Il serait intéressant de rechercher dans le
détail comment fonctionna cette réglementation. Nous ne pouvons fournir ici
que des indications générales. A Paris
on distribuait la farine municipale aux boulangers. À Besançon, on leur
distribuait le grain qu'ils faisaient moudre ensuite. À Paris, on imposa aux
boulangers l'obligation de marquer leur pain, afin qu'on pût établir leur
responsabilité personnelle en cas de malfaçon. Il en fut de même à Rochefort[9], à peine de 100 livres d'amende
pour les contrevenants. À Besançon, on recourut à un autre procédé de
contrôle. Les boulangers furent astreints à déposer tous les matins à l'hôtel
de ville un pain de leur fabrication. La mesure avait pour but, disait le
Jacobin Détrey, d'exciter l'émulation parmi les boulangers et de permettre
aux citoyens de s'assurer chaque jour de la surveillance des magistrats[10]. Les boulangers qui
fabriquaient du mauvais pain étaient menacés de la suppression des grains de
la commune[11]. La menace fut parfois suivie
d'effet. Ainsi le 4 ventôse an II, des plaintes ayant été portées contre le
boulanger Colard, qui faisait du mauvais pain, le citoyen Burdin, commissaire
de police, fut chargé de lui retirer la farine et le bled qu'il pouvait avoir
provenant des grains de la commune. Le 27 messidor, le boulanger Roland, qui
s'était permis des propos injurieux contre un de ses membres du nom de
Couchery, fut mis par ordre de la municipalité, pour huit jours, à la maison
d'arrêt. Les
coupons des cartes de pain donnaient lieu à des fraudes. Pour y couper court,
la municipalité de Besançon arrêta, le 19 ventôse, que ceux qui
trafiqueraient de leurs coupons seraient assimilés à des « accapareurs cachés
». Elle ordonna aux particuliers « dont les billets à coupons portaient
une quantité de pain au-dessus de leur besoin, de remettre au commissaire de
police de leur section ou à la maison commune les coupons dont ils ne
lèveront point les livres de pain ». Défense fut faite aux boulangers de
recevoir des coupons dont ils ne délivreraient pas le montant en marchandise
sous peine d'être traités comme suspects. Le 26 prairial enfin, il fut décidé
qu'on ne remplacerait plus les coupons perdus. A
Paris, les comités révolutionnaires des sections surveillaient de près les
boulangers. Une fraude habituelle était la vente sans coupons. Je lis dans le
registre des délibérations du comité de la section de l'Observatoire, à la
date du 30 nivôse : « Est comparu au Comité le citoyen Sutteau, boulanger,
qui nous a déclaré et reconnu que sa femme avait vendu huit pains de 4 livres
à trois femmes non munies de cartes. Lecture faite a dit contenir vérité et a
signé, en nous observant qu'il a toujours défendu à sa femme de vendre sans carte
et que sa femme ne l'avait fait que sur les sollicitations d'une citoyenne de
la section dont il ignore le nom. » Le Comité, « ayant égard pour cette
première fois au délit commis par son épouse », arrêta que « le citoyen
Sutteau surveillera avec plus d'exactitude la vente de son pain, qu'il remboursera
le prix de huit pains aux citoyennes à qui ils ont été vendus et que les huit
pains saisis seront confisqués et déposés au comité de bienfaisance pour être
distribués aux pauvres de la section ». Au
début, le rationnement n'avait rien eu de rigoureux. Nous avons vu qu'à
Besançon les adultes pouvaient réclamer jusqu'à deux livres de pain par jour.
Mais, peu à peu, la ration fut diminuée. Un arrêté du 7 floréal, « pris à
l'exemple de plusieurs grandes communes », attribua « une livre de pain par
jour aux femmes et aux enfants, une livre et demie aux ouvriers non de force ».
« II n'y aura qu'aux ouvriers de force auxquels on continuera d'en donner
deux livres. » Comparées à celles dont nous fûmes obligés de nous contenter,
ces rations paraissent fort enviables. A
Beauvais, il ne fut plus alloué à chaque bouche qu'une livre et demie de pain
pour tous les âges à partir du 19 germinal. A
Rochefort, la commune réduisit, au début de messidor, la ration de pain à
trois quarterons par jour. M.
Lefebvre dit avec raison que les boulangers qui recevaient leur farine de la
municipalité, et devaient justifier de son emploi par la production des
cartes, n'étaient plus que des ouvriers municipaux salariés à la fournée[12]. Il
faudrait des recherches plus étendues que celles que nous avons entreprises
pour asseoir des conclusions générales sur la façon dont fonctionna la carte
de pain dans la France entière. Des faits que nous avons recueillis semble
résulter l'impression que la carte donna de bons résultats, car les troubles
et les émeutes se firent de plus en plus rares. Il semble aussi, si on en
juge par le taux de la ration, que la population des villes ne connut pas une
véritable famine. Il y eut de la gêne. À certains moments on put craindre de manquer
de pain. On en manqua assez rarement. On tirerait encore la preuve indirecte
que le pain ne fit pas défaut du fait que la carte ne fut jamais générale. On
ne l'institua guère que dans les villes et les bourgs. Elle resta
généralement inconnue dans les campagnes. LE CARÊME CIVIQUE ET LA CARTE DE VIANDE. Le
rationnement de la viande fut plus tardif que celui du pain, mais il finit
cependant par s'imposer, du moins dans les grandes villes. On pensa d'abord à
instituer un carême civique, c'est-à-dire une fermeture des boucheries
pendant un temps donné, et on finit ensuite par recourir à la carte de viande. La
première idée du carême civique parait avoir été lancée par Vergniaud, à la
séance du 17 avril 1793. Les troubles intérieurs qui venaient d'éclater dans
l'Ouest, les achats des armées, lui firent craindre une disette prochaine du bétail.
« Ne serait-il pas nécessaire, dit-il, d'arrêter pendant un temps déterminé
la consommation des veaux ? La religion avait ordonné un carême pour honorer
la divinité. Pourquoi la politique n'userait-elle pas d'un moyen pareil pour
le salut de la patrie ? » Vergniaud fut applaudi. On renvoya sa proposition
au Comité d'agriculture, où elle fut enterrée. Cependant
les « observateurs » de la police signalaient déjà au ministre Garat la
pénurie croissante de viande. Dutard,
l'un d'eux, écrit le 2 mai 1793 : « Les bouchers ont annoncé que la semaine
prochaine il n'y aurait plus de viande que pour les malades », et, le 7 mai «
Qu'est-ce que deux cents bœufs pour une ville comme Paris ? La viande sera la
semaine prochaine à 30 sols ; déjà beaucoup de petits bouchers ont été forcés
de fermer boutique. » Après
la journée du 2 juin, qui renversa la Gironde, les députés montagnards se
firent l'écho des plaintes des Sans-Culottes contre la cherté de la viande.
Le 9 juin, Bentabole dénonça à la Convention le complot des accapareurs, qui achetaient
tout le bétail pour le revendre à des prix excessifs. Alors Thuriot réclama «
une grande mesure pour faire baisser le prix de la viande ». Les
administrateurs de départements auraient le droit de taxer le bétail et on
décréterait un carême civique pendant tous le mois d'août, « afin que pendant
cet espace de temps les bestiaux puissent grandir et se multiplier ». La
Convention ne prit pas de décision. Les
Parisiens criaient très fort contre les bouchers, mais ils se résignaient mal
à l'idée du carême civique. L'observateur Dutard, ayant repris la motion de
Bentabole dans sa section, faillit, dit-il, être lapidé. La viande avait été
comprise dans le maximum, mais l'application de la taxe rencontrait des difficultés
insurmontables. Le maximum ne frappait que la viande débitée à la livre.
Certaines administrations voulurent compléter la loi en frappant aussi le
bétail sur pied. C'était assez logique. Mais Laurent Lecointre, rapporteur de
la commission des subsistances, fit décréter le 2 brumaire (23 octobre) que ces taxes étaient
illégales. Il ne semble pas qu'il y ait eu un débat. Il est probable que le
rapporteur fit valoir la difficulté d'apprécier le prix du bétail vivant. Le
résultat ne se fit pas attendre. Les bouchers remontrèrent qu'ils ne
pouvaient pas être astreints à vendre à prix fixe quand ils achetaient à prix
variable. La taxe de la viande fut inapplicable. On aboutit par endroits à la
fermeture des boucheries. Le conventionnel Lanot écrivait de Tulle au Comité
de Salut public, le 30 nivôse : « Ce décret contradictoire — le décret
ordonnant la taxe de la viande et permettant la vente libre du bétail —, parce
qu'il est mal entendu ou interprété par l'égoïsme, n'est propre par son
ambiguïté qu'à procurer la disette des bestiaux dans les boucheries et à
exciter des troubles dans les marchés. Des milliers de réclamations
s'élèvent. » Les
commerçants s'ingéniaient à tourner la loi. La taxe ne frappant que la viande
crue, charcutiers et bouchers se mirent à vendre de la viande cuite, en
faisant payer la cuisson à leur gré. Les charcutiers vendaient leur lard très
mouillé et couvert de sel. Au cours de l'hiver, Paris ne recevait plus que le
quart du bétail qui lui était nécessaire. On fit la queue des matinées
entières aux portes des bouchers. Ceux-ci ne vendaient aux pauvres que les
bas morceaux garnis de « réjouissance », c'est-à-dire d'os et de
graisse. Ce fut le carême obligatoire pour tous ceux qui n'avaient pas le
moyen de se procurer de la viande en fraude en payant au-dessus du maximum. Le
Conseil de la Commune de Paris finit par s'émouvoir des plaintes répétées
qu'on portait à sa barre. Le 28 nivôse, Chaumette dénonça les abus des
bouchers. Les plaintes continuant, le Département de Paris s'émut à son tour.
Le 15 pluviôse, il invita les autorités à surveiller de près les marchands
bouchers[13]. La Commune, stimulée,
s'ébranla de nouveau. Le 17 pluviôse, la Société populaire de la section de Bon-ConseiL
parut à sa barre : « Les cuisiniers des riches portent chez les bouchers
leurs livres et, lorsqu'il leur est délivré quatre livres de viande, le
boucher en marque huit. » Un membre de la Commune, Lubin, signala que la
disette des bestiaux est réelle. L'Allemagne, qui fournissait à la France 18.000
moutons par an, n'envoyait plus rien. « De plus, le partage des communaux a
mis beaucoup de citoyens dans l'impossibilité de nourrir des vaches et autres
bestiaux. » Le débat dévia un instant sur la loi du maximum. Hébert constata
avec amertume que les marchands non seulement ne l'exécutaient pas, mais se
plaisaient encore à la ridiculiser. Mais Soulès revint à la question. Il
ouvrit l'avis qu'il fallait faire pour la viande ce qu'on avait fait pour le
pain : établir la carte. Chaumette appuya vivement cet avis : « Un décret de
la Convention porte que Paris sera approvisionné comme une ville de guerre.
Nous avons par conséquent le droit de faire à l'égard de la viande ce que
nous avons fait à l'égard du pain. » La motion fut renvoyée à
l'administration municipale de subsistances pour en faire rapport. Le
débat eut son écho le lendemain à la tribune de la Convention. Delacroix
demanda l'établissement d'une taxe sur les bestiaux comme sur la viande. « La
rareté de la viande vient de la concurrence qui se trouve établie entre les
bouchers et les fournisseurs des armées. Les marchands de bœufs n'ont pas
honte de vendre dans les marchés leur viande sur pied à 20 et 22 sous, tandis
que les bouchers sont obligés dans certaines communes de la donner à 12 et 13
sous. » Séance tenante, le décret du 2 brumaire, qui avait autorisé la vente
du bétail de gré à gré, fut rapporté. C'était permettre aux autorités
d'établir la taxe. Ce vote
encouragea les partisans d'une réglementation plus stricte. Dans sa séance du
20 pluviôse, sur la proposition de l'hébertiste Marchand, un de ses membres,
le Comité de surveillance du département de Paris lança une proclamation menaçante
: « Vous devenez les perfides instruments des contre-révolutionnaires, hommes
insensibles qu'on appelle bouchers... Vous violez les lois avec une audace
que rien n'intimide, vous foulez aux pieds les avertissements sans nombre qui
vous sont donnés par ceux qui ne punissent jamais qu'après avoir épuisé
toutes les ressources de la persuasion. Le pauvre qui se présente chez vous,
rejeté, humilié, n'en emporte que des os de rebut, tandis que le riche, qui
se rit des souffrances d'autrui pourvu qu'il jouisse de toutes ses aises, est
accueilli avec une politesse recherchée, trouve les plus belles tranches, les
morceaux les plus délicats... parce qu'il paie..., parce qu'il satisfait
votre sordide avarice, parce qu'il couvre votre crime en s'en rendant le
complice[14]. » Au
cours de la délibération qui avait accompagné le vote de cette proclamation,
le Comité de surveillance du département de Paris avait envisagé
l'institution de la carte de viande. Plusieurs sections prirent l'initiative
de l'établir d'elles- mêmes. Le 2
ventôse, le Comité de l'Homme-Armé arrêta que « la viande ne serait
délivrée qu'aux malades et aux aubergistes des sans-culottes et qui
nourrissent des ouvriers travaillant aux armes de la République et aux
citoyens porteurs de bons du Comité de bienfaisance, et que les officiers de
santé seraient invités à ne délivrer l'attestation de maladie à l'effet d'avoir
de la viande qu'à ceux (sic) qui en ont vraiment besoin et à venir nous donner
leurs signatures[15] ». Jusque-là, la délivrance des
cartes avait été faite par les soins du comité révolutionnaire de la section
; à partir du 6 ventôse, c'est le comité civil qui en fut chargé. Quelques
jours plus tard, le Comité de la section des Droits de l'Homme arrêtait à son
tour que dorénavant on n'aurait plus de bœuf qu'avec des cartes et que ces
cartes seraient réservées aux malades[16]. La
crise empirait. Le 2 ventôse, plusieurs boucheries fermèrent faute de viande.
Le lendemain, un policier écrivait dans son rapport ; « Les ouvriers se
plaignent très fortement de ce qu'ils ne peuvent plus avoir dans les auberges
de viande ni de soupe. Ils mangent du pain et des harengs saurs. Dans presque
toutes les auberges, il n'y avait pas une once de viande[17]. » La
Commune dut aviser, mais elle n'agit que sous la pression des sections et des
clubs. Elle décida, le 17 ventôse, de faire concurrence aux bouchers en
achetant tous les jours 24 bœufs, 64 veaux, 32 moutons, dont la viande serait
distribuée aux particuliers, sur l'attestation des officiers de santé. Ce
n'était qu'une demi-mesure. Le 29
ventôse, la Société populaire de la section du Mont-Blanc se présenta à sa
barre et demanda que la viande fût constatée chez les bouchers, « de manière
à éviter toute distraction exclusive en faveur du riche ; que les bouchers,
après avoir pourvu aux besoins des malades, ne puissent vendre le surplus de
leur viande que conformément à l'usage adopté pour la délivrance du pain, et
de manière que tous les citoyens puissent participer également et en
proportion de leurs besoins aux fournitures de viande... » La section de la Montagne,
à son tour, dénonça les repas somptueux des traiteurs du Palais-Égalité,
ci-devant Royal. Elle demanda qu'il leur fût interdit de servir des repas à
plus de 2 francs par tête. La
Commune défendit de porter de la viande en ville, mais elle n'osa pas encore
rendre la carte générale et obligatoire. Il fallut cependant en arriver là. Le 7
germinal, le Comité de Salut public mit à la disposition de la capitale, par
les soins de l'administration militaire, 75 bœufs, 150 quintaux de veau et de
mouton et 200 cochons. Quelques jours plus tard, le 29 germinal, la Commune
municipalisait la boucherie et établissait la carte. Le bétail fourni par
l'État était abattu par un agent de la ville, Sauvegrain, qui le distribuait
aux bouchers, au prorata de la population de leur quartier. Chaque boucher
avait un certain nombre de ménages à fournir. Il devait livrer tous les vingt
jours « autant de demi-livres de viande qu'il y aura de bouches désignées sur
la carte qui sera fournie à cet effet ». La carte de pain servirait aux
distributions en attendant la fabrication de la carte de viande. Les livraisons
s'effectuaient en présence d'un commissaire de la section, qui visait la
carte. Les bouchers avaient un bénéfice de 10 c'io' sur la viande qui leur
était fournie. On leur abandonnait, en outre, les langues de bœuf et les
fressures de mouton pour les indemniser de leurs frais de transport. La tête
de veau était comptée pour quatre livres de viande, les quatre pieds de veau
pour une livre. Les traiteurs n'étaient fournis qu'après les simples citoyens
et sur les quantités restantes, la distribution faite. Pour empêcher les
boucheries particulières de se maintenir en concurrence avec la boucherie
municipale et de perpétuer la fraude, le Comité de Salut public interdit, le
7 germinal, aux bouchers de Paris, d'acheter de la viande « dans quelque
marché que ce soit de la République ». La Commune obligea ceux d'entre eux
qui avaient du bétail acheté antérieurement à le lui revendre au maximum (6 floréal). Avec l'institution de la
carte, la quantité de viande, bien entendu, n'augmenta pas, mais celle qui
existait fut répartie également entre les consommateurs, riches ou pauvres.
Tous les cinq jours, au minimum, la carte permit de toucher une demi-livre de
viande par tête à un prix raisonnable[18]. C'était peu, mais, à cette
époque, l'usage de la viande était beaucoup moins répandu qu'aujourd'hui. La
carte fonctionna à Paris pendant plusieurs mois. Il est probable que d'autres
villes adoptèrent le même système. Je vois, en effet, qu'à Senlis on
distribuait une livre et demie de viande, d'abord trois fois par décade,
ensuite deux fois seulement[19]. Dans
d'autres villes, comme à Chambéry, on préférait recourir au carême civique.
Albitte écrivait de cette ville au Comité de Salut public, le 26 ventôse : « ici,
hier, nous fîmes tous le vœu de nous soumettre au carême civique, et le
peuple y a applaudi. Nous tiendrons notre parole et tout le département
suivra bientôt notre exemple. » Il est
probable qu'entre la carte et le carême civique le Comité de Salut public
penchait plutôt vers le second, car Barère l'avait recommandé dans son grand
discours du 3 ventôse : « Il y avait, disait-il, dans l'ancien usage de
l'année, environ six mois de jours où les citoyens ne mangeaient pas de
viande. Cette différence avec notre régime de tous les jours a dû diminuer de
moitié les consommations de viande. Avant la guerre, tous les habitants des
campagnes vivaient d'autres productions que la viande et aujourd'hui douze
cent mille hommes sous les armes mangent des viandes tous les jours... La
Vendée fournissait des bœufs et des moutons, et la Vendée rebelle a été
ruinée... » Ces causes de la disette ainsi expliquées, Barère ne voyait
de remède que dans l'économie et les restrictions : « Nos pères, nous-mêmes,
nous avons jeûné pour un saint du calendrier, jeûnons plutôt pour la
Liberté... Faisons des économies momentanées, imposons-nous volontairement
une frugalité civique pour le soutien de nos droits... Ajournons cette partie
des plaisirs que la table permet aux républicains, supprimons les délices qui
n'appartiennent qu'à des sybarites ; que les citadins ne dépensent que ce qui
est nécessaire, encore quelques mois, et la France libre bénira ses défenseurs,
et vous aurez fondé en même temps que les mœurs républicains, celles de la
tempérance et de l'égalité ! » Le
boucher Legendre appuya vivement Barère : « Décrétez ce carême civique,
autrement la disette de viande se fera sentir dans toute la République...
Décrétez le carême que je vous propose, autrement il viendra malgré vous.
L'époque n'est pas éloignée où vous n'aurez ni viande ni chandelle. Les bœufs
qu'on tue aujourd'hui ne donnent pas assez de suif pour éclairer leur mort !
» Chose
curieuse, les mêmes résistances qui avaient déjà fait ajourner le carême
civique au mois de juin précédent reparurent pour faire échec au projet du
Comité. Cambon, le grand ennemi des prêtres, observa « qu'après avoir
subjugué la superstition », il fallait se garder de la consacrer par une loi.
Il ajouta qu'il fallait aussi « avoir égard aux localités ». « Dans
le Nord, par exemple, les terres sont encore couvertes de neige, la nature y
dort pour ainsi dire, tandis qu'elle est déjà riante dans le Midi ; ainsi la
loi qu'on vous propose ne pourra être exécutée aujourd'hui dans toute
l'étendue de la République, parce que partout les productions de la terre ne
peuvent suppléer au défaut de viande. » La Convention se rendit à ces raisons
assez médiocres. Il n'y
eut pas plus de carême civique obligatoire que de carte obligatoire. Pour la
viande comme pour le pain, les restrictions furent l'œuvre des autorités
locales qui en édictèrent le mode à leur guise. Même sous la Terreur, on
évitait de trop réglementer, d'étouffer les initiatives. LES AUTRES DENRÉES : SAVON, HUILE, SUCRE, SEL, ETC. La
viande et le pain ne furent pas les seules denrées alimentaires sur
lesquelles s'exerça la réglementation. Dans les villes, le commerce du sucre
cessa d'être libre. Les municipalités mirent l'embargo sur les stocks
existants et en disposèrent dans l'intérêt général. Ainsi, à Paris, le 11
brumaire, Chaumette posa devant la Commune la question du sucre : « Il
voit avec peine, dit le Moniteur, que l'on emploie cette denrée précieuse â
des friandises de luxe, dans un moment où sa rareté devrait le faire conserver
pour le plus urgent besoin. Il requiert, en conséquence, et le conseil arrête
qu'il ne sera fourni aux confiseurs que la quantité de sucre nécessaire à
tous les autres citoyens, et, en outre, que le Comité de Salut public sera
invité à faire généraliser cette mesure et l'étendre à toutes les
municipalités de la République... » Je n'ai pas vu que le Comité
de Salut public eût pris en considération la suggestion de Chaumette. Mais
les procès-verbaux subsistants des comités révolutionnaires attestent qu'à
Paris certaines sections instituèrent la carte de sucre. Je lis dans le
registre du Comité de l'Observatoire, à la date du 28 nivôse : « Le Comité, après
avoir entendu lecture de l'arrêté du corps municipal relatif à la répartition
de mille pains de sucre mis à la disposition de la Commune de Paris par le
citoyen Comare, négociant, cloître Saint-Merry, arrête qu'en exécution de l'arrêté
ci-dessus relaté, le citoyen Legoy sera autorisé à acquérir chez le citoyen
Comate la quantité de 200 livres de sucre à la charge et conditions portées
audit arrêté. En conséquence, le citoyen Legoy ne pourra vendre ni délivrer de
sucre sans un bon du Comité révolutionnaire, qu'il retiendra et enregistrera
à fur et à mesure et par rang de dates. Lorsque la vente dudit sucre sera
consommée, le citoyen Legoy sera tenu de rendre compte de son employ et de
remplir en bons la quantité de sucre â Iui délivrée par les bons du Comité.
Il vendra ledit sucre à raison de 36 sous la livre et les frais de transport
seront à sa charge. » Il est probable que les billets de sucre ne furent pas
particuliers à cette section. A
Besançon, la municipalité réquisitionna, par arrêté du 21 frimaire, les
sucres et cassonades existant dans les magasins du négociant Provençal et les
répartit entre « les marchands connus pour leur patriotisme et débitans en
détail ». Un peu plus tard, le 14 nivôse, la municipalité décide que le sucre
ne serait plus délivré qu'aux malades « sur l'attestation des médecins », et
par le moyen de bons. Des mesures analogues furent prises pour l'huile, le
savon, le sel, même le beurre et les œufs. A
Besançon, on institua, en nivôse, les « billets de sel », qui furent
distribués par deux officiers municipaux, Chazerand et Détrey. A
Bergues, le savon et la chandelle furent distribués sur la présentation de
cartes délivrées à la mairie proportionnellement aux membres de chaque
famille. La mesure fut prise à la demande des fabricants. Dunkerque
rationna de même les habitants quant au beurre (12 frimaire), au savon (21 pluviôse), à la viande (3 germinal), aux liqueurs (12 germinal), aux œufs (19 germinal). La ville fut divisée en
secteurs à chacun desquels furent affectés des commissaires qui recensaient
les ménages, appréciaient les besoins et distribuaient les cartes[20]. A
Alençon, les bons de savon étaient distribués dans les mêmes formes que les
bons pour le blé, par deux commissaires de chaque section. A
Senlis, la municipalité distribuait aux habitants six œufs par décade et un
quarteron de beurre[21]. Dans certaines communes
rurales, les municipalités assignèrent aux pauvres ne possédant pas de vaches
des bons de réquisition pour obtenir du beurre auprès des citoyens plus aisés[22]. Dans la
Vienne, on ne pouvait vendre ni acheter les huiles et le savon sans un permis
municipal. La municipalité de Poitiers décréta, sur la proposition du club, « que
les billardiers cafetiers ne pourraient avoir de chandelles dans leurs
salles, après le soleil couché » (28 ventôse). Les cabaretiers et aubergistes
furent soumis à la même réglementation. Il leur fut fait, en outre, défense
de donner à boire et à manger les jours de fêtes et dimanches à personne
qu'aux étrangers (14 floréal)[23]. LE CONTRÔLE DU COMMERCE. Les nécessités, plus fortes que les doctrines, avaient abouti peu à peu à la monopolisation entre les mains des autorités de tout le commerce des denrées de première nécessité. Les taxes avaient conduit à la réquisition. Des grains, la réquisition s'était étendue à la viande, à tous les comestibles, à toutes les denrées d'un usage indispensable. La réquisition s'était accompagnée du rationnement et des restrictions. Partout ou presque s'était institué le contrôle des autorités sous forme de bons et de cartes. Les municipalités et les comités révolutionnaires étaient devenus de vastes offices de ravitaillement. La France, selon le mot de Barère, n'était plus qu'une vaste place assiégée où tout était mis en commun pour repousser l'ennemi. Mais on conçoit qu'une semblable organisation, improvisée dans le feu de la bataille, n'ait pas fonctionné à la perfection. Elle heurtait les préjugés et les intérêts. Elle était mise en œuvre par des autorités qui manquaient souvent d'expérience, parfois de bonne volonté ou qui inversement, par excès de zèle, se livraient à des abus regrettables. Il y eut donc des crises, dont la plus redoutable fut celle qui fut marquée dans la capitale à la fin de l'hiver par l'agitation hébertiste et par sa répression. |
[1]
Archives nationales, registre de la section F⁷ 2514
[2]
Voir l'article de M. Dommanget dans les Annales révolutionnaires, 1917,
t. IX, pp. 107-110.
[3]
MOURLOT, Documents
économiques sur le canton d'Alençon.
[4]
Voir les rapports des « observateurs » de l'esprit public dans P. CARON, Paris pendant
la Terreur.
[5]
Voir le rapport de l'observateur La Tour la Montagne, en date du 2 nivôse (Archives
nationales, F⁷ 3683).
[6]
Ch. PORÉE, Les
subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LV.
[7]
G. FLEURY, La
Révolution à Mamers, t. II, p. 23.
[8]
D'après le registre des délibérations de la municipalité de Besançon. Voir
aussi nos articles dans le Petit Comtois des 28 mars et 24 avril 1918.
[9]
Archives de Rochefort, arrêté du 12 ventôse.
[10]
Délibération du 24 frimaire an IL
[11]
Arrêté du 18 germinal an II.
[12]
G. LEFEVBRE dans
le Bulletin de la Commission de l'histoire économique de la Révolution,
1913, p. 430.
[13]
Bibliothèque nationale, Lb⁴⁰ 1158, placard imprimé.
[14]
Bibliothèque nationale, L⁴¹ 2737, affiche.
[15]
Archives nationales F⁷ 2496.
[16]
Rapport Bacon du 4 ventôse, dans DAUBAN, Paris en 1794, p. 80.
[17]
DAUBAN, p. 69.
[18]
J'ai reproduit dans les Annales révolutionnaires, 1917, p. 693, un
spécimen de la carte de viande en usage à Paris.
[19]
TUETEY, Répertoire,
t. XI, n° 128. Déposition de Philippe Picot et de François Brunet, 28 ventôse
an II.
[20]
G. LEFEBVRE, Bulletin
de la Commission de l'histoire économique de la Révolution, 1913, p. 437.
[21]
TUETEY, Répertoire,
t. XI, n° 128.
[22]
Voir le document publié par M. Dommanget dans les Annales révolutionnaires
d'octobre 1918.
[23]
PILOD, thèse de
droit, pp. 39-40.