On
s'accordait à dire que les subsistances, particulièrement les grains,
existaient en France en quantité suffisante, mais il fallait les faire sortir
des mains de leurs détenteurs qui les conservaient jalousement par défiance
du papier-monnaie ou même par haine de la Révolution. Pour
nourrir les armées, les villes, les régions déficitaires, pas d'autre moyen
que de recenser les grains et le bétail. Il fallait les amener ensuite aux
centres de consommation. Opérations difficiles, si l'on songe qu'elles
devaient se faire par la voie de la contrainte, opérations complexes qui ne
comprenaient pas seulement la réquisition, mais la distribution et le
rationnement. Le pain
jouait dans l'alimentation générale un rôle plus considérable encore que de
nos jours. Il était la base de la nourriture de toute la classe populaire.
Nous limiterons notre exposé à la réquisition des grains. FERMAGES ET CONTRIBUTIONS EN NATURE. L'État
possédait dans son domaine de nombreux biens nationaux, biens d'émigrés
surtout, qui, en attendant d'être vendus, continuaient d'être affermés. Il
était naturel qu'on exigeât des fermiers une part de leur récolte en guise de
fermage. Dès le 11 janvier 1793, un décret avait obligé les fermiers des
biens nationaux, qui étaient tenus d'après leurs baux, à des rentes en
nature, à acquitter ces rentes de la même manière dans les magasins
militaires — ceci par dérogation à la loi du 5 septembre 1791 qui les avait
autorisés à transformer cette redevance en nature en une redevance en argent.
Le décret du 5 juillet 1793 mit à la disposition des administrations
départementales les grains provenant des terres d'émigrés. Quand on institua
les greniers d'abondance, par la loi du 9 août 1793, on invita les
contribuables à acquitter leurs impôts par des versements en grains dans les
magasins nationaux. Le décret du 23 août 1793 sur la levée en masse fit de
cette invitation une obligation stricte. Désormais, tous les fermiers des
biens nationaux sans exception, même ceux qui n'y étaient pas tenus par leurs
baux, furent obligés de payer leurs fermages en grains. Quant aux
contribuables récoltants, ils durent eux aussi acquitter de la même façon, en
nature, toutes leurs contributions arriérées et les deux tiers des
contributions de l'année 1793. L'obligation fut renouvelée et précisée à
l'égard des fermiers nationaux par le décret du 16 brumaire, qui mit ces
grains à la disposition de la Commission des subsistances, alors que
précédemment ils étaient administrés par les autorités locales. Les
directoires de district étaient dessaisis. Désormais les gardes-magasins
étaient nommés, destitués et remplacés par la Commission des subsistances. La
Commission fit de louables efforts pour remplir les greniers d'abondance au
moyen des blés des fermiers nationaux et des blés des contribuables
récoltants. Elle multiplia à cet effet les circulaires. Mais il ne semble pas
que ses appels aient obtenu grand résultat. Elle se plaint, dans sa
circulaire du 3 germinal (23 mai 1794), que, malgré ses ordres réitérés, les greniers
d'abondance n'ont pas été partout organisés. Certains districts, dit-elle,
n'ont point établi de greniers, « sous prétexte qu'ils n'avaient point
de grains à y déposer ». Ce « prétexte » était pourtant une raison assez
sérieuse. « D'autres, continuait la circulaire, ont désigné un local
pour cet établissement sans s'occuper du choix du garde-magasin. Les
renseignements parvenus à la Commission sont partiels, inexacts ou
insignifiants. » Les
blés des fermages et des contributions étaient aussitôt enlevés que versés. ils ne suffisaient pas à garnir les greniers. Aussi, à
partir du 18 nivôse, la Commission prescrivit-elle d'y verser les grains de
réquisition. LES GRENIERS D'ABONDANCE DANS LE DOUBS. Même
dans les départements comme dans le Doubs où les administrations locales
semblaient prendre à tâche d'obéir aux prescriptions venues de Paris, les
greniers d'abondance n'eurent, au début tout au moins, qu'une existence
fictive. Dans le
Doubs, le représentant Bassal avait ordonné, par un arrêté du 5 frimaire, que
les greniers d'abondance seraient alimentés non seulement par les grains des
fermages et des contributions, mais par les grains de réquisition de tous les
cultivateurs, ceux-ci ne devant conserver chez eux qu'un approvisionnement de
quatre mois, plus leur semence. Les administrations locales s'efforcèrent
d'éluder l'arrêté. « Les riches propriétaires de grains, lit-on dans le
précis des opérations du département du Doubs à l'égard des subsistances[1], ont répandu l'alarme dans les
campagnes sur l'établissement des greniers de cantons, sous le prétexte des
risques des frais de transport et de manutention », et enfin le district de
Besançon, par mesure de sûreté publique, ordonna, le 28 frimaire, l'établissement
de greniers dans chaque commune de son ressort où il y aurait des
emplacements. C'était là précisément ce que désiraient les propriétaires de
grains. Ils sentaient combien il était difficile d'établir ces greniers et,
grâce à ce moyen, ils espéraient garder chez eux leur récolte. Le département
prévit cette nouvelle mesure de la cupidité et de l'égoïsme. Il prit, le 29
frimaire, un nouvel arrêté afin de généraliser la mesure du district de
Besançon aux cinq autres, mais il eut grand soin de faire connaître « les
inconvénients qu'il y aurait à laisser les grains entre les mains des
cultivateurs ou propriétaires et qu'il fallait de bonne heure les accoutumer
à ne pas regarder cette denrée comme une propriété exclusive ». L'auteur du
précis, qui est un membre du département, s'efforce de rejeter la faute sur
les districts, et particulièrement sur celui de Besançon. Il déclare que,
malgré l'arrêté du 29 frimaire, qui leur en faisait défense expresse, les
districts ont laissé les grains chez les particuliers. « Ils leur ont
donné la facilité de satisfaire leur avarice, leur cupidité et leur égoïsme,
et ils ont par-là rendu nulles toutes les mesures du département... »
Autrement dit, il n'y a pas eu de versement régulier dans les greniers
d'abondance. Ces greniers, qui devaient être organisés dans chaque commune du
Doubs, n'ont pas été établis sous prétexte d'insuffisance de locaux. Mais il
ne semble pas que le département ait mis la moindre vigueur à rappeler les
districts à leur devoir. Il invoque, il est vrai, à titre d'excuse que le
décret du 14 frimaire sur le gouvernement révolutionnaire lui avait enlevé toute
autorité sur les districts. Il importe de remarquer que la loi du 9 août
créait obligatoirement un grenier d'abondance par district — et non par
canton ou commune. Les représentants en mission dans le Doubs, ni Bassal, ni
Lejeune, n'ont fait respecter cette loi. Une preuve que les greniers n'existaient
pas encore au début de 1794, c'est que, par arrêté du 22 nivôse, le district
de Besançon renouvelle son arrêté du 28 frimaire précédent et prescrit
l'établissement d'un grenier par commune[2]. Pratiquement, il n'y eut pas
d'autres greniers d'abondance que les greniers militaires qui furent simplement
agrandis. À Besançon, le représentant Bassal, par arrêté du 3 frimaire,
transforma en annexe du grenier militaire la serre de l'émigré Chifflet qui
se trouvait placée près du bâtiment des vivres. LA LÉGISLATION SUR LES RÉQUISITIONS. Pour
bien comprendre comment s'opéraient les réquisitions de céréales et les
difficultés qui les entravaient, il est nécessaire d'entrer dans quelques
précisions sur la législation. Au
début, sous l'empire de la loi du 4 mai, remise en vigueur à la fin de
juillet 1793, les autorités requérantes étaient, en principe, les directoires
de département ou de district et les municipalités. Celles-ci exécutaient les
ordres des autorités supérieures. Les réquisitions n'avaient pour but que de
garnir les marchés, conformément aux règlements d'avant 1789. Mais, de plus
en plus, les autorités requérantes furent les représentants en mission, armés
de pouvoirs illimités, qu'ils fussent délégués à l'intérieur ou aux armées.
Les représentants adressaient leurs réquisitions aux départements qui les
faisaient exécuter par les districts et par les municipalités. Les
réquisitions des représentants comportaient des versements obligatoires dans
les magasins nationaux, à l'inverse des réquisitions des corps administratifs
et des municipalités qui ne comportaient que l'obligation de conduire au marché
une certaine quantité de grains. Le décret du 15 août 1793 sur
l'approvisionnement de Paris dit formellement, dans son article 1 et, que les
représentants du peuple ou leurs délégués pourront requérir les propriétaires
et fermiers de fournir 4 quintaux de grains par charrue. Les autorités étaient
déclarées responsables sur leur tête de l'exécution des réquisitions. Les
fermiers qui refuseraient ou tarderaient seraient traités en ennemis publics,
mis en arrestation et leurs grains confisqués. Le
décret du 17 août 1793 punit les fausses déclarations de dix ans de fers et
de la confiscation des grains. Le décret du 25 août 1793, voté au lendemain
de la levée en masse, autorisa le ministre de l'Intérieur à adresser des réquisitions
aux départements bien fournis en faveur des départements déficitaires ; niais
le ministre de l'Intérieur Paré expliqua, dans une circulaire du 31 août,
qu'il n'avait pas l'intention d'user de son droit de réquisition, sauf dans
les circonstances exceptionnelles, après épuisement complet des ressources
locales : « Il suffira, disait-il, qu'un approvisionnement quelconque existe,
pour qu'une réquisition ne puisse être demandée fructueusement au Conseil
(exécutif), attendu qu'une commune ne saurait être regardée comme manquant de
subsistances tant qu'il y en aura dans l'étendue du district, ni le district,
tant que les grains du cru du département ne seront pas épuisés. » Il y
eut désormais trois autorités requérantes ; les corps administratifs élus,
les représentants en mission, le ministre de l’Intérieur. Le
décret du 11 septembre, qui institua le maximum des grains, augmenta les
pouvoirs du ministre de l'Intérieur en lui confiant expressément les
réquisitions pour approvisionner Paris. Il fut seulement tenu de se
concerter, pour l'exécution, avec la municipalité parisienne. Afin de mettre
un peu d'ordre et d'ensemble dans le flot des réquisitions, les représentants
du peuple auprès des armées furent invités à faire passer au ministre un
duplicata de leurs réquisitions (article 23). Le décret ne disait rien des
représentants en mission à l’intérieur. Certains se demandèrent s'ils avaient
toujours le droit de réquisition. Barère fit rendre, le 13 brumaire, un
décret qui leur confirma ce droit et qui leur accorda, en outre, le droit de
préhension. Quand
la Commission des subsistances fut organisée au début de brumaire, elle
hérita des attributions antérieurement conférées au ministre de l'Intérieur. Les
inconvénients de ce système qui juxtaposait trois autorités requérantes
distinctes : représentants, commission, corps administratifs et municipaux,
et qui ne circonscrivait en rien les pouvoirs rivaux de chacune d'elles[3], ne tardèrent pas à se faire
sentir et à soulever des critiques. Collot d'Herbois, alors en mission à
Lyon, écrivit au Comité de Salut public, le 19 brumaire, 9 novembre 1793 : « Citoyens
collègues, je vous ai fait part de notre désespérante situation relativement
aux subsistances. J'ai observé que le débat croisé des réquisitions de nos
collègues causait le plus grand embarras. Vous avez fait décréter (le 13
brumaire) que les
représentants devaient user du droit de préhension pour soutenir leurs réquisitions.
Il n'en résultera pas le bien que vous espérez. Tout ce qui est requis et
contesté par plusieurs va être pris par celui qui se trouvera le plus près.
C'est celui-là qui souvent a moins de besoin et qui, écartant la vue de ceux
des autres, fait souvent les demandes les plus démesurées. S'il arrive que
ses autres collègues envoient la force armée pour soutenir leurs réquisitions
et le droit de préhension qui leur est commun, ne craignez-vous pas que la querelle
des réquisitions, déjà bien vive et bien animée dans plusieurs
départements, ne se tourne en combat ?... Voilà de quoi la Commission (des
subsistances) doit
s'occuper avant tout : c'est de bien distribuer ce qui est disponible. Vous
pouvez amender le décret en disant que le droit de préhension ne s'exercera
d'abord par les représentants du peuple que sur le quart de ce qui peut être
réservé pour l'exécution de leurs réquisitions. » Les
réflexions de Collot d'Herbois sur la querelle des réquisitions, comme il
disait, ne manquaient pas de justesse. Il fallut cependant qu'elles fussent
renouvelées et précisées par d'autres représentants, avant que le Comité de
Salut public se décidât à y faire droit. Voici
le représentant Ingrand qui, de Poitiers, écrit à la Convention, le 27
brumaire, 17 novembre 1793 : « Tout serait tranquille dans ce département, si
les subsistances n'étaient pas le prétexte de tous les mouvements et de
toutes les inquiétudes. Trois à quatre départements
avoisinant celui de la Vienne ont obtenu des réquisitions de grains à
prendre sur ce dernier ; ces réquisitions ont été données par des
représentants qui ignoraient l'état positif des subsistances de ce département
qui, d'après le recensement de ses greniers, a un déficit considérable. Je
crois que les réquisitions partielles, à moins qu'elles ne soient pour
alimenter les armées, sont du plus grand danger et qu'il faudrait qu'elles ne
fussent faites (à moins de besoins extraordinaires) que d'après le tableau et recensement
exact de tous les grains de la République... Il serait peut-être utile
d'empêcher par un décret ces réclamations partielles et d'ordonner que les
départements qui ont des besoins s'adresseront â la commission chargée de
cette partie d'administration ou au Conseil exécutif provisoire... Autrement
dit, Ingrand voudrait centraliser toutes les réquisitions aux mains de la
Commission des subsistances. Ces
plaintes, qu'Ingrand renouvela le 14 frimaire, finirent par être entendues.
Par un important arrêté en date du 7 nivôse, 17 décembre 1793, le Comité de
Salut public, sur le rapport de la Commission des subsistances, délimita les
zones d'approvisionnement de chaque armée, en affectant à chacune un certain
nombre de départements et de districts. Désormais les réquisitions militaires
furent circonscrites. C'était seule- ment en cas d'une détresse absolue que
les représentants aux armées pourraient faire des réquisitions ailleurs que
dans leur zone, et encore à condition d'en prévenir clans les vingt-quatre heures
le Comité de Salut public et la Commission des subsistances. On espérait
ainsi éviter le croisement des réquisitions opérées par les représentants. Afin
d'accélérer l'exécution des mesures de salut public, la loi du 14 frimaire
sur le gouvernement révolutionnaire avait isolé les administrations de
district des administrations de département. Les districts correspondaient
directement avec le pouvoir central. Cela n'allait pas sans inconvénients.
Garnier, de Saintes, en mission à Alençon, fit remarquer au Comité de Salut
public, dans sa lettre du 11 nivôse, que les districts qui ne trouvaient pas
sur place leur subsistance ne pouvaient pas recourir aux districts voisins : « Ces
différentes administrations étant sans autorité les unes sur les autres ne
peuvent étendre leur pouvoir d'un territoire dans l'autre. Les
administrations de département estiment qu'elles ne doivent plus s'occuper de
cet objet important ; la loi parait implicitement le leur interdire, et il en
résulte que, dans les départements où il n'y a point de représentant du
peuple, un district est condamné à mourir de faim à côté d'un autre qui a
plus que ses besoins, parce qu'aucune autorité supérieure et protectrice
n'existe pas pour requérir les versements d'un district à l'autre. »
L'observation de Garnier, de Saintes, ne fut pas perdue. Le 18 nivôse, une
circulaire de la Commission des subsistances rétablit facultativement pour
les réquisitions l'échelon du département. Dès le 3 nivôse, un arrêté du Comité
de Salut public avait autorisé la Commission des subsistances à correspondre
soit avec les administrations de département, soit avec celles de district et
à adresser ses réquisitions aux unes comme aux autres. Les
autorités locales ne pouvaient primitivement user du droit de réquisition que
pour garnir les marchés de leur circonscription. Il arriva que beaucoup de
communes, pour se soustraire aux réquisitions, créèrent de nouveaux marchés qui
dérangeaient les circonscriptions établies et déroutaient ainsi l'action
administrative. Un décret du 18 vendémiaire, 9 octobre 1793, supprima tous
les nouveaux marchés ainsi créés et maintint les arrondissements des anciens
marchés existant avant 1789. Mais il y avait des marchés dont la
circonscription s'étendait sur plusieurs districts, et les districts n'avaient
le droit de réquisition qu'à l'intérieur de leur ressort. Le décret du 18
vendémiaire y pourvut en autorisant l'administration du district où était
situé le marché à faire des réquisitions dans toute l'étendue de la
circonscription de ce marché, même dans la partie débordant de sa juridiction
propre. Une
dernière difficulté subsistait. Il y avait des cas où il ne suffisait pas de
requérir du blé pour garnir les marchés, mais où il était urgent d'exercer le
droit de réquisition en faveur de telle ou telle commune particulière. Par un
arrêté du 18 nivôse, 7 janvier 1794, le Comité de Salut public autorisa les
districts, « en cas de nécessité urgente et eu égard à l'éloignement des
marchés », à employer la voie des réquisitions directes pour faire attribuer
des subsistances aux communes déficitaires, à condition que la réquisition ne
dépasserait pas l'approvisionnement d'un mois et à la charge d'en informer la
Commission des subsistances[4]. Par la
force des choses, pour mettre de l'ordre et de l'ensemble dans les opérations
des autorités requérantes, on fut amené à élargir le rôle de la Commission
des subsistances. Au
début, beaucoup de représentants avaient vu avec jalousie l'action des agents
de la Commission[5]. Pour prévenir leurs
susceptibilités, le grand décret du 14 frimaire obligea les agents du Conseil
exécutif et de la Commission des subsistances « à rendre compte
exactement de leurs opérations aux représentants du peuple qui se trouveront
dans les mêmes lieux » (art. 14 de la section III). Mais peu à peu les préventions
s'affaiblirent, et certains représentants, moins jaloux de leurs pouvoirs que
de la bonne marche des services, demandèrent eux-mêmes au Comité de Salut
public de fortifier les attributions de la Commission. Ainsi Leflot écrivait
d'Orléans au Comité, le 14 pluviôse, 2 février 1794, qu'il était nécessaire
de placer l'action entière des réquisitions dans la Commission des
subsistances. Sans cela, disait-il, il n'existera pas d'ensemble et il y aura
toujours des tiraillements fatigants pour le peuple et dangereux pour la
tranquillité publique. Ces observations étaient justes. Le 24 pluviôse, 12
février 1794, la Convention vota un décret aux termes duquel le droit de
réquisition et le droit de préhension étaient réservés en principe à la seule
Commission des subsistances[6]. Les représentants du peuple
qui croiraient devoir en user seraient tenus désormais de communiquer
d'avance leurs projets d'arrêtés au Comité de Salut public. L'approbation du
Comité était nécessaire pour donner validité à ces arrêtés. Les représentants
ne pourraient s'en passer que dans des cas particulièrement urgents. Le 27
germinal enfin, les réquisitions furent interdites « â tous autres que
la Commission des subsistances et les représentants du peuple près les
armées, sous l'autorisation expresse du Comité de Salut public ». À
partir de cette date, la centralisation des réquisitions est achevée. Tout
aboutit à la Commission des subsistances. Maintenant
que nous connaissons les autorités requérantes et que nous avons vu se
développer la législation, il faut examiner comment le système fonctionnait
dans la pratique et quelles étaient ses modalités. SUPPRESSION DE LA RÉSERVE FAMILIALE. Au
début, sous l'empire de la loi du 11 septembre 1793, ne pouvait être requis
que le superflu de la récolte du cultivateur. Celui-ci était autorisé à
garder une quantité de grains suffisante pour la nourriture de sa famille
pendant l'année et pour ses semences. Mais cette quantité réservée n'étant
pas fixée d'une façon précise, la loi prêtait à l'arbitraire. Le décret du 10
octobre sur le gouvernement révolutionnaire disait encore que « le nécessaire
de chaque département serait évalué par approximation et garanti ». Le
superflu serait seul soumis aux réquisitions. Cette clause de la loi fut de
toutes parts invoquée pour entraver l'exercice du
droit de réquisition. La
situation devint critique et, le 25 brumaire, la Convention supprima la
réserve familiale par un décret formel : « Considérant que la
malveillance s'efforce d'égarer le peuple, d'empêcher l'approvisionnement des
marchés et la circulation des grains destinés aux armées, de faire retenir
toutes les subsistances, sous prétexte de conserver l'approvisionnement d'une
année dans chaque commune et dans chaque canton, tandis que les nombreuses
armées qui couvrent les frontières et l'intérieur de la République exigent la
plus grande activité et ne permettent pas de calculer ce que les besoins
éloignés pourront exiger dans une autre saison... que des remplacements
successifs feront refluer les subsistances dans toutes les parties de la
République qui auront le plus fourni aux besoins des armées et aux
dispositions provisoires du gouvernement ; que toutes les subsistances
doivent être exposées et offertes dans chaque département à la consommation
ou, en attendant que les versements, qui seront toujours faits à temps,
comblent le déficit et remplacent les quantités nécessaires à la consommation
ordinaire des habitants ; que toute disposition tendant à resserrer les
subsistances et les ressources locales serait un attentat contre la sûreté et
le salut de la République... » Le décret donnait aux réquisitions une
amplitude illimitée, et la Commission des subsistances avait raison de dire,
dans sa circulaire du 4 frimaire, qu'il « mettait dans une sorte de
communauté l'universalité des subsistances de la République
»... « Ainsi donc, ajoutait-elle, on n'entendra plus le propriétaire
égoïste calculer froidement des besoins de l'avenir pour avoir un prétexte de
refuser à son frère les moyens de subvenir aux besoins du moment. » Dans la
pratique, les autorités locales ou les représentants fixèrent par arrêtés la
quantité des grains qui serait laissée provisoirement à chaque récoltant.
Ainsi, dans le district de Chaumont, un arrêté du 11 prairial an II, 30 mai
1794, réduisit à 37 livres ½, à partir du 4 prairial, la quantité des grains
et farines que chaque habitant pourrait garder chez lui, le surplus devant être
transporté sous cinq jours au magasin militaire de Chau- mont pour satisfaire
à une réquisition de 10.281 quintaux au bénéfice de l'armée de la Moselle. Un
arrêté subséquent, en date du 15 prairial, éleva à 51 livres 1/2 la quantité
réservée à chaque habitant[7]. LES RÉSISTANCES AUX RÉQUISITIONS Si l'on
songe que toutes les institutions de l'ancien régime portaient la marque du
particularisme, que les hommes, depuis des siècles, étaient voués à
l'isolement dans la province et dans la caste, que le privilège et
l'inégalité avaient façonné leur mentalité, on se rendra compte de la
hardiesse inouïe d'une telle mesure et de ses difficultés d'application. À
notre époque, les lois à tendances socialistes trouvent une atmosphère
favorable, parce que le suffrage universel, l'égalité devant la loi et devant
l'impôt ont fait peu à peu disparaître ou ont abaissé tout au moins les
barrières d'égoïsme et d'isolement. La nécessité du salut public, la
préoccupation de la défense nationale font accepter, sans trop de résistance,
des mesures que nos aïeux auraient estimées draconiennes. On ne résiste plus,
ou du moins très rarement, aux réquisitions militaires. On se soumet d'assez
bonne grâce au contrôle gouvernemental sur la production et la consommation
des denrées nécessaires à la vie. L'horizon humain s'est agrandi au-delà de
la famille, au-delà de la classe, au-delà du clocher et de la province : il
embrasse la nation. Combien différente la situation en ce temps-là ! Une
moitié de la France soupirait après le retour du roi légitime et faisait des
vœux, plus ou moins secrets, pour la victoire de l'ennemi. Toute loi révolutionnaire
se heurtait à de sourdes et tenaces résistances politiques. Ces résistances
étaient beaucoup plus fortes encore quand elles pouvaient, comme dans le cas
présent, se fortifier par l'intérêt individuel, par le droit de propriété,
par toute une éducation individualiste et particulariste. C'est ce qui explique
pourquoi les recensements et les réquisitions ne s'opèrent qu'aux prix des
plus grandes difficultés. Dans
l'Yonne, nous dit M. Charles Porée, des commissaires de la Commission des
subsistances sont assaillis dans les villages. « La commune de Leugny n'obéit
à une réquisition au profit de Coulange-sur-Yonne qu'après la destitution de
ses officiers municipaux et l'envoi de 50 gardes nationaux[8]. » « À Noyers (en avril 1794), les commissaires (aux
réquisitions), obligés
de se faire escorter par un détachement de la garde nationale, se trouvèrent
en face d'une foule de 200 femmes, massées devant la maison commune, qui les
accueillirent par des huées, et le maire refusa de délivrer des billets de
logement aux gardes nationaux. A. Trichey, les délégués de la commune d'Auxerre
découvrirent du blé caché dans une baignoire ; à Châtel-Gérard ils en
trouvèrent dans des cuveaux couverts de linge ; un habitant de Chassigneules
avait caché le sien dans des sacs nichés derrière des meubles et jusque dans
une feuillette dissimulée dans du Lainier ; les communes d'Ancy-le-Libre,
Argenteuil, Vireaux, Lézinnes, Commissey, Cusy, Pimelles, Thorey, Ruguy,
Saint-Martin, Chemilly, Arthonnay, Senevoy, vingt autres essayaient par tous
les moyens d'éluder la réquisition[9]. » Le 4 mai 1794, la
société populaire de Coulanges-la-Vineuse fut assaillie dans le lieu de ses
séances. par une foule furieuse et obligée de se
disperser, tandis que les agresseurs, ouvrant l'église, y passèrent une
partie de la nuit à sonner les cloches, à chanter des hymnes à solliciter la clémence
d'en-haut[10] » (une grêle
venait de détruire une partie des récoltes). Deux mois plus tard, le 21 juin 1794, des
cultivateurs du hameau des Loges, les frères Chaperon, plutôt que d'obéir à
la loi, se barricadèrent dans leur ferme, tuèrent cinq gardes nationaux et en
blessèrent 17. Pour avoir raison de leur résistance, il fallut incendier leur
maison. Ce qui
s'est passé dans l'Yonne s'est répété dans la Haute-Marne[11], Le 19 ventôse, un arrêté du
district de Chaumont ordonna l'arrestation de nombreux maires et agents
nationaux des communes en retard pour la fourniture des réquisitions. Les
arrestations se succèdent les jours suivants. Le 7 germinal, 27 mars 1794, le
district ordonne l'envoi de 4 brigades de gendarmerie et de 50 hommes de la
garde nationale pour exécuter les réquisitions dans la commune de Meures.
Douze femmes furent arrêtées, mais les poursuites se terminèrent par des
acquittements. La résistance ne désarma pas. Le mois suivant, les 2 et 4
prairial, 21 et 23 mai 1794, le district de Chaumont ordonna de nouveau
l'arrestation d'un grand nombre de maires et d'agents nationaux de son
arrondissement. Les maires sont internés à Chaumont et tenus de se présenter
à deux appels chaque jour. On les garde en otages jusqu'à l'exécution des
réquisitions. En messidor on emploie de nouveau la force armée. Des
contingents de gardes nationaux choisis parmi les patriotes accompagnent les
commissaires aux réquisitions qui sont pris dans le club et dans le comité
révolutionnaire. Dans
l'Eure, il n'en va pas différemment. « La résistance, dit M. Évrard[12], s'aggrave (dans le district
des Andelys) de rassemblements armés et d'actes de gaspillage des récoltes
plus nombreux (encore) qu'autour d'Évreux des gerbes sont trouvées à demi
battues chez les meuniers, du blé vert est arraché en herbe. Certains propriétaires
préfèrent dévaster leurs champs plutôt crue de se
conformer aux ordres du gouvernement révolutionnaire. » La résistance n'avait
donc pas seulement un caractère économique, mais un caractère politique -fort
net C'est pourquoi, pour juger avec équité les lois révolutionnaires, il ne
faut jamais perdre de vue cet élément politique. M. Évrard fait observer que
les troubles pendant la période du maximum furent cependant moins graves
qu'ils ne l'avaient été dans la même région au printemps de 1792. Les attroupements
plus rares furent vite dispersés, « ainsi à Bourgthéroude, à
Saint-Georges-du-Theil où des mutins armés de bâtons guettaient pendant la
nuit le départ des voitures et menaçaient l'agent national ». Il ne semble
pas que dans l'Eure on ait dû procéder à des arrestations en masse des agents
municipaux des campagnes, comme on le fit dans la Haute-Marne[13]. Dans le
Nord, le représentant Laurent ordonna, le 3 pluviôse, 22 janvier 1794,
d'arrêter les maires et agents nationaux des villages récalcitrants. « On
arrêta, dit M. Lefebvre[14], 23 maires. Mais, pour
l'approvisionnement des marchés, la peur qu'inspirait le gouvernement
révolutionnaire suffit â contraindre le cultivateur. Après les difficultés du
début, qui provoquèrent des attroupements à Dunkerque, le 16 nivôse, les
versements furent assez réguliers. » M. Lefebvre explique bien pourquoi les
pénalités rigoureuses inscrites dans les lois, tant à l'égard des autorités
que des cultivateurs, étaient, en fait, la plupart du temps inapplicables. Le
décret du 15 brumaire stipulait l'arrestation des administrateurs, soit des
communes, soit des districts, soit des départements, qui n'auraient pas
fourni dans la quinzaine l'état des recensements des grains. Le grand décret
du 14 frimaire punissait de peines variées, allant de la privation des droits
politiques jusqu'aux travaux forcés, en passant par la confiscation du tiers
du revenu, les fonctionnaires et les membres des administrations négligents
ou prévaricateurs. Il fallut voter, le 18 germinal, un décret spécial aux
fonctionnaires qui suspendraient les réquisitions et les menacer de nouvelles
pénalités. En général, plus les lois répressives sont rigoureuses, moins
elles sont efficaces. M. Lefebvre l'a fort bien vu : « Les cultivateurs
défaillants, étaient trop nombreux pour qu'on pût les arrêter tous. Que
serait devenue l'agriculture ? C'est pourquoi on empruntera à l'ancien régime
l'expédient des garnisaires. Quand l'arriéré d'une commune devenait trop
considérable, on menaçait de lui envoyer des troupes de la garde nationale ;
la municipalité était requise de répartir les soldats chez les récalcitrants,
qui devaient les loger et les nourrir jusqu'à la livraison du contingent. Ce
moyen était très défectueux ; il entraînait des frais énormes, il ne
distinguait pas entre le coupable et le malheureux. Les garnisaires
commettaient beaucoup d'excès. » Il est probable que ce tableau est vrai
pour d'autres régions que le Nord. La
correspondance des représentants fournit à cet égard quelques indications. D'Alençon,
le 11 nivôse, Garnier de Saintes constate que « là les réquisitions
s'exécutent avec tant de lenteur que dans peu elles seront un moyen
impuissant d'approvisionner les grandes communes. Les municipalités, dit-il,
ne défèrent point aux ordres des districts ; si quelques-unes les exécutent,
les particuliers n'y obéissent point, et ainsi, de chainon en chaînon, tout
se désunit. La voie de la force armée est le dernier et le plus fâcheux des
moyens à employer ; il faut donc une loi coercitive et pénale contre les
citoyens malveillants et égoïstes qui refusent de satisfaire aux
réquisitions, et il importe de la faire rendre promptement ». Le même
représentant, quelques jours plus tard, le 26 nivôse, dénonce le département
du Calvados pour la mauvaise volonté qu'il a mise à exécuter ses
réquisitions. Sans le patriotisme du district de Falaise, 30.000 hommes du
département de l'Orne seraient morts de faim. Le 1er pluviôse, Garnier
signale encore qu'une émeute provoquée par l'enlèvement des grains a eu lieu
à Saint-Hilaire-de-Briouze. « Le peuple s'y est attroupé, il a fait
résistance, il a fallu décharger les subsistances clans le lieu qu'il a
indiqué... J'ai envoyé dans l'endroit 50 hommes de cavalerie, j'ai donné
ordre d'arrêter 4 ou 5 personnes les plus coupables. » Le 3
pluviôse, 22 janvier 1794, le représentant Le flot signale d'Orléans que les
communes de Belleville et de Léré ont fait prisonnier un détachement de
gardes nationaux envoyé pour protéger les réquisitions. Le 11 pluviôse, 30
janvier 1794, c'est Guimberteau qui écrit de Tours qu'il a envoyé le citoyen Mogue,
commissaire du Comité de Salut public, pour prévenir toute effusion de sang
entre les communes de Château-La-Vallière et du Lude « qui déjà se
menaçaient de marcher en armes l'une contre l'autre et de s'entr'égorger sous
le prétexte de l'approvisionnement de leurs marchés respectifs ». Tout
rentra d'ailleurs rapidement dans l'ordre. En
somme, les attroupements armés furent rares, beaucoup plus rares que clans
les crises de mars et de novembre 1792, en un temps où le maximum n'existait
pas. Alors certaines régions avaient été le théâtre de véritables
insurrections. Sous la Terreur je n'ai pas trouvé d'autres exemples de
troubles que ceux que je viens de rapporter. La résistance aux réquisitions
prit la plupart du temps la forme de l'inertie. Mais il faut dire que cette
résistance fut singulièrement facilitée par la négligence, le mauvais vouloir
et le conflit des autorités chargées de faire exécuter les lois. LE RÔLE DES REPRÉSENTANTS EN MISSION. Après
l'institution du gouvernement révolutionnaire, les autorités subalternes ont
sans doute été épurées par les représentants en mission. Mais les
représentants eux-mêmes, chargés de cette épuration, ne sont pas toujours
très zélés à faire exécuter les ordres du Comité de Salut public ou les
arrêtés de la Commission des subsistances. Il y en a qui prennent plus à
tâche de cultiver la popularité des populations auprès desquelles ils
exercent leurs fonctions qu'A servir l'intérêt général. De ce nombre furent
certainement Bassal, en mission dans le Doubs, et Prost qui lui succéda peu
après dans le Jura et dans le Doubs. Par son arrêté du 5 frimaire, Bassal
avait ordonné que les cultivateurs ne garderaient par devers eux qu'un
approvisionnement de 4 mois et qu'ils verseraient le surplus dans des
greniers d'abondance, il ne mit aucune vigueur à faire exécuter son arrêté
qui fut lettre morte. Quand Bassal fut rentré à la Convention, nous voyons
les autorités locales s'adresser à lui pour obtenir l'adoucissement ou la
mainlevée des réquisitions qu'elles étaient chargées d'exécuter pour les
armées ou pour les départements voisins du Mont-Terrible et du Haut-Rhin[15]. Un peu plus tard, en prairial,
c'est encore à Bassal et â Prost que le département du Doubs s'adresse pour
obtenir des secours en grains[16]. Les
représentants qui prenaient ainsi le parti des populations ont sans doute été
plus nombreux qu'on ne serait tenté de le supposer. Robespierre jeune, au
cours de sa mission en Franche-Comté, en pluviôse en II, fut de ceux-là.
Considérant que les habitants de plusieurs communes du district de Luxeuil
étaient obligés de se nourrir de pain d'avoine, il annula, le 16 pluviôse,
une réquisition qui obligeait ce district à fournir du blé au département des
Vosges[17]. La
Commission centrale des subsistances ne fut pas toujours aidée dans sa lourde
tâche par les représentants qui auraient dû la seconder. Il arriva souvent
que ceux-ci critiquaient ses opérations et les entravaient en soutenant
contre elle les intérêts locaux. Le 9 nivôse, 29 décembre 1793, Laurent se
plaint au Comité de Salut public de la Commission des subsistances qui fait
des promesses, dit-il, et qui n'envoie rien. Cette Commission, d'après lui,
voudrait exercer une surveillance jésuitique sur les représentants. Le 7
nivôse, plaintes analogues de Garnier de Saintes en mission à Alençon, etc. L'ARBITRAGE DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC. Les
autorités locales profitent de l'antagonisme entre la Commission et les
représentants pour tâcher d'éluder les réquisitions. Il naît des conflits
perpétuels entre les districts requis et les districts au profit desquels
sont faites les réquisitions. La faiblesse ou le parti pris des représentants
obligent souvent le Comité de Salut public à intervenir pour jouer le rôle
d'arbitre et de juge. Le
département du Cher avait reçu 4 réquisitions différentes : 10 une du
représentant Maure de fournir 1 500 quintaux au district de Saint-Fargeau
dans l'Yonne ; 20 une du représentant Richard de fournir 2.000 quintaux à
l'armée de l'Ouest ; 30 une du représentant Fouché en faveur des districts de
Cérilly et de Montluçon ; 4° une du même Fouché en faveur des districts de la
Charité et de Nevers. Le département du Cher réclama auprès de la Commission
des subsistances et le Comité de Salut public décida, le 3 frimaire, 23
novembre 1793 : loque la réquisition de Richard en faveur de l'armée de
l'Ouest serait immédiatement exécutée ; 20 que les autres réquisitions
seraient suspendues, « sauf aux autorités constituées dans les départements
de l'Yonne et de l'Allier à constater, d'une façon précise, leur situation en
subsistances, sauf à elles et à celles du département de la Nièvre à
déterminer d'une manière précise les communes du département du Cher qui
étaient dans l'usage de porter leurs grains dans les divers marchés de ces
départements ». Autre
exemple d'arbitrage. Fouché et Javogues avaient autorisé le district de
Cérilly dans l'Allier à faire des achats de grains dans les départements
voisins et même hors les marchés, ce qui était
contraire aux dispositions de la loi du 11 septembre. Le district de
Bellevue-les-Bains (Bourbon-Lancy) protesta aussitôt, et le Comité de Salut public,
sur le rapport de la Commission des subsistances, annula les réquisitions de
Javogues et de Fouché (arrêté du 4 nivôse, 24 dé- cembre 1793). Dans ce
cas particulier, le Comité de Salut public avait donné raison aux autorités
locales. Dans d'autres, plus fréquents, il était obligé d'intervenir pour les
forcer à l'obéissance. Le district de Bernay avait été requis par la
Commission des subsistances de mettre 4.000 quintaux de blé à la disposition
du district de Mortagne dans l'Orne. Le district réduisit de 4.000 à 200
quintaux la réquisition qu'il devait exécuter. Par arrêté du 21 nivôse, le
Comité de Salut public le rappelle sévèrement à l'ordre en lui reprochant de
compromettre les intérêts de la République et la vie des citoyens[18]. Dans certains cas difficiles,
le Comité de Salut public en- voyait sur place un enquêteur. Ainsi, le 29
ventôse, il envoya le représentant Bô dans le Tarn pour examiner les causes
du refus que les districts de ce département opposaient aux réquisitions. LES RÉSULTATS. Nous
avons vu comment s'est progressivement établi dans la législation le système
des réquisitions, quelles difficultés il rencontra dans la pratique, tant du
conflit des autorités requérantes que de la résistance des populations
encouragées par les menées souterraines des adversaires du régime, les défaitistes
de l'époque. De cet examen il résulte, semble-t-il, quelques conclusions
d'ordre général 1° Le
système a fonctionné, au début, d'une façon différente selon les régions. Les
représentants en mission ont assez souvent suivi une politique particulière
en matière de subsistances. Ce n'est que peu à peu, par l'action énergique du
Comité de Salut public et de la Commission des subsistances, qu'une certaine
uniformité a pu s'établir et que la centralisation a passé des lois dans les
faits. 2° On
pourrait croire que le système des réquisitions généralisées eût dû supprimer
absolument tout commerce libre des céréales, surtout après le vote de la loi
du 25 brumaire qui, par l'abrogation de la réserve familiale, mettait en
communauté tous les grains de la République, surtout après l'arrêté du Comité
de Salut public du 18 nivôse qui autorisait les réquisitions directes de commune
à commune. Certains auteurs ont cru, eu effet, qu'il en avait été ainsi. M.
Lefebvre écrit que l'arrêté du 18 nivôse « supprimait à peu près toutes voies
légales au commerce des bladiers en ravitaillant directement les grandes
villes. Jamais, ajoute-t-il, on ne fut plus près de transformer le commerce
du blé en monopole d'État[19] ». Je vois cependant qu'un mois
après cet arrêté, le directoire du district de Besançon approuve un marché passé
entre ses commissaires et un négociant de Saint-Seine, en Côte-d'Or, nommé
Foussard, qui s'engage à livrer dans les greniers d'abondance de Besançon la
quantité de 1.000 quintaux de blé, à raison de la taxe, plus 6 livres par
quintal pour frais de voiture et commission[20]. Le commerce libre parvenait
donc encore à exister. Ce curieux exemple montre même qu'il était utilisé et
encouragé par les administrations. Mais il est probable que le commerce libre
ne réussit à se maintenir qu'en se faisant l'auxiliaire des autorités dans
l'embarras. 3°
Aucun texte législatif, à ma connaissance, n'avait autorisé l'usage des
réquisitions au profit des particuliers. J'ai cependant rencontré aux
archives de nombreux arrêtés administratifs employant la voie de Ta
réquisition pour nourrir les ouvriers des usines de guerre ou pour
approvisionner les maîtres de poste et les aubergistes, Ainsi, entre cent
autres, le 14 pluviôse, le district de Besançon ordonne une réquisition de
grains au profit des ouvriers des forges de Montcley. J'ai publié dans les Annales
révolutionnaires d'octobre-décembre 1914, un curieux arrêté, par lequel
Robespierre jeune pourvut, le 24 pluviôse, à l'approvisionnement des auberges
du département de la Haute-Saône par la voie des réquisitions. 4° En
ce qui concerne les résultats du système, il serait facile de grouper en un
sombre tableau, à la manière de Taine, quelques faits isolés et successifs,
et de s'écrier que la réglementation a fait faillite et que, loin de
préserver la France de la famine, elle a accru la disette. J'ai pour les recherches
érudites de mon excellent confrère, M. Marcel Marion, une haute estime. Je
crains pourtant que la sévérité de ses jugements sur l'œuvre économique de la
Convention ne soit pas exempte de parti pris. « Tallien, écrit-il dans
un article du Correspondant, voit dans le Bec-d'Ambez, ci-devant
Gironde, les habitants réduits à un quart de livre de mauvais pain par jour,
qui encore manque souvent[21]. » Sans doute, mais M.
Marion devrait nous dire si, avant l'institution du maximum et de la
réglementation qu'il considère comme la cause de tous les maux., la situation
était meilleure dans ce département. Or il n'en était rien. M. Marion devrait
aussi faire observer que Tallien, dans cette lettre qu'il cite[22], réclame des secours au Comité
de Salut public et qu'il a intérêt, par conséquent, à exagérer la situation.
Et surtout M. Marion, pour être impartial et juste, ne devrait pas oublier
que le même Tallien, dans sa lettre du 20nivôse, 9 janvier 1794, également
datée de Bordeaux, avait écrit ci Les subsistances qui nous avaient, comme
vous le savez, donné beaucoup d'inquiétude, commencent à devenir abondantes.
Tous les départements viennent à notre secours ; ceux du Lot-et-Garonne, de la
Vienne et des Deux-Sèvres se sont principalement signalés par l'empressement
qu'ils ont mis à partager avec nous-même leur nécessaire[23]. » M.
Marion cite une lettre de Boisset, en date du 30 pluviôse, où il est dit que
dans les départements de la Lozère et de l'Aveyron, on est réduit à manger
des glands[24]. Mais cette citation n'est pas
celle de la lettre même. Elle provient d'un résumé, d'une analyse, dont
l'exactitude est peut-être contestable. Puis M. Marion pourrait savoir que la
famine existait dans ces départements du Midi et qu'on y mangeait du gland et
des herbes bien avant qu'il fût question d'instituer le maximum et les
réquisitions. C'est
aussi d'une analyse, et non de la lettre même de Garnier de Saintes[25], que M. Marion tire cette
affirmation que, dans l'Orne, en nivôse an II, « plusieurs personnes
sont mortes de faim et que d'autres s'alimentent dans ce moment d'herbes et
de son ». Ici encore il ne faudrait pas omettre d'ajouter que Garnier de
Saintes se plaint de l'inexécution des réquisitions qu'il a adressées au
Calvados et qu'il a intérêt à noircir le tableau pour que le Comité de Salut
public lui prête main-forte. Puis on
est mis en quelque défiance contre les généralisations de M. Marion quand on
le voit, dans ce même article du Correspondant, appeler couramment le peuple,
sur lequel cependant il s'apitoie, la populace. Il
écrit dans son article de la Revue des Études historiques : « Dans
l'Indre, on mange du pain de glands, d'avoine et de légumes[26]. » Si on se reporte à la
référence, à une lettre de Michaud, datée du 3 pluviôse[27], on voit que Michaud dit
seulement : « D'après les données exactes que m'a présentées l'agent de
la Commission des subsistances, la médiocrité des ressources qui y existe est
très alarmante ; car à peine y a-t-il quelques communes qui puissent en
fournir à celles qui en manquent, et la pénurie de celles-ci est déjà si
réelle que, depuis quelque temps, elles font entrer dans leur pain une
certaine quantité d'avoine et de légumes. » Il n'est pas question de
glands. Il est dit que dans certaines communes, et seulement depuis quelque
temps, on mélange au blé de l'avoine et des légumes. Ce n'est pas là manger « du
pain de glands, d'avoine et de légumes ». Je ne
veux pas pousser plus loin cette discussion. Les faits cités par M. Marion
sont exceptionnels. Ils sont grossis, soit par M. Marion, soit par ses
témoins qui ont intérêt à apitoyer le Comité de Salut public, afin d'en tirer
des secours. De l'ensemble de la correspondance des représentants en mission
comme des autres sources que j'ai consultées, je recueille une impression
toute différente de celle de M. Marion. La réquisition des grains, si elle
s'exécuta au prix de sérieuses difficultés dans certaines régions, s'exécuta
quand même et elle atteignit largement son but qui était de nourrir les
villes et les armées. S'il y eut des troubles par endroits, ils furent
beaucoup plus rares et beaucoup moins graves que dans la période antérieure,
au temps où existait la liberté du commerce. Rien de comparable aux énormes
attroupements armés qui pillèrent la Beauce et le Valois au printemps et à
l'automne de 1792. S'il y eut malgré tout des disettes, elles furent locales
et momentanées. On y mit promptement ordre. Les adversaires du maximum oublient pour prouver leur thèse de nous démontrer que la politique de taxation et de réglementation qui s'imposa à la Convention et au Comité de Salut public pouvait être évitée, vu les circonstances. Ce sont des nécessités politiques et patriotiques inéluctables qui ont imposé cette politique à des hommes d'État qui étaient aussi enragés partisans du libéralisme économique que peut l'être M. Marion lui-même. S'ils n'ont pu faire autrement, comment serait-on en droit de leur faire grief d'avoir sauvé la France en renonçant, devant les nécessités d'une situation sans issue, à leurs propres idées théoriques ? Ne devrait-on pas plutôt les en louer, puisqu'ils n'ont pas été de ceux à qui la leçon des faits n'apprend rien ? Je pense, avec M. Lefebvre, que l'analyse impartiale des faits oblige à conclure que « le gouvernement de Robespierre, pour parler comme lui, a sauvé la France ouvrière de la famine ». |
[1]
Archives du Doubs, L. 299.
[2]
Archives du Doubs, L. 562.
[3]
Les pouvoirs des autorités élues étaient seuls circonscrits « dans leur
arrondissement », mais les représentants avaient des pouvoirs illimités
dont ils usèrent en concurrence.
[4]
Isoré, en mission dans le Nord, n'avait pas attendu cet arrêté pour ordonner
des réquisitions directes en faveur des communes. Voir LEFEBVRE, Les subsistances dans le
district de Bergues, t. I, p. LXI.
[5]
Ainsi Dubouchet écrivait de Meaux au Comité de Salut public, le 6 brumaire,
qu'il serait désirable de confier aux seuls représentants la partie des
subsistances, à l'exclusion du conseil exécutif, et cela au moment même où on
installait la Commission de subsistances.
[6]
Ce décret manque au recueil de M. Caron sur le commerce des céréales.
[7]
Charles LORAIN, Les
subsistances dans le district de Chaumont, t. I, pp. 681, 686.
[8]
Charles PORÉE, Les
subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LIV.
[9]
Charles PORÉE, Les
subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LXV.
[10]
Charles PORÉE, Les
subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LXVIII.
[11]
Charles LORAIN, Les
subsistances dans le district de Chaumont, t. I, pp. 508, 510, 523, 550,
563, 565, 650, 673, 680.
[12]
Bulletin de la commission d'histoire économique de la Révolution, 1909,
p 67 et suiv.
[13]
M. Évrard ne cite que l'arrestation du maire d'Harcourt et de deux membres du
Conseil général de cette commune, par ordre du représentant Siblot.
[14]
LEFEBVRE, Les
subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. LXIV.
[15]
Voir aux archives du Doubs, L. 623, les lettres de Claude Ignace Dormoy, envoyé
en mission à Paris, par le département, en date des 6 et 7 nivôse
an II.
[16]
Archives du Doubs, L. 619. Lettres de Prost du 13 prairial et du 14 prairial an
II.
[17]
Voir les arrêtés de Robespierre jeune dans les Annales révolutionnaires
de janvier 1916, p. 88.
[18]
Voir plusieurs arrêtés du même ordre en date du 7 germinal, dans le recueil de
M. Aulard.
[19]
Les subsistances dans le district de Bergues, p. LXII.
[20]
Archives du Doubs, L. 562.
[21]
Correspondant du 25 janvier 1916. Voir aussi son étude de la Revue des
Études historiques de juillet-septembre 1917.
[22]
Lettre du 25 pluviôse. Aulard, t. XI, p. 128-129.
[23]
Aulard, t. X, pp. 145-146.
[24]
Aulard, t. XI, p. 265.
[25]
Aulard, t. IX, p. 703.
[26]
Revue des Etudes historiques de juillet-septembre 1917, p. 347.
[27]
Aulard, t. X, p. 447.