LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

TROISIÈME PARTIE. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE V. — LES RÉQUISITIONS DE GRAINS.

 

 

On s'accordait à dire que les subsistances, particulièrement les grains, existaient en France en quantité suffisante, mais il fallait les faire sortir des mains de leurs détenteurs qui les conservaient jalousement par défiance du papier-monnaie ou même par haine de la Révolution.

Pour nourrir les armées, les villes, les régions déficitaires, pas d'autre moyen que de recenser les grains et le bétail. Il fallait les amener ensuite aux centres de consommation. Opérations difficiles, si l'on songe qu'elles devaient se faire par la voie de la contrainte, opérations complexes qui ne comprenaient pas seulement la réquisition, mais la distribution et le rationnement.

Le pain jouait dans l'alimentation générale un rôle plus considérable encore que de nos jours. Il était la base de la nourriture de toute la classe populaire. Nous limiterons notre exposé à la réquisition des grains.

 

FERMAGES ET CONTRIBUTIONS EN NATURE.

L'État possédait dans son domaine de nombreux biens nationaux, biens d'émigrés surtout, qui, en attendant d'être vendus, continuaient d'être affermés. Il était naturel qu'on exigeât des fermiers une part de leur récolte en guise de fermage. Dès le 11 janvier 1793, un décret avait obligé les fermiers des biens nationaux, qui étaient tenus d'après leurs baux, à des rentes en nature, à acquitter ces rentes de la même manière dans les magasins militaires — ceci par dérogation à la loi du 5 septembre 1791 qui les avait autorisés à transformer cette redevance en nature en une redevance en argent. Le décret du 5 juillet 1793 mit à la disposition des administrations départementales les grains provenant des terres d'émigrés. Quand on institua les greniers d'abondance, par la loi du 9 août 1793, on invita les contribuables à acquitter leurs impôts par des versements en grains dans les magasins nationaux. Le décret du 23 août 1793 sur la levée en masse fit de cette invitation une obligation stricte. Désormais, tous les fermiers des biens nationaux sans exception, même ceux qui n'y étaient pas tenus par leurs baux, furent obligés de payer leurs fermages en grains. Quant aux contribuables récoltants, ils durent eux aussi acquitter de la même façon, en nature, toutes leurs contributions arriérées et les deux tiers des contributions de l'année 1793. L'obligation fut renouvelée et précisée à l'égard des fermiers nationaux par le décret du 16 brumaire, qui mit ces grains à la disposition de la Commission des subsistances, alors que précédemment ils étaient administrés par les autorités locales. Les directoires de district étaient dessaisis. Désormais les gardes-magasins étaient nommés, destitués et remplacés par la Commission des subsistances.

La Commission fit de louables efforts pour remplir les greniers d'abondance au moyen des blés des fermiers nationaux et des blés des contribuables récoltants. Elle multiplia à cet effet les circulaires. Mais il ne semble pas que ses appels aient obtenu grand résultat. Elle se plaint, dans sa circulaire du 3 germinal (23 mai 1794), que, malgré ses ordres réitérés, les greniers d'abondance n'ont pas été partout organisés. Certains districts, dit-elle, n'ont point établi de greniers, « sous prétexte qu'ils n'avaient point de grains à y déposer ». Ce « prétexte » était pourtant une raison assez sérieuse. « D'autres, continuait la circulaire, ont désigné un local pour cet établissement sans s'occuper du choix du garde-magasin. Les renseignements parvenus à la Commission sont partiels, inexacts ou insignifiants. »

Les blés des fermages et des contributions étaient aussitôt enlevés que versés. ils ne suffisaient pas à garnir les greniers. Aussi, à partir du 18 nivôse, la Commission prescrivit-elle d'y verser les grains de réquisition.

 

LES GRENIERS D'ABONDANCE DANS LE DOUBS.

Même dans les départements comme dans le Doubs où les administrations locales semblaient prendre à tâche d'obéir aux prescriptions venues de Paris, les greniers d'abondance n'eurent, au début tout au moins, qu'une existence fictive.

Dans le Doubs, le représentant Bassal avait ordonné, par un arrêté du 5 frimaire, que les greniers d'abondance seraient alimentés non seulement par les grains des fermages et des contributions, mais par les grains de réquisition de tous les cultivateurs, ceux-ci ne devant conserver chez eux qu'un approvisionnement de quatre mois, plus leur semence. Les administrations locales s'efforcèrent d'éluder l'arrêté. « Les riches propriétaires de grains, lit-on dans le précis des opérations du département du Doubs à l'égard des subsistances[1], ont répandu l'alarme dans les campagnes sur l'établissement des greniers de cantons, sous le prétexte des risques des frais de transport et de manutention », et enfin le district de Besançon, par mesure de sûreté publique, ordonna, le 28 frimaire, l'établissement de greniers dans chaque commune de son ressort où il y aurait des emplacements. C'était là précisément ce que désiraient les propriétaires de grains. Ils sentaient combien il était difficile d'établir ces greniers et, grâce à ce moyen, ils espéraient garder chez eux leur récolte. Le département prévit cette nouvelle mesure de la cupidité et de l'égoïsme. Il prit, le 29 frimaire, un nouvel arrêté afin de généraliser la mesure du district de Besançon aux cinq autres, mais il eut grand soin de faire connaître « les inconvénients qu'il y aurait à laisser les grains entre les mains des cultivateurs ou propriétaires et qu'il fallait de bonne heure les accoutumer à ne pas regarder cette denrée comme une propriété exclusive ». L'auteur du précis, qui est un membre du département, s'efforce de rejeter la faute sur les districts, et particulièrement sur celui de Besançon. Il déclare que, malgré l'arrêté du 29 frimaire, qui leur en faisait défense expresse, les districts ont laissé les grains chez les particuliers. « Ils leur ont donné la facilité de satisfaire leur avarice, leur cupidité et leur égoïsme, et ils ont par-là rendu nulles toutes les mesures du département... » Autrement dit, il n'y a pas eu de versement régulier dans les greniers d'abondance. Ces greniers, qui devaient être organisés dans chaque commune du Doubs, n'ont pas été établis sous prétexte d'insuffisance de locaux. Mais il ne semble pas que le département ait mis la moindre vigueur à rappeler les districts à leur devoir. Il invoque, il est vrai, à titre d'excuse que le décret du 14 frimaire sur le gouvernement révolutionnaire lui avait enlevé toute autorité sur les districts. Il importe de remarquer que la loi du 9 août créait obligatoirement un grenier d'abondance par district — et non par canton ou commune. Les représentants en mission dans le Doubs, ni Bassal, ni Lejeune, n'ont fait respecter cette loi. Une preuve que les greniers n'existaient pas encore au début de 1794, c'est que, par arrêté du 22 nivôse, le district de Besançon renouvelle son arrêté du 28 frimaire précédent et prescrit l'établissement d'un grenier par commune[2]. Pratiquement, il n'y eut pas d'autres greniers d'abondance que les greniers militaires qui furent simplement agrandis. À Besançon, le représentant Bassal, par arrêté du 3 frimaire, transforma en annexe du grenier militaire la serre de l'émigré Chifflet qui se trouvait placée près du bâtiment des vivres.

 

LA LÉGISLATION SUR LES RÉQUISITIONS.

Pour bien comprendre comment s'opéraient les réquisitions de céréales et les difficultés qui les entravaient, il est nécessaire d'entrer dans quelques précisions sur la législation.

Au début, sous l'empire de la loi du 4 mai, remise en vigueur à la fin de juillet 1793, les autorités requérantes étaient, en principe, les directoires de département ou de district et les municipalités. Celles-ci exécutaient les ordres des autorités supérieures. Les réquisitions n'avaient pour but que de garnir les marchés, conformément aux règlements d'avant 1789. Mais, de plus en plus, les autorités requérantes furent les représentants en mission, armés de pouvoirs illimités, qu'ils fussent délégués à l'intérieur ou aux armées. Les représentants adressaient leurs réquisitions aux départements qui les faisaient exécuter par les districts et par les municipalités. Les réquisitions des représentants comportaient des versements obligatoires dans les magasins nationaux, à l'inverse des réquisitions des corps administratifs et des municipalités qui ne comportaient que l'obligation de conduire au marché une certaine quantité de grains. Le décret du 15 août 1793 sur l'approvisionnement de Paris dit formellement, dans son article 1 et, que les représentants du peuple ou leurs délégués pourront requérir les propriétaires et fermiers de fournir 4 quintaux de grains par charrue. Les autorités étaient déclarées responsables sur leur tête de l'exécution des réquisitions. Les fermiers qui refuseraient ou tarderaient seraient traités en ennemis publics, mis en arrestation et leurs grains confisqués.

Le décret du 17 août 1793 punit les fausses déclarations de dix ans de fers et de la confiscation des grains. Le décret du 25 août 1793, voté au lendemain de la levée en masse, autorisa le ministre de l'Intérieur à adresser des réquisitions aux départements bien fournis en faveur des départements déficitaires ; niais le ministre de l'Intérieur Paré expliqua, dans une circulaire du 31 août, qu'il n'avait pas l'intention d'user de son droit de réquisition, sauf dans les circonstances exceptionnelles, après épuisement complet des ressources locales : « Il suffira, disait-il, qu'un approvisionnement quelconque existe, pour qu'une réquisition ne puisse être demandée fructueusement au Conseil (exécutif), attendu qu'une commune ne saurait être regardée comme manquant de subsistances tant qu'il y en aura dans l'étendue du district, ni le district, tant que les grains du cru du département ne seront pas épuisés. »

Il y eut désormais trois autorités requérantes ; les corps administratifs élus, les représentants en mission, le ministre de l’Intérieur.

Le décret du 11 septembre, qui institua le maximum des grains, augmenta les pouvoirs du ministre de l'Intérieur en lui confiant expressément les réquisitions pour approvisionner Paris. Il fut seulement tenu de se concerter, pour l'exécution, avec la municipalité parisienne. Afin de mettre un peu d'ordre et d'ensemble dans le flot des réquisitions, les représentants du peuple auprès des armées furent invités à faire passer au ministre un duplicata de leurs réquisitions (article 23). Le décret ne disait rien des représentants en mission à l’intérieur. Certains se demandèrent s'ils avaient toujours le droit de réquisition. Barère fit rendre, le 13 brumaire, un décret qui leur confirma ce droit et qui leur accorda, en outre, le droit de préhension.

Quand la Commission des subsistances fut organisée au début de brumaire, elle hérita des attributions antérieurement conférées au ministre de l'Intérieur.

Les inconvénients de ce système qui juxtaposait trois autorités requérantes distinctes : représentants, commission, corps administratifs et municipaux, et qui ne circonscrivait en rien les pouvoirs rivaux de chacune d'elles[3], ne tardèrent pas à se faire sentir et à soulever des critiques. Collot d'Herbois, alors en mission à Lyon, écrivit au Comité de Salut public, le 19 brumaire, 9 novembre 1793 : « Citoyens collègues, je vous ai fait part de notre désespérante situation relativement aux subsistances. J'ai observé que le débat croisé des réquisitions de nos collègues causait le plus grand embarras. Vous avez fait décréter (le 13 brumaire) que les représentants devaient user du droit de préhension pour soutenir leurs réquisitions. Il n'en résultera pas le bien que vous espérez. Tout ce qui est requis et contesté par plusieurs va être pris par celui qui se trouvera le plus près. C'est celui-là qui souvent a moins de besoin et qui, écartant la vue de ceux des autres, fait souvent les demandes les plus démesurées. S'il arrive que ses autres collègues envoient la force armée pour soutenir leurs réquisitions et le droit de préhension qui leur est commun, ne craignez-vous pas que la querelle des réquisitions, déjà bien vive et bien animée dans plusieurs départements, ne se tourne en combat ?... Voilà de quoi la Commission (des subsistances) doit s'occuper avant tout : c'est de bien distribuer ce qui est disponible. Vous pouvez amender le décret en disant que le droit de préhension ne s'exercera d'abord par les représentants du peuple que sur le quart de ce qui peut être réservé pour l'exécution de leurs réquisitions. »

Les réflexions de Collot d'Herbois sur la querelle des réquisitions, comme il disait, ne manquaient pas de justesse. Il fallut cependant qu'elles fussent renouvelées et précisées par d'autres représentants, avant que le Comité de Salut public se décidât à y faire droit.

Voici le représentant Ingrand qui, de Poitiers, écrit à la Convention, le 27 brumaire, 17 novembre 1793 : « Tout serait tranquille dans ce département, si les subsistances n'étaient pas le prétexte de tous les mouvements et de toutes les inquiétudes. Trois à quatre départements avoisinant celui de la Vienne ont obtenu des réquisitions de grains à prendre sur ce dernier ; ces réquisitions ont été données par des représentants qui ignoraient l'état positif des subsistances de ce département qui, d'après le recensement de ses greniers, a un déficit considérable. Je crois que les réquisitions partielles, à moins qu'elles ne soient pour alimenter les armées, sont du plus grand danger et qu'il faudrait qu'elles ne fussent faites (à moins de besoins extraordinaires) que d'après le tableau et recensement exact de tous les grains de la République... Il serait peut-être utile d'empêcher par un décret ces réclamations partielles et d'ordonner que les départements qui ont des besoins s'adresseront â la commission chargée de cette partie d'administration ou au Conseil exécutif provisoire... Autrement dit, Ingrand voudrait centraliser toutes les réquisitions aux mains de la Commission des subsistances.

Ces plaintes, qu'Ingrand renouvela le 14 frimaire, finirent par être entendues. Par un important arrêté en date du 7 nivôse, 17 décembre 1793, le Comité de Salut public, sur le rapport de la Commission des subsistances, délimita les zones d'approvisionnement de chaque armée, en affectant à chacune un certain nombre de départements et de districts. Désormais les réquisitions militaires furent circonscrites. C'était seule- ment en cas d'une détresse absolue que les représentants aux armées pourraient faire des réquisitions ailleurs que dans leur zone, et encore à condition d'en prévenir clans les vingt-quatre heures le Comité de Salut public et la Commission des subsistances. On espérait ainsi éviter le croisement des réquisitions opérées par les représentants.

Afin d'accélérer l'exécution des mesures de salut public, la loi du 14 frimaire sur le gouvernement révolutionnaire avait isolé les administrations de district des administrations de département. Les districts correspondaient directement avec le pouvoir central. Cela n'allait pas sans inconvénients. Garnier, de Saintes, en mission à Alençon, fit remarquer au Comité de Salut public, dans sa lettre du 11 nivôse, que les districts qui ne trouvaient pas sur place leur subsistance ne pouvaient pas recourir aux districts voisins : « Ces différentes administrations étant sans autorité les unes sur les autres ne peuvent étendre leur pouvoir d'un territoire dans l'autre. Les administrations de département estiment qu'elles ne doivent plus s'occuper de cet objet important ; la loi parait implicitement le leur interdire, et il en résulte que, dans les départements où il n'y a point de représentant du peuple, un district est condamné à mourir de faim à côté d'un autre qui a plus que ses besoins, parce qu'aucune autorité supérieure et protectrice n'existe pas pour requérir les versements d'un district à l'autre. » L'observation de Garnier, de Saintes, ne fut pas perdue. Le 18 nivôse, une circulaire de la Commission des subsistances rétablit facultativement pour les réquisitions l'échelon du département. Dès le 3 nivôse, un arrêté du Comité de Salut public avait autorisé la Commission des subsistances à correspondre soit avec les administrations de département, soit avec celles de district et à adresser ses réquisitions aux unes comme aux autres.

Les autorités locales ne pouvaient primitivement user du droit de réquisition que pour garnir les marchés de leur circonscription. Il arriva que beaucoup de communes, pour se soustraire aux réquisitions, créèrent de nouveaux marchés qui dérangeaient les circonscriptions établies et déroutaient ainsi l'action administrative. Un décret du 18 vendémiaire, 9 octobre 1793, supprima tous les nouveaux marchés ainsi créés et maintint les arrondissements des anciens marchés existant avant 1789. Mais il y avait des marchés dont la circonscription s'étendait sur plusieurs districts, et les districts n'avaient le droit de réquisition qu'à l'intérieur de leur ressort. Le décret du 18 vendémiaire y pourvut en autorisant l'administration du district où était situé le marché à faire des réquisitions dans toute l'étendue de la circonscription de ce marché, même dans la partie débordant de sa juridiction propre.

Une dernière difficulté subsistait. Il y avait des cas où il ne suffisait pas de requérir du blé pour garnir les marchés, mais où il était urgent d'exercer le droit de réquisition en faveur de telle ou telle commune particulière. Par un arrêté du 18 nivôse, 7 janvier 1794, le Comité de Salut public autorisa les districts, « en cas de nécessité urgente et eu égard à l'éloignement des marchés », à employer la voie des réquisitions directes pour faire attribuer des subsistances aux communes déficitaires, à condition que la réquisition ne dépasserait pas l'approvisionnement d'un mois et à la charge d'en informer la Commission des subsistances[4].

Par la force des choses, pour mettre de l'ordre et de l'ensemble dans les opérations des autorités requérantes, on fut amené à élargir le rôle de la Commission des subsistances.

Au début, beaucoup de représentants avaient vu avec jalousie l'action des agents de la Commission[5]. Pour prévenir leurs susceptibilités, le grand décret du 14 frimaire obligea les agents du Conseil exécutif et de la Commission des subsistances « à rendre compte exactement de leurs opérations aux représentants du peuple qui se trouveront dans les mêmes lieux » (art. 14 de la section III). Mais peu à peu les préventions s'affaiblirent, et certains représentants, moins jaloux de leurs pouvoirs que de la bonne marche des services, demandèrent eux-mêmes au Comité de Salut public de fortifier les attributions de la Commission. Ainsi Leflot écrivait d'Orléans au Comité, le 14 pluviôse, 2 février 1794, qu'il était nécessaire de placer l'action entière des réquisitions dans la Commission des subsistances. Sans cela, disait-il, il n'existera pas d'ensemble et il y aura toujours des tiraillements fatigants pour le peuple et dangereux pour la tranquillité publique. Ces observations étaient justes. Le 24 pluviôse, 12 février 1794, la Convention vota un décret aux termes duquel le droit de réquisition et le droit de préhension étaient réservés en principe à la seule Commission des subsistances[6]. Les représentants du peuple qui croiraient devoir en user seraient tenus désormais de communiquer d'avance leurs projets d'arrêtés au Comité de Salut public. L'approbation du Comité était nécessaire pour donner validité à ces arrêtés. Les représentants ne pourraient s'en passer que dans des cas particulièrement urgents. Le 27 germinal enfin, les réquisitions furent interdites « â tous autres que la Commission des subsistances et les représentants du peuple près les armées, sous l'autorisation expresse du Comité de Salut public ». À partir de cette date, la centralisation des réquisitions est achevée. Tout aboutit à la Commission des subsistances.

Maintenant que nous connaissons les autorités requérantes et que nous avons vu se développer la législation, il faut examiner comment le système fonctionnait dans la pratique et quelles étaient ses modalités.

 

SUPPRESSION DE LA RÉSERVE FAMILIALE.

Au début, sous l'empire de la loi du 11 septembre 1793, ne pouvait être requis que le superflu de la récolte du cultivateur. Celui-ci était autorisé à garder une quantité de grains suffisante pour la nourriture de sa famille pendant l'année et pour ses semences. Mais cette quantité réservée n'étant pas fixée d'une façon précise, la loi prêtait à l'arbitraire. Le décret du 10 octobre sur le gouvernement révolutionnaire disait encore que « le nécessaire de chaque département serait évalué par approximation et garanti ». Le superflu serait seul soumis aux réquisitions. Cette clause de la loi fut de toutes parts invoquée pour entraver l'exercice du droit de réquisition.

La situation devint critique et, le 25 brumaire, la Convention supprima la réserve familiale par un décret formel : « Considérant que la malveillance s'efforce d'égarer le peuple, d'empêcher l'approvisionnement des marchés et la circulation des grains destinés aux armées, de faire retenir toutes les subsistances, sous prétexte de conserver l'approvisionnement d'une année dans chaque commune et dans chaque canton, tandis que les nombreuses armées qui couvrent les frontières et l'intérieur de la République exigent la plus grande activité et ne permettent pas de calculer ce que les besoins éloignés pourront exiger dans une autre saison... que des remplacements successifs feront refluer les subsistances dans toutes les parties de la République qui auront le plus fourni aux besoins des armées et aux dispositions provisoires du gouvernement ; que toutes les subsistances doivent être exposées et offertes dans chaque département à la consommation ou, en attendant que les versements, qui seront toujours faits à temps, comblent le déficit et remplacent les quantités nécessaires à la consommation ordinaire des habitants ; que toute disposition tendant à resserrer les subsistances et les ressources locales serait un attentat contre la sûreté et le salut de la République... » Le décret donnait aux réquisitions une amplitude illimitée, et la Commission des subsistances avait raison de dire, dans sa circulaire du 4 frimaire, qu'il « mettait dans une sorte de communauté l'universalité des subsistances de la République »... « Ainsi donc, ajoutait-elle, on n'entendra plus le propriétaire égoïste calculer froidement des besoins de l'avenir pour avoir un prétexte de refuser à son frère les moyens de subvenir aux besoins du moment. » Dans la pratique, les autorités locales ou les représentants fixèrent par arrêtés la quantité des grains qui serait laissée provisoirement à chaque récoltant. Ainsi, dans le district de Chaumont, un arrêté du 11 prairial an II, 30 mai 1794, réduisit à 37 livres ½, à partir du 4 prairial, la quantité des grains et farines que chaque habitant pourrait garder chez lui, le surplus devant être transporté sous cinq jours au magasin militaire de Chau- mont pour satisfaire à une réquisition de 10.281 quintaux au bénéfice de l'armée de la Moselle. Un arrêté subséquent, en date du 15 prairial, éleva à 51 livres 1/2 la quantité réservée à chaque habitant[7].

 

LES RÉSISTANCES AUX RÉQUISITIONS

Si l'on songe que toutes les institutions de l'ancien régime portaient la marque du particularisme, que les hommes, depuis des siècles, étaient voués à l'isolement dans la province et dans la caste, que le privilège et l'inégalité avaient façonné leur mentalité, on se rendra compte de la hardiesse inouïe d'une telle mesure et de ses difficultés d'application. À notre époque, les lois à tendances socialistes trouvent une atmosphère favorable, parce que le suffrage universel, l'égalité devant la loi et devant l'impôt ont fait peu à peu disparaître ou ont abaissé tout au moins les barrières d'égoïsme et d'isolement. La nécessité du salut public, la préoccupation de la défense nationale font accepter, sans trop de résistance, des mesures que nos aïeux auraient estimées draconiennes. On ne résiste plus, ou du moins très rarement, aux réquisitions militaires. On se soumet d'assez bonne grâce au contrôle gouvernemental sur la production et la consommation des denrées nécessaires à la vie. L'horizon humain s'est agrandi au-delà de la famille, au-delà de la classe, au-delà du clocher et de la province : il embrasse la nation. Combien différente la situation en ce temps-là ! Une moitié de la France soupirait après le retour du roi légitime et faisait des vœux, plus ou moins secrets, pour la victoire de l'ennemi. Toute loi révolutionnaire se heurtait à de sourdes et tenaces résistances politiques. Ces résistances étaient beaucoup plus fortes encore quand elles pouvaient, comme dans le cas présent, se fortifier par l'intérêt individuel, par le droit de propriété, par toute une éducation individualiste et particulariste. C'est ce qui explique pourquoi les recensements et les réquisitions ne s'opèrent qu'aux prix des plus grandes difficultés.

Dans l'Yonne, nous dit M. Charles Porée, des commissaires de la Commission des subsistances sont assaillis dans les villages. « La commune de Leugny n'obéit à une réquisition au profit de Coulange-sur-Yonne qu'après la destitution de ses officiers municipaux et l'envoi de 50 gardes nationaux[8]. » « À Noyers (en avril 1794), les commissaires (aux réquisitions), obligés de se faire escorter par un détachement de la garde nationale, se trouvèrent en face d'une foule de 200 femmes, massées devant la maison commune, qui les accueillirent par des huées, et le maire refusa de délivrer des billets de logement aux gardes nationaux. A. Trichey, les délégués de la commune d'Auxerre découvrirent du blé caché dans une baignoire ; à Châtel-Gérard ils en trouvèrent dans des cuveaux couverts de linge ; un habitant de Chassigneules avait caché le sien dans des sacs nichés derrière des meubles et jusque dans une feuillette dissimulée dans du Lainier ; les communes d'Ancy-le-Libre, Argenteuil, Vireaux, Lézinnes, Commissey, Cusy, Pimelles, Thorey, Ruguy, Saint-Martin, Chemilly, Arthonnay, Senevoy, vingt autres essayaient par tous les moyens d'éluder la réquisition[9]. » Le 4 mai 1794, la société populaire de Coulanges-la-Vineuse fut assaillie dans le lieu de ses séances. par une foule furieuse et obligée de se disperser, tandis que les agresseurs, ouvrant l'église, y passèrent une partie de la nuit à sonner les cloches, à chanter des hymnes à solliciter la clémence d'en-haut[10] » (une grêle venait de détruire une partie des récoltes). Deux mois plus tard, le 21 juin 1794, des cultivateurs du hameau des Loges, les frères Chaperon, plutôt que d'obéir à la loi, se barricadèrent dans leur ferme, tuèrent cinq gardes nationaux et en blessèrent 17. Pour avoir raison de leur résistance, il fallut incendier leur maison.

Ce qui s'est passé dans l'Yonne s'est répété dans la Haute-Marne[11], Le 19 ventôse, un arrêté du district de Chaumont ordonna l'arrestation de nombreux maires et agents nationaux des communes en retard pour la fourniture des réquisitions. Les arrestations se succèdent les jours suivants. Le 7 germinal, 27 mars 1794, le district ordonne l'envoi de 4 brigades de gendarmerie et de 50 hommes de la garde nationale pour exécuter les réquisitions dans la commune de Meures. Douze femmes furent arrêtées, mais les poursuites se terminèrent par des acquittements. La résistance ne désarma pas. Le mois suivant, les 2 et 4 prairial, 21 et 23 mai 1794, le district de Chaumont ordonna de nouveau l'arrestation d'un grand nombre de maires et d'agents nationaux de son arrondissement. Les maires sont internés à Chaumont et tenus de se présenter à deux appels chaque jour. On les garde en otages jusqu'à l'exécution des réquisitions. En messidor on emploie de nouveau la force armée. Des contingents de gardes nationaux choisis parmi les patriotes accompagnent les commissaires aux réquisitions qui sont pris dans le club et dans le comité révolutionnaire.

Dans l'Eure, il n'en va pas différemment. « La résistance, dit M. Évrard[12], s'aggrave (dans le district des Andelys) de rassemblements armés et d'actes de gaspillage des récoltes plus nombreux (encore) qu'autour d'Évreux des gerbes sont trouvées à demi battues chez les meuniers, du blé vert est arraché en herbe. Certains propriétaires préfèrent dévaster leurs champs plutôt crue de se conformer aux ordres du gouvernement révolutionnaire. » La résistance n'avait donc pas seulement un caractère économique, mais un caractère politique -fort net C'est pourquoi, pour juger avec équité les lois révolutionnaires, il ne faut jamais perdre de vue cet élément politique. M. Évrard fait observer que les troubles pendant la période du maximum furent cependant moins graves qu'ils ne l'avaient été dans la même région au printemps de 1792. Les attroupements plus rares furent vite dispersés, « ainsi à Bourgthéroude, à Saint-Georges-du-Theil où des mutins armés de bâtons guettaient pendant la nuit le départ des voitures et menaçaient l'agent national ». Il ne semble pas que dans l'Eure on ait dû procéder à des arrestations en masse des agents municipaux des campagnes, comme on le fit dans la Haute-Marne[13].

Dans le Nord, le représentant Laurent ordonna, le 3 pluviôse, 22 janvier 1794, d'arrêter les maires et agents nationaux des villages récalcitrants. « On arrêta, dit M. Lefebvre[14], 23 maires. Mais, pour l'approvisionnement des marchés, la peur qu'inspirait le gouvernement révolutionnaire suffit â contraindre le cultivateur. Après les difficultés du début, qui provoquèrent des attroupements à Dunkerque, le 16 nivôse, les versements furent assez réguliers. » M. Lefebvre explique bien pourquoi les pénalités rigoureuses inscrites dans les lois, tant à l'égard des autorités que des cultivateurs, étaient, en fait, la plupart du temps inapplicables. Le décret du 15 brumaire stipulait l'arrestation des administrateurs, soit des communes, soit des districts, soit des départements, qui n'auraient pas fourni dans la quinzaine l'état des recensements des grains. Le grand décret du 14 frimaire punissait de peines variées, allant de la privation des droits politiques jusqu'aux travaux forcés, en passant par la confiscation du tiers du revenu, les fonctionnaires et les membres des administrations négligents ou prévaricateurs. Il fallut voter, le 18 germinal, un décret spécial aux fonctionnaires qui suspendraient les réquisitions et les menacer de nouvelles pénalités. En général, plus les lois répressives sont rigoureuses, moins elles sont efficaces. M. Lefebvre l'a fort bien vu : « Les cultivateurs défaillants, étaient trop nombreux pour qu'on pût les arrêter tous. Que serait devenue l'agriculture ? C'est pourquoi on empruntera à l'ancien régime l'expédient des garnisaires. Quand l'arriéré d'une commune devenait trop considérable, on menaçait de lui envoyer des troupes de la garde nationale ; la municipalité était requise de répartir les soldats chez les récalcitrants, qui devaient les loger et les nourrir jusqu'à la livraison du contingent. Ce moyen était très défectueux ; il entraînait des frais énormes, il ne distinguait pas entre le coupable et le malheureux. Les garnisaires commettaient beaucoup d'excès. » Il est probable que ce tableau est vrai pour d'autres régions que le Nord.

La correspondance des représentants fournit à cet égard quelques indications. D'Alençon, le 11 nivôse, Garnier de Saintes constate que « là les réquisitions s'exécutent avec tant de lenteur que dans peu elles seront un moyen impuissant d'approvisionner les grandes communes. Les municipalités, dit-il, ne défèrent point aux ordres des districts ; si quelques-unes les exécutent, les particuliers n'y obéissent point, et ainsi, de chainon en chaînon, tout se désunit. La voie de la force armée est le dernier et le plus fâcheux des moyens à employer ; il faut donc une loi coercitive et pénale contre les citoyens malveillants et égoïstes qui refusent de satisfaire aux réquisitions, et il importe de la faire rendre promptement ». Le même représentant, quelques jours plus tard, le 26 nivôse, dénonce le département du Calvados pour la mauvaise volonté qu'il a mise à exécuter ses réquisitions. Sans le patriotisme du district de Falaise, 30.000 hommes du département de l'Orne seraient morts de faim. Le 1er pluviôse, Garnier signale encore qu'une émeute provoquée par l'enlèvement des grains a eu lieu à Saint-Hilaire-de-Briouze. « Le peuple s'y est attroupé, il a fait résistance, il a fallu décharger les subsistances clans le lieu qu'il a indiqué... J'ai envoyé dans l'endroit 50 hommes de cavalerie, j'ai donné ordre d'arrêter 4 ou 5 personnes les plus coupables. »

Le 3 pluviôse, 22 janvier 1794, le représentant Le flot signale d'Orléans que les communes de Belleville et de Léré ont fait prisonnier un détachement de gardes nationaux envoyé pour protéger les réquisitions. Le 11 pluviôse, 30 janvier 1794, c'est Guimberteau qui écrit de Tours qu'il a envoyé le citoyen Mogue, commissaire du Comité de Salut public, pour prévenir toute effusion de sang entre les communes de Château-La-Vallière et du Lude « qui déjà se menaçaient de marcher en armes l'une contre l'autre et de s'entr'égorger sous le prétexte de l'approvisionnement de leurs marchés respectifs ». Tout rentra d'ailleurs rapidement dans l'ordre.

En somme, les attroupements armés furent rares, beaucoup plus rares que clans les crises de mars et de novembre 1792, en un temps où le maximum n'existait pas. Alors certaines régions avaient été le théâtre de véritables insurrections. Sous la Terreur je n'ai pas trouvé d'autres exemples de troubles que ceux que je viens de rapporter. La résistance aux réquisitions prit la plupart du temps la forme de l'inertie. Mais il faut dire que cette résistance fut singulièrement facilitée par la négligence, le mauvais vouloir et le conflit des autorités chargées de faire exécuter les lois.

 

LE RÔLE DES REPRÉSENTANTS EN MISSION.

Après l'institution du gouvernement révolutionnaire, les autorités subalternes ont sans doute été épurées par les représentants en mission. Mais les représentants eux-mêmes, chargés de cette épuration, ne sont pas toujours très zélés à faire exécuter les ordres du Comité de Salut public ou les arrêtés de la Commission des subsistances. Il y en a qui prennent plus à tâche de cultiver la popularité des populations auprès desquelles ils exercent leurs fonctions qu'A servir l'intérêt général. De ce nombre furent certainement Bassal, en mission dans le Doubs, et Prost qui lui succéda peu après dans le Jura et dans le Doubs. Par son arrêté du 5 frimaire, Bassal avait ordonné que les cultivateurs ne garderaient par devers eux qu'un approvisionnement de 4 mois et qu'ils verseraient le surplus dans des greniers d'abondance, il ne mit aucune vigueur à faire exécuter son arrêté qui fut lettre morte. Quand Bassal fut rentré à la Convention, nous voyons les autorités locales s'adresser à lui pour obtenir l'adoucissement ou la mainlevée des réquisitions qu'elles étaient chargées d'exécuter pour les armées ou pour les départements voisins du Mont-Terrible et du Haut-Rhin[15]. Un peu plus tard, en prairial, c'est encore à Bassal et â Prost que le département du Doubs s'adresse pour obtenir des secours en grains[16].

Les représentants qui prenaient ainsi le parti des populations ont sans doute été plus nombreux qu'on ne serait tenté de le supposer. Robespierre jeune, au cours de sa mission en Franche-Comté, en pluviôse en II, fut de ceux-là. Considérant que les habitants de plusieurs communes du district de Luxeuil étaient obligés de se nourrir de pain d'avoine, il annula, le 16 pluviôse, une réquisition qui obligeait ce district à fournir du blé au département des Vosges[17].

La Commission centrale des subsistances ne fut pas toujours aidée dans sa lourde tâche par les représentants qui auraient dû la seconder. Il arriva souvent que ceux-ci critiquaient ses opérations et les entravaient en soutenant contre elle les intérêts locaux. Le 9 nivôse, 29 décembre 1793, Laurent se plaint au Comité de Salut public de la Commission des subsistances qui fait des promesses, dit-il, et qui n'envoie rien. Cette Commission, d'après lui, voudrait exercer une surveillance jésuitique sur les représentants. Le 7 nivôse, plaintes analogues de Garnier de Saintes en mission à Alençon, etc.

 

L'ARBITRAGE DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.

Les autorités locales profitent de l'antagonisme entre la Commission et les représentants pour tâcher d'éluder les réquisitions. Il naît des conflits perpétuels entre les districts requis et les districts au profit desquels sont faites les réquisitions. La faiblesse ou le parti pris des représentants obligent souvent le Comité de Salut public à intervenir pour jouer le rôle d'arbitre et de juge.

Le département du Cher avait reçu 4 réquisitions différentes : 10 une du représentant Maure de fournir 1 500 quintaux au district de Saint-Fargeau dans l'Yonne ; 20 une du représentant Richard de fournir 2.000 quintaux à l'armée de l'Ouest ; 30 une du représentant Fouché en faveur des districts de Cérilly et de Montluçon ; 4° une du même Fouché en faveur des districts de la Charité et de Nevers. Le département du Cher réclama auprès de la Commission des subsistances et le Comité de Salut public décida, le 3 frimaire, 23 novembre 1793 : loque la réquisition de Richard en faveur de l'armée de l'Ouest serait immédiatement exécutée ; 20 que les autres réquisitions seraient suspendues, « sauf aux autorités constituées dans les départements de l'Yonne et de l'Allier à constater, d'une façon précise, leur situation en subsistances, sauf à elles et à celles du département de la Nièvre à déterminer d'une manière précise les communes du département du Cher qui étaient dans l'usage de porter leurs grains dans les divers marchés de ces départements ».

Autre exemple d'arbitrage. Fouché et Javogues avaient autorisé le district de Cérilly dans l'Allier à faire des achats de grains dans les départements voisins et même hors les marchés, ce qui était contraire aux dispositions de la loi du 11 septembre. Le district de Bellevue-les-Bains (Bourbon-Lancy) protesta aussitôt, et le Comité de Salut public, sur le rapport de la Commission des subsistances, annula les réquisitions de Javogues et de Fouché (arrêté du 4 nivôse, 24 dé- cembre 1793).

Dans ce cas particulier, le Comité de Salut public avait donné raison aux autorités locales. Dans d'autres, plus fréquents, il était obligé d'intervenir pour les forcer à l'obéissance. Le district de Bernay avait été requis par la Commission des subsistances de mettre 4.000 quintaux de blé à la disposition du district de Mortagne dans l'Orne. Le district réduisit de 4.000 à 200 quintaux la réquisition qu'il devait exécuter. Par arrêté du 21 nivôse, le Comité de Salut public le rappelle sévèrement à l'ordre en lui reprochant de compromettre les intérêts de la République et la vie des citoyens[18]. Dans certains cas difficiles, le Comité de Salut public en- voyait sur place un enquêteur. Ainsi, le 29 ventôse, il envoya le représentant Bô dans le Tarn pour examiner les causes du refus que les districts de ce département opposaient aux réquisitions.

 

LES RÉSULTATS.

Nous avons vu comment s'est progressivement établi dans la législation le système des réquisitions, quelles difficultés il rencontra dans la pratique, tant du conflit des autorités requérantes que de la résistance des populations encouragées par les menées souterraines des adversaires du régime, les défaitistes de l'époque. De cet examen il résulte, semble-t-il, quelques conclusions d'ordre général

1° Le système a fonctionné, au début, d'une façon différente selon les régions. Les représentants en mission ont assez souvent suivi une politique particulière en matière de subsistances. Ce n'est que peu à peu, par l'action énergique du Comité de Salut public et de la Commission des subsistances, qu'une certaine uniformité a pu s'établir et que la centralisation a passé des lois dans les faits.

2° On pourrait croire que le système des réquisitions généralisées eût dû supprimer absolument tout commerce libre des céréales, surtout après le vote de la loi du 25 brumaire qui, par l'abrogation de la réserve familiale, mettait en communauté tous les grains de la République, surtout après l'arrêté du Comité de Salut public du 18 nivôse qui autorisait les réquisitions directes de commune à commune. Certains auteurs ont cru, eu effet, qu'il en avait été ainsi. M. Lefebvre écrit que l'arrêté du 18 nivôse « supprimait à peu près toutes voies légales au commerce des bladiers en ravitaillant directement les grandes villes. Jamais, ajoute-t-il, on ne fut plus près de transformer le commerce du blé en monopole d'État[19] ». Je vois cependant qu'un mois après cet arrêté, le directoire du district de Besançon approuve un marché passé entre ses commissaires et un négociant de Saint-Seine, en Côte-d'Or, nommé Foussard, qui s'engage à livrer dans les greniers d'abondance de Besançon la quantité de 1.000 quintaux de blé, à raison de la taxe, plus 6 livres par quintal pour frais de voiture et commission[20]. Le commerce libre parvenait donc encore à exister. Ce curieux exemple montre même qu'il était utilisé et encouragé par les administrations. Mais il est probable que le commerce libre ne réussit à se maintenir qu'en se faisant l'auxiliaire des autorités dans l'embarras.

3° Aucun texte législatif, à ma connaissance, n'avait autorisé l'usage des réquisitions au profit des particuliers. J'ai cependant rencontré aux archives de nombreux arrêtés administratifs employant la voie de Ta réquisition pour nourrir les ouvriers des usines de guerre ou pour approvisionner les maîtres de poste et les aubergistes, Ainsi, entre cent autres, le 14 pluviôse, le district de Besançon ordonne une réquisition de grains au profit des ouvriers des forges de Montcley. J'ai publié dans les Annales révolutionnaires d'octobre-décembre 1914, un curieux arrêté, par lequel Robespierre jeune pourvut, le 24 pluviôse, à l'approvisionnement des auberges du département de la Haute-Saône par la voie des réquisitions.

4° En ce qui concerne les résultats du système, il serait facile de grouper en un sombre tableau, à la manière de Taine, quelques faits isolés et successifs, et de s'écrier que la réglementation a fait faillite et que, loin de préserver la France de la famine, elle a accru la disette. J'ai pour les recherches érudites de mon excellent confrère, M. Marcel Marion, une haute estime. Je crains pourtant que la sévérité de ses jugements sur l'œuvre économique de la Convention ne soit pas exempte de parti pris. « Tallien, écrit-il dans un article du Correspondant, voit dans le Bec-d'Ambez, ci-devant Gironde, les habitants réduits à un quart de livre de mauvais pain par jour, qui encore manque souvent[21]. » Sans doute, mais M. Marion devrait nous dire si, avant l'institution du maximum et de la réglementation qu'il considère comme la cause de tous les maux., la situation était meilleure dans ce département. Or il n'en était rien. M. Marion devrait aussi faire observer que Tallien, dans cette lettre qu'il cite[22], réclame des secours au Comité de Salut public et qu'il a intérêt, par conséquent, à exagérer la situation. Et surtout M. Marion, pour être impartial et juste, ne devrait pas oublier que le même Tallien, dans sa lettre du 20nivôse, 9 janvier 1794, également datée de Bordeaux, avait écrit ci Les subsistances qui nous avaient, comme vous le savez, donné beaucoup d'inquiétude, commencent à devenir abondantes. Tous les départements viennent à notre secours ; ceux du Lot-et-Garonne, de la Vienne et des Deux-Sèvres se sont principalement signalés par l'empressement qu'ils ont mis à partager avec nous-même leur nécessaire[23]. »

M. Marion cite une lettre de Boisset, en date du 30 pluviôse, où il est dit que dans les départements de la Lozère et de l'Aveyron, on est réduit à manger des glands[24]. Mais cette citation n'est pas celle de la lettre même. Elle provient d'un résumé, d'une analyse, dont l'exactitude est peut-être contestable. Puis M. Marion pourrait savoir que la famine existait dans ces départements du Midi et qu'on y mangeait du gland et des herbes bien avant qu'il fût question d'instituer le maximum et les réquisitions.

C'est aussi d'une analyse, et non de la lettre même de Garnier de Saintes[25], que M. Marion tire cette affirmation que, dans l'Orne, en nivôse an II, « plusieurs personnes sont mortes de faim et que d'autres s'alimentent dans ce moment d'herbes et de son ». Ici encore il ne faudrait pas omettre d'ajouter que Garnier de Saintes se plaint de l'inexécution des réquisitions qu'il a adressées au Calvados et qu'il a intérêt à noircir le tableau pour que le Comité de Salut public lui prête main-forte.

Puis on est mis en quelque défiance contre les généralisations de M. Marion quand on le voit, dans ce même article du Correspondant, appeler couramment le peuple, sur lequel cependant il s'apitoie, la populace.

Il écrit dans son article de la Revue des Études historiques :

« Dans l'Indre, on mange du pain de glands, d'avoine et de légumes[26]. » Si on se reporte à la référence, à une lettre de Michaud, datée du 3 pluviôse[27], on voit que Michaud dit seulement : « D'après les données exactes que m'a présentées l'agent de la Commission des subsistances, la médiocrité des ressources qui y existe est très alarmante ; car à peine y a-t-il quelques communes qui puissent en fournir à celles qui en manquent, et la pénurie de celles-ci est déjà si réelle que, depuis quelque temps, elles font entrer dans leur pain une certaine quantité d'avoine et de légumes. » Il n'est pas question de glands. Il est dit que dans certaines communes, et seulement depuis quelque temps, on mélange au blé de l'avoine et des légumes. Ce n'est pas là manger « du pain de glands, d'avoine et de légumes ».

Je ne veux pas pousser plus loin cette discussion. Les faits cités par M. Marion sont exceptionnels. Ils sont grossis, soit par M. Marion, soit par ses témoins qui ont intérêt à apitoyer le Comité de Salut public, afin d'en tirer des secours. De l'ensemble de la correspondance des représentants en mission comme des autres sources que j'ai consultées, je recueille une impression toute différente de celle de M. Marion. La réquisition des grains, si elle s'exécuta au prix de sérieuses difficultés dans certaines régions, s'exécuta quand même et elle atteignit largement son but qui était de nourrir les villes et les armées. S'il y eut des troubles par endroits, ils furent beaucoup plus rares et beaucoup moins graves que dans la période antérieure, au temps où existait la liberté du commerce. Rien de comparable aux énormes attroupements armés qui pillèrent la Beauce et le Valois au printemps et à l'automne de 1792. S'il y eut malgré tout des disettes, elles furent locales et momentanées. On y mit promptement ordre.

Les adversaires du maximum oublient pour prouver leur thèse de nous démontrer que la politique de taxation et de réglementation qui s'imposa à la Convention et au Comité de Salut public pouvait être évitée, vu les circonstances. Ce sont des nécessités politiques et patriotiques inéluctables qui ont imposé cette politique à des hommes d'État qui étaient aussi enragés partisans du libéralisme économique que peut l'être M. Marion lui-même. S'ils n'ont pu faire autrement, comment serait-on en droit de leur faire grief d'avoir sauvé la France en renonçant, devant les nécessités d'une situation sans issue, à leurs propres idées théoriques ? Ne devrait-on pas plutôt les en louer, puisqu'ils n'ont pas été de ceux à qui la leçon des faits n'apprend rien ? Je pense, avec M. Lefebvre, que l'analyse impartiale des faits oblige à conclure que « le gouvernement de Robespierre, pour parler comme lui, a sauvé la France ouvrière de la famine ».

 

 

 



[1] Archives du Doubs, L. 299.

[2] Archives du Doubs, L. 562.

[3] Les pouvoirs des autorités élues étaient seuls circonscrits « dans leur arrondissement », mais les représentants avaient des pouvoirs illimités dont ils usèrent en concurrence.

[4] Isoré, en mission dans le Nord, n'avait pas attendu cet arrêté pour ordonner des réquisitions directes en faveur des communes. Voir LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. LXI.

[5] Ainsi Dubouchet écrivait de Meaux au Comité de Salut public, le 6 brumaire, qu'il serait désirable de confier aux seuls représentants la partie des subsistances, à l'exclusion du conseil exécutif, et cela au moment même où on installait la Commission de subsistances.

[6] Ce décret manque au recueil de M. Caron sur le commerce des céréales.

[7] Charles LORAIN, Les subsistances dans le district de Chaumont, t. I, pp. 681, 686.

[8] Charles PORÉE, Les subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LIV.

[9] Charles PORÉE, Les subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LXV.

[10] Charles PORÉE, Les subsistances dans l'Yonne pendant la Révolution, p. LXVIII.

[11] Charles LORAIN, Les subsistances dans le district de Chaumont, t. I, pp. 508, 510, 523, 550, 563, 565, 650, 673, 680.

[12] Bulletin de la commission d'histoire économique de la Révolution, 1909, p 67 et suiv.

[13] M. Évrard ne cite que l'arrestation du maire d'Harcourt et de deux membres du Conseil général de cette commune, par ordre du représentant Siblot.

[14] LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. LXIV.

[15] Voir aux archives du Doubs, L. 623, les lettres de Claude Ignace Dormoy, envoyé en mission à Paris, par le département, en date des 6 et 7 nivôse an II.

[16] Archives du Doubs, L. 619. Lettres de Prost du 13 prairial et du 14 prairial an II.

[17] Voir les arrêtés de Robespierre jeune dans les Annales révolutionnaires de janvier 1916, p. 88.

[18] Voir plusieurs arrêtés du même ordre en date du 7 germinal, dans le recueil de M. Aulard.

[19] Les subsistances dans le district de Bergues, p. LXII.

[20] Archives du Doubs, L. 562.

[21] Correspondant du 25 janvier 1916. Voir aussi son étude de la Revue des Études historiques de juillet-septembre 1917.

[22] Lettre du 25 pluviôse. Aulard, t. XI, p. 128-129.

[23] Aulard, t. X, pp. 145-146.

[24] Aulard, t. XI, p. 265.

[25] Aulard, t. IX, p. 703.

[26] Revue des Etudes historiques de juillet-septembre 1917, p. 347.

[27] Aulard, t. X, p. 447.