La
lutte contre la famine ne commença à s'organiser qu'après l'établissement du
maximum général et la création de la Commission des subsistances. On
s'accordait à estimer que les subsistances, particulièrement les grains,
existaient en quantité suffisante ; mais dans l'impuissance où on était de
les faire sortir assez rapidement de leurs cachettes malgré les réquisitions,
on se dit qu'il fallait doubler la politique de contrainte d'une politique de
production agricole. La
multiplication des subsistances, selon l'expression du moment, fut à l'ordre
du jour. Ainsi le poète Plancher-Valcour prononça devant la section des
Tuileries, le 5 brumaire, un Discours sur les moyens de nous assurer des
subsistances pour l'avenir[1]. Il faut conseillait-il,
planter les montagnes en forêts, faire des élèves dans le bétail, défendre de
tuer les veaux et surtout faire valoir les biens nationaux au lieu de les
vendre à vil prix. Avec les vastes domaines confisqués sur les émigrés, on établirait
des fermes nationales, des sortes de phalanstères, dont la production
servirait à l'alimentation des villes. Ces
idées et d'autres semblables, plus ou moins ingénieuses, plus ou moins
pratiques, répondaient trop bien aux préoccupations de tous pour qu'on n'ait
pas essayé de les réaliser au moins en partie. LE DESSÈCHEMENT DES ÉTANGS. Le
Comité de Salut public et la Convention s'efforcèrent d'augmenter la surface
des terres cultivées. Déjà,
le 26 brumaire, le Comité de Salut public avait pris un arrêté pour inviter
le député Baudin (des Ardennes) à présenter sous forme de loi le projet qu'il
avait conçu pour dessécher et mettre en culture les étangs de la Sologne, de
la Bresse et de la Brenne. Le Comité d'Agriculture adopta, deux jours plus
tard, un projet que Bourdon (de l'Oise) lui avait présenté concurremment avec Baudin[2]. Bourdon
prétendait, dans son rapport du 3 frimaire, que beaucoup d'étangs n'avaient
dû leur naissance qu'aux « attentats » des moines et des prêtres
contre la nature. « Les jeûnes pratiqués en apparence par eux, et dont
ils ne manquaient pas d'exiger la plus rigide observance de la part du peuple
qu'ils appelaient les fidèles, leur donnèrent l'idée de changer en eaux
stagnantes, les vallées retenues par de hautes et fortes digues pratiquées du
penchant d'une colline à l'autre. Ainsi, depuis des siècles, les plus
grasses, les plus fertiles vallées de la République ne peuvent plus
s'enorgueillir des nombreux troupeaux que la nature les avait destinées à
nourrir, ni des riches moissons dont elles devaient récompenser les bras
laborieux du cultivateur. Telle est la véritable origine de presque tous les
étangs de la République. » Il ne manquait pas de faire valoir ensuite que les
étangs trop nombreux engendrent la fièvre et les épizooties. Il évaluait à
400.000 arpents les terres qu'on pouvait rendre à la culture, rien qu'en
asséchant les étangs â bondes. Sur ces terres limoneuses et fertiles on
ferait pousser une récolte de 2.400.000 setiers, suffisante pour nourrir un
million d'hommes. II prévoyait une objection : le poisson diminuera ! Mais il
répondait que « jamais le poisson ne couvre la table du pauvre et qu'il ne
parait que sur celle du riche comme mets de luxe ». La
discussion du projet de Bourdon, commencée le 11 frimaire, fut très courte.
Quelques membres voulaient qu'on décrétât seulement le principe de
dessèchement des étangs nuisibles aux récoltes et dangereux à la santé. Mais
Danton s'écria : « Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes
et nous aimons le règne des moutons. » Le décret fut définitivement voté le
14 frimaire. Il ordonnait le dessèchement, pour le 15 pluviôse, de tous les
étangs qu'on était dans l'usage de mettre à sec pour les pêcher. Le sol de
ces étangs serait ensemencé en grains de printemps ou planté en légumes par
leurs propriétaires. Quand les propriétaires ne pourraient se procurer des
semences sur place, les districts s'adresseraient à la Commission des
subsistances qui serait tenue de leur en fournir. Étaient exemptés du
dessèchement les étangs nécessaires pour alimenter les fossés des places de
guerre, les usines métallurgiques, les canaux, le flottage des bois, les
papeteries, filatures et moulins. Les districts étaient chargés de prononcer
sur ces exceptions. Il faut
croire que l'application de la loi éprouva des difficultés car, le 21
pluviôse (9 février 1794), huit jours après l'expiration du délai qui avait
été donné aux propriétaires pour vider et ensemencer leurs étangs, la
Convention ordonnait à son Comité d'Agriculture de faire le lendemain un
rapport sur la question. Elle décidait en outre qu'il ne serait coupé aucune
chaussée pour l'écoulement des eaux qu'il n'ait été constaté que cet
écoulement ne pouvait pas s'effectuer d'une autre manière. Il ne semble pas
que le Comité d'Agriculture se soit empressé d'obéir, car ses procès-verbaux
publiés par MM. Schmidt et Gerbaux sont muets à cet égard. En
revanche, la Commission des subsistances, sans doute stimulée par le Comité
de Salut public, adressa à toutes les Sociétés populaires de la République un
éloquent appel pour les encourager à faire exécuter la loi[3]. Vilmorin fut chargé par elle
de surveiller le dessèchement des étangs[4]. Il
faudrait de longues et minutieuses recherches d'archives pour déterminer dans
quelle mesure l'opération fut effectuée et quelle ressource réelle elle
fournit à la République. Je vois cependant que le représentant Michaud écrit
de Bourges au Comité de Salut public, le 28 germinal (17 avril 1794), que la loi sur le dessèchement
des étangs a reçu son exécution dans le département du Cher. Parallèlement
au dessèchement des étangs, on se mit à défricher les terres incultes, les
landes. Ainsi Réal, substitut du procureur-syndic de la Commune de Paris,
écrivait de Rouen en ventôse, que les habitants de cette ville s'occupaient à
défricher les longues bruyères de Saint-Julien pour y planter des pommes de
terre[5]. LA CULTURE DES TERRES ABANDONNÉES. Il
était plus urgent encore de remettre en culture les terres que le défaut de
main-d'œuvre ou l'abandon des propriétaires avaient laissées en friche. Par
endroits les initiatives locales devancèrent la législation. Dès le 18
décembre 1792, le district de Cambrai ordonna aux communes de faire cultiver
les terres abandonnées[6]. Au printemps de 1793, la
Convention aborda le problème, à propos des terres des émigrés. Le 25 mars
1793, le Comité d'Agriculture prépara un projet de décret qui fut voté sans discussion
sur le rapport de Beffroy. Les municipalités furent chargées de faire
cultiver et ensemencer, à prix d'argent, les terres d'émigrés, et de
préférence en y semant de l'orge. Un décret ultérieur devait préciser les
mesures à prendre pour faire payer les frais de culture par la régie
nationale et pour employer les récoltes de celles de ces terres qui ne
seraient pas encore vendues à l'époque de la moisson. Le décret reçut son
exécution, car je vois qu'en Savoie, le Directoire du département, par arrêté
du 19 pluviôse an II, prescrivit aux municipalités de faire une visite exacte
de tous les biens nationaux des émigrés pour vérifier s'ils étaient cultivés
et ensemencés selon la règle et la coutume des lieux et d'en dresser
procès-verbal[7]. Quand
les jeunes gens de 18 à 25 ans formant la première réquisition furent appelés
aux armées pour la levée en masse ordonnée au mois d'août 1793, une loi votée
dès le 16 septembre, sur le rapport de Laurent Lecointre, chargea les
municipalités de dresser l'état des terres non cultivées par suite du départ
des citoyens pour l'armée. Les
municipalités devaient désigner les habitants qui seraient tenus de les
cultiver « en observant une répartition proportionnée à leurs moyens relatifs
». On commencera par celles des citoyens les moins aisés. » Si les habitants
ainsi désignés objectaient qu'ils manquaient de bras, les municipalités
devaient requérir les manouvriers de la commune pour y pourvoir. Ceux-ci
seraient payés aux taux habituels de la journée. S'ils refusaient d'obéir, on
pourrait les contraindre par une peine allant de trois jours à trois mois de
prison et cette peine était prononcée par le Conseil municipal siégeant en
tribunal de simple police. Les journaliers qui se coaliseraient pour faire
grève, pourraient être poursuivis devant les tribunaux criminels et punis de
deux ans de fers. Ce
n'étaient pas seulement les terres des citoyens soldats qui devaient être
cultivées par ce procédé, mais toutes les terres dont les propriétaires
manquaient de chevaux, de bœufs ou d'instruments aratoires. Les habitants
désignés pour les mettre en culture ne pouvaient exiger pour chaque fois que
le prix ordinaire, tel qu'il était fixé au mois de mars précédent. Ceux
d'entre eux qui refuseraient d'obéir aux réquisitions municipales pourraient
être condamnés à cinq cents livres d'amende applicables au profit de celui
dont le fonds aurait manqué d'être labouré. La loi
prévoyait le cas où les pauvres n'auraient pas le moyen de payer les
réquisitions faites à leur profit. Le trésor devait alors avancer à la
municipalité les sommes nécessaires. Si l'absent n'était pas revenu au moment
de la récolte, la municipalité procédait elle-même à la moisson, la faisait vendre
et, après s'être remboursée de ses avances, consignait le surplus dans la
caisse du receveur des finances. Si l'exploitation donnait lieu à un déficit,
celui-ci était supporté par la nation. L'article
2 du décret du 9 octobre 1793 rendit les membres des départements, des
districts et des municipalités « personnellement responsables des dommages
qui résulteraient pour la République du non-ensemencement des terres qui
auraient dû l'être selon l'usage du pays ». « Ceux des membres des diverses
autorités constituées qui seraient convaincus d'avoir négligé ou arrêté
l'exécution de cette mesure seront poursuivis devant les tribunaux et punis
solidairement d'une amende de 10.000 livres. » Rien de
bureaucratique dans cette organisation. Ce sont les autorités locales, qui
sont sur les lieux, qu'on charge de toutes les mesures d'application sous la
haute surveillance des représentants en mission. Les municipalités sont le
rouage essentiel. Elles agissent directement sans intermédiaire. La paperasserie
est réduite au minimum et les frais aussi. Pas de prime à la récolte. Les
frais d'exploitation sont à la charge des récoltants. Une administration
rapide et économique, toute proche des intéressés. Comment
fut appliqué le décret ? C'est difficile à dire en l'état de la science
historique. Je vois cependant que le 22 nivôse (12 janvier 1794) la Convention ordonna aux
agents nationaux de chaque district de rendre compte au ministre de
l'Intérieur de l'application de la loi. Le même décret décida : « Tout
cultivateur qui se sera porté à labourer et ensemencer un terrain abandonné à
cause des ravages de la guerre aura droit de se faire payer, par le
propriétaire ou fermier, les deux tiers de la récolte et la semence prélevée
; et, s'il ne se présente personne pour réclamer la récolte, un mois avant la
moisson, elle lui appartiendra tout entière. » LA MAIN-D’ŒUVRE AGRICOLE. Ce qui
rendait souvent illusoire la bonne volonté du législateur, c'était le manque
de main-d'œuvre. « Il ne reste personne dans les campagnes, écrivait
l'agent du ministre de l'intérieur Panetier, de Bourg-en-Bresse, le 5 octobre
1793. Les semences ne sont pas faites ; tous les bras sont en réquisition. Si
l'on n'y prend garde, il est à craindre pour la famine. » La Convention et le
Comité de Salut public s'efforcèrent de parer par différents moyens à cette
crise de la main-d'œuvre. Les
recrues de la première réquisition, concentrées au chef-lieu des districts,
n'étaient pour la plupart ni armées ni équipées. Elles s'exerçaient avec des
bâtons. En attendant qu'on pût leur donner des armes et des uniformes, il
s'écoulerait plusieurs mois. Le 9 octobre, Barère fit voter un décret qui
ordonna de mettre à la disposition de l'agriculture, « pour l'ensemencement
des terres et la mouture des grains », « les jeunes citoyens des campagnes
qui seront jugés indispensablement nécessaires pour ce travail par les
représentants du peuple ». Les sursis agricoles ainsi accordés ne devaient
pas dépasser trois semaines ; mais, en fait, ils durèrent plus longtemps. Le
représentant Roux-Fazillac écrivait de Tulle au Comité de Salut public, le 22
pluviôse, que le défaut des subsistances l'avait empêché de réunir dans
chaque chef-lieu de district les recrues de la première réquisition qui
étaient restées dans leurs familles. D'après
la loi du 9 octobre, c'étaient les représentants en mission qui avaient le
privilège de délivrer les sursis agricoles. Le Comité de Salut public élargit
la mesure par son arrêté du 6 pluviôse (25 janvier 1794) qui permit aux recrues de
présenter directement leur demande de sursis au Directoire du district qui la
transmettait aux représentants. En outre, les hommes nécessaires aux charrois
et aux professions qui tiennent à l'agriculture pouvaient eux aussi bénéficier
de sursis. Mais,
quand le moment fut venu de renforcer les armées, à la veille de l'offensive
du printemps de 1794, le Comité de Salut public fut effrayé de la quantité
énorme de sursis qui avaient été accordés. La première réquisition avait
fondu littéralement. Dès le 26 pluviôse (14 février 1794) le Comité écrivait
à Garnier (de Saintes) pour l'inviter à faire cesser immédiatement les congés
accordés aux recrues sous prétexte de travaux agricoles. Quinze jours plus
tard, le 13 ventôse, un arrêté de la main de Carnot supprima tous les sursis
et rapporta l'arrêté du 6 pluviôse qui les avait institués. Dès le
22 octobre 1793, Chaumette avait demandé à la Commune qu'on employât les
prisonniers de guerre aux travaux d'utilité publique, par exemple à la
réparation des routes. La suggestion fut retenue et un arrêté du Comité de
Salut public, en date du 29 nivôse (18 janvier 1794), ordonna d'employer les
déserteurs et les prisonniers de guerre aux travaux publics, spécialement aux
routes et canaux. On en
vint, au moment de la moisson de l’an II, à employer les soldats eux-mêmes.
Le grand arrêté du Comité de Salut public en date du 20 messidor (8 juillet
1794) autorisait
les districts à requérir les soldats des garnisons de l'intérieur pour
accélérer les travaux de la récolte et le battage des grains. M. Dommanget a
montré comment fonctionna cette réquisition de la main-d'œuvre militaire dans
le district de Crépy-en-Valois[8]. Quand
le calendrier révolutionnaire fut institué, on se mit dans beaucoup
d'endroits à interdire le repos du dimanche. Ainsi le représentant
Dartigoyte, par arrêté du 21 floréal an II, interdit de chômer le dimanche
sous peine pour les contrevenants d'être privés de distributions de grains et
de farines le jour qu'ils passeraient dans l'oisiveté. L'arrêté prescrivit en
outre la confection d'une liste des citoyens fainéants et suspects de chaque
commune. Les prêtres qui, par leurs conseils ou leurs prédications, auraient
été cause du chômage, pourraient être mis en arrestation. La politique
anticléricale prenait la forme d'une politique alimentaire. La
guerre à l'oisiveté était à l'ordre du jour. Les administrations locales
réclamaient l'obligation légale du travail. Le bureau des subsistances de
Toulouse demanda au même représentant Dartigoyte, le 29 floréal (18 mai 1794), d'ordonner « 1° que
toutes personnes accoutumées aux travaux de la campagne soient tenues d'y
vaquer sans relâche, tant que durera la récolte sous peine de punition ; 2°
que tout journalier qui exigerait un salaire au-dessus du maximum soit
également puni et qu'il lui soit enjoint de commencer la journée au soleil
levant et de ne la terminer qu'au soleil couchant ; 3° qu'il soit défendu à
tout propriétaire de capter les ouvriers en leur offrant an salaire au-dessus
du maximum sous peine d'être réputé suspect et contre-révolutionnaire, etc...
» Dartigoyte prit un arrêté conforme le 18 prairial ; il prononça que tout
citoyen ou citoyenne qui se refuserait au travail serait condamné à 100
livres d'amende et reclus pour trois mois et qu'en cas de coalition, les
refusants seraient considérés comme royalistes et conspirateurs. Il y aurait
une belle étude à faire sur le travail obligatoire sous la Terreur. LA RÉGLEMENTATION DES CULTURES. Pour
augmenter la quantité des denrées comestibles, certains pensaient â des
moyens héroïques. Un vigneron de Tours, Chinantais, « propriétaire de
beaucoup de vignes », proposait à la Convention, dans une longue lettre qui
fut lue à la séance du 23 octobre 1793, de faire arracher toutes les jeunes
vignes plantées depuis cinq ans et de les transformer obligatoirement en
terres à blé. Il calculait que la culture de la vigne depuis 1763 avait
presque doublé d'étendue et qu'elle avait enlevé à la terre plus de 300.000
familles. Le mal, à l'en croire, avait empiré depuis la Révolution. « Dans le
vallon du Cher, depuis Montrichard jusqu'a Vilandry, 13 lieues de long, on
assure qu'il en a été planté (des vignes) plus de 1.500 arpents sur des terres excellentes.
» Chinantais imputait encore à l'extension des vignobles la rareté de la main-d'œuvre
agricole. Je
connais au moins deux représentants en mission, Garnier (de Saintes) et Michaud, qui firent la
guerre à la vigne. Garnier (de Saintes) ordonna, en ventôse, d'arracher les vignes
récemment plantées et d'y semer du blé[9]. Quant à Michaud, il écrivit de
Bourges au Comité de Salut public, le 28 germinal (17 avril 1794) : « Plusieurs propriétaires égoïstes
et peut-être malintentionnés du district de Bourges se disposaient à planter
leurs champs en vignes ; j'ai pensé que, dans des circonstances où il était
du plus grand intérêt pour la chose publique de multiplier les subsistances
et de rendre la récolte prochaine aussi abondante qu'elle était susceptible
de l'être, je ne devais pas tolérer cet abus, et j'ai, en conséquence, défendu
ces nouvelles plantations et ordonné que les terres dans lesquelles elles
devaient être faites seraient semées en légumes et en grains, à peine contre
les contrevenants d'être regardés comme suspects[10]. » D'autres
représentants, comme Levasseur (de la Sarthe), faisaient la guerre aux
herbages. Il écrivait d'Alençon, le 28 brumaire, au Comité de Salut public
que nombre de propriétés fertiles en grains avant la Révolution, avaient été transformées
en pâturages. « Dans l'Orne, plus d'un quart des terres ont subi cette
métamorphose. » Mais j'ignore s'il se borna â autre chose qu'à des
exhortations pour faire cesser une situation qu'il jugeait déplorable. Dans
l'Eure, les Sociétés populaires, dit M. F. Evrard[11], « cherchent à diminuer
l'étendue des jachères, à propager davantage la culture du blé ». Le 2
brumaire, la Société de Louviers émet le vœu que les cultivateurs
convertissent leurs champs en terres à froment et à seigle. Délibérant sur
cette pétition, le district arrête que les propriétaires des terres à trois
saisons doivent ensemencer au moins le tiers en blé, et la moitié s'il s'agit
d'assolement à deux saisons. La même Société fait décréter que les
possesseurs de jardins de luxe, parcs, bosquets sont requis de les convertir
en fonds plus productifs[12]. Dans le
Nord, le district de Lille ordonna, dès le 10 octobre 1793, que les
cultivateurs cultiveraient en blé non seulement les terres qui devaient
l'être, d'après la coutume, mais encore celles qui auraient reçu deux
labours, depuis la récolte. Le district d'Hazebrouck, sur l'invitation du
club, demanda aux communes de remplacer le tabac par l'avoine, l'orge et la pomme
de terre. Dans la Seine-Inférieure, le district de Dieppe interdit de planter
en colza plus de la vingtième partie des terres. Il est vrai que le Comité de
Salut public cassa ce dernier arrêté, le 13 germinal, mais en recommandant de
cultiver en grains autant d'arpents au moins que par le passé[13]. Par un minutieux arrêté du 10
septembre 1793, le département du Pas-de-Calais fit une obligation à ses
administrés de cultiver en céréales la plus grande partie de leurs terres, sous
des sanctions sévères[14]. LA PROPAGANDE OFFICIELLE. Parallèlement
à la législation et à la réglementation, la Commission des subsistances
poursuivait une œuvre de propagande et d'éducation agricole destinée à
stimuler et à intensifier la production. Déjà le
ministre de l'intérieur avait fondé, en avril 1793, le Journal d'Agriculture
qui paraissait tous les mois. Quand ce journal officiel disparut en germinal
an II, il fut remplacé par la Feuille du Cultivateur qui avait été
antérieurement l'organe des Sociétés d'Agriculture. La Feuille du Cultivateur
fut distribuée gratuitement à 2.000 exemplaires[15] par les soins de la Commission
des subsistances qui l'envoyait aux clubs, aux districts, aux cultivateurs
notoires. De la même façon la Commission publiait et distribuait aux
industriels le Journal des Arts et Manufactures. L'abbé
Grégoire, rapporteur du Comité d'Agriculture, fit approuver par la
Convention, le 11 brumaire, l'envoi aux clubs et aux communes d'une
instruction sur les semailles d'automne que la sécheresse et le manque de
bras avaient retardées par endroits. Grégoire recommandait de ne pas semer
trop épais, de chauler le froment. Il entrait dans des détails techniques
très minutieux. Il vantait le mérite de certaines plantes, recommandait
l'épeautre, l'escourgeon ou orge d'automne, l'avoine d'hiver, l'avoine blanche,
la carotte, la pomme de terre ; il combattait le préjugé des jachères,
insistait sur la nécessité des engrais et terminait par cet appel :
« Citoyens, tandis que nos braves frères d'armes terrassent les ennemis
sur la frontière, le salut public veut que vous sollicitiez par vos travaux
la fécondité de la nature, nous ne vous disons point que votre intérêt
l'exige, vous êtes Français et, à ce titre, il vous suffira de vous rappeler
que la voix de la patrie vous l'ordonne. » Son instruction sur les semailles
fut encartée dans le Bulletin de la Convention. La
Commission des subsistances à peine organisée se mit à l'œuvre à son tour.
Dès le 14 frimaire (4 décembre 1793) elle adressait aux districts une circulaire sur
les engrais avec un questionnaire à remplir[16]. Un arrêté du Comité de Salut
public en date du 27 frimaire[17] ordonna à la Commission « de
faire faire des extraits de l'ouvrage d'Arthur Young sur l'agriculture et de
les répandre partout dans la République ». Le 11 nivôse (31 décembre
1793) la Commission
lançait une nouvelle circulaire sur la culture de la pomme de terre et annonçait
l'envoi prochain d'un travail de Parmentier sur le sujet. Quelques jours plus
tard, le 23 nivôse, un décret de la Convention faisait une obligation aux
autorités d'employer tous les moyens qui sont en leur pouvoir, dans les
communes où la culture de la pomme de terre ne serait pas encore établie,
pour engager tous les cultivateurs qui les composent à planter selon leur
faculté une portion de leur terrain en pommes de terre ». La Commission des
subsistances fournirait les semences. Une instruction sur le mode de culture
du précieux tubercule fut imprimée un mois plus tard par ordre du Comité de
Salut public. En germinal parut une instruction sur l'éducation des cochons,
une autre sur les engrais caustiques, en floréal une instruction sur la
culture de la carotte, une autre sur celle du navet. Le 12 floréal, un arrêté
du Comité de Salut public autorisa la distribution gratuite des graines de
navets, carottes, choux et betteraves. Il parut encore, le 13 floréal, une
instruction sur la culture de la betterave, une autre, le 25 floréal, sur
celle des choux, une autre le 2 prairial, sur celle de l’œillette. La plupart
de ces petits traités étaient dus à la plume de gens très compétents :
Rougier-Labergerie, Vilmorin, Parmentier. Quel
fut le résultat de tout cet effort de propagande ? Il est bien difficile de
le dire avec précision. Bien que la culture de la pomme de terre fût déjà
très répandue, notamment dans l'Est, elle n'était encore considérée que comme
une sorte de culture accessoire, plus maraîchère qu'agricole. C'était un légume.
Il régnait contre elle des préjugés très répandus et il est curieux de
constater qu'un des agents les plus intelligents du ministre de l'Intérieur, « l'observateur »
Siret, s'en fait l'écho inconscient dans son rapport du 10 pluviôse[18]. Siret déclare tout net qu'il
ne lui parait pas possible qu'on puisse tirer de grandes ressources de la
culture de la pomme de terre. Il n'y avait pas assez de semences disponibles,
la récolte précédente ayant manqué par suite de la sécheresse et d'autre part
on avait fait une plus grande consommation de pommes de terre à défaut
d'autres légumes. Mais, à supposer qu'on pût se procurer des semences, Siret
se demandait : « Est-il bien prouvé que cette culture réunit tous les
avantages qu'on lui suppose ? En supposant qu'elle les réunit,
balanceraient-ils ceux qui résultent des légumes secs, tels que les pois, fèves,
haricots, lentilles, etc. ? » Il répondait par la négative : « De tous les
légumes de ce genre, la pomme de terre est celui qui contient le moins de
substance farineuse. Un boisseau de pomme de terre produit tout au plus deux
tiers de farine (c'est-à-dire de fécule) ; cette farine ne peut servir à la panification
qu'autant qu'elle est ajoutée à celle du plus pur froment dans la proportion
d'une partie sur deux. D'ailleurs les procédés par lesquels on extrait cette
farine sont longs et demandent une manipulation qu'on ne peut guère traiter
en grand dans les campagnes, où la main-d'œuvre est précieuse. Or, jusqu'à
présent l'on n'a point trouvé de moyen pour parvenir à la mouture des pommes
de terre par le recours seul d'une machine... » Pour Siret, la pomme de terre
« légume salubre et agréable s> n'était à sa place que dans les jardins et
terrains vagues impropres à toute autre production. Encore ajoutait-il cette
restriction « Sous ce point de vue, elle n'a pas besoin d'être encouragée aux
dépens des autres légumes secs : jamais l'on n'en pourra tirer une nourriture
économique ; un setier de pommes de terre ne vaut pas deux boisseaux de
haricots, de gesses, etc. Le principe nutritif y est trop peu abondant. Quand
bien même on parviendrait à faire produire 20 setiers de pommes de terre à un
arpent de terre, ainsi que quelques écrivains ex-girondins l'ont annoncé, ce
produit n'égalerait pas le produit de ce même arpent en menus grains. » Et il
concluait : « On ne peut donc se livrer à la culture des pommes de terre
que comme on s'occupe d'un supplément qui n'est pas à dédaigner, parce qu'il
varie nos mets d'une manière agréable par les divers apprêts dont il est
susceptible. » Cette curieuse opinion de l'observateur Siret pourrait bien
être l'opinion moyenne de l'époque. Il est
probable que le célèbre arrêté du Comité de Salut public du 1er ventôse qui
ordonna au ministre de l'Intérieur de faire planter des pommes de terre dans
les carrés des jardins des Tuileries et du Luxembourg, eut surtout pour but
de détruire le préjugé populaire en prêchant d'exemple. La
Commission des subsistances qui faisait valoir en régie divers domaines
nationaux comme ceux attenant aux ci-devant châteaux de Bellevue, de
Saint-Cloud, de Mousseaux, du Raincy, de Sceaux, de l'Isle-Adam, de Vanves,
Rambouillet, Marbeuf, Croissy, etc., dut consacrer à la culture de la pomme de
terre des étendues considérables pour le même motif. Certains représentants
en mission et certaines administrations locales se piquèrent de zèle.
Paganel, en mission dans le Tarn, promettait une prime de 400 livres, dont le
tiers pour le meilleur mémoire sur la culture des racines et des plantes potagères
et les deux tiers pour le premier agriculteur qui porterait au marché clans
le cours du mois de mai le premier quart de carottes, navets ou pommes de
terre. La prime devait être distribuée par la Société populaire de Castres. Une
prime analogue fut instituée dans les autres chefs-lieux de district du
département[19]. Il
semble que ces primes à l'agriculture ont été assez générales. Albitte, en
mission en Savoie, faisait distribuer des prix aux meilleurs cultivateurs et
ces prix leur étaient remis dans les fêtes décadaires[20]. A la
demande du district de Muret, Dartigoyte prit, le 5 ventôse, un arrêté pour
ordonner que dans les départements du Gers et de la Haute-Garonne « tous les
jardins des maisons nationales et d'émigrés existant dans leur ressort
respectif soient ensemencés en pommes de terre dès que la saison sera arrivée
». Les autorités pouvaient au besoin faire arracher les arbres fruitiers et
autres qui ne seraient d'aucun produit direct et qui seraient de nature à
contrarier la culture de la pomme de terre. Cet exemple ne fut pas isolé. Je
vois que la commune de Rochefort-sur-Mer, dans une proclamation du 7
frimaire, invitait les campagnards à cultiver en pommes de terre toutes les
terres non emblavées ou en friche. Elle accompagnait cette invitation d'une
menace : « C'est avec confiance que ces magistrats vous font cette
invitation ; ils sont persuadés que vous vous empresserez d'y condescendre et
que vous ne les mettrez pas dans le cas d'employer les moyens que la Loi leur
donne pour vous y contraindre ; ils ne vous dissimulent pas qu'elle prononce
impérativement, au profit de la République, la confiscation des terres
laissées incultes, et prive ainsi avec justice le citoyen indolent ou méchant
de la portion du sol qu'il n'a pas rendue utile â ses frères[21]... » Il est
donc certain que les autorités révolutionnaires firent un grand effort pour
développer la production agricole. Mais il est certain aussi que les
résultats ne correspondirent pas toujours à l'effort. M. Destainville a
montré que dans le district d'Ervy, dans l'Aube, le succès fut médiocre, en
ce qui concerne du moins la pomme de terre[22]. CHAUMETTE ET LES JARDINS DE LUXE. Le
mouvement pour l'extension des cultures était parti de la Commune de Paris
qui souffrait plus que les autres de la crise des denrées alimentaires.
Chaumette fut son inspirateur. Lors de
la grande manifestation du 4 septembre 1793, qui imposa â la Convention le
programme hébertiste, Chaumette fit prendre à la Commune un arrêté aux termes
duquel serait nommée une commission « pour visiter tous les jardins compris
dans les domaines nationaux, vendus ou à vendre, affermés ou non affermés,
afin de s'assurer s'ils sont un produit utile ou non. Tous les citoyens qui
ont des jardins sont invités à les faire cultiver et ensemencer de légumes et
autres choses nécessaires à la vie. Les mêmes commissaires se rendront au
département à l'effet de l'inviter, au nom du bien public, à faire mettre en
culture et affermer, par petites portions, les immenses jardins compris dans
les domaines nationaux L'arrêté
demandait enfin la mise en culture du jardin des Tuileries « qui jusqu'à
présent n'a offert aux yeux que des massifs, inutiles aliments du luxe des
Cours ». On a vu que sur ce point, Chaumette reçut satisfaction. Il est
probable que sur les autres points le département opposa quelque résistance,
car la Commune dut renouveler son arrêté le Il pluviôse. Mais Chaumette fut
secondé par un véritable mouvement d'opinion. Le citoyen Jault, artiste et
membre de la Commune, prononça à l'assemblée générale de la section de
Bonne-Nouvelle un Discours sur l'aristocratie muscadine, les jardins de
luxe et la nécessité de borner au simple nécessaire le nombre des animaux
domestiques pour éviter la peste et les maladies épidémiques[23]. La grave société de l'Économie
rurale, qui siégeait rue d'Anjou, conseilla de mettre en valeur non seulement
les jardins d'agrément, mais tous les terrains incultes situés dans Paris et
dans les environs. La section de la Montagne (Palais-Royal) délibéra. Quelques citoyens
timides firent remarquer qu'il fallait au préalable obtenir une loi de la
Convention. Mais la majorité objecta que cette procédure ferait perdre bien
du temps, « temps précieux, puisque c'est dans ce moment que l'on prépare
le terrain à recevoir la semence des légumes dont nous pourrions jouir au
printemps » (1er ventôse). La section décida qu'on demanderait simplement
l'autorisation au département. Je ne sais si cette autorisation fut accordée,
mais les sections allèrent de l’avant. Il y eut, quelques excès de zèle
regrettables, qu'on mit bien entendu sur le compte de l’aristocratie. Un
officier municipal, Georgel, se plaignit à la Commune, le 17 ventôse, que des
citoyens ignorants ou malintentionnés détruisaient tout, bouleversaient tout,
arrachaient un arbre pour planter un chou. « Ces êtres, dit-il, dénaturent
les meilleures intentions et font détester la Révolution par la manière dont
ils exécutent les mesures les plus salutaires. » Ils étaient entrés dans son
propre jardin et avaient prétendu l'obliger â le transformer tout entier en
carrés de haricots et de pommes de terre. « Il n'est sans doute pas,
conclut-il, dans l'intention du Conseil de restreindre fa culture des jardins
à ces deux objets la pomme de terre et les haricots, et de supprimer les
autres légumes et denrées utiles clans un ménage. » La Commune écouta ses
plaintes et décida, pour obvier aux abus dénoncés, de faire rédiger une
proclamation qui serait affichée et distribuée dans toutes les sections. Quatre
jours plus tard, le 21 ventôse (11 mars), la proclamation vit le jour sous la forme
d'un règlement en sept articles. La municipalité ferait le recensement des
terrains nationaux et des terres abandonnées susceptibles de culture. Un
écriteau les indiquerait au public. Dans chaque section, un Comité de culture
composé de trois membres procéderait à la reconnaissance, à la délimitation
et à l'aménagement de ces futurs potagers communaux. Ce Comité exercerait
aussi une surveillance active sur les terrains particuliers qui devaient être
mis en culture par les soins de leurs propriétaires. « Lorsque des
terrains nationaux et autres, incultes dans chaque section, disait l'article
VI, seront affichés, chaque citoyen sera libre de faire sa soumission au
Comité civil de la section sur laquelle se trouvent les terrains à louer pour
la portion qu'il croira pouvoir cultiver ; ces terrains devront être accordés
à un prix modique. La clôture de la souscription sera fixée au 1er germinal.
» Afin d'avantager les petits, un article VII réserva que « lorsqu'un
citoyen ferait sa soumission pour plus d'un arpent, cette demande ne lui
serait accordée que le dernier jour du délai fixé ». La
question fut portée le lendemain à la Convention par Bréard, qui proposa
d'autoriser le département de Paris à cultiver les jardins des maisons
nationales et à y faire semer des légumes. Mais Bourdon (de l'Oise) s'y opposa : « Ces jardins
sont plantés d'arbres, percés par des canaux ; on y trouve des objets
infiniment précieux ; ce sont les plantations qui font ornement et l'ordre
qui y règne qui en fait la valeur. On ne pourrait les ensemencer qu'à 20
pieds des murs. Les productions qu'on en tirerait seraient peu de chose... Le
Comité d'agriculture a pensé que, dans un moment où on manquait de bras pour
cultiver les terres de la campagne, on ne pouvait s'occuper à défricher des
jardins qui coûteraient beaucoup de travail et rapporteraient peu... »
La question fut renvoyée au Comité d'agriculture qui la renvoya au Comité de Salut
public[24]. Le
Département de Paris, jaloux sans doute de la Commune, réclama contre
l'arrêté de celle-ci relatif aux jardins de luxe. Il fit remarquer qu'il
était spécialement chargé de la culture de ces terrains par le Comité de
Salut public[25]. Chaumette consentit à ce que
la Commune fût dessaisie au profit de l'Administration départementale.
L'arrêté du 21 ventôse fut rapporté. Déjà
les Hébertistes rendus responsables de la famine étaient en prison. Chaumette
n'allait pas tarder à les rejoindre sur l'échafaud. LA PRODUCTION DE LA VIANDE. Accroître
la production des céréales, des pommes de terre et des légumes, c'était bien.
Mais le problème de la viande réclamait aussi toute la sollicitude des
révolutionnaires. Dès le
mois de juin 1793, les Sans-Culottes se plaignaient de toutes parts que la
hausse de la viande en rendait la consommation inabordable aux petites
bourses. Le député Thuriot proposa, le 9 juin, l'établissement d'un carême civique
qui durerait tout le mois d'août « afin que pendant cet espace de temps,
les bestiaux puissent grandir et se multiplier ». L'Assemblée
n'était pas encore préparée à ces grandes mesures de salut public. Elle
ajourna la proposition. L'ère des restrictions, dont nous aurons à reparler,
ne s'ouvrit que plus tard. Les
Parisiens, « très carnassiers ni avaient fait grise mine au carême civique.
L'observateur Dutard avait répété dans sa section la proposition de Thuriot :
Si je ne m'étais appuyé de l'autorité de Chaumette, écrit-il dans son rapport
du 24 juin, j'aurais été lapidé en sortant[26],.. » Puisqu'on
ne voulait pas de restrictions, il fallait augmenter la production. Le
boucher Brisset, de la section de Bondy, réclamait dans un placard affiché à
la fin de mai 1793, une loi qui obligerait cc tout laboureur et cultivateur
de nourrir deux veaux mâles par charrue, remplaçant celui qui pourrait mourir
par un nouveau après avoir fait sa déclaration à la municipalité de son lieu
; cette loi fixera l'âge où ces veaux seront vendus et accordera une prime à
chaque particulier qui, n'étant pas compris dans la loi, se soumettrait à ce
qu'elle demande ; par-là, les cuirs, les suifs, la viande diminueraient de
prix, notre monnaie rentrerait dans l'intérieur, le commerce fleurirait, etc.[27] ». Le 27
brumaire, la Convention décréta, sur le rapport de son Comité d'agriculture,
qu'il était interdit de livrer à la boucherie aucune brebis âgée de moins de
quatre ans et aucun agneau mâle de moins d'un an, sous peine d'une amende de 25
livres. Les propriétaires de moutons étaient tenus de conserver un mouton
mâle pour 40 brebis au moins. Des primes étaient promises à ceux qui
élèveraient les plus beaux béliers. Plus tard, la Commission des subsistances
multipliera les instructions pour la conservation et la multiplication du bétail
17 germinal, instruction sur l'élève des cochons ; 7 messidor, sur les bêtes
à laine ; 25 messidor, sur l'éducation des bestiaux ; 30 messidor, sur la
désinfection des écuries ; 4 frimaire, distribution de l'instruction aux
bergers, dont l'auteur était le naturaliste Daubenton, successeur de Buffon au
Jardin de Plantes. L'instruction du 15 ventôse sur la péri- pneumonie des
bêtes à cornes était due au directeur de l'École vétérinaire d'Alfort,
Chabert. Une circulaire du 9 ventôse était consacrée à la propagation des
bestiaux, etc., etc.[28]. Certaines communes réclamaient
des mesures plus vigoureuses. À la séance du 15 prairial, une députation de
Versailles demanda qu'il fût fait défense par une loi de tuer les vaches qui
peuvent produire, de tuer les cochons au-dessus de six mois, que chaque
commune fût obligée d'élever deux veaux et qu'on accordât des primes à
l'élevage. A
Toulouse, pour avoir le droit de tuer un veau ou un cochon, il fallait se
munir d'une autorisation du Bureau des subsistances de la ville[29]. Dans le
Mont-Blanc, une députation de la Société populaire de Chambéry demanda, le 15
frimaire, à l'Administration départementale, d'ordonner « la
proscription des chiens, race vorace qui dévore les subsistances de
l'indigent ». On ne voit pas qu'un arrêté en ce sens ait été pris en Savoie.
Mais il est certain que dans de nombreuses villes, on déclara la guerre aux
chiens et aux chats et qu'on en fit des hécatombes. LES ROUTES. La
disette ne provenait pas seulement du défaut de la production et de
l'accroissement de la consommation, résultat de la levée des armées, de la
suppression du carême religieux, du besoin grandissant de bien-être, elle
provenait aussi, pour une part, du déplorable état des routes et des chemins
qu'on entretenait très mal depuis la Révolution. Un agent du ministre de
l'Intérieur en mission dans l'Allier, Diannyère, démontrait, dans son rapport
du 28 juin 1793, que la loi de 6 octobre 1791 qui avait mis la réparation des
chemins à la charge combinée des communes et des propriétaires était inexécutée
et inexécutable. Les districts qui auraient dû imposer aux communes des
centimes additionnels pour les travaux publics, préféraient ne rien faire,
afin de ne pas faire crier les électeurs. Dans l'Allier, les chemins vicinaux
n'avaient que la largeur d'une charrette. « Il s'ensuit, dit Diannyère, que
les charrettes passant toujours dans les mêmes ornières, ruinent aisément les
chemins vicinaux ; elles les ruineraient en peu de temps même quand ils
seraient très bien faits. » Carnot
avait déjà dit à la Convention, le 12 janvier 1793, au retour d'une mission
qu'il avait remplie à l'armée des Pyrénées : « Il est difficile d'exprimer à
quel point de dégradation les routes sont tombées clans la plus grande partie
des lieux que nous avons parcourue et notamment clans la Dordogne... Il en
est où des voitures et des bœufs sont demeurés ensevelis sans qu'il fût
possible de les en tirer... On se voit sur le point de ne pouvoir plus
communiquer d'un canton à l'autre. » Le
remède, ici encore, se trouvait dans la centralisation. La Convention
décréta, le 16 frimaire (16 décembre 1793), qu'à partir du 1er nivôse tous les travaux
publics seraient faits et entretenus aux frais de la République. Les grands
chemins, ponts et levées seraient désormais un service d'État. Les chemins
vicinaux, seuls, continueraient d'être aux frais des administrés, « sauf les
cas où ils deviendraient nécessaires au service public ». Un crédit de 25
millions était affecté aux réparations les plus urgentes qui devaient être
terminées au 15 germinal. On autorisait au besoin l'emploi de la main- d'œuvre
militaire. Une nouvelle loi, votée le 10 pluviôse (29 janvier
1794), permit
l'exercice du droit de réquisition sur les
hommes et sur les choses pour accélérer les réparations. Le Comité de Salut
public tint énergiquement la main à l'application de ces lois. Dès le 18
nivôse (7
janvier 1794), il avait
autorisé les Directoires de département à mettre en réquisition les ouvriers,
voitures, chevaux, bateaux et agrès, les matériaux, les outils et
généralement tout ce qui pourra faciliter la prompte réfection des travaux
publics. Quelques jours plus tard, le 23 nivôse (12 janvier
1794), il nommait Pierre-Philibert
Maret, ci-devant administrateur du district de Dijon et frère du futur duc de
Bassano, commissaire pour la réparation des chemins dans les départements du
Nord, de la Somme, de l'Aisne et des Ardennes, avec des pouvoirs très étendus
sur les autorités locales. Il y
eut des départements, comme le Mont-Blanc, qui mirent beaucoup d'empressement
à seconder les vues du Comité de Salut public. Les représentants en mission
accélèrent le mouvement. Houx-Fazillac, dans la Dordogne, employa sur les
chemins les ouvriers des ateliers de charité. Lakanal, après lui, ordonna une
corvée de trois jours pour la prompte exécution des travaux publics. Tous les
habitants y furent conviés, les hommes de 15 à 25 ans avec une pioche et un
pic, les hommes de 35 à 50 ans avec une pelle, les hommes au-dessus de 50 ans
avec un marteau pour casser les cailloux, les enfants et les femmes avec des
paniers pour transporter les matériaux. La corvée, que Lakanal décora du nom
de fête de l'Égalité, dura du 9 au 11 ventôse. Monestier
(de
la Lozère) écrit
d'Agen au Comité de Salut public, le 30 germinal (19 avril 1794) : « Le Directoire du
département de Lot-et-Garonne m'a proposé un arrêté pour distraire
momentanément les citoyens cultivateurs des travaux relatifs aux routes et de
les faire remplacer par ceux qui, sans métier ni profession, traînent leur
vie dans l'oisiveté et l'indolence. J'ai adopté cette seconde mesure par un
arrêté qui s'imprime et son exécution a commencé dès aujourd'hui. Je l'ai
rendu commun au département des Landes où l'entretien des chemins exige une
activité plus suivie à cause des transports continuels pour l'armée des
Pyrénées[30]. » LES ACHATS À L'ÉTRANGER. Toutes
ces mesures, plus ou moins heureuses, ne pouvaient améliorer la production
agricole qu'avec le temps. Or, il fallait vivre. Le Comité de Salut public et
la Commission des subsistances s'efforcèrent d'acheter à l'étranger le plus
de subsistances qu'il leur fut possible. Ici encore, comme dans les travaux
publics, on crut nécessaire de centraliser. Dans la période antérieure, les
villes, les départements maritimes et ceux des frontières avaient souvent
envoyé des missions d'achats à l'étranger. Le Comité de Salut public interdit
cette pratique. Il réserva à la seule Commission des subsistances toutes les
acquisitions à faire au-dehors. Ysabeau
et Tallien, en mission à Bordeaux, avaient réuni des fonds pour acheter du
blé aux États-Unis et dans l'Allemagne du Nord. Ils avisèrent le Comité, par
lettre de 17 novembre 1793, du prochain départ de leurs agents. Mais, dès le
18 novembre, le Comité avait pris un arrêté pour interdire à toutes autorités
quelconques, y compris les représentants du peuple, de faire aucun achat à
l'étranger et d'y envoyer du numéraire « sans que leur projet et leurs
dispositions aient été préalablement approuvés et autorisés par un arrêté du Comité
» ; ceci afin d'empêcher une concurrence nuisible entre les divers agents qui
se trouvaient envoyés en même temps dans la même contrée. Il fallait mettre
de l'unité dans les opérations et éviter d'entraver les mesures concertées
par la Commission des subsistances. Les
représentants à l'armée d'Italie avaient continué à acheter des grains à
Gènes et en Toscane par l'intermédiaire du fournisseur Haller. Un arrêté du
Comité de Salut public, en date du 27 pluviôse, subordonna Haller à la
Commission des subsistances. Il dut rendre ses comptes et prendre ses ordres
auprès des agents que la Commission avait établis à Marseille. Le
commerce avec le Levant et la Barbarie était auparavant aux mains de la
Compagnie d'Afrique qui avait passé des traités auprès des deys d'Alger et de
Tunis et des autres souverains musulmans. Le Comité de Salut public, très
habilement, racheta secrètement la Compagnie d'Afrique, tout en maintenant
ses agents en fonctions et les subordonnant à la Commission des subsistances,
afin de pouvoir continuer à jouir des privilèges dont ils jouissaient en
Barbarie (arrêté
du 20 pluviôse-8 février 1794). Il est
difficile d'évaluer les quantités de céréales, de bétail, de salaisons, de
matières premières de toute sorte qui furent ainsi importées de l'étranger.
Mais nul doute qu'elles furent considérables. Pour
faciliter les achats en Suisse et aux États-Unis, Robespierre avait fait
voter le célèbre décret du 28 brumaire par lequel la République promettait
d'être « terrible envers ses ennemis, généreuse envers ses alliés, juste
envers tous les peuples ». Le décret chargeait le Comité de Salut public « de
s'occuper des moyens de resserrer de plus en plus les liens de l'alliance et
de l'amitié qui unissent la République française aux cantons suisses et aux
États-Unis d'Amérique ». La
différence des changes rendait les paiements onéreux à la France. On
s'efforça d'atténuer la perte du change en exportant au-dehors des
marchandises de luxe, vins, soieries, objets d'art, librairie, et en
acquittant les achats au moyen d'effets de commerce. Le 6 nivôse, le Comité
de Salut public n'hésita pas à réquisitionner les valeurs que les banquiers
français possédaient sur l'étranger. Le 9 nivôse, un arrêt de la Commission des
subsistances les obligea à déclarer le montant de leurs créances sur l'étranger
et des marchandises qu'ils possédaient hors de la France, et même d'indiquer
« le nom des citoyens qu'ils connaîtraient pour y avoir des fonds ou
marchandises ». Un groupe de banquiers fournit, le 18 pluviôse, cinquante millions
de traites sur l'étranger. Il avait fallu cependant effectuer de gros
paiements en or, particulièrement aux États-Unis. La dépouille des églises
lors de la déchristianisation, la fonte de la vaisselle sacrée à la Monnaie y
pourvurent pour une bonne part[31]. CONCLUSIONS. Toute
cette œuvre de production et d'importation de denrées alimentaires ne
commença à faire sentir ses effets que dans le courant de l'été de 1794. Les
gros arrivages précédèrent de quelques semaines la moisson qui fut abondante
; la soudure put se faire. En attendant, il y eut une dure période â
traverser, celle de l'hiver 1793-94. Pendant cette période, Où le maximum
général est réorganisé, le grand problème qui s'impose pour combattre la
disette est moins un problème de production que de répartition. Il faut se contenter des denrées existant sur le territoire, il s'agit de les distribuer équitablement entre les régions et dans chaque région entre les classes sociales et les individus. Problème ardu, quand il est compliqué par une crise politique terrible et par des lois de contrainte que cette crise a imposées aux gouvernants. |
[1]
Bibliothèque nationale, Lb-40 2180.
[2]
GERBAUX et SCHMIT, Le Comité
d'Agriculture, t. III, p. 155.
[3]
On le trouvera au Moniteur du 6 nivôse an II (16 décembre 1793).
[4]
Séance du 1er frimaire. Arch. Nat., F-11 169.
[5]
Séance de la commune du 17 ventôse dans le Moniteur du 20 ventôse.
[6]
G. LEFEBVRE, Les
partisans du Nord pendant la Révolution, p. 698.
[7]
Extraits des procès-verbaux du département du Mont-Blanc (publiés par G.
Pérouse), p. 175.
[8]
Annales révolutionnaires, 1917, t. IX, p. 527.
[9]
AULARD, Actes,
t. XI, p. 502.
[10]
AULARD, Actes,
t. XII, p. 655.
[11]
Bulletin de la Commission d'Histoire économique, 1909, p. 81.
[12]
Bulletin de la Commission d'Histoire économique, 1909, p. 81.
[13]
D'après Georges LEFEBVRE,
Les paysans du Nord, p. 702.
[14]
Cet arrêté a été publié par M. L. JACOB dans les Annales historiques de la Révolution française
de 1925, p. 266-268.
[15]
Arrêté du Comité de Salut public du 2 germinal.
[16]
La plupart de ces circulaires sont réunies dans un recueil factice. Bibi. Nat.
Lb-41 2185.
[17]
Cet arrêté n'a pas été reproduit par M. Aulard dans son recueil.
[18]
Les circulaires de Siret ont été publiées par M. P. Caron dans le Bulletin
de la Commission d'Histoire économique de la Révolution.
[19]
Lettre de Paganel du 10 pluviôse (29 janvier 1794).
[20]
AULARD, Actes,
t. XI, p. 492.
[21]
Archives communales de Rochefort-sur-Mer.
[22]
H. DESTAINVILLE,
La pomme de terre, sa vulgarisation par le gouvernement révolutionnaire, sa
culture dans le district d'Ervy, Troyes, 1917.
[23]
Bib. Nat. Lb-40 1744. La date du discours n'est pas indiquée, peut-être en
ventôse. — L'officier municipal Jale, qui périt avec Robespierre le 10
thermidor, était originaire de Reims.
[24]
SCHMIDT et GERBAUT, Le Comité
d'Agriculture, t. III, p. 209.
[25]
Séance de la Commune du 26 ventôse.
[26]
SCHMIDT, Tableaux
de la Révolution, t. I, p. 17.
[27]
SCHMIDT, Tableaux
de la Révolution, t. I, p. 354.
[28]
Cette circulaire qui a échappé à M. Georges Bourgin, se trouve au recueil de la
Bibliothèque Nationale, Lb-41 2185.
[29]
ADHER, Les
Subsistances à Toulouse, p. 129.
[30]
AULARD, Recueil,
t. XII, p. 694.
[31]
Voir, dans les Annales historiques de la Révolution française, t. II
(1925), pp. 576 et suiv., mon article sur l'Argenterie des églises en l'an II