LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

TROISIÈME PARTIE. — LE GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE IV. — LA LUTTE CONTRE LA FAMINE.

 

 

La lutte contre la famine ne commença à s'organiser qu'après l'établissement du maximum général et la création de la Commission des subsistances.

On s'accordait à estimer que les subsistances, particulièrement les grains, existaient en quantité suffisante ; mais dans l'impuissance où on était de les faire sortir assez rapidement de leurs cachettes malgré les réquisitions, on se dit qu'il fallait doubler la politique de contrainte d'une politique de production agricole.

La multiplication des subsistances, selon l'expression du moment, fut à l'ordre du jour. Ainsi le poète Plancher-Valcour prononça devant la section des Tuileries, le 5 brumaire, un Discours sur les moyens de nous assurer des subsistances pour l'avenir[1]. Il faut conseillait-il, planter les montagnes en forêts, faire des élèves dans le bétail, défendre de tuer les veaux et surtout faire valoir les biens nationaux au lieu de les vendre à vil prix. Avec les vastes domaines confisqués sur les émigrés, on établirait des fermes nationales, des sortes de phalanstères, dont la production servirait à l'alimentation des villes.

Ces idées et d'autres semblables, plus ou moins ingénieuses, plus ou moins pratiques, répondaient trop bien aux préoccupations de tous pour qu'on n'ait pas essayé de les réaliser au moins en partie.

 

LE DESSÈCHEMENT DES ÉTANGS.

Le Comité de Salut public et la Convention s'efforcèrent d'augmenter la surface des terres cultivées.

Déjà, le 26 brumaire, le Comité de Salut public avait pris un arrêté pour inviter le député Baudin (des Ardennes) à présenter sous forme de loi le projet qu'il avait conçu pour dessécher et mettre en culture les étangs de la Sologne, de la Bresse et de la Brenne. Le Comité d'Agriculture adopta, deux jours plus tard, un projet que Bourdon (de l'Oise) lui avait présenté concurremment avec Baudin[2].

Bourdon prétendait, dans son rapport du 3 frimaire, que beaucoup d'étangs n'avaient dû leur naissance qu'aux « attentats » des moines et des prêtres contre la nature. « Les jeûnes pratiqués en apparence par eux, et dont ils ne manquaient pas d'exiger la plus rigide observance de la part du peuple qu'ils appelaient les fidèles, leur donnèrent l'idée de changer en eaux stagnantes, les vallées retenues par de hautes et fortes digues pratiquées du penchant d'une colline à l'autre. Ainsi, depuis des siècles, les plus grasses, les plus fertiles vallées de la République ne peuvent plus s'enorgueillir des nombreux troupeaux que la nature les avait destinées à nourrir, ni des riches moissons dont elles devaient récompenser les bras laborieux du cultivateur. Telle est la véritable origine de presque tous les étangs de la République. » Il ne manquait pas de faire valoir ensuite que les étangs trop nombreux engendrent la fièvre et les épizooties. Il évaluait à 400.000 arpents les terres qu'on pouvait rendre à la culture, rien qu'en asséchant les étangs â bondes. Sur ces terres limoneuses et fertiles on ferait pousser une récolte de 2.400.000 setiers, suffisante pour nourrir un million d'hommes. II prévoyait une objection : le poisson diminuera ! Mais il répondait que « jamais le poisson ne couvre la table du pauvre et qu'il ne parait que sur celle du riche comme mets de luxe ».

La discussion du projet de Bourdon, commencée le 11 frimaire, fut très courte. Quelques membres voulaient qu'on décrétât seulement le principe de dessèchement des étangs nuisibles aux récoltes et dangereux à la santé. Mais Danton s'écria : « Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes et nous aimons le règne des moutons. » Le décret fut définitivement voté le 14 frimaire. Il ordonnait le dessèchement, pour le 15 pluviôse, de tous les étangs qu'on était dans l'usage de mettre à sec pour les pêcher. Le sol de ces étangs serait ensemencé en grains de printemps ou planté en légumes par leurs propriétaires. Quand les propriétaires ne pourraient se procurer des semences sur place, les districts s'adresseraient à la Commission des subsistances qui serait tenue de leur en fournir. Étaient exemptés du dessèchement les étangs nécessaires pour alimenter les fossés des places de guerre, les usines métallurgiques, les canaux, le flottage des bois, les papeteries, filatures et moulins. Les districts étaient chargés de prononcer sur ces exceptions.

Il faut croire que l'application de la loi éprouva des difficultés car, le 21 pluviôse (9 février 1794), huit jours après l'expiration du délai qui avait été donné aux propriétaires pour vider et ensemencer leurs étangs, la Convention ordonnait à son Comité d'Agriculture de faire le lendemain un rapport sur la question. Elle décidait en outre qu'il ne serait coupé aucune chaussée pour l'écoulement des eaux qu'il n'ait été constaté que cet écoulement ne pouvait pas s'effectuer d'une autre manière. Il ne semble pas que le Comité d'Agriculture se soit empressé d'obéir, car ses procès-verbaux publiés par MM. Schmidt et Gerbaux sont muets à cet égard.

En revanche, la Commission des subsistances, sans doute stimulée par le Comité de Salut public, adressa à toutes les Sociétés populaires de la République un éloquent appel pour les encourager à faire exécuter la loi[3]. Vilmorin fut chargé par elle de surveiller le dessèchement des étangs[4].

Il faudrait de longues et minutieuses recherches d'archives pour déterminer dans quelle mesure l'opération fut effectuée et quelle ressource réelle elle fournit à la République. Je vois cependant que le représentant Michaud écrit de Bourges au Comité de Salut public, le 28 germinal (17 avril 1794), que la loi sur le dessèchement des étangs a reçu son exécution dans le département du Cher.

Parallèlement au dessèchement des étangs, on se mit à défricher les terres incultes, les landes. Ainsi Réal, substitut du procureur-syndic de la Commune de Paris, écrivait de Rouen en ventôse, que les habitants de cette ville s'occupaient à défricher les longues bruyères de Saint-Julien pour y planter des pommes de terre[5].

 

LA CULTURE DES TERRES ABANDONNÉES.

Il était plus urgent encore de remettre en culture les terres que le défaut de main-d'œuvre ou l'abandon des propriétaires avaient laissées en friche.

Par endroits les initiatives locales devancèrent la législation. Dès le 18 décembre 1792, le district de Cambrai ordonna aux communes de faire cultiver les terres abandonnées[6]. Au printemps de 1793, la Convention aborda le problème, à propos des terres des émigrés. Le 25 mars 1793, le Comité d'Agriculture prépara un projet de décret qui fut voté sans discussion sur le rapport de Beffroy. Les municipalités furent chargées de faire cultiver et ensemencer, à prix d'argent, les terres d'émigrés, et de préférence en y semant de l'orge. Un décret ultérieur devait préciser les mesures à prendre pour faire payer les frais de culture par la régie nationale et pour employer les récoltes de celles de ces terres qui ne seraient pas encore vendues à l'époque de la moisson. Le décret reçut son exécution, car je vois qu'en Savoie, le Directoire du département, par arrêté du 19 pluviôse an II, prescrivit aux municipalités de faire une visite exacte de tous les biens nationaux des émigrés pour vérifier s'ils étaient cultivés et ensemencés selon la règle et la coutume des lieux et d'en dresser procès-verbal[7].

Quand les jeunes gens de 18 à 25 ans formant la première réquisition furent appelés aux armées pour la levée en masse ordonnée au mois d'août 1793, une loi votée dès le 16 septembre, sur le rapport de Laurent Lecointre, chargea les municipalités de dresser l'état des terres non cultivées par suite du départ des citoyens pour l'armée.

Les municipalités devaient désigner les habitants qui seraient tenus de les cultiver « en observant une répartition proportionnée à leurs moyens relatifs ». On commencera par celles des citoyens les moins aisés. » Si les habitants ainsi désignés objectaient qu'ils manquaient de bras, les municipalités devaient requérir les manouvriers de la commune pour y pourvoir. Ceux-ci seraient payés aux taux habituels de la journée. S'ils refusaient d'obéir, on pourrait les contraindre par une peine allant de trois jours à trois mois de prison et cette peine était prononcée par le Conseil municipal siégeant en tribunal de simple police. Les journaliers qui se coaliseraient pour faire grève, pourraient être poursuivis devant les tribunaux criminels et punis de deux ans de fers.

Ce n'étaient pas seulement les terres des citoyens soldats qui devaient être cultivées par ce procédé, mais toutes les terres dont les propriétaires manquaient de chevaux, de bœufs ou d'instruments aratoires. Les habitants désignés pour les mettre en culture ne pouvaient exiger pour chaque fois que le prix ordinaire, tel qu'il était fixé au mois de mars précédent. Ceux d'entre eux qui refuseraient d'obéir aux réquisitions municipales pourraient être condamnés à cinq cents livres d'amende applicables au profit de celui dont le fonds aurait manqué d'être labouré.

La loi prévoyait le cas où les pauvres n'auraient pas le moyen de payer les réquisitions faites à leur profit. Le trésor devait alors avancer à la municipalité les sommes nécessaires. Si l'absent n'était pas revenu au moment de la récolte, la municipalité procédait elle-même à la moisson, la faisait vendre et, après s'être remboursée de ses avances, consignait le surplus dans la caisse du receveur des finances. Si l'exploitation donnait lieu à un déficit, celui-ci était supporté par la nation.

L'article 2 du décret du 9 octobre 1793 rendit les membres des départements, des districts et des municipalités « personnellement responsables des dommages qui résulteraient pour la République du non-ensemencement des terres qui auraient dû l'être selon l'usage du pays ». « Ceux des membres des diverses autorités constituées qui seraient convaincus d'avoir négligé ou arrêté l'exécution de cette mesure seront poursuivis devant les tribunaux et punis solidairement d'une amende de 10.000 livres. »

Rien de bureaucratique dans cette organisation. Ce sont les autorités locales, qui sont sur les lieux, qu'on charge de toutes les mesures d'application sous la haute surveillance des représentants en mission. Les municipalités sont le rouage essentiel. Elles agissent directement sans intermédiaire. La paperasserie est réduite au minimum et les frais aussi. Pas de prime à la récolte. Les frais d'exploitation sont à la charge des récoltants. Une administration rapide et économique, toute proche des intéressés.

Comment fut appliqué le décret ? C'est difficile à dire en l'état de la science historique. Je vois cependant que le 22 nivôse (12 janvier 1794) la Convention ordonna aux agents nationaux de chaque district de rendre compte au ministre de l'Intérieur de l'application de la loi. Le même décret décida : « Tout cultivateur qui se sera porté à labourer et ensemencer un terrain abandonné à cause des ravages de la guerre aura droit de se faire payer, par le propriétaire ou fermier, les deux tiers de la récolte et la semence prélevée ; et, s'il ne se présente personne pour réclamer la récolte, un mois avant la moisson, elle lui appartiendra tout entière. »

 

LA MAIN-D’ŒUVRE AGRICOLE.

Ce qui rendait souvent illusoire la bonne volonté du législateur, c'était le manque de main-d'œuvre. « Il ne reste personne dans les campagnes, écrivait l'agent du ministre de l'intérieur Panetier, de Bourg-en-Bresse, le 5 octobre 1793. Les semences ne sont pas faites ; tous les bras sont en réquisition. Si l'on n'y prend garde, il est à craindre pour la famine. » La Convention et le Comité de Salut public s'efforcèrent de parer par différents moyens à cette crise de la main-d'œuvre.

Les recrues de la première réquisition, concentrées au chef-lieu des districts, n'étaient pour la plupart ni armées ni équipées. Elles s'exerçaient avec des bâtons. En attendant qu'on pût leur donner des armes et des uniformes, il s'écoulerait plusieurs mois. Le 9 octobre, Barère fit voter un décret qui ordonna de mettre à la disposition de l'agriculture, « pour l'ensemencement des terres et la mouture des grains », « les jeunes citoyens des campagnes qui seront jugés indispensablement nécessaires pour ce travail par les représentants du peuple ». Les sursis agricoles ainsi accordés ne devaient pas dépasser trois semaines ; mais, en fait, ils durèrent plus longtemps.

Le représentant Roux-Fazillac écrivait de Tulle au Comité de Salut public, le 22 pluviôse, que le défaut des subsistances l'avait empêché de réunir dans chaque chef-lieu de district les recrues de la première réquisition qui étaient restées dans leurs familles.

D'après la loi du 9 octobre, c'étaient les représentants en mission qui avaient le privilège de délivrer les sursis agricoles. Le Comité de Salut public élargit la mesure par son arrêté du 6 pluviôse (25 janvier 1794) qui permit aux recrues de présenter directement leur demande de sursis au Directoire du district qui la transmettait aux représentants. En outre, les hommes nécessaires aux charrois et aux professions qui tiennent à l'agriculture pouvaient eux aussi bénéficier de sursis.

Mais, quand le moment fut venu de renforcer les armées, à la veille de l'offensive du printemps de 1794, le Comité de Salut public fut effrayé de la quantité énorme de sursis qui avaient été accordés. La première réquisition avait fondu littéralement. Dès le 26 pluviôse (14 février 1794) le Comité écrivait à Garnier (de Saintes) pour l'inviter à faire cesser immédiatement les congés accordés aux recrues sous prétexte de travaux agricoles. Quinze jours plus tard, le 13 ventôse, un arrêté de la main de Carnot supprima tous les sursis et rapporta l'arrêté du 6 pluviôse qui les avait institués.

Dès le 22 octobre 1793, Chaumette avait demandé à la Commune qu'on employât les prisonniers de guerre aux travaux d'utilité publique, par exemple à la réparation des routes. La suggestion fut retenue et un arrêté du Comité de Salut public, en date du 29 nivôse (18 janvier 1794), ordonna d'employer les déserteurs et les prisonniers de guerre aux travaux publics, spécialement aux routes et canaux.

On en vint, au moment de la moisson de l’an II, à employer les soldats eux-mêmes. Le grand arrêté du Comité de Salut public en date du 20 messidor (8 juillet 1794) autorisait les districts à requérir les soldats des garnisons de l'intérieur pour accélérer les travaux de la récolte et le battage des grains. M. Dommanget a montré comment fonctionna cette réquisition de la main-d'œuvre militaire dans le district de Crépy-en-Valois[8].

Quand le calendrier révolutionnaire fut institué, on se mit dans beaucoup d'endroits à interdire le repos du dimanche. Ainsi le représentant Dartigoyte, par arrêté du 21 floréal an II, interdit de chômer le dimanche sous peine pour les contrevenants d'être privés de distributions de grains et de farines le jour qu'ils passeraient dans l'oisiveté. L'arrêté prescrivit en outre la confection d'une liste des citoyens fainéants et suspects de chaque commune. Les prêtres qui, par leurs conseils ou leurs prédications, auraient été cause du chômage, pourraient être mis en arrestation. La politique anticléricale prenait la forme d'une politique alimentaire.

La guerre à l'oisiveté était à l'ordre du jour. Les administrations locales réclamaient l'obligation légale du travail. Le bureau des subsistances de Toulouse demanda au même représentant Dartigoyte, le 29 floréal (18 mai 1794), d'ordonner « 1° que toutes personnes accoutumées aux travaux de la campagne soient tenues d'y vaquer sans relâche, tant que durera la récolte sous peine de punition ; 2° que tout journalier qui exigerait un salaire au-dessus du maximum soit également puni et qu'il lui soit enjoint de commencer la journée au soleil levant et de ne la terminer qu'au soleil couchant ; 3° qu'il soit défendu à tout propriétaire de capter les ouvriers en leur offrant an salaire au-dessus du maximum sous peine d'être réputé suspect et contre-révolutionnaire, etc... » Dartigoyte prit un arrêté conforme le 18 prairial ; il prononça que tout citoyen ou citoyenne qui se refuserait au travail serait condamné à 100 livres d'amende et reclus pour trois mois et qu'en cas de coalition, les refusants seraient considérés comme royalistes et conspirateurs. Il y aurait une belle étude à faire sur le travail obligatoire sous la Terreur.

 

LA RÉGLEMENTATION DES CULTURES.

Pour augmenter la quantité des denrées comestibles, certains pensaient â des moyens héroïques. Un vigneron de Tours, Chinantais, « propriétaire de beaucoup de vignes », proposait à la Convention, dans une longue lettre qui fut lue à la séance du 23 octobre 1793, de faire arracher toutes les jeunes vignes plantées depuis cinq ans et de les transformer obligatoirement en terres à blé. Il calculait que la culture de la vigne depuis 1763 avait presque doublé d'étendue et qu'elle avait enlevé à la terre plus de 300.000 familles. Le mal, à l'en croire, avait empiré depuis la Révolution. « Dans le vallon du Cher, depuis Montrichard jusqu'a Vilandry, 13 lieues de long, on assure qu'il en a été planté (des vignes) plus de 1.500 arpents sur des terres excellentes. » Chinantais imputait encore à l'extension des vignobles la rareté de la main-d'œuvre agricole.

Je connais au moins deux représentants en mission, Garnier (de Saintes) et Michaud, qui firent la guerre à la vigne. Garnier (de Saintes) ordonna, en ventôse, d'arracher les vignes récemment plantées et d'y semer du blé[9]. Quant à Michaud, il écrivit de Bourges au Comité de Salut public, le 28 germinal (17 avril 1794) : « Plusieurs propriétaires égoïstes et peut-être malintentionnés du district de Bourges se disposaient à planter leurs champs en vignes ; j'ai pensé que, dans des circonstances où il était du plus grand intérêt pour la chose publique de multiplier les subsistances et de rendre la récolte prochaine aussi abondante qu'elle était susceptible de l'être, je ne devais pas tolérer cet abus, et j'ai, en conséquence, défendu ces nouvelles plantations et ordonné que les terres dans lesquelles elles devaient être faites seraient semées en légumes et en grains, à peine contre les contrevenants d'être regardés comme suspects[10]. »

D'autres représentants, comme Levasseur (de la Sarthe), faisaient la guerre aux herbages. Il écrivait d'Alençon, le 28 brumaire, au Comité de Salut public que nombre de propriétés fertiles en grains avant la Révolution, avaient été transformées en pâturages. « Dans l'Orne, plus d'un quart des terres ont subi cette métamorphose. » Mais j'ignore s'il se borna â autre chose qu'à des exhortations pour faire cesser une situation qu'il jugeait déplorable.

Dans l'Eure, les Sociétés populaires, dit M. F. Evrard[11], « cherchent à diminuer l'étendue des jachères, à propager davantage la culture du blé ». Le 2 brumaire, la Société de Louviers émet le vœu que les cultivateurs convertissent leurs champs en terres à froment et à seigle. Délibérant sur cette pétition, le district arrête que les propriétaires des terres à trois saisons doivent ensemencer au moins le tiers en blé, et la moitié s'il s'agit d'assolement à deux saisons. La même Société fait décréter que les possesseurs de jardins de luxe, parcs, bosquets sont requis de les convertir en fonds plus productifs[12].

Dans le Nord, le district de Lille ordonna, dès le 10 octobre 1793, que les cultivateurs cultiveraient en blé non seulement les terres qui devaient l'être, d'après la coutume, mais encore celles qui auraient reçu deux labours, depuis la récolte. Le district d'Hazebrouck, sur l'invitation du club, demanda aux communes de remplacer le tabac par l'avoine, l'orge et la pomme de terre. Dans la Seine-Inférieure, le district de Dieppe interdit de planter en colza plus de la vingtième partie des terres. Il est vrai que le Comité de Salut public cassa ce dernier arrêté, le 13 germinal, mais en recommandant de cultiver en grains autant d'arpents au moins que par le passé[13]. Par un minutieux arrêté du 10 septembre 1793, le département du Pas-de-Calais fit une obligation à ses administrés de cultiver en céréales la plus grande partie de leurs terres, sous des sanctions sévères[14].

 

LA PROPAGANDE OFFICIELLE.

Parallèlement à la législation et à la réglementation, la Commission des subsistances poursuivait une œuvre de propagande et d'éducation agricole destinée à stimuler et à intensifier la production.

Déjà le ministre de l'intérieur avait fondé, en avril 1793, le Journal d'Agriculture qui paraissait tous les mois. Quand ce journal officiel disparut en germinal an II, il fut remplacé par la Feuille du Cultivateur qui avait été antérieurement l'organe des Sociétés d'Agriculture. La Feuille du Cultivateur fut distribuée gratuitement à 2.000 exemplaires[15] par les soins de la Commission des subsistances qui l'envoyait aux clubs, aux districts, aux cultivateurs notoires. De la même façon la Commission publiait et distribuait aux industriels le Journal des Arts et Manufactures.

L'abbé Grégoire, rapporteur du Comité d'Agriculture, fit approuver par la Convention, le 11 brumaire, l'envoi aux clubs et aux communes d'une instruction sur les semailles d'automne que la sécheresse et le manque de bras avaient retardées par endroits. Grégoire recommandait de ne pas semer trop épais, de chauler le froment. Il entrait dans des détails techniques très minutieux. Il vantait le mérite de certaines plantes, recommandait l'épeautre, l'escourgeon ou orge d'automne, l'avoine d'hiver, l'avoine blanche, la carotte, la pomme de terre ; il combattait le préjugé des jachères, insistait sur la nécessité des engrais et terminait par cet appel : « Citoyens, tandis que nos braves frères d'armes terrassent les ennemis sur la frontière, le salut public veut que vous sollicitiez par vos travaux la fécondité de la nature, nous ne vous disons point que votre intérêt l'exige, vous êtes Français et, à ce titre, il vous suffira de vous rappeler que la voix de la patrie vous l'ordonne. » Son instruction sur les semailles fut encartée dans le Bulletin de la Convention.

La Commission des subsistances à peine organisée se mit à l'œuvre à son tour. Dès le 14 frimaire (4 décembre 1793) elle adressait aux districts une circulaire sur les engrais avec un questionnaire à remplir[16]. Un arrêté du Comité de Salut public en date du 27 frimaire[17] ordonna à la Commission « de faire faire des extraits de l'ouvrage d'Arthur Young sur l'agriculture et de les répandre partout dans la République ». Le 11 nivôse (31 décembre 1793) la Commission lançait une nouvelle circulaire sur la culture de la pomme de terre et annonçait l'envoi prochain d'un travail de Parmentier sur le sujet. Quelques jours plus tard, le 23 nivôse, un décret de la Convention faisait une obligation aux autorités d'employer tous les moyens qui sont en leur pouvoir, dans les communes où la culture de la pomme de terre ne serait pas encore établie, pour engager tous les cultivateurs qui les composent à planter selon leur faculté une portion de leur terrain en pommes de terre ». La Commission des subsistances fournirait les semences. Une instruction sur le mode de culture du précieux tubercule fut imprimée un mois plus tard par ordre du Comité de Salut public. En germinal parut une instruction sur l'éducation des cochons, une autre sur les engrais caustiques, en floréal une instruction sur la culture de la carotte, une autre sur celle du navet. Le 12 floréal, un arrêté du Comité de Salut public autorisa la distribution gratuite des graines de navets, carottes, choux et betteraves. Il parut encore, le 13 floréal, une instruction sur la culture de la betterave, une autre, le 25 floréal, sur celle des choux, une autre le 2 prairial, sur celle de l’œillette. La plupart de ces petits traités étaient dus à la plume de gens très compétents : Rougier-Labergerie, Vilmorin, Parmentier.

Quel fut le résultat de tout cet effort de propagande ? Il est bien difficile de le dire avec précision. Bien que la culture de la pomme de terre fût déjà très répandue, notamment dans l'Est, elle n'était encore considérée que comme une sorte de culture accessoire, plus maraîchère qu'agricole. C'était un légume. Il régnait contre elle des préjugés très répandus et il est curieux de constater qu'un des agents les plus intelligents du ministre de l'Intérieur, « l'observateur » Siret, s'en fait l'écho inconscient dans son rapport du 10 pluviôse[18]. Siret déclare tout net qu'il ne lui parait pas possible qu'on puisse tirer de grandes ressources de la culture de la pomme de terre. Il n'y avait pas assez de semences disponibles, la récolte précédente ayant manqué par suite de la sécheresse et d'autre part on avait fait une plus grande consommation de pommes de terre à défaut d'autres légumes. Mais, à supposer qu'on pût se procurer des semences, Siret se demandait : « Est-il bien prouvé que cette culture réunit tous les avantages qu'on lui suppose ? En supposant qu'elle les réunit, balanceraient-ils ceux qui résultent des légumes secs, tels que les pois, fèves, haricots, lentilles, etc. ? » Il répondait par la négative : « De tous les légumes de ce genre, la pomme de terre est celui qui contient le moins de substance farineuse. Un boisseau de pomme de terre produit tout au plus deux tiers de farine (c'est-à-dire de fécule) ; cette farine ne peut servir à la panification qu'autant qu'elle est ajoutée à celle du plus pur froment dans la proportion d'une partie sur deux. D'ailleurs les procédés par lesquels on extrait cette farine sont longs et demandent une manipulation qu'on ne peut guère traiter en grand dans les campagnes, où la main-d'œuvre est précieuse. Or, jusqu'à présent l'on n'a point trouvé de moyen pour parvenir à la mouture des pommes de terre par le recours seul d'une machine... » Pour Siret, la pomme de terre « légume salubre et agréable s> n'était à sa place que dans les jardins et terrains vagues impropres à toute autre production. Encore ajoutait-il cette restriction « Sous ce point de vue, elle n'a pas besoin d'être encouragée aux dépens des autres légumes secs : jamais l'on n'en pourra tirer une nourriture économique ; un setier de pommes de terre ne vaut pas deux boisseaux de haricots, de gesses, etc. Le principe nutritif y est trop peu abondant. Quand bien même on parviendrait à faire produire 20 setiers de pommes de terre à un arpent de terre, ainsi que quelques écrivains ex-girondins l'ont annoncé, ce produit n'égalerait pas le produit de ce même arpent en menus grains. » Et il concluait : « On ne peut donc se livrer à la culture des pommes de terre que comme on s'occupe d'un supplément qui n'est pas à dédaigner, parce qu'il varie nos mets d'une manière agréable par les divers apprêts dont il est susceptible. » Cette curieuse opinion de l'observateur Siret pourrait bien être l'opinion moyenne de l'époque.

Il est probable que le célèbre arrêté du Comité de Salut public du 1er ventôse qui ordonna au ministre de l'Intérieur de faire planter des pommes de terre dans les carrés des jardins des Tuileries et du Luxembourg, eut surtout pour but de détruire le préjugé populaire en prêchant d'exemple.

La Commission des subsistances qui faisait valoir en régie divers domaines nationaux comme ceux attenant aux ci-devant châteaux de Bellevue, de Saint-Cloud, de Mousseaux, du Raincy, de Sceaux, de l'Isle-Adam, de Vanves, Rambouillet, Marbeuf, Croissy, etc., dut consacrer à la culture de la pomme de terre des étendues considérables pour le même motif. Certains représentants en mission et certaines administrations locales se piquèrent de zèle. Paganel, en mission dans le Tarn, promettait une prime de 400 livres, dont le tiers pour le meilleur mémoire sur la culture des racines et des plantes potagères et les deux tiers pour le premier agriculteur qui porterait au marché clans le cours du mois de mai le premier quart de carottes, navets ou pommes de terre. La prime devait être distribuée par la Société populaire de Castres. Une prime analogue fut instituée dans les autres chefs-lieux de district du département[19].

Il semble que ces primes à l'agriculture ont été assez générales. Albitte, en mission en Savoie, faisait distribuer des prix aux meilleurs cultivateurs et ces prix leur étaient remis dans les fêtes décadaires[20].

A la demande du district de Muret, Dartigoyte prit, le 5 ventôse, un arrêté pour ordonner que dans les départements du Gers et de la Haute-Garonne « tous les jardins des maisons nationales et d'émigrés existant dans leur ressort respectif soient ensemencés en pommes de terre dès que la saison sera arrivée ». Les autorités pouvaient au besoin faire arracher les arbres fruitiers et autres qui ne seraient d'aucun produit direct et qui seraient de nature à contrarier la culture de la pomme de terre. Cet exemple ne fut pas isolé. Je vois que la commune de Rochefort-sur-Mer, dans une proclamation du 7 frimaire, invitait les campagnards à cultiver en pommes de terre toutes les terres non emblavées ou en friche. Elle accompagnait cette invitation d'une menace : « C'est avec confiance que ces magistrats vous font cette invitation ; ils sont persuadés que vous vous empresserez d'y condescendre et que vous ne les mettrez pas dans le cas d'employer les moyens que la Loi leur donne pour vous y contraindre ; ils ne vous dissimulent pas qu'elle prononce impérativement, au profit de la République, la confiscation des terres laissées incultes, et prive ainsi avec justice le citoyen indolent ou méchant de la portion du sol qu'il n'a pas rendue utile â ses frères[21]... »

Il est donc certain que les autorités révolutionnaires firent un grand effort pour développer la production agricole. Mais il est certain aussi que les résultats ne correspondirent pas toujours à l'effort. M. Destainville a montré que dans le district d'Ervy, dans l'Aube, le succès fut médiocre, en ce qui concerne du moins la pomme de terre[22].

 

CHAUMETTE ET LES JARDINS DE LUXE.

Le mouvement pour l'extension des cultures était parti de la Commune de Paris qui souffrait plus que les autres de la crise des denrées alimentaires. Chaumette fut son inspirateur.

Lors de la grande manifestation du 4 septembre 1793, qui imposa â la Convention le programme hébertiste, Chaumette fit prendre à la Commune un arrêté aux termes duquel serait nommée une commission « pour visiter tous les jardins compris dans les domaines nationaux, vendus ou à vendre, affermés ou non affermés, afin de s'assurer s'ils sont un produit utile ou non. Tous les citoyens qui ont des jardins sont invités à les faire cultiver et ensemencer de légumes et autres choses nécessaires à la vie. Les mêmes commissaires se rendront au département à l'effet de l'inviter, au nom du bien public, à faire mettre en culture et affermer, par petites portions, les immenses jardins compris dans les domaines nationaux

L'arrêté demandait enfin la mise en culture du jardin des Tuileries « qui jusqu'à présent n'a offert aux yeux que des massifs, inutiles aliments du luxe des Cours ». On a vu que sur ce point, Chaumette reçut satisfaction.

Il est probable que sur les autres points le département opposa quelque résistance, car la Commune dut renouveler son arrêté le Il pluviôse. Mais Chaumette fut secondé par un véritable mouvement d'opinion. Le citoyen Jault, artiste et membre de la Commune, prononça à l'assemblée générale de la section de Bonne-Nouvelle un Discours sur l'aristocratie muscadine, les jardins de luxe et la nécessité de borner au simple nécessaire le nombre des animaux domestiques pour éviter la peste et les maladies épidémiques[23]. La grave société de l'Économie rurale, qui siégeait rue d'Anjou, conseilla de mettre en valeur non seulement les jardins d'agrément, mais tous les terrains incultes situés dans Paris et dans les environs. La section de la Montagne (Palais-Royal) délibéra. Quelques citoyens timides firent remarquer qu'il fallait au préalable obtenir une loi de la Convention. Mais la majorité objecta que cette procédure ferait perdre bien du temps, « temps précieux, puisque c'est dans ce moment que l'on prépare le terrain à recevoir la semence des légumes dont nous pourrions jouir au printemps » (1er ventôse). La section décida qu'on demanderait simplement l'autorisation au département. Je ne sais si cette autorisation fut accordée, mais les sections allèrent de l’avant. Il y eut, quelques excès de zèle regrettables, qu'on mit bien entendu sur le compte de l’aristocratie.

Un officier municipal, Georgel, se plaignit à la Commune, le 17 ventôse, que des citoyens ignorants ou malintentionnés détruisaient tout, bouleversaient tout, arrachaient un arbre pour planter un chou. « Ces êtres, dit-il, dénaturent les meilleures intentions et font détester la Révolution par la manière dont ils exécutent les mesures les plus salutaires. » Ils étaient entrés dans son propre jardin et avaient prétendu l'obliger â le transformer tout entier en carrés de haricots et de pommes de terre. « Il n'est sans doute pas, conclut-il, dans l'intention du Conseil de restreindre fa culture des jardins à ces deux objets la pomme de terre et les haricots, et de supprimer les autres légumes et denrées utiles clans un ménage. » La Commune écouta ses plaintes et décida, pour obvier aux abus dénoncés, de faire rédiger une proclamation qui serait affichée et distribuée dans toutes les sections.

Quatre jours plus tard, le 21 ventôse (11 mars), la proclamation vit le jour sous la forme d'un règlement en sept articles. La municipalité ferait le recensement des terrains nationaux et des terres abandonnées susceptibles de culture. Un écriteau les indiquerait au public. Dans chaque section, un Comité de culture composé de trois membres procéderait à la reconnaissance, à la délimitation et à l'aménagement de ces futurs potagers communaux. Ce Comité exercerait aussi une surveillance active sur les terrains particuliers qui devaient être mis en culture par les soins de leurs propriétaires. « Lorsque des terrains nationaux et autres, incultes dans chaque section, disait l'article VI, seront affichés, chaque citoyen sera libre de faire sa soumission au Comité civil de la section sur laquelle se trouvent les terrains à louer pour la portion qu'il croira pouvoir cultiver ; ces terrains devront être accordés à un prix modique. La clôture de la souscription sera fixée au 1er germinal. » Afin d'avantager les petits, un article VII réserva que « lorsqu'un citoyen ferait sa soumission pour plus d'un arpent, cette demande ne lui serait accordée que le dernier jour du délai fixé ».

La question fut portée le lendemain à la Convention par Bréard, qui proposa d'autoriser le département de Paris à cultiver les jardins des maisons nationales et à y faire semer des légumes. Mais Bourdon (de l'Oise) s'y opposa : « Ces jardins sont plantés d'arbres, percés par des canaux ; on y trouve des objets infiniment précieux ; ce sont les plantations qui font ornement et l'ordre qui y règne qui en fait la valeur. On ne pourrait les ensemencer qu'à 20 pieds des murs. Les productions qu'on en tirerait seraient peu de chose... Le Comité d'agriculture a pensé que, dans un moment où on manquait de bras pour cultiver les terres de la campagne, on ne pouvait s'occuper à défricher des jardins qui coûteraient beaucoup de travail et rapporteraient peu... » La question fut renvoyée au Comité d'agriculture qui la renvoya au Comité de Salut public[24].

Le Département de Paris, jaloux sans doute de la Commune, réclama contre l'arrêté de celle-ci relatif aux jardins de luxe. Il fit remarquer qu'il était spécialement chargé de la culture de ces terrains par le Comité de Salut public[25]. Chaumette consentit à ce que la Commune fût dessaisie au profit de l'Administration départementale. L'arrêté du 21 ventôse fut rapporté.

Déjà les Hébertistes rendus responsables de la famine étaient en prison. Chaumette n'allait pas tarder à les rejoindre sur l'échafaud.

 

LA PRODUCTION DE LA VIANDE.

Accroître la production des céréales, des pommes de terre et des légumes, c'était bien. Mais le problème de la viande réclamait aussi toute la sollicitude des révolutionnaires.

Dès le mois de juin 1793, les Sans-Culottes se plaignaient de toutes parts que la hausse de la viande en rendait la consommation inabordable aux petites bourses. Le député Thuriot proposa, le 9 juin, l'établissement d'un carême civique qui durerait tout le mois d'août « afin que pendant cet espace de temps, les bestiaux puissent grandir et se multiplier ».

L'Assemblée n'était pas encore préparée à ces grandes mesures de salut public. Elle ajourna la proposition. L'ère des restrictions, dont nous aurons à reparler, ne s'ouvrit que plus tard.

Les Parisiens, « très carnassiers ni avaient fait grise mine au carême civique. L'observateur Dutard avait répété dans sa section la proposition de Thuriot : Si je ne m'étais appuyé de l'autorité de Chaumette, écrit-il dans son rapport du 24 juin, j'aurais été lapidé en sortant[26],.. »

Puisqu'on ne voulait pas de restrictions, il fallait augmenter la production. Le boucher Brisset, de la section de Bondy, réclamait dans un placard affiché à la fin de mai 1793, une loi qui obligerait cc tout laboureur et cultivateur de nourrir deux veaux mâles par charrue, remplaçant celui qui pourrait mourir par un nouveau après avoir fait sa déclaration à la municipalité de son lieu ; cette loi fixera l'âge où ces veaux seront vendus et accordera une prime à chaque particulier qui, n'étant pas compris dans la loi, se soumettrait à ce qu'elle demande ; par-là, les cuirs, les suifs, la viande diminueraient de prix, notre monnaie rentrerait dans l'intérieur, le commerce fleurirait, etc.[27] ».

Le 27 brumaire, la Convention décréta, sur le rapport de son Comité d'agriculture, qu'il était interdit de livrer à la boucherie aucune brebis âgée de moins de quatre ans et aucun agneau mâle de moins d'un an, sous peine d'une amende de 25 livres. Les propriétaires de moutons étaient tenus de conserver un mouton mâle pour 40 brebis au moins. Des primes étaient promises à ceux qui élèveraient les plus beaux béliers. Plus tard, la Commission des subsistances multipliera les instructions pour la conservation et la multiplication du bétail 17 germinal, instruction sur l'élève des cochons ; 7 messidor, sur les bêtes à laine ; 25 messidor, sur l'éducation des bestiaux ; 30 messidor, sur la désinfection des écuries ; 4 frimaire, distribution de l'instruction aux bergers, dont l'auteur était le naturaliste Daubenton, successeur de Buffon au Jardin de Plantes. L'instruction du 15 ventôse sur la péri- pneumonie des bêtes à cornes était due au directeur de l'École vétérinaire d'Alfort, Chabert. Une circulaire du 9 ventôse était consacrée à la propagation des bestiaux, etc., etc.[28]. Certaines communes réclamaient des mesures plus vigoureuses. À la séance du 15 prairial, une députation de Versailles demanda qu'il fût fait défense par une loi de tuer les vaches qui peuvent produire, de tuer les cochons au-dessus de six mois, que chaque commune fût obligée d'élever deux veaux et qu'on accordât des primes à l'élevage.

A Toulouse, pour avoir le droit de tuer un veau ou un cochon, il fallait se munir d'une autorisation du Bureau des subsistances de la ville[29].

Dans le Mont-Blanc, une députation de la Société populaire de Chambéry demanda, le 15 frimaire, à l'Administration départementale, d'ordonner « la proscription des chiens, race vorace qui dévore les subsistances de l'indigent ». On ne voit pas qu'un arrêté en ce sens ait été pris en Savoie. Mais il est certain que dans de nombreuses villes, on déclara la guerre aux chiens et aux chats et qu'on en fit des hécatombes.

 

LES ROUTES.

La disette ne provenait pas seulement du défaut de la production et de l'accroissement de la consommation, résultat de la levée des armées, de la suppression du carême religieux, du besoin grandissant de bien-être, elle provenait aussi, pour une part, du déplorable état des routes et des chemins qu'on entretenait très mal depuis la Révolution. Un agent du ministre de l'Intérieur en mission dans l'Allier, Diannyère, démontrait, dans son rapport du 28 juin 1793, que la loi de 6 octobre 1791 qui avait mis la réparation des chemins à la charge combinée des communes et des propriétaires était inexécutée et inexécutable. Les districts qui auraient dû imposer aux communes des centimes additionnels pour les travaux publics, préféraient ne rien faire, afin de ne pas faire crier les électeurs. Dans l'Allier, les chemins vicinaux n'avaient que la largeur d'une charrette. « Il s'ensuit, dit Diannyère, que les charrettes passant toujours dans les mêmes ornières, ruinent aisément les chemins vicinaux ; elles les ruineraient en peu de temps même quand ils seraient très bien faits. »

Carnot avait déjà dit à la Convention, le 12 janvier 1793, au retour d'une mission qu'il avait remplie à l'armée des Pyrénées : « Il est difficile d'exprimer à quel point de dégradation les routes sont tombées clans la plus grande partie des lieux que nous avons parcourue et notamment clans la Dordogne... Il en est où des voitures et des bœufs sont demeurés ensevelis sans qu'il fût possible de les en tirer... On se voit sur le point de ne pouvoir plus communiquer d'un canton à l'autre. »

Le remède, ici encore, se trouvait dans la centralisation. La Convention décréta, le 16 frimaire (16 décembre 1793), qu'à partir du 1er nivôse tous les travaux publics seraient faits et entretenus aux frais de la République. Les grands chemins, ponts et levées seraient désormais un service d'État. Les chemins vicinaux, seuls, continueraient d'être aux frais des administrés, « sauf les cas où ils deviendraient nécessaires au service public ». Un crédit de 25 millions était affecté aux réparations les plus urgentes qui devaient être terminées au 15 germinal. On autorisait au besoin l'emploi de la main- d'œuvre militaire. Une nouvelle loi, votée le 10 pluviôse (29 janvier 1794), permit l'exercice du droit de réquisition sur

les hommes et sur les choses pour accélérer les réparations. Le Comité de Salut public tint énergiquement la main à l'application de ces lois. Dès le 18 nivôse (7 janvier 1794), il avait autorisé les Directoires de département à mettre en réquisition les ouvriers, voitures, chevaux, bateaux et agrès, les matériaux, les outils et généralement tout ce qui pourra faciliter la prompte réfection des travaux publics. Quelques jours plus tard, le 23 nivôse (12 janvier 1794), il nommait Pierre-Philibert Maret, ci-devant administrateur du district de Dijon et frère du futur duc de Bassano, commissaire pour la réparation des chemins dans les départements du Nord, de la Somme, de l'Aisne et des Ardennes, avec des pouvoirs très étendus sur les autorités locales.

Il y eut des départements, comme le Mont-Blanc, qui mirent beaucoup d'empressement à seconder les vues du Comité de Salut public. Les représentants en mission accélèrent le mouvement. Houx-Fazillac, dans la Dordogne, employa sur les chemins les ouvriers des ateliers de charité. Lakanal, après lui, ordonna une corvée de trois jours pour la prompte exécution des travaux publics. Tous les habitants y furent conviés, les hommes de 15 à 25 ans avec une pioche et un pic, les hommes de 35 à 50 ans avec une pelle, les hommes au-dessus de 50 ans avec un marteau pour casser les cailloux, les enfants et les femmes avec des paniers pour transporter les matériaux. La corvée, que Lakanal décora du nom de fête de l'Égalité, dura du 9 au 11 ventôse.

Monestier (de la Lozère) écrit d'Agen au Comité de Salut public, le 30 germinal (19 avril 1794) : « Le Directoire du département de Lot-et-Garonne m'a proposé un arrêté pour distraire momentanément les citoyens cultivateurs des travaux relatifs aux routes et de les faire remplacer par ceux qui, sans métier ni profession, traînent leur vie dans l'oisiveté et l'indolence. J'ai adopté cette seconde mesure par un arrêté qui s'imprime et son exécution a commencé dès aujourd'hui. Je l'ai rendu commun au département des Landes où l'entretien des chemins exige une activité plus suivie à cause des transports continuels pour l'armée des Pyrénées[30]. »

 

LES ACHATS À L'ÉTRANGER.

Toutes ces mesures, plus ou moins heureuses, ne pouvaient améliorer la production agricole qu'avec le temps. Or, il fallait vivre. Le Comité de Salut public et la Commission des subsistances s'efforcèrent d'acheter à l'étranger le plus de subsistances qu'il leur fut possible. Ici encore, comme dans les travaux publics, on crut nécessaire de centraliser. Dans la période antérieure, les villes, les départements maritimes et ceux des frontières avaient souvent envoyé des missions d'achats à l'étranger. Le Comité de Salut public interdit cette pratique. Il réserva à la seule Commission des subsistances toutes les acquisitions à faire au-dehors.

Ysabeau et Tallien, en mission à Bordeaux, avaient réuni des fonds pour acheter du blé aux États-Unis et dans l'Allemagne du Nord. Ils avisèrent le Comité, par lettre de 17 novembre 1793, du prochain départ de leurs agents. Mais, dès le 18 novembre, le Comité avait pris un arrêté pour interdire à toutes autorités quelconques, y compris les représentants du peuple, de faire aucun achat à l'étranger et d'y envoyer du numéraire « sans que leur projet et leurs dispositions aient été préalablement approuvés et autorisés par un arrêté du Comité » ; ceci afin d'empêcher une concurrence nuisible entre les divers agents qui se trouvaient envoyés en même temps dans la même contrée. Il fallait mettre de l'unité dans les opérations et éviter d'entraver les mesures concertées par la Commission des subsistances.

Les représentants à l'armée d'Italie avaient continué à acheter des grains à Gènes et en Toscane par l'intermédiaire du fournisseur Haller. Un arrêté du Comité de Salut public, en date du 27 pluviôse, subordonna Haller à la Commission des subsistances. Il dut rendre ses comptes et prendre ses ordres auprès des agents que la Commission avait établis à Marseille.

Le commerce avec le Levant et la Barbarie était auparavant aux mains de la Compagnie d'Afrique qui avait passé des traités auprès des deys d'Alger et de Tunis et des autres souverains musulmans. Le Comité de Salut public, très habilement, racheta secrètement la Compagnie d'Afrique, tout en maintenant ses agents en fonctions et les subordonnant à la Commission des subsistances, afin de pouvoir continuer à jouir des privilèges dont ils jouissaient en Barbarie (arrêté du 20 pluviôse-8 février 1794).

Il est difficile d'évaluer les quantités de céréales, de bétail, de salaisons, de matières premières de toute sorte qui furent ainsi importées de l'étranger. Mais nul doute qu'elles furent considérables.

Pour faciliter les achats en Suisse et aux États-Unis, Robespierre avait fait voter le célèbre décret du 28 brumaire par lequel la République promettait d'être « terrible envers ses ennemis, généreuse envers ses alliés, juste envers tous les peuples ». Le décret chargeait le Comité de Salut public « de s'occuper des moyens de resserrer de plus en plus les liens de l'alliance et de l'amitié qui unissent la République française aux cantons suisses et aux États-Unis d'Amérique ».

La différence des changes rendait les paiements onéreux à la France. On s'efforça d'atténuer la perte du change en exportant au-dehors des marchandises de luxe, vins, soieries, objets d'art, librairie, et en acquittant les achats au moyen d'effets de commerce. Le 6 nivôse, le Comité de Salut public n'hésita pas à réquisitionner les valeurs que les banquiers français possédaient sur l'étranger. Le 9 nivôse, un arrêt de la Commission des subsistances les obligea à déclarer le montant de leurs créances sur l'étranger et des marchandises qu'ils possédaient hors de la France, et même d'indiquer « le nom des citoyens qu'ils connaîtraient pour y avoir des fonds ou marchandises ». Un groupe de banquiers fournit, le 18 pluviôse, cinquante millions de traites sur l'étranger. Il avait fallu cependant effectuer de gros paiements en or, particulièrement aux États-Unis. La dépouille des églises lors de la déchristianisation, la fonte de la vaisselle sacrée à la Monnaie y pourvurent pour une bonne part[31].

 

CONCLUSIONS.

Toute cette œuvre de production et d'importation de denrées alimentaires ne commença à faire sentir ses effets que dans le courant de l'été de 1794. Les gros arrivages précédèrent de quelques semaines la moisson qui fut abondante ; la soudure put se faire. En attendant, il y eut une dure période â traverser, celle de l'hiver 1793-94. Pendant cette période, Où le maximum général est réorganisé, le grand problème qui s'impose pour combattre la disette est moins un problème de production que de répartition.

Il faut se contenter des denrées existant sur le territoire, il s'agit de les distribuer équitablement entre les régions et dans chaque région entre les classes sociales et les individus. Problème ardu, quand il est compliqué par une crise politique terrible et par des lois de contrainte que cette crise a imposées aux gouvernants.

 

 

 



[1] Bibliothèque nationale, Lb-40 2180.

[2] GERBAUX et SCHMIT, Le Comité d'Agriculture, t. III, p. 155.

[3] On le trouvera au Moniteur du 6 nivôse an II (16 décembre 1793).

[4] Séance du 1er frimaire. Arch. Nat., F-11 169.

[5] Séance de la commune du 17 ventôse dans le Moniteur du 20 ventôse.

[6] G. LEFEBVRE, Les partisans du Nord pendant la Révolution, p. 698.

[7] Extraits des procès-verbaux du département du Mont-Blanc (publiés par G. Pérouse), p. 175.

[8] Annales révolutionnaires, 1917, t. IX, p. 527.

[9] AULARD, Actes, t. XI, p. 502.

[10] AULARD, Actes, t. XII, p. 655.

[11] Bulletin de la Commission d'Histoire économique, 1909, p. 81.

[12] Bulletin de la Commission d'Histoire économique, 1909, p. 81.

[13] D'après Georges LEFEBVRE, Les paysans du Nord, p. 702.

[14] Cet arrêté a été publié par M. L. JACOB dans les Annales historiques de la Révolution française de 1925, p. 266-268.

[15] Arrêté du Comité de Salut public du 2 germinal.

[16] La plupart de ces circulaires sont réunies dans un recueil factice. Bibi. Nat. Lb-41 2185.

[17] Cet arrêté n'a pas été reproduit par M. Aulard dans son recueil.

[18] Les circulaires de Siret ont été publiées par M. P. Caron dans le Bulletin de la Commission d'Histoire économique de la Révolution.

[19] Lettre de Paganel du 10 pluviôse (29 janvier 1794).

[20] AULARD, Actes, t. XI, p. 492.

[21] Archives communales de Rochefort-sur-Mer.

[22] H. DESTAINVILLE, La pomme de terre, sa vulgarisation par le gouvernement révolutionnaire, sa culture dans le district d'Ervy, Troyes, 1917.

[23] Bib. Nat. Lb-40 1744. La date du discours n'est pas indiquée, peut-être en ventôse. — L'officier municipal Jale, qui périt avec Robespierre le 10 thermidor, était originaire de Reims.

[24] SCHMIDT et GERBAUT, Le Comité d'Agriculture, t. III, p. 209.

[25] Séance de la Commune du 26 ventôse.

[26] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, t. I, p. 17.

[27] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, t. I, p. 354.

[28] Cette circulaire qui a échappé à M. Georges Bourgin, se trouve au recueil de la Bibliothèque Nationale, Lb-41 2185.

[29] ADHER, Les Subsistances à Toulouse, p. 129.

[30] AULARD, Recueil, t. XII, p. 694.

[31] Voir, dans les Annales historiques de la Révolution française, t. II (1925), pp. 576 et suiv., mon article sur l'Argenterie des églises en l'an II