LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

TROISIÈME PARTIE. — LE GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE III. — LA DICTATURE ÉCONOMIQUE DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.

 

 

Il faut rendre justice aux hommes d'État qui eurent le périlleux honneur de gouverner la France pendant la crise tragique qu'elle traversait depuis le mois de juin 1793 ; crise nationale, l'invasion entamant toutes les frontières, la rébellion girondine doublant la révolte royaliste et couvrant la moitié des départements ; crise économique, conséquence de la guerre et de la chute de l'assignat qui perdait plus de 50 %, les ouvriers luttant pour la hausse des salaires contre l'augmentation inouïe du prix de la vie, les gens des villes sans cesse menacés de la famine, les paysans accablés de réquisitions militaires et civiles cachant leurs subsistances dans leur affolement, etc. Quand les membres du Comité de Salut public durent subir la Terreur, c'est-à-dire l'état de siège généralisé, la procédure sommaire des tribunaux révolutionnaires, et le maximum, c'est-à-dire la taxe de toutes les denrées de première nécessité, ils ne se firent pas une minute illusion sur les difficultés nouvelles que leur courage et leur intelligence auraient à surmonter. Dès le premier jour, avant même que la loi du 29 septembre 1793 sur le maximum général eût commencé de produire ses effets, ils comprirent qu'ils ne pour- raient la mettre en application qu'au prix de changements profonds dans les institutions comme dans le personnel administratif.

Les Hébertistes, qui avaient fait la loi, avaient réclamé en même temps l'épuration énergique des administrations, et résolument ils s'étaient mis à la besogne là où ils étaient les maîtres. La Commune de Paris s'était épurée elle-même au lendemain de la grande manifestation du 5 septembre, qui avait imposé la Terreur à la Convention. L'épuration gagna de proche en proche. Elle était la condition obligée de la politique de classe qui commençait. Mais comment épurer, si on conservait la décentralisation ancienne ? si les autorités restaient indépendantes les unes des autres ? si elles continuaient à ne devoir leur existence qu'aux hasards de l'élection populaire ?

 

LE PROGRAMME DE SAINT-JUST.

La Terreur et le maximum exigeaient la dictature d'un centre. Le Comité de Salut public se rendit compte de cette nécessité et, trois jours avant que la taxe ne fût affichée dans Paris, le 10 octobre, son orateur le plus philosophe, Saint-Just, exposa à la tribune de la Convention tout un nouveau plan de gouvernement, l'esquisse d'une constitution provisoire qui permettrait de surmonter les obstacles immenses opposés à l'exécution des lois révolutionnaires. « Les lois sont révolutionnaires, déclarait Saint-Just. Ceux qui les exécutent ne le sont pas. » C'était regarder le problème en face.

Du principe posé, Saint-Just tirait immédiatement cette déduction : « Il est temps désormais d'annoncer une vérité qui ne doit plus sortir de la tête de ceux qui gouvernent ; la République ne sera fondée que quand la volonté du souverain — c'est-à-dire du peuple, en qui réside la souveraineté — comprimera la minorité monarchique et régnera sur elle par droit, de conquête. Vous n'avez plus rien à ménager contre les ennemis du nouvel ordre de choses et la liberté doit vaincre à tel prix que ce soit. » Il s'agissait donc de réduire à l'impuissance tous les adversaires avoués ou secrets des lois révolutionnaires. « Vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents mêmes ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle ! Il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l'être par la justice ; il faut opprimer les tyrans t »

Saint-Just justifiait cette politique terroriste en en rejetant la responsabilité sur la bureaucratie civile et militaire : « Vous avez eu de l'énergie, l'administration publique en a manqué. Vous avez désiré l'économie, la comptabilité n'a point secondé vos efforts. Tout le monde a pillé l'État. Les généraux ont fait la guerre à leur armée ; les possesseurs des productions et des denrées, tous les vices de la monarchie enfin, se sont ligués contre le peuple et vous. »

Après avoir développé longuement les critiques qu'il adressait aux ministres et à leurs agents, Saint-Just montrait que les taxes votées en faveur du peuple s'étaient retournées contre lui. Il dénonçait les nouveaux riches qui, avec l'argent volé dans les fournitures, accaparaient les denrées, achetaient les juges et les administrateurs Vous avez porté des lois contre les accapareurs ceux qui devaient faire respecter les lois accaparent ; ainsi les consuls Papius et Poppæus, tous deux célibataires, firent des lois contre le célibat. » Quel remède à cela ? Saint-Just n'en voyait qu'un qui fût efficace, mas qui était impraticable pour le moment retirer le plus d'assignats possibles de la circulation, puisque c'était la baisse de l'assignat qui avait causé la crise économique, puisque la baisse de l'assignat faisait perdre à l'État dans la rentrée des contributions comme dans la vente des biens nationaux des sommes immenses, etc. Il songeait à créer une sorte de chambre ardente, de tribunal extraordinaire, qui aurait obligé les nouveaux riches à partager leurs bénéfices avec la République[1]. Mais il se rendait compte que cela ne suffirait pas. Il conseillait l'économie, il voulait qu'on fit réparer les routes et les canaux, qu'on stimulât la production. Pro- gramme à longue échéance ! En attendant, il fallait vivre, Saint-Just n'avait visiblement qu'une confiance limitée dans la valeur du maximum. Il rappelait la malheureuse expérience de la loi du 4 mai 1793 sur le maximum des céréales, qui avait accru la misère loin d'y porter remède. Pour éviter de retomber dans la même erreur, il ne voyait qu'un moyen : « Vous devez vous garantir de l'indépendance des administrations, diviser l'autorité, l'identifier au mouvement révolutionnaire et la multiplier. Vous devez resserrer tous les nœuds de la responsabilité, diriger le pouvoir souvent terrible pour les patriotes et souvent indulgent pour les traîtres. Il est impossible que les lois révolutionnaires soient exécutées, si le gouvernement lui-même n'est constitué révolutionnairement. » Il conclut en proposant de décréter que le gouvernement de la France était révolutionnaire jusqu'à la paix et qu'en conséquence les ministres, les généraux, les corps constitués fussent placés sous la surveillance du Comité de Salut public ; que le Comité de Salut public correspondît directement désormais avec les districts dans les mesures de salut public, au lieu de passer par l'intermédiaire des administrations départementales ; que le recensement général des grains fût dressé sans délai pour toute la France, de manière à permettre d'exécuter le droit de réquisition à coup sûr ; que Paris fût approvisionné pour un an au moyen d'une zone de réquisition à déterminer, etc. La proposition fut décrétée. La double esquisse de centralisation politique et de centralisation économique qu'elle renfermait ne tarda pas à être développée et précisée parallèlement.

 

LA CENTRALISATION POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE.

Le 28 brumaire, 18 novembre 1793, Billaud-Varenne reprit les critiques de Saint-Just contre l'inertie et la mauvaise volonté des autorités chargées d'appliquer les lois : « Vous serez effrayés, dit-il, en apprenant qu'il n'y a que les décrets ou favorables à l'ambition des autorités constituées, ou d'un effet propre à créer des mécontents, qui soient mis à exécution avec une ponctualité aussi accélérée que machiavélique. » Il se plaignit que les décrets instituant des secours en faveur des parents indigents des soldats restaient lettre morte « Les décrets sur les accaparements tombent insensiblement en désuétude, parce qu'ils frappent sur l'avidité des riches marchands, dont la plupart sont aussi administrateurs. La même cause a rendu les lois sur les subsistances toujours insuffisantes, souvent meurtrières, en empêchant qu'elles aient une exécution uniforme et générale. Ainsi, clans une République, l'intérêt particulier continue d'être le seul mobile de l'action civile ; et les leviers du gouvernement agissent plutôt pour ceux qui les meuvent que pour le peuple, qu'on semble vouloir dégoûter de la liberté, en le privant sans cesse des bienfaits de la Révolution. » Billaud-Varenne ne voyait de ressources que dans l'épuration des autorités, dans la punition prompte et exemplaire des coupables et dans le perfectionnement de la centralisation. Il proposait de réduire la formalité de la publication des lois â leur insertion dans un bulletin ad hoc, le Bulletin des lois, d'obliger toutes les autorités à rendre compte de leurs actes tous les dix jours, de soumettre les fonctionnaires à des responsabilités pécuniaires et pénales, d'autoriser le Comité de Salut public et les représentants en mission à casser et à remplacer les autorités défaillantes ou suspectes, etc. La discussion de son projet de loi fut ajournée, mais, le 5 frimaire, Barère fit décréter que désormais les représentants du peuple en mission seraient tenus de se conformer exactement aux arrêtés du Comité de Salut publie, et que les généraux ou autres agents du pouvoir exécutif ne pourraient s'autoriser d'aucun ordre particulier pour se refuser à leur exécution. Ainsi tout serait ramené à l'unité. « L'unité est notre maxime fondamentale, l'unité est notre défense anti-fédéraliste, l'unité est notre salut ! » Les représentants en mission ne seraient plus désormais que les agents du Comité de Salut public. Une conduite uniforme leur serait imposée. Billaud-Varenne proposa, le 9 frimaire, quelques articles additionnels à son projet de décret sur le gouvernement révolutionnaire dictés par le même esprit. Dorénavant, les représentants ne pourraient plus créer dans les chefs-lieux de départements des commissions centrales, car il ne fallait pas qu'il y eût un intermédiaire quelconque entre le Comité de Salut public et les districts[2]. Les représentants ne pourraient plus créer d'armées révolutionnaires départementales. Il n'y aurait plus qu'une seule armée révolutionnaire pour toute la République et sous les ordres directs du Comité de Salut public. Les armées révolutionnaires précédemment instituées seraient dissoutes. Les dispositions proposées par Billaud-Varenne furent définitivement votées dans la grande loi du 14 frimaire, qui fut la Constitution provisoire de la France sous la Terreur. Non seulement toutes les autorités, à commencer par les représentants, furent subordonnées aux deux comités de gouvernement, au Comité de Salut public pour tout ce qui concernait l'administration des choses, au Comité de Sûreté générale pour tout ce qui concernait les personnes, mais de nouveaux fonctionnaires, les agents nationaux, nommés par la Convention sur la proposition du Comité de Salut public, étaient institués auprès de chaque administration élue, district, municipalité. Ils étaient pourvus du droit de réquisition et spécialement chargés de dénoncer les fonctionnaires négligents ou prévaricateurs. Désormais la centralisation administrative était achevée. Toute l'administration aboutissait au Comité de Salut public, qui était maintenant en mesure d'imprimer au gouvernement révolutionnaire l'unité d'impulsion et la rapidité d'exécution qui sont les deux conditions essentielles du plein rendement des services publics.

 

LA CENTRALISATION ÉCONOMIQUE.

La centralisation économique avait marché de pair avec la centralisation administrative. Le 10 octobre, sur la proposition de Coupé de l'Oise, l'ancien rapporteur de la loi du maximum général, la Convention avait décidé de renvoyer à l'examen du Comité de Salut public la question de savoir s'il ne conviendrait pas de donner au ministre de l'Intérieur un adjoint, qui aurait dans ses attributions toute la partie des subsistances. Après dix jours de réflexion, le Comité estima qu'au lieu de donner un nouvel adjoint pour les subsistances au ministre de « mesure qui ferait reposer sur une seule tête une responsabilité effrayante, même pour la République », il valait mieux établir une commission spéciale de trois membres, « à qui l'on confierait l'approvisionnement des armées et le soin de faire parvenir des subsistances aux départements qui en manqueraient[3] ». La commission empêcherait la concurrence dans les achats provoquée jusque-là par l'action isolée des agents des trois ministres de l'Intérieur, de la Guerre et de la Marine. L'Assemblée adopta sans débat le projet du Comité présenté par Barère dans sa séance du 1er du deuxième mois, 22 octobre. Si l'on songe qu'elle avait repoussé à diverses reprises le projet analogue que lui avait soumis l'hébertiste Léonard Bourdon, plus de deux mois auparavant[4], on mesure le chemin parcouru dans la voie de la centralisation.

Cinq jours plus tan', le 27 octobre, Barère fit approuver par la Convention la liste des trois membres qui composeraient la commission des subsistances. « Le Comité de Salut public, dit-il, les avaient choisis parmi les administrateurs des départements, parce que c'est dans les départements que sont les subsistances et que c'est dans les départements que sont ceux qui doivent les faire circuler. » Ces trois membres étaient Raisson, secrétaire général du département de Paris ; Goujon, procureur général syndic du département de Seine-et-Oise, et Brunet, administrateur du département de l'Hérault.

Raisson, âgé de 33 ans, avait été limonadier à Paris avant d'entrer dans l'administration. Il avait signé avec La Chevardière l'importante adresse par laquelle le département de Paris avait demandé, le 18 avril précédent, l'établissement du maximum des grains. Goujon avait rédigé l'adresse du 19 novembre 1792, par laquelle les électeurs du département de Seine-et-Oise avaient réclamé, parmi les premiers, le maximum à la Convention[5].

Brunet, sans doute désigné par Cambon au choix du Comité de Salut public, avait imaginé, dans la crise du mois d'avril, un ingénieux système de réquisition pour la levée des volontaires, qui lui avait valu les félicitations de la Convention. Il était, comme Cambon lui-même, partisan des mesures révolutionnaires et du maximum.

En choisissant ces trois hommes pour composer la commission des subsistances, le Comité de Salut public marquait sa ferme volonté de faire exécuter les lois selon leur esprit. Barère n'avait-il pas dit, le 22 octobre, que le Comité choisirait « trois hommes probes, patriotes éclairés et surtout révolutionnaires, qui connaissent le commerce, l'administration départementale et les lois des étrangers sur la navigation et le commerce » ?

Le jour même où Barère fit ratifier ces nominations par la Convention, il annonça que le Comité de Salut public avait pris la résolution de rappeler Robert Lindet de la mission qu'il exerçait dans le département du Calvados, afin de lui confier la haute surveillance de la commission des subsistances, de la même façon qu'avait été confiée, quelque temps auparavant, le 14 août, à Prieur, de la Côte d'Or, et à Carnot, la haute surveillance de la fabrication des armes.

 

L'ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE.

En attendant que la commission nouvelle pût s'organiser et fonctionner, le ministre de l'Intérieur Paré, par une circulaire du 2 brumaire, 22 octobre, stimulait le zèle des autorités locales dans un langage véhément, où il dénonçait les avares possesseurs de grains qui avaient formé le projet d'affamer la France. H invitait la justice du peuple à faire entendre sa voix terrible aux scélérats « L'œil du souverain, cet œil à qui rien n'échappe, est ouvert, il suit les perfidies de tout genre dans leurs ténébreuses manœuvres, et ceux qui méchamment ont laissé leurs frères entre la faim et le désespoir, ceux-là n'ont point de grâce à attendre ! » En finissant, Paré annonçait que l'armée révolutionnaire se mettait en marche « pour assurer partout l'exécution de la loi ». « N'appréhendez point sa venue, disait-il, l'armée révolutionnaire appartient à la République entière ; elle n'est composée que de patriotes reconnus. Ce n'est point un torrent débordé dans les campagnes et entraînant indistinctement dans son cours et les vastes maisons du riche et la chaumière de l'indigent ; sa marche, éclairée par la justice, ne doit effrayer que la trahison qui se cache, l'aristocratie hypocrite, le sectarisme ambitieux[6]. »

L'armée révolutionnaire, dont le ministre menaçait les accapareurs, commençait, en effet, à être utilisée pour protéger les arrivages destinés à Paris, mais il faut avouer que ses débuts avaient plutôt été tumultueux. Quatre escadrons de cette armée, formant 500 hommes, avaient été envoyés à Beauvais les 27, 28 et 29 septembre. Le bruit courut aussitôt dans les campagnes de l'Oise que les cavaliers de cette armée pendaient les fermiers pour les forcer à donner leurs grains ». Le bruit était faux, mais il fit impression. Les jours suivants, plusieurs cavaliers se firent recevoir au club de Beau- vais et, sous prétexte que ce club renfermait des membres feuillantins, ils en exigèrent l'épuration. Le président du club fut changé. Le lendemain, 4 octobre, un cavalier du nom de Ramon se plaignit au maire que les édifices publics de la ville présentaient encore sur leurs façades les emblèmes de la royauté, et que sur des pièces de drap il avait vu les mots de Vive le Roi ! Le maire ne mit que peu d'empressement à faire droit à cette plainte. Alors l'armée révolutionnaire dénonça le maire et réclama sa destitution. Les sections se réunirent, mais refusèrent de changer de municipalité. Les partisans du maire lancèrent des pierres sur le local du club. Le lendemain, les gens des campagnes vinrent en groupe prêter main-forte à la municipalité contre les cavaliers. Deux commissaires de la Commune de Paris, Girard et Grammont, furent arrêtés. Il y eut des troubles. En somme, l'armée révolutionnaire ne s'était pas renfermée dans sa mission de protéger l'arrivage des subsistances. Elle avait pris des initiatives politiques. Le Comité de Salut public approuva néanmoins sa conduite et Barère, qui fut chargé du rapport sur les troubles de Beauvais, fit décider que les instigateurs du mouvement sectionnaire seraient traduits au tribunal révolutionnaire et qu'un représentant du peuple serait envoyé dans l'Oise pour épurer les autorités[7]. Cela seul suffirait à montrer que le Comité de Salut public était à cette date résolu à appliquer les lois sur les subsistances à la manière hébertiste.

 

LA CAMPAGNE DE CHAUSSARD.

D'autres indices encore confirment cette impression. Il faut chercher la pensée du gouvernement dans la feuille officieuse qu'il avait fondée et qu'il subventionnait, dans l'Antifédéraliste. Dans les numéros des 13, 14 et 15 octobre de ce journal, un publiciste, qui fut chargé à diverses reprises de missions officielles, Publicola Chaussard, fit paraître sous le titre Quelques idées sur les subsistances », tout un programme d'action économique très apparenté à celui de Chaumette et d'Hébert. Analysant les causes de la pénurie des subsistances, il les trouvait d'abord dans la mauvaise organisation du système des réquisitions. Ces réquisitions émanaient d'autorités différentes représentants, commissaires des villes ou des administrations ; elles se gênaient, elles se croisaient les unes les autres. Il fallait mettre fin aux « moyens bornés, partiels et lents » employés jusqu'à ce jour, car le péril était « vaste, général, imminent ». Non pas que les grains fissent défaut, les greniers étaient remplis, la moisson avait été abondante. « Les obstacles, dit Chaussard, sont dans les hommes. » Il dénonçait le fédéralisme latent des administrations départementales. « Leurs auxiliaires naturels ont été les fermiers qui n'ont qu'une âme de propriétaire et non de républicain ; tous les égoïstes et tous les malveillants, ceux qui sèment la terreur et ceux qui la reçoivent. Je remarquerai, en passant, que la crainte d'un danger imaginaire est pire que celle d'un danger réel, parce que l'esprit voit le remède du dernier et n'en aperçoit pas à l'autre. Ce parti s'est grossi de tous les groupes des intérêts froissés, des passions irritées, des amours-propres mécontents, des Nihilistes qui suivent en troupeau l'opinion dominante, de toutes les espèces de contre-révolutionnaires ouvertement ou sourdement actifs qui n'ont plus d'espoir que dans un mouvement sur les subsistances qu'ils ont cherché et qu'ils cherchent encore à exciter. » Mais, pour Chaussard, l'obstacle n'était pas uniquement dans les personnes, il était aussi dans les choses. Il dénonçait alors le manque d'uniformité des lois et de leur exécution, l'inexpérience des agents qui ne restaient pas assez longtemps en fonctions, la multiplicité de autorités, etc. Il concluait que pour mettre de l'ordre clans le service des subsistances, il ne restait plus d'autre parti que « de déclarer nationales toutes les récoltes ». « Tout ce qui est nécessaire à tous est une propriété commune, que font valoir les particuliers. » En temps de révolution, on ne pouvait pas « laisser le commerce des objets de première nécessité dans les mains des particuliers, surtout lorsqu'un régime qui enfante la liberté frappe, ainsi qu'il doit le faire, sur les gains illicites et sur tous les vices que traîne à sa suite le commerce en général et bien plus encore le commerce né et grandi sous le despotisme... ». Chaussard reconnaissait sans doute qu'on avait déjà « frappé avec activité sur toutes les branches des abus commerciaux, mais c'est au tronc qu'il fallait porter les coups ». Une mesure grande et générale a deux effets que n'atteignent jamais les mesures multipliées et de détail, quelque bonnes qu'elles soient d'ailleurs. Le premier, c'est d'élever et d'agrandir l'esprit national, et le deuxième, c'est d'être plus universellement senti et apprécié par le peuple pour qui elle est faite ; on peut ajouter qu'elle a une extension plus rapide et une action plus sûre et plus directe. En déclarant la récolte nationale, il résultera 10 que dans les endroits frumenteux, les alarmes excitées par l'aristocratie seront neutralisées. Le système de terreur qu'elle voulait retourner sur nous est renversé. On ne pourra plus dire au cultivateur si vous laissez aller vos grains à Paris, le département en manquera, car on répondra : ce n'est plus en un approvisionnement communal mais national, réparti dans une proportion telle qu'il est versé sur les points nécessiteux et impératifs et que la part est en raison des besoins de leur grandeur et de leur urgence. Dans les cantons infertiles, on verra passer avec respect les convois pour l'approvisionnement de Paris, parce qu'on sentira que les mêmes besoins trouveront les mêmes ressources et que le trop-plein des endroits abondants doit s'écouler, par une pente naturelle, dans les endroits stériles. Alors s'évanouissent les défiances et les craintes réciproques. Ainsi la nationalisation des subsistances paraissait à Chaussard le corollaire indispensable des réquisitions et des taxes.

 

DUCHER.

Un autre publiciste officieux, Ducher[8], soutenait les mêmes thèses quelques jours plus tard dans le Moniteur du 6 brumaire (27 octobre 1793). Pour lui, l'État avait un droit de mainmise et de préemption sur toutes les propriétés foncières ou mobilières, en payant une juste indemnité. « Si la mainmise ou préférence de l'État n'avait pas lieu, l'État serait toujours rançonné, les prix deviendraient excessifs indéfiniment contre lui... Ce droit reconnu, la France entière est le magasin, le grenier, l'arsenal de la République ; les rassemblements des accapareurs sont pour elle, leurs magasins lui appartiennent. L'exercice de ce droit est nécessaire, surtout dans une guerre de liberté et lorsque les ennemis de la France entreprennent de la bloquer ; le prix exorbitant demandé par les accapareurs intérieurement bloquerait en quelque sorte tous les magasins particuliers du dedans et la République serait en pénurie au milieu de l'abondance des productions de son sol et de l'industrie de ses membres ou l'épuisement de ses moyens pécuniaires serait accéléré d'une manière effrayante ; si, en vertu du droit de préemption, l'État prend des denrées et marchandises, il en indemnise, il paie ; l'armée victorieuse les prendrait sans indemnité, c'est le droit de Cobourg. Tous les Français sont soldats, tous soumis à la loi de réquisition personnelle, pourquoi le magasin de ce citoyen-soldat ne pourrait-il pas être atteint par le droit de préemption ? »

En formulant ces doctrines socialistes, d'un socialisme expérimental imposé par l'état de guerre et de révolution, Ducher n'avait fait en somme que développer quelques phrases du discours de Barère du 22 octobre. Les productions territoriales, avait dit Barère, sont une propriété nationale ; toute propriété réelle ou immobilière appartient à l'État ; la Révolution et la liberté sont les premières créancières des citoyens et la République doit être préférée quand elle veut acheter[9]. »

Quand les journaux officieux inséraient des articles comme ceux du publiciste Chaussard ou de Ducher, on peut déjà se faire une idée du ton du Père Duchesne. Celui-ci ne décolérait pas contre les marchands, les fermiers, les accapareurs « qui se f... des décrets de la Convention ». Il expliquait que la rareté du pain à Paris était le résultat d'un complot pour sauver les Girondins, mais une fois que ceux-ci auraient « la tête dans le sac », « l'argent, l'or, les farines reviendront en abondance. Voilà le nœud gordien et nous allons le délier ».

 

LA RÉVISION DU MAXIMUM.

Pendant qu'Hébert se livrait à ses déclamations démagogiques, le Comité de Salut publie se mettait résolument â l'œuvre. Puisque la loi du maximum était inapplicable telle quelle, on l'améliorerait sans retard. Les autorités récalcitrantes seraient brisées.

Le 6 brumaire, 27 octobre, lendemain du jour où la Convention avait ratifié la nomination des trois membres de la commission des subsistances, les Comités de Salut public, du Commerce et d'Agriculture se réunirent en commun et décidèrent que pour faire cesser les entraves apportées à l'exécution de la loi sur le maximum du fait de l'arbitraire des administrations qui fixaient la taxe, on chargerait la commission des subsistances de préparer un tarif général uniforme pour toute la République. Ce tarif serait établi d'après les cinq bases suivantes : 1° le prix de fabrique en 1790 augmenté d'un tiers ; 2° le prix de l'apprêt pour celles des denrées qui en exigent ; 3° 5 % de bénéfice pour le marchand en gros ; 4° 10 % de bénéfice pour le marchand détaillant ; 5° enfin une indemnité fixe par lieue de transport à raison de la distance à la fabrique. Ces cinq bases devaient former irrévocablement le prix de chacune des marchandises pour toute la République.

Le même soir la question faisait l'objet d'un débat aux Jacobins. Hébert, prenant la parole, regrettait que « dans la fixation du maximum, on n'eût pas prévu les pertes que les détaillants doivent nécessairement éprouver », il demandait, en conséquence, que le tarif des détaillants leur laissât un bénéfice de dix sous sur le tarif des marchands en gros, Billaud-Varenne lui répondit que l'intention de la Convention n'avait jamais été « de vexer les détaillants au profit des fabricants » et il fit connaître aux Jacobins que les comités venaient de décider la révision du maximum.

 

LA COMMISSION DES SUBSISTANCES.

En ce temps-là, les actes suivaient immédiatement les résolutions. Dès le 8 brumaire, 28 octobre, la commission des subsistances tenait sa première séance. Brunet, appelé de Montpellier, était absent[10]. Mais ses deux collègues, Raisson et Goujon, organisaient le travail « vu l'urgence », dit leur procès-verbal[11]. Provisoirement, la commission siégea au ministère de l'Intérieur, puis, à partir du 5 frimaire, dans la maison de l'ancien duc de Penthièvre, enfin, après le 18 frimaire, dans un hôtel d'émigré, l'hôtel de Toulouse, rue de la Vrillière.

Le décret qui l'avait instituée lui avait accordé des attributions très étendues les marchés passés à l'étranger pour le ministre de l'Intérieur, le recensement des grains, les réquisitions pour l'approvisionnement des armées, la répartition de ces réquisitions sur les divers départements, l'importation des matières premières, la répartition des denrées et marchandises selon les besoins locaux dans tous les départements, l'ensemencement et la reproduction de tout genre de subsistances, l'amélioration de l'agriculture, les fabrications et les manufactures, l'approvisionnement de Paris, la formation des greniers d'abondance, la coupe des bois, leur flottage, l'exploitation des charbons, l'exploitation des mines, etc. Pour mener à bien des besognes si diverses, la commission pourrait exercer par elle-même ou par la voie des corps administratifs le droit de réquisition et même le droit de préhension « en fournissant des récépissés et des rescriptions nationales pour être acquittés sur-le-champ par les receveurs des districts... en se conformant pour le prix aux lois sur les subsistances... » La commission était en outre chargée spécialement de l'exécution des lois des 11 et 29 septembre sur le maximum. Elle ordonnançait les dépenses sous la surveillance du comité des finances. Elle pouvait requérir la force armée dans les départements, districts et municipalités pour l'exécution des mesures qui lui étaient confiées, mais elle ne pouvait mettre en mouvement l'armée révolutionnaire que sur l'autorisation du Comité de Salut public. Elle correspondait directement avec les administrations de département et de district. Chacun de ses membres présidait les séances pendant quinze jours et ce membre siégeait pendant ce temps au conseil des ministres.

Certains jours, avec les membres ordinaires venaient siéger à la commission des personnalités de toute sorte, qualifiées par leurs fonctions ou par leur expérience ; ainsi, le 15 brumaire, assistaient à la séance Robert Lindet et Prieur (de la Côte-d'Or) du Comité de Salut public ; Pache, maire de Paris ; Hassenfratz et Monge, de la fabrication des armes ; Gauthier, adjoint au ministre de la Guerre, etc. Ainsi, le 18 brumaire, le procès-verbal note la présence de Robert Lindet et de Prieur (de la Côte-d'Or), de Pache, Hassenfratz, Monge, Gauthier, d'un adjoint au ministre de la Marine, des administrateurs des subsistances militaires, dont le nommé Johannot. Pour cette séance du l& brumaire, chacun des commissaires de la guerre et de la marine avait été invité à apporter à la commission la détermination précise de leurs centres de consommation, l'état des besoins et le cercle des arrondissements à fixer pour pourvoir à ces mêmes besoins. Ils devaient tracer sur des cartes séparées les différents centres d'approvisionnement soit en grains, soit en fourrages, viande et autres subsistances. Le 1er frimaire au soir, siègent R. Lindet, Cambon, Pache, d'Albarade, ministre de la Marine, Fauchet, chef de la légation envoyée en Amérique pour achat de denrées et de matières premières. On s'occupe des approvisionnements de l'armée du Nord et des achats de grains à faire aux États-Unis. Le 2 frimaire, les mêmes personnes prennent séance et s'occupent de la même affaire. Le 2 frimaire au soir, le citoyen Gillin, principal payeur du Trésor, est présent.

Tout au début, dans sa seconde séance (9 brumaire), la commission avait divisé son travail en trois grands compartiments : 1° la connaissance de la situation de la République relativement à ses besoins, à ses ressources, aux moyens de les perfectionner — ce qu'on appela d'un mot plus bref la situation, ce que nous appellerions aujourd'hui la statistique ; 2° la distribution des différents approvisionnements en nature, tant aux armées qu'aux départements, les marchés et les réquisitions nécessaires pour mettre en activité toutes les ressources de la République, d'un seul mot la distribution (ou la répartition) ; 3° la comptabilité relative à toutes les parties.

Chacune de ces trois divisions avait à sa tête un directeur : Prony pour la situation, Moreau pour la distribution et Louvet neveu pour la comptabilité. Le même jour, on décida d'adresser trois circulaires, une aux administrations départementales, une aux officiers municipaux, une aux sociétés populaires, pour leur demander de faire connaître d'urgence l'état de leurs ressources et de leurs besoins. Comme les réponses menaçaient d'être longues à venir, on décida le lendemain, 10 brumaire, de demander au Conseil exécutif et ensuite au Comité de Salut public le transfert et l'adjonction à la commission des bureaux du cadastre jusque-là rattachée au ministère des contributions publiques. Trois jours plus tard, la Convention fit droit à cette requête. Le 27 brumaire,

le Comité de Salut public invita les ministres des contributions publiques et de l'intérieur « à faire rechercher, dans les dépôts de leurs départements et dans tous les dépôts qui sont sous leur surveillance ou à leur disposition, les recensements ou les états de produits des revenus de la France qui ont été dressés sous les ministères de Turgot et de Terray », et de mettre ces statistiques à la disposition de la commission des subsistances. Ce fut Goujon qui fut spécialement chargé de cette partie statistique, autrement dit de la situation. Dès son arrivée, Brunet fut chargé, le 28 brumaire, de la distribution. Raisson eut la comptabilité. Mais il fut bien stipulé que « cette division (de travail), établie pour l'ordre et la célérité des affaires, ne pouvait soustraire aucune partie du travail à l'inspection perpétuelle des trois commissaires » (délibération du 28 brumaire).

Plus tard, les services se multiplièrent avec une tendance à la spécialisation. Le 15 brumaire, la commission avait décidé, pour accélérer l'examen et les décisions des objets qui lui étaient renvoyés, de former à côté d'elle un conseil consultatif ou technique qui fut d'abord composé de trois membres qui furent les citoyens Moutte, Laiguillier et Vilmorin. Ce conseil donnerait son avis sur les marchés à faire, sur les propositions d'achat, sur les moyens d'importation des denrées et matières premières, sur les fabrications et les manufactures. Moutte avait dirigé une grande maison de banque à Rome ; Vilmorin est le chef de la grande maison de graines et semences qui existe encore ; Laiguillier ou Lesguilliez, épicier en gros du quartier des Lombards, avait présidé le Tribunal de commerce de la ville de Paris. Le 27 frimaire, Gilbert et Besson remplacèrent Moutte et Laiguillier au conseil consultatif.

Déjà depuis le 1er frimaire, la première division, celle de la situation, avait été dédoublée. Une section, on dit aussi un bureau, fut chargée du perfectionnement du cadastre et des transports, une autre des opérations relatives aux subsistances et aux matières. Prony prit la direction de la première[12] et Laugier celle de la seconde.

Le 10 frimaire, au cours d'une grande séance où assistent Cambon, Lindet, Monge, Pache, Humbert, chef du bureau des fonds au ministère des Affaires étrangères, et Lermina, fonctionnaire important de la trésorerie, on s'accorde a reconnaître que le décret qui a déterminé les attributions de la commission y a fait entrer à tort deux objets qui demandent évidemment des connaissances particulières et une expérience commerciale, à savoir l'importation des matières premières d'une part et les fabrications de l'autre. « Pour bien opérer ici, dit le procès-verbal, il faut être négociant et aucun des membres de la commission ne l'a été[13] et, quand ils l'eussent été, il leur serait impossible de faire aucun usage de leurs connaissances, la marche révolutionnaire qu'ils doivent suivre étant totalement étrangère à ces calculs mercantiles que demandent nos relations avec l'étranger. » On décida en conséquence de créer à côté de la commission une agence de commerce, composée de cinq membres et chargée d'examiner toutes les propositions et marchés qui lui seront renvoyés par la commission. Cette agence était spécialement chargée 1° de l'importation des matières premières et de tous autres objets en déficit et de l'exportation des marchandises de luxe et objets en surabondance ; 2° de veiller à la fabrication des objets de première nécessité.

Quand la loi du 14 frimaire organisa le gouvernement révolutionnaire, une nouvelle division, la cinquième, fut créée à la commission des subsistances, sous la direction du secrétaire général qui était le beau-frère de Goujon, Tissot. Cette division fut chargée de la surveillance et de l'exécution des lois et arrêtés du ressort de la commission. Elle devait rendre compte aussi de l'activité des agents qu'elle employait et contrôler en même temps leur civisme.

Plus tard, le 21 nivôse, les bureaux de la commission furent encore une fois réorganisés. La situation et la distribution furent réunies dans chaque division nouvelle sous un même directeur. Il y eut une direction des subsistances végétales, une des subsistances animales, une des matières, une du cadastre et des transports, et une de la comptabilité.

 

BARÈRE ET LA RÉFORME DE LA LOI.

Une des attributions importantes de la commission était l'exécution de la loi du maximum. Tout au début de son existence, le 11 brumaire, 1er novembre, Barère avait exposé à la Convention la politique qu'entendait suivre en cette matière délicate le Comité de Salut public, et il avait tracé en même temps à la commission des subsistances un vaste programme d'action.

Après avoir rappelé ce que la Révolution avait fait pour l'agriculture, qu'elle l'avait délivrée des droits féodaux, des dîmes et impôts arbitraires et onéreux, ce qu'elle avait fait pour le commerce, qu'elle avait affranchi des entraves des péages et des corporations, Barère se plaignait amèrement de l'ingratitude des paysans et des commerçants qui avaient tenté d'affamer la liberté naissante, leur bienfaitrice. Il justifiait ensuite le maximum comme le seul remède aux excès des spéculations criminelles des grands propriétaires, à l'avidité des capitalistes négociants et à l'avarice des marchands détaillants. « Mais le sordide amour du gain menaçait de faire échouer cette grande mesure populaire. L'aristocratie profitant de ses richesses avait vidé les boutiques des marchands. Il a fallu que la police municipale vint mettre des bornes à ces achats trop considérables et qu'elle vint présider aux ventes quotidiennes ; il a fallu défendre aux marchands de débiter plus de chaque marchandise à un citoyen qu'à un autre. » Ces palliatifs étaient insuffisants. Il fallait prendre des mesures plus énergiques et plus vastes. Ce sera l'œuvre de la nouvelle commission des subsistances. « C'est à elle à généraliser les mouvements de la circulation, à accélérer les moyens de fabrication, à dégager les amas de marchandises, à désobstruer les grands magasins, à ouvrir tous les canaux à la circulation et à rétablir le commerce dans toutes ses ramifications. » Elle se servira au besoin, du droit de préemption « qui rend la République propriétaire momentanée de tout ce que le commerce, l'industrie et l'agriculture ont produit et apporté sur le sol de la France ».

En attendant, Barère dénonçait deux vices essentiels de la loi du maximum qu'il fallait réformer sans tarder. Le premier, qui était le plus dangereux, consistait dans la mollesse des administrations, la versatilité de leurs principes, la malveillance même de quelques-unes, le défaut d'unité dans l'exécution de la loi ». Certains administrateurs avaient des parents dans l'industrie et le commerce, ils se servaient de la taxe pour favoriser leur industrie particulière. D'autres favorisent leurs amis, leurs voisins, au détriment de l'intérêt général. À ce vice, un seul remède : taxer au centre, frapper à la bourse les administrateurs négligents et infidèles en ordonnant par une loi pénale la confiscation d'une partie de leurs biens.

Le deuxième vice que Barère dénonçait dans la loi du 29 septembre, c'était que le marchand en gros et le fabricant étaient favorisés au détriment des détaillants, puisque le maximum était le même pour les uns et pour les autres. « En faisant la loi qui taxe les denrées chez le marchand ordinaire, nous avons ressemblé à ce financier qui portait la perception des droits à l'embouchure de la rivière au lieu de la porter à la source et dans ses divers embranchements ou dans son cours. C'est à la source que le maximum doit donc commencer : 1° aux magasins de matières premières ; 2° à la fabrique ; 3° au marchand en gros ; 4° au marchand détaillant ; 5° il faut, pour être entièrement juste, ajouter à ces bénéfices graduels un prix fixe par lieue de transport de la fabrique ou du magasin. Mors la paralysie cessera, la circulation reprendra. Barère se penchait avec attendrissement sur la classe des petits détaillants et des petits artisans, sur « cette classe de bons républicains qui achète et vit au jour le jour ». Il demandait qu'on accordât des indemnités « aux citoyens, marchands ou fabricants qui, par l'effet de la loi du maximum, justifieront avoir perdu leur entière fortune ou seront réduits à une fortune au-dessous de 10.000 livres de capital ». Toutes les propositions de Barère furent votées sans débat. La commission des subsistances fut chargée de présenter le tableau du prix de toutes les marchandises dans leur lieu de production ou de fabrique en 1790, augmenté d'un tiers. Au prix de fabrique viendraient s'ajouter des indemnités de transport et les bénéfices du marchand en gros, 5 %, et du détaillant, 10 %[14]. Un article du décret rangeait légalement dans la catégorie des personnes suspectes les fabricants et marchands en gros qui cesseraient leur fabrication et leur commerce.

 

LES TABLEAUX DU MAXIMUM.

Dès le lendemain du vote de ce décret, le 12 brumaire, la commission des subsistances, qui ne comprenait encore que Goujon et Raisson, organisait le travail préparatoire à l'établissement des tableaux du nouveau maximum. Elle décidait de confier la tâche immense de rassembler les éléments statistiques nécessaires à la confection des tableaux à douze commissaires spéciaux dont huit seraient choisis à Paris et quatre dans les départements. On prendrait indistinctement ces commissaires parmi les marchands et autres citoyens, mais on aurait soin que chacun d'eux « ne se trouve pas uniquement attaché à ce qui regarde son commerce ». Le travail des commissaires serait partagé en 4 divisions ou sections : 1° aliments ; 2° vêtements ; 3°0 chimie et droguerie ; 4° métaux et combustibles. Pitra et Hardy furent chargés de la division des aliments, Laiguillier et Moutte, qui quittaient le conseil consultatif, dirigèrent la section de l'épicerie, Mollard et Renoud celle des vêtements, Chicoult et Ducher celle des métaux et combustibles. Ce bureau du maximum fut placé sous la haute surveillance de Goujon.

Sur-le-champ on décida d'écrire aux villes commerçantes et maritimes, aux fabriques principales, aux chefs-lieux de districts, aux sociétés populaires, pour avoir les cours de 1790 de toutes les denrées et marchandises tarifiées. On leur demanda d'envoyer les factures de cette époque. On décida aussi de fixer le prix des transports par eau et par terre sur d'autres bases que celles qui avaient déjà été posées dans le décret sur le maximum des grains.

Neuf jours plus tard, le 21 brumaire, la commission organisait définitivement le bureau du maximum sous la direction de P. Pitra. Les membres du bureau étaient invités « à s'assembler journellement et à ne pas perdre un seul instant : le salut public en dépend essentiellement ».

Il faut croire que le citoyen Pitra ne remplit pas toutes les espérances qu'on avait mises en lui, car, le 16 frimaire, il fut remplacé à la tête du bureau par le citoyen Desrues, précédemment chef de bureau des transports, « pour imprimer, dit l'arrêté de nomination, un mouvement rapide à ce bureau ».

 

LES DEUX CENTRALISATIONS.

Ce bref aperçu de la formation, des attributions et de l'organisation intérieure de la commission des subsistances nous permet déjà de nous rendre compte de l'impulsion vigoureuse que le Comité de Salut public avait su imprimer à un service public créé de toutes pièces et dont le bon fonctionnement était chose essentielle pour la défense nationale comme pour la tranquillité publique. Un mois avait suffi pour monter les rouages de la machine énorme qui allait désormais assurer la vie économique de la nation, au lieu et place des libres initiatives désormais bridées par les lois révolutionnaires.

Centralisation politique et centralisation économique ont marché de pair. Elles ont été conçues et réalisées pour répondre au même besoin, pour discipliner les hommes et les choses sous la loi du salut public, pour faire concourir à la victoire toutes les ressources matérielles et morales du pays.

Les comités de la Convention exercent maintenant la dictature. La loi des suspects leur tient lieu d'état de siège. Le tribunal révolutionnaire réprime toutes les menées défaitistes. Les représentants en mission épurent les autorités et font exécuter sur place les lois révolutionnaires. La Commission des subsistances a pour mission d'enrayer la hausse excessive des denrées en faisant exécuter les taxes, de stimuler la production, d'égaliser la répartition, d'empêcher que la vie économique ne se ralentisse, de tenir fermement l'équilibre entre les intérêts particuliers et l'intérêt général.

Mais la dictature qui commence n'est pas une dictature de mort. Le silence n'est imposé qu'aux ennemis de la patrie et qu'aux ennemis du régime, c'est tout un. On ne discute pas seulement dans les comités. On discute à la Convention, on discute dans les innombrables clubs. Si la presse royaliste est supprimée, la presse républicaine ne subit aucun bâillon. La lutte des idées continues.

Qu'allait donner cette expérience, jamais encore tentée, avec cette méthode et dans ces proportions, dans aucun pays ? Une nation passionnément éprise de la liberté qu'elle vient de conquérir, soumise brusquement dans le domaine économique à la réglementation la plus stricte. Une assemblée de tendances bourgeoises, de recrutement bourgeois, obligée par les circonstances de gouverner pour les Sans-Culottes ! Des gouvernants qui croient à la propriété obligés de faire la guerre à la propriété ! Des individualistes appliquant les principes du communisme ! Le patriotisme, le salut public, comme on disait, avait fait ce miracle. Mais combien durerait le miracle et que produirait-il ?

 

 

 



[1] Cette chambre ardente ne fut jamais constituée, mais un décret du 28 du premier mois, rendu sur la proposition de Portiez, de l'Oise, institua une commission chargée d'examiner les comptes des subsistances fournies par te gouvernement depuis 1789. Ce décret fut rapporté le 2 brumaire sur la proposition de Barère et la commission des subsistances, créée la veille, fut chargée de l'examen des comptes en question. Dès le 27 brumaire, cette commission fixait, dans un rapport au Comité de Salut public, à 98.500.000 livres la totalité des fonds avancés pour les subsistances en 1791, 1792 et 1793.

[2] Le 3 frimaire, les administrateurs du département de l'Yonne, sur l'initiative du représentant Maure, avaient décidé de former un comité départemental des subsistances composé de trois citoyens nommés par le représentant et par l'administration départementale sur la présentation des districts. Le district de Sens se refusa à exécuter l'arrêté et protesta auprès de la Convention. Barère au nom du Comité du Salut public félicita ce district de sa protestation et, le 15 frimaire, un décret cassa l'arrêté de l'Yonne et renouvela la défense faite aux administrations de former aucune commission centrale, les commissions de ce genre ne pouvant qu'engendrer « le fédéralisme des subsistances ».

[3] Discours de Barère du 22 octobre 1793.

[4] Dès le 5 août aux Jacobins et dès le 6 août à la Convention.

[5] Voir sur Goujon le livre de L. THÉNARD et R. GUYOT, Paris, 1908.

[6] La circulaire de Paré fut imprimée par les soins de l'administration départementale du Doubs à la suite de sa délibération du 11 brumaire an II (archives du Doubs, L 239).

[7] Séance de la Convention du 17 du premier mois (octobre 1793).

[8] Sur Ducher, consulter l'ouvrage de M. Frederick L. NUSSEAUM, Commercial policy in the French Revolution. À Study of the career of G. V. A. Ducher, Washington, 1923.

[9] D'après le Journal des Débats.

[10] Il n'arrivera à Paris que le 27 brumaire.

[11] Archives nationales, F. 19 269-275. Depuis les procès-verbaux de la Commission des subsistances ont été publiés par M. P. CARON dans la Collection du Ministère de l'Instruction Publique.

[12] Prony n'y resta pas longtemps. Il fut tout de suite remplacé par Desrues qui fut lui-même nommé le 16 frimaire chef du bureau du maximum.

[13] Raisson avait été limonadier, mais le mot négociant s'appliquait exclusivement au gros commerce.

[14] L'indemnité pour l'apprêt des marchandises prévue par la délibération du Comité de Salut public en date du 6 brumaire avait été abandonnée sans doute parce qu'elle prêtait à l'arbitraire.