LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

TROISIÈME PARTIE. — LE GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE II. — LA MISE EN 'VIGUEUR DU MAXIMUM GÉNÉRAL

(Octobre 1793).

 

 

Le maximum général, voté le 29 septembre 1793, avait été réclamé avec insistance et même avec menaces par la Sans-Culotterie des villes et par une partie de la classe paysanne ; la première le considérait comme un complément du maximum des grains, la seconde comme une compensation et comme un correctif. Entre le vote et l'application de la loi, la Convention reçut de nombreuses félicitations, enthousiastes et naïves.

 

LES FÉLICITATIONS POPULAIRES.

Legendre (de la Nièvre), en mission dans l'Allier, écrit de La Charité-sur-Loire, le 1 er octobre, que « le décret sur la taxe des subsistances a été reçu par le peuple de ces départements comme un des plus grands bienfaits de la Convention nationale ; il a rehaussé l'esprit public, il a fixé d'une manière certaine l'opinion des Sans-Culottes sur les travaux constants et sur les efforts redoublés des mandataires du peuple pour créer son bonheur et assurer sa liberté ». Même son de cloche dans la lettre du représentant Paganel, datée de Toulouse, le 20 octobre 1793. Les Jacobins de Saint-Jean-du-Gard écrivent, le 10 octobre, à la Convention, qu'elle vient de « frapper d'un grand coup les intrigants et les modérés en décrétant le prix des denrées de première nécessité ». Les Jacobins de Beaune s'écrient, dans une adresse enthousiaste, le 9 octobre : « Législateurs, vous avez fait un grand acte de justice et tout à la fois de politique, quand vous avez fixé le prix de tous les objets nécessaires à la vie des hommes. Ainsi, vous avez déjoué les noirs projets de l'aristocratie intrigante, qui voulait amener la contre-révolution par la famine... Votre décret est bon par cela seul que les riches le censurent et le calomnient. Les malheureux, les pauvres, le peuple ont béni la loi du maximum et les applaudissements du peuple sont la meilleure de toutes les sanctions,,. Que le négociant ambitieux qui osera vous faire parvenir les doléances mensongères de son insatiable cupidité soit déclaré par vous un ennemi de l'espèce humaine. Décrétez que son nom sera imprimé et publié dans toute la République, afin que dans la France entière il soit regardé comme l'opprobre et la honte de son pays... »

Mêmes félicitations, mêmes menaces, à l'adresse des marchands, dans la pétition des Jacobins de Saint-Symphorien-de-Lay, datée du 9 octobre ; dans celle de la ville et du port de Cette, lue le 23 octobre ; dans celle des administrateurs du département du Tarn, datée du 9 octobre ; dans celle des Jacobins de Charolles, datée du 22 vendémiaire ; dans celle des Jacobins de la Bazoche, lue le 26 octobre ; dans celle des Jacobins de Pont-l'Évêque, datée du 20 vendémiaire ; dans celle des Jacobins de Guérard (Seine-et-Marne), datée du 6 octobre, etc.

Il n'est donc pas douteux que la loi du maximum ait été accompagnée d'un mouvement d'opinion qui eût dû en faciliter l'application. Et cependant sa mise en vigueur fut loin de répondre â l'attente des Sans-Culottes. L'événement justifia, au contraire, les craintes des hommes d'État qui auraient voulu éviter une expérience redoutable.

Sans doute, dans certains cas exceptionnels, il y eut des propriétaires généreux ou peureux qui se soumirent de bonne grâce au tarif. Dans leur adresse du 9 octobre, les Jacobins de Saint-Symphorien-de-Lay citent avec éloge les noms de leurs concitoyens qui s'étaient empressés d'offrir leurs grains au prix de la taxe, aussitôt qu'ils avaient eu connaissance du décret, sans attendre sa promulgation. « En conséquence, disent-ils, le pain, qui valait jusqu'à 15 sols, a été de suite pour 2, 3, 4 et 5 sols la livre. » Il ne dut pas y avoir beaucoup d'exemples de ce genre.

De toutes parts les résistances des commerçants ne tardèrent pas â s'organiser. La loi les forçait à vendre â perte, sans indemnité, des marchandises qu'ils vendaient auparavant à un prix double ou triple. On conçoit leur mécontentement et on comprend qu'ils aient cherché à éluder une mesure qui les atteignait dans leurs intérêts.

 

L'APPLICATION DE LA LOI À PARIS.

Paris, la taxe fut affichée le 12 octobre, quatorze jours après le vote de la loi. Les marchands eurent donc deux semaines pour prendre leurs dispositions. Ils continuèrent pendant ce temps à vendre au prix habituel, ce qui provoqua la colère populaire. A la séance du 7 octobre, le député Petit se plaignit à la Convention des retards apportés à la promulgation des taxes. Il fit décréter que le ministre de l'Intérieur serait tenu de rendre compte, séance tenante et par écrit, de l'exécution de la loi. Paré se justifia le lendemain. Dès le 1 er octobre, la loi avait été imprimée ; le 2, elle avait été envoyée â tous les départements par des courriers extraordinaires. Les districts avaient un délai de huit jours pour rédiger les tableaux du maximum de leur circonscription.

Le délai n'était pas encore expiré. Personne n'était fautif. Les citoyennes républicaines révolutionnaires, dont le club n'était pas encore fermé, n'en vinrent pas moins se plaindre à la Commune, le 9 octobre, de l'inexécution de la taxe. « L'insolent marchand sait profiter de votre lenteur à exécuter cette loi bienfaisante. » L'orateur des citoyennes compara le peuple à « l'aveugle à qui l'on promet la lumière et qui emporte au tombeau le regret d'avoir mal choisi son médecin ». La Commune rassura les pétitionnaires.

Dès que le texte fut affiché, les consommateurs se précipitèrent sur les boutiques des commerçants, afin d'acheter le plus possible de marchandises à un prix deux ou trois fois moindre que le prix antérieur. Il y eut des rassemblements tels que la police dut intervenir, par exemple rue de Bièvre[1]. Les jours suivants, les rassemblements grossirent. En un clin d'œil, les boutiques furent vidées de leur contenu par une foule avide et exigeante. Un membre de la Commune signala le péril le 14 octobre. Il avait vu « plusieurs marchands fermer leurs boutiques ; plusieurs ont annoncé qu'ils n'avaient plus ni sucre, ni huile, ni chandelle ». Les habitants qui n'avaient pas fait leurs provisions allaient-ils être réduits à la disette ? Était-ce là le résultat de la loi bienfaisante ? Le membre de la Commune s'éleva contre les marchands, qu'il rendit responsables de ce qui s'était passé. Il demanda qu'on fit venir â la Commune ceux d'entre eux qui avaient fermé leurs boutiques et qu'on leur fit des reproches sur leur conduite. Chaumette, à son tour, se répandit eu paroles menaçantes et parla d'exproprier les maisons de commerce récalcitrantes : « Les bénéfices immenses qu'ont faits les marchands en gros ont bien suffi pour les indemniser, dit-il ; ils ont sollicité les pillages ; en trois ans, ils ont accru leurs fortunes immensément, et ils ne veulent pas faire le sacrifice d'une partie de leur gain. Si les fabricants quittent leurs manu- factures, il faut que la République s'empare des matières premières et de leurs ateliers, car, avec des bras, on fait tout dans le système populaire et rien avec de l'or. Il faut examiner la conduite de ces hommes qui ont voulu remplacer l'ancienne noblesse. En 1789, 90 et 91, les marchandises ont circulé pour les étrangers et pour les armées qui attaquent la République ; le prix des denrées a gagné sur l'assignat, les marchands enfin ont fait fortune. Le conseil général est composé d'hommes-peuple, le législateur est peuple aussi ; il a fixé le prix des denrées, nous maintiendrons cette loi salutaire ; ce n'est pas la loi martiale ; elle est toute pour le peuple et contre ses sangsues. Peu nous importe, si nos têtes tombent par le fer des assassins, pourvu que nos neveux gravent sur nos crânes décharnés : Exemple à suivre. On voudra mettre le peuple dans la nécessité de demander le rapport de cette loi bienfaisante, mais on n'y réussira pas ; souffrez quelques moments, et tous les efforts de nos ennemis seront impuissants... Et vous, membres du Conseil, qui avez juré de ne vous écarter jamais des intérêts du peuple, soyez sourds aux réclamations de ces sangsues, faites exécuter la loi dans toute son intégrité. » Chaumette requit en conclusion que le Conseil n'entendît aucune pétition ni motion contre le maximum et qu'on chargeât une commission de rédiger une pétition à la Convention, « tendant à fixer son attention sur les matières premières et les fabriques, afin de les mettre en réquisition en prononçant des peines contre les détenteurs ou fabricants qui les laissaient dans l'inactivité, ou même de les mettre à la disposition de la République qui ne manque pas de bras pour mettre tout en activité ». Le réquisitoire de Chaumette fut adopté au milieu de vifs applaudissements[2]. Au bout de la voie qu'il avait tracée, il y avait le collectivisme, la République faisant valoir elle-même toute la production agricole et industrielle. Il était peu probable que la Convention, qui n'avait voté le maximum qu'à regret, consentit, pour en assurer l'application, à faire une révolution sociale.

En attendant, la Commune fut réduite à des moyens de police pour procurer, tant bien que mal, l'exécution de la taxe pour parer, chose plus grave, à la disette qui en avait été la conséquence immédiate.

Chaumette fit décider, le 17 octobre, que les membres des comités révolutionnaires « se transporteraient chez les différents marchands de leur arrondissement... et leur feraient faire une déclaration signée des marchandises qui leur restent, des demandes qu'ils ont faites au-dehors et des espérances qu'ils conçoivent des arrivages ». Les marchands qui quitte- raient leur commerce ou le laisseraient languir par malveillance seraient réputés suspects et traités comme tels[3].

Un peu plus tard, les comités révolutionnaires contrôlèrent entièrement le commerce du sucre. Les épiciers de leur circonscription ne s'approvisionnaient plus que chez le marchand en gros qu'ils leur désignaient et pour lequel ils leur remettaient des bons. L'épicier, une fois approvisionné, ne pouvait plus vendre son sucre qu'à des clients inscrits sur les registres du comité et dans leur ordre d'inscription. Chacun de ces clients recevait un bon du comité. L'épicier ne pouvait se réapprovisionner à nouveau qu'en présentant au comité les bons de consommation de sa clientèle. Le prix était taxé à 36 sous la livre[4].

Le jour même où elle avait organisé le contrôle du sucre, la municipalité adressait aux Parisiens une belle proclamation pour les inviter à ne pas faire « d'une loi bienfaisante un germe de troubles et d'inquiétudes », en se portant en foule dans les boutiques et en achetant au-delà de leur consommation courante, ce qui était un véritable accaparement Usez de la loi, mais n'en abusez pas ; elle a voulu pourvoir à vos besoins et non à votre superflu ; ce que vous prendriez au-delà serait un tort que vous feriez à vos frères ; bornez donc votre provision à votre absolu nécessaire. » Je ne sais ce qu'il advint de celte homélie. À coup sûr, la Commune devait recourir à des moyens plus efficaces pour empêcher la mise à sac des boutiques. Dès le 13 octobre, Hanriot ordonnait à la garde nationale de disperser les attroupements à la porte des marchands de toute espèce, et de ne laisser sortir de Paris ni pain, ni bois, ni charbon, ni chandelle. L'ordre fut répété à plusieurs reprises.

Le 17 octobre, le Comité de Salut public arrêtait, par la main de Saint-Just, que le maire de Paris lui remettrait chaque jour l'état des arrivages de toutes les denrées sur les ports de Paris et chez les marchands merciers, et que le maire ferait procéder en outre au recensement des magasins en gros[5].

 

LES FRAUDES.

Le jour même où la municipalité de Paris s'adressait au bon sens de ses administrés et menaçait les marchands de la loi des suspects, une nouvelle conséquence fâcheuse de la loi se manifestait. Une députation de la section de Marat vint se plaindre à la Commune que les marchands de vin et d'eau-de-vie falsifiaient leurs boissons. Elle demanda que les comités révolutionnaires fussent autorisés « à défoncer dans la rue les tonneaux qui contiendraient de ces marchandises mixtionnées ». Pour se rattraper de la perte que leur infligeait la taxe, les marchands recouraient à la fraude. La Commune consacra de nombreuses séances à l'étude des moyens répressifs. Le 4 frimaire, elle entendit à ce sujet les commissaires des 48 sections. Elle avait déjà institué 4 commissaires dégustateurs qui examinaient les vins et les eaux-de-vie et dressaient procès-verbal des falsifications. On proposa de nommer un commissaire dégustateur dans chaque section et d'envoyer les délinquants au tribunal correctionnel. Finalement, on se borna à ratifier les pouvoirs des 4 commissaires dégustateurs déjà nommés. Leurs procès-verbaux seraient transmis à l'administration de police qui leur donnerait suite. Chaumette adressa aux commissaires de police une vive mercuriale. Il leur reprocha notamment de ne pus tenir la main à l'application de la taxe. Certaines sections allaient de l'avant. La section de Beaurepaire mettait les scellés sur toutes les caves des marchands de vin de son ressort et procédait minutieusement à la vérification de leur contenu. Les comités révolutionnaires entendaient les dénonciations des consommateurs et citaient devant eux les marchands fraudeurs. Ainsi le comité de la section de l'Observatoire, dans sa séance du 28 jour du ler mois, réprimandait le marchand de vin Leclère et l'obligeait à restituer la somme qu'il avait reçue d'une citoyenne à laquelle il avait vendu du vin frelaté.

Ce n'est pas seulement les boissons qui furent fraudées, mais toutes les marchandises. Ainsi Lecointe-Puyraveau dénonçait, à la séance du 7 brumaire (28 octobre), la falsification de la flanelle. La flanelle véritable était taxée 8 livres 10 sous. Les marchands se procuraient une imitation qu'ils achetaient 4 livres 10 sous et qu'ils revendaient au maximum comme de la flanelle authentique.

 

LA DISETTE ACCRUE.

On comprend que la déception populaire fut d'autant plus profonde que la loi s'était présentée sous des dehors plus séduisants. À la fin d'octobre, l'agitation devint fort vive dans la capitale. Ce n'était pas seulement l'épicerie qui manquait, les boissons et les denrées qu'on fraudait, mais le pain recommençait à manquer comme à la fin de juillet. Les attroupements aux portes des boulangers, qui n'avaient jamais complètement cessé, se font plus nombreux et plus tumultueux. Le 4 brumaire, 25 octobre, l'administrateur des subsistances de la ville, Champeaux, écrit à son agent Descombes, qui presse les arrivages à Corbeil. Il n'existe pas en ce moment 100 sacs de farine dans les magasins municipaux, quand il en faut 2 000 par jour. » On ne cesse de trembler à la municipalité Paris un seul jour sans subsistances, c'est l'anéantissement de la République par les secousses et le bouleversement général communiqué à toute la France[6]. » Comme à la veille de la Fédération du 10 août précédent, des meneurs obscurs cherchent à soulever les sections contre la municipalité. Le 5 brumaire, 26 octobre, l'assemblée générale de la section du Panthéon français décide d'agir auprès des autres sections pour former une commission centrale de 96 membres pris dans les 48 sections, « à l'effet d'aviser à tous les moyens possibles d'approvisionner toutes les sections de cette ville de toutes les denrées et marchandises indispensables à la vie ». Le même jour, l'hébertiste Vincent réclamait au club des Cordeliers les mesures les plus sévères pour assurer l'exécution de la loi du maximum[7]. Dès le lendemain, 6 brumaire, les délégués des 48 sections se présentent au corps municipal « et demandent fraternellement qu'il soit pris de nouvelles mesures pour calmer les inquiétudes qui s'accroissent avec la difficulté d'avoir du pain ». Pache essaie de prêcher le calme. Il insinue que les meneurs des sections poursuivent une intrigue contre-révolutionnaire dans le but de sauver les Girondins, dont le procès s'achève. Il invite les délégués des sections à maintenir l'ordre. Réal, qui arrive de Rouen, annonce que la Normandie envoie de grandes quantités de farines à Paris. Les commissaires des sections se retirent satisfaits. Cependant, les jours suivants, ils continuent à se réunir et à se former en Comité central révolutionnaire. Un délégué de ce comité central se présente même, le 11 brumaire, au Comité de Sûreté générale, pour lui annoncer que, le lendemain, on procédera à des visites domiciliaires dans toute l'étendue de la capitale pour découvrir les denrées cachées. Le Comité de Sûreté générale s'émeut. H en réfère au Comité de Salut public, et les deux comités réunis, considérant que ces visites domiciliaires « peuvent avoir des suites funestes à la tranquillité publique et favoriser les vues des ennemis de la liberté », décident que ces visites n'auront point lieu et ordonnent aux autorités et à la force armée de les empêcher[8]. Le même jour, le Conseil exécutif provisoire, délibérant sur l'arrêté de la section du Panthéon, rappelle que la loi du 25 août interdisait toutes commissions particulières relatives aux subsistances de la ville de Paris et prononçait leur dissolution.

Il ne semble pas que les sections aient essayé de passer outre aux défenses qui leur furent faites. Mais l'alarme avait été chaude.

Au moment où l'agitation battait son plein, le 6 brumaire, 27 octobre, les Jacobins s'étaient occupés, eux aussi, du problème des subsistances. L'un d'eux, Guirault, recommanda, pour faire cesser les attroupements aux portes des boulangers, l'institution d'une carte de pain municipale. Jusque-là, la carte de pain, essayée au début du mois d'août par la section du Gros-Caillou, n'avait été appliquée que dans quelques sections. Avec la carte, dit Guirault, « on ne pourra plus aller chez un autre boulanger, ni en demander (du pain) deux fois ; il n'y aura plus à craindre d'attroupements, parce que chacun sera assuré d'avoir son pain. Les malveillants ne pourront plus opprimer les mères de famille, les étrangers emporter le pain hors de Paris ; plus de baïonnettes aux portes des boulangers, ni de garde aux barrières, parce que cela deviendra inutile ». Le club ne prit pas de décision, mais les conseils de Guirault furent suivis. Deux jours plus tard, le 8 brumaire, la Commune décida d'instituer une carte de pain municipale. Les cartes, attendues avec impatience, furent distribuées aux sections le 23 frimaire.

Ainsi, dans la ville même où le maximum général avait été réclamé avec le plus d'insistance, dans la ville où la Sans-Culotterie était la mieux organisée et la plus puissante, la loi n'avait pu recevoir un commencement d'application qu'au prix d'une surveillance policière de tous les instants et d'une réglementation tracassière. La Commune avait dû contrôler le commerce du sucre comme la fabrication et la distribution du pain. Bons de sucre et cartes de pain établissaient un rationnement obligatoire. Des commissaires dégustateurs, institués en marge de la loi, réprimaient les fraudes des boissons. Les comités révolutionnaires appliquaient aux commerçants la loi des suspects. Mais, si la répartition des denrées existant en magasin s'opérait tant bien que mal, le réapprovisionnement devenait de plus en plus difficile, sinon impossible. Les pays de production ne communiquaient plus avec les pays de consommation. Le commerce était paralysé.

La raison du phénomène avait été donnée à la Convention par le député Sergent, à la séance du 7 brumaire. Le beurre avait été taxé à Paris à 20 sous la livre, c'est-à-dire exactement au même prix que dans les pays de production, par exemple à Corbeil, à six lieues de Paris. Les marchands n'avaient donc aucun intérêt à transporter le beurre de Corbeil dans la capitale. C'étaient les administrations de district qui étaient chargées de dresser les tableaux de maximum. Elles taxaient cher les denrées et marchandises que leur arrondissement produisait, et bon marché celles dont elles avaient besoin[9]. Résultat rien ne circulait plus. Pour préciser la situation, jetons un coup d'œil sur les départements.

 

LA LOI DANS LES DÉPARTEMENTS.

Dans la Haute-Saône, la promulgation de la taxe eut pour effet immédiat d'aggraver la crise des subsistances. Les administrateurs du département durent faire afficher, le 19 octobre, une proclamation attristée et menaçante : « De toutes parts on resserre les subsistantes, de toutes parts les cultivateurs refusent de battre et de conduire leurs grains aux marchés... et cela au sein de l'abondance. Les riches habitants des campagnes, tenant plus à leur intérêt qu'au bonheur d'alimenter leurs frères, ont refusé d'obéir aux réquisitions, et le département a été obligé de sévir contre eux. Ils sont en état d'arrestation. Mais cette peine est trop légère pour les monstres qui conspirent la perte de la République en provoquant la famine ; il faut des mesures plus efficaces, il faut une armée révolutionnaire. »

Le département se tournait alors vers les cultivateurs, faisait une dernière fois appel à leur raison, à leur patriotisme, et leur disait : « Si vous forcez l'administration à des mesures sévères, elle vous déclare que, pour l'exécution de la Loi, elle emploiera les moyens les plus terribles ; vous n'en serez pas quittes pour la confiscation des grains ni pour l'emprisonnement... »

Le département se tournait enfin vers les ouvriers et les chapitrait à leur tour : « Et vous, citoyens, artisans et manouvriers, qui ne vivez que du travail de vos mains, vous devez aider les habitants des campagnes à battre leurs grains ; vous savez que les bras sont rares, que l'agriculture est languissante, que les cultivateurs, occupés à fournir leur contingent en grains pour les armées, ne peuvent, aussi promptement qu'ils le désireraient, approvisionner les marchés ; allez donc dans les campagnes vous offrir pour battre les grains et cultiver les terres ; soyez raisonnables, n'exigez pas l'impossible, travaillez au prix de la taxe, et comptez que ceux d'entre vous qui refuseront de travailler seront punis aussi sévèrement que celui qui refusera de vendre son grain[10]. »

Deux jours plus tard, le 20 du premier mois, 21 octobre, un arrêté du même département sanctionnait ces conseils et ces menaces. Le procureur général syndic faisait observer que les boulangers refusaient de cuire, que les aubergistes ne voulaient plus nourrir les étrangers, sous prétexte qu'ils manquaient de pain. Il dénonçait « l'égoïsme des propriétaires qui ne voulaient ni battre, ni faire battre, ni vendre leurs denrées », « l'entêtement des ouvriers, qui préféraient de rester dans l’oisiveté plutôt que de travailler au battage du grain au prix de la taxe », la cupidité des boulangers et aubergistes qui, jusqu'à la publication du maximum, ne se plaignaient pas de manquer de pain et ne refusaient pas d'alimenter pour un prix scandaleux les citoyens et les voyageurs ». Il réclama les mesures les plus sévères et les plus révolutionnaires contre les nouveaux ennemis du peuple >> et, sur son réquisitoire, les administrateurs du département prirent l'arrêté suivant

« 1° Dès ce moment, tous les cultivateurs sont en réquisition pour battre ou faire battre les grains de la dernière récolte ; ceux qui refuseront sont, dès ce moment, déclarés suspects et ennemis du bien public, leur procès leur sera fait en conséquence.

« 2° Tous les manouvriers et artisans, à l'exception de ceux occupés à la fabrication des armes, sont aussi, dès ce moment, en réquisition, pour battre les grains ; les municipalités demeureront expressément chargées, sous leur responsabilité, de faire travailler les ouvriers et, en cas de refus, de les punir conformément à l'article 9 du décret du 29 septembre dernier...

« 3° Tous les boulangers du département sont également en réquisition. Ils sont tenus de cuire, vendre du pain comme du passé, à peine d'être réputés étrangers à la République et, comme tels, destitués de leurs droits de citoyen pendant cinq années et punis d'un an de gène, en conformité à l'article 10 du décret du 9 août dernier, et, pour qu'ils ne puissent pas objecter la difficulté d'acheter du grain sur les marchés publics, les directoires des districts, sur les attestations des municipalités où résident les boulangers, constatant la quantité de grains qui leur est nécessaire, leur délivreront des réquisitions pour leur en procurer au prix de la taxe, à charge par les municipalités de nommer deux commissaires pour surveiller les opérations des boulangers et prévenir les abus, en leur enjoignant de ne faire à l'avenir qu'une sorte de pain appelé pain bis.

« 4° Tous les aubergistes et autres débitants de comestibles sont aussi en réquisition ; il leur est enjoint de continuer leur commerce comme du passé ; ceux qui refuseraient de le faire sont déclarés suspects à la municipalité et les comités de surveillance demeureront expressément chargés de les faire mettre en arrestation sur-le-champ, à peine de responsabilités...

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« 6° Outre les mesures ci-dessus adoptées, le département va provoquer l'organisation d'une force révolutionnaire pour faire justice de tous les égoïstes qui, par leur cupidité et leur insouciance, auraient pu occasionner un instant la disette[11]. »

L'arrêté fut approuvé à Montbéliard, le 8 brumaire, par le représentant Bernard (de Saintes) alors en mission dans le Doubs et la Haute-Saône.

Il faudrait se livrer à des recherches d'archives pour déterminer quelle fut l'efficacité de pareilles mesures et jusqu'à quel point elles purent. être appliquées. Mais le fait seul qu'elles durent être prises montre à quelle résistance générale se heurtait dans ce département agricole, pourtant docile, la mise en vigueur du maximum.

Dans le département voisin de la Haute-Marne, la résistance ne fut pas moindre. Par un arrêté en date du 2 frimaire, 22 novembre 1793, le district de Chaumont constate que les marchands, fabricants et débitants éludent la loi en exigeant à titre d'épingles des sommes excédant le maximum, que certains vendent au maximum des denrées de mauvaise qualité, que d'autres laissent leurs magasins dégarnis, etc. En conséquence, le district ordonne aux officiers municipaux et aux membres des comités révolutionnaires de faire des visites domiciliaires chez tous les marchands et fabricants et même chez les particuliers dénoncés comme recéleurs. Il ordonne encore de traduire au tribunal révolutionnaire en vertu de la loi sur l'accaparement tous ceux qui feraient de fausses déclarations. Quant aux fraudeurs, à ceux qui quitteraient leur commerce, à ceux qui vendraient au-dessus de la taxe, à ceux qui n'afficheraient pas le tableau du maximum, ils seraient inscrits sur la liste des suspects et traités comme tels. La loi ne peut donc être exécutée qu'au moyen de la police et des tribunaux. Les documents publiés par M. Ch. Lorain montrent que le marché de Chaumont n'est approvisionné en blé que par des réquisitions et celles- ci ne sont exécutées que par le déploiement de la force armée. Gendarmes et vétérans nationaux sont envoyés en garnison dans les villages récalcitrants.

A Besançon, la promulgation du maximum eut les mêmes effets qu'à Paris et sans doute que dans toutes les autres villes. « La loi était à peine promulguée, dit la Vedette du 4e jour du 2e mois (25 octobre), en s'adressant aux campagnards, qu'on vous a vus fermer vos greniers, déserter nos marchés et vous précipiter cependant dans nos villes, chez nos marchands, épiciers, pour enlever les huiles, les savons et même jusqu'au sucre ; nous vous avons remarqués dans les boutiques de nos drapiers, où vous avez pris les peluches et les gros draps au prix fixé par la taxe ; nous vous avons vus successivement chez les cordonniers et dans nos auberges payer vos souliers, le vin et les vivres que vous aviez consommés au prix rigoureux fixé par la loi. Voilà, citoyens, ce que vous avez fait et ce que vous faites journellement chez nous, et vous nous refusez le bled sans lequel nous ne pouvons faire le pain que vous venez de manger ; vous nous refusez les œufs et le beurre dont nous ne pouvons nous passer ; vous nous laissez dans le besoin des objets de première nécessité, tandis que vous nagez dans l'abondance ou la médiocrité. Où est donc cet esprit de justice qui doit animer des républicains tels que vous vous flattez de l'être ? » Le club de Besançon invita les autorités à prendre un arrêté aux termes duquel les marchands de la ville ne délivreraient rien aux campagnards qui n'auraient pas justifié au préalable qu'ils avaient apporté du blé, des œufs, du beurre, de la crème ou du lait.

Dès le 17 du premier mois, le représentant Bassal, en mission dans le département, avait annoncé au club qu'il allait organiser une armée révolutionnaire pour arrêter les projets des conspirateurs, couper racine à l'agiotage et aux accaparements. Le conseil général du département nomma, le 11 brumaire, deux commissaires par district pour procéder au battage des grains par voie de réquisition. Les commissaires eurent le droit de procéder à des arrestations et de se faire accompagner de la force armée.

Ces mesures assez anodines n'avaient en vue que l'approvisionnement en céréales. Il ne semble pas qu'on ait pris des mesures spéciales pour l'application du maximum. Aussi, le 29 brumaire, la Vedette se lamentait-elle sur la violation de la loi : c Le vendeur convient du prix fixé par la loi, mais il se fait payer des épingles qui équivalent au prix le plus élevé qui se soit payé avant la loi du maximum ; d'où il résulte que, sous peu de temps, le pauvre ne pourra plus se procurer le nécessaire. »

De la frontière de l'Est, passons à la frontière des Alpes. Dès le 12 octobre, le département de l'Isère, « pour prévenir les fraudes suggérées par l'avidité mercantile », assujettit tous les marchands à fournir, dans le délai de six jours, l'état de toutes les marchandises par qualité, quantité, poids et mesures, et à tenir, jour par jour, un registre exact de leurs ventes. Les municipalités devaient procéder, tous les huit jours, à des visites domiciliaires chez tous les marchands et « dans tous les lieux où il pourrait avoir été déposé des marchandises ». Aucun négociant ne pourrait transporter des marchandises hors de sa commune sans en faire déclaration à la municipalité, qui lui en délivrerait certificat sous caution. L'arrêté du département de l'Isère fut approuvé par le représentant Simond, alors en mission à Chambéry, et adopté par le département de la Savoie. Il fut complété, un peu plus tard, le 6 brumaire, à la demande de la ville de Chambéry, par un règlement qui défendait de s'approvisionner au-delà de ses besoins, sous peine de 8 jours de prison. Il était de même interdit d'acheter à la fois plus d'un habit complet. Les commerçants devaient inscrire sur leurs livres les noms, prénoms et domiciles de tous les citoyens qui leur achetaient quelque chose. Il va de soi que l'exécution de pareilles prescriptions ne dut pas être chose aisée.

La correspondance des représentants en mission confirme l'impression qui résulte de l'examen des autres sources. La loi ne peut être appliquée généralement que par des moyens de force et de police. Maure dans l'Yonne, Guimberteau dans l'Indre-et-Loire organisent aussitôt, comme Bassal dans le Doubs, une armée révolutionnaire. Dans l'Yonne, le procureur général syndic Delaporte dépeignait en ces termes la situation, dans un discours prononcé le 2 brumaire, 23 octobre « Citoyens, à peine ces lois justes et bienfaisantes (des 11 et 29 septembre) ont-elles été promulguées que les hurlements de l'avarice et de la soif des richesses se sont fait entendre jusque dans cette enceinte. Les uns ont crié à l'injustice, comme si les marchands, après avoir été l'éponge des ressources des peuples depuis quatre ans, après leur avoir extorqué jusqu'à leur dernier billet de dix sous, étaient spoliés dans le tiers qui leur est accordé en sus du prix de 1790. Les autres ont caché leurs approvisionnements, ont fermé leurs boutiques, ont refusé de vendre, comme si la volonté qui a fait la loi n'avait pas la force de la faire exécuter. Des municipalités, établissant le plus absurde des fédéralismes, se sont opposées à la sortie des grains, les ont en quelque sorte consignés chez le propriétaire, qui n'était déjà pas absolument tenté de les mettre en évidence, etc. » Le procureur général syndic concluait que la raison étant impuissante à convaincre une classe aveuglée par l'égoïsme, il fallait employer la force « La France est en révolution, agissons révolutionnairement. » Le département prit un arrêté qui assimila les délinquants aux suspects. Mais paysans et marchands ne se laissèrent pas intimider. M. Charles Porée note que, dans beaucoup de communes, il y eut des troubles et des petites émeutes. Le représentant Maure, par une virulente proclamation du 27 novembre (7 frimaire), dénonça les méfaits de la nouvelle aristocratie ; il flétrit « l'odieux fédéralisme municipal ». Fruit de la malveillance et de la peur, semblable à ce reptile venimeux dont la piqûre coagule le sang, il paralyse le corps politique de l'État et présente le tableau d'une famine effrayante.

Paganel, commissaire à Toulouse, avait applaudi au vote de la loi, mais, dès le 5 brumaire, 24 octobre, il déchantait en ces termes : « Tel est l'effet de la cupidité que la ville de Toulouse semble cernée par une armée ennemie ; les subsistances cessent d'y parvenir, les habitants des campagnes ne s'y rendent que pour vider les boutiques. Partout on resserre les subsistances ; c'est une sorte de moyen de contre-révolution qui, s'il n'était pas détruit de bonne heure, aurait des suites funestes. Je viens, de concert avec le comité de surveillance, le procureur général syndic et autres membres du département, d'arrêter l'organisation d'une armée révolutionnaire de 100 hommes d'infanterie, 100 de cavalerie et une compagnie de canonniers. » Toujours le même refrain, la loi n'est applicable que par la force.

A Bordeaux, Ysabeau et Tallien écrivent au Comité de Salut public, le 29 octobre, que l'égoïsme, l'esprit mercantile, la malveillance et le négociantisme s'agitent dans tous les sens pour détruire les heureux effets que doivent nécessairement produire les bienfaisantes lois relatives au maximum ; qu'on resserre les marchandises, qu'on enfouit les denrées ». Ils se proposent de faire marcher l'armée révolutionnaire « pour arracher aux accapareurs les subsistances et les besoins du peuple qu'ils vexent depuis longtemps et qui veut enfin qu'on lui fasse justice ». Il faut croire que l'emploi de la force ne donna pas grands résultats, car les mêmes représentants, trois semaines plus tard, le 2f brumaire, 16 novembre, mandaient de nouveau au Comité de Salut Public qu'ils avaient chaque jour l'âme déchirée par le spectacle d'une disette telle qu'un grand nombre de familles passent plusieurs jours sans pain, avec des patates, quelques pois et châtaignes, ressources précaires qui seront bientôt épuisées... »

Les représentants, dont nous venons d'analyser la correspondance, voulaient sincèrement appliquer la loi. H y en avait d'autres qui la subissaient et qui ne manquaient pas une occasion d'en montrer les inconvénients et d'en atténuer l'application par des interprétations favorables aux commerçants. De ce nombre étaient les trois commissaires envoyés à Rouen Legendre de Paris, Louchet et Delacroix. Dès le 3 octobre, ils représentent au Comité de Salut public que les navires neutres n'apporteront plus rien en France, s'ils sont obligés de vendre leurs marchandises au maximum. Les Américains, disent-ils, murmurent et protestent. Ils conduiront leurs grains dans les ports ennemis, au lieu de les débarquer en France. « Ne serait-il pas politique de décréter que les grains qui nous seront apportés de l'étranger ne seraient point assujettis au prix du maximum et qu'ils ne pourraient être achetés que par le gouvernement ? » L'observation était si juste que le Comité du Salut public y fit droit. Il décida, le 17 brumaire, 7 novembre, que les navires neutres qui apporteraient dans nos ports des marchandises de première nécessité pourraient les vendre de gré à gré à des agents du gouvernement, qui seraient spécialement désignés à cet effet, et qu'ils pourraient de même acheter, pour leur cargaison de retour, des marchandises françaises dont ils auraient le droit de débattre le prix.

Les mêmes représentants, Delacroix, Legendre et Louchet, décidèrent, le 5 octobre, par un arrêté interprétatif de la loi, que les vins en bouteilles, n'étant pas destinés à la consommation de la classe indigente, échapperaient au maximum, de même que les liqueurs en bouteilles, les étoffes de soie, les linons et batistes, les souliers de soie brodés à l'usage des femmes.

Il semble que les trois représentants se préoccupaient avant tout de procurer des grains aux villes et qu'ils laissèrent volontiers sommeiller la loi du 29 septembre. Même ainsi limitée, leur tâche n'était pas facile. Ils racontent, dans leur lettre du 1er novembre (11 du 2e mois), que la commune de Belleville-en-Caux ayant refusé d'approvisionner la halle de Caudebec, la municipalité de ce dernier bourg y envoya des commissaires qui coururent les plus grands dangers. Le district ordonna l'arrestation du maire de Belleville, mais la force armée fut enveloppée par un rassemblement qui fit prisonnier l'officier de gendarmerie qui la commandait. Il fallut que les habitants de Bolbec vinssent au secours de ceux de Caudebec. À la même date, Rouen souffrait de la disette. On distribuait aux habitants une demi-livre de pain au plus, Delacroix expliquait que s'il n'employait pas la manière forte, c'est qu'il craignait d'allumer la guerre civile entre les villes et les campagnes. Sa mollesse et celle de ses collègues lui valut les attaques de Coupé de l'Oise, l'auteur de la loi du maximum. Coupé leur reprocha, le 9 brumaire, aux Jacobins, de favoriser hypocritement l'aristocratie marchande. Il remarquait que des blés embarqués sur l'Oise, à destination de Rouen, n'arrivaient jamais dans cette ville. Où passaient-ils ? Quelques jours plus tard, le 2G brumaire, un délégué du club d'Yvetot, Lenud, dénonça de nouveau Legendre et Delacroix aux Jacobins pour leur négligence systématique à appliquer la loi. Hébert et Coupé appuyèrent Lenud, et le club demanda leur rappel au Comité de Salut public, qui fit droit à la demande. Coupé fut envoyé à leur place dans la Seine-Inférieure.

Legendre, Delacroix et Louchet eurent des imitateurs plus ou moins timides. D'Arras, le 20 brumaire, 10 novembre, le représentant Laurent écrivait avec une sorte de satisfaction que les réclamations affluaient contre la taxe. D'Angoulême, Harmand de la Meuse signalait, le 19 brumaire, que depuis deux jours plus de 400 personnes n'avaient pas de pain, et, un peu plus tard, le 3 frimaire, il montrait que la taxe avait augmenté en Saintonge le prix de beaucoup de denrées. « Avant la loi du maximum, le foin ne s'était jamais vendu au-dessus de 25 à 30 livres le millier, et la loi l'a fixé à 60 livres ; l'avoine n'avait jamais excédé 5 à 6 livres le quintal ; si la taxe des vins n'eût pas été faite, le prix n'eût pas excédé 30 à 36 livres le tonneau du pays et la taxe l'avait porté à 50 et 52 livres. Les eaux-de-vie suivraient la même proportion. »

Harmand de la Meuse racontait ensuite que, sur les réclamations des sociétés populaires, il avait abaissé la taxe en fixant le prix du vin rouge à 40 livres le tonneau, celui de l'avoine à 10 livres le quintal, celui de la paille à 20 livres le millier. C'est le seul exemple que j'aie trouvé d'un renchérissement provoqué par la loi.

Il y eut des représentants qui délibérément refusèrent d'appliquer le maximum et sous leur responsabilité. Ainsi Robespierre jeune écrivait de Nice au Comité de Salut public, le 2 brumaire, 23 octobre « Nous avons été obligés d'autoriser les régisseurs des vivres de cette armée à l'approvisionner au-dessus du prix du maximum ; nous vous avons instruit de l'urgence de cette mesure et de sa nécessité, augmentée depuis les événements de Gènes. » L'armée d'Italie tirait auparavant de Gênes une partie de ses approvisionnements, mais les Anglais étaient entrés dans le port de Gènes et y avaient coulé une frégate française. Les Génois n'osaient plus nous approvisionner. Le Comité de Salut public approuva, au moins tacitement, la conduite des représentants à l'armée d'Italie.

 

LES CRITIQUES D'ALBITTE.

La critique la plus complète et la plus saisissante de la loi du maximum fut faite au moment même par le représentant Albitte, qui fut envoyé à Lyon à la fin d'octobre. A peine arrivé, il fit part au Comité de Salut public de ses observations dans une longue lettre du 5e jour du 2e mois (26 octobre) « Il m'a paru constant, par les renseignements que j'ai pris, et par l'expérience la plus chagrinante, qu'une disette factice désolait toute la portion de la République qui s'étend depuis Paris jusqu'à Ville-Affranchie. Partout j'ai vu le peuple occupé à chercher du pain, en manquant dans divers endroits et mangeant le peu qu'il peut obtenir très mauvais ; il m'est arrivé trois fois â moi-même de n'en point trouver dans les auberges, ni chez les maîtres de poste. Le maximum sur les grains, l'avidité du laboureur, la malveillance des aristocrates et des égoïstes, et les immenses approvisionnements pour les armées en sont la cause... vu encore, collègues, avec bien du chagrin, l'effet que produit la loi générale du maximum sur tous les objets nécessaires â la vie dans tous les lieux où j'ai passé. Cette loi, bien conçue, bien rédigée, bien travaillée dans les détails, aurait pu faire un bon effet ; mais, telle qu'elle existe, elle doit nécessairement entraîner des suites funestes. D'abord elle s'étend sur trop d'objets ; secondement, elle n'admet aucune distinction dans ceux de même espèce, mais de valeur différente ; troisièmement elle ruine le petit marchand, favorise l'avidité de l'égoïste riche qui s'approvisionne de tout, tandis que le pauvre, n'ayant aucune avance, n'y gagne rien que quelques friandises qui flattent pour l'instant son goût. Elle est conçue de manière que le détaillant, ne pouvant trou- ver un gain honnête, cesse tout approvisionnement et abandonne son état. Presque partout, j'ai trouvé disette des objets les plus nécessaires â la vie, les marchés déserts et vides et beaucoup de boutiques fermées. Vous trouveriez à peine à dîner très sobrement dans les auberges, et il est presque aussi difficile de trouver un œuf qu'un bœuf. Un des maux qu'en- traine cette loi, qui pourrait être bonne, est aussi la manière de l'exécuter et de l'entendre. Le maximum est différent partout ; les objets premiers propres aux fabriques sont soumis à un maximum plus haut dans tel endroit que la matière ouvrée qui en provient ne l'est dans tel autre. Par exemple, à Elbeuf, la laine crue se vend tant la livre ; à Dijon, le drap d'Elbeuf se vend à un prix beaucoup inférieur. Autre exemple, la municipalité du Havre a taxé le sucre à 36 sols, à Chalon-sur-Saône on le fait payer 30 ; à Tournus, municipalité du district de Chalon, les commissaires communaux l'ont fait taxer à 28 sols. Ici, on met le maximum sur les pommes ou les poires ; là jusque sur les noisettes. Ici, le laboureur est forcé de vendre son blé au maximum ; le vigneron, son vin, là, le marchand de bas ou d'habits, les chaussures et les étoffes. Qu'arrive-t-il ? Le laboureur requis apporte son grain, il veut un habit, il ne trouve plus de drap et la boutique est fermée. Le vigneron vend en frémissant son vin à 12 sols, après trois mauvaises années, et on lui refuse des bas. Une indignation sourde se prépare, la haine et la misère s'établissent au milieu des citoyens, et les aristocrates s'habillent, achètent les sucres, les toiles, les étoffes, etc., et se réjouissent ; tous adorent la Convention dans le maximum. Ainsi, collègues, le bien mal préparé fait le mal. »

Cette critique d'Albitte, qui portait juste, est d'autant plus remarquable qu'elle émane d'un député montagnard, qui n'était pas en principe hostile à la taxe, mais qui croyait possible d'améliorer la loi.

 

LES RAISONS GOUVERNEMENTALES.

Que ferait la Convention en présence de cette situation ? Que ferait le Comité de Salut public ? S'ils avaient été libres d'agir â leur guise, je pense qu'ils auraient rapporté la loi désastreuse, la loi qui leur avait été imposée. Mais les circonstances, qui les avaient obligés à l'accepter, subsistaient toujours. Sans doute les Enragés, dispersés et persécutés, n'existaient plus comme parti. Leurs chefs étaient arrêtés, leurs organisations brisées. Mais le programme des Enragés avait été repris par les Hébertistes et, depuis la journée du 4 septembre, les Hébertistes étaient les maîtres de la capitale. Ils régnaient à la Commune et dans les sections. Ils étaient maîtres, avec Bouchotte et Vincent, des bureaux de la guerre. Ils avaient un parti dans la Montagne. Ils avaient fait entrer Billaud-Varenne et Collot d'Herbois au Comité de Salut public. Or, la Convention et ses dirigeants ne croyaient pas pouvoir, à cette date, engager le combat contre l'Hébertisme. Les révoltes intérieures n'étaient pas encore apaisées. Toulon révolté tenait toujours. Les lignes de Wissembourg venaient d'être forcées. L'union de toutes les forces de gauche s'imposait. Puisqu'on ne pouvait pas rompre avec l'Hébertisme, il fallait s'accommoder du maximum et tâcher de l'améliorer, comme le conseillait Albitte. Le problème des subsistances n'était pas, aux yeux des gouvernants, qu'un problème économique. Il avait un aspect politique qu'ils ne pouvaient négliger.

 

 

 



[1] Voir la séance de la Commune du 21 du 1 er mois, 12 octobre, dans le Moniteur.

[2] Il trouva de l'écho même en province. Ainsi les Jacobins de Grenoble demandèrent que les chefs de fabrique ou d'atelier qui suspendraient les travaux de leurs manufactures en fussent privés à l'instant, que ces manufactures fussent nationalisées et que leurs anciens propriétaires fussent obligés de travailler comme ouvriers au profit de la nation (Archives parlementaires, séance du 15 brumaire, 5 novembre 1793).

[3] Cet arrêté pris par le corps municipal, le 16 du 1er mois, existe en affiche à la bibliothèque nationale. Lb⁴⁹ 1.

[4] La Commune avait décidé que les marchands en gros ne délivreraient plus de sucre aux détaillants que sur le bon des comités révolutionnaires et à raison de cent livres au maximum. (Voir la délibération du comité révolutionnaire de la section de l'Observatoire en date du 28 nivôse. Archives nationales. F⁷ 2514.)

[5] Archives nationales, AF¹¹ 68.

[6] La correspondance de Descombes avec Champeaux est analysée dans TUETEY, Répertoire, t. X, no 2593 et sq.

[7] Antibrissotin du 6 brumaire.

[8] L'arrêté est de la main de Robespierre.

[9] Les Jacobins de Blois informent la Convention (séance du 20 octobre) que le district d'Orléans a fixé si haut le prix des denrées que si son maximum n'est pas diminué, tous les objets qui servent à la nourriture et au vêtement dans les départements voisins s'écouleront dans celui du Loiret.

[10] Archives du Doubs, L 624.

[11] Archives du Doubs, L 624, imprimé de 4 pages.