La
législation sur les subsistances, votée pendant les mois d'août et de
septembre 1793, était une législation improvisée, imposée par les
circonstances ou par l'émeute à une assemblée qui restait en très grande
majorité convaincue de la nocivité, sinon de toute réglementation, du moins
de toute taxation. Si le maximum des grains n'avait pas été levé à la fin de
juillet, c'est que les menaces d'insurrection qui précédèrent la Fédération
du 10 août avaient intimidé la Convention. Les
lois ordonnant la répression de l'accaparement, les déclarations et
recensements obligatoires, la formation des greniers d'abondance et la
construction des fours publics, remettant en vigueur la taxe des grains et
l'étendant aux farines, aux fourrages, aux combustibles, autorisant enfin les
réquisitions de denrées et de main-d’œuvre, s'étaient succédé coup sur coup,
mais au hasard et sans plan d'ensemble. Le 4 septembre, sous la pression de
la foule amassée sur la place de Grève, la Convention avait promis
d'instituer sous huitaine le maximum de toutes les denrées de première
nécessité. Cette promesse ne fut tenue que le 29 septembre. Pourquoi ce
retard ? Faut-il supposer que la Convention et ses comités ont essayé après
coup d'éluder l'engagement pris ? L'étude attentive des faits nous permettra
de répondre. LA COMMISSION DES SIX. La
Commission des Six chargée d'élaborer le projet de loi sur le maximum général
comprenait, à l'origine Jay de Sainte-Foy, Coupé (de l'Oise), Boucher Saint-Sauveur, Chabot,
Danton et Merlino, tous Montagnards. Le 4 septembre, au moment même où
l'assemblée votait le principe du maximum général, elle adjoignit à la
Commission trois nouveaux membres Lecointre (de Versailles), Valdruche et Girard. Lecointre
fut chargé de rapporter la loi qui remit en vigueur le maximum des grains.
Cette loi fut votée définitivement le 11 septembre. Si on songe qu'au cours
de la discussion, le député de Paris Raffron avait insisté pour faire
inscrire dans le texte voté le maximum général et qu'il fut battu, on se rend
compte que la Commission ne mettait aucune hâte à tenir la promesse faite au
peuple de Paris. Cela est si vrai que, le 14 septembre, Génissieu dut
intervenir pour réclamer le prompt dépôt du projet de loi sur le maximum
général, cc afin, dit-il, que les marchands ne continuent pas de vendre leurs
draps bien cher, tandis qu'ils achètent le pain à bon marché ». Génissieu se
faisait l'organe des intérêts des cultivateurs. Le maximum des grains et
fourrages lésait, en effet, les récoltants. Leurs représentants désiraient
maintenant le maximum général pour rétablir l'équilibre entre le prix des
denrées alimentaires et le prix des marchandises ouvrées. Un membre de la
Commission, Lecointre, réclama l'adjonction de cinq nouveaux membres à la
Commission pour hâter son travail[1]. L'Assemblée fit droit à cette
demande et décida que le projet de loi que la Commission était chargée de
présenter soumettrait à la taxe en principe tous les objets de première
nécessité déjà énumérés dans la loi du 26 juillet sur l'accaparement. Il faut
croire cependant que toutes les résistances n'étaient pas brisées, car la
Commission travailla très lentement. Une semaine s'écoula sans qu'elle fit
son rapport. La
Commission était divisée. Certains de ses membres étaient effrayés par le
maximum général. Ils prévoyaient des difficultés graves. Ils essayèrent de
temporiser et d'opposer la force d'inertie. Ils cessèrent de se rendre à la
Commission, qui fut réduite, en fait, à un petit nombre de membres, à ceux
qui étaient gagnés à la taxe[2]. Ceux-ci mêmes furent ébranlés
un moment par les arguments des adversaires qui essayèrent de résoudre le
problème au moyen d'une diversion. LA DIVERSION DE COLLOT D'HERBOIS. Le 18
septembre, lendemain du jour où la loi des suspects avait été définitivement
votée, Collot d'Herbois s'avisa que cette loi nouvelle, appliquée d'une
certaine façon, permettrait d'éviter la taxe en atteignant le même but. « Il
est temps, dit-il, que vous portiez le dernier coup à l'aristocratie mercantile ;
c'est elle qui arrête les progrès de la Révolution et qui nous a empêchés
jusqu'à ce moment de jouir du fruit des sacrifices que nous avons faits. Je
demande que vous mettiez au nombre des gens suspects les marchands qui
vendent des denrées à un prix exorbitant. Cette addition à la loi est
d'autant plus nécessaire que ceux qui sont chargés de l'exécution de vos
décrets, pénétrés d'un respect religieux pour la lettre de la loi, n'osent
l'interpréter et trompent le vœu au moins secret des législateurs. Je vous
réponds des bons effets que produira une telle mesure. Nous en avons fait
usage dans le département de l'Oise et aussitôt la livre de beurre, qui se
vendait 40 sous, est descendue à 20. Adoptez-la et vous pouvez être assurés
de la tranquillité publique et du succès de nos armes. Elle est la garantie
de la victoire des jeunes citoyens qui vont partir pour combattre les
esclaves des tyrans de l'Europe ; elle est commandée par les circonstances...
Je demande que vous compreniez dans la classe des gens suspects les
marchands qui vendent les marchandises de première nécessité à un prix
exorbitant. » Un
député non désigné demanda l'ajournement de la motion jusqu'au dépôt de la
loi sur la taxe générale des denrées. Mais une preuve que la commission
chargée de présenter cette loi ne tenait pas autrement à la faire aboutir, c'est
que Coupé (de l'Oise), qui sera précisément son rapporteur, appuya la
proposition de Collot d'Herbois et en demanda le vote immédiat : « La
peine proposée par Collot d'Herbois, dit-il, produira plus d'effet que
tontes les lois. » Cependant
Fabre d'Églantine, dont les liaisons avec l'aristocratie mercantile sont
connues, combattit la mesure par cet argument : « Ce n'est pas à l'individu à
juger quand le prix d'une denrée est exorbitant, ce n'est que par la clameur
publique que nous pouvons le connaître. » Le vieux Raffron lui répliqua : «
Je demande que lorsque le peuple trouvera une denrée trop chère, il soit
autorisé à citer le marchand devant le commissaire de police, qui jugera,
dans son âme et conscience, à quel prix doit être vendue la marchandise.
Voilà la mesure qu'il faut prendre. On abuse de la patience du peuple, ne le
poussez pas à bout » Mais cette intervention du- commissaire de police ne
parut pas très pratique, et Lecointe-Puyraveau, venant au secours de Fabre d'Églantine,
estima que le projet de Collot prêterait trop à l'arbitraire et fit craindre
que les marchands persécutés n'abandonnassent en foule leur commerce.
Robespierre appuya : « Je suppose votre loi entre les mains d'une
administration corrompue, si elle prête à l'arbitraire, le riche accapareur,
en corrompant le magistrat infidèle, échappe à la loi, qui, alors, pèsera sur
l'indigent. » Cette intervention déplut fort à Collot, qui interrompit : «
Vous désapprouvez donc l'arrêté que nous avons pris dans notre mission et qui
a produit les plus heureux effets ? » Mais Robespierre fit une distinction
entre les mesures exceptionnelles qui pouvaient être utiles par leur
exception même et les lois : « Laissez-moi finir mon opinion. Je suis bien
loin de désapprouver votre conduite ; tout magistrat qui est témoin d'un acte
vexatoire doit punir le marchand avide qui veut écraser le peuple... Mais il
faut mettre mie différence entre une mesure particulière prise contre un
individu reconnu coupable et une loi générale, qui, étant vague, donnerait
les moyens â des administrateurs peu patriotes de vexer les bons. citoyens. Je
demande que vous approuviez les arrêtés pris par Collot d'Herbois et que vous
invitiez les commissaires qui sont dans les départements à en prendre de semblables...
» La Convention adopta la proposition de Robespierre et ajourna celle de
Collot. Il devenait impossible de résoudre le problème de la vie chère par un
biais terroriste. Il fallait revenir â la taxe. L'INTERVENTION POPULAIRE ET LE VOTE DE LA LOI. La
Commission n'aurait peut-être pas osé aller de l'avant et déposer enfin son
rapport, si elle n'y avait été encouragée ou contrainte par une nouvelle
intervention de la rue. Le 22
septembre, la Commune et les 48 sections, lasses d'attendre, s'ébranlèrent et
déléguèrent à la barre une députation qui rappela les députés au respect de
leurs promesses antérieures : « Législateurs, vous avez décrété le principe
que toutes les denrées de première nécessité seront taxées... Le peuple
attend votre décision avec l'impatience du besoin ; il espère que le prix des
denrées n'excédera pas le minimum de ce qu'on les vendait en 1790, qui sera
le maximum actuel, leur prix est effrayant et toujours croissant. La loi
contre les accapareurs doit faire connaître le dépôt de toutes les denrées ;
aussitôt que vous aurez réglé la taxe, le peuple pourra en jouir sans
commettre aucune injustice. » Cette mise en demeure fut suivie le lendemain
du dépôt du projet. Coupé (de l'Oise) en fut le rapporteur plus résigné que
convaincu : « Cette loi, dit-il, est attendue avec la plus grande impatience
et la malveillance, la cupidité, combinant leurs opérations détestables avec
celles de nos amis du dehors, ne nous permettent pas de la différer. » La
pétition de la Commune et des sections avait demandé qu'on prît pour base les
prix de 1790. Personne dans la Commission n'avait cru la chose possible.
Certains de ses membres, tenant compte du renchérissement qui s'élevait
souvent au triple et au quadruple de la valeur de 1790, auraient voulu que le
maximum fût fixé au double des prix de 1790. Mais la majorité estima que
cette proportion était trop forte et qu'elle ne contenterait pas le peuple.
Elle proposa de prendre pour base les prix de 1790 augmentés d'un tiers, et
de manière que ce qui valait 3 livres en 1790 ne pourrait pas excéder 4
livres en 1793 ». La Commission fut aussi d'avis de permettre des dérogations
locales au principe général ainsi posé. Ces
dérogations seraient réclamées par les représentants en mission et
homologuées ensuite par un vote de la Convention. Coupé ajoutait que la
Commission ne croyait pas possible de fixer le prix des denrées et
marchandises sans fixer aussi les salaires des ouvriers. Ici aussi elle prit
pour base les prix de 1790. Une partie de ses membres voulait les doubler. La
majorité fut d'avis de fixer le maximum des salaires aux prix de 1790
augmentes de moitié, de manière qu'un ouvrier qui gagnait 30 sois avant la hausse
en gagnerait maintenant 45. Si on songe que le maximum des denrées n'était
fixé qu'à un tiers en sus des prix de 1790, on voit que la loi favorisait la classe
ouvrière. Alors
que le maximum des grains, farines et fourrages, voté le 11 septembre, était
uniforme dans toute la République, le maximum des denrées de première
nécessité proposé par Coupé devait varier de district à district. Les
districts étaient chargés de dresser les tableaux du maximum dans leur ressort.
Les contrevenants, vendeurs ou acheteurs, seraient punissables d'une amende
solidaire d'un montant double de la valeur de l'objet vendu en fraude et
applicable au dénonciateur. Les ouvriers qui refuseraient de travailler au
prix officiel seraient mis en réquisition par les municipalités et pourraient
être punis par elles de trois jours de prison. La
Convention, sans débat, vota l'impression et l'ajournement du rapport de
Coupé. Le même jour on avait donné lecture d'une lettre de la petite ville de
Châteauneuf, dans l'Eure-et-Loir, qui réclamait la taxe comme le complément de
la loi sur l'accaparement. La discussion du projet commença deux jours plus
tard, le 25 septembre. Coupé vint proposer, au nom de la Commission, quelques
articles additionnels destinés à renforcer les prohibitions d'exportation. Dorénavant,
les magasins de blé seraient placés à une distance de 12 lieues des
frontières. Thuriot combattit la proposition avec véhémence Veut-on donc
affamer ainsi nos armées qui, pour la plupart, ne sont qu'à 3 ou 4 lieues des
frontières ? » Puis, élargissant le débat, Thuriot prononça un plaidoyer enflammé
en faveur de la liberté du commerce : cc Soyez-en sûrs, citoyens, pour que le
peuple soit heureux, il faut que le commerce ait toute sa vigueur ; et
ceux-là sont bien criminels qui veulent faire croire à la nation qu'elle ne
peut arriver à la félicité, si l'on ne coupe toutes les branches du commerce
; ceux-là sont bien coupables aussi qui veulent condamner le peuple à
l'ignorance et lui faire abjurer les principes de la philosophie, qui veulent
persuader au peuple que la liberté et la philosophie sont incompatibles. »
Thuriot parlait maintenant comme Buzot et Barbaroux. Il se livrait ensuite à
une violente attaque contre les partisans de la taxe qu'il représentait comme
des hommes de sang : « On cherche maintenant à accréditer dans toute la
République qu'elle ne peut se soutenir, si l'on n'élève à toutes les places
des hommes de sang, des hommes qui, depuis le commencement de la Révolution,
ne se sont signalés que par leur amour pour le carnage. Il faut arrêter ce
torrent impétueux qui nous entraîne à la barbarie. » Et brusquement Thuriot
tourna court. Il conclut qu'on devait se hâter de faire imprimer une feuille
de morale qui présenterait à l'admiration des Français les actes héroïques
accomplis par eux depuis la Révolution. Après les menaces qui l'avaient
précédée, cette conclusion était une sorte d'aveu d'impuissance. La
discussion reprit le lendemain. Lecointre, qui était négociant en étoffes,
combattit les bases proposées pour l'établissement du maximum. Prenant comme
exemple le prix de la viande, il montra qu'en Alsace et dans le Nord, le prix
en était de 6 à 7 sous en juin 1790 et qu'en juin 1793, dans les mêmes
contrées, il s'était élevé à 24 et 26 sous. Si le maximum était porté au
tiers en sus du prix de 1790, c'est-à-dire à 9 sous et 4 deniers, ces
départements ne pourraient plus être approvisionnés. Il demandait donc que le
maximum fût fixé en principe au double du prix de 1790. Mais, pour des
raisons particulières, il proposait aussi que ce prix général fût modifié
selon les régions, non pas sur l'initiative des commissaires de la
Convention, comme l'avait proposé Coupé, mais par la Convention elle-même et
dans le texte de la loi en discussion. Examinant ensuite chaque denrée, les
toiles et les draps après la viande, l'eau-de-vie, le bois à brûler, le sel,
il essayait de démontrer que la base uniforme du tiers en sus des prix de
1790 était inopérante et inapplicable. Il terminait en s'élevant avec force
contre ceux qui flattaient le peuple. Il préférait, lui, ne pas le tromper,
et il accumulait les faits pour établir que la rareté des marchandises était
le facteur principal de la hausse. De son exposé très précis se dégageait une
impression pessimiste qui provoqua les protestations et les murmures des
tribunes et d'une partie de l'Assemblée. Il ne put achever son discours.
L'Assemblée lui retira la parole[3]. Thuriot
essaya de reprendre son argumentation et de montrer, lui aussi, que la base
unique du tiers en sus était insuffisante. Il demanda qu'on décrétât un
maximum parti- culier pour chaque article de consommation. Il est visible que
sa manœuvre ne visait qu'à gagner du temps en provoquant ml nouvel
ajournement du débat par un renvoi à la Commission. Le
député Dupont (des Hautes-Pyrénées) joignit ses critiques à celles de Thuriot et de Lecointre et
demanda que le maximum Mt complété par une indemnité de transport. Il voulait
aussi que le maximum, : défalcation faite de cette indemnité, fût uniforme
dans toute la France et non pas variable de district à district, comme le
proposait Coupé. L'évêque du Cantal, Thibaut, demanda enfin que toutes les denrées
sans exception, et non pas seulement celles de première nécessité, fussent
taxées et qu'on prit pour base, non pas le prix de 1790, mais la moyenne des
prix de 1788, 1789 et 1790 augmenté de 30 %. Il est
significatif qu'aucun orateur ne prit la défense du projet. La Convention
désorientée renvoya toutes les propositions à la Commission pour un nouveau
rapport. Coupé (de l'Oise) ne se découragea pas. Dès le
lendemain il remontait à la tribune et réclamait d'urgence le vote du maximum
du bois à brûler. Après des observations, de Thuriot, de Gossuin, de Chartier
et de Raffron, le maximum était fixé au vingtième en sus, des prix de 1790. La
discussion continua, assez confuse, les 28 et 29 septembre. Finalement, la
plupart des dispositions du projet de Coupé- furent adoptées, avec quelques
modifications toutefois. Le maximum des combustibles ne fut plus fixé par les
administrations départementales, comme l'avait ordonné la loi du 19 août,
mais par les communes. Le maximum du tabac, du sel et du savon fut un maximum
uniforme dans toute la France, comme le maximum des grains, farines et fourrages[4]. Le maximum des autres denrées
de première nécessité fut fixé au tiers en sus du prix courant de 1790. Le tableau
devait en être dressé par les districts dans le délai de 8 jours, à peine de
destitution. Le maximum des salaires était de la moitié en sus du prix de
1790 et devait être fixé par les municipalités. Il n'était plus question des
dérogations que le projet primitif avait prévues. Il n'était pas question
davantage d'indemnités de transport. Trois jours plus tard, le 3 octobre, la
Convention chargeait le Conseil exécutif de prendre les mesures les plus
promptes pour l'exécution simultanée de la taxe dans toute la République. En
apparence tout au moins, l'interventionnisme triomphait. Par la loi du 27
juillet, qui obligeait tous les possesseurs de denrées de première nécessité
à en faire la déclaration, par la loi du 29 septembre, qui soumettait ces
denrées à une taxe fixe, toutes les richesses agricoles, industrielles et commerciales
de la France étaient placées sous la main des autorités. Celles-ci
sauraient-elles, voudraient-elles, pourraient-elles saisir et manier le lourd
levier qui leur était remis ? Avant de répondre directement à la question, il
est peut-être utile de jeter un coup d'œil sur l'application des lois
économiques et sociales précédemment votées depuis le mois d'août. Les
difficultés que celles-ci rencontrèrent nous expliqueront mieux les terribles
obstacles auxquels va se heurter la nouvelle loi. LES GRENIERS D'ABONDANCE. La loi
sur les greniers d'abondance, votée le 9 août, n'avait pas encore reçu au
début d'octobre le moindre commencement d'exécution[5]. Et cela se comprend ! Comment
aurait-on réussi à accumuler du blé de réserve quand on ne parvenait pas à
assurer l'approvisionnement journalier ? A ce point de vue, la lecture de la
correspondance administrative est très intéressante. En frimaire an Ir, il
n'y avait pas encore de grenier d'abondance dans la Haute-Marne, parce que
les grains provenant des domaines d'émigrés ainsi que ceux provenant des
contributions en nature étaient versés dans les magasins militaires. Ce n'est
que le 13 nivôse (2 janvier 1794) que le district de Chaumont ordonna la formation d'un grenier
d'abondance dans l'ancien couvent des Carmélites, et encore cet arrêté
était-il purement théorique, car le district déclarait qu'il s'en remettait
sur le pouvoir central pour approvisionner le grenier. A la
fin de septembre, le représentant Maure, en mission dans l'Yonne, considérait
la loi du 9 août comme une simple loi de principe qui avait besoin d'être
complétée par une loi réglementaire. « Hâtez-vous donc, écrivait-il
d'Auxerre, le 24 septembre, au Comité de Salut public, de décréter le mode d'exécution
des greniers d'abondance, et les bénédictions du peuple s'accumuleront sur
vos têtes heureuses... » Dans
certaines régions, comme à Marseille, il se manifestait une hostilité
systématique contre le principe même de la loi. Les sociétés populaires du
Midi avaient tenu au début d'octobre un congrès à Marseille. On s'y occupa du
problème des subsistances. Le rapporteur chargé de proposer les résolutions,
Pierre Dedelay, déclara le 5 octobre : « En se passant de greniers
d'abondance, on évite l'effrayante chance de confier à un petit nombre
d'hommes qui peuvent être corrompus la subsistance du peuple... Qui vous dit
qu'une autorité arbitraire, qu'une faction, ne trouvera pas les moyens de
s'en servir pour votre ruine ? » Quand la défiance est poussée à ce point,
l'exécution des lois devient périlleuse. Dans le Toulousain, au début de
l'année 1794, aucun grenier d'abondance n'existait encore. Le district de
Toulouse expliquait, le 5 pluviôse, « qu'on avait fourni pour acquitter certaines
réquisitions en blé des bons à valoir sur les contributions foncière et
mobilière ». Ces réquisitions furent versées dans les magasins de l'armée[6]. Il est
probable qu'il en fut à peu près partout ainsi. La loi du 9 août était donc
lettre morte quand le maximum général fut institué. LES RECENSEMENTS ET LES BATTAGES. En
fut-il de même des lois ordonnant les recensements et les battages (lois des 14,
16, 17 et 23 août)
? Dans l'Allier, un agent du ministre de l'intérieur, Diannyère, écrivait de
Moulins, le 27 août, que le recensement des grains avait été délégué par les
districts « à des hommes connus la plupart pour un patriotisme nul ou au
moins douteux ; aussi les déclarations ne sont-elles pas vérifiées ; aussi
les prend-on telles que les propriétaires de grains les donnent ; aussi les
marchés ne sont-ils pas fournis ; aussi est-on tourmenté de la disette après
une récolte réellement abondante... » Il faudrait, ajoute Diannyère, « que
les commissaires au recensement ne fussent ni propriétaires, ni fermiers et
ne pussent, sous des peines quelconques, outrepasser leurs pouvoirs ; il
faudrait évaluer par approximation la quantité de grains nécessaire à la
consommation de chaque ménage et ne lui laisser que celle-là et celle qui est
nécessaire aux semences... » Presque
partout, en effet, les fraudes dans les recensements et la clause sur la
réserve familiale paralysaient les réquisitions. Dans la
Haute-Marne, l'arrêté du département ordonnant le recensement général de tous
les grains est du 16 septembre, alors que la loi datait d'un mois plus tôt.
Cet arrêté dit que le recensement nouveau devra être fait avec plus de soin
que celui qui avait été fait en vertu de la loi du 4 mai. Par une bonne
précaution, le département ordonne que les commissaires qui en seront chargés
devront être étrangers aux communes où ils opéreront. Dans beaucoup de
départements, par exemple dans le Doubs[7], on prit des précautions
analogues. En
Auvergne, Couthon faisait surveiller les officiers municipaux chargés de
recensements par les membres des clubs. Il menaçait les fraudeurs de les
traduire au tribunal révolutionnaire[8]. Malgré
toutes les surveillances, les recensements se firent, en général, très
lentement, peut-être à dessein. Dans la Charente, Roux-Fazillac s'en plaignit
dans sa lettre du 27 septembre. Dans la Haute-Marne, la date du 28 octobre
1793, toutes les communes sauf cinq avaient fourni leurs états de recensements[9]. Il
était facile d'excuser le retard des recensements par le retard des battages.
La moisson avait coïncidé avec la levée de la première réquisition, qui avait
privé tout à coup les campagnes de 500 à 600.000 jeunes gens en pleine
vigueur. Dans la
Haute-Marne, l'administration départementale lança, le 20 septembre, une
invitation aux bons citoyens pour les exhorter à aider les cultivateurs aux
travaux des champs et au battage des grains. Donnant l'exemple, le procureur
générai syndic, qui avait, dans l'administration, le rang de notre préfet
actuel, s'offrit lui-même à tenir la charrue. Les communes dresseront, dit
l'arrêté qu'il fit rendre, un double état des bras manquants et des bras
oisifs. Elles indiqueront aux personnes sans profession le cultivateur chez
lequel elles devront se rendre le lendemain matin pour s'occuper, selon leurs
forces, aux travaux qui leur seront désignés. Ceux qui ne se rendront pas à
l'invitation seront déclarés suspects. Ceux qui exigeront le paiement de leur
journée ne pourront prétendre à plus de 40 sols sans nourriture et de 20 sols
avec nourriture. En
Normandie, où on souffrait cependant de la disette, le battage traînait, et
Robert Lindet écrivait de Caen, le 6 septembre : cc les cultivateurs avouent
que si on ne les avait pas pressés, ils n'auraient pas fait battre leurs
grains ». Dans
l'Yonne, Maure ne trouve pas d'autre moyen pour faire battre la récolte et
ensemencer les terres que d'accorder aux jeunes gens de la première
réquisition des congés pour se rendre chez les cultivateurs. Il est probable
que cet exemple ne fut pas isolé. Il faut
croire cependant que, dans certains départements, la loi ordonnant le battage
et les recensements était comme inexistante, car le représentant Ingrand
écrivait de Châteauroux, le 8 septembre, au Comité de Salut public, qu'il
était urgent que la Convention pressât le recensement général des grains. LA TAXE DES GRAINS. La taxe
des grains devait être plus difficile encore â faire exécuter que les
recensements et battages. La loi du 4 mai était tombée en désuétude à la fin
de juillet à peu près dans toute la France. La loi du 25 août, qui la remit
en vigueur, se heurta à de nombreuses résistances, et il en fut de même de la
loi du 11 septembre qui substituait aux taxes locales une taxe uniforme sur
tout le territoire. A
Chartres et dans la Beauce, la disette se fait sentir au début de septembre,
parce que le nouveau maximum institué par la Convention est plus bas que
l'ancien qu'avaient fixé les autorités locales[10]. Dans le
Doubs, où la taxe des grains avait été suspendue, le 20 juillet, par un
arrêté du conseil général du département approuvé par les représentants
Bassal et Garnier, elle fut presque aussitôt rétablie, pour les marchés
officiels du moins, dès le milieu d'août, quand la perte des lignes de
Wissembourg fit craindre une invasion de la Franche-Comté. Le 9 août, le
conseil général du département ordonna une réquisition de 60 livres par
journal sur les districts de Besançon, Baume, Quingey et Ornans. Le blé ainsi
réquisitionné devait être payé à raison de 15 livres la mesure de 60 livres.
Pour l'approvisionnement de la population civile, le département essaya
d'acheter de gré à. gré. Il confia à deux commissaires, Kilg et
Roussel-Galle, la mission de se rendre à Gray et à Langres. Ceux-ci passèrent
quelques marchés, mais le département de la Haute-Saône prit un arrêté pour
empêcher la sortie
des grains de son territoire et, sur ces entrefaites, la loi du 11 septembre
vint annuler tous les marchés particuliers conclus au-dessus du maximum. La
mission Kilg et Roussel-Galle n'aboutit à rien. Le 20 septembre, le
département du Doubs, sur une réclamation de la commune de Morteau, arrêta
que « la mesure de bled pesant 60 livres ne pourrait passer la somme de 15
livres », c'est-à-dire que le maximum déjà en usage pour les réquisitions
militaires s'appliquerait aussi aux achats pour les particuliers[11]. Décision purement théorique,
d'ailleurs, qu'il fallait faire exécuter. A
Mamers, le maximum fut remis en vigueur dès le 19 août 1793, sur l'ordre du
département de la Sarthe, qui avait rapporté ses arrêtés des 28 juin et 2S
juillet sur la liberté de la vente des grains[12]. Mais il
y eut des départements qui mirent la plus grande mauvaise volonté à appliquer
la taxe. Robert Lindet et Bonnet de Mautry, en mission à Caen, avertissaient
le Comité de Salut public, par lettre du 29 août, que la loi du 4 mai n'était
toujours pas exécutée dans l‘Ille-et-Vilaine et que le résultat de cette
négligence volontaire, c'est que les départements voisins se vidaient à son
profit. Dans la Manche, où le maximum était appliqué, le sac se vendait 55
livres, dans l'Ille-et-Vilaine il se vendait 110 livres. Le 10 octobre, la situation
était toujours la même et Coupé (de l'Oise) dénonçait à la tribune la
conduite du département d'Ille-et-Vilaine. A la
séance du 29 septembre, un député des Landes se plaignit à la Convention que
la loi n'était pas exécutée de la même façon par les départements pyrénéens.
Alors que les Landes faisaient appliquer la taxe dans toutes les
transactions, les autres départements ne l'appliquaient qu'aux blés
réquisitionnés pour l'armée. La Convention, par un nouveau vote, dut
confirmer la loi du 11 septembre et stipuler formellement qu'elle ne
s'appliquait pas seulement aux achats de l'armée, mais à toutes les ventes
sans distinction. Cet incident en dit long sur la façon dont les lois étaient
obéies, trois semaines pourtant après que la Terreur avait été placée à
l'ordre du jour. Dans
beaucoup de contrées frontières, en Alsace, en Franche-Comté, en Roussillon,
dans l'Ariège, les paysans ne voulaient se défaire de leurs grains que contre
de l'argent en espèces. Ils refusaient les assignats. En Normandie, Delacroix,
Louchet et Legendre signalent, le 8 septembre, de Rouen, « que les riches
propriétaires, cultivateurs et fermiers, mécontents de la loi qui met un
frein à leur insatiable cupidité, se sont coalisés pour ne rien porter aux
marchés... Les ingrats ! Les barbares ! Ils sont les ennemis d'une Révolution
qui a tout fait pour l'agriculture, ils nagent dans l'abondance et ils font
éprouver au peuple les horreurs de la famine... » Dans la Charente, le
représentant Roux-Fazillac exprime ses inquiétudes lorsqu'il reçoit la loi du
11 septembre : « Lorsque tous les officiers municipaux des campagnes
sont propriétaires et qu'ils ont des grains à vendre, pouvons-nous espérer
qu'ils se prêteront à l'exécution d'une loi qui diminue considérablement les
profits qu'il comptaient faire sur la vente de leur récolte et que la force
armée se prêtera dans les campagnes à cette exécution[13]... ? » Inquiétudes fondées !
Quelques jours plus tard, le même représentant signalait une coalition de
meuniers qui, furieux de ne plus pouvoir se faire payer en nature, avaient
contracté entre eux l'engagement par écrit de ne plus laver les grains avant
de les moudre. Roux-Fazillac, pour briser leur entêtement, dut faire exposer
la guillotine sur la place d'Angoulême. Bien
entendu, les réquisitions ne s'exécutaient qu'au prix de difficultés
considérables. On assistait encore, par-ci, par-là, à des attroupements qui
essayaient d'arrêter les voitures, à des émeutes qui obligeaient les
autorités à abaisser le prix du pain. Ainsi à Besançon, le 16 août, la foule
exigea la diminution de la miche de 6 livres de 2 livres 2 sols à 1 livre 5
sols. La différence dut être payée par un impôt sur les riches dont le revenu
annuel excédait mille livres. La
plupart des armées n'étaient plus approvisionnées que par les réquisitions.
C'était le cas des armées des Alpes, des Ardennes et du Nord. Mais les
représentants de l'armée des Pyrénées acceptaient à la fin d'août de payer
les grains au- dessus du maximum[14]. Garrau écrivait, le 24 août,
de l'armée des Pyrénées occidentales, qu'on faisait payer à la République 80
livres un sac de blé du poids de 115 livres et que la livre de pain coûtait
20 sols. LA DISETTE. Malgré
les réquisitions ordonnées dans l'intérieur pour nourrir les villes, les
marchés restaient dégarnis et, à tout instant, on craignait de manquer de
pain. Ce n'était pas seulement le prétexte des recensements, ou du retard du
battage, ou de leur réserve familiale, que les paysans invoquaient pour se
soustraire à l'approvisionnement des, marchés, mais leurs officiers
municipaux, s'avisant d'une disposition de la loi qui leur permettait de
créer de nouveaux lieux de marchés, s'en servaient pour instituer des marchés
fictifs uniquement dans le but d'échapper aux réquisitions qui leur étaient
délivrées pour garnir les marchés anciens[15]. Il fallut, par une nouvelle
loi[16], leur interdire de changer le
siège des marchés. En
attendant, les villes manquaient de pain. Le représentant Pinet écrivait de
Périgueux, le 5 septembre, que le pain était resserré par les manœuvres
infâmes des accapareurs au point qu'il était presque impossible de s'en
procurer. Le lendemain, 6 septembre, Delacroix, Louchet et Legendre
constataient que la disette était absolue à Rouen et dans les villes environnantes,
que le pain qu'on mangeait était affreux et encore qu'on n'en avait pas
assez. La veille, à Elbeuf, un attroupement autour d'une voiture de grains
avait failli dégénérer en émeute. L'agent Garnier écrivait, le 11 septembre, que
la ville de Moulins avait eu des inquiétudes sur les subsistances et que le
pain blanc y valait encore 10 sols la livre, preuve, entre parenthèses, que
la taxe n'y était pas exécutée[17]. A Morteau, dans le Doubs, la
livre de pain se vendait 12 sols au milieu de septembre. A Besançon, vers le même
temps, la municipalité ne parvenait à nourrir la population que par des
prélèvements sur les magasins de la place[18] Dans la Creuse, au moment où
fut promulguée la loi du 11 septembre, le pain se vendait 12 sols la livre[19]. A Caen, le pain valait au
début de septembre 5 ou 6 sols la livre et la journée de manœuvre se payait
de 25 à 30 sols. A Bordeaux, la disette fut chronique pendant les mois de septembre
et d'octobre. L'ACTION DES REPRÉSENTANTS EN MISSION. Pendant
la crise analogue qui avait sévi en mai et juin, on n'avait vu comme remède
que la levée du maximum. C'était le temps où les Girondins gouvernaient
encore. Cette fois, le point de vue des dirigeants s'est modifié. Ce que
demandent les représentants en mission ou les agents du ministre de l'intérieur,
ce n'est pas l'abolition de la taxe des grains, c'est au contraire son
extension à toutes les autres denrées de première nécessité. Ils imputent la
disette non pas au fait de la loi, mais à son inexécution. De Châteauroux, le
6 septembre, Ingrand écrit que le défaut d'exécution stricte de la loi du 4
mai est, cause de la gêne qu'on éprouve à garnir les marchés. Le même
recommande, le 27 septembre, de faire exécuter la nouvelle loi du 11
septembre le même jour dans tous les départements, et on a vu que le conseil
fut suivi. De Caen, le 29 août, Robert Lindet et Bonnet mettent en garde le Comité
de Salut public contre la suppression de la taxe : « On ne peut se
dissimuler, disent-ils, que les cultivateurs désirent la révocation de la
fixation du maximum ; mais on peut s'assurer que si l'on accorde la liberté
indéfinie de vendre les grains de gré à gré, les prix en tripleront avant
trois mois... Supprimez la fixation du maximum, vous verrez tripler le prix des
denrées de première nécessité. Le triplement, que l'on doit regarder comme
certain, entraînera la ruine d'une partie du peuple. Ne vaudrait-il pas mieux
faire exécuter la loi du 4 mai ? C'est faire la loi à la richesse. N'est-ce
donc pas pour la richesse que les lois sont faites ?... Lorsque les
prétentions de la richesse se trouvent en opposition avec les droits naturels
de l'homme, il faut les réprimer. » Il y avait là en germe toute la politique
de classe qui va s'imposer de plus en plus à la Convention. Pour faire
appliquer les taxes, il faudra que le gouvernement s'appuie avec confiance
sur ceux pour qui ces taxes sont faites. Cette nécessité apparaissait du
premier coup avec évidence à un homme de la valeur de Robert Lindet, mais
elle ne fut pas aperçue tout de suite par les autres représentants. La
plupart notent le mécontentement que produit le maximum dans la classe des
récoltants et ils proposent comme remède le maximum général. Ainsi Ingrand
qui, le 28 septembre, insiste sur la nécessité de taxer tous les objets de
consommation. Ainsi Dartigneyte qui, le 2 octobre, écrit au Comité de Salut
public qu'on désire la taxe de tout le reste et que cette taxe est
nécessaire, si l'on veut favoriser la culture des terres, car sans cela il
n'y aurait plus de proportion ». Ce manque de proportion frappait le peuple.
Sur un marché de la Bresse, un vieillard de 78 ans avait apporté une mesure
de blé qu'il ne voulait pas vendre moins de 30 livres, c'est-à-dire bien
au-dessus de la taxe. On le questionne, on lui demande pourquoi il refuse de
se conformer à la loi. Il répond que depuis soixante ans il a toujours eu une
paire de souliers pour une mesure de blé, qu'il en avait besoin en ce moment,
qu'on avait qu'à la lui donner et qu'il donnerait son blé. » L'autorité,
désarmée par cette logique, remit le vieillard en liberté[20]. Au mois
de mai et de juin, les autorités, qui avaient subi la taxe â contrecœur,
s'étaient empressées de s'en défaire aux premières difficultés. Cette fois,
la situation est toute différente. Les difficultés, les résistances sont les
mènes, mais les autorités, pour des raisons diverses, parce que la taxe
permet d'économiser sur l'entretien des armées, parce que la taxe est réclamée
par la Sans-Culotterie, parce que sa suppression serait périlleuse, ne
songent plus de revenir en arrière, Elles ont pris leur parti d'une mesure
qui leur a sans doute été imposée, mais qu'elles adoptent faute de pouvoir
faire autrement. Elles se décident donc à faire le nécessaire pour la mettre
en vigueur. Or, il apparaît de plus en plus que l'exécution de la loi n'est
possible que par une politique de centralisation et de contrainte
vigoureuses. Ce sont
les représentants à poigne, les Fouché, les Taillefer, le Baudot, les Dartigneyte,
les Laplanche, qui imaginèrent cette politique au cours de leurs missions,
avant qu'elle ne s'imposât par la force de l'exemple au Comité de Salut
public et à la Convention. Alors
qu'à Paris l'armée révolutionnaire n'était pas encore organisée au début
d'octobre et qu'elle n'existait à ce moment que sur le papier[21], dans les départements où
opèrent ces représentants, les armées révolutionnaires locales sont déjà sur
pied et commencent à prêter main-forte à l'application des lois sur les
subsistances. Fouché, qui est à Moulins à la fin de septembre, lève une armée
révolutionnaire de 150 fantassins, 50 cavaliers et 50 canonniers, dont les
membres touchent 3 livres par jour. Dès le 25 septembre, Baudot écrivait de
Toulouse « Je viens de former une petite armée révolutionnaire à Montauban et
une autre à Toulouse... Depuis un mois, j'ai fait arrêter plus de mille
personnes suspectes. » Trois jours après, le même Baudot disait ironiquement
dans une lettre au Comité de Salut public que son armée révolutionnaire «
ajoutait un prix infini à ses discours et à ses instructions civiques ».
Grâce à elle, la ville de Castres avait changé de face en deux jours. Le 29
septembre, Taillefer, en mission dans le Lot, annonçait qu'il avait formé, lui
aussi, une armée révolutionnaire qui jetait l'épouvante parmi les
malveillants. Ces
représentants énergiques ne se bornaient pas d'ailleurs à une politique
purement répressive. Ils associaient à leur œuvre la masse des petites gens
en édictant des taxes forcées sur les riches, et ces taxes ne servaient pas
seulement à payer les dépenses de l'armée révolutionnaire, mais à entretenir
toutes sortes d'œuvres sociales. A Moulins, Fouché décidait qu'il n'y aurait
plus désormais qu'une seule espèce de pain, le pain bis, et que ce pain
serait payé 3 sols la livre, alors
que le prix courant était depuis deux mois de 10 sols la livre. Une indemnité
proportionnelle était accordée aux boulangers, d'après le système déjà en
vigueur dans la capitale. Le même arrêté établissait un hospice pour les
vieillards et les infirmes au moyen d'une contribution sur les riches. A la
même date exactement, Baudot et Chaudron-Rousseau, par arrêté du 23
septembre, fixaient à 3 sous la livre le prix du pain à Toulouse. Laplanche à
Bourges, Taillefer à Cahors n'opéraient pas autrement à la fin de septembre.
A Bourges, la taxe sur les riches ordonnée par Laplanche se montait déjà, le
29 septembre, à 800.000 livres. « Jugez, écrivait-il triomphalement, si je
dois avoir des partisans parmi le peuple et si ces moyens révolutionnaires
qui ne pèsent que sur les riches sont faits pour conquérir tous les cœurs à
la Convention. » L'heureux
résultat de ces initiatives hardies montrait que si on voulait réellement
appliquer les taxes sur les denrées, il fallait mettre â leur service toute
la Terreur organisée au profit de la classe populaire. Si les
lois sur le maximum des grains n'étaient exécutées que là où opéraient les
Fouché, les Taillefer, les Laplanche, les Baudot, à plus forte raison la loi
nouvelle sur le maximum des denrées de première nécessité aurait besoin des
mêmes méthodes pour recevoir son application. Les lois sur les grains ne
lésaient, en effet, que les cultivateurs. Mais la loi sur les denrées de
première nécessité lésait en outre les marchands et les fabricants. C'était
contre toute la classe possédante que la Révolution allait maintenant engager
un combat formidable, au moment même où elle avait à vaincre l'Europe
monarchique, la Vendée et le fédéralisme. Les résistances ne s'abritaient pas seulement derrière le tout-puissant bouclier de l'égoïsme individuel, elles trouvaient, dans les institutions mêmes, des facilités précieuses. Les autorités régulières chargées d'appliquer les lois étaient des autorités élues, très indépendantes du pouvoir central. IL avait fallu attribuer aux représentants en mission des pouvoirs illimités pour triompher de leur mauvaise volonté. Les Fouché, les Laplanche, les l3audot agissaient en dictateurs, en proconsuls, mais leur action restait isolée. Il s'agissait maintenant de concentrer la dictature et de l'étendre à toute la France. Pour appliquer les taxes, il ne suffira pas de proclamer la Terreur, il faudra bientôt organiser le gouvernement révolutionnaire, lui donner une constitution. Cette nécessité s'imposera dès qu'on essaiera de mettre en vigueur le maximum général, après le maximum des grains. |
[1]
Les noms de ces cinq membres ne sont pas donnés par les Archives
parlementaires.
[2]
Voir le rapport de Coupé (de l'Oise) du 23 septembre 1793.
[3]
C'est ce qu'il dit lui-même dans son opinion publiée aux Archives
parlementaires, en annexe de la séance.
[4]
La carotte de tabac fixée à 20 sols la livre, le tabac à fumer à 10 sols, le
sel à 2 sols la livre, et le savon à 25 sols.
[5]
Les cent millions mis à la disposition du Conseil exécutif pour l'établissement
des greniers d'abondance étaient encore intacts dans la caisse aux 3 clefs le
27 brumaire an II, comme le constate le procès-verbal de la commission des
subsistances en date de ce jour. Le même procès-verbal expose que le Conseil
exécutif ne put pas employer ces fonds, car le décret du 9 août portait, dans
son article 11, que le comité d'agriculture présenterait un projet de décret
réglementaire sur l'organisation des greniers d'abondance, et le comité
d'agriculture s'abstint de rien proposer.
[6]
ADHER, Les
subsistances dans la Haute-Garonne, p. 40, note, p. 48, note, etc.
[7]
Archives départementales. Dans le Doubs, les commissaires aux
recensements étaient étrangers au district où ils opéraient.
[8]
Lettre datée de Riom le 25 septembre.
[9]
Ch. LORAIN, Les
subsistances dans le district de Chaumont, t. I, p. 462.
[10]
Lettre de Thirion, datée de Chartres, 10 septembre, dans AULARD, Recueil,
t. VI.
[11]
L'arrêté est analysé dans la Vedette du 20 septembre.
[12]
FLEURY, Mamers
sous la Révolution, t. II, p. 19.
[13]
Lettres d'Angoulême, 27 septembre.
[14]
Lettre de Chaudron-Rousseau et Leyris datée de Toulouse, le 25 août.
[15]
Voir la lettre de Lindet et Oudot datée de Caen le 25 septembre.
[16]
Rendue le 18 vendémiaire (9 oct. 1793).
[17]
Pierre CARON, Les
rapports des agents du ministre de l'intérieur, t. I, p. 436.
[18]
Autorisés par les arrêtés de Bassal et Bernard des 31 août et 18 septembre.
[19]
Lettre d'Ingrand de Guéret, le 28 septembre.
[20]
Lettre de Pannetier, La Boissière à Fromentin au ministre Paré, datée de Bourg
le 4 octobre 1793, dans P. CARON, t. I, p. 220.
[21]
C'est le 1er octobre seulement que le Comité de Salut public nomme son
état-major. La Commune de Paris elle-même était hostile à l'armée
révolutionnaire (voir dans Tuetey la correspondance de Descombes).