Dix
jours seulement après la dissolution de la commission nommée par les sections
parisiennes pour enquêter sur les subsistances, et huit jours après la mise
en liberté provisoire du chef des Enragés Jacques Roux, la Convention se vit
contrainte, le S septembre 1793, par un mouvement populaire, de mettre la
Terreur à l’ordre du jour, d’ordonner l’arrestation des suspects, le
séquestre sur les biens des sujets ennemis, la formation d’une armée
révolutionnaire chargée de faire respecter les lois sur les subsistances,
d’imprimer une activité accélérée au tribunal révolutionnaire, de punir de la
peine capitale les délits relatifs aux assignats, d’épurer toutes les
administrations, bref de réaliser en grande partie le programme formulé
depuis plusieurs mois par les agitateurs populaires. Comment
s’est produit ce rapide changement à vue ? Le 25 août, la Convention et les
autorités parisiennes étaient d’accord pour résister. Le 5 septembre, elles
capitulaient. Le
mouvement du 5 septembre eut sans doute une cause occasionnelle : l’entrée
des Anglais dans Toulon, dont la nouvelle parvint à Paris le 2 septembre et
fut officielle le 4. Mais il eut aussi des causes générales, profondes, dont
les unes furent politiques et les autres économiques. L’OFFENSIVE HÉBERTISTE. Le fait
décisif, c’est qu’à la fin d’août, le parti hébertiste, c’est-à-dire le parti
de la guerre jusqu’au bout, s’empare de la majorité aux Jacobins. Le
recrutement de la première réquisition commence. Les aristocrates et les
riches essaient de l’entraver par des luttes obscures et opiniâtres au sein
des sections. Les patriotes peuvent craindre d’être mis en minorité et
frappés d’impuissance, comme ils l’avaient été dans des circonstances
analogues aux mois d’avril et de mai lors de la levée des 300.000 hommes. La
levée en masse est destinée li écraser les ennemis du dehors, mais elle ne
peut réussir que si on écrase au préalable les ennemis du dedans. Cette
conviction est celle d’Hébert et elle fait son succès. Le Père Duchesne
morigène sans répit la Convention. Il se plaint de la mollesse des Comités et
des représentants en mission. La nomination de Paré, l’ancien clerc de
Danton, à la succession de Carat au ministère de l’intérieur, le 20 août,
accroît sa mauvaise humeur, car il avait posé sa candidature à la place qui
lui échappe. Les persécutions que Bourdon de l’Oise et Goupilleau de Fontenay
font éprouver en Vendée à son ami le général sans-culotte Rossignol[1], lui fournissent de nouveaux
arguments pour dénoncer l’esprit de faiblesse contre- révolutionnaire qui
anime trop de soi-disant Montagnards. Puis, la Convention ayant voté la
Constitution, ses pouvoirs sont légalement terminés. Hébert tient la une arme
en réserve contre l’Assemblée. Si elle bronche, il réclamera la mise en
vigueur de la Constitution, c’est-à-dire la convocation d’une assemblée
nouvelle où il ira siéger lui et ses amis. Or, maintenant Hébert trouve aux
Jacobins un écho de plus en plus profond. Le 26
août, Danton ayant essayé de se justifier à la tribune du club, Hébert
maintient contre lui l’essentiel de ses accusations. Danton affaibli,
diminué, se voit obligé, pour ressaisir la popularité qui le fuit, d’appuyer
les mesures démagogiques. Hébert
propose au club, le 28 août, de faire une adresse à la Convention pour
réclamer l’épuration des états-majors, la destitution des nobles, des mesures
de salut public. Pour donner plus de poids à la pétition, il veut qu’on y
associe les 48 sections et toutes les sociétés populaires parisiennes. Il
très applaudi. Boy s’emporte en menaces contre la Convention. On veut le
rappeler à l’ordre, mais les tribunes prennent sa défense. Le jacobin Boyer,
le même qui, au 10 août, avait présidé la réunion des délégués des assemblées
primaires et rédigé les pétitions où ils réclamaient la levée en masse,
appuie les mesures proposées par Hébert. La pétition est décidée. Le 30
août, Robespierre et Danton sont forcés de faire des concessions à
l’hébertisme. Robespierre déclare : « Le peuple réclame vengeance, elle est
légitime et la loi ne doit point la refuser ». Danton, de son côté, proclame
que la Convention fera avec le peuple une troisième Révolution, s’il le faut,
« [tour terminer en fin cette régénération de laquelle il attend son bonheur,
retardé jusqu’à présent par les monstres qui l’ont trahi ». Boyer,
qui décidément joua dans cette crise, comme dans celle du 10 août, un rôle de
premier plan, prononce alors un vif éloge de Marat. Il se plaint que dans le
temps on n’ait pas écouté l’Ami du peuple qui conseillait des mesures
excellentes : « On n’écoute pas davantage ceux qui parlent aujourd’hui.
Faut-il donc être mori pour avoir raison ?... Qu’on place la Terreur à
l'ordre du jour ! C’est le seul moyen de donner l’éveil au peuple et de
le forcer à se sauver lui- même ». Boyer fut vivement applaudi et les
Jacobins le chargèrent de proposer une nouvelle rédaction (c’était la
quatrième) de la
pétition dont Hébert avait eu l’initiative. Le
dimanche 1er septembre, Boyer revint à la charge à l’occasion d’une lettre
par laquelle la société de Mâcon réclamait une armée révolutionnaire[2]. Il avait sans doute provoqué cette
lettre, car il était originaire de Mâcon, où il avait exercé la prêtrise. Le 2
septembre enfin, le club réclama plus que jamais la destitution des
fonctionnaires aristocrates. Et, pour bien manifester son évolution vers
l’hébertisme, il accorda l’affiliation à la société des républicaines
révolutionnaires, qui la demandait pour la seconde fois et dont la demande
avait été ajournée jusque-là sans doute parce qu’on connaissait les liaisons
de Glaire Lacombe, leur présidente, avec Théophile Leclerc. Hébert
se plaignit ensuite de la lenteur du tribunal révolutionnaire à juger les
fédéralistes, et le communiste Boissel fit lecture de l’adresse qu’il avait
rédigée pour réclamer à la Convention la destitution des nobles, l’amalgame
des volontaires avec la ligne, l'armée révolutionnaire. Hébert, de son côté,
présenta une rédaction qui fut applaudie et adoptée. Le club décida qu’il se
réunirait le lendemain, à 9 heures du matin. Pour se rendre en niasse à la
Convention. Que se
passa-t-il ensuite ? Pourquoi cette décision ne fut- elle pas exécutée ?
Pourquoi l’adresse fut-elle ajournée une fois encore ? Les documents ne me
permettent pas de répondre[3]. On peut supposer avec
vraisemblance qu’il y avait au club des membres hostiles à la Terreur et que
ceux-ci agirent sous mains et qu’ils eurent assez d’influence pour faire
ajourner une manifestation qu’ils redoutaient. Si
l’agitation n’avait eu que des causes politiques, peut- être les prudents
seraient-ils parvenus à la maîtriser, mais elle avait des causes économiques
qui la rendirent irrésistible. Pache
n’avait refusé aux commissaires des sections l’ouverture des magasins que
parce que ces magasins étaient vides. Malgré tous les efforts des
représentants en mission et des agents de la ville, l’approvisionnement ne
s’était pas amélioré. La correspondance d’un de ces agents, Descombes, est
remplie de récriminations contre la mauvaise volonté de certaines autorités
locales qu’il faut briser. Dans le département de Seine-et-Oise par exemple,
« trois administrateurs ont dû être incarcérés pour avoir constamment et
ouvertement suivi depuis la loi du 4 mai, les dispositions du complot de
famine[4] ». Mais surtout la grande
sécheresse de l’été de 1793 avait tari les rivières et beaucoup de moulins
s’étaient arrêtés[5]. On avait du grain, mais on
manquait de farine. A la fin d’août, juste au moment où on remettait Jacques
Roux en liberté provisoire, les boulangers de Paris ne recevaient plus qu’une
quantité de farine insuffisante. « L’arrivage ne s’est jamais élevé,
pendant les derniers jours, à plus de 400 sacs dans une ville où la
consommation journalière est de 4.500 sacs, et s’il a été plus considérable,
il a complètement manqué les jours suivants[6] ». Les
rapports des observateurs du ministère de l’intérieur signalent une
recrudescence des queues et des attroupements aux portes des boulangers. L’un
d’eux, Perrières, écrit dans son rapport du 27 août que « la difficulté
d’avoir du pain s’accroît au lieu de diminuer, même à un point inquiétant ;
certains n’ont pu en obtenir qu’après une station de sept heures devant la
porte d’un boulanger depuis 4 heures du matin ». Perrières ajoute cette
prédiction qui devait se réaliser : « Le bruit qui court dans Paris, surtout
dans le faubourg, que l’on manquera de pain samedi, peut préparer pour cette
journée des troubles qu’il est important de prévenir. » Le clairvoyant
observateur justifiait ses craintes par l’analyse des dispositions populaires
: « Le peuple pense que les administrateurs des subsistances, couverts d’un
faux masque de patriotisme et se jouant de la santé même du peuple (car le
pain était de mauvaise qualité) ne cherchent qu’à s’enrichir en achetant
volontairement des farines corrompues qu’ils font payer comme celles de la
meilleure qualité ; ce qui excite encore davantage sa fureur, c’est que,
malgré la mauvaise qualité du pain qui est notoire, les agents f les
administrations soutiennent obstinément que le pain est excellent, et
prennent le pitoyable détour d’accuser ceux qui se plaignent d’être dans
leurs plaintes des agents de Pitt et de Cobourg. » Il
n’est guère douteux que les plaintes populaires étaient savamment entretenues
et excitées par ces commissaires des sections, à la mission desquels la
Convention avait brusquement mis fin par son décret du 25 août. Les
assemblées de sections, qui étaient presque permanentes, leur offraient des
tribunes excellentes, et il semble bien qu’ils ne se firent pas faute de s’en
servir. Je vois, dans le rapport de Perrières, déjà cité, qu’à la section des
Sans-Culottes, un sieur Marchand, qui pourrait bien être l’hébertiste membre
du comité central du 31 mai et du comité de salut public du département de
Paris, prit la parole pour réclamer une fois encore l‘ouverture et la
vérification des magasins de la ville. C’est
cette agitation économique qui donnait une base sérieuse à la campagne du Père
Duchesne et qui la rendait redoutable. Dans son n° 279, paru vers le 3
septembre, Hébert s’en prenait maintenant non plus seulement aux accapareurs,
mais à la classe même des négociants, dans un article à rendre jaloux
Théophile Leclerc et Jacques Roux. « La patrie, f..... ! les négocians n’en
ont point. Tant qu’ils ont cru que la Révolution leur serait utile, ils l’ont
soutenue, ils ont prêté la main aux Sans-Culottes pour détruire la noblesse
et les parlemens ; mais c’était pour se mettre à la place des aristocrates.
Aussi, depuis qu’il n’existe plus de citoyens actifs, depuis que le
malheureux Sans-Culotte jouit des mêmes droits que le plus riche maltôtier,
tous ces j..... f..... nous ont tourné casaque et ils employent le vert et le
sec pour détruire la République, ils ont accaparé toutes les subsistances
pour les revendre au poids de l’or ou pour nous amener la disette ; mais,
comme ils voyent les Sans-Culottes disposés à mourir plutôt que de redevenir
esclaves, ces mangeurs de chair humaine ont armé leurs valets et leurs
courtauds de boutique contre la Sans-Culotterie ; ils ont fait pis, ils ont nourri,
habillé, approvisionné les brigands de la Vendée ; ils ouvrent en ce moment
les ports de Toulon et de Brest aux Anglais[7], et ils sont en marché avec
Pitt pour livrer les colonies... » Sans doute Hébert avait beau ajouter ensuite
cette réserve : « Qu’on ne croie pas que je méprise le commerce.
Personne n’honore plus que moi l’homme honnête qui vit de son industrie. Bien
n’est plus respectable qu’un bon négociant, qu’un marchand patriote. » Cette
réserve, qu’il atténuait d’ailleurs par cette réflexion : « Malheureusement
les hommes de cette trempe sont rares », n’enlevait pas à son article son
caractère de gravité. Hébert prêchait la guerre contre les Marchands juste an
moment où les Jacobins, pour des raisons inexplicables, s’abstenaient de
porter à la Convention l’adresse que lui, Hébert, était parvenu, après huit
jours de lutte, à leur faire adopter. Si on
remarque que, le 3 septembre, jour où la pétition d’Hébert aurait dû être
présentée a là 'Convention par les Jacobins, l'Assemblée vota deux décrets
populaires, le décret de l’emprunt forcé sur les fiches et le principe du
maximum des grains, farinés et fourragés, on peut supposer que les meneurs
des comités et des Jacobins espérèrent par ces deux votes calmer l’agitation
populaire et faire patienter le club. LA JOURNÉE DU 4 SEPTEMBRE 1793. Quoi
qu’il en soit, ce résultat ne fût pas atteint, bien au contraire ! Les hébertistes,
déçus par l’ajournement de la pétition, préparèrent leur revanche. C’est un
fait significatif que, le 4 septembre, le 'Comité de Salut public du
'département de Paris où siégeaient tant d’amis d’Hébert, ait prié le Comité
de Salut public de la Convention de prendre les mesures nécessaires pour
faire cesser la disette factice des subsistances et les rassemblements aux
portes des boulangers. Pourquoi cette requête était-elle adressée au gouvernement
et non pas à la Commune ? Est-ce que les meneurs hébertistes cherchaient déjà
à dégager leur responsabilité des évènements qui allaient se produire ? Le jour
même où le Comité de Salut public du département de Paris adressait au Comité
de Salut public cette lettre assez inquiétante, les 'meneurs mobilisaient
leurs forces dans la rue dès cinq heures du matin, ils passaient dans les
ateliers et faisaient sortir les ouvriers qui s’attroupaient, « ouvriers
du bâtiment d’un côté, serruriers de l’autre ». « Le premier mouvement, dit
Chaumette[8], s’est manifesté sur le
boulevard, aux environs de la maison de la guerre ». Il y a là une mordication
intéressante. Les ouvriers ainsi débauchés étaient sans doute employés dans
les fabrications de guerre. Quand on sait que les bureaux de Bouchotte
étaient remplis d’hébertistes, on devine d’où est parti le signal. Une lettre
de Pache à Hanriot du jour même dit que les meneurs faisaient descendre de
leurs échafaudages les ouvriers du bâtiment en les engageant à venir demander
du pain à la Commune ou à la Convention. Le rassemblement gagna les rues du
Temple, Sainte-Avôie et les rues adjacentes[9]. Les ouvriers, et
particulièrement les maçons, se plaignaient de la difficulté où ils étaient
de se procurer du pain et réclamaient une augmentation de salaires. Le corps
municipal s’assembla vers midi. Ordre fut donné à Hanriot de doubler les
postes et ‘les réserves, de multiplier les patrouilles et de faire battre le
rappel[10]. Puis On discuta sur les
subsistances. Pendant
que le corps municipal délibérait, la foule avait empli la place de Grève.
Une tablé avait été posée au milieu de la place. Les manifestants s’étaient
formés en assemblée. Ils avaient nommé lin bureau (fui avait rédigé en leur
nom une pétition. Les assistants apposèrent leurs signatures, puis nommèrent
une députation pour présenter leurs vœux à la mairie. « Depuis deux mois, dit
l’orateur, eu s’adressant au maire et au corps municipal, nous avons souffert
en silence, dans l’espérance que cela finirait, mais au contraire le niai
augmente tous les jours. Nous venons donc vous demander que vous vous
occupiez des moyens que le salut public exige ; faites en sorte que
l’ouvrier, qui a travaillé pendant le jour et qui a besoin de se reposer la
nuit, ne soit pas obligé de veiller une partie de la nuit et de perdre la
moitié de sa journée pour avoir du pain et souvent sans en obtenir. » Un
dialogue s’engage entre le maire et les ouvriers : « Pourquoi n’empêche-t-on
pas de sortir du pain de Paris ? — Le corps municipal l’a arrêté maintes
fois. — Pourquoi cet arrêté n’est-il pas exécuté ? — Le corps municipal ne
peut qu’ordonner et charger les sections de l’exécution ; or, c’est vous qui
formez les sections. — Y a-t-il des subsistances à Paris ? S’il y en a,
mettez-en sur le carreau ; s’il n’y en a pas, dites-nous-en la cause ; le
peuple est levé, les Sans- Culottes qui ont fait la Révolution vous offrent
leurs bras, leur temps et leur vie ! » La députation grossit peu à peu. La
salle du corps municipal est bientôt remplie par une foule qui crie du pain !
du pain ! Chaumette et un autre membre du parquet courent à la Convention,
vers 8 heures du soir, pour la prévenir de ce qui arrive. Admis à la barre,
Chaumette exprime la crainte que des malintentionnés ne se mêlent au peuple
pour amener des désordres plus graves, il dénonce des propos inciviques tenus
au Palais-Egalité et au Jardin des Tuileries. Il peint l’agitation des
sections. Celle du Pont-Neuf a été la veille le théâtre d’une scission. Il
termine en déclarant que « tous ces mouvemens divers ne lui paraissent avoir
d’autre but que d’apporter des retards et empêcher, s’il se peut, le départ
des citoyens mis en réquisition. » Le
président de l’Assemblée, qui était Robespierre, lui répond que 1a Convention
« s’occupe des subsistances et par conséquent du bonheur du peuple. » Il lui
donne lecture de la résolution qu’elle vient de voter sur la proposition de
Gaston : « La Convention nationale décrète que le maximum des objets de
première nécessité sera fixé et renvoie à sa commission des subsistances,
pour lui présenter dans huitaine le mode d’exécution. » Chaumette se retire
en emportant cet extrait du procès-verbal qui était la promesse du maximum
général. Gela suffira-t-il pour calmer l’émeute ? Pendant
son absence, le corps municipal avait levé sa séance et le conseil général de
la Commune s’était rassemblé à son tour, à 8 heures et demie du soir, dans la
grande salle de l’Hôtel-de-Ville, qui fut bientôt remplie d’une foule
entassée sur les banquettes, dans les tribunes, dans les couloirs. La
discussion recommence, scandée par des cris de plus en plus nombreux du pain
! du pain ! Chaumette arrive et donne lecture du décret établissant en
principe le maximum général. L’effet produit est nul : « Ce ne sont pas des
promesses qu’il nous faut, s’écrie la foule, c’est du pain, et tout de suite ! » Alors
Chaumette monte sur une table et prononce une de ses meilleures harangues,
enflammée mais adroite. « Et moi aussi, j’ai été pauvre, et par
conséquent je sais ce que c’est que les pauvres ! » Cet exorde ex
abrupto lui obtient immédiatement un grand silence. Il continue : « C’est
ici la guerre ouverte des riches contre les pauvres ; ils veulent nous
écraser ; eh bien ! il faut les prévenir ; il faut les écraser nous- mêmes ;
nous avons la force en mains ! Les malheureux qu’ils sont ! Ils ont dévoré le
fruit de nos travaux ; ils ont mangé nos chemises, ils ont bu notre sueur et
ils voudraient encore s'abreuver de notre sang ! » Chaumette conclut[11] : « 1° Qu’il soit transporté à
la halle une quantité de farine suffisante pour fournir le pain nécessaire à
la journée de demain ; 2" qu’il soit demandé un décret à la Convention
nationale pour mettre sur le champ une armée révolutionnaire sur pied, à
l’effet de se transporter dans les campagnes où le blé est en réquisition,
assurer les levées, favoriser les arrivages, arrêter les manœuvres des riches
égoïstes et les livrer à la vengeance des lois. » Ce réquisitoire, qui-
renfermait l'essentiel des mesures proposées aux Jacobins par Hébert et Boyer
depuis plusieurs jours, fut adopté. La Commune faisait siennes les principales
revendications des Hébertistes, auteurs cachés du mouvement. Hébert
ravi prit ta parole à son, tour pour conseiller au peuple « de se porter
demain en masse à la Convention pour appuyer la pétition ». Qu’il l’entoure
comme il a fait au 10 août, au 2 septembre et au 31 mai, et qu’il n’abandonne
pas ce poste jusqu’à ce que la représentation nationale ait adopté les moyens
qui sont propres pour nous sauver... Que l’armée révolutionnaire parte à
l’instant même où le décret aura été rendu ; mais surtout que la guillotine
suive chaque rayon, chaque colonne de cette armée. » Rendez-vous
fut pris le lendemain à onze heures pour adopter le texte définitif de la
pétition qu’on présenterait à la Convention. « Tous les ouvriers, autres que
ceux employés pour la République, sont invités à fermer leurs ateliers. »
(Moniteur). La
Commune prolongea sa séance jusque très avant dans la nuit, Elle décida de
mettre sur le champ en activité pour moudre les grains « les moulins à
feu » inventés par Périer. « Il sera en outre établi sur la Seine 50
moulins à eau. » La
Commune décida encore de mettre en arrestation chez eux les anciens
administrateurs des subsistances de la ville : Carin, Defavanne, Cousin,
Bidermann et Filleul, et de prendre la même mesure à l’égard de l’ancien
ministre de l’intérieur Carat. Elle décida aussi que les citoyens ne pourront
se rendre à la porte des boulangers qu’à partir de 4 h. ½ du matin et que les
boulangers n’ouvriront pas leurs boutiques avant 5 heures ; qu’ils ne
fabriqueront plus que des pains de 5 livres et que ces pains porteront leur
marque. Chaumette,
enfin, fil nommer une commission pour visiter tous les jardins compris dans
les immeubles nationaux, afin de les mettre eu culture en les affermant par
petites portions. On inviterait tous les citoyens possédant des jardins
particuliers à les faire cultiver et à les ensemencer de légumes et autres
denrées nécessaires à la vie. On inviterait la Convention à mettre en
culture, au profit des hôpitaux, le jardin des Tuileries « qui, jusqu’à
présent, n’a offert aux yeux que des massifs, inutiles aliments du luxe des
cours ». Vers
dix heures du soir, les assistants sont invités a se rendre dans leurs
sections respectives pour y faire part de ces résolutions. La salle se vide
peu à peu, mais l’agitation connue dans les sections. La
Commune est obligée d’envoyer quatre de ses membres, à la section du
Pont-Neuf pour rétablir l’ordre qui y était troublé par les aristocrates. D’autres
sections députent à l’Hôtel-de-Ville. Celle des Lombards demande qu’il ne
soit plus fabriqué qu’une seule espèce de pain. La commission renvoie le vœu
aux administrateurs de la police et des subsistances. La
section de la Cité fait part qu’elle a décidé de demander a ta Convention de
traduire au tribunal révolutionnaire deux fermiers de Seine-et-Oise qui ont
refusé de vendre leurs grains. La Commune déclare qu’elle appuiera la demande
de cette section. Les
sections de la Fontaine de Grenelle et de la Montagne annoncent qu’elles ont
appris par des dénonciations que le complot avait été formé d’assassiner le
maire et plusieurs autres patriotes. « La
section des Sans-Culottes annonce qu’elle s’est déclarée en insurrection
contre les riches qui veulent asservir et le peuple et la République. » (Moniteur). « La
section de Molière et Lafontaine déclare qu’elle est prête ii marcher pour la
défense de ses magistrats, s’ils, étaient insultés. » Les
sections des Gravilliers et de l’Arsenal adhèrent toutes deux au réquisitoire
de Chaumette sur la formation d’une armée révolutionnaire. Les
commissaires envoyés à la section du Pont-Neuf[12] reviennent annoncer que les
aristocrates de cette section, qui troublaient l’ordre, ont eu le dessous et
que leurs chefs sont arrêtés. On
décide enfin de demander à la Convention dans la pétition du lendemain
l’institution d’une indemnité en faveur des membres des comités
révolutionnaires, et on lève cette longue et orageuse séance à minuit et
quart. Dans
cette journée du 4 septembre, l’hébertisme avait passé la revue de ses
forces. Ainsi que l’avait déclaré le Père Duchesne, un nouveau 10 août, un
nouveau 31 mai, se préparait. Mais, pour le réussir, il fallait entraîner les
Jacobins, comme on l’avait fait à la veille de ces grandes journées. LES JACOBINS SONT ENTRAÎNÉS. Robespierre,
qui représentait au club la pensée gouvernementale, ne manqua pas de se
rendre à la séance. Son ana Renaudin, juré au tribunal révolutionnaire, s’y
rendit aussi. Leur tactique fut simple autant qu’adroite. Ils mirent en garde
les Jacobins contre une émeute qui comblerait de joie les aristocrates.
Renaudin commença par dénoncer les contre-révolutionnaires qui se mêlaient
aux bons citoyens jusque dans les tribunes du club. « Ils disent, en s’y
rendant : nous allons chez le cousin Jacques, comparant, dit l’orateur, la
société à Jacques Clément. » Renaudin ajouta que les aristocrates déguisés,
qui assistaient aux séances, se reconnaissaient à ce signe qu’ils disaient
des horreurs de Robespierre. Il termina en invitant les citoyens des tribunes
à dévisager les figures suspectes et à en faire justice. Ainsi, dès le début
de la séance, était posée comme une règle que quiconque dirait du mal de
Robespierre était suspect d’aristocratie. Quelques
instants plus tard, Robespierre prononça un long discours où il insista sur
cette idée qu’il existait « un complot d’affamer Paris et de le plonger dans
le sang ». Le Comité de Salut public en avait les preuves. C’était mettre le
club en garde contre les conseils de violence des Enragés et des Hébertistes.
Robespierre s’appliquait ensuite à rassurer les esprits que la nouvelle de la
prise de Toulon avait pu émouvoir. Revenant à la question principale, aux
subsistances, « nous ferons des lois sages, mais en même temps terribles,
disait-il en termes vagues, sans doute à dessein, qui, en assurant tous les
moyens d’existence, détruiront à jamais les accapareurs, pourvoiront à tous
les besoins du peuple, préviendront tous les complots, les trames perfides
ourdies par les ennemis du peuple pour l’insurger par la faim, l’affaiblir
Par les divisions, l’exterminer par la misère. Si les fermiers opulens ne
veulent être que les sangsues du peuple, nous les livrerons au peuple
lui-même... » Mais, après cette menace jetée en pâture aux tribunes,
Robespierre ajoutait : « Réunissons ce faisceau redoutable contre lequel tous
les efforts des ennemis du bien public se sont brisés jusqu’à ce jour, ne
perdons pas de vue qu’ils ne désirent autre chose que de nous rendre
suspects les uns aux autres et particulièrement de nous faire haïr et méconnaître toutes les autorités constituées. » Cet appel à l’union des patriotes, à la subordination aux autorités, était l’objet principal de Robespierre.
Il termina en annonçant que Pache était assiégé à l’Hôtel-de-Ville, ‘non pas par le peuple, mais
par quelques intrigants qui l’injurient, l’insultent et le menacent ». A ces mots, plusieurs voix
s’écrièrent qu’il fallait aller délivrer le maire et, séance tenante, sur la
proposition de Léonard Bourdon, une députation de vingt Jacobins fut nommée
pour se rendre à l’Hôtel- de-Ville. A
l’Hôtel-de-Ville, où tout était calme, Léonard Bourdon prit la parole au nom
des Jacobins. Il assura la foule que les députés montagnards s’empresseraient
de faire décréter le lendemain par la Convention les mesures qui venaient
d’être arrêtées par le peuple de concert avec ses magistrats. Ainsi s’opérait
la liaison, l’entente des Jacobins, de la Commune et des sections pour
conserver à la journée du lendemain un caractère pacifique. Pourtant
l’intervention de Renaudin et de Robespierre n’avait guère satisfait la
partie violente du club. Après le départ de Bourdon pour l’Hôtel-de-Ville,
l’hébertiste Royer monta à la tribune pour essayer de neutraliser l’effet de
leurs appels au calme et à la confiance. Il attaqua Parère et Gain- bon en
citant le témoignage du jacobin Loys. Robespierre dut défendre Parère. Royer
n’en continua pas moins ses critiques. « Barère a tenu une marche tortueuse
dans la Révolution. Si le côté droit eut triomphé, Barère serait aujourd’hui
sur ses pieds et insulterait aux Jacobins anéantis. Robespierre, ton âme est
pure, lu crois celles avec lesquelles tu communiques semblables à la tienne,
c’est tout simple ». Puis, brusquement, laissant la Robespierre et Barère,
Royer fit honte aux Jacobins de leurs tergiversations et de leur timidité : «
Quant à vous, Jacobins, jusques à quand délibérerez-vous san agir ? A quoi
aboutiront ces vains cris ? Qu’ayez-vous fait depuis huit jours ? Rien.
Montrez-vous tels que vous étiez dans ces jours difficiles où vous sauvâtes
la liberté. Changez de tactique, je vous en conjure. Agissez et ne parlez
plus... » Et, dans un mouvement oratoire mélodramatique, mais puissant, Royer
montrait aux voûtes du club les chaînes qu’avaient portées les galériens de Châteauvieux
: « Arrachons de nos murs ces fers, image de la tyrannie et de l’esclavage,
restes impurs d’un temps que nous exécrons tous, signes infâmes qui ne
doivent plus souiller le temple de la liberté, Promenons dans les rues ces
marques de notre antique servitude. Disons au peuple : voilà ce que te
réservent les despotes coalisés contre loi ! Voilà ce qu’il faut éviter par
un effort magnanime ! Prenons aussi les bustes de Marat et de Le Pelletier.
Que les statues de ces infortunés législateurs lui servent de point de
ralliement et que leur nom soit le cri de sa victoire ! Que Paris s’ébranle à
la fois ! Qu’il, suive ses amis sincères ! Qu’il accompagne les Jacobins dans
le sanctuaire des lois ! Là nous dirons à la Convention : nous venons nous
confondre avec vous, législateurs, identifiez-vous avec le peuple et secondez
tops ses efforts pour l’extinction de ses ennemis. Port de l’assentiment de
ses représentais, le peuple se répandra dans les rues, dans les maisons. Il y
saisira tous les traîtres ou plutôt il les livrera à la vengeance des lois.
Il abandonnera à ses législateurs, à ses jugés, le soin de prononcer sur le
sort des coupables, celui d’en distinguer l’innocent, celui d’assurer le
bonheur du peuple, sa souveraineté, sa liberté, son indépendance, par
l'anéantissement total de ceux qui s’en montrèrent jusqu’à ce jour les,
ennemis si acharnés ». Ainsi,
tandis que Robespierre et Renaudin prêchaient le calme et l’obéissance et
mettaient en garde contre les pièges des aristocrates, Royer semait la
défiance contre l’Assemblée et ses comités, conviait les Jacobins à une
grande manifestation populaire qui se terminerait par l’arrestation immédiate
de tous les suspects. Entre les deux courants les Jacobins ne se prononcèrent
pas. Il n’y eut pas de vote. Mais la conclusion de Royer fut accueillie par
un enthousiasme général, et peu après, quand la députation conduite par
Léonard Bourdon et Desfieux à l’Hôtel-de-Ville revint au club rendre compte
de sa mission, les Jacobins ne renièrent pas l’engagement que leur députation
avait pris de conduire le peuple a la Convention le lendemain. L’hébertisme
aurait-il donc le dernier mot ? LA JOURNÉE DU 5 SEPTEMBRE. Le
lendemain, 5 septembre, la manifestation se déroula suivant le protocole
arrêté par ses organisateurs. Rendez-vous
à l’Hôtel-de-Ville à midi et quart. Une députation des Jacobins demande
l’arrestation des suspects. Puis Chaumette donne lecture de la pétition qu’il
présentera à la Convention : « Elle est couverte de nombreux
applaudissements et adoptée à l’unanimité. » La
section du Panthéon annonce « qu’elle a purgé de son sein tous les
aristocrates ». Elle proteste qu’on fait trop de discours et qu’on n’agit pas
assez. Echo des paroles prononcées la veille aux Jacobins par Royer. On
applaudit. Hébert
dénonce une brochure aristocratique qui dépeint les Jacobins comme des
monstres et tâche de persuader les muscadins, clercs de procureurs, etc., « que
la levée en masse servira à les rendre esclaves et à les réduire à porter à
leur tour la sellette du décrotteur » Dunouy,
un ami de Chaumette, prononce quelques mots sur l’approvisionnement de Paris.
« Il rappelle à ce sujet que Paris avait autrefois la direction et la police
sur toutes les rivières y affluentes, ainsi que sur les marchés de Sceaux, de
Poissy et de Bernay. » On applaudit à ses vues, mais on juge que leur objet
n’est point de la compétence de la Commune. A midi
trois quarts, le cortège, précédé de Pache et de Chaumette, quitte
l’Hôtel-de-Ville pour se rendre à la Convention. Une foule nombreuse
l’escorte et le suit derrière des pancartes où on lisait : Guerre aux
tyrans, Guerre aux aristocrates, Guerre aux accapareurs ! L'Assemblée,
qui s’attend à cette visite, s’y est préparée en s’empressant de voter, sans
débat, sur le rapport de Merlin (de Douai), la division du tribunal
révolutionnaire en quatre sections, qui fonctionneront simultanément. Elle a
ensuite abordé, sur une pétition de la section de la Cité, la question des
subsistances. Coupé, de l’Oise, proposait l’institution de la carte de pain quand
la Commune se présenta à la barre. Pache
expliqua en quelques mots que la disette avait pour cause la non-exécution
des lois, l’égoïsme et la malveillance des riches cultivateurs et que le
peuple était fatigué de ces manœuvres. Puis Chaumette donna lecture de la
pétition. Il dénonçait l’affreux système conçu pour affamer le peuple, afin
de le vaincre en le forçant « à échanger honteusement sa liberté, sa
souveraineté, contre un morceau de pain ». Il flétrit les nouveaux seigneurs
qui spéculaient sur la misère publique. Il peignit les inquiétudes, les
troubles, les complots incessants. Il appela de ses vœux « l’être puissant
dont le cri terrible réveillera la justice assoupie ou plutôt paralysée,
étourdie par les clameurs des partis, et la forcera enfin à frapper les tètes
criminelles »[13]. Le temps était venu pour le
peuple d’écraser ses ennemis, s’il ne voulait pas être écrasé par eux. Alors
Chaumette se tourna vers la Montagne, qu’il nommait d’une métaphore biblique
le Sinaï des Français : « Montagne Sainte, devenez un volcan dont les laves
brûlantes détruisent à jamais l’espoir du méchant et calcinent les cœurs où
se trouve encore l’idée de la royauté. » Il fallait sans plus tarder former
cette armée révolutionnaire, déjà décrétée en principe « et que l’intrigue et
la frayeur des coupables ont fait avorter ». L’armée révolutionnaire sera
suivie « d’un tribunal incorruptible et redoutable et de l’instrument qui
tranche d’un seul et même couples complots et les jours de leurs auteurs ».
L’orateur combattait d’avance les objections qu’il prévoyait. Non ! l’armée
révolutionnaire ne ferait courir aucun danger à la liberté. « Cette
armée sera composée de républicains, et si quelque audacieux osait dire
d’elle ; « mon armée », il serait sur le champ mis à mort ! »[14] Robespierre,
qui présidait[15], répondit à Chaumette : « Les
ennemis du peuple provoquent depuis longtemps sa vengeance. Le peuple est
debout, ses ennemis périront... La sollicitude de la Convention est éveillée
sur les malheurs du peuple ; elle ne peut être heureuse que de son bonheur ;
elle s’en occupe sans cesse. Que les bons citoyens se serrent autour
d’elle... » Chaumette
reprit la parole pour demander la mise en culture des jardins d’agrément. Moyse
Bayle, Raffron, Dussaulx convertirent en motion les demandes de Chaumette,
mais Billaud-Varenne, tout en y applaudissant, ne les trouva pas suffisantes
: « Il faut qu’aujourd’hui même tous nos ennemis soient mis en état
d’arrestation. » Il est remarquable que Chaumette n’ait rien dit de cette
mesure de l’arrestation des suspects qu’Hébertistes et Enragés ne cessaient
de réclamer depuis longtemps sans doute, parce que cette demande figurait
dans la pétition des Jacobins. Billaud ne s’en tint pas à cette addition
importante. Il voulut que l’armée révolutionnaire fût organisée séance
tenante. Il proposa de décréter la peine de mort contre les administrateurs
qui négligeraient d’exécuter une loi quelconque, et il conclut : « Si le3
révolutions traînent en longueur, c’est parce qu’on ne prend jamais que des
demi- mesures. » Léonard Bourdon appuya en proposant que l’armée
révolutionnaire fût pourvue d’un tribunal qui arrêterait et jugerait séance
tenante les suspects et les malveillants. Cependant
des objections et des protestations s’élevèrent. Homme demanda la question
préalable sur les tribunaux ambulants. Il fut accueilli par des murmures.
Jeanbon Saint- André, au nom du Comité de Salut public, voulut à son tour
faire dés réservés, demander des ajournements, afin de mûrir les mesures
proposées. Les rumeurs recommencèrent. Drouet et Billaud interrompirent le
rapporteur du Comité. Gaston renchérit. Il proposa que les sections fussent
déclarées permanentes, que les barrières fussent fermées, qu’on arrêtât sur
le champ les suspects. C’était ce qu’avait réclamé Royer la veille aux
Jacobins. Mais
Basire, qu’on accusait déjà depuis quelque temps de modérantisme, s’opposa à
ces mesures précipitées. Il déclara qu’on préparait à Paris une révolution
sectionnaire, « comme celle qui avait eu lieu à Lyon, à Marseille et à
Toulouse ». A l’en croire, le Comité de Salut public avait acquis là preuve
d’un complot aristocrate. Il insista pour qu’on lui accordât l’ajournement
qu’avait demandé Jeanbon Saint-André. Basire fut fraîchement accueilli. Danton
s'élança à la tribune ou l’accompagnèrent des applaudissements prolongés. Il
commença par déclarer qu’il fallait mettre à profit l’élan sublime dû peuple,
qu’il n’y avait pas d’autres mesures à prendre que celles qu’il proposait lui-même,
« car c’est le génie national qui les a dictées ». Il fallait donc
décréter sûr le champ l’armée révolutionnaire. Danton ne s’effrayait pas des
menées aristocratiques dont avait parlé Basire. Pour les annuler, il proposa
de payer une indemnité de 40 sous par séance aux Sans-Culottes qui se rendraient
aux assemblées de sections, mais de réduire ces assemblées à deux par
semaine, les dimanches et les jeudis. Il demanda encore qu’un crédit de 100
millions fut affecté aux fabrications d’armes. Son discours déchaîna un grand
enthousiasme, des cris de Vive la République ! et ses propositions
furent votées. Si on
songe que le Comité de Salut publie, par la bouche de Saint-André, avait
demandé un ajournement, on constate que Danton, en arrachant un vote
précipité, avait mis le gouvernement en mauvaise posture. En vain
Homme protesta contre l’indemnité à payer aux assistants des assemblées
sectionnaires : « C’est bien peu compter sur le zèle civique des citoyens,
c’est faire entendre qu’on ne les croit pas assez ardents amis de la liberté.
» Il fut interrompu par des murmures. Fabre d’Eglantine lui répondit que
l'indemnité proposée par Danton était le meilleur moyen de déjouer le projet
de contre-révolution sectionnaire. L’Assemblée maintint son vote en ajoutant
que l’indemnité serait payée par un impôt spécial sur les riches. Billaud-Varenne
insista pour l’arrestation des suspects et pour le rapport du décret «
contre-révolutionnaire » qui défendait les visites domiciliaires pendant la
nuit. Encore
une fois Basire s'efforça de combattre la mesure et de là faire ajourner. Il
demanda une définition des gens suspects, il affirma qu’il y avait des nobles
qui servaient la patrie, que les prêtres avaient presque tous été déportés.
Puis, par une habile diversion, il s’attaqua à ceux qu’il appelait « les
hurleurs des sections », beaucoup plus dangereux que les nobles et les
prêtres, car ils affectaient le patriotisme. Il fallait épurer les comités
révolutionnaires en les purgeant de ces hypocrites. C’était le moyen de faire
tourner contre les 'Enragés la mesure de l’arrestation des suspects et
peut-être contre les Hébertistes. Billaud-Varenne
remonta à la tribune pour réclamer de nouveau la fermeture des barrières ou
tout moins la suspension des passeports. Une opération révolutionnaire comme
l’arrestation des suspects ne pouvait réussir que si elle était brusquée. Opiniâtre,
Basire soutint que le grand point était d’avoir des comités révolutionnaires
composés de bons patriotes. C’est alors que Robespierre descendit du fauteuil
où il fut remplacé par Thuriot, qui annonça que le Comité de Salut public
était prêt à faire son rapport sur les mesures proposées. Mais
Billaud-Varenne, décidément défiant à l’égard du Comité de Salut public, dont
il ne faisait pas encore partie, déclara qu’il n’était pas besoin de passer
par la filière du Comité pour voter sur l’indemnité à accorder aux membres dos
comités révolutionnaires, et l’Assemblée lui donna raison en votant sa
motion. L’Assemblée
vota encore l'épurement des comités révolutionnaires et leur enjoignit de
procéder sur le champ à l’arrestation des suspects. Puis la
députation des Jacobins, réunis aux commissaires des 48 sections, se présenta
à la barre. Elle réclama la prompte punition des chefs girondins,
l’institution d’un tribunal révolutionnaire qui suivrait l’armée
révolutionnaire, le bannissement des nobles de toutes les places civiles et
militaires et leur détention jusqu’à la paix : « Il est temps que l’égalité
promène la faux sur toutes les têtes. Il est temps d’épouvanter tous les
conspirateurs. Eh bien ! législateurs, placez la Terreur à l’ordre du jour !
» Thuriot
répondit que la plupart de ces vœux avaient déjà reçu satisfaction par les
votes précédents. La section de l’Unité lut une longue adresse pour demander
entre autres choses que les décrets rendus contre les agioteurs et les
accapareurs ne demeurassent pas illusoires et sans effet, que les
subsistances fussent assurées dans toute la République, qu’on établît dans
Paris 12 tribunaux révolutionnaires pour faire justice des traîtres, etc. Drouet
appuya cette pétition dans un violent discours où il s’écria : « Puisque
notre vertu, notre modération, nos idées philosophiques ne nous ont servi de
rien, soyons brigands pour le bonheur du peuple ! » Ce mot de brigand choqua
l’Assemblée qui murmura, mais Drouet n’en continua pas moins ses malédictions
contre les suspects. Il déclara que ceux-ci devaient répondre sur leurs tètes
des malheurs de l’Etat et que les comités révolutionnaires devaient être
autorisés à les incarcérer sans donner de motifs. Drouet
avait passé la mesure. Thuriot quitta le fauteuil et s’élança à la tribune
pour lui répondre. Il protesta que la Révolution travaillait pour l’humanité
: « Loin de nous l’idée que la France soit altérée de sang, elle n’est
altérée que de justice... » Il mit en garde contre les fausses mesures
qui permettraient aux ennemis de calomnier la Convention : « Forçons nos
ennemis mêmes de rendre hommage à la grandeur de notre conduite. »
L’Assemblée éclata en applaudissements, et Drouet lui-même s’y associa en
s’écriant : « Je demande qu’on ne puisse assommer un Prussien que la loi à la
main. » La
Terreur qu’organisait la Convention, à la demande de la Commune, des Jacobins
et des sections, serait donc une Terreur légale. Elle n’aurait rien des
violences anarchiques rêvées par un Théophile Leclerc. A la
fin de la séance, Barère vint enfin donner l’adhésion du Comité de Salut
public aux mesures votées par la Convention. Le Comité proposerait dès le
lendemain les moyens nécessaires pour recruter une armée révolutionnaire de
6.000 hommes et de 1.200 canonniers. Barère fit l’éloge de Pache. Il
s’attacha à démontrer l’existence d’un complot contre-révolutionnaire qu’il
fallait déjouer. Il rejeta sur les royalistes déguisés toutes les
responsabilités de la crise des subsistances : « Vous aviez pris, dit-il, une
mesure sage pour que le maximum fût le même dans tous les départements. Eh
bien ! c’est un moment qu’on a choisi pour préparer un mouvement sur les
subsistances. On a voulu, à la naissance de cette loi, l’entourer de
préventions et de craintes, parce qu’on savait qu’elle serait efficace... »
Barère applaudit enfin à l’arrestation des suspects. Billaud-Varenne
fit encore voter la mise en accusation des anciens ministres Clavière et
Lebrun devant le tribunal révolutionnaire, et la séance fut levée. Le même
soir, Billaud-Varenne avait été nommé à la présidence de la Convention. Ce
choix consacrait l'influence toute-puissante de l’hébertisme. Le lendemain l’hébertisme
entrait au gouvernement avec Ha nomination au Comité de Salut public du même
Billaud-Varenne et de son ami Collot-d’Herbois[16]. LES CONSÉQUENCES. Il
n’est pas besoin de longs développements pour faire sentir l’importance et la
signification de ces deux journées des 4 et 5 septembre 1793. Elles furent
d’abord une sorte de revanche des sections contre la Commune et contre la
Convention, qui avait prononcé, le 25 août, la dissolution de leur commission
d’enquête sur les subsistances. La
Commune, Pache, Chaumette sont maintenus en fonctions, mais parce qu’ils ont
consenti à se faire les organes des meneurs des sections. Ils ont réclamé
avec eux l’armée révolutionnaire, c’est-à-dire le moyen d’exécuter par la
force lés lois sur les subsistances ; restées presque lettre morte. Les
Jacobins, la Convention ont été entraînés comme la Commune. Le Comité de
Salut public, qui a résisté plus longtemps ; a dû subir lui aussi le
mouvement qu’il n’a pas pu empêcher. C’est un fait significatif que Robespierre
se soit tu [tendant toute la longue séance du 5 septembre, dont il n’a
présidé que le début Dans le domaine des subsistances, la
victoire d’Hébert veut dire qu’on recourra de plus en plus ti la contrainte
et à la répression pour faire Sortir le blé des greniers et pour maintenir,
par la taxe, une proportion équitable entre le prix des denrées et le cours
de l’assignat. Elle veut dire aussi que la nouvelle politique économique et
sociale qu’on inaugure sera une politique étatique mise au service de la
classe des déshérités. Entre la
méthode du Père Duchesne et la méthode des Enragés, la différence est
celle-ci : le Père Duchesne veut une Terreur légale, qui s’exerce par les
autorités constituées épurées au préalable ; Jacques Roux et surtout
Théophile Leclerc ne répugnent pas à l’action directe ; c’est-à-dire aux
moyens illégaux, et par là ils prétérit le banc à l’accusation de favoriser
la Contre-Révolution. Aussi, pour que la Terreur légale s’organise, faut-il d’abord que la Terreur populaire, propagée par les Varlet, les Jacques Roux et les Leclerc, disparaisse, faut-il que ceux-ci soient mis dans l’impossibilité de continuer à agiter les masses, et, par, une conséquence logique, la journée du 5 septembre qui assure le triomphe du programme dos Enragés va accélérer la chute de leurs chefs. |
[1]
Ces deux représentants avaient suspendu Rossignol le 22 août et avaient ordonné
son arrestation le 24 août. Rossignol fut réintégré et les représentants
rappelés.
[2]
La première armée révolutionnaire avait été créée à Lyon par Dubois-Crancé en
mai 1793. Les Cordeliers en demandaient une pour Paris le 13 mai 1793 et le
même jour Robespierre fit la même proposition aux Jacobins. Le 31 ruai,
Delacroix proposa de créer cette armée au chiffre de G.000 hommes Le Comité
insurrectionnel du 1er juin voulut la porter à 20.000 hommes payés 2 fr, par
jour. Le 2 juin la Convention décréta qu’elle serait de 10.000 hommes. Mais la
Commune y était hostile. « Où trouverez-vous tant d’argent ? » avait dit
Chaumette. Les canonniers de Paris s’opposèrent à sa création. Le 11 juin, la
section des Piques, réunie à l’Evêché avec quelques autres sections réclama un
ajournement. Le décret du 2 juin ne fut pas exécuté.
[3]
Dans une lettre à Couthon datée du 3 septembre, Boissel écrit : « On s’assemble
ce matin aux Jacobins pour recueillir l’assentiment général et la [la pétition]
porter en masse à la Convention, » Les Jacobins se sont peut-être réunis, mais
ils n’ont rien présenté à la Convention. La lettre de Boissel est dans les
papiers Couthon aux archives nationales. T 516.
[4]
Lettre des administrateurs des subsistances de Paris à Descombes en date du 18
septembre. TUETEY,
Répertoire, t. X, n° 2575.
[5]
« Si les eaux étaient moins basses, vous auriez vu l’abondance arriver dans nos
murs et les calomniateurs réduits au silence. » (Ordre d’Hanriot du 2
septembre).
[6]
TUETEY, Répertoire,
t. IX, n° 1185, 1189, etc.
[7]
La nouvelle de la défection de Toulon fût apportée à Paris par Soulès le 2
septembre. Brest ne fut pas livré. Le numéro du Père Duchesne est sans
doute immédiatement postérieur à cette nouvelle.
[8]
D’après le discours de Chaumette à la Convention, A la fin de la séance du 4
septembre. Archives parlementaires, t. LXXIII. p. 395.
[9]
Moniteur. Compte rendu de la séance de la Commune du 4 septembre.
[10]
D’après le Républicain français, dans Buchez et Roux, t. XXIX. pp. 2fi
et sq., Pache écrivit deux lettres à Hanriot. Elles sont analysées dans le Catalogue
Charavay 1862, p. 20’l,
[11]
Dans le Moniteur, le réquisitoire de Chaumette est placé avant son
départ pour la Convention. Nous suivons ici la version du Républicain
français.
[12]
Le Républicain français nomme le municipal Bernard qui prit la parole,
en leur nom. Ce Bernard était sans doute le prêtre marié qui périra avec
Robespierre.
[13]
Cet être puissant était-il le dictateur qu’avait déjà réclamé Simond aux
Jacobins le 28 juillet ? On accusera les Hébertistes de comploter
l’établissement d’un grand juge.
[14]
Fabre d’Eglantine, dans son Précis sur l’affaire Chabot, relèvera cette
phrase comme révélant les arrière-pensées des Hébertistes. Voir mon livre L’affaire
de La compagnie des Indes, p. 156.
[15]
C’est par erreur que Bûchez et Roux ont indiqué Thuriot, et cette erreur a été
reproduite par Michelet qui l'a agrémentée de déductions hostiles à
Robespierre, selon son habitude. Thuriot ne présida qu’un peu plus tard, quand
Robespierre lui céda le fauteuil (Archives parlementaires, t. LXXIII, p.
418).
[16]
Danton, également nommé, refusa.