LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

DEUXIÈME PARTIE. — LES ENRAGÉS ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE X. — L’INAUGURATION DE LA TERREUR.

 

 

Dix jours seulement après la dissolution de la commission nommée par les sections parisiennes pour enquêter sur les subsistances, et huit jours après la mise en liberté provisoire du chef des Enragés Jacques Roux, la Convention se vit contrainte, le S septembre 1793, par un mouvement populaire, de mettre la Terreur à l’ordre du jour, d’ordonner l’arrestation des suspects, le séquestre sur les biens des sujets ennemis, la formation d’une armée révolutionnaire chargée de faire respecter les lois sur les subsistances, d’imprimer une activité accélérée au tribunal révolutionnaire, de punir de la peine capitale les délits relatifs aux assignats, d’épurer toutes les administrations, bref de réaliser en grande partie le programme formulé depuis plusieurs mois par les agitateurs populaires.

Comment s’est produit ce rapide changement à vue ? Le 25 août, la Convention et les autorités parisiennes étaient d’accord pour résister. Le 5 septembre, elles capitulaient.

Le mouvement du 5 septembre eut sans doute une cause occasionnelle : l’entrée des Anglais dans Toulon, dont la nouvelle parvint à Paris le 2 septembre et fut officielle le 4. Mais il eut aussi des causes générales, profondes, dont les unes furent politiques et les autres économiques.

 

L’OFFENSIVE HÉBERTISTE.

Le fait décisif, c’est qu’à la fin d’août, le parti hébertiste, c’est-à-dire le parti de la guerre jusqu’au bout, s’empare de la majorité aux Jacobins. Le recrutement de la première réquisition commence. Les aristocrates et les riches essaient de l’entraver par des luttes obscures et opiniâtres au sein des sections. Les patriotes peuvent craindre d’être mis en minorité et frappés d’impuissance, comme ils l’avaient été dans des circonstances analogues aux mois d’avril et de mai lors de la levée des 300.000 hommes. La levée en masse est destinée li écraser les ennemis du dehors, mais elle ne peut réussir que si on écrase au préalable les ennemis du dedans. Cette conviction est celle d’Hébert et elle fait son succès. Le Père Duchesne morigène sans répit la Convention. Il se plaint de la mollesse des Comités et des représentants en mission. La nomination de Paré, l’ancien clerc de Danton, à la succession de Carat au ministère de l’intérieur, le 20 août, accroît sa mauvaise humeur, car il avait posé sa candidature à la place qui lui échappe. Les persécutions que Bourdon de l’Oise et Goupilleau de Fontenay font éprouver en Vendée à son ami le général sans-culotte Rossignol[1], lui fournissent de nouveaux arguments pour dénoncer l’esprit de faiblesse contre- révolutionnaire qui anime trop de soi-disant Montagnards. Puis, la Convention ayant voté la Constitution, ses pouvoirs sont légalement terminés. Hébert tient la une arme en réserve contre l’Assemblée. Si elle bronche, il réclamera la mise en vigueur de la Constitution, c’est-à-dire la convocation d’une assemblée nouvelle où il ira siéger lui et ses amis. Or, maintenant Hébert trouve aux Jacobins un écho de plus en plus profond.

Le 26 août, Danton ayant essayé de se justifier à la tribune du club, Hébert maintient contre lui l’essentiel de ses accusations. Danton affaibli, diminué, se voit obligé, pour ressaisir la popularité qui le fuit, d’appuyer les mesures démagogiques.

Hébert propose au club, le 28 août, de faire une adresse à la Convention pour réclamer l’épuration des états-majors, la destitution des nobles, des mesures de salut public. Pour donner plus de poids à la pétition, il veut qu’on y associe les 48 sections et toutes les sociétés populaires parisiennes. Il très applaudi. Boy s’emporte en menaces contre la Convention. On veut le rappeler à l’ordre, mais les tribunes prennent sa défense. Le jacobin Boyer, le même qui, au 10 août, avait présidé la réunion des délégués des assemblées primaires et rédigé les pétitions où ils réclamaient la levée en masse, appuie les mesures proposées par Hébert. La pétition est décidée.

Le 30 août, Robespierre et Danton sont forcés de faire des concessions à l’hébertisme. Robespierre déclare : « Le peuple réclame vengeance, elle est légitime et la loi ne doit point la refuser ». Danton, de son côté, proclame que la Convention fera avec le peuple une troisième Révolution, s’il le faut, « [tour terminer en fin cette régénération de laquelle il attend son bonheur, retardé jusqu’à présent par les monstres qui l’ont trahi ».

Boyer, qui décidément joua dans cette crise, comme dans celle du 10 août, un rôle de premier plan, prononce alors un vif éloge de Marat. Il se plaint que dans le temps on n’ait pas écouté l’Ami du peuple qui conseillait des mesures excellentes : « On n’écoute pas davantage ceux qui parlent aujourd’hui. Faut-il donc être mori pour avoir raison ?... Qu’on place la Terreur à l'ordre du jour ! C’est le seul moyen de donner l’éveil au peuple et de le forcer à se sauver lui- même ». Boyer fut vivement applaudi et les Jacobins le chargèrent de proposer une nouvelle rédaction (c’était la quatrième) de la pétition dont Hébert avait eu l’initiative.

Le dimanche 1er septembre, Boyer revint à la charge à l’occasion d’une lettre par laquelle la société de Mâcon réclamait une armée révolutionnaire[2]. Il avait sans doute provoqué cette lettre, car il était originaire de Mâcon, où il avait exercé la prêtrise.

Le 2 septembre enfin, le club réclama plus que jamais la destitution des fonctionnaires aristocrates. Et, pour bien manifester son évolution vers l’hébertisme, il accorda l’affiliation à la société des républicaines révolutionnaires, qui la demandait pour la seconde fois et dont la demande avait été ajournée jusque-là sans doute parce qu’on connaissait les liaisons de Glaire Lacombe, leur présidente, avec Théophile Leclerc.

Hébert se plaignit ensuite de la lenteur du tribunal révolutionnaire à juger les fédéralistes, et le communiste Boissel fit lecture de l’adresse qu’il avait rédigée pour réclamer à la Convention la destitution des nobles, l’amalgame des volontaires avec la ligne, l'armée révolutionnaire. Hébert, de son côté, présenta une rédaction qui fut applaudie et adoptée. Le club décida qu’il se réunirait le lendemain, à 9 heures du matin. Pour se rendre en niasse à la Convention.

Que se passa-t-il ensuite ? Pourquoi cette décision ne fut- elle pas exécutée ? Pourquoi l’adresse fut-elle ajournée une fois encore ? Les documents ne me permettent pas de répondre[3]. On peut supposer avec vraisemblance qu’il y avait au club des membres hostiles à la Terreur et que ceux-ci agirent sous mains et qu’ils eurent assez d’influence pour faire ajourner une manifestation qu’ils redoutaient.

Si l’agitation n’avait eu que des causes politiques, peut- être les prudents seraient-ils parvenus à la maîtriser, mais elle avait des causes économiques qui la rendirent irrésistible.

Pache n’avait refusé aux commissaires des sections l’ouverture des magasins que parce que ces magasins étaient vides. Malgré tous les efforts des représentants en mission et des agents de la ville, l’approvisionnement ne s’était pas amélioré. La correspondance d’un de ces agents, Descombes, est remplie de récriminations contre la mauvaise volonté de certaines autorités locales qu’il faut briser. Dans le département de Seine-et-Oise par exemple, « trois administrateurs ont dû être incarcérés pour avoir constamment et ouvertement suivi depuis la loi du 4 mai, les dispositions du complot de famine[4] ». Mais surtout la grande sécheresse de l’été de 1793 avait tari les rivières et beaucoup de moulins s’étaient arrêtés[5]. On avait du grain, mais on manquait de farine. A la fin d’août, juste au moment où on remettait Jacques Roux en liberté provisoire, les boulangers de Paris ne recevaient plus qu’une quantité de farine insuffisante. « L’arrivage ne s’est jamais élevé, pendant les derniers jours, à plus de 400 sacs dans une ville où la consommation journalière est de 4.500 sacs, et s’il a été plus considérable, il a complètement manqué les jours suivants[6] ».

Les rapports des observateurs du ministère de l’intérieur signalent une recrudescence des queues et des attroupements aux portes des boulangers. L’un d’eux, Perrières, écrit dans son rapport du 27 août que « la difficulté d’avoir du pain s’accroît au lieu de diminuer, même à un point inquiétant ; certains n’ont pu en obtenir qu’après une station de sept heures devant la porte d’un boulanger depuis 4 heures du matin ». Perrières ajoute cette prédiction qui devait se réaliser : « Le bruit qui court dans Paris, surtout dans le faubourg, que l’on manquera de pain samedi, peut préparer pour cette journée des troubles qu’il est important de prévenir. » Le clairvoyant observateur justifiait ses craintes par l’analyse des dispositions populaires : « Le peuple pense que les administrateurs des subsistances, couverts d’un faux masque de patriotisme et se jouant de la santé même du peuple (car le pain était de mauvaise qualité) ne cherchent qu’à s’enrichir en achetant volontairement des farines corrompues qu’ils font payer comme celles de la meilleure qualité ; ce qui excite encore davantage sa fureur, c’est que, malgré la mauvaise qualité du pain qui est notoire, les agents f les administrations soutiennent obstinément que le pain est excellent, et prennent le pitoyable détour d’accuser ceux qui se plaignent d’être dans leurs plaintes des agents de Pitt et de Cobourg. »

Il n’est guère douteux que les plaintes populaires étaient savamment entretenues et excitées par ces commissaires des sections, à la mission desquels la Convention avait brusquement mis fin par son décret du 25 août. Les assemblées de sections, qui étaient presque permanentes, leur offraient des tribunes excellentes, et il semble bien qu’ils ne se firent pas faute de s’en servir. Je vois, dans le rapport de Perrières, déjà cité, qu’à la section des Sans-Culottes, un sieur Marchand, qui pourrait bien être l’hébertiste membre du comité central du 31 mai et du comité de salut public du département de Paris, prit la parole pour réclamer une fois encore l‘ouverture et la vérification des magasins de la ville.

C’est cette agitation économique qui donnait une base sérieuse à la campagne du Père Duchesne et qui la rendait redoutable. Dans son n° 279, paru vers le 3 septembre, Hébert s’en prenait maintenant non plus seulement aux accapareurs, mais à la classe même des négociants, dans un article à rendre jaloux Théophile Leclerc et Jacques Roux. « La patrie, f..... ! les négocians n’en ont point. Tant qu’ils ont cru que la Révolution leur serait utile, ils l’ont soutenue, ils ont prêté la main aux Sans-Culottes pour détruire la noblesse et les parlemens ; mais c’était pour se mettre à la place des aristocrates. Aussi, depuis qu’il n’existe plus de citoyens actifs, depuis que le malheureux Sans-Culotte jouit des mêmes droits que le plus riche maltôtier, tous ces j..... f..... nous ont tourné casaque et ils employent le vert et le sec pour détruire la République, ils ont accaparé toutes les subsistances pour les revendre au poids de l’or ou pour nous amener la disette ; mais, comme ils voyent les Sans-Culottes disposés à mourir plutôt que de redevenir esclaves, ces mangeurs de chair humaine ont armé leurs valets et leurs courtauds de boutique contre la Sans-Culotterie ; ils ont fait pis, ils ont nourri, habillé, approvisionné les brigands de la Vendée ; ils ouvrent en ce moment les ports de Toulon et de Brest aux Anglais[7], et ils sont en marché avec Pitt pour livrer les colonies... » Sans doute Hébert avait beau ajouter ensuite cette réserve : « Qu’on ne croie pas que je méprise le commerce. Personne n’honore plus que moi l’homme honnête qui vit de son industrie. Bien n’est plus respectable qu’un bon négociant, qu’un marchand patriote. » Cette réserve, qu’il atténuait d’ailleurs par cette réflexion : « Malheureusement les hommes de cette trempe sont rares », n’enlevait pas à son article son caractère de gravité. Hébert prêchait la guerre contre les Marchands juste an moment où les Jacobins, pour des raisons inexplicables, s’abstenaient de porter à la Convention l’adresse que lui, Hébert, était parvenu, après huit jours de lutte, à leur faire adopter.

Si on remarque que, le 3 septembre, jour où la pétition d’Hébert aurait dû être présentée a là 'Convention par les Jacobins, l'Assemblée vota deux décrets populaires, le décret de l’emprunt forcé sur les fiches et le principe du maximum des grains, farinés et fourragés, on peut supposer que les meneurs des comités et des Jacobins espérèrent par ces deux votes calmer l’agitation populaire et faire patienter le club.

 

LA JOURNÉE DU 4 SEPTEMBRE 1793.

Quoi qu’il en soit, ce résultat ne fût pas atteint, bien au contraire ! Les hébertistes, déçus par l’ajournement de la pétition, préparèrent leur revanche. C’est un fait significatif que, le 4 septembre, le 'Comité de Salut public du 'département de Paris où siégeaient tant d’amis d’Hébert, ait prié le Comité de Salut public de la Convention de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser la disette factice des subsistances et les rassemblements aux portes des boulangers. Pourquoi cette requête était-elle adressée au gouvernement et non pas à la Commune ? Est-ce que les meneurs hébertistes cherchaient déjà à dégager leur responsabilité des évènements qui allaient se produire ?

Le jour même où le Comité de Salut public du département de Paris adressait au Comité de Salut public cette lettre assez inquiétante, les 'meneurs mobilisaient leurs forces dans la rue dès cinq heures du matin, ils passaient dans les ateliers et faisaient sortir les ouvriers qui s’attroupaient, « ouvriers du bâtiment d’un côté, serruriers de l’autre ». « Le premier mouvement, dit Chaumette[8], s’est manifesté sur le boulevard, aux environs de la maison de la guerre ». Il y a là une mordication intéressante. Les ouvriers ainsi débauchés étaient sans doute employés dans les fabrications de guerre. Quand on sait que les bureaux de Bouchotte étaient remplis d’hébertistes, on devine d’où est parti le signal. Une lettre de Pache à Hanriot du jour même dit que les meneurs faisaient descendre de leurs échafaudages les ouvriers du bâtiment en les engageant à venir demander du pain à la Commune ou à la Convention. Le rassemblement gagna les rues du Temple, Sainte-Avôie et les rues adjacentes[9]. Les ouvriers, et particulièrement les maçons, se plaignaient de la difficulté où ils étaient de se procurer du pain et réclamaient une augmentation de salaires. Le corps municipal s’assembla vers midi. Ordre fut donné à Hanriot de doubler les postes et ‘les réserves, de multiplier les patrouilles et de faire battre le rappel[10]. Puis On discuta sur les subsistances.

Pendant que le corps municipal délibérait, la foule avait empli la place de Grève. Une tablé avait été posée au milieu de la place. Les manifestants s’étaient formés en assemblée. Ils avaient nommé lin bureau (fui avait rédigé en leur nom une pétition. Les assistants apposèrent leurs signatures, puis nommèrent une députation pour présenter leurs vœux à la mairie. « Depuis deux mois, dit l’orateur, eu s’adressant au maire et au corps municipal, nous avons souffert en silence, dans l’espérance que cela finirait, mais au contraire le niai augmente tous les jours. Nous venons donc vous demander que vous vous occupiez des moyens que le salut public exige ; faites en sorte que l’ouvrier, qui a travaillé pendant le jour et qui a besoin de se reposer la nuit, ne soit pas obligé de veiller une partie de la nuit et de perdre la moitié de sa journée pour avoir du pain et souvent sans en obtenir. »

Un dialogue s’engage entre le maire et les ouvriers : « Pourquoi n’empêche-t-on pas de sortir du pain de Paris ? — Le corps municipal l’a arrêté maintes fois. — Pourquoi cet arrêté n’est-il pas exécuté ? — Le corps municipal ne peut qu’ordonner et charger les sections de l’exécution ; or, c’est vous qui formez les sections. — Y a-t-il des subsistances à Paris ? S’il y en a, mettez-en sur le carreau ; s’il n’y en a pas, dites-nous-en la cause ; le peuple est levé, les Sans- Culottes qui ont fait la Révolution vous offrent leurs bras, leur temps et leur vie ! » La députation grossit peu à peu. La salle du corps municipal est bientôt remplie par une foule qui crie du pain ! du pain ! Chaumette et un autre membre du parquet courent à la Convention, vers 8 heures du soir, pour la prévenir de ce qui arrive. Admis à la barre, Chaumette exprime la crainte que des malintentionnés ne se mêlent au peuple pour amener des désordres plus graves, il dénonce des propos inciviques tenus au Palais-Egalité et au Jardin des Tuileries. Il peint l’agitation des sections. Celle du Pont-Neuf a été la veille le théâtre d’une scission. Il termine en déclarant que « tous ces mouvemens divers ne lui paraissent avoir d’autre but que d’apporter des retards et empêcher, s’il se peut, le départ des citoyens mis en réquisition. »

Le président de l’Assemblée, qui était Robespierre, lui répond que 1a Convention « s’occupe des subsistances et par conséquent du bonheur du peuple. » Il lui donne lecture de la résolution qu’elle vient de voter sur la proposition de Gaston : « La Convention nationale décrète que le maximum des objets de première nécessité sera fixé et renvoie à sa commission des subsistances, pour lui présenter dans huitaine le mode d’exécution. » Chaumette se retire en emportant cet extrait du procès-verbal qui était la promesse du maximum général. Gela suffira-t-il pour calmer l’émeute ?

Pendant son absence, le corps municipal avait levé sa séance et le conseil général de la Commune s’était rassemblé à son tour, à 8 heures et demie du soir, dans la grande salle de l’Hôtel-de-Ville, qui fut bientôt remplie d’une foule entassée sur les banquettes, dans les tribunes, dans les couloirs. La discussion recommence, scandée par des cris de plus en plus nombreux du pain ! du pain ! Chaumette arrive et donne lecture du décret établissant en principe le maximum général. L’effet produit est nul : « Ce ne sont pas des promesses qu’il nous faut, s’écrie la foule, c’est du pain, et tout de suite ! »

Alors Chaumette monte sur une table et prononce une de ses meilleures harangues, enflammée mais adroite. « Et moi aussi, j’ai été pauvre, et par conséquent je sais ce que c’est que les pauvres ! » Cet exorde ex abrupto lui obtient immédiatement un grand silence. Il continue : « C’est ici la guerre ouverte des riches contre les pauvres ; ils veulent nous écraser ; eh bien ! il faut les prévenir ; il faut les écraser nous- mêmes ; nous avons la force en mains ! Les malheureux qu’ils sont ! Ils ont dévoré le fruit de nos travaux ; ils ont mangé nos chemises, ils ont bu notre sueur et ils voudraient encore s'abreuver de notre sang ! » Chaumette conclut[11] : « 1° Qu’il soit transporté à la halle une quantité de farine suffisante pour fournir le pain nécessaire à la journée de demain ; 2" qu’il soit demandé un décret à la Convention nationale pour mettre sur le champ une armée révolutionnaire sur pied, à l’effet de se transporter dans les campagnes où le blé est en réquisition, assurer les levées, favoriser les arrivages, arrêter les manœuvres des riches égoïstes et les livrer à la vengeance des lois. » Ce réquisitoire, qui- renfermait l'essentiel des mesures proposées aux Jacobins par Hébert et Boyer depuis plusieurs jours, fut adopté. La Commune faisait siennes les principales revendications des Hébertistes, auteurs cachés du mouvement.

Hébert ravi prit ta parole à son, tour pour conseiller au peuple « de se porter demain en masse à la Convention pour appuyer la pétition ». Qu’il l’entoure comme il a fait au 10 août, au 2 septembre et au 31 mai, et qu’il n’abandonne pas ce poste jusqu’à ce que la représentation nationale ait adopté les moyens qui sont propres pour nous sauver... Que l’armée révolutionnaire parte à l’instant même où le décret aura été rendu ; mais surtout que la guillotine suive chaque rayon, chaque colonne de cette armée. »

Rendez-vous fut pris le lendemain à onze heures pour adopter le texte définitif de la pétition qu’on présenterait à la Convention. « Tous les ouvriers, autres que ceux employés pour la République, sont invités à fermer leurs ateliers. » (Moniteur).

La Commune prolongea sa séance jusque très avant dans la nuit, Elle décida de mettre sur le champ en activité pour moudre les grains « les moulins à feu » inventés par Périer. « Il sera en outre établi sur la Seine 50 moulins à eau. »

La Commune décida encore de mettre en arrestation chez eux les anciens administrateurs des subsistances de la ville : Carin, Defavanne, Cousin, Bidermann et Filleul, et de prendre la même mesure à l’égard de l’ancien ministre de l’intérieur Carat. Elle décida aussi que les citoyens ne pourront se rendre à la porte des boulangers qu’à partir de 4 h. ½ du matin et que les boulangers n’ouvriront pas leurs boutiques avant 5 heures ; qu’ils ne fabriqueront plus que des pains de 5 livres et que ces pains porteront leur marque.

Chaumette, enfin, fil nommer une commission pour visiter tous les jardins compris dans les immeubles nationaux, afin de les mettre eu culture en les affermant par petites portions. On inviterait tous les citoyens possédant des jardins particuliers à les faire cultiver et à les ensemencer de légumes et autres denrées nécessaires à la vie. On inviterait la Convention à mettre en culture, au profit des hôpitaux, le jardin des Tuileries « qui, jusqu’à présent, n’a offert aux yeux que des massifs, inutiles aliments du luxe des cours ».

Vers dix heures du soir, les assistants sont invités a se rendre dans leurs sections respectives pour y faire part de ces résolutions. La salle se vide peu à peu, mais l’agitation connue dans les sections.

La Commune est obligée d’envoyer quatre de ses membres, à la section du Pont-Neuf pour rétablir l’ordre qui y était troublé par les aristocrates.

D’autres sections députent à l’Hôtel-de-Ville. Celle des Lombards demande qu’il ne soit plus fabriqué qu’une seule espèce de pain. La commission renvoie le vœu aux administrateurs de la police et des subsistances.

La section de la Cité fait part qu’elle a décidé de demander a ta Convention de traduire au tribunal révolutionnaire deux fermiers de Seine-et-Oise qui ont refusé de vendre leurs grains. La Commune déclare qu’elle appuiera la demande de cette section.

Les sections de la Fontaine de Grenelle et de la Montagne annoncent qu’elles ont appris par des dénonciations que le complot avait été formé d’assassiner le maire et plusieurs autres patriotes.

« La section des Sans-Culottes annonce qu’elle s’est déclarée en insurrection contre les riches qui veulent asservir et le peuple et la République. » (Moniteur).

« La section de Molière et Lafontaine déclare qu’elle est prête ii marcher pour la défense de ses magistrats, s’ils, étaient insultés. »

Les sections des Gravilliers et de l’Arsenal adhèrent toutes deux au réquisitoire de Chaumette sur la formation d’une armée révolutionnaire.

Les commissaires envoyés à la section du Pont-Neuf[12] reviennent annoncer que les aristocrates de cette section, qui troublaient l’ordre, ont eu le dessous et que leurs chefs sont arrêtés.

On décide enfin de demander à la Convention dans la pétition du lendemain l’institution d’une indemnité en faveur des membres des comités révolutionnaires, et on lève cette longue et orageuse séance à minuit et quart.

Dans cette journée du 4 septembre, l’hébertisme avait passé la revue de ses forces. Ainsi que l’avait déclaré le Père Duchesne, un nouveau 10 août, un nouveau 31 mai, se préparait. Mais, pour le réussir, il fallait entraîner les Jacobins, comme on l’avait fait à la veille de ces grandes journées.

 

LES JACOBINS SONT ENTRAÎNÉS.

Robespierre, qui représentait au club la pensée gouvernementale, ne manqua pas de se rendre à la séance. Son ana Renaudin, juré au tribunal révolutionnaire, s’y rendit aussi. Leur tactique fut simple autant qu’adroite. Ils mirent en garde les Jacobins contre une émeute qui comblerait de joie les aristocrates. Renaudin commença par dénoncer les contre-révolutionnaires qui se mêlaient aux bons citoyens jusque dans les tribunes du club. « Ils disent, en s’y rendant : nous allons chez le cousin Jacques, comparant, dit l’orateur, la société à Jacques Clément. » Renaudin ajouta que les aristocrates déguisés, qui assistaient aux séances, se reconnaissaient à ce signe qu’ils disaient des horreurs de Robespierre. Il termina en invitant les citoyens des tribunes à dévisager les figures suspectes et à en faire justice. Ainsi, dès le début de la séance, était posée comme une règle que quiconque dirait du mal de Robespierre était suspect d’aristocratie.

Quelques instants plus tard, Robespierre prononça un long discours où il insista sur cette idée qu’il existait « un complot d’affamer Paris et de le plonger dans le sang ». Le Comité de Salut public en avait les preuves. C’était mettre le club en garde contre les conseils de violence des Enragés et des Hébertistes. Robespierre s’appliquait ensuite à rassurer les esprits que la nouvelle de la prise de Toulon avait pu émouvoir. Revenant à la question principale, aux subsistances, « nous ferons des lois sages, mais en même temps terribles, disait-il en termes vagues, sans doute à dessein, qui, en assurant tous les moyens d’existence, détruiront à jamais les accapareurs, pourvoiront à tous les besoins du peuple, préviendront tous les complots, les trames perfides ourdies par les ennemis du peuple pour l’insurger par la faim, l’affaiblir Par les divisions, l’exterminer par la misère. Si les fermiers opulens ne veulent être que les sangsues du peuple, nous les livrerons au peuple lui-même... » Mais, après cette menace jetée en pâture aux tribunes, Robespierre ajoutait : « Réunissons ce faisceau redoutable contre lequel tous les efforts des ennemis du bien public se sont brisés jusqu’à ce jour, ne perdons pas de vue quils ne désirent autre chose que de nous rendre suspects les uns aux autres et particulièrement de nous faire haïr et méconnaître toutes les autorités constituées. » Cet appel à lunion des patriotes, à la subordination aux autorités, était lobjet principal de Robespierre. Il termina en annonçant que Pache était assiégé à lHôtel-de-Ville, ‘non pas par le peuple, mais par quelques intrigants qui linjurient, linsultent et le menacent ». A ces mots, plusieurs voix s’écrièrent qu’il fallait aller délivrer le maire et, séance tenante, sur la proposition de Léonard Bourdon, une députation de vingt Jacobins fut nommée pour se rendre à l’Hôtel- de-Ville.

A l’Hôtel-de-Ville, où tout était calme, Léonard Bourdon prit la parole au nom des Jacobins. Il assura la foule que les députés montagnards s’empresseraient de faire décréter le lendemain par la Convention les mesures qui venaient d’être arrêtées par le peuple de concert avec ses magistrats. Ainsi s’opérait la liaison, l’entente des Jacobins, de la Commune et des sections pour conserver à la journée du lendemain un caractère pacifique.

Pourtant l’intervention de Renaudin et de Robespierre n’avait guère satisfait la partie violente du club. Après le départ de Bourdon pour l’Hôtel-de-Ville, l’hébertiste Royer monta à la tribune pour essayer de neutraliser l’effet de leurs appels au calme et à la confiance. Il attaqua Parère et Gain- bon en citant le témoignage du jacobin Loys. Robespierre dut défendre Parère. Royer n’en continua pas moins ses critiques. « Barère a tenu une marche tortueuse dans la Révolution. Si le côté droit eut triomphé, Barère serait aujourd’hui sur ses pieds et insulterait aux Jacobins anéantis. Robespierre, ton âme est pure, lu crois celles avec lesquelles tu communiques semblables à la tienne, c’est tout simple ». Puis, brusquement, laissant la Robespierre et Barère, Royer fit honte aux Jacobins de leurs tergiversations et de leur timidité : « Quant à vous, Jacobins, jusques à quand délibérerez-vous san agir ? A quoi aboutiront ces vains cris ? Qu’ayez-vous fait depuis huit jours ? Rien. Montrez-vous tels que vous étiez dans ces jours difficiles où vous sauvâtes la liberté. Changez de tactique, je vous en conjure. Agissez et ne parlez plus... » Et, dans un mouvement oratoire mélodramatique, mais puissant, Royer montrait aux voûtes du club les chaînes qu’avaient portées les galériens de Châteauvieux : « Arrachons de nos murs ces fers, image de la tyrannie et de l’esclavage, restes impurs d’un temps que nous exécrons tous, signes infâmes qui ne doivent plus souiller le temple de la liberté, Promenons dans les rues ces marques de notre antique servitude. Disons au peuple : voilà ce que te réservent les despotes coalisés contre loi ! Voilà ce qu’il faut éviter par un effort magnanime ! Prenons aussi les bustes de Marat et de Le Pelletier. Que les statues de ces infortunés législateurs lui servent de point de ralliement et que leur nom soit le cri de sa victoire ! Que Paris s’ébranle à la fois ! Qu’il, suive ses amis sincères ! Qu’il accompagne les Jacobins dans le sanctuaire des lois ! Là nous dirons à la Convention : nous venons nous confondre avec vous, législateurs, identifiez-vous avec le peuple et secondez tops ses efforts pour l’extinction de ses ennemis. Port de l’assentiment de ses représentais, le peuple se répandra dans les rues, dans les maisons. Il y saisira tous les traîtres ou plutôt il les livrera à la vengeance des lois. Il abandonnera à ses législateurs, à ses jugés, le soin de prononcer sur le sort des coupables, celui d’en distinguer l’innocent, celui d’assurer le bonheur du peuple, sa souveraineté, sa liberté, son indépendance, par l'anéantissement total de ceux qui s’en montrèrent jusqu’à ce jour les, ennemis si acharnés ».

Ainsi, tandis que Robespierre et Renaudin prêchaient le calme et l’obéissance et mettaient en garde contre les pièges des aristocrates, Royer semait la défiance contre l’Assemblée et ses comités, conviait les Jacobins à une grande manifestation populaire qui se terminerait par l’arrestation immédiate de tous les suspects. Entre les deux courants les Jacobins ne se prononcèrent pas. Il n’y eut pas de vote. Mais la conclusion de Royer fut accueillie par un enthousiasme général, et peu après, quand la députation conduite par Léonard Bourdon et Desfieux à l’Hôtel-de-Ville revint au club rendre compte de sa mission, les Jacobins ne renièrent pas l’engagement que leur députation avait pris de conduire le peuple a la Convention le lendemain. L’hébertisme aurait-il donc le dernier mot ?

 

LA JOURNÉE DU 5 SEPTEMBRE.

Le lendemain, 5 septembre, la manifestation se déroula suivant le protocole arrêté par ses organisateurs.

Rendez-vous à l’Hôtel-de-Ville à midi et quart. Une députation des Jacobins demande l’arrestation des suspects. Puis Chaumette donne lecture de la pétition qu’il présentera à la Convention : « Elle est couverte de nombreux applaudissements et adoptée à l’unanimité. »

La section du Panthéon annonce « qu’elle a purgé de son sein tous les aristocrates ». Elle proteste qu’on fait trop de discours et qu’on n’agit pas assez. Echo des paroles prononcées la veille aux Jacobins par Royer. On applaudit.

Hébert dénonce une brochure aristocratique qui dépeint les Jacobins comme des monstres et tâche de persuader les muscadins, clercs de procureurs, etc., « que la levée en masse servira à les rendre esclaves et à les réduire à porter à leur tour la sellette du décrotteur »

Dunouy, un ami de Chaumette, prononce quelques mots sur l’approvisionnement de Paris. « Il rappelle à ce sujet que Paris avait autrefois la direction et la police sur toutes les rivières y affluentes, ainsi que sur les marchés de Sceaux, de Poissy et de Bernay. » On applaudit à ses vues, mais on juge que leur objet n’est point de la compétence de la Commune.

A midi trois quarts, le cortège, précédé de Pache et de Chaumette, quitte l’Hôtel-de-Ville pour se rendre à la Convention. Une foule nombreuse l’escorte et le suit derrière des pancartes où on lisait : Guerre aux tyrans, Guerre aux aristocrates, Guerre aux accapareurs !

L'Assemblée, qui s’attend à cette visite, s’y est préparée en s’empressant de voter, sans débat, sur le rapport de Merlin (de Douai), la division du tribunal révolutionnaire en quatre sections, qui fonctionneront simultanément. Elle a ensuite abordé, sur une pétition de la section de la Cité, la question des subsistances. Coupé, de l’Oise, proposait l’institution de la carte de pain quand la Commune se présenta à la barre.

Pache expliqua en quelques mots que la disette avait pour cause la non-exécution des lois, l’égoïsme et la malveillance des riches cultivateurs et que le peuple était fatigué de ces manœuvres. Puis Chaumette donna lecture de la pétition. Il dénonçait l’affreux système conçu pour affamer le peuple, afin de le vaincre en le forçant « à échanger honteusement sa liberté, sa souveraineté, contre un morceau de pain ». Il flétrit les nouveaux seigneurs qui spéculaient sur la misère publique. Il peignit les inquiétudes, les troubles, les complots incessants. Il appela de ses vœux « l’être puissant dont le cri terrible réveillera la justice assoupie ou plutôt paralysée, étourdie par les clameurs des partis, et la forcera enfin à frapper les tètes criminelles »[13]. Le temps était venu pour le peuple d’écraser ses ennemis, s’il ne voulait pas être écrasé par eux. Alors Chaumette se tourna vers la Montagne, qu’il nommait d’une métaphore biblique le Sinaï des Français : « Montagne Sainte, devenez un volcan dont les laves brûlantes détruisent à jamais l’espoir du méchant et calcinent les cœurs où se trouve encore l’idée de la royauté. » Il fallait sans plus tarder former cette armée révolutionnaire, déjà décrétée en principe « et que l’intrigue et la frayeur des coupables ont fait avorter ». L’armée révolutionnaire sera suivie « d’un tribunal incorruptible et redoutable et de l’instrument qui tranche d’un seul et même couples complots et les jours de leurs auteurs ». L’orateur combattait d’avance les objections qu’il prévoyait. Non ! l’armée révolutionnaire ne ferait courir aucun danger à la liberté. « Cette armée sera composée de républicains, et si quelque audacieux osait dire d’elle ; « mon armée », il serait sur le champ mis à mort ! »[14]

Robespierre, qui présidait[15], répondit à Chaumette : « Les ennemis du peuple provoquent depuis longtemps sa vengeance. Le peuple est debout, ses ennemis périront... La sollicitude de la Convention est éveillée sur les malheurs du peuple ; elle ne peut être heureuse que de son bonheur ; elle s’en occupe sans cesse. Que les bons citoyens se serrent autour d’elle... »

Chaumette reprit la parole pour demander la mise en culture des jardins d’agrément.

Moyse Bayle, Raffron, Dussaulx convertirent en motion les demandes de Chaumette, mais Billaud-Varenne, tout en y applaudissant, ne les trouva pas suffisantes : « Il faut qu’aujourd’hui même tous nos ennemis soient mis en état d’arrestation. » Il est remarquable que Chaumette n’ait rien dit de cette mesure de l’arrestation des suspects qu’Hébertistes et Enragés ne cessaient de réclamer depuis longtemps sans doute, parce que cette demande figurait dans la pétition des Jacobins. Billaud ne s’en tint pas à cette addition importante. Il voulut que l’armée révolutionnaire fût organisée séance tenante. Il proposa de décréter la peine de mort contre les administrateurs qui négligeraient d’exécuter une loi quelconque, et il conclut : « Si le3 révolutions traînent en longueur, c’est parce qu’on ne prend jamais que des demi- mesures. » Léonard Bourdon appuya en proposant que l’armée révolutionnaire fût pourvue d’un tribunal qui arrêterait et jugerait séance tenante les suspects et les malveillants.

Cependant des objections et des protestations s’élevèrent. Homme demanda la question préalable sur les tribunaux ambulants. Il fut accueilli par des murmures. Jeanbon Saint- André, au nom du Comité de Salut public, voulut à son tour faire dés réservés, demander des ajournements, afin de mûrir les mesures proposées. Les rumeurs recommencèrent. Drouet et Billaud interrompirent le rapporteur du Comité. Gaston renchérit. Il proposa que les sections fussent déclarées permanentes, que les barrières fussent fermées, qu’on arrêtât sur le champ les suspects. C’était ce qu’avait réclamé Royer la veille aux Jacobins.

Mais Basire, qu’on accusait déjà depuis quelque temps de modérantisme, s’opposa à ces mesures précipitées. Il déclara qu’on préparait à Paris une révolution sectionnaire, « comme celle qui avait eu lieu à Lyon, à Marseille et à Toulouse ». A l’en croire, le Comité de Salut public avait acquis là preuve d’un complot aristocrate. Il insista pour qu’on lui accordât l’ajournement qu’avait demandé Jeanbon Saint-André. Basire fut fraîchement accueilli.

Danton s'élança à la tribune ou l’accompagnèrent des applaudissements prolongés. Il commença par déclarer qu’il fallait mettre à profit l’élan sublime dû peuple, qu’il n’y avait pas d’autres mesures à prendre que celles qu’il proposait lui-même, « car c’est le génie national qui les a dictées ». Il fallait donc décréter sûr le champ l’armée révolutionnaire. Danton ne s’effrayait pas des menées aristocratiques dont avait parlé Basire. Pour les annuler, il proposa de payer une indemnité de 40 sous par séance aux Sans-Culottes qui se rendraient aux assemblées de sections, mais de réduire ces assemblées à deux par semaine, les dimanches et les jeudis. Il demanda encore qu’un crédit de 100 millions fut affecté aux fabrications d’armes. Son discours déchaîna un grand enthousiasme, des cris de Vive la République ! et ses propositions furent votées.

Si on songe que le Comité de Salut publie, par la bouche de Saint-André, avait demandé un ajournement, on constate que Danton, en arrachant un vote précipité, avait mis le gouvernement en mauvaise posture.

En vain Homme protesta contre l’indemnité à payer aux assistants des assemblées sectionnaires : « C’est bien peu compter sur le zèle civique des citoyens, c’est faire entendre qu’on ne les croit pas assez ardents amis de la liberté. » Il fut interrompu par des murmures. Fabre d’Eglantine lui répondit que l'indemnité proposée par Danton était le meilleur moyen de déjouer le projet de contre-révolution sectionnaire. L’Assemblée maintint son vote en ajoutant que l’indemnité serait payée par un impôt spécial sur les riches.

Billaud-Varenne insista pour l’arrestation des suspects et pour le rapport du décret « contre-révolutionnaire » qui défendait les visites domiciliaires pendant la nuit.

Encore une fois Basire s'efforça de combattre la mesure et de là faire ajourner. Il demanda une définition des gens suspects, il affirma qu’il y avait des nobles qui servaient la patrie, que les prêtres avaient presque tous été déportés. Puis, par une habile diversion, il s’attaqua à ceux qu’il appelait « les hurleurs des sections », beaucoup plus dangereux que les nobles et les prêtres, car ils affectaient le patriotisme. Il fallait épurer les comités révolutionnaires en les purgeant de ces hypocrites. C’était le moyen de faire tourner contre les 'Enragés la mesure de l’arrestation des suspects et peut-être contre les Hébertistes.

Billaud-Varenne remonta à la tribune pour réclamer de nouveau la fermeture des barrières ou tout moins la suspension des passeports. Une opération révolutionnaire comme l’arrestation des suspects ne pouvait réussir que si elle était brusquée.

Opiniâtre, Basire soutint que le grand point était d’avoir des comités révolutionnaires composés de bons patriotes. C’est alors que Robespierre descendit du fauteuil où il fut remplacé par Thuriot, qui annonça que le Comité de Salut public était prêt à faire son rapport sur les mesures proposées.

Mais Billaud-Varenne, décidément défiant à l’égard du Comité de Salut public, dont il ne faisait pas encore partie, déclara qu’il n’était pas besoin de passer par la filière du Comité pour voter sur l’indemnité à accorder aux membres dos comités révolutionnaires, et l’Assemblée lui donna raison en votant sa motion.

L’Assemblée vota encore l'épurement des comités révolutionnaires et leur enjoignit de procéder sur le champ à l’arrestation des suspects.

Puis la députation des Jacobins, réunis aux commissaires des 48 sections, se présenta à la barre. Elle réclama la prompte punition des chefs girondins, l’institution d’un tribunal révolutionnaire qui suivrait l’armée révolutionnaire, le bannissement des nobles de toutes les places civiles et militaires et leur détention jusqu’à la paix : « Il est temps que l’égalité promène la faux sur toutes les têtes. Il est temps d’épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! législateurs, placez la Terreur à l’ordre du jour ! »

Thuriot répondit que la plupart de ces vœux avaient déjà reçu satisfaction par les votes précédents. La section de l’Unité lut une longue adresse pour demander entre autres choses que les décrets rendus contre les agioteurs et les accapareurs ne demeurassent pas illusoires et sans effet, que les subsistances fussent assurées dans toute la République, qu’on établît dans Paris 12 tribunaux révolutionnaires pour faire justice des traîtres, etc.

Drouet appuya cette pétition dans un violent discours où il s’écria : « Puisque notre vertu, notre modération, nos idées philosophiques ne nous ont servi de rien, soyons brigands pour le bonheur du peuple ! » Ce mot de brigand choqua l’Assemblée qui murmura, mais Drouet n’en continua pas moins ses malédictions contre les suspects. Il déclara que ceux-ci devaient répondre sur leurs tètes des malheurs de l’Etat et que les comités révolutionnaires devaient être autorisés à les incarcérer sans donner de motifs.

Drouet avait passé la mesure. Thuriot quitta le fauteuil et s’élança à la tribune pour lui répondre. Il protesta que la Révolution travaillait pour l’humanité : « Loin de nous l’idée que la France soit altérée de sang, elle n’est altérée que de justice... » Il mit en garde contre les fausses mesures qui permettraient aux ennemis de calomnier la Convention : « Forçons nos ennemis mêmes de rendre hommage à la grandeur de notre conduite. » L’Assemblée éclata en applaudissements, et Drouet lui-même s’y associa en s’écriant : « Je demande qu’on ne puisse assommer un Prussien que la loi à la main. »

La Terreur qu’organisait la Convention, à la demande de la Commune, des Jacobins et des sections, serait donc une Terreur légale. Elle n’aurait rien des violences anarchiques rêvées par un Théophile Leclerc.

A la fin de la séance, Barère vint enfin donner l’adhésion du Comité de Salut public aux mesures votées par la Convention. Le Comité proposerait dès le lendemain les moyens nécessaires pour recruter une armée révolutionnaire de 6.000 hommes et de 1.200 canonniers. Barère fit l’éloge de Pache. Il s’attacha à démontrer l’existence d’un complot contre-révolutionnaire qu’il fallait déjouer. Il rejeta sur les royalistes déguisés toutes les responsabilités de la crise des subsistances : « Vous aviez pris, dit-il, une mesure sage pour que le maximum fût le même dans tous les départements. Eh bien ! c’est un moment qu’on a choisi pour préparer un mouvement sur les subsistances. On a voulu, à la naissance de cette loi, l’entourer de préventions et de craintes, parce qu’on savait qu’elle serait efficace... » Barère applaudit enfin à l’arrestation des suspects.

Billaud-Varenne fit encore voter la mise en accusation des anciens ministres Clavière et Lebrun devant le tribunal révolutionnaire, et la séance fut levée. Le même soir, Billaud-Varenne avait été nommé à la présidence de la Convention. Ce choix consacrait l'influence toute-puissante de l’hébertisme. Le lendemain l’hébertisme entrait au gouvernement avec Ha nomination au Comité de Salut public du même Billaud-Varenne et de son ami Collot-d’Herbois[16].

 

LES CONSÉQUENCES.

Il n’est pas besoin de longs développements pour faire sentir l’importance et la signification de ces deux journées des 4 et 5 septembre 1793. Elles furent d’abord une sorte de revanche des sections contre la Commune et contre la Convention, qui avait prononcé, le 25 août, la dissolution de leur commission d’enquête sur les subsistances.

La Commune, Pache, Chaumette sont maintenus en fonctions, mais parce qu’ils ont consenti à se faire les organes des meneurs des sections. Ils ont réclamé avec eux l’armée révolutionnaire, c’est-à-dire le moyen d’exécuter par la force lés lois sur les subsistances ; restées presque lettre morte. Les Jacobins, la Convention ont été entraînés comme la Commune. Le Comité de Salut public, qui a résisté plus longtemps ; a dû subir lui aussi le mouvement qu’il n’a pas pu empêcher. C’est un fait significatif que Robespierre se soit tu [tendant toute la longue séance du 5 septembre, dont il n’a présidé que le début

 Dans le domaine des subsistances, la victoire d’Hébert veut dire qu’on recourra de plus en plus ti la contrainte et à la répression pour faire Sortir le blé des greniers et pour maintenir, par la taxe, une proportion équitable entre le prix des denrées et le cours de l’assignat. Elle veut dire aussi que la nouvelle politique économique et sociale qu’on inaugure sera une politique étatique mise au service de la classe des déshérités.

Entre la méthode du Père Duchesne et la méthode des Enragés, la différence est celle-ci : le Père Duchesne veut une Terreur légale, qui s’exerce par les autorités constituées épurées au préalable ; Jacques Roux et surtout Théophile Leclerc ne répugnent pas à l’action directe ; c’est-à-dire aux moyens illégaux, et par là ils prétérit le banc à l’accusation de favoriser la Contre-Révolution.

Aussi, pour que la Terreur légale s’organise, faut-il d’abord que la Terreur populaire, propagée par les Varlet, les Jacques Roux et les Leclerc, disparaisse, faut-il que ceux-ci soient mis dans l’impossibilité de continuer à agiter les masses, et, par, une conséquence logique, la journée du 5 septembre qui assure le triomphe du programme dos Enragés va accélérer la chute de leurs chefs.

 

 

 



[1] Ces deux représentants avaient suspendu Rossignol le 22 août et avaient ordonné son arrestation le 24 août. Rossignol fut réintégré et les représentants rappelés.

[2] La première armée révolutionnaire avait été créée à Lyon par Dubois-Crancé en mai 1793. Les Cordeliers en demandaient une pour Paris le 13 mai 1793 et le même jour Robespierre fit la même proposition aux Jacobins. Le 31 ruai, Delacroix proposa de créer cette armée au chiffre de G.000 hommes Le Comité insurrectionnel du 1er juin voulut la porter à 20.000 hommes payés 2 fr, par jour. Le 2 juin la Convention décréta qu’elle serait de 10.000 hommes. Mais la Commune y était hostile. « Où trouverez-vous tant d’argent ? » avait dit Chaumette. Les canonniers de Paris s’opposèrent à sa création. Le 11 juin, la section des Piques, réunie à l’Evêché avec quelques autres sections réclama un ajournement. Le décret du 2 juin ne fut pas exécuté.

[3] Dans une lettre à Couthon datée du 3 septembre, Boissel écrit : « On s’assemble ce matin aux Jacobins pour recueillir l’assentiment général et la [la pétition] porter en masse à la Convention, » Les Jacobins se sont peut-être réunis, mais ils n’ont rien présenté à la Convention. La lettre de Boissel est dans les papiers Couthon aux archives nationales. T 516.

[4] Lettre des administrateurs des subsistances de Paris à Descombes en date du 18 septembre. TUETEY, Répertoire, t. X, n° 2575.

[5] « Si les eaux étaient moins basses, vous auriez vu l’abondance arriver dans nos murs et les calomniateurs réduits au silence. » (Ordre d’Hanriot du 2 septembre).

[6] TUETEY, Répertoire, t. IX, n° 1185, 1189, etc.

[7] La nouvelle de la défection de Toulon fût apportée à Paris par Soulès le 2 septembre. Brest ne fut pas livré. Le numéro du Père Duchesne est sans doute immédiatement postérieur à cette nouvelle.

[8] D’après le discours de Chaumette à la Convention, A la fin de la séance du 4 septembre. Archives parlementaires, t. LXXIII. p. 395.

[9] Moniteur. Compte rendu de la séance de la Commune du 4 septembre.

[10] D’après le Républicain français, dans Buchez et Roux, t. XXIX. pp. 2fi et sq., Pache écrivit deux lettres à Hanriot. Elles sont analysées dans le Catalogue Charavay 1862, p. 20’l,

[11] Dans le Moniteur, le réquisitoire de Chaumette est placé avant son départ pour la Convention. Nous suivons ici la version du Républicain français.

[12] Le Républicain français nomme le municipal Bernard qui prit la parole, en leur nom. Ce Bernard était sans doute le prêtre marié qui périra avec Robespierre.

[13] Cet être puissant était-il le dictateur qu’avait déjà réclamé Simond aux Jacobins le 28 juillet ? On accusera les Hébertistes de comploter l’établissement d’un grand juge.

[14] Fabre d’Eglantine, dans son Précis sur l’affaire Chabot, relèvera cette phrase comme révélant les arrière-pensées des Hébertistes. Voir mon livre L’affaire de La compagnie des Indes, p. 156.

[15] C’est par erreur que Bûchez et Roux ont indiqué Thuriot, et cette erreur a été reproduite par Michelet qui l'a agrémentée de déductions hostiles à Robespierre, selon son habitude. Thuriot ne présida qu’un peu plus tard, quand Robespierre lui céda le fauteuil (Archives parlementaires, t. LXXIII, p. 418).

[16] Danton, également nommé, refusa.