Le
Comité de Salut public avait promis, par l’organe de Robespierre, à la séance
du 31 juillet, de remplacer la loi du 4 mai sur le maximum des grains par «
des dispositions plus sages ». Il essaya d’abord de tenir cette promesse. Deux
systèmes différents lui étaient proposés : l’un, qui avait pour défenseur
François Chabot, n’était que la reprise et l’élargissement d’une idée déjà
émise par Danton au mois d’avril. Il consistait à taxer le pain uniformément
à 3 sous la livre dans toute la République. La différence entre le prix de
vente et le prix de revient serait compensée par des subventions officielles
qu’on récupérerait sur les riches. C'était en un mot l’extension toute la
France du régime des indemnités et des primes payées aux boulangers, qui
fonctionnait déjà à Paris depuis plusieurs mois. L’autre
système, analogue à celui qui avait déjà été proposé en avril par Fabre de
l’Hérault, et qui eut cette fois pour défenseur Léonard Bourdon, n’était
qu’un retour indirect aux granges dimeresses d’avant 1789. Il consistait à
créer dans tous les districts des greniers publics dit greniers d’abondance,
qui seraient alimentés, non plus par les dîmes supprimées, mais par les
réquisitions ou des contributions en nature des fermiers et propriétaires.
Après une discussion qui dura plus d’un mois, tant au sein des comités qu’à
la tribune de la Convention et à celle des Jacobins, le second système, avec
quelques retouches, finit par être préféré, Quelles furent les raisons de
cette préférence ? Le récit des faits va nous les fournir. LE PROJET DE LÉONARD BOURDON. Le 5
août, Léonard Bourdon exposa aux Jacobins ses idées sur les subsistances. Il
les avait déjà communiquées auparavant aux comités d’agriculture et de Salut
public. Il fut très applaudi. Le club, sur la proposition de Gaillard, vota
la distribution de son discours à ses membres. Encouragé par cet accueil,
Léonard Bourdon présenta dès le lendemain son projet à la Convention, en
commençant par le placer sous le patronage des comités : « Ils vous ont
demandé la parole pour moi, dit-il, et c’est d’après le décret provoqué par
leur Vœu que j’ai été appelé à la tribune ». Son
plan, à l’en croire, rétablirait la paix publique. Il ferait cesser la guerre
civile allumée depuis des siècles entre les propriétaires et les
consommateurs, il assurerait la libre circulation des grains dans toute
l’étendue de la République « par le seul moyen qui convient à un peuple
libre, c’est-à-dire en lui ôtant tout intérêt à la troubler », il garantirait
au cultivateur la faculté de vendre le superflu de sa récolte sans que
l’abondance en avilisse le prix, il proportionnerait les subsistances aux
salaires, il atténuerait même les effets des vicissitudes des saisons. Bref
Léonard Bourdon présentait son projet comme une panacée. Il
avait soin de rappeler qu’un grand nombre de cahiers des Etats généraux
réclamaient l’établissement de greniers publics comme un moyen de prévenir la
disette et les prix excessifs. « Ce vœu semble encore être le vœu du peuple
». Il reconnaissait que déjà certaines villes, certains départements, avaient
constitué des greniers de réserve, mais ces greniers « particuliers et
isolés, sans correspondance entre eux », avaient été incapables de conjurer
la crise. Chaque ville, chaque département avait ses agents particuliers,
dont les achats concurrencés contribuaient au renchérissement. Les greniers
d’abondance devaient appartenir tous à la nation. Alors tous les intérêts
particuliers de chaque département, de chaque ville, se trouveraient liés
ensemble. « La correspondance et la communication qui s’établirait entre
tous les greniers ne présenterait que l’idée d’une grande famille, dont aucun
membre ne pourrait manquer de subsistance, à moins que tous n’en soient
privés ». Les
anciens greniers de réserve, les granges dimeresses de l’ancien régime, ne
s’ouvraient pour acheter que lorsque la denrée était à vil prix ni ne
s’ouvraient pour vendre qu’en cas de disette, quand le blé était très cher.
Il en résultait qu’ils ne jouaient le rôle de régulateurs des prix que par
intermittences. Léonard Bourdon voulait que ses greniers nationaux fussent
constamment ouverts pour acheter et pour vendre à un prix certain et
invariable. Sans doute le commerce d’exportation des grains cesserait d’être
libre. L’Etat serait le seul importateur et exportateur de grains. Oui, mais
ce serait dans l’intérêt général. « Que la nouveauté de cette idée
n’arme point le préjugé contre elle, nous allons en établir la nécessité, la
possibilité et les avantages. » Tous les Français formeraient comme une
seule famille d’associés dans les charges et les bénéfices de l’exportation
et de l’importation. Le peuple français nommerait une administration centrale
des subsistances composée de 24 membres et renouvelable chaque année par
tiers. Cette administration aurait le monopole exclusif de l’exportation et
de l’importation des grains. Elle organiserait auprès de chaque district,
auprès de chaque armée, un grenier national, dont les gardiens seraient
nommés par le peuple du district et placés sous la surveillance des
municipalités. Ces greniers achèteraient le blé toute l’année à un prix fixé
par l’Assemblée nationale. Ils vendraient de même à prix fixe aux
consommateurs. « Le prix une fois déterminé pour l’achat et pour la vente ne
serait plus susceptible d’autres variations que de celles qui pourraient
résulter de l’augmentation du numéraire ». Entre l’un et l’autre prix de
vente et d’achat, il y aurait une différence de 30 à 40 sous. Cette
différence modique suffirait pour couvrir les frais d’administration.
Informée tous les quinze jours de la situation des grains en magasin et des
besoins des départements, l'administration centrale ordonnerait les
versements à opérer de greniers à greniers pour maintenir l’équilibre entre
la production et la consommation. Léonard
Bourdon énumérait complaisamment les avantages du système. Le
peuple, gérant lui-même les greniers publics, n’éprouverait plus d’alarmes !
Il n'arrêterait plus les transports, puisqu’il serait assuré de sa
subsistance. Quand il y aurait surproduction, les bénéfices provenant des
blés exportés par l’administration centrale seraient versés à une caisse de
réserve qui servirait à indemniser les cultivateurs victimes de la grêle, des
inondations ou des incendies. Le projet maintenait en théorie la liberté du
commerce des grains à- l’intérieur, mais il la supprimait en fait par des
restrictions. En effet, « les vieux froments ne pourront être nus dans le
commerce ni vendus par aucun particulier à peine de confiscation, de 1.000
livres d’amende pour chaque contravention contre le vendeur et contre
l’acheteur... Seront réputés vieux froments tous ceux qui, après le 1er
janvier de chaque année, se trouveraient n’être pas de la dernière récolte ;
les blés nouveaux parmi lesquels on aurait mélangé de vieux froments seront
également réputés tels... » L’administration
centrale des subsistances serait pour la première fois nommée par la
Convention. « Tous les propriétaires de blés provenant de la récolte de 1792
et de 1793 seront tenus de faire, dans les deux mois de la promulgation de la
loi, la déclaration du blé ancien et du blé nouveau, soit battu, soit en
gerbes, qu’ils ont dans leurs greniers », à peine de confiscation et de six
années de fers. Tous les blés de 1792 et les deux tiers de ceux de 1793 ainsi
déclarés seront mis à la disposition de l’administration centrale, qui les
paiera à un prix uniforme fixé par la Convention. Une réserve familiale de
deux quintaux par individu pour les blés anciens et de quatre pour les blés
nouveaux était garantie aux propriétaires. En
somme, le projet de Léonard Bourdon constituait en faveur de l’Etat le
monopole des grains. Il ne supprimait pas le maximum. Il le renforçait, au
contraire, par la réquisition générale de tous les vieux blés et des deux
tiers des nouveaux. La
Convention vota l’impression de son rapport et en ajourna la discussion.
Visiblement, elle hésitait à s’engager dans une voie qui, loin d’aboutir à
l’abrogation de la loi du 4 mai 1793, appuyait la taxe sur la réquisition. LE PROJET DE CHABOT. Dès le
lendemain, Chabot prenant prétexte d’une pétition de la ville de Toulouse,
qui se plaignait de la disette, demanda due les comités fussent invités à
examiner la question de savoir « s’il ne serait pas possible de rendre
commun à toute la République le décret qui portait que les habitants de Paris
ue paieront pas le pain plus de 3 sols la livre et de faire supporter le
surplus par les riches et surtout par les aristocrates ». De vifs
applaudissements saluèrent cette proposition, qui avait l’avantage de
paraître une suppression radicale de la réglementation et de la taxe. Génissieu
essaya d’enlever le vote séance tenante. Il n’était pas nécessaire, dit-il,
de renvoyer aux comités « une question aussi simple et aussi raisonnable ». « En
faisant supporter par le riche l’augmentation du pain, la Convention
l’empêchera d’accaparer. Je convertis en motion la proposition de Chabot ». Delacroix
(d’Eure-et-Loir) voulut cependant sauvegarder
l'amour-propre des comités. Il demanda que la motion leur fut renvoyée avec
cette condition qu’ils en feraient rapport séance tenante. La Convention
décréta que le rapport serait fait au début de la séance du soir, à midi. Quelques
instants plus tard, Chabot remonta à la tribune pour annoncer que le comité
d’agriculture, qu’il venait de consulter, avait décidé, à l’unanimité, de
présenter un projet de la loi conforme <1 sa motion. « Demain, à midi, ajouta-t-il,
si la Convention veut m’entendre, je lui en donnerai lecture ». Un
membre non désigné protesta contre cette précipitation et demanda que le
projet fut imprimé et distribué avant d’être discuté. Mais la Convention
refusa de faire droit à sa demande et décida que Chabot serait entendu le
lendemain à midi. L’Assemblée manifestait donc sa volonté de supprimer sans
tarder la loi du 4- mai. Si on
songe que les Jacobins avaient applaudi, deux jours plus tôt, au projet de
Léonard Bourdon, on constate qu’une divergence sérieuse les séparait de la
Convention. Celle-ci semblait résolue à tenir tête aux taxateurs, puisque le
jour même elle faisait venir Pache et l’encourageait à résister aux «
malveillants », c’est-à-dire aux sectionnaires groupés par Cauchois. Le
lendemain, 8 août, Chabot présenta le projet de loi dont le comité
d’agriculture lui avait confié le rapport. Les municipalités constateraient
les besoins de leurs administrés on dressant l’état détaillé des
consommateurs. Elles constateraient aussi l’état des ressources en grains de
leurs ressortissants. Les citoyens ne pourraient plus s’approvisionner que
par l’intermédiaire des municipalités, qui s’adresseraient elles-mêmes au
Conseil exécutif. Ce Conseil, muni des états des besoins et des états des ressources,
délivrerait aux municipalités les mandats qui leur permettraient de procéder
aux achats chez les détenteurs du superflu. Ceux-ci pourraient cependant
discuter du prix qui serait établi de gré à gré. Les municipalités ne
pourraient revendre à leurs administrés qu’à un prix tel que le pain de
première qualité ne dépassât pas le maximum de 3 sous la livre. La différence
entre le prix d’achat et le prix de vente serait couverte par un impôt
progressif qui ne porterait que sur les citoyens possédant des denrées à
vendre et sur les riches. L’impôt serait payé par douzièmes. Les
propriétaires qui refuseraient de vendre leur superflu seraient inscrits sur
le procès-verbal de la municipalité comme « étrangers à la République », et,
comme tels, déchus de leurs droits de citoyens français pendant une année.
Des récompenses, enfin, seraient accordées à ceux qui auraient vendu au plus
bas prix. Au lieu
d’être discuté et voté sur-le-champ, comme on aurait pu s’y attendre d’après
la faveur avec laquelle le principe en avait été adopté la veille, le projet
de Chabot fut, sans débat, l’objet d’un ajournement. L’Assemblée se rendit
compte que le système proposé était impraticable. Comment procéder sans
contrainte à l’établissement des états de consommation et des états de
ressources ? Comment répartir entre les municipalités les mandats délivrés
par le Conseil exécutif ? La vente restant libre, les municipalités
enchériraient les unes sur les autres. Puis, comment répartir et percevoir
l’impôt de remplacement ? Que de complications ! Il n’est pas douteux qu’à
l’enthousiasme qui s’était manifesté la veille succéda une vive déception
quand fut connu le détail à un projet qui avait d’abord séduit. En
apparence, rien n’était plus simple que de taxer les riches en faveur des
pauvres. Mais la difficulté qu’on éprouvait au moment même à nourrir Paris
montrait qu’il s’agissait moins d’un problème financier que d’un problème de
répartition. Il fallait d’abord découvrir la denrée et l’amener aux centres
de consommation. Le projet de Chabot, qui ne Présentait aucune mesure coercitive,
était évidemment impuissant à triompher de la mauvaise volonté et de
l’accaparement. Il fallait trouver autre chose. I.A LOI SUR LES GRENIERS D’ABONDANCE. Le
Comité de Salut public, qui avait refusé de s’engager derrière Chabot, avait
soumis le projet de Léonard Bourdon à une refonte sérieuse. Le 9 août, Barère
présenta à l’Assemblée le résultat de ses délibérations. Il proposa
d’organiser dans chaque district un grenier d’abondance en employant, à cet
effet, les châteaux des émigrés, « ces repaires de la féodalité ». C’était
l’idée de Bourdon. Mais alors que celui-ci voulait remplir les greniers au
moyen des réquisitions, Barère se bornait à demander l’ouverture d’un crédit
extraordinaire de 100 millions pour acheter les grains. Il ajoutait, il est
vrai, que les contribuables seraient invités à acquitter en nature dans les
greniers d’abondance leurs contributions (jour partie ou pour totalité.
Simple invitation et non obligation. L’administration centrale imaginée par
Bourdon disparaissait. Les greniers seraient administrés par les districts. Barère
faisait siennes les attaques des Enragés contre les boulangers[1]. Il proposait de construire,
aux frais de la République et à la diligence des corps administratifs, des
fours publics dans les villes. Ces fours permettraient aux habitants de se
passer des boulangers et de faire cuire eux-mêmes leur pain. En attendant la
mise en activité de ces fours publics, les boulangers seraient placés sous
une étroite surveillance. Les municipalités pourraient, en cas de besoin, les
mettre en réquisition pour le service du public. Ceux qui cesseraient leurs
travaux seraient « réputés étrangers à la république et comme tels destitués
de leurs droits de citoyens pendant cinq années et punis d’une année de gène. » Le
projet de Barère fut voté sans débat au milieu de vifs applaudissements. On
s’explique mal cependant que Chabot et ses partisans n’aient pas essayé de le
combattre. Les greniers d’abondance ne remédiaient pas immédiatement à la
crise dont souffraient les grandes villes. Us ne pourraient fonctionner
qu’après la récolte, quand le Comité de Salut public aurait réussi à faire
des achats au moyen des 100 millions qui venaient d’être mis à sa
disposition. Mais par quel procédé ces achats se feraient-ils ? La loi
restait muette à cet égard. Traiterait-on de gré à gré ? Et alors ce serait
l’abolition du maximum. Ou la loi du 4 mai resterait-elle en vigueur et, dans
ce cas, comment les agents du Comité parviendraient-ils à acheter au maximum,
alors que les agents des villes et des administrations militaires dépensaient
en vain, à celle tâche ingrate, toute leur ingéniosité ? Les difficultés
pendantes n’étaient pas tranchées. Le problème qui consistait à faire sortir
les grains des mains de leurs détenteurs restait entier. Le décret ne
renfermait pas ces « dispositions plus sages » qui permettraient, selon le
mot de Robespierre, de dénouer la crise sans recourir a la taxation. Le
Comité s’en rendit si bien compte qu’il ne proposa pas de rapporter la loi du
4 mai et qu’il fut, au contraire, obligé de la compléter en doublant la taxe
par la réquisition. LA CARTE DE PAIN. L’approvisionnement
de la capitale restait le grand souci des gouvernants. Les menaces des
Enragés unis aux sectionnaires, qui préparaient un coup pour la fête du 10
août, les obligeaient 'a redoubler d’efforts pour fournir du pain à la
population, afin de la détourner de céder aux appels des agitateurs. Le 6
août, les boulangers s’étaient plaints à la Commune de o avoir pu obtenir de
farines. Dans son numéro du 9 août, la Feuille du Salut public, organe
officieux, reconnaissait que la difficulté d’avoir du pain s’accroissait a un
point effrayant. Elle proposait d’établir la carte de pain, dont la section
du Gros-Caillou venait de prendre l’initiative : « Là disait-elle, chaque
citoyen déclare au comité [civil de la section] son nom, sa demeure, le
nombre des bouches qu’il a à nourrir ; ces déclarations sont portées sur une
carte qui lui est remise et moyennant laquelle le boulanger de son
arrondissement lui délivre sans peine la quantité de pain dont il a besoin.
Lette carte porte son signalement. » L’initiative prise par la section du
Gros-Caillou fut imitée peu à peu par d’autres sections, notamment par la
section de la Croix-Rouge. Elle finira dans quelques mois par être
généralisée dans toute la capitale par un arrêté de la Commune, mais si la
création de la carte de pain empêchait le gaspillage, améliorait la
répartition, elle n’avait aucune influence sur l’approvisionnement, et
c’était la grosse question. LES MISSIONS POUR L’APPROVISIONNEMENT DE PARIS. La
Convention était déjà venue au secours de la Commune, non seulement en lui
consentant de nouvelles avances sur le trésor[2], mais encore en déléguant
certains de ses membres dans les départements producteurs de l’Ile-de-France.
Le 18 juillet, Hérault de Séchelles, au nom du Comité de Salut public, avait
fait envoyer Bonneval et Roux en Seine-et-Oise et dans l’Eure, Maure et Dubouchet
dans l’Eure-et-Loir et en Seine-et-Oise, avec mission de faire exécuter les
lois des 4 mai, 1er et 5 juillet sur les subsistances. Vers le même temps
encore, Collot d’Herbois, Isoré et Lequinio étaient envoyés dans l’Aisne et
l’Oise avec une mission analogue. Aux représentants furent adjoints des
membres des autorités parisiennes pour les aider dans leur mission, qui
consistait à faire sortir le grain des greniers des cultivateurs. Ainsi, le 7
août, le Comité de Salut public « arrête que les citoyens Champeaux et
Descombes, membres du conseil général de la Commune de Paris, qui ont [déjà]
accompagné les représentants du peuple en mission dans ces départements pour
y faire tous les achats et envois de subsistances nécessaires à la Commune de
Paris, les autorisent à faire aux corps administratifs toutes demandes de
concours et réquisitions indispensables pour accélérer la prompte arrivée des
subsistances à Paris »[3]. Le 15 août encore, le Comité
de Salut public déléguait Lullier, procureur général, syndic du département
de Paris, en Seine-el-Oise, Eure-et-Loir et Eure, pour y hâter le transport
des grains et farines. Lullier était autorisé à requérir les autorités constituées
et la force armée. A
chaque instant, au cours de cette période critique, le Conseil exécutif et le
Comité de Salut public sont obligés de prendre des arrêtés particuliers pour
triompher des obstacles accumulés par la mauvaise volonté des autorités
locales. Ainsi, le 24 juillet, le Conseil exécutif arrête que la municipalité
de Lagny, qui a mis l’embargo sur des voitures de grains destinés à Paris,
sera tenue de les relâcher sans délai. Ainsi, dans la seule journée du 14
août, le Comité de Salut public prend trois arrêtés, tous les trois de la
main de Saint-Just, pour ordonner aux autorités de Chartres, de Gonesse et de
Montfort-l’Amaury de laisser circuler vers Paris les voitures de grains et de
farines qui ont été interceptées dans ces localités. La
législation devait forcément se ressentir des nécessités inéluctables de
cette situation. Finalement, le Comité de Salut Public et la Convention se
laissèrent persuader par les représentants qu’ils avaient chargés
d’approvisionner Paris. Us adoptèrent leurs vues et les traduisirent peu à
peu en décrets. Bonneval
et Roux, dans l’Eure-et-Loir, avaient fait surtout appel aux bons sentiments
des propriétaires. Le 26 juillet, ils Privaient à la Convention que chaque
canton de ce département expédierait 'a Paris pour le 10 août un sac de
farine. Cet exemple fut imité par de nombreux fédérés qui se firent
accompagner à Paris de voitures chargées de subsistances. Collot d’Herbois et
Isoré, qui opéraient dans l’Aisne et 1 Oise, multipliaient, eux aussi, les
exhortations civiques, m ais ils ne s’en contentaient pas. Dès le 4 août, ils
écrivaient de Soissons au Comité de Salut public qu’il fallait prendre U| i
décret « contre les malveillants qui veulent paralyser les bras des
moissonneurs », et un autre décret pour interdire aux cultivateurs d’employer
à la nourriture du bétail les grains destinés à la nourriture de l’homme. Le
7 août, ils revenaient à la charge dans une lettre datée de Senlis. Cette
luis, ils prenaient nettement la défense du maximum. Ce n’est pas le peuple,
disaient-ils, qui se plaint de la loi du 4 mai 1793, ce sont les accapareurs
: « Vous feriez bien de proposer la taxation des farines comme celles des
grains... Il serait bon aussi de contraindre tous ceux qui tiennent à ferme
des biens des émigrés de payer la redevance en nature... » En attendant le
vote des décrets qu’ils réclamaient, ils allaient de l’avant. Ils taxaient
provisoirement les farines, bien qu’aucune loi n’eût encore prévu cette
mesure. Ils mettaient en réquisition les blés et fourrages dans les deux
départements de l’Aisne et de l’Oise, bien que cette réquisition n’eût été
autorisée par aucun vote de la Convention. Ils procédaient à des
recensements, ils autorisaient les administrations locales à requérir,
moyennant salaire, des bras pour battre le blé en gerbes de la nouvelle
récolte. Ils établissaient un maximum commun aux deux départements, bien que
la loi du 4 niai n’eût prévu qu’un maximum variable de marché à marché. Bref,
Collot d’Herbois et Isoré légiféraient dans le sens indiqué par Léonard
Bourdon et par Hébert eux-mêmes, simples échos de Jacques Roux et de Leclerc
d’Oze. Ils remettaient en vigueur à leur façon la réglementation Je l’ancien
régime. Mais ils justifiaient leurs initiatives par la nécessité. LA LEVÉE EN MASSE. En
présence de la situation de fait créée par les arrêtés des représentants, que
feraient la Convention et ses comités ? H s pouvaient d’autant moins revenir
en arrière, désavouer Collot et Isoré, qu’ils étaient poussés en avant par
les délégués des assemblées primaires, qui commençaient à arriver dans J a
capitale pour la fête du 10 août. Au fur et a mesure de leur arrivée, ces
délégués étaient entourés par les Jacobins qui s’efforçaient de les pénétrer
de leurs idées. Dès le 0 août, le jacobin Royer, délégué de Chalon-sur-Saône,
se faisait investir par ses collègues, d’une mission auprès du club. li
demandait qu’on mit à la disposition de ceux-ci un local. Le club faisait
droit à son vœu et le lendemain, 7 août, les délégués des assemblées
primaires se réunissaient à la bibliothèque des Jacobins. Ils rédigeaient une
adresse que Royer fit adopter au club le jour même et qu’il présenta à la
Convention le 12 août. Cette adresse réclamait la levée en niasse, autrement
dit le service militaire universel et obligatoire pour fous les Français
valides. Celle idée de la levée en niasse avait déjà été émise quelques
semaines auparavant par le même Sébastien Lacroix, qui avait réclamé, le b
avril, le pain à 3 sous la livre et la formation d’une armée révolutionnaire
pour faire exécuter les lois sur les subsistances. Sébastien
Lacroix prononça, le 28 juillet, devant la section de l’Unité, un grand
discours sur les mesures de salut public qui s’imposaient[4]. Il réclamait entre autres
choses une vaste et prompte fabrication d’armes et de munitions,
l’approvisionnement de Paris pour un an, l’organisation d’une propagande
civique dans toute la France. Les hommes chargés de celle propagande «
feroient [aussi] le recensement des hommes en état de combattre, des grains,
des armes, des chariots, enfin de tous les objets nécessaires à la défense
générale ». En terminant, Lacroix avait proposé de décréter la mobilisation
générale pour le jour même de la fédération du 10 août : « Qu’à l’heure où le
tocsin grondoit au palais du tyran, où son trône se brisoit en éclats, soit
celle où le tocsin sonnera, où la générale battra dans toute la République ;
que les amis de la patrie s’arment, qu’ils forment de nouveaux bataillons ;
que ceux qui n’auront pas à armes conduisent les munitions, que les femmes
conduisent les vivres ou pétrissent le pain[5] ; que le signal du combat soit
donné par le chant de la patrie, et huit jours à enthousiasme peuvent faire
plus pour la patrie que huit ans de combat. » Cette idée de Sébastien Lacroix
avait obtenu un grand succès. La section de l’Unité vota l’impression de son
discours et le fit afficher dans Paris. Une députa- hon le porta à la
Convention, au Comité de Salut public et au Conseil exécutif. Il n’est pas
douteux que les délégués des assemblées primaires n’aient puisé là le
principe de la grande mesure qu’ils préposèrent aux Jacobins le 7 août et à
la Convention le 12 du même mois. La levée de la première réquisition, qui
comprit tous les hommes valides de 18 à 23 ans, exigeait la réunion des
vivres nécessaires pour nourrir les 500.000 recrues qu’on allait enrôler.
Comment se procurer ces vivres en quantité suffisante, si le commerce des
grains restait libre, c’est-à-dire livré à l’incertitude et à la malveillance
? Il ne pouvait plus être question de supprimer la réglementation ni la taxe.
Au contraire, il fallait renforcer l’une et l’autre, car le décret du 9 août
sur les greniers d’abondance ne pourrait entrer en vigueur que dans plusieurs
mois, et ce décret avait besoin d’être complété. Oh réquisitionnai ! les
hommes pour les jeter aux frontières, comment aurait-on hésité à
réquisitionner les denrées nécessaires à leur subsistance ? Dès le
9 août, Saint-Just avait proposé à la Convention d’approvisionner désormais
les armées à l’aidé de la réquisition. Tous les cultivateurs seraient tenus
de verser dans les magasins nationaux une partie de leur récolte, qui leur
serait payée au maximum. Ceux qui cultiveraient 5 arpents verseraient un
quintal et un quintal supplémentaire par 5 arpents de plus. Une indemnité de 5
sous par livre et par quintal leur serait en outre allouée pour frais de
transport. La Convention, qui espérait encore, à ce moment-là, rapporter le
maximum — elle venait de voter le jour même le décret sur les greniers
d’abondance —, ajourna la proposition de Saint-Just. Mais elle ne tarda pas à
être entraînée dans la voie qu’il avait indiquée. Quatre
jours plus tard, le 12 août, quand les délégués des assemblées primaires
réclamèrent la levée en masse, Couthon demanda qu’on décrétât le principe que
« tous les grains de l’année, de quelque qualité qu’ils soient, sont sous la
main de la nation, a la charge pour elle de payer le prix au taux fixe par la
loi ». La Convention renvoya toutes les mesures d’exécution au Comité de
Salut public. Le même jour, aux Jacobins, un ami de Danton, Dufourny, avait
demandé, lui aussi, la réquisition générale de la récolte. LA RÉQUISITION GÉNÉRALE. Le 14
août, le Comité de Salut public, par l’organe de Barère, donna son adhésion à
la grande mesure demandée par les Jacobins et les délégués des assemblées
primaires. II rappela les réquisitions que les troupes prussiennes et
autrichiennes avaient ordonnées en Champagne lors de l’invasion de l’année
précédente : « Les hommes, les subsistances, les trésors que vous avez donnés
à la réquisition brutale de la cavalerie autrichienne, vous les refuseriez à
la touchante invitation de la patrie éplorée ! » Il fit voter un décret qui
déléguait dans les départements 18 représentants chargés d’organiser la levée
en masse « par des réquisitions d’hommes, d’armes, de subsistances, de
fourrages et de chevaux ». Quelques minutes plus tard, la Convention
adjoignit Carnot et Prieur de la Côte-d’Or, son ami, au Comité de Salut
public, et elle vota un nouveau décret qui ordonnait aux corps administratifs
de faire procéder au battage des grains par tous les moyens légaux et
d’accélérer le recensement général déjà décrété par la loi du 4 mai[6]. Le
lendemain, 15 août, le même Barère faisait encore voter un décret qui
autorisait les représentants du peuple à approvisionner Paris par la voie des
réquisitions. C’était ce qu’avaient demandé Collot d’Herbois et Isoré. Les
cultivateurs des départements voisins de la capitale seraient tenus de livrer
4 quintaux de grains par charrue, à peine d’arrestation des contrevenants et
de confiscation des denrées non livrées. Ce moyen avait déjà été employé, au
dire de Barère, par les représentants à l’armée du Rhin. Ceux-ci avaient
requis les communes à apporter 100.000 quintaux à l'armée et les 100.000
quintaux avaient été livrés dans les 24 heures. Il
était tentant d’étendre à toute la France la mesure particulière ordonnée
pour approvisionner Paris. Le 17 août, Dornier reprit le projet de Saint-Just
sur la réquisition générale de la récolte. II proposa, au nom du comité des
subsistances militaires, d’obliger tous les cultivateurs à fournir deux
quintaux de grains par 5 arpents cultivés. (Saint-Just avait proposé un
quintal seulement par 5 arpents). Cette fois, une discussion s’engagea.
Monmayou demanda la question préalable : « Je trouve cette mesure injuste. En
effet, ce n’est pas l’étendue, mais la qualité du terrain qui fournit le
plus. » Gaston réclama le recensement général de tous les grains. Roux-Fazillac,
qu’on réduisit la loi à un seul article : « Il sera fait un recensement de
tous les grains de la République. Chaque famille prendra la quantité
nécessaire à sa subsistance, le surplus sera déposé dans les greniers
publics. » Sa proposition fut applaudie. Chabot ne manqua pas l’occasion de
reprendre sa proposition de taxer le pain à 3 sous. Bréard demanda
l’ajournement. Mais Danton s’élança à la tribune pour rappeler à la
Convention une grande vérité : « C’est que tout gouvernement qui ne fait pas
assurer la subsistance du peuple court risque de se briser. » Il réclama une
loi terrible contre tous ceux qui ne déclareraient pas la totalité de leurs
grains. On devait les punir de dix années de fers. Après que Léonard Bourdon
eût annoncé un nouveau rapport du comité d’agriculture sur la façon
d’organiser les greniers d’abondance, la Convention décréta de nouveau le
recensement général, déjà voté le 14 août, en y ajoutant cette fois la
pénalité de dix ans de fers pour les contrevenants, eu plus de la confiscation
et d’une prime au dénonciateur. Il
n’était plus question de lever le maximum établi par la loi du 4 mai. Tous
les jours, au contraire, on s’avançait plus avant dans la voie de la
réquisition. Ainsi, le 17 août, quelques minutes avant que vînt en discussion
Je rapport de Dorriier, la Convention avait approuvé un arrêté du département
du Doubs, en date du 9 août, qui avait ordonné à chaque cultivateur des
districts de Besançon, Baume, Quingey et Ornans, récoltant plus de deux
journaux de froment, de fournir une mesure de 60 livres par journal. Les
cultivateurs du Doubs avaient eu vingt-quatre heures pour faire leurs
déclarations. Leurs grains réquisitionnés avaient été recueillis par les
municipalités et transportés à Besançon, où on craignait un siège. La
réquisition ordonnée par le Doubs servit de modèle à celle que la Convention
ordonna quelques jours plus tard pour approvisionner Paris. La différence
était que dans le Doubs il s’agissait d’une mesure exceptionnelle, tandis que
pour Paris le mode d’approvisionnement par la réquisition devenait habituel
et normal. Les autorités du Doubs, et les autorités parisiennes ne s’étaient
pas concertées. Elles avaient été forcées par les circonstances à des mesures
analogues. La réquisition s’imposait, puisque la liberté des transactions
produisait la famine. Cependant
la Convention n’abandonna la liberté qu’à regret. Elle n’instaura le système
des réquisitions que peu à peu et en détail et après une résistance assez
longue. Les
partisans de la liberté économique essayèrent de faire échec au projet de L.
Bourdon, devenu le projet du Comité de Salut public. Chabot exposa de
nouveau, le 18 août, les bases de son projet d’impôt sur les riches destiné à
faire baisser le pain à 3 sous. Le député hébertiste Simond lui répliqua
qu’il ne fallait pas taxer seulement le pain, mais toutes les denrées de
première nécessité : « Le fer, le bois, les journées des ouvriers doivent
être mis en équilibre, car il arriverait que les cultivateurs cesseraient de
semer du blé et feraient rapporter du foin ou toute autre chose à leurs terres
». Léonard Bourdon opposa au système de Chabot son plan de greniers publics
administrés par une commission centrale armée du droit de réquisition. Maure
fit l’éloge du maximum des grains qui avait, disait-il, rétabli l’abondance
et assuré la modicité des prix. « D’ailleurs, dit Maure, la Révolution a fait
bien plus pour les campagnards que pour les habitants des villes. Ce sont les
terres qui, partout, ont profité des suppressions de droits de toute espèce...
» Pour faire écarter le maximum général réclamé par Simond, Chabot soutint
que la taxation du pain suffisait, car le prix du pain était le régulateur du
prix de toutes les autres denrées. Il ajouta qu’en taxant le pain, on
sauverait les accapareurs des vengeances populaires. Le débat n’aboutit pas.
Visiblement, la Convention restait indécise. LE MAXIMUM DES COMBUSTIBLES ET DE L’AVOINE. Le
lendemain, 19 août, Mallarmé dénonça les marchands de bois qui avaient porté
le prix de leurs combustibles de 14 à 50 livres. Il fit décréter que les
directoires des départements seraient autorisés à fixer le maximum du prix du
bois de chauffage, du charbon, de la tourbe et de la houille. Au maximum des
grains s’ajoutait maintenant le maximum des combustibles. Ce vote
encouragea sans doute les partisans de la taxation universelle, car, le
lendemain, 20 août, une députation des jacobins et des délégués des
assemblées primaires, conduite par Félix Lepelletier, vint réclamer à la
barre l’abaissement du prix du pain et des autres denrées de première
nécessité. Félix Lepelletier déclara que le pain coûtait dans plusieurs
départements 12, 15 et 16 sous la livre. Il prôna le projet de Chabot et
s’écria comme lui : « Citoyens législateurs, sauvez les accapareurs et les intrigants
du désespoir d’un peuple qui aurait à se plaindre qu’on a méconnu ses besoins
et ses droits ». Hérault de Séchelles, qui présidait répondit : « Il ne
suffit pas que la République française soit fondée sur l’égalité ; il faut
encore que ses lois, que les mœurs de ses citoyens, tendent, par un heureux
accord, à faire disparaître l’inégalité des jouissances. Il faut qu’une
existence heureuse soit assurée k tous les Français. Il faut désormais que
l’amour des richesses cède au sublime amour de la patrie et que le riche soit
moins le propriétaire que l’heureux dépositaire d’un excédent de fortune
consacré au bonheur de ses concitoyens ». Par ces formules hardies et
précises, qui sentent le juriste, Hérault de Séchelles légitimait d’avance
les mesures sociales proposées par les Enragés et par les Hébertistes. La
pétition de Félix Lepelletier fut renvoyée aux comités d’agriculture et de la
guerre, car elle réclamait aussi la destitution des nobles de tout emploi
dans l’armée. Mais, quelques minutes plus tard, Raffron proposa d’autoriser
les municipalités à taxer toutes les marchandises dont le prix serait
excessif. Après lui, Chabot dénonça les violations de la loi du 4 mai sur le
maximum des grains et prôna de nouveau sa panacée. Mais Lecointe-Puyraveau,
se faisant l’organe des partisans de la liberté économique, demanda à
réfléchir. La taxe du blé, dit-il, avait obligé les citoyens de certains
départements « à manger de l’herbe mêlée avec du son ». Léonard bourdon
annonça ensuite qu’il présenterait le lendemain une nouvelle rédaction de son
projet de réquisition générale en conformité avec les vues du Comité de Salut
public. La discussion fut donc ajournée une fois encore. Mais, le jour même,
la Convention décrétait le maximum de l’avoine. L’avoine ayant échappé
jusque-là à la taxation, son prix avait haussé dans des proportions
anormales. Les propriétaires de chevaux avaient trouvé avantageux de nourrir
leurs bêtes avec du blé ou du froment taxé, au lieu de leur donner de
l’avoine. Le 23 août, un décret complémentaire décida que le maximum de
l’avoine ne pourrait en aucun cas dépasser la moitié du prix du froment. LA LOI DU 11 SEPTEMBRE 1793. Le
rapport de Léonard bourdon sur l’approvisionnement des greniers d’abondance
était venu en discussion le 21 août. La commission centrale des subsistances
qu’il prévoyait n’était plus élue par le peuple, mais par la Convention. Ses
membres seraient au nombre de 12 et non plus de 24. Les préposés chargés
d’administrer les greniers étaient maintenant élus par la commission centrale
sur la présentation des districts. Tous les blés de 1792 et la moitié de ceux
de 1793 étaient en réquisition sous réserve de la consommation familiale et
des semences calculées à raison de six quintaux par tête. Les blés
réquisitionnés seraient payés à un tarif Uniterme fixé à 14 livres 15 sous
pour le premier mois à partir de la publication de la loi, à 13 livres 5 sous
ensuite. Cette échelle dégressive était destinée a accélérer les versements
des cultivateurs. Une
fois encore, Chabot combattit le projet de son rival. Il prétendit que la
commission centrale proposée pourrait devenir un levier
contre-révolutionnaire, et il fut applaudi. Le dantoniste Duhem l’appuya : «
Je m’oppose a ce qu’on mette en administration ou en régie les subsistances
du peuple ; ce sont toutes ces administrations qui nous font mourir de faim. »
Un autre dantoniste, Delacroix, fut d’avis qu’on pouvait approvisionner les
greniers d’abondance en exigeant le paiement des contributions en nature. Ce
fut un nouvel ajournement. Cependant
la levée en masse, dont la Convention n’avait décrété que le principe,
prenait corps et s’organisait. Le décret définitif, rédigé par Carnot avec la
collaboration de Barère, fut voté le 23 août. Les articles 13 et 14
complétaient la loi du 9 août sur les greniers d’abondance. Ils stipulaient
que les fermiers et régisseurs de biens nationaux seraient tenus de payer
leurs fermages en nature de grains et que les contribuables récoltants
paieraient de la même manière leurs contributions arriérées et les deux tiers
des contributions de l’année 1793. L'invitation de la loi du 9 août devenait
une obligation. Les grains ainsi versés seraient payés au maximum. Ce n’était
pas encore la réquisition générale des récoltes, mais c’en était un
acheminement. Désormais
la levée du maximum devenait de plus en plus improbable. Lecointre (de Versailles), prenant prétexte d’une lettre
d’André Dumont, qui dénonçait les méfaits de la loi du 4 mai, demanda, le 25
août, que le comité d’agriculture fut chargé de faire un rapport sur
l’opportunité de maintenir, d’abroger ou de modifier la loi du 4 mai. La
Convention vota une motion dans ce sens, mais, au cours de la même séance, Barère
proposa, au nom du Comité de Salut public, de renforcer la loi incriminée. Il
montra que les malveillants continuaient leurs efforts pour entraver
l’approvisionnement de Paris. Il dénonça les mauvais effets de la loi du 1er
juillet, qui avait permis les achats à domicile par une dérogation à la loi
du 4 mai. Les achats à domicile ne pouvaient être contrôlés. Ils entraînaient
une hausse de la denrée. Barère ajouta que Pache et Chaumette, frappés de ces
inconvénients, demandaient le rapport de la loi du 1er juillet : « Cette loi,
dit-il, qui permet aux citoyens d’aller s’approvisionner chez les
particuliers dans les départements abondants, a été décrétée avant que la
récolte fût faite. Aujourd’hui que tous les greniers regorgent de blé, les
fermiers ne manqueront pas d’en apporter dans les villes qui n’en put pas. Le
Comité de Salut public vous propose de rapporter la loi du l' r juillet et
d’autoriser le Conseil exécutif à faire des réquisitions pour approvisionner
les départements qui manquent de subsistances ». Après que Tallien eut
prononcé quelques mots en faveur de la municipalité parisienne, qui était en
proie aux pires difficultés aggravées par les menées des démagogues, la
Convention rapporta le décret du 1 er juillet, qui autorisait les
administrations de département et de district à procéder a des achats chez
les particuliers. Elle décréta en outre que le Conseil exécutif serait
autorisé à faire les réquisitions nécessaires pour l’approvisionnement des
départements qui manqueraient de subsistances et à prendre toutes les mesures
utiles pour l’exécution de ces réquisitions. Le comité d’agriculture devait
être renouvelé dans la séance du lendemain et le nouveau comité était chargé
d’examiner les inconvénients ou les avantages de la loi du 4 mai. La
discussion recommença le lendemain 20 août. Guillemardet proposa de nommer
une commission extraordinaire de cinq membres qui serait chargée, au lieu et
place du comité d’agriculture, de présenter une loi définitive sur les subsistances.
Alors Chabot, qui évoluait vers les Enragés, vint déclarer que la loi du
maximum ne pouvait être rapportée sans causer « la plus violente secousse
dans la République. C’est, au contraire, dit-il, en rendant cette mesure
générale que vous sauverez le peuple de la famine qui le menace ». Chabot fut
applaudi. Thuriot parla dans le même sens. Si la loi du 4 mai n’avait pas
donné partout d’excellents résultats, cela tenait à la négligence des
administrations ainsi qu’aux manœuvres des hommes exagérés, « dont les
opinions ne tendent qu’à exciter des soulèvements et empêcher ainsi la
circulation des subsistances. » La Convention vota la proposition de Guillemardet
et ordonna l’institution d’une commission de cinq membres pour préparer une
loi générale sur les subsistances. Il était dès lors évident que la loi
nouvelle ne pourrait que perfectionner et fortifier celle du 4 mai. Lès le 31
août, le nouveau ministre de l’intérieur Paré, qui avait succédé à Carat le
20 août, adressait une circulaire aux départements pour les inviter à tenir
la main à l’exécution du maximum : « Facilité la plus entière, disait-il,
pour ceux qui apporteront aux marchés, sûreté, inviolabilité des personnes et
des choses dans tous les transports, mais observation rigoureuse du maximum
et punition aussi prompte qu’éclatante des infracteurs de la loi ! » Le jour
même où Paré envoyait cette circulaire, la commission spéciale des Cinq
déposait son rapport qu’elle avait confié à Lecointre (de Versailles)[7]. Lecointre posait en principe
que « les denrées de première nécessité provenant du territoire de la France
forment une propriété publique îi laquelle tout membre de la société a droit
à raison de son travail ». Son projet rendait les déclarations obligatoires,
édictait des visites domiciliaires, des pénalités pour les autorités et les
particuliers en défaut. Toute vente de grains devait avoir lieu au marché
sous peine de confiscation et d’amende. Les autorités approvisionnaient les
marchés par voie de réquisition. Elles pourraient faire battre les blés en
gerbes en requérant les ouvriers aux frais des propriétaires. Les marchands
de céréales étaient obligés de tenir registre de leurs opérations, de se
munir d’acquits-à-caution pour transporter leurs denrées. Le maximum était
maintenu, mais fixé, cette fois, à un prix uniforme pour toute la France,
sous réserve d’une indemnité kilométrique pour frais de transport. Paris
continuerait d’être approvisionné comme une place de guerre. Les armées
seraient approvisionnées par les représentants en mission, qui procéderaient
aux réquisitions. Dès le 27 août, Saint-André avait fait décréter la peine de
mort contre les administrateurs qui s’opposeraient à l’exécution des arrêtés
des représentants. Le projet se terminait enfin par une série d’articles qui
avaient pour objet de diviser les grandes fermes en exploitations plus
petites. Raffron
ne se déclara pas satisfait. Il réclama la taxe de toutes les denrées de
première nécessité par des arguments familiers aux Enragés. Il nia qu’en
temps de guerre la concurrence put faire baisser les prix, car les denrées en
quantité limitée étaient accaparées par leurs détenteurs. De même que le
marchand n’avait pas le droit de vendre à faux poids et à fausse mesure, de
même il ne pouvait sans abus vendre à un prix déraisonnable. Il fallait
empêcher les marchands d’agir en conquérants aux dépens de leurs concitoyens,
mettre un terme à leur brigandage. La discussion fut ajournée, mais Lecointre
fit du moins adopter quelques articles qui créaient de nouveaux obstacles à
l’exportation des grains. Il ne pourrait plus exister de dépôts de grains
dans les ports et dans les villes frontières jusqu’à une distance de six
lieues vers l’intérieur. Tous les vaisseaux chargés de grains à l’ancre dans
les ports seraient immédiatement déchargés. La
discussion reprit le 3 septembre. Raffron demanda que tous les baux fussent
résiliés et réduits au prix où ils étaient en 1764, et, par voie de
conséquences, que tous les grains ne fussent plus vendus que sur le taux où
on les vendait en 1764. Mais sa proposition, jugée trop radicale, n’eut pas
d’écho. Féraud essaya de défendre la thèse de la liberté du commerce. Il
demanda la levée du maximum. Hamel, qui reprit ses arguments, ne fut pas plus
heureux. Devars combattit la réquisition et défendit le maximum départemental
de préférence au maximum national. Thuriot leur répondit en rejetant sur la
malveillance des administrateurs les mauvais effets de ta loi du 4 mai. Il
dénonça la rapacité des cultivateurs qui s’enrichissaient depuis la
Révolution. II invoqua surtout l’avis des représentants en mission : « Il est
démontré, dit-il, parla correspondance de vos commissaires, que les
cultivateurs ne se prêtent nullement à l’approvisionnement des villes et des
places fortes. Ils sont obligés de requérir la force armée pour obtenir d’eux
la vente du blé qu’ils entassent dans leurs magasins. Faut-il donc, pour
enrichir quelques individus, affamer la nation entière ? Faut-il que le salut
de l’Etat soit entre les mains des laboureurs qui, par le moyen des
subsistances, feraient la Contre-Révolution ? » Thuriot fut applaudi. Comme
°n demandait encore l’ajournement de la discussion, Danton s’élança à la
tribune : « Il faut que la Convention prononce aujourd’hui entre les intérêts
des accapareurs et ceux du peuple, Thuriot a développé une opinion qu’il a
appuyée de puissants motifs ; s’il y a quelqu’un qui veuille la combattre,
qu’il monte à la tribune, nous le réfuterons. La nature ne nous a pas
abandonnés ; n’abandonnons pas le peuple, il se ferait justice lui-même, s’il
tombait sur les aristocrates, et leur arracherait de vive force ce que la loi
aurait dû lui accorder. » Danton fut applaudi comme Thuriot l’avait été et la
Convention décréta en principe le maintien du maximum des grains. Un second
vote abolit le commerce des grains. La plupart des articles du projet de
Lecointre furent adoptés sans désemparer. Les
derniers articles du projet furent adoptés le Il septembre. Le texte primitif
avait été amendé dans le sens de la rigueur. Les simples particuliers étaient
astreints à la formalité de l’acquit-à-caution. Défense était faite aux
meuniers, sous peine de dix ans de fers, de faire aucun commerce de grains ou
farines. Tous les meuniers étaient mis en réquisition pour le service public.
Ceux qui cessaient de moudre ou qui n’obéissaient pas aux réquisitions
pourraient être condamnés à une amende de 3.000 livres. Le prix du quintal de
froment de première qualité fut fixé à 14 livres dans toute la République,
frais de transport non compris, le prix de la plus belle farine à 20 livres
le quintal. Les articles concernant la division des grandes fermes furent
disjoints. LES RAISONS DE LA CONVENTION. Si nous
cherchons maintenant à nous rendre compte des raisons pour lesquelles la
Convention, attachée en grande majorité au libéralisme économique, fut amenée
à voter cette loi qui renforçait singulièrement celle du 4 mai, nous
constatons que ces raisons furent d’ordre essentiellement pratique. Aux
approches de la Fédération du 10 août, les comités de gouvernement craignent
une émeute dans Paris. Pour approvisionner la capitale et la maintenir dans
le calme, ils sont obligés, quoi qu’ils en aient, de recourir aux
réquisitions. Les représentants en mission qu’ils chargent de diriger et de
surveiller l’approvisionnement ont d’eux-mêmes devancé leurs mesures. Or, la
réquisition entraîne la taxe. En vain les comités essaient d’échapper à cette
conséquence. Le projet de Chabot, qui consistait a maintenir le pain à bas
prix par un impôt sur les riches, se révèle impraticable, car il ne prévoit
pas de mesures de coercition pour faire sortir les grains des mains de leurs
détenteurs. Chabot lui-même se rallie à la taxe. Le projet de Léonard Bourdon
est préféré, parce qu’il repose sur les réquisitions. Ce projet est voté
bribe par bribe. Sans doute la commission centrale des subsistances que
Léonard Bourdon voulait faire instituer est mise a l’écart, parce qu’elle
effraie. Mais, le 9 août, on institue les greniers d’abondance. Vote de
principe. Il faut approvisionner ces greniers. Comment ? Le cas est d’autant
plus pressant qu’on décide de lever tous les hommes de 18 à 25 ans,
c’est-à-dire 500.000 recrues qu’il faudra nourrir. Alors les mesures de
contrainte se succèdent. Le 14 août, on met en réquisition les ouvriers pour
le hallage des grains. Le 15 août, on met en réquisition les grains des
cultivateurs des départements environnant Paris pour nourrir la capitale. Le
17 août, on ordonne un recensement général. Le 19 août, 011 établit le
maximum des combustibles, les 20 et 23 août le maximum de l’avoine. Le 23
août, le décret sur la levée en masse ordonne le versement des contributions
en nature, afin de garnir les greniers d’abondance. Gela parut insuffisant au
Comité de Salut public qui, dès le 9 août, par l’organe de Saint-Just, avait
réclamé la réquisition générale de la récolte. Le Comité est soutenu par la
municipalité de Paris, qui s’efforce contre la disette. Il remporte un
premier succès, le 25 août, en faisant rapporter la loi du 1er juillet et
rétablir dans son intégralité celle du 4 mai. Il en remporte un second en
faisant voter la loi du Il septembre, qui soumettait foute la récolte à la
réquisition et renforçait le maximum. Si le Comité de Salut public avait été ainsi amené à convertir en décrets les demandes des Enragés, c’est que l’état de guerre l’y avait forcé. Il n’avait recouru à la réquisition, c’est-à-dire à la contrainte, qu’après que la preuve fut faite que la liberté était impuissante à triompher du mauvais vouloir des possédants. La taxe et la réquisition ne sortirent donc pas d’idées théoriques, mais de nécessités impérieuses. |
[1]
« Parmi les boulangers, disait Barère, il y en a de vendus à l’aristocratie. Ce
sont eux qui sont les auteurs de la disette factice qui a lieu dans certains
moments. »
[2]
Ainsi, le 7 août, le Comité de Salut public fait mettre 2 millions à sa
disposition pour les subsistances, le 14 août 3 millions, etc. Le 21 juillet,
le Conseil exécutif avance à la ville de Paris 540.000 livres pour achat de
bœufs et de riz,
[3]
Archives nationales, AF¹¹ 68, minute non signée. Sur la mission de
Champeaux et Descombes, voir le tome X du Répertoire de Tuetey.
Descombes périra avec les hébertistes.
[4]
Pas un moment à perdre. Une brochure, Bibliothèque national#, Lb⁴¹, 2187,
[5]
On remarquera que Barère, dans son célèbre rapport sur la levée en masse,
empruntera à Lacroix jusqu’à cette phrase.
[6]
Ce décret manque au recueil de M. Pierre Caron sur le commerce des céréales.
[7]
Et non Lecointe-Puyraveau, comme l’impriment les Archives parlementaires.
Voir la déclaration de fortune de Lecointre aux Archives nationales,
dans C. 353.