LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

DEUXIÈME PARTIE. — LES ENRAGÉS ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE VIII. — L’AGITATION SECTIONNAIRE À PARIS EN AOÛT 1793. - L’AFFAIRE CAUCHOIS.

 

 

Les membres du grand Gominé de Salut public, Robespierre et Parère en tête, ont toujours dit que le maximum leur avait été imposé par une intrigue contre-révolutionnaire. Ils ont dénoncé à plusieurs reprises les « agents de l’étranger » qui, à les en croire, auraient exploité la disette pour provoquer des troubles et pour arracher aux pouvoirs publics des mesures extrêmes de nature à compromettre la République. Ils ont considéré les chefs du parti des Enragés, c’est-à-dire du parti des taxateurs, Jacques Roux, Varlet, Leclerc d’Oze, comme des meneurs suspects qui n’auraient pas hésité à lier partie avec les ennemis du régime.

Les historiens, en général, n’ont pas pris garde à ces accusations, qui furent pourtant reproduites avec insistance par les hommes d’Etat qui avaient la charge de gouverner la France à une heure particulièrement critique. Il n’est pas vraisemblable, cependant, que les membres du Comité de Salut public aient forgé de toutes pièces un roman imaginaire pour se débarrasser d’une opposition gênante. Il doit être possible de contrôler leurs accusations, d’en vérifier l’exactitude et la portée. Mais la chose n’est faisable que par l’étude attentive et minutieuse des crises alimentaires et des troubles politiques dont elles se sont accompagnées dans la capitale.

A la fin de juillet 1793, au moment de la soudure entre l’ancienne et la nouvelle récolte, l’approvisionnement de Paris était devenu très difficile. Les boulangera, mal ravitaillés par la Commune, qui leur fournissait exclusivement les farines.

 ne parvenaient plus & contenter leurs pratiques. Leurs boutiques étaient assiégées dès la pointe du jour, et, pour prévenir les désordres, la Commune dut placer k leur porte des sentinelles dès le 20 juillet.

Les sections, organes de l’opinion, se plaignirent avec une véhémence croissante et bientôt accusèrent la municipalité. Le 26 juillet, la section des Amis de la Patrie (quartier de la Porte-Saint-Denis) demanda l’arrestation des deux administrateurs des subsistances de la ville, Garin et Defavanne, qu’elle rendait responsables de la rareté du pain.

 

L’ADMINISTRATEUR DES SUBSISTANCES GARIN.

L’ancien boulanger Garin avait été nommé administrateur des subsistances le 28 février 1793, un peu après que Pache était entré à la mairie. Le parti Montagnard ou Sans-Culotte avait mis en lui de grands espoirs, parce que Garin avait un passé révolutionnaire. II avait fait partie des Electeurs de 89 qui avaient joué un si grand rôle dans la prise de la Bastille. L avait écrit, en juin 1790, dans lAmi du peuple. Marat l’avait alors félicité d’avoir fait huisserie prix du pain. II ne le vendait que 11 sols la miche, tandis que les autres boulangers le débitaient à 12 sols[1]. Mais le malheureux Garin, devenu administrateur des subsistances de la ville, se trouva en présence d’une situation difficile. Les magasins étaient vides. Il fui déduit à les approvisionner au jour le jour. Le moment était défavorable pour les achats k cause des semailles de mars[2]. Garin ne tarda pas k être attaqué d’autant plus qu’il exigeait de ses subordonnés une exacte application k leurs devoirs. Il commit l’imprudence de révoquer, le 4 avril, deux de ses commis, François Bouchot et Norbert Chardonnet, qui avaient de puissants appuis. Ceux-là l’accusèrent, dans un violent pamphlet, de favoritisme et d’injustice. Ils parvinrent à intéresser à leur cause Marat lui-même, l’ancien ami de Carin. Dans le numéro du 21 avril 1793 de son Publiciste, sous la rubrique « Disette », Marat inséra une première attaque grosse de menaces. « Il n’y a guère qu’un mois que le sieur Garin, ancien boulanger et aujourd’hui administrateur des subsistances de Paris, se présenta à la société des Cordeliers pour l’assurer qu’il venait d’être chargé de cette importante administration, dont il allait faire connaître tous les abus et les désordres ; que grâce à ses soins, Paris était approvisionné pour six mois, qu’il en donnoit l’assurance positive. Je le sommai de me faire connoître les abus et les désordres de cette administration sous quelques jours. Il s’y engagea formellement. Et, néanmoins, il a dès lors gardé un profond silence et aujourd’hui il y a foule à la porte des boulangers et les subsistances menacent de manquer. Garin en a donc imposé ou il a malversé. Je le prie de s’expliquer. S’il refuse, je le poursuivrai comme un intrigant. J’ai mille choses à sa charge. » Garin ne répondit pas.

La loi du 4 mai, qui établit le premier maximum des grains, aggrava sa position. Sous prétexte de recensement, les départements voisins de Paris arrêtaient ses convois[3]. La disette se fit plus menaçante. Le procureur-syndic du district de Corbeil protesta bientôt contre les prix excessifs que Garin consentait aux vendeurs. Ce procureur-syndic, un certain F. Cor, était en relations avec Marat[4]. Cette fois, Garin répliqua. Ses achats, disait-il le 1er juillet, étaient antérieurs à la loi du 4 mai. Cor avait dénaturé les clauses de ses marchés. Mais déjà Garin se plaignait que le ministre de l’intérieur Garat n’avait pas tenu la main à l’application de la loi, notamment en ce qui concernait les recensements qu’elle ordonnait.

Comme la situation ne s’améliorait pas, au contraire, Garin vit grandir contre lui les défiances. On l’accusa d’avoir ^é « le promoteur du décret [du 4 mai] sur le maximum ». Son ami et collègue Defavanne le défendit contre ce reproche inattendu dans une brochure datée du 6 juillet[5] : « Où est la démarche, où est l’opinion manifestée qui puisse le faire croire ? J’ai toujours vu Garin de l’avis de tous les hommes les mieux pensans à cet égard. Il étoit, avant la loi, effrayé comme eux de l’énorme cherté des grains et farines, et il sentoit, dans ce temps-là comme depuis, que le maximum pourroit avoir un très bon effet si, au lieu d’en laisser la fixation presque à l’arbitraire des administrations de département, la Convention nationale l’avoit fixé elle-même, avec égard aux motifs qui dévoient nécessairement le faire différencier d’un endroit à un autre, et qu’on n’y eût pas ajouté toutes ces entraves qu’on a pris pour de la prudence, lesquelles, si la loi n’est promptement modifiée, produiront infailliblement la disette — et nous en approchons trop, hélas !— malgré l’excessive quantité de grains existants dans la République... » Cette façon de défendre Garin montre que celui- ci avait plutôt subi le maximum qu’il n’en avait été partisan. On comprend dès lors qu’il ait été en butte aux attaques des Enragés, qui sentaient en lui un adversaire secret de leur politique, mais on s’explique mal qu’il ait été attaqué par Marat, l’ennemi des Enragés.

En vain Garin essaya-t-il de rejeter sur le ministre de l’intérieur Garat la responsabilité de la disette qui sévissait à Paris. Ses attaques répétées contre Garat ne produisirent pas la diversion qu’il espérait[6]. On assiste, à la fin de juillet, a une levée de boucliers des sections contre Garin et contre la Commune, qui le couvrait.

 

CAUCHOIS ET L’AGITATION DES SECTIONS.

L’initiative fut prise par la section de Beaurepaire, anciennement des Thermes de Julien, qui lança, le 29 juillet, un appel à toutes les autres sections pour les inviter à nommer chacune deux commissaires qui se réuniraient à l’Evêché et réclameraient de la Commune les registres des marchés et l’ouverture et la vérification des magasins de grains et farines[7].

La section de Beaurepaire avait la réputation bien établie d’être une section modérée et même feuillantine. Pendant le procès du roi, elle avait manifesté il différentes reprises sa sympathie pour Louis XVI. Au 31 mai, quand la Commune avait voulu faire arrêter Roland, qui résidait sur son territoire, elle avait pris l’ex-ministre sous sa protection[8]. Un peu plus tard, elle avait essayé de venir au secours de Mme Roland, quand celle-ci avait été arrêtée à son tour[9]. Or, par un curieux rapprochement, l’homme qui avait protégé les Roland et qui leur avait donné asile, l’architecte Alexandre-Pierre Cauchois, était aussi l’inspirateur de l’appel adressé par la section de Beaurepaire aux autres sections parisiennes pour les dresser contre la Commune.

39 sections sur 48 s’empressèrent d’emboîter le pas à la section de Beaurepaire. Dès le 31 juillet, leurs commissaires se réunissaient eu assemblée à l’Evêché, choisissaient Cauchois comme secrétaire et formaient, eu lace de la municipalité régulière, comme un pouvoir révolutionnaire de contrôle et de menace[10]. Ils prenaient aussitôt une série de décisions qui révélaient un plan de campagne longtemps médité et mûri.

Ils décident : 1° d’inviter les administrateurs des subsistances de la ville à leur fournir, sous trois jours, la situation des approvisionnements ; 2° de nommer des commissaires qui compulseraient les registres des marchés et des fournitures ; 3° ces commissaires se feraient ouvrir tous les magasins et prendraient connaissance de leur contenu ; 4° enfin ils dresseraient un compte des marchés et fournitures ainsi que des distributions et des prix.

Le lendemain 1er août, les 24 commissaires[11] nommés la veille à l’Evêché se rendirent au directoire du département. Le président du directoire, qui était Dufourny, un ami de Canton, leur répondit que le département délibérerait sans délai sur leurs demandes. Mais l’orateur qui parlait en leur nom, Cauchois, ne fut pas satisfait de cette réponse. « II fit observer qu’il n’y avait lieu à aucune délibération » de la part des membres du département. « Le Peuple ayant émis sa volonté, ses mandataires devenaient ici simples spectateurs des démarches qui en étaient la suite ». Autrement dit, les commissaires des sections étaient les vrais organes de la volonté populaire et le département n’avait plus qu’à leur obéir passivement. « Cette observation, dit le procès-verbal, fut sentie, et les députés (c’est-à-dire les commissaires des sections) furent invités à la séance après qu’on leur eut donné acte de leur présentation ».

Du département, les commissaires se rendirent à la municipalité : « Nous venons, au nom du peuple allarmé, dit leur orateur Cauchois, vous communiquer sa volonté déterminée de connoître l'état des subsistances ». Ici l’accueil fut franchement hostile. Le substitut du procureur de la Commune Réal, qui devait plus tard devenir comte sous l’Empire, interrompit en disant « qu’une pareille démarche était pleine d’inconvénients et qu’elle ne pouvait avoir été suscitée que par les ennemis du bien public ; que les sections étaient pures, mais qu’une impulsion étrangère en dénaturoit l’esprit en ce moment ; que le devoir des administrations était de s’opposer de toutes leurs forces à ce que notre démarche produisît tout l’effet qu’on en attendoit ; que déjà deux fois ils avaient déjoué de pareils projets de commissaires de sections[12] ; qu’au surplus ils étaient plutôt disposés à mettre leur tête sur le billot que de souffrir qu’on ouvrît les magasins et qu on publiât de pareils comptes ».

Mais l’orateur des sections ne se laissa pas intimider par le veto de Réal. Il répéta ce qu’il venait de dire au département : « Nous ne venons pas vous inviter à délibérer en aucune manière sur la volonté du Peuple, nous apportons les ordres de vos commettans, il ne vous reste qu’à obéir ». Le procès- verbal note que « cette vérité forte causa quelque trouble dans l’Assemblée ».

Un membre de la Commune, Bouclier-René, « crut apercevoir une erreur de droit, car, selon lui, les citoyens d’une municipalité pris même en masse étoient encore soumis a leurs administrateurs et ne pouvaient leur demander des comptes que d’après le mode et dans les temps établis par la loi ». Sur cette observation, Réal reprit la parole et se mit à attaquer « ces malveillans qui tourmentent les sections ». Dunouy se joignit à Réal « pour calomnier les citoyens qui, dans les sections, attirent l’attention sur les subsistances ». Réal prit à partie l’orateur de la députation, Cauchois, et la section de Beaurepaire qui l’avait délégué. Le maire lui avait dit « que c’était avec douleur qu’il avait remarqué que la section de Beaurepaire était toujours la première à prévenir par des inquiétudes sur les subsistances tous les troubles qui agitaient la république ». Cette sortie indigna les autres commissaires. Cauchois répondit avec véhémence que les faits allégués par Réal étaient faux. Réal, soutenu par le citoyen Mercier, répliqua à son tour. On échangea des paroles outrageantes. Finalement Réal réclama aux délégués leurs pouvoirs. Cauchois lui remit 39 procès-verbaux de sections.

De l’Hôtel-de-Ville, une partie des commissaires se rendirent au comité d’agriculture de la Convention. Ils y furent bien reçus. On leur conseilla, si la municipalité refusait de faire droit à leur demande, de présenter une pétition à la Convention. On ajouta que le Comité « s’occupoit d’un grand projet pour les subsistances ».

Les commissaires se présentèrent ensuite au Comité de Salut public. Il était minuit. Le citoyen maire sortait du Comité. Réal y entrait porteur des pouvoirs des commissaires des sections. Après l’audience de Réal, qui dura une demi- heure, le Comité fit introduire la délégation, l’assura qu’il appuierait ses demandes, parce qu’elles étaient justes, importantes, et qu’on ne pouvait refuser d’y faire droit. Il fit cependant remarquer qu’en raison des circonstances, c’est-à-dire de la grande Fédération du 10 août qui était proche, il valait mieux remettre au 12 ou au 13 du mois l’époque des vérifications et de l’ouverture des magasins. Le Comité ajouta que la Convention avait pris toutes les précautions pour faciliter l’arrivage des blés et farines, et les commissaires se retirèrent satisfaits de l’accueil qui leur avait été fait et des assurances qu’ils emportaient.

Quand on sait que le Comité de Salut public avait des préventions contre Garin. qui avait attaqué le ministre Garat, quand on se souvient que le Comité avait fait arrêter Garin le 29 juillet et qu’il ne l’avait relâché, 48 heures plus tard, que sur les instances de la Commune, on comprend qu’il n’ait pas répondu par un refus aux commissaires des sections. Le Comité de Salut public préparait alors, de concert avec le comité d’agriculture, le projet de loi sur les greniers d’abondance qui sera voté le 9 août, sur le rapport de Barère. Il espérait pouvoir faire rapporter à bref délai la loi du 4 mai sur le maximum des grains, qu’il jugeait désastreuse. Mais, par-dessus tout, il voulait éviter que la capitale fût troublée au moment où les délégués des assemblées primaires de toute la France allaient lui apporter la ratification de la Constitution nouvelle. Il ne pouvait donc pas entrer en conflit avec les sections parisiennes, surtout sur un sujet aussi délicat que les subsistances. Voilà pourquoi il avait donné de bonnes paroles à leurs commissaires. En obtenant d’eux un sursis jusqu’au 12 ou au 15 août pour vider leur conflit avec la municipalité, il avait gagné du temps, et c’était ce qui lui importait le plus. Les commissaires étaient bien naïfs, s’ils s’imaginaient avoir mis le Comité dans leurs intérêts contre la Commune.

Pendant qu’ils étaient à la Convention, certains de leurs collègues se rendirent auprès des administrateurs des subsistances de la ville, Garin et Defavanne, dans la soirée du 1er août. Ils firent subir à Garin un véritable interrogatoire. Garin s’excusa sur la difficulté des transports, — les charrois militaires avaient entravé ses opérations, — sur la mauvaise volonté et l’inaction du ministre de l’intérieur, qui n’agissait pas avec assez d’énergie auprès des administrations locales.

Le lendemain, 2 août, les commissaires des sections se réunirent dans la salle du corps municipal à l’Hôtel-de-Ville. Une nouvelle discussion s’engagea. Le maire Pache représenta les difficultés qu’éprouvait la municipalité quand elle voulait engager les boulangers à s’approvisionner par la voie du commerce libre. Il invita les commissaires à se rendre compte de la situation en faisant une enquête auprès des boulangers. Puis Chaumette, reprenant les arguments de Réal, fit observer « combien la faiblesse de la municipalité deviendroit dangereuse, et que, si elle consentoit à rendre les comptes qu’on lui demandoit, bientôt les sections entraveroient toutes les branches de l’administration et deviendroient lui demander compte des poudres de l’arsenal, des armes, etc., et que, le secret une fois violé dans toutes ces parties, nos ennemis ne manqueroient pas d’en abuser contre nous-mêmes ». Cet argument patriotique n’impressionna pas les commissaires. Chaumette, fortement rabroué, dut battre en retraite. Il fut forcé « de reconnoître enfin les principes et de céder au vœu de la majorité des citoyens ». Il consentit donc à ce que la municipalité rendit ses comptes, mais à l’exemple du Comité de Salut public, avec lequel il s'était évidemment entendu, il demanda un sursis jusqu’après le 10 août, « afin de ne causer rien qui puisse troubler la paix de ce grand jour ». Il mit aussi cette condition que les commissaires chargés d’entendre les comptes passeraient au préalable au scrutin épuratoire des sociétés populaires.

Les commissaires prirent acte de la promesse de Chau- mette, qui était une reconnaissance de leurs droits, mais, pour le scrutin épuratoire, ils déclarèrent vouloir en référer à leurs sections respectives, qui seraient juges des entraves qu’on prétendait mettre à leur vœu. Ils se séparèrent après avoir obtenu du maire une délibération qui renvoyait au 15 août la reddition du compte des subsistances.

Après cette première escarmouche, les commissaires des sections, au lieu de se disperser, continuèrent à se réunir à l’Evêché. Le 4 août, ils se rendaient de nouveau au Comité de Salut public, accompagnés cette fois des membres du comité de surveillance du département de Paris, pour témoigner leur sollicitude sur les subsistances et demander des ordres prompts pour faire approvisionner la halle[13]. Ils firent imprimer vers le même temps un procès-verbal circonstancié de leurs démarches. Leur secrétaire Cauchois s’enhardissait à dresser contre l’administration des subsistances de la ville, et par derrière elle contre la Commune, un réquisitoire très précis sous forme de questions. La section de Beau- repaire adoptait ce réquisitoire dans sa séance du 7 août, et décidait de le transmettre au département et à la Convention. Voici cette pièce curieuse : « 1° L’abondance existoit dans Paris avant le mois de novembre.1792. Depuis ce teins, les administrations entravèrent nécessairement le commerce par la concurrence dans les achats. Quels sont les moyens employés par elles pour prévenir les inconvéniens qui doivent résulter de ces entraves ? » Ce premier article ne tendait à rien moins qu’à condamner la politique interventionniste qui s’était imposée contre l’avis du ministre de l’intérieur Roland, l’ami de Cauchois. L’affirmation de celui-ci que l’abondance régnait en novembre 1792, c’est-à-dire quand Roland gouvernait, était une sorte de justification indirecte de la politique libérale du ministre disgracié et mis hors la loi.

« 2° La Convention nationale ayant, sur le vœu même -es dites administrations, fixé un maximum pour le prix des bleds et par ce moyen empêché la concurrence de devenir indéfinie, par quelle raison ces administrations, au mépris de la loi, ont-elles fait ce qu’elles appellent des sacrifices et, par ces artifices meurtriers, ont-elles entravé de nouveau le commerce ? »

 

La rédaction de cette seconde question était d’une habileté consommée. Cauchois mettait hors de cause la responsabilité de la Convention dans le vote du maximum. Il montrait l’Assemblée subissant la pression des administrations, et, par ce pluriel, il ne visait pas seulement l’administration parisienne, mais les administrations d’Etat, telles que celles qui approvisionnaient les armées. Puis il les accusait de violer le maximum qu’elles avaient réclamé et imposé. L’accusation était fondée. Pour approvisionner Paris, on avait dû consentir aux cultivateurs des primes, « des sacrifices », qui s’ajoutaient aux prix du maximum. Par cette argumentation très adroite, Cauchois poursuivait sa pensée de derrière la tête, qui était l’abrogation de toute réglementation, le retour à la liberté absolue du commerce, c’est-à-dire le retour à la politique de Roland.

« 3° Après s’être procuré, par des moyens illégaux et destructeurs une abondance artificielle, et lorsque la connoissance de nos richesses pouvoit seule rendre au commerce son activité naturelle et faire tomber le prix des denrées, pourquoi l’administration n’a-t-elle point voulu nous donner cette connoissance ?

« 4° Lorsque des causes extérieures ou peut-être intérieures[14] sont venues contrarier nos arrivages, pourquoi, au lieu d’éclairer le peuple sur ses dangers, l’a-t-on entretenu dans une funeste sécurité en lui disant qu’il étoit approvisionné jusqu’au mois de janvier et pourquoi ne l’a-t-on réveillé que lorsqu’on avoit laissé plusieurs départemens s aigrir au point qu’il falloit envoyer conquérir sur eux nos subsistances à main armée, ce qui, véritablement, eût été la guerre civile ?

« 5° Lorsque le peuple, inquiet des dangers qu’il voyoit bien qu’on s’efforçoit de lui cacher, envoya sommer ses mandataires de lui dire toute la vérité, pourquoi osa-t-on la lui cacher obstinément pendant quatre mois et par quelle raison osa-t-on alors diriger un sistème ouvert de calomnie contre ceux qui parloient de subsistances ?

« 6° Lorsque la disette, qui se faisoit sentir tous les jours, eut mis le peuple dans le cas de ne plus écouter de vaines paroles et qu’il ordonna de nouveau à ses mandataires de lui rendre des comptes, pourquoi osa-t-on outrager ses députés et même accuser un d’entre eux[15] : pourquoi leur dit-on encore que ces craintes étoient chimériques et pourquoi cependant, au lieu de calmer le peuple par des approvisionnements suffisants, diminua-t-on tous jours les fournitures de la halle ?

« 7° Pourquoi, à cette époque, où peut-être il étoit encore tems de remédier au mal en fesant connoître au peuple tout son danger, a-l-on résolu de le fixer de nouveau dans l’ignorance en lui promettant des comptes, qu’on s’empressoit d’éloigner, et pourquoi n’a-t-on pris aucune mesure pour lui procurer du soulagement j jusqu’à cette reddition de comptes ?

« 8" Enfin pourquoi, dans un moment où l’on n’osoit plus méconnoître l’autorité du peuple, a-t-on prétendu en parali- ser l’exercice et changer la forme du gouvernement en mettant les assemblées primaires sous la discipline des sociétés populaires qui, bien qu’elles doivent être maintenues dans la plus entière liberté, ne sauroient être investies d’un pouvoir politique ?

Cette huitième question était une réplique directe à Chaumette, qui avait prétendu, au cours de la réunion de la Commune, faire épurer les commissaires des sections par les sociétés populaires.

Le factum de Cauchois se terminait par des menaces :

« Si l’administration des subsistances refuse de répondre à ces questions, ou si elle y répond d’une manière dilatoire, continuant à fermer ses registres et magasins, la section Beaurepaire déclare que ladite administration aura perdu sa confiance, étant convaincue au moins d’une impéritie impardonnable, et même elle se croit fondée à suspecter les administrateurs d’être entrés dans le projet d'affamer et de soulever Paris ; en conséquence, et après qu’elle aura obtenu l’assentiment des autres sections, elle demandera que lesdits administrateurs soient provisoirement mis en état d’arrestation ; que leurs comptes et magasins soient examinés par des commissaires à ce nommés et, pour leurs personnes, demandera qu’elles soient traduites devant les tribunaux chargés d’en connoître[16]. »

 

L’ACTION PARALLÈLE DE JACQUES ROUX ET DE LECLERC.

L’agitation sectionnaire était inspirée et dirigée par un ancien ami de Roland. Elle visait assez nettement, quoique avec précaution, à la suppression du maximum et de la réglementation. Et cependant les Enragés, qui étaient aux antipodes des idées et des tendances de Cauchois, non seulement virent sans déplaisir sa tentative, mais tout au contraire s’y associèrent et jetèrent de l’huile sur le feu.

Jacques Houx hausse le ton dans son journal, à partir du jour où la section de Beaurepaire convoque les autres sections à envoyer des commissaires à l’Evêché. Dans son numéro du 29 juillet, il s’indigne coutre l’inexécution du décret du 4 mai sur le maximum. Il dénonce un plan de famine contre Paris. Il montre les farines destinées à la capitüle interceptées systématiquement, et il conclut qu’il fallait « lever une force imposante pour aller au secours des subsistances ». Ses attaques contre les accapareurs et contre les banquiers se font plus violentes dans les numéros suivants. Le 6 août, il demande la guillotine pour les députés des trois assemblées qui avaient reçu l’or des tyrans, « la guillotine à tous ceux qui, depuis quatre ans, se sont enrichis des larmes des malheureux, la guillotine à tous ces scélérats impudibonds qui sont des tygres et non des hommes ». Deux jours plus tard il réclamait l’arrestation de tous les banquiers, qui étaient par état, disait-il, les valets des rois, qui avaient accaparé le numéraire et étaient les auteurs de la famine ; il Voulait aussi qu’on fît regorger « tous ces mauvais citoyens qui ont acquis des domaines immenses depuis quatre ans ; ces égoïstes qui ont profité des malheurs publics pour s’enrichir ; ces députés qui, avant leur élévation inopinée à l’aréopage, n’avoient pas un écu par jour ù dépenser et qui sont aujourd’hui de gros propriétaires ; ces députés qui exerçoient l’état de boucher dans des rues fétides et qui occupent maintenant des appariements lambrissés[17] ; ces députés qui, avant de parcourir la Savoie et la Belgique[18], prenoient leur repas dans de petites hôtelleries et qui ont aujourd’hui table ouverte, qui fréquentent les spectacles, entretiennent des câlins et ont à leur solde des panégyristes... » Jacques Roux espérait, en terminant, que la fête du 10 août serait le tombeau des accapareurs et des concussionnaires. Ce numéro était un véritable appel à l’insurrection[19].

Rien entendu, l’autre chef des Enragés, l’émule et le rival de Jacques Roux, Théophile Leclerc d’Oze, ne restait pas en arrière. Il demandait, dans son numéro du 27 juillet, l’arrestation de tous les gens suspects, « afin que la fêle du 10 août pût ‘être célébrée avec toute la solennité possible ». Le 31 juillet, il répondait en ces termes à ceux qui l’accusaient d’être un homme de sang : « On m’a traité et on me traite encore d’homme de sang, parce que ce n’étoit pas assez d’être proscrit par un parti, il falloit étouffer un homme nouveau qui, peut-être, causoit quelque ombrage et le rendre odieux à ses concitoyens ; on m’a traité d’homme de sang, dis-je, parce que j’ai avoué hautement qu’un homme révolutionnaire devoit avec sang-froid sacrifier, s’il Je falloit, cent mille scélérats à la Révolution. Eh bien ! Français, connoissez mon âme entière ; je vous prédis que vous serez amenés là où il n’y aura pas à balancer entre la mort de vos ennemis ou la vôtre... Je mets eu fait que la conservation seule des nobles à la tête de nos armées a fait périr ISO.000 combattants. » Les jours suivants, Leclerc confirmait et précisait ces appels à la violence. Le 4 août, il réclamait à nouveau l’arrestation des ci-devant nobles, des prêtres, des agioteurs, des membres des anciens parlements, qui seraient gardés comme otages. Le 4 et le 8 août, il attaquait Danton, auquel il supposait des projets de dictature. Le 6 août, il déclamait contre la Convention : « Peuple, as-tu à te plaindre de tes législateurs ? Tu leur as demandé la taxation de toutes les denrées de première nécessité. On te l’a refusée ; l’arrestation de tous les gens suspects, elle n’est pas décrétée ; l’exclusion des nobles et des prêtres de tous les emplois civils et militaires, on n’y a pas accédé. Cependant la patrie ne doit attendre ce salut que d’un ébranlement révolutionnaire qui, d’une extrémité de la république à l’autre, donne une secousse électrique à ses nombreux babitans. »

 

PROJETS DE SEPTEMBRISADE.

Ces excitations trouvaient d’autant plus d’échos que la misère était plus grande et que les nouvelles des frontières et delà Vendée étaient plus mauvaises. On était au lendemain des capitulations de Mayence et de Valenciennes, de la défaite de Châtillon-sur-Sèvre. Dès le 24 juillet, le Journal de la Montagne, organe des Jacobins, dénonçait des scélérats qui répandaient sourdement le bruit qu’il fallait un coup avant le 10 août. Qu’il y ait eu, en effet, dans l’air, des projets de septembrisade, cela n’est, guère douteux. En voici quelques preuves. On peut lire, dans le registre des délibérations du comité de surveillance de la section de l’Observatoire, à la date du 4 août, la grave déclaration suivante : « Le citoyen Patris[20], demeurant rue Saint-Jacques, n° 181, a déclaré avoir entendu dire publiquement au café Zoppy, par le nommé Crosnier, ancien portier du vestibule de l’attelier des assignats et demeurant actuellement section du Théâtre français, que les scènes du 2 septembre de l’année dernière a avoient été que des premières Vêpres, que des Vigiles, mais qu’au onze août, lendemain de la Fédération, seroit laite la grande Purification, que pour ce jour les modérés, las suspects, les 8.000 et 20.000[21] n’avoient qu’à graisser leurs bottes et faire leurs paquets ; ledit citoyen Patris a déclaré au Comité qu’il croyoit devoir, pour l’intérêt de cette ville et pour l’honneur du gouvernement républicain nouvellement adopté, dénoncer des propos aussi atroces, capables d’éloigner de Paris tous les fédérés qui viennent y jurer l’unité et l’indivisibilité de la République ; il a proposé au comité de faire parvenir sa dénonciation au Comité de Salut public de la Convention et d’ajourner après le rapport des commissaires qui y seront envoyés les mesures ultérieures à prendre. Sur quoi, le comité délibérant a adopté, à l’unanimité, la proposition du citoyen Patris et a nommé commissaires pour se transporter au Comité de Salut public les citoyens Dupoux et Capitaine et a ledit citoyen Patris signé la présente dénonciation ».

Le même soir, Robespierre, qui avait sans doute eu connaissance de la dénonciation de Patris, apprenait aux Jacobins que des contre-révolutionnaires avaient formé le complot de massacrer les prisonniers et de piller les magasins et l’arsenal.

Le 9 août, le Comité de Sûreté générale, considérant que le bruit d’un prochain massacre répandait la terreur parmi les détenus des maisons d’arrêt, décida de convoquer les autorités parisiennes à sa séance pour les inviter à prendre toutes les précautions nécessaires afin de prévenir ou d’empêcher tout mouvement populaire contre les prisons[22].

J’ai retrouvé a la bibliothèque nationale un placard qui est un appel véhément au massacre, placard analogue à la fameuse affiche Appel au peuple souverain qui avait déterminé les scènes sanglantes du mois de septembre précédent. Comme en septembre 1792, les rédacteurs anonymes du placard commençaient par supposer un complot que les aristocrates auraient formé pour égorger les patriotes. Ils formulaient la théorie du massacre préventif. Ge placard est intitulé Grand complot découvert de mettre Paris à feu et à sang à l’époque du 10 août jusqu’au 13, de faire assassiner les patriotes par des femmes et des calotins déguisés en femmes. Marie-Antoinette d’Autriche d’infernale mémoire sur la scelette (sic), interrogatoire de cette scélérate comme complice avec les traîtres qui ont livré Coudé, Mayence et Valenciennes avec les rebelles de la Vendée, avec le scélérat Pitt, ministre anglais, qui voulaient affamer Paris et assassiner les braves Sans-Culottes[23]. Il me suffira, pour donner une idée du contenu de cet appel sanguinaire, d’en citer quelques passages : « Sans-Culottes, mes amis, c’en est fait de nous, si nous ne nous montrons encore une fois dignes d’être républicains et si nous n’exterminons Sans délai tous les conspirateurs qui veulent nous détruire ou nous faire redevenir esclaves en anéantissant la République et en rétablissant la monarchie ». Après un rappel des trahisons et des échecs récents, le pamphlet affirmait que le projet était formé « de faire éclater une conspiration le même jour dans toute l’étendue de la République et de faire assassiner les patriotes par des femmes et des prêtres déguisés en femmes ». Puis cette conclusion : « Sans- Culottes, je vous le répète, il faut que la guillotine soit permanente, que l’infâme, la scélérate, la sanguinaire Médicis-Antoinette, les généraux traîtres qui ont vendu Gondé, Valenciennes, les députés infidèles qui ont entretenu des correspondances avec les tyrans coalisés, les rebelles de la Vendée et les départements fédéralisés, les administrateurs infidèles, les juges prévaricateurs, les prêtres contre-révolutionnaires, les accapareurs, les agioteurs, les intrigans, les conspirateurs, enfin nos vrais sangsues, soient jugés sur-le-champ et aillent expier leurs forfaits à l’aimable guillotine..., car, n’en doutez pas, mes amis, tant que ces scélérats existeront, la république sera en danger et le sang des patriotes ne cessera découler »...

Quand on confronte ce pamphlet anonyme avec la dénonciation de Patris, avec les feuilles de Jacques Roux et de Leclerc, on ne peut douter que les Enragés n’aient essayé de profiter de l’agitation sectionnaire conduite par le rolandin Cauchois pour provoquer un mouvement social et terroriste.

 

HÉBERT ÉVOLUE.

Un mois auparavant, à la fin de juin, quand s’étaient produits les désordres du savon, la Commune tout entière avait Pris parti contre les perturbateurs et avait dénoncé Jacques Houx. On constate maintenant que la municipalité n’est plus tout à fait aussi unanime. Si Patris, si Chaumette, si Réal font front avec résolution à l’agitation sectionnaire, Hébert, substitut du procureur de la Commune, fait bande à part et glisse peu à peu du côté des agitateurs. Déjà quand les commissaires des sections avaient accusé l’administrateur des subsistances Garin et avaient réclamé l’ouverture des magasins de la ville, Hébert avait gardé un prudent silence. Il fait maintenant dans son journal et aux Jacobins une campagne équivoque, à peu près parallèle à celle de Jacques Roux et de Leclerc.

Dans son n° 259, paru vers le milieu de juillet, il donne créance U la fable du complot royaliste à peu près dans les mêmes termes déjà que le pamphlet anarchiste que nous analysions tout à l’heure. Plus de 10.000 échappés de la Vendée, prétend-il savoir, sont arrivés à Paris « afin d’empêcher la réunion fraternelle qui aura lieu le 10 août ». « Je sais que l’on médite encore un pillage, afin d'allumer la guerre civile dans Paris. Tous les contre-révolutionnaires doivent profiler de ce mouvement pour forcer la garde du Temple et enlever le petit avorton royal ».

Quelques jours plus tard, dans son n° 267, il demande que les suspects soient enfermés partout dans les églises et que la république s’empare de la moisson en indemnisant les cultivateurs, que le blé, le vin, toutes les denrées soient partagées entre les départements au prorata de leur population. C’était l’idée de J. Roux, c’était l’idée de Leclerc. Comme les Enragés encore, Hébert s’attaque maintenant, et de plus en plus violemment, à Danton et à ses amis, qu’il appelle les Nouveaux Brissotins, et auxquels il impute des arrière-pensées royalistes. Dans le même n° 267, il s’élève contre les députés qui défendaient Custine et il range dans cette catégorie Duhem, Danton, Delacroix, Thuriot et Barère. Il rappelle, a ce propos, que Danton et Delacroix avaient déjà défendu Dumouriez à la veille de sa trahison[24]. Dans le numéro suivant, il revient à la charge contre les Endormeurs de la Convention, qui se proposent, disait-il, de faire voter une amnistie en faveur des députés girondins[25]. « Attendons-nous, disait-il, à voir tous nos villes de guerre livrées comme Coude et Valenciennes, si la République ne fait pas un grand effort pour écraser ses ennemis du dedans et du dehors. C’est alors que les hommes d’Etat, pour mettre fin à tous les maux qu’ils auront occasionnés, nous proposeront la royauté comme le seul remède ; c’est alors qu’ils iront donner la clef des champs au petit avorton du Temple. Des milliers de coquins répandus dans Paris, et qui auront la patte bien graissée, crieront alors : Vive Louis XVII ! » Que fallait-il donc faire maintenant pour déjouer le complot des Nouveaux Brissotins, autrement dit des Dantonistes ? Hébert concluait avec les Enragés qu’il fallait non seulement chasser les nobles de tous les emplois, mais « renouveler la Convention et ne la composer, cette fois-ci, que de véritables républicains ». H demandait encore qu’on organisât le pouvoir exécutif d’après la Constitution, c’est-à-dire que le peuple fût convoqué pour dresser la liste des futurs ministres. Il se défiait du Comité de Salut public et protestait comme sa dictature : « La Contre-Révolution sera faite avant un mois, si on laisse le Comité de Salut public organisé tel qu’il l’est aujourd’hui. Je sais, foutre, qu’il est composé en majorité d’excellens citoyens, mais il y a dans le troupeau plus d’une brebis galeuse ; d’ailleurs ce Comité sera renouvelé et, à la place de Robespierre, de Saint-André, de Prieur, je vois d’avance se glisser certains fripons qui convoitent les cinquante millions que la Convention a accordés à ce Comité[26]... »

Si on se souvient que, dans les crises précédentes, Hébert s’était rangé du côté du gouvernement qu’ii attaque aujourd’hui, si on remarque que son journal est de plus en plus influent et si on constate enfin qu’aux Jacobins même l’action hébertiste se fait plus hardie et plus vigoureuse, on comprend que les gouvernants aient envisagé sérieusement ces attaques convergentes dirigées contre eux des points opposés de l’horizon par le rolandin Cauchois, animateur des sections, par les chefs Enragés Jacques Roux et Leclerc, et enfin par le Père Duchesne.

Pour expliquer le changement de politique d’Hébert, dont tes conséquences seront si graves, M. Jaurès a supposé qu’il était dévoré de l’ambition d’égaler et de supplanter les chefs montagnards, les Danton et les Robespierre. Il n’aurait demandé le renouvellement de la Convention par la mise en vigueur immédiate de la Constitution nouvelle que dans l’espoir de se faire envoyer à la nouvelle représentation nationale et d’y jouer un des premiers rôles. C’est possible. Mais je croirais aussi qu’Hébert, en journaliste qu’il était avant tout, fut inquiet du succès rapide des journaux de Leclerc et de Jacques Roux, ses rivaux. Jacques Roux et Leclerc menaçaient de lui enlever ses lecteurs. Il craignit d’être abandonné par les masses populaires. Il adopta peu à peu le programme des Enragés, sans d’ailleurs désarmer son hostilité personnelle contre leurs chefs, parce qu’il sentait que ce programme rendait, qu’il avait les sympathies des foules. Jacques Roux et Leclerc s’étaient dits les continuateurs de Marat. Hébert leur contesta ce titre et le revendiqua pour lui-même : « S’il faut un successeur à Marat, s’écriait-il aux Jacobins le 21 juillet, s’il faut une seconde victime, elle est toute prèle et bien résignée, c’est moi ! »

 

ROBESPIERRE CONTRE LES ENRAGÉS.

L’agitation sectionnaire menaçait de déborder la Commune et le Comité de Salut public. Contre le danger s’éleva Robespierre dès le premier jour avec sa froide résolution.

Depuis la mort de Marat, qui avait suivi de près l’exclusion de Danton du Comité de Salut public, Robespierre était devenu l’homme éminent de la Montagne. II était entré au Comité de Salut public le 27 juillet. S’il combat les Enragés, ce n’est pas qu’il ait peur de leur politique sociale. Il écrivait sur son carnet, au lendemain du 31 mai, que les dangers venaient des bourgeois et qu’il fallait s’appuyer sur les Sans-Culottes. Il ne combat donc pas les Enragés par esprit de classe. Il n’est pas l’adversaire irréductible de leur programme social. Son ami Saint-Just proposera le 9 août la réquisition générale de la récolte. Il résume sa politique à ce moment-là par celle formule qu’il trace sur son carnet : « Subsistances et lois populaires. » Ce qu’il reproche aux Enragés, c’est moins leurs tendances sociales que leurs campagnes démagogiques, que leurs attaques systématiques contre la Convention et contre les Comités, bref, que leur attitude anti-gouvernementale. Les Enragés ont sans cosse la menace à la bouche. Ils dictent leurs vœux comme des ordres. Ils sont toujours prêts à déchaîner l’émeute, même en s’alliant, comme dans les circonstances actuelles, avec des éléments aussi douteux que ceux qu’enrôle un Cauchois, lis sont des semeurs de défiance et des agents de désordre. Ils maintiennent dans la population un état de fièvre qui ne donne aux gouvernants aucune sécurité. Il est remarquable que, dans les véhémentes attaques qu’il dirige contre eux, Robespierre ne leur reproche jamais que leurs menées désorganisatrices, que leurs campagnes diffamatoires contre la Convention et contre les Comités.

Il engage la lutte, dès le 5 août, aux Jacobins. L’hébertiste Vincent, très influent aux Cordeliers et aux bureaux de la guerre (il était secrétaire général de Bouchotte), prononça ce soir-là au club, une véhémente philippique contre les députés qui sollicitaient des places auprès des ministres pour des protégés qui étaient tous des aristocrates. Il cita Duhem et un autre qui endormaient la Convention par des rapports suspects. Il attaqua ensuite Danton et Delacroix, puis il conclut que les Jacobins devaient être appelés à former des listes de patriotes à désigner pour les emplois vacants. Ce réquisitoire ne tendait pas seulement à exciter l’opinion publique contre la Convention, à un moment où elle n’était déjà que trop inflammable, il était encore un essai de mainmise sur l’administration. Maîtres des nominations, les Jacobins auraient été maîtres du gouvernement. La Convention et ses Comités auraient été réduits à un rôle subalterne. Le club serait devenu le véritable centre du gouvernement.

Robespierre prit feu. Il se plaignit que « des hommes nouveaux, des patriotes d’un jour », « voulaient perdre dans le peuple ses plus anciens amis ». II défendit Danton qu’on calomniait, dit-il, « Danton qu’on ne discréditera après avoir prouvé qu’on a plus d’énergie, de talents ou d’amour de la patrie ». Puis, négligeant Vincent, il s’attaque à ceux qu’il considérait comme ses inspirateurs, à Leclerc et à Jacques Roux, « deux hommes salariés par les ennemis du peuple, deux hommes que Marat dénonça, ont succédé ou cru succéder à cet écrivain patriote. C’est par leurs moyens que les ennemis de l’Etat se sont persuadés qu’ils nous entraîneraient encore. L’acharnement avec lequel ils distillent Je venin de leur calomnie, au moment où les fédérés nous arrivent de toutes parts, d’autres rapprochements que l’on pourrait faire encore, démontrent leur complicité. H faut vous les nommer : le premier est un prêtre, homme seulement connu par deux actions horribles, la première d’avoir voulu faire assassiner les marchands, les boutiquiers, parce que, disait-il, ils vendaient trop cher ; l’autre d’avoir voulu faire rejeter au peuple la Constitution, sous prétexte qu’elle était défectueuse. Le second est un jeune homme qui prouve que la corruption peut entrer dans un jeune cœur. Il a des apparences séduisantes, un talent séducteur, c’est Leclerc, un ci-devant, le fils d’un noble. Il était à Lyon où il jouait le patriote, lorsqu’on y égorgea l’infortuné Chalier. Il fut en grande partie la cause de sa mort. Parti de là où sa conduite l’avait rendu exécrable à tous les patriotes, il vint à Paris intriguer, mentir à la Convention ; il vint ici, suivi de quelques hommes imposteurs comme lui, qu’il sut rendre intéressants et qui sont maintenant dispersés ; il est associé à Jacques Roux, et ces deux hommes, dénoncés par Marat comme deux intrigants, deux émissaires de Coblentz ou de Pitt qui, pour mieux empoisonner les sources de la crédulité populaire, ont pris pour le séduire le nom de Marat. Ils ne manquent jamais de dénoncer un ennemi bien reconnu du peuple. Ainsi Custine a été dénoncé par eux. Avec des phrases bien patriotiques, bien fort et énergiquement prononcées, ils parviennent à faire croire au peuple que ses nouveaux amis sont plus zélés que les autres. De grandes louanges à Marat pour pouvoir tomber sur les patriotes actuels. Qu’importe de louer un mort, pourvu qu’on puisse calomnier les vivants ? »

Personne aux Jacobins ne répondit à Robespierre. Sa vive attaque réduisit provisoirement les Hébertistes au silence. Mais les Enragés firent tête dans leurs journaux. Théophile Leclerc répondit dans son numéro du 6 août aux « calomnies » dont il était l’objet. Sans nommer Robespierre, il visa son discours de la veille : « Je crois, dit-il, que les hommes nouveaux ne paroissent trop exaltés que parce que les vieux s’usent : je suis persuadé que les jeunes gens seuls sont susceptibles de ce degré de chaleur nécessaire pour opérer une révolution... » Il protesta de nouveau, dans son numéro du 8 août, contre les attaques de Robespierre : « Un homme... a avancé aux Jacobins que j’étais un ci-devant noble, que j’en avais imposé sur l’état de Lyon, lorsque je suis arrivé dans cette ville..., etc. ». Il défiait son accusateur de prouver une seule de ses accusations. Il continua sa campagne antiparlementaire' et anti-dantoniste avec une ardeur redoublée.

Quant à Jacques Roux, c’est le lendemain du discours de Robespierre aux Jacobins qu’il demandait la guillotine pour les députés prévaricateurs.

Les Enragés n’auraient pas pris cette attitude menaçante, qui pouvait passer pour une bravade ou pour un défi, s’ils ne s’étaient sentis appuyés par les sections parisiennes. Robespierre dut redoubler ses coups. Il revint à la charge, le 7 août, aux Jacobins. Dans un grand discours très habile, il s’efforça de mettre en garde les patriotes contre les mesures exagérées qui perdraient la République. « Il établit que les ennemis du peuple n’ont jamais pris de mesure plus adroite pour perdre la patrie que d’attribuer aux plus chauds amis de la liberté leurs propres crimes ». C’était insinuer que la campagne contre les conventionnels était d’inspiration étrangère. II dénonça ceux qui voulaient provoquer un mouvement dans Paris pour renouveler les horreurs de septembre. Il rassura les Parisiens sur les subsistances qui ne manqueraient pas. Il exhorta les délégués des assemblées primaires qui assistaient à la séance « à inviter le peuple au courage, à la persévérance, par l’aspect du bonheur que lui procureraient son obéissance aux lois, sa confiance dans ses législateurs, son union et son dévouement au maintien de la République. » Il fit un vif éloge de Pache, de Hanriot, de la Commune, attaqués par Cauchois et par les meneurs des sections. Son discours fit une telle impression que le même jour Robespierre fut élevé à la présidence des Jacobins.

Les Enragés s’abritaient derrière le grand nom de Marat, plus populaire encore après sa mort que durant sa vie. Déjà Robespierre avait rappelé aux Jacobins les attaques de Marat contre Leclerc et Jacques Roux. Le 8 août, Simone Evrard, « la veuve de Marat », parut à la barre de la Convention pour présenter une pétition contre « les libellistes hypocrites » qui déshonoraient le nom de son mari, les uns, c’est- à-dire les Girondins, en lui prêtant une politique sanguinaire, en entourant sa mémoire d’une réputation hideuse ; les autres, c’est-à-dire les Enragés, « en défigurant ses principes pour éterniser l’empire delà calomnie dont il fut la victime ». Ceux- ci, disait-elle, « parlent le langage du patriotisme et de la morale, afin que le peuple croie encore entendre Marat, mais ce n’est que pour diffamer ensuite les plus zélés défenseurs qu’il ait conservés ; c’est pour prêcher, au nom de Marat, les maximes extravagantes que ses ennemis lui ont prêtées et que toute sa conduite désavoue ». « Je vous dénonce en particulier, continua-t-elle, deux hommes : Jacques Roux et le nommé Leclerc, qui prétendent continuer ses feuilles patriotiques et faire parler son ombre pour outrager sa mémoire et tromperie peuple. L’est là qu’après avoir débité des lieux communs révolutionnaires, on dit au peuple qu’il doit proscrire toute espèce de gouvernement, c’est là qu’on ordonne en son nom d’ensanglanter la journée du 10 août, parce que de son âme sensible déchirée par le spectacle des crimes de la tyrannie et des malheurs de l’humanité sont sortis quelquefois de justes anathèmes contre les sangsues publiques et contre les oppresseurs du peuple. Ils cherchent à perpétuer après sa mort la calomnie parricide qui le présentait comme un apôtre insensé du désordre et de l’anarchie... » La veuve de Marat concluait en invitant la Convention à sévir contre les émissaires de l’Angleterre et de l’Autriche, qui ne se servaient de la liberté de la presse que pour empoisonner l’opinion publique. « Si vous les laissez impunis, je les dénonce ici au peuple français, à l’Univers ! »

Bien entendu, Simone Evrard était incapable de rédiger une pareille pétition. Quelqu’un avait tenu sa plume. Quand le secrétaire de la Convention, Thirion, eut fini de lire son papier, Robespierre prit la parole pour demander l’insertion de la pétition au Bulletin et que lu Comité de Sûreté générale fût invité à examiner la conduite des « deux écrivains mercenaires » qui venaient d’être dénoncés. Cette intervention de Robespierre permet de croire qu’il était le véritable auteur de cette mise en scène. Sa proposition fut adoptée. La Convention flétrissait officiellement Jacques Roux et Leclerc et suspendait sur leurs têtes les foudres du Comité de Sûreté générale.

Mais déjà Robespierre n’était plus seul à tenir tête aux agitateurs. Le député Guillemardet avait signalé la veille à la Convention les rassemblements qui grossissaient à la porte des boulangers de la capitale. Amar, après lui, au nom du Comité de Sûreté générale, avait affirmé que l’apparente rareté des subsistances n’était que « le résultat des inquiétudes que répandent les agitateurs ». Delacroix avait demandé qu’on fît venir sur-le-champ le maire de Paris pour l’interroger sur les subsistances et les rassemblements. Pache fut mandé. Il déclara que la cause des rassemblements était la crainte de manquer de subsistances et que « cette crainte était augmentée par les malveillants qui faisaient tous leur possible pour agiter le peuple et le porter à un mouvement », Il avoua cependant que « les subsistances n’étaient pas aussi considérables qu’on pourrait le désirer », mais il ajouta que pour le moment à n’y avait rien à craindre et que des arrivages importants étaient annoncés. Mais l’équivoque Bréard[27], secondant indirectement la manœuvre de Cauchois, insista pour que le maire fournit un état détaillé des sacs de farine existant dans les magasins. Delacroix reprit la parole pour combattre cette motion insidieuse. Il déclara que la réponse de Pache était suffisante et la Convention se rangea à son avis.

La fête du 10 août se passa sans encombre, Son succès affermit le Comité de Salut public, qui sentit derrière lui toute la France patriote représentée par les délégués des assemblées primaires. La Commune, qui avait eu sa part dans le succès, ne se pressa pas de tenir la promesse qu’elle avait faite aux commissaires des sections de leur fournir après le 15 août les comptes de l’administration des subsistances.

 

L’AGITATION À LA FIN D’AOÛT,

Dans son numéro du 17 août, Jacques Roux rappela les promesses faites. Il intitula son article Coup d’éperon donné aux administrateurs des subsistances. « Eh quoi ! s’écriait-il, barbares administrateurs (ces gentillesses s’adressaient à Garin et à Defavanne), frippons patriotes, égoïstes contre- révolutionnaires, de quel droit cachez-vous l’état actuel des subsistances ? Les grands intérêts de la nation se traitent en présence du peuple... Quelle est donc cette liberté qui ne laisse pas le droit de savoir si on a ou si on n’a pas de pain pour le lendemain ?... A quoi se réduit la publicité, si deux ou trois individus ont seuls la clef des subsistances ?... Le peuple y voit clair... Il sait que vous ne voulez pas donner connoissance de vos registres, afin qu’on ne puisse pas vérifier les marchés que vous avez passés à votre profit ; à sait que vous ne supposez une disette de grains que pour vendre plus cher le blé que vous avez accaparé dans les départemens. Et si je n’étois convaincu de la vertu de plusieurs magistrats qui vous président, je dirois que vous êtes d’accord avec les émigrés pour exciter le peuple à se révolter..., je dirois que vous êtes payés du ministre Pitt pour occasionner jusqu’au 1er septembre un grand mouvement dans Paris. Car d’où vient ce silence affecté sur les réclamations d’une multitude respectable qui demande l’état des approvisionnemens ? De deux choses l’une, ou ils sont en bon état ou ils ne le sont pas... » Et Jacques Roux terminait en menaçant Garin et Defavanne de la guillotine !

Un tel article suffirait à mettre en évidence l’action parallèle entre les Enragés et les commissaires des sections.

Jacques Roux rencontra de l’écho. Dès le lendemain, 18 août, une députation de la section du Luxembourg se présenta à la Commune pour lui demander s’il était vrai qu’elle eût envoyé dans les départements des commissaires chargés d’acheter des grains, à quelque prix que ce soit, c’est-à-dire en violation du maximum. Elle ajouta qu’une telle mesure indisposerait nos frères des départements, car elle mettrait des entraves à l’approvisionnement des marchés provinciaux. Chaumette rassura la députation en déclarant que les mesures prises par la Commune ne nuisaient en rien à l’approvisionnement et visaient, au contraire, à le faciliter. Les observations de la section du Luxembourg furent cependant renvoyées à l’examen du Comité de Salut public.

Vers le même temps, l’hébertiste Marchand se livrait devant l’assemblée générale de la section des Sans-Culottes (quartier du Jardin des Plantes) à une vive critique de la gestion de Garin[28]. Il lui reprochait surtout d’avoir dilapidé les finances de la ville. De 65 livres le sac en février, la farine achetée par lui était montée à 150 livres. Un de ses agents, Voitrin, avait gagné, a l’en croire, plus de 20.000 livres en achetant à 3 ou 4 livres au-dessus du cours. Un autre, Lorfèvre, meunier à Pontoise, avait en mains 100.000 écus dont l’administration ignorait entièrement le placement et I emploi. Un troisième, Garreau, avait reçu 250.000 livres d’avances. Puis Marchand, à l’exemple de Cauchois, attaquait le système de la régie des farines. Les boulangers, cessant d’être commerçants, n’étaient plus intéressés à se procurer la denrée au meilleur prix possible. Marchand calculait que la '’ille avait versé aux boulangers 15 millions à titre de primes. II proposait de renoncer au système des achats de gré à gré et de recourir aux réquisitions. La section des Sans-Culottes adopta son réquisitoire, qui fut ensuite porté devant le conseil général de la Commune.

Garin devenant encombrant et difficile à défendre, la Commune se décida, le 19 août, à jeter du lest. Elle renouvela son administration des subsistances. Champeaux fut élu par 46 voix sur 66 votants, Roch du Louvet par 37 voix. La troisième élu, Destroit, refusa sa nomination. Il fut remplacé par Caillieux. Les anciens administrateurs qui avaient provoqué sur eux les colères, Garin et Defavanne, disparaissaient. Mais là s’arrêtèrent les concessions de la Commune. L’élection terminée, le maire Pache donna lecture d’une proclamation qu’il dressait aux 48 sections : « Citoyens, les malveillans n’ont cessé depuis huit mois d’agiter sur les subsistances. Us ont surtout poursuivi avec acharnement l’ouverture des magasins et demandé qu’on leur remit l’état des denrées contenues dans ces magasins. Il semblait, dès le mois de janvier, qu’on dût mourir de faim, et cependant on a vécu jusqu’à ce moment. La perfidie de ces demandes répétées est sensible ; elle n’a d’autre objet que d’agiter le peuple, de gêner l’administration dans sa marche et de donner connaissance de la situation des magasins soit aux vendeurs avides, qui en profiteront pour relever les prix, soit aux contre-révolutionnaires, qui en profiteront pour arrêter les grains environnants et empêcher l’arrivage... Citoyens, ces efforts se renouvellent aujourd’hui en votre nom. C’est en votre nom, de vous qui voulez la liberté, l’égalité, la Constitution démocratique, que l’on excite des discussions et par suite des mouvements qui amèneront leur destruction. Républicains francs et généreux, le corps municipal vous offre tout ce qu’il doit vous offrir, il vous offre le compte des fonds employés aux subsistances, demain même ce compte sera envoyé à l’impression pour être distribué aux sections... »

Ainsi Pache se refusait à l’ouverture des magasins, au compte des sacs de farine, que réclamaient les commissaires des sections soutenus par Jacques Roux. Tout ce qu’il accordait, c’était le Compte financier des recettes et des dépenses. C’était sa réponse à la nouvelle sommation qu’il avait reçue le jour même de la part de l’assemblée des commissaires des sections.

Ceux-ci en appelèrent à leur tour à la population parisienne. Ils firent afficher sur les murs de la ville un violent placard contre Pache et la municipalité[29]. Les Enragés essayèrent de ranimer l’agitation, qui s’était calmée après le 10 août. Jacques Roux attaqua Pache et la municipalité devant l’assemblée générale des Gravilliers[30].

La section de l’Observatoire proposa, le 20 août, de faire mettre en arrestation le maire, le procureur de la Commune et ses substituts.

Mais l’agitation fit long feu. Aux Gravilliers même, Jacques Roux se heurta a une vive résistance. Dénoncé par une partie de la section, il fut mis en prison par ordre de la Commune et gardé au violon municipal du 22 au 27 août[31]. Chose curieuse, un de ses accusateurs lui reprochait « d’égarer le peuple dans le sens des aristocrates ». Il est certain que les aristocrates, ou que du moins les modérés, étaient les plus acharnés contre Pache. La section Je 1 Observatoire, qui avait demandé son arrestation, était conduite par le boiteux Lepître, un maître de pension, que Michelet considère comme « un furieux royaliste sous sa criaillerie jacobine[32] ».

Lm certain Dubois écrivait, le 25 août, au comité de surveillance du département de Paris[33], qu’il n’y avait pas de farine dans les magasins, « quoique les administrateurs des subsistances et MM. Pache et Chomet vous aient assurés qu’il y avait de la farine pour du temps. » Ce Dubois traitait Pache, Chaumette, Réal et Hanriot de brigands. Mais, chose à noter, ce Dubois était un réactionnaire, comme nous dirions aujourd’hui, car il accusait ensuite les municipaux d’être les apologistes de Jacques Roux et il espérait qu’ils iraient bientôt le rejoindre en prison.

D’autres indices encore donnent a penser que derrière les Enragés et les agitateurs des sections, les royalistes et les Girondins manœuvraient pour attiser le mécontentement et provoquer, si possible, la chiite de la Commune. Le député girondin Carra, qui était à l’abbaye, suivait avec attention de sa prison la marche du conflit. Il écrivait, le 2ü août, à un de ses amis que je n’ai pu identifier : « As-tu lu l’affiche des commissaires aux subsistances des 48 sections de Paris à leurs commettans et l’extrait de leur procès- verbal du 21 de ce mois contre Pache ? Si tu ne l’a pas lue, il est de ton devoir de la lire et lu commenceras à ouvrir sérieusement les yeux. Tu verras que Pache ne refuse opiniâtrement l’ouverture des magasins de subsistances de Paris que parce qu’ils sont vides[34]. » Et Carra supposait, bien entendu, que la Commune voulait « occasionner une famine générale et réelle dans Paris pour forcer les habitans à demander un roi et à dissoudre la Convention » !

Le mouvement sectionnaire, où se rencontraient tant d’aspirations opposées, avorta finalement, parce que le Comité de Salut public avait réussi a approvisionner Paris et aussi parce qu’il avait dû mettre à profit le délai qu’ii avait obtenu de Cauchois et des commissaires des sections pour ramener l’opinion à la Commune. La campagne de Robespierre aux Jacobins avait porté. La plupart des sections désavouèrent leurs commissaires ou restèrent neutres. Les sections de La Fontaine de Grenelle et du Luxembourg, entre autres, se prononcèrent nettement pour la municipalité.

 

LA RÉPRESSION.

Quand la Convention intervint à son tour pour porter le coup de grâce à l’agitation sectionnaire, celle-ci agonisait déjà Le 25 août, Barère fit rapporter, à la demande de la Commune, le décret du 1er juillet, qui avait autorisé l’achat chez les particuliers et qui avait été l’objet des critiques des sectionnaires. La loi du 4 mai sur le maximum des grains était pleinement remise en vigueur.

Cette concession faite, un député de Pans, Tallien, ancien membre de la Commune du 10 août, dénonça la commission que les sections de Paris avaient formée pour enquêter sur les subsistances. « Je vous dénonce cette commission composée de malveillans qui cherchent ii alarmer le peuple en demandant tous les jours des comptes au maire de Paris, en requérant continuellement l’ouverture des greniers ». Tallien accusait ensuite nommément Cauchois, le président de la commission, « qui vient, disait-il, de faire afficher dans Paris un placard très propre à amener une disette qui n’existe point ». Séance tenante, sur la proposition de Tallien, la Convention décréta la suppression de la commission d’enquête formée par les sections de Paris. Et, comme si ce décret était attendu par la Commune, il fut porté immédiatement à l’Hôtel-de-Ville où on s’empressa d’en donner lecture. Les commissaires de l’Evêché se dispersèrent sans résistance.

Ce n’était pas impunément qu’on inquiétait les gouvernants à cette terrible époque. Cauchois l’apprit à ses dépens. Il avait été l’âme de l’agitation sectionnaire, qui avait inspiré un moment des craintes sérieuses à la Commune et au Comité public.

Trois mois plus tard, quand la Terreur fut mise à l’ordre du jour et que le gouvernement révolutionnaire fut proclamé, trois fonctionnaires du régime, qui habitaient comme lui la section de Beaurepaire et qui avaient été sans doute ses rivaux dans les joutes oratoires dont cette section avait été le théâtre, un adjoint de Fouquier-Tinville, Marc-Claude Paulin, un juge au tribunal du 5' arrondissement, François Alix, un municipal enfin, Langlois, membre du conseil général de la Commune, se présentèrent tous les trois, le 27 frimaire, devant le comité révolutionnaire de la section et réclamèrent l’arrestation du contre-révolutionnaire Cauchois. Le comité révolutionnaire fit immédiatement droit à leur demande. Cauchois fut arrêté et traduit au tribunal révolutionnaire.

Naulin lui avait reproché dans sa dénonciation d’avoir toujours professé le modérantisme ; d’avoir cherché, à l’époque du 10 août, à augmenter la défiance au sujet des subsistances par ses motions sur l’ouverture des magasins. Naulin se vantait d’avoir combattu ces motions désorganisatrices. Il rappelait le rôle de Cauchois à la commission de l’Evêché. Il s’indignait de l’affiche qu’il avait fait placarder contre Pache !

Le juge François Alix ajouta qu’il avait entendu Cauchois dire au peuple qu’un tyran en valait mieux que cinq cents ! Langlois, enfin, accusa Cauchois d’avoir quitté la route droite du patriotisme pour se joindre aux modérés et aux aristocrates. La commission qu’il avait fait nommer pour enquêter sur les subsistances n’était composée que d’aristocrates.

Cauchois ne fut interrogé par le juge Deliège que le 19 pluviôse an II. II déclara qu’il avait toujours été républicain depuis le 13 juillet 1789. En août 1793, il n’avait été que l’organe des inquiétudes de ses concitoyens. Bien loin d’avoir cherché à enlever l’estime à Pache, il avait rappelé à l’ordre ceux qui se permettaient des personnalités contre lui. Sans doute il avait été' l’un des trois commissaires chargés de rédiger l’affiche incriminée. Mais chacun de ces commissaires avait travaillé séparément et rédigé un projet distinct. Son projet à lui Cauchois avait été rejeté par l’assemblée des commissaires, qui lui avait préféré la rédaction d’un collègue. Il avait même été outragé par certains membres qui l’avaient appelé agent de la municipalité. S’il avait signé le texte finalement adopté, ce n’avait été que comme président de l’assemblée de l’Evêché.

Après cet interrogatoire, on ne se hâta pas de traduire Cauchois au tribunal. Il resta un mois encore en prison. Mais le complot hébertiste, en ventôse, ramena l’attention sur lui. Les Hébertistes étaient accusés de vouloir affamer Paris en écartant les fournisseurs de ses marchés par l’inquisition vexatoire de leurs commissaires aux accaparements. On prétendait les faire passer pour des contre-révolutionnaires déguisés. L’occasion sembla bonne d’accréditer cette fable en livrant enfin Cauchois à l’accusateur public, le 22 ventôse.

Le substitut Liendon, qui fit office de ministère public, fit entendre de nombreux témoins. Outre les premiers dénonciateurs, déposèrent le peintre Pierre-Alexandre Louvet, le menuisier Jacques Odon, le maçon Janiot, l’écrivain Jacques Miel, le papetier Dablans, le parfumeur Guiot, l’horloger Dezire, l’instituteur Hémard, le papetier Lejeune, l’imprimeur en taille-douce Jean-Claude Aubert.

Le réquisitoire du ministère public nous apprend que de nouveaux griefs s’ajoutèrent aux anciens. On reprochait maintenant à Cauchois d’être venu demeurer dans la maison du ministre Roland, dont il semblait avoir adopté les principes, d’avoir fait mettre Roland sous la protection de là section et d’avoir essayé, au 31 mai, d’empêcher que le cation d’alarme fût tiré.

Le tribunal le condamna à la petite de mort « pour subir, sous le masque du patriotisme, tenté d’égarer le peuple, cherché à avilir et rendre suspectes les autorités constituées, enfin, pour rétablir plus sûrement la royauté, dit qu’un tyran en valait mieux que cinq cents ».

 

 

 



[1] Voir l’Ami du peuple des 14 et 17 juin 1790. Le 17 juin, Garin implore l’appui de Marat contre ses confrères qui étaient animés contre lai de mauvaises intentions. Le 24 juin, il Informe Marat qu’il a encore diminué le prix du pain.

[2] Voir la défense de Garin par son collègue Defavanne dans la brochure Favanne, administrateur adjoint des subsistances, aux 48 sections. Paris, le 6 juillet 1793. Bibl. nat„ Lb⁴¹ 731. — Voir aussi François Bouchot et Norbert Chardonnet i leurs concitoyens, 22 p., s. d. Bibl. nat., Lb⁴¹ 2963, in-4°. Bouchot était le gardien du magasin établi rue de Seine-Saint-Victor ; Chardonnet occupait la place de contrôleur,

[3] Voir les pièces justificatives du mémoire justificatif de Garin et Defavanne, Paris sauvé par l’administration des subsistances, dans les Archives parlementaires, t. LXIX, pp. 558 et suiv.

[4] Voir, dans le numéro du 10 mai 1793 du Publiciste, une dénonciation de Cor contre la compagnie Winter, chargée des charrois de l’artillerie.

[5] Favanne, administrateur adjoint des subsistances, aux 48 sections, prenant fait et cause de Garin. Bibl. nat.. Lb⁴¹ 731.

[6] Voir Paris sauvé, la fin de la brochure de Defavanne, déjà citée, et les protestations de Garat devant la Convention, le 26 juillet,

[7] Voir la délibération du comité de salut public du département de Paris, en date du 29 juillet, dans TUETEY, Répertoire, t. IX, n° 1113.

[8] Voir TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 2997.

[9] TUETEY, Répertoire, t. X, n° 372. Le 24 juin 1793, les inspecteurs de police chargés d’arrêter Mme Roland se présentèrent au domicile de Cauchois, où elle logeait. — Voir aussi les Mémoires de Mme Roland, édition Dauban, p. 283.

[10] Voir l'imprimé intitulé Les commissaires des 48 sections de Paris convoqués pour obtenir l’état des subsistances à leurs commettants. Rapport de ce qui s’est passé dans leurs séances et missions depuis le 1er août 1793, 10 pages in-4°. Bibl. nat., Lb⁴¹ 3334.

[11] Voici les noms de ces commissaires : Brunet, Devoyo, Cauchois, Lattierre, Ollivault, Pouxlandry, Debierne, Massomiet, Màinfroy, Dieppe Dolivier, Coquet, Rossignol, Martin, Isambert, Ducroquet, Jacquemin, Beitault, De Lamarre limonadier, Cœurdacier, Lejeune, Lebel, Dupaix et Tamponnet. — Ollivault présidait la société des Hommes révolutionnaires du 10 août, qui fut dénoncée aux Jacobins comme contre-révolutionnaire ; Ducroquet sera le commissaire aux accaparements de la section du Théâtre-Français ; il périra avec les Hébertistes. Dolivier est peut-être l’ancien curé (le Mauchamp, auteur de l’Essai sur la justice primitive.

[12] 33 sections avaient déjà envoyé des commissaires à l’Evêché à la fin de juin pour se concerter sur les subsistances. La phrase de Réal montre qu’il y avait déjà eu une autre réunion analogue à une époque antérieure.

[13] TUETEY, Répertoire, t. IX, n° 1129

[14] Allusion à l'insurrection fédéraliste.

[15] Cauchois lui-même.

[16] La section nomma les citoyens Angelet, Le HHoux, Galissot, L'ami, Cauchois et Grincourt pour porter cette adresse au département et à la Convention (Arch. nat., W. 338.

[17] Allusion à Legendre.

[18] Allusion à Danton, à Delacroix, à Simond.

[19] Ce numéro du 6 août est dans les scellés de Jacques Roux (Arch, nat., W. 20).

[20] Patris était l’imprimeur de la Commune, Il était très lié avec Chaumette.

[21] Ceux qui avaient protesté contre le 20 juin 1792 dans des pétitions revêtues de 8.000 et de 20.000 signatures.

[22] TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 3167.

[23] De l’imprimerie de l'Ami des Sans-Culottes (Lebois), rue Mouffetard, 386, et Neuve-Saint-Médard, n° 592, 8 pages.

[24] Hébert répéta cet article aux Jacobins le 21 juillet.

[25] Garat, dans ses mémoires, se vante d’avoir fait campagne en faveur de cette amnistie et d'avoir gagné à ses vues Legendre et Danton.

[26] Ces fripons, ce sont Danton et ses amis. Danton venait de faire voter, le 1er août, la mise à la disposition du Comité de Salut public d’une somme de 50 millions pour dépenses secrètes.

[27] Classé comme montagnard, c'est sur sa proposition que les députés girondins seront rappelés en l’an III,

[28] Ses critiques sont résumées dans le rapport de l'observateur Perrière en date du 27 août 1793. Voir TUETEY, Répertoire, t. IX, n° 1189, et SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, t. II, p. 105,

[29] Le texte ne m'en est pas connu. Tuetey signale l’affiche dans son Répertoire, t. VIII, n° 330.

[30] Archives nationales, W. 20 (déposition du témoin Lepage).

[31] Cette première arrestation de Jacques Roux mérite une étude particulière.

[32] Michelet déclare qu’il a sous les yeux les procès-verbaux des sections quand il porte sur Lepître ce jugement. Il ajoute que « Lepître était l’homme du Temple et conspirait pour sauver la reine. »

[33] Arch. riat., BB⁴ 75.

[34] Arch. nat., W.292.