Comme
il était naturel, l’échec du mouvement de taxation tenté par les Enragés, au
moment du vote de la Constitution et des troubles du savon, à la fin de juin
1793, devait avoir pour conséquence un recul momentané de la législation
interventionniste. Au plus
fort des troubles, le 27 juin, le ministre de l’intérieur Carat, simple écho
des autorités parisiennes, avait proposé de substituer au maximum
départemental un maximum national qui s’étendrait aux farines comme aux
grains. Le montagnard Mallarmé, partisan des taxations, avait été adjoint au
Comité de Salut public pour préparer une loi générale qui fixerait le tarif
de toutes les denrées de première nécessité. Les promesses de Carat et le
vote du 27 juin ne reçurent aucune exécution. Dès que le péril fut passé, la
Convention, au lieu de fortifier la loi du 4 mai, y pratiqua des brèches de
plus en plus larges. Mallarmé ne siégea pas au Comité de Salut public et ne
fut chargé d’aucun rapport. LES DÉCRETS DES 1ER
ET 5 JUILLET 1793. Dès le
1er juillet, le Comité de Salut public et le Comité d’Agriculture réunis
firent voter un décret qui autorisait les administrations de département et
de district à faire acheter directement chez les particuliers et non plus sur
les marchés, comme le voulait la loi. Ce décret, qui était un coup très rude
porté au maximum, fut voté sans débat. La même autorisation d’acheter en
dehors des marchés fut donnée, le o juillet, aux administrateurs des
subsistances militaires, et, le même jour, un nouveau décret leva toutes les
interdictions d’exportation que les départements avaient promulguées, sous
prétexte que leurs recensements n’étaient pas terminés. Dès lors, tout
l’édifice de la loi du 4 mai s’écroulait. Les achats à domicile devenaient la
règle, puisque les cultivateurs avaient une répugnance invincible à amener
leur blé au marché. On renonçait en fait à leur forcer la main par des
réquisitions. L’achat à domicile, étant un achat clandestin, ne pouvait pas
être contrôlé. Il était impossible de faire respecter les taxes dans ces
conditions. Les agents des villes affamées se précipitèrent chez les
cultivateurs et achetèrent à tout prix, enchérissant les uns sur les autres,
se disputant la denrée à coups de primes. Théoriquement, les marchés
portaient toujours le prix du maximum, mais les villes acheteuses y
ajoutaient, au moment de la livraison, à titre d’encouragements, des
indemnités plus ou moins fortes. Les représentants en mission fermaient les
yeux ou donnaient eux-mêmes l’exemple de tourner la taxe. Ainsi Collot
d’Herbois et Isoré, grands taxateurs tous les deux, lorsqu’ils furent envoyés
dans l’Aisne pour presser l’approvisionnement de la capitale, au début du
mois d’août, avertirent le Comité de Salut public qu’ils avaient dû stimuler
les cultivateurs en leur assurant « des primes d’encouragement toutes payées
à Paris » (lettre du 19 août). Il
semblait donc que le décret du 4 mai 1793 sur la taxation des grains ne
conservait plus qu’une existence théorique. Plusieurs de ses dispositions
essentielles étaient rapportées et les autres n’étaient plus appliquées. JACQUES ROUX ET MARAT. Si ce
résultat avait été -obtenu, si la Commune et la Convention avaient pu
triompher de l’agitation suscitée par Jacques Roux, Varlet, Leclerc d’Oze et
leurs partisans, c’est surtout grâce à l’influence qu’exerçait encore sur le
peuple de Paris l’Ami du peuple et son journal. Marat avait pris violemment
parti contre les taxateurs et avait couvert de boue leur chef Jacques Roux.
Celui-ci n’avait pas osé engager la lutte. Cinq jours après le terrible
article du 4 juillet, où Marat l’avait accusé des pires forfaits, Jacques
Roux, humblement, était allé le trouver à son domicile pour plaider son
innocence et pour tâcher d’obtenir un désaveu. Marat reçut le prêtre en
présence de deux de ses admirateurs, l’Américain Grieve et le Français
Allain, qui ont rapporté leur conversation[1]. Marat
lui reprocha, « avec fermeté et le langage d’un homme de bien », « les
maximes horribles et véritablement contre-révolutionnaires » qu’il avait
professées dans sa pétition à la Convention ainsi que dans une affiche (qui
n’est pas parvenue à ma connaissance). Il lui dit qu’il avait porté « un coup
mortel à la République ». Jacques Roux protesta, « d’un ton patelin », qu’on
détournait ses intentions. Il ajouta que « la Constitution étant acceptée, il
s’y conformerait et qu’il emploierait tous ses moyens à la défendre et à la
soutenir ». Mais Marat ne se satisfit pas de cette palinodie et de cette
promesse. Il déclara au prêtre qu’il n’avait plus foi dans sa parole et il
lui rappela plusieurs conversations anciennes qu’ils avaient eues ensemble «
et où le dit Jacques Roux s’était fait connaître comme un insigne Tartuffe et
un dangereux ennemi de la Révolution » (Grieve). Congédié,
Jacques Roux, « avant de descendre l’escalier », lança, paraît-il, à Marat «
un regard prolongé de vengeance impossible à dépeindre ». Il se décida alors
à présenter sa défense au public dans une brochure qui parut après la mort de
Marat[2]. LE MEURTRE DE MARAT ET SES CONSÉQUENCES. Marat
fut assassiné par Charlotte Corday le 13 juillet, quatre jours après la
conversation qu’il avait eue avec le chef des Enragés. Sa mort excita dans
Paris et dans toute la France montagnarde la plus vive émotion. Il n’est pas
douteux qu’elle n’ait eu sur le cours des événements une influence
considérable. L’Ami
du peuple disparu, le champ était libre à la propagande des Enragés qu’il
avait contenus jusque-là Puis, I assassinat de Marat, quel bel argument pour
tous ceux f iui réclamaient des mesures terroristes comme le seul moyen,
disaient-ils, de comprimer les contre-révolutionnaires ! Il fallait venger ce
martyr de la liberté, il fallait préserver la vie des autres chefs patriotes
que menaçait le poignard des aristocrates ! Il fallait en finir avec les
ménagements pour les rebelles ! Ainsi Charlotte Corday aplanit les
résistances qui s’étaient opposées jusque-là au programme des Enragés. C’est
un fait digne de remarque que, le jour même de l’assassinat, les
revendications en faveur de la taxe se soient mêlées aux larmes versées sur
le trépas de l’Ami du peuple. On lit, en effet, dans le compte-rendu de la
séance delà Commune du 13 juillet, au Moniteur : « On annonce la
mort de Marat. La section des Quinze-Vingts demande que le conseil prenne des
mesures pour faire diminuer le prix des denrées de première nécessité ». Jacques
Roux reprit courage. Les amis de Marat, Grieve et Allain, avaient essayé de
le compromettre dans l’assassinat. Ils l’avaient dénoncé au Comité de Sûreté
générale pour la conversation qu’ils avaient entendue. Jacques Roux fut
interrogé le 14 juillet, mais ses explications parurent satisfaisantes et le
Comité le laissa en liberté. Les jours suivants, le prêtre rouge reparut à la
Commune. Le 19 juillet, il se présenta devant elle pour protester contre le
blâme qu’elle lui avait infligé après les troubles du savon : II observa que
« depuis six mois il avait quitté les Electeurs[3] et qu’ainsi il n’avait pu en
être chassé », comme on l’avait prétendu. Le conseil de la Commune ne devait
pas, du reste, s’inquiéter de savoir si ses membres allaient ou non à telle
ou telle société. Ceux qui avaient dit que lui, Jacques Roux, avait été
chassé du club des Cordeliers, n’auraient pas dû manquer de rappeler que,
huit jours auparavant, il y avait été acclamé et couronné. S’il avait eu des
torts, ceux-ci ne venaient que « d’une imagination pétulante ». Il demanda a
la Commune de rapporter son blâme. Il se préparait à donner lecture « de
pièces probantes », quand il fut interrompu par des murmures. Il voulut
continuer la lecture de 'ses pièces. Mais le conseil passa à l’ordre du jour
en persistant dans sa délibération précédente. Le prêtre cria à l’injustice
et déclara, en se retirant, qu’il ferait paraître sa justification dans le
journal qu’il venait de fonder. Son attitude n’était nullement celle d’un
vaincu[4]. LECLERC ET ROUX CONTINUENT LE JOURNAL DE MARAT. Fidèle
à sa tactique, a la fois arrogante et pateline, Jacques Roux n’avait pas
perdu de temps pour dériver en sa faveur le courant de popularité dont avait
joui Marat de son vivant. Trois jours seulement après sa mort, le 16 juillet,
il faisait paraître une suite au journal de son accusateur et il l’intitulait
hardiment : Le publiciste de la République française, par l’ombre de
Marat, l’ami du peuple. Le premier numéro était numéroté 243, le dernier
numéro authentique du Publiciste de Marat portant le n° 242[5]. Dans son numéro 3, paru le
dimanche 21 juillet, il publiait un éloge bien senti de la victime de
Charlotte Corday : « Si l’on me demande quels sont mes titres pour m’annoncer
le successeur du patriote Marat, je répondrai que Corsas, dans ses feuilles, m’a
appelé le Petit Marat, que ce surnom glorieux me fut donné au club des
Cordeliers en 1790..., etc. ». Le lendemain, 22 juillet, Jacques Roux
prononçait l’oraison funèbre de l’Ami du peuple dans l’église de
Saint-Nicolas-des-Champs. Lejeune
Leclerc d’Oze se piquait d’émulation. Il n’entendait pas laisser au seul
Jacques Roux l’honneur et le bénéfice de continuer Marat. Le 20 juillet, il
lançait à son tour, sans tarder, un nouveau journal qu’il intitulait
bravement l’Ami du peuple, titre du premier journal de Marat. Ainsi
les Enragés, qui n’avaient pas eu d’organe à eux jusque-là en possédaient
deux maintenant qui se réclamaient l’un et l’autre, avec impudence, du
patronage du plus populaire des martyrs de la liberté, qui s’était montré
leur adversaire résolu durant sa vie. Jacques
Roux et Leclerc menaient d’ailleurs leur campagne dans une note assez
différente. Gomme pour prouver son repentir et la pureté de ses intentions,
le premier insérait, dans son numéro du 23 juillet, un vif éloge de la
Montagne : « Grâces vous soient rendues, députés de la Montagne, pour
les bons et toujours vigoureux décrets que vous venez de porter contre les
fournisseurs des armées et notamment contre l’administration de
l’habillement. Vous êtes tout entiers au peuple, le peuple est tout à vous ;
vous avez déclaré la guerre aux agioteurs et aux accapareurs, vous êtes, les
sauveurs de la patrie. » Et, deux jours plus tard, alors que le pain était
rare et que des queues interminables et grondantes assiégeaient les
boulangeries, Jacques Roux prêchait le calme. Il accusait « des fripons
couverts du manteau du patriotisme d’échauffer les esprits sur l’article des
subsistances. Ils savent bien qu’en l’entretenant [le peuple] des
subsistances sourdement accaparées ou détournées, on excite des convulsions
fatales à la liberté... Ils savent bien qu’en annonçant la disette, on la
fait naître, on favorise le brigandage des accaparements ». Suivait un vif
éloge du vertueux maire de Paris Pache et des conseils de sagesse et de
patience : « Ainsi, jusqu’à ce que le club des Cordeliers, qui est la
sentinelle de la chose publique, jusqu’à ce que la société des Jacobins, qui
a rendu et rend encore tant de services à la Révolution, jusqu’à ce que les
juges, les administrateurs, les dépositaires de la force armée tirent le
canon d’alarme, peuple, n’aie aucune inquiétude... Il est de mon devoir de
dire que ceux qui alarment les citoyens sur les subsistances prennent jusqu’à
20 et 30 pains par jour, qu’ils font brûler ou pourrir dans la cave ; que les
aubergistes, pour la plupart, sont coalisés avec les habitants des campagnes
pour leur livrer, la nuit principalement, des pains de 4 et 0 livres en
échange des marchandises qu’ils leur fournissent... Il est enfin de mon
devoir de dire qu’on a trouvé dans les filets de Saint-Cloud plusieurs
pains... » II semblait qu’en prenant à Marat le titre de son journal, Jacques
Houx lui avait aussi emprunté le style et les idées. Il venait maintenant au
secours de l’ordre et des autorités. Simple ruse sans doute pour endormir les
défiances des maîtres du jour, ses ennemis de la veille ? Simple manœuvre
pour séduire les lecteurs de Marat, dont il recherchait la clientèle ? Quoi
qu’il en soit, c’était là un langage assez différent de celui que tenait
alors son émule et son rival, le jeune Théophile Leclerc. Celui-ci ne se
répandait pas en éloges des puissants. Il ne chantait pas la palinodie. Rien
au contraire ! Il dénonçait à la fois toutes les aristocraties,
l’aristocratie bourgeoise et mercantile comme l’aristocratie nobiliaire et
sacerdotale. Loin de calmer le peuple, il cherchait à le surexciter. Il lui
dépeignait la cherté des vivres et la hausse des marchandises comme le
résultat d’un complot. Il lui montrait « les voleurs publics jouissant, sous
la protection de la loi, du fruit de leurs rapines », et il s’étonnait que «
le peuple patient et bon ne tombait pas sur cette poignée d’assassins. » Sa
pensée était claire. Il poussait aux violences. Dans ce même numéro[6], ii réclamait la peine de mort
« contre tout homme qui, par une astuce criminelle, chercherait à soustraire
aux perquisitions et à accumuler les denrées de première nécessité ; car
celui-là doit être traité comme assassin et est réellement l’assassin du
peuple qui entasse dans son grenier des subsistances pour mettre à son gré le
consommateur à contribution. » Pour
l’instant, les sans-culottes parisiens paraissaient plus disposés à écouter
les appels de Leclerc que les conseils de Jacques Roux. La société des
républicaines révolutionnaires, qui professait un culte pour Marat, passe de
plus en plus sous l’influence de Leclerc, qui épousera bientôt leur
secrétaire, Pauline Léon. Elle multiplie dès lors les pétitions à la Commune
et à la Convention. Le 24 juillet, par exemple, elle réclame de la Commune
des mesures pour empêcher l’accaparement du charbon. On comprend que Leclerc
ait fait son éloge dans son numéro du 4 août et ait compté sur elle pour
réveiller l’énergie populaire. La
société des Défenseurs de la République, qui avait joué un rôle si important
en février 1793, lors de la première campagne pour la taxation, et qui avait
disparu ensuite de la scène, reparaît après la mort de Marat et seconde
l’effort des républicaines révolutionnaires[7]. Ainsi
la mort de Marat avait été le signal du réveil de l’agitation sociale dont
les Enragés étaient les inspirateurs. Les circonstances tant extérieures
qu’intérieures favorisaient singulièrement cette agitation qui se faisait
chaque jour plus menaçante. Le 18 juillet, les Bleus avaient subi une défaite
en Vendée, à Vihiers et à Coron. Le 12 juillet, Coudé avait capitulé ; le 23
juillet, Mayence capitulait à son tour, et, le 31 juillet, Valenciennes
l’imitait. La grande armée autrichienne de Cobourg, soutenue par une armée
anglo-hollandaise, se rapprochait de la trouée de l’Oise, sur la route de
Paris. On apprendra bientôt que Toulon s’était donné aux Anglais. RECRUDESCENCE DE DISETTE. A Paris
même, la disette se faisait sentir plus aigüe, car les départements révoltés
de Normandie et de Bretagne avaient interrompu leurs arrivages. Le 12
juillet, le commandant de la garde nationale Hanriot avait dû donner l’ordre de
faire des patrouilles pour dissiper les rassemblements autour des
boulangeries. Le problème des subsistances était en permanence à l’ordre du
jour de la Commune. Le 18 juillet, sur le réquisitoire de Chaumette, elle
invitait son administration des subsistances à lui donner chaque jour l’état
des farines à la halle. Le corps municipal était invité de son côté, à se
faire rendre compte tous les quinze jours de l’état des arrivages en blé et
en farines. Le même jour encore, la section des Arcis se plaignait de la
pénurie du pain et réclamait des mesures pour y parer. Pour rassurer la
population, la Commune assurait que toutes les mesures étaient prises, mais,
deux jours plus tard, le 20 juillet, la section des Sans-Culottes se
plaignait, à l’hôtel de ville, que plusieurs boulangers avaient fermé leurs
boutiques. L’administrateur des subsistances Garin accusait la malveillance
d’être cause de la disette factice qui régnait dans la capitale. Le même
jour, à la place Maubert, « le peuple, furieux de la cherté des œufs, se
précipitait sur cette marchandise et brisait tous les œufs qui étaient
exposés en vente. » La Commune décida que chaque section placerait à la porte
des boulangeries deux factionnaires et que deux commissaires civils
présideraient à la distribution du pain. La
situation était si sérieuse que le gouvernement s’en émut. Les comités de
Salut public et de Sûreté générale se réunirent en commun, le 20 juillet, et
« sur les observations des membres composant le comité de salut public du
département de Paris », « considérant qu’il importe de tranquilliser sans
délai l’esprit du peuple et de l’éclairer sur la fausseté des alarmes qu’on
cherche à lui donner sur les subsistances, arrêta que l’administration des
subsistances de la Commune de Paris ferait délivrer aux boulangers, dans la
journée du 21 juillet, présent mois, 2.400 sacs de farine de 325 livres[8]. » On sent à travers les lignes
de cet arrêté l’appréhension d’une émeute. BILLAUD-VARENNE FAIT VOTER LA LOI CONTRE L’ACCAPAREMENT. La
Convention intervenait à son tour. Le jour même, 20 juillet, une députation
de la commune d’Ecouen, près Paris, était venue à la barre réclamer la taxe
de toutes les denrées de première nécessité. Alors Billaud-Varenne monta à la
tribune : « Ce n’est pas, dit-il, de la taxe des denrées de première
nécessité qu’il faut s’occuper, mais des accapareurs et de l’agiotage,
sources désastreuses de la misère' du peuple. » Billaud restait donc hostile
au maximum. Il le Jugeait sans doute inefficace et dangereux, mais il
comprenait qu’il fallait jeter du lest et il proposait à nouveau cette loi
sur les accapareurs qui était sur le chantier législatif depuis les troubles
du printemps de 1792 et qui n’avait jamais abouti. Parlant
un instant le langage des Enragés, il réclamait la peine de mort contre les
accapareurs. L’Assemblée, qui ne voulait pas plus du maximum que Billaud
lui-même, accepta sa proposition comme une heureuse diversion. Elle décida
qu’une commission de six membres lui présenterait à bref délai une loi sur
l’agiotage. Le
rapport fut fait le 26 juillet par Gollot d’Herbois, qui invoqua l’exemple
des Américains et la nécessité de prévenir les émeutes de la faim[9]. Après un débat sommaire, la
loi fut adoptée le lendemain. Elle proclamait que l’accaparement était « un
crime capital » et elle définissait l’accaparement le fait, par des
marchands, de dérober à la circulation des marchandises ou denrées de
première nécessité, « sans les mettre en vente journellement et publiquement
» ; le fait, par de simples particuliers, de faire ou de laisser périr
volontairement des denrées et marchandises de première nécessité : « le pain,
la viande, le vin, les graisses, farines, légumes, fruits, le beurre, le
vinaigre, le cidre, l’eau-de-vie, le charbon, le suif, le bois, l’huile, la
soude, le savon, le miel, le sucre[10], le sel, les viandes et
poissons secs, fumés, salés ou marinés, le chanvre, le papier, les laines
ouvrées et non ouvrées, les cuirs, le fer et l’acier, le cuivre, les draps,
la toile et généralement toutes les étoffes ainsi que les matières premières
qui servent à leur fabrication, les soieries exceptées ». Tous les détenteurs
des denrées, ainsi désignées de première nécessité, étaient tenus, sous huit
jours, d’en faire la déclaration à la mairie. Les municipalités étaient
autorisées à nommer des commissaires aux accaparements, fonctionnaires
appointés sur le produit des amendes et des confiscations. Ils vérifieraient
les déclarations des commerçants et veilleraient à ce que les marchandises
déclarées fussent mises en vente « par petits lots et à tout venant ». Au cas
où les commerçants refuseraient de mettre en vente leurs marchandises, la
municipalité aurait le droit de se faire remettre leurs factures et marchés.
Le commissaire aux accaparements procéderait lui-même à la vente au lieu et
place du commerçant et remettrait à celui-ci le produit des sommes qu’il
aurait encaissées. Les commerçants qui ne feraient pas de déclarations dans
le délai voulu « seraient réputés accapareurs et, comme tels, punis de mort
et de la confiscation ». Seraient aussi punis de mort les auteurs de fausses
déclarations et les fonctionnaires qui prévariqueraient dans l’application de
la loi. Les dénonciateurs seraient récompensés par le tiers du produit des
confiscations. Il était enfin stipulé que les jugements rendus par les tribunaux
criminels sur les délits prévus dans la loi ne seraient pas sujets à l’appel. La loi
nouvelle respectait encore la liberté du prix de vente. Mais elle était déjà
un grand pas de fait vers le système des Enragés. Désormais, toutes les
denrées de première nécessité sont sous la main des autorités. Le secret du
commerce n existe plus. Gaves, greniers, entrepôts vont recevoir la visite
des commissaires aux accaparements. Les commerçants sont sous l’œil de la
police révolutionnaire. Ils gardent le droit de fixer le prix de leurs
marchandises, mais ils sont obligés de les mettre continuellement en vente.
Les autorités ont le droit de se faire exhiber leurs factures, leurs
registres, de connaître leurs bénéfices. Si les marchands refusent de vendre,
c’est le commissaire aux accaparements qui vendra à leur place et au prix
courant. Par
cette réglementation rigoureuse, la Convention avait espéré éviter le maximum
qui lui faisait peur. Elle croyait même pouvoir rapporter à bref délai la loi
du 4 mai, contre laquelle les réclamations ne cessaient pas de s’élever, bien
qu’elle n’eût plus qu’une existence théorique. LES VŒUX DES ASSEMBLÉES PRIMAIRES. De
nombreuses assemblées primaires, réunies pour approuver la Constitution
nouvelle, avaient discuté le problème de la réglementation des denrées. 83
d’entre elles se prononcèrent catégoriquement contre tout maximum par des
arguments comme ceux-ci : le maximum lèse le paysan en abaissant la valeur de
ses produits. Il vend son blé à prix fixe quand toutes les autres
marchandises et les salaires augmentent sans cesse. Il proteste à sa façon
contre cette injustice en cachant sa marchandise. Il déserte les marchés. La
disette n’a pas d’autre cause. Les
assemblées primaires qui demandèrent le maintien de la loi du 4 mai furent en
minorité. Quelques-unes, situées dans les régions avoisinant Paris,
réclamèrent des mesures énergiques contre les fermiers accapareurs.
Beuzeville, dans l’Euro, voulait qu’on mît en commun toutes les subsistances
de la République. Les indigents procéderaient au recensement des récoltes et
les municipalités dresseraient l’état de consommation de leurs habitants. Un
comité central des subsistances fonctionnerait à Paris et approvisionnerait
les villes et les contrées déficitaires au moyen des réquisitions : « Frappez
le grand coup, disait l’adresse de cette commune de l’Eure, décrétez les
récoltes propriétés nationales ! » Mais cette opinion, conforme au
système des Enragés, était l’exception[11]. LE MOUVEMENT CONTRE LE MAXIMUM. Les
agents que le ministre de l’intérieur avait envoyés en province pour le
renseigner sur l’état des récoltes et sur la situation politique étaient à
peu près unanimes à lui écrire que la suppression du maximum des grains
s’imposait. Ainsi Foucart mandait de Pau, le 15 juillet : « La taxe des
grains fait ici beaucoup de mal. Nous sommes à la veille de manquer de pain.
Ceci est d’autant plus fâcheux que les assignats perdent 70 °/o* H est
impossible de vivre. Je dépense pour mon cheval et pour moi plus de 17 livres
par jour. La livre d’un pain détestable coûte 5 sols et demi. Le pot-au-feu,
comme l’on dit communément, revient à plus de 50 sous. Jugez du reste »[12]. Même son de cloche dans les
lettres de Carnier, qui parcourait le département de l'Ailier. Ce qui
est plus significatif encore, ce sont les lettres des représentants en
mission. L’auteur même de la loi du 4 mai, Philippeaux, dans une lettre datée
de Tours, le 17 juillet, reconnaît que la loi du maximum, « qui devait être
salutaire, est devenue funeste par la divergence des administrateurs sur la
manière de l’exécuter ». Sa lettre fut renvoyée par la Convention à l’examen
du Comité de Salut public. A la
fin de juillet, des troubles graves sont signalés dans les grandes villes et
ces troubles ont pour cause la disette. Ainsi de Rouen, Esnue La Vallée et Le
Cointre écrivent, le 8 juillet, qu’un soulèvement populaire est imminent : « La
faim parle et on ne peut répondre au peuple qu’avec du pain... Nous vous
laissons à examiner si la proximité de ces mouvements avec la rébellion de
l’Eure et du Calvados n’est pas de nature à tout perdre. Le 26 juillet, les
deux comités de Salut public et de Sûreté générale se réunissaient pour
délibérer sur les mouvements populaires qui venaient d’éclater à Amiens
depuis plusieurs jours au sujet des subsistances qu’on avait arbitrairement
taxées. Les deux représentants André Dumont et François Chabot, qui furent
envoyés à Amiens séance tenante, eurent de la peine à y rétablir l’ordre. Deux
jours plus tard, le 26 juillet, un débat s’engageait à la tribune de la
Convention sur la loi du 4 mai. On venait de lire une adresse du département
du Tarn qui signalait les effets désastreux de la taxe. Plusieurs membres
déclarèrent que la famine ne sévissait pas seulement dans le Tarn, mais
qu’elle était extrême dans le Lot et dans les Landes. Par contre, un député
défendit la taxe et demanda l’abrogation des décrets des 1er et 5 juillet,
qui avaient permis aux commissaires de villes et des administrations
d’acheter en dehors des marchés. L’assemblée ne prit pas de décision. Elle
renvoya l’affaire à ses comités d’agriculture et de commerce. Le
débat recommença le 30 juillet. Duquesnoy se plaignit que les représentais à
l’armée du Nord eussent violé la loi du 4 mai en achetant à tout prix les
grains du district de Béthune. Duhem lui répondit que la loi du 4 mai avait
fait beaucoup de mal et qu’on n’aurait pu approvisionner les places
frontières, si on avait dû l’observer. Mais Delacroix, l’ami de Danton,
interrompit Duhem : « Je demande que Duhem se taise et qu’il aille expliquer
ses raisons au Comité de Salut public ». Duhem s’entêta : « Il faut bien
faire connaître que la loi du 4 mai a tué la frontière ». Plusieurs membres
l’appuyèrent et le débat se termina par un nouveau renvoi au Comité de Salut
public. Il était visible que la Convention hésitait à prendre un parti,
uniquement dans la crainte de provoquer de nouveaux troubles à Paris, au
moment où les sections de la capitale s’agitaient pour exiger l’ouverture et
la vérification des magasins municipaux. Cette considération, qui empêchait
l’Assemblée d’agir, se manifesta mieux encore le lendemain. Ce
jour-là 31 juillet, Garat communiqua la liste des administrations
départementales qui avaient refusé de fixer le maximum ou qui l’avaient
suspendu ou qui en réclamaient l’abolition. II conclut en ces termes : « La
cupidité des propriétaires de grains, la désobéissance de quelques
administrations, ont fait de cette loi une loi de famine pour tous les
départements obligés de tirer les grains hors de leurs arrondissements ».
Moyse Bayle appuya sans réserve les observations du ministre et demanda
l’abrogation immédiate de toute taxation. Mais Bentabole, tout en convenant
des inconvénients de la loi, ne voulait pas voter l’abrogation, avant qu’on
eût pris des mesures pour empêcher les malintentionnés de spéculer sur la
subsistance du peuple. Jacob Dupont allait plus loin. II observait que la loi
critiquée avait cependant « produit de grands avantages », car, « sans elle,
l’approvisionnement des armées aurait coûté des sommes énormes ». Si on la
supprimait, la spéculation porterait les grains à un prix excessif. Il
ajoutait que la loi avait été volée après une mûre discussion, que les
patriotes de la Montagne en avaient été les auteurs et qu’ils l’avaient
imposée aux Brissotins. Devars
croyait qu’il était possible d’améliorer la loi sans la supprimer. Duhem
dénonçait les vices du système d’achats en vigueur et demandait la
suppression des régies administratives. Alors
Robespierre, qui faisait partie du Comité de Salut public depuis quatre jours
seulement, vint exprimer la pensée du gouvernement : « Les inconvénients de
la loi du maximum, dit-il, se font sentir en beaucoup d’endroits, et les
malveillants qui abusent des meilleures lois ont profité de celles-là pour
tramer leurs complots. Cependant il ne suffit pas de rapporter légèrement une
loi, ii faut la remplacer par des dispositions plus sages. Je demande qu’on
ajourne la proposition qui vous est faite, parce que le Comité de Salut
public médite en ce moment un projet qui, sans doute, déjouera les complots
des conspirateurs et assurera l’abondance et la prospérité publique ». La
Convention vola l’ajournement demandé, en prescrivant aux comités
d’agriculture et de commerce et de Salut public réunis, de lui présenter, sous
trois jours, « des moyens pour modifier ou suppléer la loi du 4 mai et
d’assurer l’approvisionnement des marchés ». Ce vote
semblait signifier l’arrêt de mort de la taxation et c’est bien ainsi qu’on
l’interpréta. Il y avait en ce moment à Paris un délégué de la municipalité
de Toulouse, un certain Fabié. Il écrivit, le Il août, aux jacobins de
Toulouse : « Je suis encore passé aujourd’hui au comité d’agriculture et de
commerce pour lui renouveler vos sollicitudes sur les subsistances. Le
maximum aurait été levé, n’avaient été les circonstances de la fête d’hier,
mais il ne tardera pas[13]. » Cependant
les espérances des adversaires de la taxation ne furent pas réalisées. Le
Comité de Salut public tint sans doute la promesse faite par Robespierre. Il
présenta une nouvelle loi, celle qui créa les greniers d’abondance et qui fut
votée le 9 août, mais la loi du 4 mai ne fut pas abrogée. Au contraire, elle
sera bientôt étendue et renforcée. A quoi cela tint-il ? Il n’en faut pas chercher d’autre raison que dans les préoccupations graves que causait à l’Assemblée une violente agitation sectionnaire qui prit naissance dans les derniers jours de juillet et qui alla s’aggravant jusqu’à la fête du 10 août. Cette agitation mal connue, qui fut mêlée d’intrigues politiques, mérite une étude spéciale. |
[1]
Avis de Blache au Comité de Sûreté générale et déclaration de Grieve et
d’Allain dans TUETEY,
t. IX, n° 744 et 545. Voir aussi l’interrogatoire de Jacques Roux au sujet des
déclarations précédentes devant le Comité de Sûreté générale, le 14 juillet
1793. TUETEY, t.
IX, n° 746.
[2]
Jacques Roux eut soin de faire certifier au bas de la dernière page par son
imprimeur qu’elle était sous presse avant l’assassinat. Nous avons réimprimé
cette pièce curieuse intitulée Jacques Roux à Marat, dans les Annales
révolutionnaires de 1916.
[3]
Les Electeurs de Paris, qui avaient élu les députés à la Convention, avaient
continué de se réunir dans une des salles de l'Evêché, et cette réunion
fonctionnait à la manière d'un club.
[4]
Moniteur, XVII, 181, et Archives nationales, W 20 (extrait du
registre officiel de la Commune).
[5]
Le n° 245 sort de l’imprimerie du Lobois. rue Mouffetard n° 383 et rue
Neuve-Saint-Médard n° 592. Le n° 246 sort de l’imprimerie de Feret, rue du
Marché-Palu, ainsi que les suivants.
[6]
Du 23 juillet.
[7]
Ainsi, le 25 juillet, elle annonça à la Commune qu'elle se réunirait le 27 à 4
heures du soir.
[8]
Archives nationales, A F II 69, dossier 508. L’arrêté est signé de Hérault de Séchelles,
Gasparin, Barère, Prieur de la Marne, Couthon, Thuriot pour le Comité de Salut
public, de Guffroy et Ingrand pour le Comité de Sûreté générale.
[9]
Les Annales de la République française racontent dans leur numéro du 24
juillet que 12 boulangers venaient d’être arrêtés pour avoir vendu hors
barrières les farines qui leur avaient ôté délivrées pour la nourriture de leur
clientèle parisienne. Le Journal de la Montagne du 23 juillet raconte de même
qu’au marché Saint-Martin, un marchand qui avait voulu vendre ses fromages au
prix de 10 sous on numéraire avait été insulté et que ses clients lui avaient
barbouillé la figure avec ses fromages. Le même journal nous apprend encore
qu'un citoyen avait été tué le 21 juillet, rue des Gravilliers, en défendant
son pain de fi livres qu'il venait d’acheter pour sa famille. Un autre citoyen
avait eu le bras coupé, le même jour, dans la rue Froidmanteau. Une femme enceinte
avait été blessée et son enfant étouffé dans son sein, etc.
[10]
Le sucre fut inscrit dans la liste sur la proposition de Robespierre. La
Convention refusa d'y joindre le café.
[11]
L. RIFFATERRE, Les
revendications économiques et sociales des assemblées primaires de juillet 1793
dans le Bulletin de la Commission de l’histoire économique de la Révolution,
1906, n° 4.
[12]
Pierre CARON. Rapports
des agents du ministère de l'intérieur, t. I, pp. 395, etc.
[13]
AULARD, Le
Comité des subsistances de Toulouse, p. 6, Le 9 août, on avait lu à la
Convention une lettre des Jacobins de Toulouse qui dénonçaient le département
de la Gironde comme coupable de n’avoir pas fixé les prix du maximum.