La loi
du 4 mai 1793, qui instituait un tarif maximum des grains variable de
département à département, n’avait pas rempli l’attente de ses auteurs pour
des raisons diverses. Elle présentait des lacunes et des illogismes. Elle fut
appliquée contre son esprit par de nombreuses administrations locales. Elle
pâlit de la rivalité de la Montagne et de la Gironde, qui dégénéra bientôt en
guerre civile. Au lieu de ramener l’abondance, elle aggrava la pénurie et
provoqua même la famine dans quelques régions de montagnes comme le Massif
Central. Dès latin de juin, la loi, suspendue en fait par de nombreuses
administrations départementales et par plusieurs représentants en mission,
semblait devoir être rapportée à bref délai. La Commune de Paris elle-même,
ainsi que nous le verrons, demandait que des dérogations lussent apportées à
quelques- unes de ses clauses principales. La loi,
cependant, ne fut pas rapportée, et la Convention sera bientôt entraînée,
malgré elle, à réaliser, morceau par morceau, le programme économique et
social de ces Enragés, qu’elle considérait volontiers comme des
désorganisateurs et comme des agents masqués de la Contre-Révolution. On ne
comprend ce qui s’est passé que si on se rend compte des nécessités
inéluctables qui pesaient alors sur l’action gouvernementale. Depuis
le 2 juin, qui l’avait débarrassée de la Gironde, la Montagne avait un besoin
de plus en plus pressant du concours des sans-culottes parisiens. Elle ne
pouvait rien sans eux. Or, pour maintenir Paris dans le calme, la Convention
ne disposait d’aucune force de police indépendante. Si la Commune, seul
pouvoir effectif et obéi, lui faisait défaut, elle devait capituler devant
l’émeute. La Commune elle-même ne commandait qu’à une garde nationale peu
docile, composée de toute la population, et dont les éléments populaires
étaient gagnés en grand nombre aux idées de réquisitions et de taxes chères
aux Enragés. La Commune était souvent mise en échec par les 48 sections, qui
formaient autant de municipalités turbulentes et peu dociles. Toute la force
du gouvernement, à Paris, n’était qu’une force morale, qu’un pouvoir
d’opinion. L’attention
anxieuse avec laquelle le Comité de Salut public et la Commune elle-même
suivaient les moindres mouvements d’opinion atteste la crainte qui les
hantait d’une insurrection qui renverserait le régime. La
Convention put tenir bon contre les Enragés aussi longtemps que l’appui de la
Commune lui resta. Elle fut obligée de céder quand la Commune, débordée, fit
elle-même défection. La
résistance dura trois mois, les trois mois les plus troublés de toute cette
histoire, de juin à septembre 1793. Cette
lutte acharnée livrée par la Montagne aux Enragés n’a jamais été racontée
avec quelque détail. Elle est très embrouillée et confuse. Les personnages
sont obscurs. Leurs actes sont mal connus et plus mal encore leurs
intentions. C’est un flux et un reflux continuel de pétitions, de
manifestations, de troubles et d’intrigues. Le gouvernement flotte parfois à
la dérive. Il ruse avec l’émeute. Les déclarations et les mesures qu’il lui
oppose ne sont pas sans arrière-pensées. Il cède et il revient sur ses concessions.
D’où une difficulté de plus d’y voir clair. Il faut pourtant débrouiller ce
chaos, si on veuf juger avec équité la politique du Comité de Salut public. Rien
de plus simple que de la condamner au nom des principes de l’économie
libérale. Il est plus difficile et plus historique de la montrer
journellement aux prises avec les nécessités d’une situation terrible, qui ne
lui laissa jamais la liberté de résoudre le problème économique
indépendamment du problème politique. CLAIRE LACOMBE ET LES RÉPUBLICAINES RÉVOLUTIONNAIRES. L’insurrection
du 31 mai, qui avait été en partie son œuvre, n’avait pu qu’accroître la
force et le prestige du parti des Enragés. Il s’était renforcé, à la veille même
de l’insurrection, d’une société nouvelle qui lui apportait l’appui des
femmes, plus sensibles peut-être que les hommes à la crise des subsistances.
La société des républicaines révolutionnaires siégeait depuis le milieu de
mai à la bibliothèque des •Jacobins, sous la présidence d'une jeune actrice,
belle et éloquente, Claire Lacombe, qui s’était distinguée à la journée du 10
août. Dès le début, cette société prit une part active à l’agitation
politique et sociale. Ainsi, le 19 mai 1793, elle avait envoyé, de concert
avec le club des Cordeliers, une députation aux Jacobins pour réclamer des
mesures rigoureuses non seulement contre les Girondins, mais contre les
agioteurs : « Frappez les agioteurs, les accapareurs et les égoïstes
marchands. Il existe un complot affreux de faire mourir de faim le peuple en
portant les denrées à un prix énorme. A la tète de ce complot est
l’aristocratie mercantile d’une caste insolente qui veut s’assimiler à la
royauté et accaparer toutes les richesses en faisant hausser les denrées de
première nécessité, au gré de sa cupidité. Exterminez tous ces scélérats[1]. » Les républicaines
révolutionnaires ne se bornaient pas aux paroles, elles passaient aux actes.
Elles garnissaient les tribunes de la Convention et montaient la garde dans
les marchés. Le 25 mai, ayant trouvé dans les tribunes Théroigne de
Méricourt, qui était girondine, elles la fouettèrent et l’auraient assommée,
si Marat n’était intervenu pour leur faire relâcher l'aventurière liégeoise[2]. THÉOPHILE LECLERC. Vers le
même temps, l'état-major des Enragés s’était grossi d’une nouvelle recrue qui
lui arrivait de Lyon. Théophile Leclerc, dit Leclerc d’Oze, pour le
distinguer de ses homonymes, né à Montbrison en 1771, était le dernier né des
cinq enfants de Grégoire Leclerc, ingénieur des ponts et chaussées, et
d’Antoinette La Boulaye[3]. Son père avait dirigé lui-même
son éducation jusqu'il 18 ans. Il habitait alors Clermont-Ferrand. On était
en 1789. Son père le lit inscrire sur les contrôles de la garde nationale.
L’année suivante, il s’embarqua à Bordeaux pour les îles où vivaient déjà ses
deux frères aînés. A la Martinique, il s’enrôla dans le parti
révolutionnaire. Le contre-amiral Béhague le fit arrêter et emprisonner sur
un bateau en rade de Fort-de-France, au mois de mars 1791. Renvoyé en France
et débarqué à Lorient en juillet 1791, il nous dit lui-même qu’il était sans
ressources, probablement parce qu’il s’était brouillé avec sa famille. II
s’enrôla dans le 1er bataillon du Morbihan et y servit jusqu’au mois de
février 1792. A ce moment, débarquèrent à Lorient des grenadiers du régiment
de La Forêt, que le gouverneur de la Martinique, Damas, avait renvoyés en
France pour leur participation aux troubles de l’île. Leclerc, on ne sait
trop pourquoi, sans doute par suite de l’intervention de la Société populaire
de Lorient, fut chargé de conduire à Paris les grenadiers de La Forêt et
d’intercéder en leur faveur auprès des Jacobins et de l’Assemblée
législative. II s’acquitta de cette mission avec succès. Les Jacobins
applaudirent avec transports le discours qu’il prononça à leur tribune le 23
mars 1792, pour leur présenter les soldats victimes de leur civisme et pour
dénoncer les manœuvres contre-révolutionnaires de Damas et de Béhague.
Mailhe, qui présidait, traduisit en ces termes les sentiments du club : «
Votre langage est lier et énergique, c’est le langage de la liberté et celui
des vrais jacobins. Vous demandez indulgence pour voire jeunesse ; c’est
précisément votre jeunesse qui a ajouté l’intérêt qu’inspirent vos
réclamations. » Lasource renchérit encore sur ces éloges : « Je suis enchanté
du talent de ce jeune orateur qui a parlé à l’instant avec toute la fermeté
d’un homme libre. Je viens donc réclamer mention an procès-verbal de son zèle
et de son patriotisme ». Ce qui fut adopté. Un tel succès avait de quoi
griser la tête d’un jeune homme. Quelques jours plus tard, le 1er avril,
Leclerc reparut à la tribune du club pour prononcer une violente philippique
contre Louis XVI et contre Marie-Antoinette. Tutoyant et rudoyant le roi, il
lui disait que ses courtisans étaient des fripons, qu’il était plus coupable
lui-même que Charles Ier, qui avait payé de sa tète ses attentats aux droits
du peuple, qu’il n’avait plus à choisir maintenant qu’entre la Constitution
ou la mort, que sa femme, « le déshonneur de son sexe, l’horreur des Français
et le soutien des traîtres », le menait par le nez et qu’il devait commencer
par renvoyer cette « moderne Brunehaut ». Pour terminer, il évoquait Brutus.
Cette fois, Leclerc avait dépassé la note. Le journal du club ne fit pas
mention de son discours qu’il publia à part[4]. Il se rendit ensuite à l’armée
du Rhin où on le chargea d’une mission d’espionnage dans le Brisgau qui dura
trois semaines. De retour à Paris, on lui donna un emploi dans les hôpitaux
ambulants. En novembre 1792, après Jemmapes, il obtint un congé de trois mois
qu’il alla passer à Montbrison auprès de ses sœurs. Le congé terminé, il fut
dirigé sur Lyon, qui était le quartier général de l’armée des Alpes. Ce
séjour de Lyon fut l’événement décisif de sa destinée. En sortant de
l’hôpital où il avait été traité pour une maladie de peau (la gale), il se lança dans le mouvement
politique. Il avait déjà connu Chalier à Paris. Il renoua connaissance avec
lui. Dans le milieu surchauffé du club central, il s’imprégna du sombre
mysticisme qui caractérisait les révolutionnaires lyonnais. Ceux-ci se débattaient
contre une crise économique plus grave que partout ailleurs, car l’émigration
et la guerre avaient tué l’industrie de la soie. Us avaient résolu de
demander au département de Rhône-et-Loire la formation d’une armée
révolutionnaire qui remplirait le double objet de donner du pain aux chômeurs
qui s’y enrôleraient et de procurer l’application de leu loi sur le maximum
des grains. Le département avait fini par faire droit à leur demande[5]. L’armée révolutionnaire était
en formation vers le début du mois de mai. Elle devait être entretenue,
soldée, équipée par des contributions sur les riches. Ceux-ci préférèrent se
soulever que de contribuer à forger l’instrument qui devait les dépouiller. Chalier
et ses amis seront renversés par une émeute le 29 mai. Avant
ce soulèvement, au lendemain du vote du département qui avait décidé
l’organisation de l’armée révolutionnaire, ils avaient dépêché Théophile
Leclerc à Paris pour se concerter avec les sans-culottes énergiques de la
capitale. Leclerc était arrivé dès le 9 mai[6]. Il se rendit aussitôt à la
Commune pour essayer de la convertir aux idées de Chalier. Il dut être assez
fraîchement reçu/car il reparut à la Commune, le 16 mai, pour se plaindre de
la façon dont les journalistes avaient traduit sa première intervention. II
ajouta qu’il n’avait pas cru devoir se présenter à la Convention avec les
commissaires que le Conseil de la Commune lui avait adjoints. Puis il se
plaignit que les patriotes étaient sous le couteau, tandis que les députés
montagnards laissaient faire. Il est probable qu’il accusa de faiblesse
Basire, Rovère et Legendre, que la Convention avait envoyés à Lyon pour y
calmer les esprits[7]. Il termina en affirmant qu’il
n’y avait qu’un seul moyen de sauver la République : « Il faut que le
peuple se fasse justice, parce que la justice habite toujours au milieu du
peuple et qu’il ne se trompe jamais. » Ses déclamations frénétiques, dont le Moniteur
a probablement atténué l’expression, le désignèrent immédiatement à la fureur
des partisans de la Gironde. Il fut frappé sur le Pont-Neuf le 19 mai[8]. Dix
jours plus tard, l’occasion s’offrait pour lui de venger ses injures avec
celles des sans- culottes. « Le 29 mai au soir, a-t-il écrit, je fus nommé
membre du comité révolutionnaire formé au club central, le 21 mai membre de
la commission des postes »[9]. Très vite il devint l’idole du
club des républicaines révolutionnaires, dont il épousera dans quelques mois
une des vice-présidentes, la chocolatière Pauline Léon. LE PROGRAMME DFS ENRAGÉS APRÈS LA CHUTE DE LA GIRONDE. La
révolution du 31 mai-2 juin a fait de ces trois hommes : Varlet, Jacques Roux
et Leclerc d’Oze, des personnages. Varlet était entouré de l’auréole du
martyre depuis qu’il avait été arrêté le 24 mai par la girondine commission
des Douze. Elargi le même jour, il avait été un des principaux organisateurs
de l’insurrection qui éclata quelques jours plus tard. Il figurait au comité
insurrectionnel comme délégué de la section des Droits de l’homme. Il présida
ce comité a certaines heures et ce fut à lui que fut confiée la mission de
rédiger, avec deux autres, l’acte d’accusation contre les Girondins, Quant à
Jacques Roux, qui siégeait à la Commune, son influence y grandissait avec les
événements. Le jour même du 31 mai, la Commune le nommait, avec trois autres[10] ; historiographe de la
Révolution qui s’opérait[11]. Elle le chargeait ensuite avec
Dangé d’« éclairer » la section du Finistère, qui avait d’abord paru hostile
au mouvement. Elle le chargeait encore de rédiger l’adresse que la Commune
lit présenter à la Convention pour demander l’arrestation des 22[12]. Le 12 juin, enfin, Jacques
Roux se vit confier, avec Guyot, et Paris, la rédaction du Bulletin
officiel de la Commune[13]. Il
n’est pas douteux que les idées chères aux Enragés ne fussent regardées avec
sympathie parles hommes qui avaient composé le comité central insurrectionnel
du 31 mai. Ce comité se survivait sous un autre nom dans le comité de salut
public du département de Paris, qui était chargé maintenant de la police
politique de la capitale et où figuraient Clémence et Marchand, deux meneurs
audacieux prêts à tous les coups de main. Autrefois,
Varlet et Jacques Houx agissaient d’ordinaire isolément. Maintenant ils sont
unis et se concertent. Il est significatif à cet égard qu’au moment de
l’arrestation de Varlet, le 24 mai, ce soit Jacques Houx qui rédige la
pétition des Gravilliers pour sa mise en liberté[14]. Il est significatif aussi que,
dès le principe, ni Varlet, ni Jacques Houx, ni Leclerc ne se déclarent
satisfaits des résultats de l’insurrection. Jacques
Houx avait proposé à la Commune, le 31 mai, de mettre en arrestation tous les
prêtres réfractaires, tous les ex-nobles, tous les signataires des pétitions
anticiviques[15]. Sa proposition avait été
enterrée par un renvoi au comité insurrectionnel. Mais le lendemain, 1er
juin, Varlet venait se plaindre longuement des entraves qu’on mettait à
l’activité du comité insurrectionnel. Hébert réfuta ses assertions et
prononça un éloge sans réserve de la journée du 31 mai[16]. Le o juin, Leclerc d’Oze reprit devant la
Commune, avec plus de violence, les critiques de Jacques Houx et de Varlet :
« C’est à tort, dit-il, qu’on a prétendu que la Révolution était achevée.
L’incarcération des gens suspects était un des principaux moyens de salut
public. Mais tous les gens suspects sont-ils incarcérés ? J’en doute, et les
dangers sont toujours les mêmes. N’est-il pas possible, d’ailleurs, que les
députés arrêtés n’aient déjà pris la fuite ? Eh ! pourquoi mettez-vous tant
de lenteur à vous défaire de vos ennemis ? Pourquoi craignez-vous de
répandre quelques gouttes de sang ?[17] » La
Commune accueillit par une vive indignation l’appel au meurtre de Leclerc. Le
président le rappela à l’ordre et Hébert, dans un discours « plein d’énergie
et de patriotisme », requit que la Commune regardât comme mauvais citoyen
tout homme qui proposerait de répandre le sang- Son réquisitoire fut adopté. A
l’heure où Jacques Roux, vaincu, sera mis en prison, Théophile Leclerc,
menacé du même sort, protestera contre les calomniateurs qui le
représentaient comme le collaborateur du prêtre rouge : « Je ne prétends
jeter ici aucune défaveur sur le citoyen que je viens de nommer ; il n’appartient
qu’aux lâches et aux esclaves de juger ou de mordre, d’après l’avis ou le
commandement des hommes publics ou des maîtres, mais je déclare au public que
je n’ai jamais eu avec Jacques Roux de relations ni directes ni indirectes,
que depuis le premier juin, je n’ai vu pendant une heure au plus que deux
fois ce citoyen, que j’ai rencontré par hasard dans une maison où il va
quelquefois et où je me trouve souvent. Voilà la vérité tout entière quant à
celle inculpation[18]. » Il est possible que Leclerc
n’ait causé avec Jacques Roux que deux fois, mais il n’avait pas besoin de
longues conversations pour se mettre d’accord avec lui. L’accord était fait
d’avance. Ils pensaient de même. Ils menèrent la même campagne. Tout se
passa comme si ces trois hommes, Varlet, Jacques Roux et Leclerc, s’étaient
effectivement concertés. Entre eux et la Commune, la brouille s’accentua.
Marchand reprochera plus tard à Chaumette, au moment de son procès d’avoir
fait tous ses efforts « pour entraver cette révolution glorieuse [du 31 mai], dénoncer à chaque instant toutes
les mesures que le salut public exigeait et faire les plus violents efforts
pour persuader que le comité central opérait la Contre-Révolution[19]. » Autrement dit,
Marchand, comme les chefs des Enragés, ne pardonnait pas à Chaumette et à la
Commune d’avoir empêché les violences. Ce
n’était pas, tant s’en faut, le seul objet du désaccord. Les Enragés auraient
voulu expulser de la Convention non seulement les 32 députés girondins qui
furent décrétés d’arrestation, mais tous ceux qui avaient voté l’appel au
peuple, les appelons, au nombre de 280 environ. Ils auraient voulu chasser
des armées et des administrations, de toutes les fonctions publiques, tous
ceux qui tenaient à l’ancien régime. Ils attaquèrent de bonne heure le Comité
de Salut public, dont ils demandèrent le renouvellement[20]. Ils ne considéraient pas que
leur programme social eût été rempli par le vote du maximum des grains et par
le cours forcé de l’assignat. Ils proclamaient, au contraire, qu’on les avait
trompés. Ces deux lois n’étaient appliquées ni l’une ni l’autre. La situation
économique, loin de s’améliorer, s’aggravait. Ils réclamaient maintenant le
maximum de toutes les denrées de première nécessité[21]. Convertis par Leclerc, ils ne
cessaient de réclamer maintenant l’organisation d’une armée révolutionnaire
qui ferait trembler les accapareurs. Bref, ils voulaient déjà que la Terreur
fût mise à l’ordre du jour. Un
signe que leur influence grandissait, c’est que, déjà certains députés
montagnards, appartenant la plupart au groupe des députés d’affaires qui
suivaient Danton, se faisaient les échos de leurs idées. Chabot menaçait les
riches de les exproprier comme on avait exproprié les émigrés (le 3 juin, aux
Jacobins), Mallarmé
proposait, le 5 juin, à la Convention, d’étendre le maximum 'a toutes les
denrées de première nécessité. LA RÉSISTANCE DES MONTAGNARDS. Mais la
grande majorité de l’Assemblée se repentait déjà de la concession qu’elle
avait faite aux Enragés en votant le maximum des grains. Elle refusait (je
s’engager plus avant dans une voie dangereuse. Robespierre,
qui avait tous les courages, prit résolument la direction de la résistance.
Homme d’ordre et de légalité, les moyens terroristes lui répugnaient. Il
voyait les administrations profondément désorganisées, les classes moyennes
épouvantées, le peuple lui-même découragé par l’anarchie qui grandirait et
qui n’amènerait qu’un surcroît de misère. La démagogie des Enragés ne pouvait
que provoquer, en fin de compte, une formidable réaction. Pour
l’instant, son principal souci était de faire accepter au pays la révolution
du 31 mai qui avait mutilé la Convention. Il s’appliqua, de toutes ses forces
à obtenir le vote rapide d’une Constitution très libérale qui prouverait aux
Français que le danger de la dictature, si souvent dénoncé par les Girondins,
était une chimère et une imposture. Le vote d’une telle Constitution
enlèverait aux Girondins les moyens d’étendre la guerre civile et ferait
tomber les armes des mains des républicains qu’ils avaient abusés. La
démagogie des Enragés menaçait de ruiner son plan de pacification. Dès le 10
juin, Robespierre s’efforça d’arracher aux Jacobins un vote d’approbation
pour le projet de Constitution qu’avait rédigé le Comité de Salut public -et
dont la discussion commençait. En même temps, il défendit contre Chabot le
Comité de Salut public, dont il ne faisait pas encore partie. La lutte fut
très dure. Mais Robespierre fut soutenu à la Commune par le maire Pache, par
le procureur de la Commune Chaumette et par son substitut Hébert. HÉBERT CONTRE LES ENRAGÉS. Hébert
consacra tout un numéro du Père Duchesne à rassurer les riches et à leur
prouver qu’ils avaient intérêt à s e réconcilier avec les sans-culottes[22]. Il faisait valoir que 1
insurrection n’avait pas coûté une goutte de sang ni fait tort à une épingle
à qui que ce soit. Puis il mettait ces réflexions dans la bouche d’un riche,
d’un vieux ladre, comme il disait : « Je crois qu’il est de l’intérêt
des riches de se sans-culottiser, car si nous ne sommes pas tous unis,
l’étranger profitera de nos divisions, envahira la France, et alors que
deviendraient nos maisons, nos effets précieux ? Oui, Père Duchesne, de bonne
foi, je me réconcilie avec les sans-culottes. » Revenant
à la charge dans le numéro suivant, Hébert ajoutait à ce thème des attaques
fort vives dirigées à la fois contre les Girondins et contre les Enragés. Les
premiers calomniaient les Montagnards en les accusant de vouloir la loi
agraire. Quant aux seconds, ces intrigants ambitieux, qui se répandaient dans
les boutiques et dans les ateliers pour prêcher le carnage et pour conseiller
aux sans-culottes de faire main basse sur les riches, Hébert les désavouait
et les condamnait. Comme Robespierre enfin, Hébert fit de la nouvelle
Constitution le plus vif éloge (dans son n° 246). Être
pour ou contre la Constitution, c’était la même chose qu’être pour ou contre
le gouvernement. Les Enragés acceptèrent le combat sur ce terrain étroit. Chabot
qui, maintenant, marchait avec eux, ouvrit la tranchée aux Jacobins le 10
juin. Il refusa de s’associer à l’éloge que Robespierre venait de faire du
projet présenté par le Comité de Salut public : « On ne s’appesantit pas
assez, dit-il, sur le sort du peuple et c’est ce qui manque à l’acte
constitutionnel que l’on a présenté. Il y manque d’assurer du pain à ceux qui
n’en ont pas. Il y manque de bannir la mendicité de la République. » Chabot
fut très applaudi, et Robespierre, qui lui répliqua, fut accueilli avec une
certaine froideur, malgré l’appui que lui prêta Saint-André. Encouragés,
les Enragés allèrent de l’avant. Le 15 juin, la section des Droits de
l’homme, la section de Varlet, présenta à la Commune une adresse pour
réclamer la taxe de toutes les denrées, faire trembler les accapareurs et
punir sévèrement ceux qui violeraient le maximum. Le moment était bien
choisi. L’approvisionnement de la capitale causait alors les plus vives
inquiétudes. Hébert
s’éleva avec vigueur contre la pétition de Varlet. Il affirma avec
effronterie que les subsistances de Paris étaient assurées jusqu’au mois de
janvier prochain. Il déclara qu’il serait criminel, dans le moment où la
Convention s’occupait de la Constitution, d’interrompre le cours de ses
travaux. La Commune se rangea à son avis. Elle arrêta que les signatures de
la pétition des Droits de l’homme seraient vérifiées par le procureur de la
Commune et qu’une invitation serait adressée aux autres sections « d’ajourner
cet objet jusqu’après la Constitution »[23]. JACQUES ROUX VEUT COMPLÉTER LA CONSTITUTION. N’ayant
pas réussi à entraîner la Commune, les Enragés agirent sur les clubs. Le 20
juin, Jacques Roux proposa aux Cordeliers de faite ajouter à la Constitution,
qui était déjà presque tout entière votée, l’article suivant : « La
nation protège la liberté du commerce, mais elle punit de mort l’agiotage et
l’usure. » Jacques Roux fut très applaudi. Chose plus significative,
soit qu’il n’eût pas saisi toute la portée de sa proposition, ou soit qu’il
se lassât déjà de lutter contre l’opinion, Hébert demanda lui-même que le
club envoyât une députation à la Commune pour lui recommander « l’heureuse
idée » de Jacques Roux et pour l’engager à en faire l’objet d’une pétition à
la Convention. La motion d’Hébert fut naturellement adoptée. Mais,
comme s’il avait fini par comprendre la faute qu’il avait commise, Hébert
reprit la parole en lin de séance pour prononcer un vif éloge de la
Constitution. « Cet ouvrage est un chef-d’œuvre ; jamais les siècles
passés n’en ont produit un pareil. Lycurgue, Solon, Epictète sont des
écoliers en comparaison de nos législateurs. » Il proposa, pour remercier
les auteurs de ce chef-d’œuvre, d’organiser une grande fête, qui serait
célébrée au Champ-de-Mars le dimanche sui- Va nt. La fêle fut adoptée en
principe, mais quelqu’un fit observer qu’avant de jurer la Constitution, il
fallait la connaître, car elle n’était pas entièrement achevée. La date de la
fête resta en suspens[24]. L’éloge
de la Constitution, la fête projetée, masquaient mal l’avantage réel remporté
par Jacques Houx. Il avait aussi à représenter la Constitution comme trop
favorable aux agioteurs et aux usuriers. Il avait entraîné les Cordeliers et,
par Hébert, il pensait entraîner la Commune. Le 21
juin, il prononça, en effet, un grand discours devant la Commune. Après un
bel éloge des citoyennes républicaines révolutionnaires il exprima le regret
que la Constitution ne présentait aucun article contre les sangsues du peuple
: « Quelles limites a-t-on posées pour restreindre le commerce dans les
bornes prescrites naturellement par l’amour de la chose publique ? Dans quel
chapitre l’agiotage, les accaparemens se trouvent-ils proscrits ? Eh ! qu’est-ce
que la liberté, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre ? Qu’est-ce
que l’égalité quand le riche peut par son monopole exercer le droit de vie et
de mort sur ses semblables ? Liberté, égalité, République, tout cela n’est
plus qu’un phantôme... et le prix exhorbitant des denrées, qui de jour en
jour s’accroît au point que les trois quarts des citoyens peuvent à peine
l’atteindre, n’est-il pas de tous les moyens propres à opérer la
Contre-Révolution le plus certain et le plus funeste ? » Il conclut
en ces termes : « Je demande que le conseil en masse se transporte
demain à l’assemblée conventionnelle pour demander qu’elle décrète comme
article constitutionnel que la liberté ne consiste pas à affamer ses
semblables. » Le Journal de la Montagne qui reproduit son discours
ajoute qu’il valut à Jacques Roux « les plus nombreux et les plus vifs
applaudissements », mais que néanmoins, suc la motion de Pache, le
conseil passe à l’ordre du jour. Robespierre
eut sans doute le temps de parer le coup. La Commune désavoua Hébert et
refusa de demander à la Convention d’inscrire dans la Constitution l’article
perfide proposé par Jacques Roux. Le
prêtre, tenace, retourna aux Cordeliers pour les animer contre la Commune : « Si
cet article n’est pas dans la Constitution, leur dit-il le 22 juin, nous
pouvons dire à la Montagne : Vous n’avez rien fait pour les sans-culottes,
car ce n’est pas pour les riches qu’ils Combattent, c’est pour la liberté ;
si les sangsues de ce bon peuple peuvent toujours boire son sang goutte à
goutte à l’ombre de la loi, la liberté ressemble à une belle femme qui est
borgne. J’invite le club des Cordeliers à présenter eux-mêmes demain cette
pétition à la Convention et à faire consacrer ce principe, avant de voler des
remerciements à la Sainte Montagne. Que tout le peuple entoure la Convention
et lui crie d’une voix unanime : Nous adorons la liberté, mais nous ne
voulons pas mourir de faim, réprimez l’agiotage, et nous n’avons plus rien à
demander ». Les
Cordeliers nommèrent sur-le-champ douze commissaires pour rédiger la pétition
de Jacques Roux. Parmi eux figuraient Varlet, Roussillon, Leclerc et Duret.
Mais ce dernier refusa sa nomination « en disant avec colère : Je suis
indigné qu’on parle de pétitions, quand il faut s’armer de canons et de
poignards... Levez-vous donc et, si nous n’avons fait que de l’eau claire
dans les journées du 31 mai, que cette nouvelle insurrection soit écrite dans
les annales de l’histoire en caractères de sang, il faut un 10 août, il faut
que la tête dés scélérats tombe ! » Cet appel sanglant à l’insurrection fut
couvert de longs et bruyants applaudissements. Varlet et Leclerc prirent
aussi la parole pour exhorter les assistants à se rendre le lendemain en
masse à la Convention[25]. Le jour
était bien choisi. Le lendemain, 23 juin, avait lieu la fête organisée par la
Commune en l’honneur de l'achèvement de la Constitution. Les Enragés se
mêleraient au cortège officiel et lis piqueraient leur pétition dails la
gerbe des compliments. L’épine après les roses. Resté à
la barre après le défilé des autorités qui étaient venues féliciter la
Convention, Jacques Roux prit la parole à Son tour : « La société
révolutionnaire des Gravilliers qui, le 31 mai, vous annonça, par mon organe,
que 30.000 bras étaient armés pour vous défendre, cette société, réunie au
club des Cordeliers, qui, le premier, a sonné le tocsin du 31 mai et qui est
la sentinelle du peuple, cette société m’a chargé de vous présenter Une
pétition... » Il ne put pas en dire davantage. Robespierre l’interrompit : «
Je demande à être entendu avant ce citoyen. Il faut que les esprits des
citoyens et ceux de la Convention nationale restent aujourd’hui fixés sur les
idées touchantes et sublimes présentées par les autorités constituées au nom
des citoyens de Paris. Livrons-nous aux sentiments consolateurs qu’elles
inspirent, livrons-nous à l’achèvement de la Constitution ; que ce grand
ouvrage ne soit interrompu par aucun intérêt particulier. Ce jour est une
fête nationale et tandis que le peuple jure la fraternité universelle,
travaillons ici à son bonheur. Je demande donc que la pétition soit remise à
un autre jour ». Un applaudit et la pétition de Jacques Roux fut ajournée. Robespierre
gagnait la première manche. L’ajournement lui permettait d‘éviter un vote de
surprise et de préparer la résistance. Le vote de surprise était d’autant plus
à craindre que, dans cette même séance, Billaud Varenne, qui était alors en
coquetterie avec les Enragés, fit voter sans débat l’abrogation de la loi
martiale, la loi que la Constituante avait forgée pour dissiper les
attroupements et protéger la libre circulation des marchandises. Cette loi de
répression n’avait jamais beaucoup servi, mais il était évident que son
abrogation rendait plus difficile le retour Il la liberté du commerce par la
suppression du maximum. Le soir même, les Enragés se rendaient aux Jacobins
et cherchaient à les associer à leur pétition. Le Courant était si fort que les
Jacobins adhéraient au moins en principe. Mais, lé jour suivant, ils durent
se ressaisir, car ils n’étaient pas représentés dans la députation que
conduisit Jacques Roux à la Convention le 25 juin[26] Dès les
premiers mots, Jacques Roux choqua l’Assemblée, moins par le fond même de sa
pétition que par la forme provoquante qu’il lui avait donnée, celle d’un
réquisitoire contre la Convention : « Délégués du peuple français, cent
fois cette enceinte sacrée a retenti des crimes des égoïstes et des frippons.
L’acte constitutionnel va être présenté à la sanction du souverain ; y
avez-vous proscrit l’agiotage ? Non. Avez-vous prononcé la peine de mort
contre les accapareurs ? Non. Avez- vous déterminé ce en quoi consiste la
liberté du commerce ? Non. Avez-vous défendu la vente de l’argent monnayé ?
Non. Eh bien ! nous vous déclarons que vous n’avez pas tout fait pour le
bonheur du peuple »[27]. Ce violent début déchaîna
immédiatement les murmures. Les conventionnels sentirent que Jacques Roux
voulait les dépopulariser. Le
prêtre socialiste montrait ensuite, avec des accents mélodramatiques, que la
classe des sans-culottes n’avait gagné à la Révolution qu’un surcroît de
misère. Habilement, il évoquait les victimes de la guerre : « Faut-il que les
veuves de ceux qui sont morts pour la cause de la liberté paient au prix de
l’or jusques au coton dont elles ont besoin pour essuyer leurs larmes ?
Faut-il qu’elles paient, au prix de l’or, le lait et le miel qui servent de
nourriture à leurs enfants ? ». Jacques
Roux s’élevait ensuite contre l’aristocratie marchande, « plus terrible
que l’aristocratie nobiliaire et sacerdotale ». Les riches seuls avaient
profité depuis quatre ans des avantages de la Révolution. « Eh quoi !
les propriétés des fripons seraient-elles quelque chose de plus sacré que la
vie de l’homme ? La force armée est à la disposition des corps
administratifs, comment les subsistances ne seraient- elles pas à leur
réquisition ? Le législateur a le droit de déclarer la guerre, c’est-à-dire
de faire massacrer les hommes, comment n’aurait-il pas le droit d’empêcher
qu’on pressure et qu’on affame ceux qui gardent leurs foyers ? La liberté du
commerce est le droit d’user et de faire user et non le droit de tyranniser
et d’empêcher d’user. Les denrées nécessaires à tous doivent être livrées au
prix auquel tous puissent atteindre, prononcez donc encore une fois... Les
sans-culottes avec leurs piques feront exécuter vos décrets ». Et
Jacques Roux réclamait l’expulsion des nobles des armées, l’arrestation des
parents des nobles et des émigrés lui seraient gardés en otages, l’expulsion
des appelans de la Convention. La loi
qu’il réclamait contre l’agiotage et l’accaparement, il voulait la faire
insérer dans l’acte constitutionnel dont elle serait un complément. Se
tournant vers la Convention, il lui jetait ces phrases : « Quand il y
aura une loi claire et précise dans l’acte constitutionnel contre l’agiotage
et les accaparements, [le peuple] verra que la cause du pauvre vous tient
plus à cœur que celle du riche ; il verra qu’il ne siège point parmi vous des
banquiers, des armateurs et des monopoleurs, il verra enfin que vous ne
voulez pas la Contre-Révolution ». Une
alternative aussi injurieuse devait forcément soulever les colères d’une
assemblée où la classe riche était abondamment représentée. Jacques Roux
précisait ses attaques. L’emprunt forcé d’un milliard sur les riches, que la
Convention avait voté, retomberait sur le peuple, si la liberté du commerce était
maintenue : « Si vous n’arrachez l’arbre de l’agiotage, si vous ne mettez un
frein national à l’avidité des accapareurs, le capitaliste, le marchand, dès
le lendemain, lèveront cette somme [l’emprunt du milliard] sur les sans-
culottes par le monopole et les concessions ; ce n’est donc plus l’égoïste,
mais le sans-culotte que vous avez frappé. Avant votre décret, l’épicier et
le banquier n’ont cessé de pressurer les citoyens ; quelle vengeance
n’exerceront-ils pas aujourd’hui que vous les mettrez à contribution, quel
nouveau tribut ne vont-ils pas lever dans le sang et les larmes du malheureux
? » Jacques Roux avait une juste idée de ce que les économistes appellent la
loi des incidences ou des répercussions. Poussant
son analyse, qui témoigne d’une vigueur d’esprit à laquelle Jaurès n’a
peut-être pas rendu une suffisante justice, Jacques Roux répondait en ces
termes aux partisans du libéralisme économique : « En vain objecterait-on que
l’ouvrier reçoit un salaire en raison de l’augmentation du prix des denrées,
à la vérité il en est quelques-uns dont l'industrie est payée plus cher ;
mais il en est aussi beaucoup dont la main-d’œuvre est moins salariée depuis
la Révolution. D’ailleurs, tous les citoyens ne sont pas ouvriers ; lors les
ouvriers ne sont pas occupés, et, parmi ceux qui le sont, il en est qui ont 8
à 10 enfans incapables de gagner leur vie, et les femmes, en général, ne
gagnent pas au-delà de 20 sols par jour. » Ici,
Jacques Roux interpellait directement la Montagne : « Députés de la
Montagne, que n’êtes-vous montés depuis le troisième jusqu’au neuvième étage
des maisons de cette ville révolutionnaire, vous auriez été attendris par les
larmes et les gémissemens d’un peuple immense sans pain et sans vêtemens,
réduit à cet état de détresse et de malheur par l’agiotage et les
accaparemens, parce que les lois ont été cruelles à l’égard du pauvre, parce
qu’elles n’ont été faites que par les riches et pour les riches. » On sentait
que le prêtre parlait ici d’expérience, en homme qui connaissait cette misère
et qui la consolait. Il opposait ensuite la facilité de l’existence sous
l’ancien régime au tableau des épreuves qui accablaient le peuple sous le
nouveau, et il regrettait hautement la réglementation d’autrefois : « Sous
le règne des Sartines et des Flesselles, le gouvernement n’aurait pas toléré
qu’on fit payer les denrées de première nécessité trois fois au-dessus de
leur valeur ; que dis-je, ils fixaient le prix des armes et de la viande pour
le soldat ; et la Convention nationale, investie de la force de 25 millions
d’hommes, souffrira que le marchand et le riche égoïste leur portent
habituellement le coup de la mort, en taxant arbitrairement les choses les
plus utiles à la vie. Louis Capet n’avait pas besoin, pour opérer la
Contre-Révolution, de provoquer la foudre des puissances étrangères. Les
ennemis de la patrie n’avaient pas besoin d’incendier d’une pluie de feu les
départements de l’Ouest, l’agiotage et les accaparemens suffisent pour
renverser l’édifice des lois républicaines. » Contre
ce regret à peine voilé de l’ancien régime, contre cette menace à peine
déguisée d’une nouvelle Révolution, les Montagnards protestèrent avec
violence, si fort que Collot d’Herbois, qui présidait, dut intervenir pour
que Jacques Roux pût continuer. Examinant
les raisons que l’on donnait pour expliquer la crise économique, Jacques Roux
en montrait la fragilité. La guerre ? Mais « sous le cruel Louis XIV le
Français eut aussi à repousser la ligue des tyrans » et cependant « l’agiotage
n’étendit pas sur cet empire l’étendard de la révolte, de la famine et de la
dévastation. » Si on admettait l’excuse de la guerre, « il serait donc
permis au marchand de vendre la chandelle 6 francs la livre, le savon 6
francs la livre, l’huile 6 francs le litre ! » Sous le prétexte de la guerre,
le sans-culotte paierait donc les souliers 50 l. la paire, une chemise 50 !.,
un mauvais chapeau 50 l. » Jacques Roux s’indignait qu’on laissât faire,
qu’on n’eût pas le courage d’essayer d’enrayer la hausse. À ceux
qui expliquaient la crise par la dépréciation de l'assignat, il demandait
pourquoi on n’obligeait pas les acquéreurs de biens nationaux à acquitter la
différence entre le prix nominal de l’assignat et le prix réel ; pourquoi,
malgré la baisse du papier, le salaire de certains ouvriers était diminué.
Mais surtout il Opposait l’exemple de l’Angleterre : « L’Angleterre, dont la
dette excède peut-être 20 fois la valeur de son territoire et qui n’est
florissante que par le papier de sa banque, paie-t-elle à proportion les
denrées aussi cher que nous les payons ? Ah ! le ministre Pitt est trop
adroit pour laisser accabler ainsi les sujets de George. Et vous, citoyens
représentants, vous, les députés de la Montagne, vous qui vous faites gloire
d’être du nombre des sans- culottes, du haut de votre immense rocher, vous
n’anéantirez pas l’hydre sans cesse renaissante de l’agiotage ! » A ceux
qui invoquaient encore les achats faits à l’étranger et la baisse des changes
qui en résultait, il répondait en contestant l’importance de l’exportation
des espèces métalliques. On soldait l’étranger par des marchandises et des
effets de commerce. « Les espèces métalliques qui circulent en Europe ne
suffiraient pas pour acquitter la cent-millième partie des billets qui sont
en émission ». Il
examinait enfin un dernier argument de ses adversaires : « Mais l’on ne
sait pas comment les choses tourneront ! » Autrement dit, la crise
provenait du peu de confiance qu’inspirait la monnaie de la Révolution. Ici
Jacques Roux ne daignait pas discuter : « Lorsque la peine de mort est
prononcée contre quiconque tenterait de rétablir la royauté, lorsque des
légions innombrables de citoyens soldats forment avec leurs armes une voûte
d’acier, lorsqu’elles vomissent de toutes parts le salpêtre et le feu sur une
horde de barbares, le banquier et l’accapareur peuvent-ils dire qu’ils ne
savent pas comment les choses tourneront ? Au reste, s’ils l’ignorent, nous
venons le leur apprendre. Le peuple veut la liberté et l’égalité, la
république ou la mort, et voilà précisément ce qui vous désespère, agioteurs,
vils suppôts de la tyrannie ». Cet
acte de foi farouche en la République permettait à Jacques Roux de faire de
nouveau la leçon aux Conventionnels : « Ainsi, mandataires du peuple,
l’insouciance que vous montreriez plus longtemps serait un acte de lâcheté,
un crime de lèse-nation. Il ne faut pas craindre d’encourir la haine des
riches, c’est-à-dire des méchants. Il ne faut pas craindre de sacrifier les
principes politiques au salut du peuple, qui est la suprême loi. Convenez
donc avec nous que, par pusillanimité, vous autorisez le discrédit du papier,
vous préparez la banqueroute, en tolérant des abus, des forfaits dont le
despotisme eût rougi dans les derniers jours de sa barbare puissance ». Mais
cette double évocation de la banqueroute et de l’ancien régime déchaîna de
nouveau le tumulte : « A ce moment, dit le procès-verbal officiel,
l’Assemblée se lève toute entière par un mouvement d’indignation, elle
demande qu’on retire la parole à cet homme ou qu’il lui soit ordonné de
conclure ». Collot d’Herbois, qui préside, sous prétexte de calmer les
passions, les excite : « Laissez, citoyens, c’est un pétitionnaire, mais la
vérité est plus forte que tant de calomnies ». Puis, s’adressant à Jacques
Roux : « Vous avez vicié les droits de la justice et de l’égalité, en vous
faisant admettre [à la barre] avant votre tour, vous prenez le temps de
plusieurs pétitionnaires ; au nom de la patrie je vous ordonne de conclure ». Sans
s’émouvoir, Jacques Roux reprit ses critiques. Il rappela que le peuple avait
déjà été trahi par deux législatures. Il demanda comment les citoyens, « qui
n’ont aucun état, ceux qui n’ont que 2, 3, 4, 5, 6 cents livres de rentes,
encore mal payées, soit en pension viagère, soit sur des caisses
particulières », pourraient subsister, si un décret constitutionnel,
soustrait aux variations des législatures, ne réprimait pas le cours de
l’agiotage. « Il est possible, dit-il, que nous n’ayons la paix que dans
vingt ans ; les frais de la guerre occasionneraient une émission nouvelle de
papier ; voudriez-vous donc perpétuer nos maux pendant tout ce temps-là déjà
trop long, par l’autorisation tacite de l’agiotage et des accaparements ?
N’est-ce donc pas assez que vos prédécesseurs, pour la plupart d’infâme
mémoire, nous ayons légué la monarchie, l’agiotage et la guerre, sans que
vous nous léguiez la nudité, la famine et le désespoir ? Faut-il que les
royalistes et les modérés, sous prétexte de la liberté du commerce, dévorent
encore les manufactures, les propriétés ? qu’ils s’emparent du blé des
champs, des forêts et des vignes, de la peau même des animaux et qu’ils
boivent encore dans des coupes dorées le sang et les larmes des citoyens,
sous la protection de la loi ? » De nouvelles protestations éclatèrent.
Collot d’Herbois somma Jacques Roux de conclure. « Députés de la
Montagne, lança-t-il, non, non, vous ne laisserez pas votre ouvrage
imparfait, vous fondrez les bases de la prospérité publique, vous consacrerez
les principes généraux et répressifs de l’agiotage et des accapareurs ; vous
ne donnerez pas à vos successeurs l'exemple terrible de la barbarie des
hommes puissants sur le faible, du riche sur le pauvre ; vous ne terminerez
pas enfin votre carrière avec ignominie. » Le Moniteur
note à ce mol un « mouvement d’indignation ». Intimidé par les clameurs de
l’Assemblée, un des pétitionnaires qui accompagnaient Jacques Roux prit la
parole : « Je déclare, dit-il, que ce n’est pas là la pétition à
laquelle la section des Gravilliers a donné son adhésion. » D’autres
pétitionnaires encore blâmèrent l’apostrophe lancée par le prêtre à la
Montagne. Collot
d’Herbois lui fit une réponse sévère : « Les hommes qui n’aiment pas la
Constitution calomnient ceux qui l’aiment, les partisans de Cobourg iront
dans les sections de Paris parmi les plus vertueux citoyens pour les égarer,
ils essaieront de ressusciter le tyran sous le nom de la liberté qu’ils proclament
avec emphase, et c’est ainsi que vous avez trompé les bons citoyens qui vous
accompagnent, ils vous ont entendu parler de vertu et de Montagne et c’est
sous ces rapports qu’ils ont été séduits. » Collot invita les bons citoyens
des Gravilliers aux honneurs de la séance, mais il les refusa à Jacques Roux,
qui resta h-la barre « retenu par les vétérans de la garde ». Cette
admonestation ne suffit pas aux Montagnards. Plusieurs se succédèrent à la
tribune. Thuriot flétrit « le langage factieux », « les principes
monstrueux de l’anarchie » qu’on venait d’entendre. Il accusa Jacques Roux de
faire le jeu de l’ennemi et de la Contre-Révolution. « Je le déclare,
Cobourg n’aurait pas tenu un autre langage. » Jacques Roux avait « combiné
froidement » tous les mots de sa pétition pour décourager le peuple, pour lui
faire croire que tout était désespéré. C’était bien là la perfidie
sacerdotale : « Citoyens, vous n’apprendrez pas sans étonnement que cet
homme est un prêtre, digne émule des fanatiques de la Vendée. A l’entendre,
la guerre doit durer vingt ans et il n’y a plus rien à espérer de la chose
publique. Il sait bien le contraire et il veuf déshonorer la Convention. » Il
conclut que Jacques Roux fût traduit au Comité de Sûreté générale « pour
savoir si là-dessous il n’y a pas un grand complot ». Mais, tant la force du
courant de revendications sociales était grande, Thuriot se gardait de
combattre le fond delà pétition, l’idée de la taxation générale ; il
rappelait, au contraire, que l’Assemblée s’occupait de la question et il
proposait d’inviter le comité d’agriculture et du commerce de bâter le
rapport dont il avait été chargé. Il suffisait à Thuriot de détacher Jacques
Roux de ses partisans. Robespierre,
à son tour, mit en garde contre une pétition « dont le motif semblait
populaire, mais qui, au fond, était incendiaire ». « J’aime à croire,
continua-t-il, que vous vous êtes facilement aperçus de l’intention perfide
de l’orateur ; il veut jeter sur les patriotes une teinte de modérantisme qui
leur fasse perdre la confiance du peuple. Je suis instruit que cette adresse
n’est pas l’expression du vœu de la section des Gravilliers, j’ai vu avec
plaisir qu’elle a été désavouée à la barre de la Convention ». Léonard
Bourdon, qui était le grand homme de la section des Gravilliers, confirma que
cette section, dont il fit l’éloge, avait été trompée par Jacques Roux. Billaud-Varenne
prétendit que celui-ci, qui combattait la Constitution nouvelle, avait été
obligé d’avouer, à des patriotes qui le pressaient, qu’il ne l’avait même pas
lue ! Sur ce,
Charlier demanda son arrestation immédiate. Mais Legendre s’y opposa en
paroles méprisantes : « Il suffit qu’il soit chassé de cette enceinte et
que mention soit faite au procès-verbal du désaveu du discours des citoyens
de sa section et du club des Cordeliers. Il y a des patriotes dans sa
section, ils sauront en faire justice ». La
Convention se rangea à cet avis. Elle décréta qu’il serait fait mention à son
procès-verbal du désaveu infligé à Jacques Roux par ses co-pétitionnaires,
mais elle eut soin de rappeler en même temps que Je comité d’agriculture
avait reçu mission de lui présenter à bref délai un rapport sur les
taxations. La
manœuvre des Montagnards était visible. Il s’agissait de ruiner Jacques Roux
dans l’esprit de ses partisans. Pour y parvenir plus sûrement, ils
promettaient de faire droit à l’essentiel de leurs réclamations. Restait à
savoir si cette promesse était sincère, si le jour où Jacques Roux serait
abattu, la Convention serait disposée à maintenir le maximum et à le
généraliser ? Mais suffirait-il d’un blâme de la Convention pour abattre le chef des Enragés ? |
[1]
AULARD, Société
des Jacobins, t. V, p. 198.
[2]
TUETEY, Répertoire,
t. IX, p, XIII.
[3]
D'après un mémoire de Th. Leclerc lui-même. Arch. Nat. F⁷
4774⁹.
[4]
Discours de M. Le Clerc-Doze, prononcé aux Jacobins dans la séance du 1er avril
1791. De l’imprimerie de Henri IV, rue de Bussy, n° 1504. Bibl. nat.
Lb⁴¹ 2260. Il était encore à Paris le 8 avril 1792, car il rendit compte,
ce jour-là aux Jacobins, de la captivité de dix heures que lui avait fait subir
le tribunal de police correctionnelle pour avoir achevé de déchirer dans le
Palais-Royal une affiche placardée contre les soldats de Châteauvieux. Il
annonça qu’il se proposait de poursuivre les juges qui l’avaient condamné. Son
récit « naïf », dit le journal, lui mérita des applaudissements réitérés.
(AULARD, Société
des Jacobins, t. III, p. 475).
[5]
G. RIFFATERRE, Le
mouvement anti-jacobin et anti-parisien à Lyon en 1793, p. 21. Le
département de Rhône-et-Loire prit cette décision le 3 mai.
[6]
RIFFATERRE, p.
67, note. Il écrivit ce jour-là à Chalier.
[7]
Le compte rendu du Moniteur, t. XVI, p. 409, ne les nomme pas, mais il
s’agit certainement de ces trois députés qui, pendant leur mission à Lyon,
avaient fait incarcérer Laussel et Leclerc lui-même.
[8]
Séance des Jacobins du 20 mai.
[9]
Mémoire inédit de Leclerc déjà cité.
[10]
Chenaux, Paris et Roure (Moniteur, t. XVI, p. 526).
[11]
La Commune approuva le 7 juin et fit imprimer le récit de l’insurrection rédigé
par Jacques Roux et les autres commissaires (Moniteur, t. XVI, 590).
[12]
Cette adresse a été reproduite par TUETEY, Répertoire, t, IX, Introduction.
[13]
Ce Bulletin s'appela le lendemain les Affiches de la Commune (voir sur
la séance du 12 juin le Moniteur, t. XVI, pp. 630 et 637).
[14]
On trouvera cette pétition aux Archives parlementaires, t. LXV, p. 389.
Jacques Roux s’en est déclaré l'auteur. Voir les Annales révolutionnaires,
t. VIII. 1910, p. 540, note.
[15]
TUETEY, t. VIII,
n° 2064.
[16]
Moniteur, t. XVI, 409.
[17]
Moniteur, t. XVI, 566.
[18]
L’Ami du peuple, par Leclerc, n° 6 du 8 septembre 1793, Texte reproduit
dans les Annales révolutionnaires, 1917, t, IX, p. 411.
[19]
Lettre écrite par Marchand à Fouquier-Tinville, dans TUETEY, introduction de son tome IX.
[20]
Voir la séance de la Commune du 15 juin où Varlet protesta contre la nomination
du noble Beauharnais au ministère de la guerre {Moniteur, t. XVI, 651).
La nomination de Beauharnais fut annulée.
[21]
La section des sans-culottes en fit la demande formelle à la Convention pendant
l’insurrection même du 31 mai, et le manifeste du comité central
révolutionnaire, reprenant une idée de Danton, réclama, le même jour, le pain à
3 sous la livre dans toute la République au moyen d’un impôt sur les riches.
[22]
N” 243, paru après le 31 mai.
[23]
Moniteur, t. XVI, 658.
[24]
Cette séance des Cordeliers n’est rapportée, à ma connaissance, que dans la Correspondance
politique du 22 juin 1793.
[25]
Correspondance politique du 24 juin 1793.
[26]
Avant qu’il ne se présentât à la barre, les deux sections de la Croix-Rouge et
du Luxembourg avaient déjà demandé tout un ensemble de mesures pour mettre â la
raison l’aristocratie financière et marchande.
[27]
Nous suivons le texte publié par Jacques Roux. Nous l’avons reproduit tout
entier dans les Annales révolutionnaires, 1914, t. VII, pp. 547-560.