LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

DEUXIÈME PARTIE. — LES ENRAGÉS ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE IV. — L’APPLICATION DU PREMIER MAXIMUM

(Mai-Juillet 1793).

 

 

Les Montagnards ne s’étaient ralliés à la taxe des grains que dans une pensée politique. Us voulaient obtenir l’appui des masses populaires des villes contre leurs adversaires de la Gironde et ils s’imaginaient que la malveillance était la raison profonde de la crise économique. Contre la malveillance inspirée, pensaient-ils, par la passion politique autant que par l’égoïsme, il n’y avait qu’un remède, la contrainte. L’événement prouva qu’ils avaient eu raison de compter sur le concours des Enragés pour vaincre la Gironde, mais la chute de la Gironde et le soulèvement départemental qui en fut la suite aggrava la crise politique et, par répercussion, la crise économique elle-même. C’est au milieu de la guerre civile que dut être appliquée la première loi du maximum. Mauvaise condition pour qu’elle remplît l’attente de ses auteurs !

Tant vaut l’application, tant vaut la loi. La loi du 4 mai ne pouvait donner de résultats qu’à la condition d’être exécutée dans son esprit. II aurait fallu que les autorités se servissent de toutes les armes qu’elle leur mettait en mains pour briser l’égoïsme et qu’elles no songeassent qu’à l’intérêt public. Or, la plupart des administrations départementales, formées de riches propriétaires, appartenaient au parti girondin. Elles en partageaient les principes. Elles considéraient la loi du 4 mai comme une atteinte à la propriété. Obligées de l’appliquer, elles ne songèrent qu’à en atténuer les rigueurs pour les propriétaires. Elles se préoccupèrent avant tout de l’application du premier maximum de l’intérêt de leur classe et de l’intérêt de leur région. En un mot, elles exécutèrent la loi trop souvent à contre-sens. La chose leur fut d’autant plus facile que le texte législatif prêtait Par endroits a des ambiguïtés et que ses lacunes étaient nombreuses.

La loi prescrivait dans le plus bref délai les déclarations, recensements et visites domiciliaires. Dans beaucoup de départements, ces opérations traînèrent à dessein. Les autorités prétextèrent les recensements pour interdire la sortie des blés de leur territoire. Le résultat fut immédiat. Les départements déficitaires furent mis dans l’impossibilité de s’approvisionner dans les départements producteurs non recensés. Afin de maintenir le plus longtemps possible le régime de la liberté commerciale, certains départements apportèrent une lenteur voulue à établir leurs tableaux de maximum. Ils attirèrent ainsi sur leurs marchés où la vente restait libre, les cultivateurs des autres départements où la denrée était déjà taxée. Les départements trop zélés observateurs de la loi virent leurs marchés subitement désertés.

Ainsi, le département du Nord attendit jusqu’au 30 mai pour publier son maximum. Le Pas-de-Calais, qui avait été plus pressé, protesta contre cette négligence, parce que ses blés fuyaient dans le Nord. Le Nord, pour garder les blés du Pas-de-Calais, fixa son maximum à deux livres de plus que dans ce département. Le Pas-de-Calais, riposta, le 11 juin, en interdisant la sortie des grains de son territoire, sous peine de 3.000 livres d’amende. Le district de Bergues, dans le Nord, protesta contre cet arrêté illégal qui privait ses brasseurs de l’orge nécessaire à la fabrication de la bière[1].

Le tableau du maximum devait être établi par le Directoire du département, sur la moyenne des mercuriales des divers marchés de son territoire depuis le 1er janvier jusqu’au 1er mai. Le maximum ainsi calculé devait être uniforme pour tout le département. La guerre économique se trouva déclarée entre les départements, et à l’intérieur même des départements, entre les districts et entre les communes. Chaque centre s’isola et garda jalousement ses denrées. Ce fut le fédéralisme des subsistances qui doubla le fédéralisme politique.

Le maximum du Calvados étant plus élevé que celui de l’Eure, les blés de l'Eure s’enfuirent dans le Calvados. Le marché de Bernay se trouva délaissé pour celui d’Orbec. A Orbec, le cultivateur vendait le sac 57 livres, tandis qu’il ne pouvait le vendre que 45 livres à Bernay[2]. « La Manche, où les cultivateurs ne pouvaient vendre leur blé que 55 livres, fut délaissée au profit de l’Ille-et-Vilaine, où, le maximum n’étant pas appliqué, ils en trouvaient 110 livres »[3].

Le département de la Seine-Inférieure se plaignit ù la Convention, le 25 juin, que les départements de l’Eure, de la Somme et du Calvados s’étaient indignement coalisés pour lui refuser les subsistances, et que, par suite, la moitié de ses administrés manquaient de pain et se trouvaient dans une position effrayante.

Le montagnard Paganel accusa le département de la Gironde, le 25 juillet, d’accaparer les grains des départements voisins. Ce département n’avait pas encore fixé son maximum au début du mois d’août[4].

Sans doute, il y avait les réquisitions que la loi ordonnait au cas où les marchés cesseraient d’être approvisionnés. Mais, outre que les réquisitions no pouvaient donner de résultats que dans les contrées productives, les autorités administratives répugnèrent à employer ce moyen extrême, et quand elles y recoururent, elles furent mal secondées par les autorités judiciaires.

Dans l’Yonne, nous dit M. Portée, les municipalités rurales se firent complices des fraudes des cultivateurs. Los recensements ne furent pas sincères[5].

Une cause d’erreur provenait aussi de ce que la loi n’avait stipulé l’obligation de la déclaration qu’au lieu de la résidence du propriétaire et non pas à la municipalité où se trouvaient situées les propriétés. Un décret nouveau dut pourvoir à cette omission[6].

La loi n’autorisait la réquisition que des grains qui excédaient la consommation du cultivateur et de sa famille jusqu’à la récolte. Gomment fallait-il calculer cette réserve familiale, qui était intangible ? La loi restait muette sur ce point si important. Grave lacune, qui permettait les interprétations les plus arbitraires.

« D’autre part, dit M. Lefebvre, les non-récoltants des campagnes avaient le droit de s’approvisionner pour un mois chez les cultivateurs de leur canton ; c’était autant de grains soustraits au marché et à la réquisition et dont il était très difficile de vérifier la destination »[7].

Voici un exemple qui montre à quelles résistances se heurtaient les réquisitions dans la pratique :

Un fermier des environs d’Epernay, Brugnon, du hameau de Camois, fut requis, le 9 août, par le district d’Epernay, de fournir sur le marché du 11 août 40 boisseaux de blé. Il refusa d’exécuter la réquisition. Le district requit des ouvriers et fit battre dans la grange du fermier la quantité de blé réquisitionnée. La veille du marché, Brugnon alla trouver les femmes du village voisin de Damery et les invita à venir prendre dans sa grange le blé battu. Elles se rendirent à l’invitation du fermier qui leur vendit son blé à un prix d’ailleurs plus élevé que le maximum. Chacune s’approvisionna pour un mois, conformément à la loi du 4 mai. Le district envoya chez Brugnon doux gendarmes pour lui ordonner d’amener son blé au marché d’Épernay. Il répondit par un refus et de mauvais propos. Le district prononça la confiscation du blé réquisitionné. Mais Brugnon protesta et adressa au directoire du département une réclamation, sans doute fondée sur ce que le blé qui lui restait était indispensable à sa consommation familiale. Le département fit droit à sa plainte et cassa l’arrêté du district qui avait ordonné la saisie. Les jacobins d’Epernay, scandalisés, dénoncèrent à la Convention l’arrêté du département[8].

Dans la Marne, c’étaient les autorités administratives qui ne prêtaient pas force a la loi. Ailleurs, c’étaient les autorités judiciaires. Ainsi, dans le Nord, les boulangers de Calais (département du Pas-de-Calais) avaient acheté des blés dans le district de Bergues (département du Nord) en juin 1793. Quand ils voulurent les enlever, la foule les en empêcha. Les voitures furent arrêtées à Holgue. La municipalité de cet endroit fit battre la générale. Elle ne parvint a rassembler que neuf hommes de la garde nationale. La garde nationale do Watten, bourg voisin, ne bougea pas. Le grain fut déchargé et vendu de 15 à 20 livres le sac. Le juge de paix de Watten fit mettre quelques meneurs de l’attroupement en arrestation, mais pour la forme. Il les relâcha aussitôt après un interrogatoire où il n’entendit que des témoins à décharge. Le département du Nord dénonça le juge de paix aux représentants en mission, par lettre du 12 juillet 1793[9].

Afin d’empêcher les fraudes et les contraventions, les représentants dans le Nord, par un simple arrêté, accordèrent des récompenses aux dénonciateurs. Ils écrivent, le 30 juin, au Comité de Salut public, que « la promesse du blé confisqué au profit du dénonciateur n’a pas produit une seule dénonciation ».

La loi n’avait pas énuméré, d’une façon précise, les espèces de grains qui étaient soumises à la déclaration. Certaines autorités ne taxèrent que les grains destinés à la fabrication du pain et à la nourriture de l’homme. Le Pas-de-Calais taxa l’avoine et le scourgeon. Le Nord ne les taxa pas et son exemple fut suivi presque partout. Il en résulta que le prix de l’avoine, restant libre, fut bientôt du tiers, du double, au- dessus de celui du froment, « tandis que, dans presque tout les temps, l’avoine ne valait que la moitié du froment[10] ». Résultat : les paysans et les propriétaires de chevaux et de mulets virent un grand bénéfice à nourrir leur bétail et leurs volailles avec le froment plutôt qu’avec l’avoine ou l’orge.

Très vite, la situation devint alarmante. Les départements peu producteurs furent livrés aux horreurs de la famine, particulièrement ceux du Massif-Central. Dans la Haute-Vienne, les marchés cessèrent d’être approvisionnés par les marchands de blé qui venaient auparavant de la Vienne. « Le moment cruel de la famine est arrivé, dit une délibération de l’Assemblée du département, en date du 21 juin 1793. On sait que dans plusieurs campagnes, les habitants ont été et sont encore réduits à partager la nourriture des animaux. Tous les jours il arrive au département des députés des communes qui viennent, au nom de l’humanité, demander du pain qu’on ne peut leur donner[11] ». Le département de la Haute-Vienne décida, le 21 juin, d’acheter des grains « à tel prix que ce soit ». A Limoges et à Guéret, le pain se vendit jusqu’à 18 sous la livre, « quoique noir comme la cheminée » dit Philippeaux à la Convention, le 17 juillet. A Clermont- Ferrand, le pain valait 16 sous la livre au mois d’aout[12]. A la demande de la municipalité de Limoges, le département de la Haute-Vienne décida de suspendre l’application de la loi. Les blés furent dès lors vendus librement au prix du commerce. Le département du Puy-de-Dôme suspendit la taxe à la fin de juin[13].

Dans la Creuse, le pain monta à Il sols la livre. On se nourrissait d’herbes cuites. Une députation des communes de Lupersac et de Champagnat demanda à la Convention, le 15 juin, le rapport de « la loi meurtrière ». « Encore vaut-il mieux payer le pain, même très cher, que d’en être entièrement privé ! »

Dans le Doubs, dont la partie montagneuse ne produisait que de l’avoine et du seigle, la taxe causa aux autorités les plus graves appréhensions. Les administrateurs du district d’Ornans peignaient ainsi la situation dans une lettre aux administrateurs du département, datée du début de la crise (5 juin 1793) : « Citoyens, voire arrêté pour la taxe des grains a été publié en cette ville le dimanche 26 du mois dernier. Le marché des grains du mardy suivant a été assez abondant en froment, pour la raison que la taxe n’étoit pas encore connue. Le débit s’en est fait au prix de la taxe avec tranquillité, sans la moindre opposition, mais au grand dépit des vendeurs et avec menace de leur part de n’en plus amener, en disant que Je prix de leur bled ri’étoit point proportionné au taux que se vendent les autres denrées. L’effet de ces menaces s’est fait sentir au marché d’hier, et il s’est trouvé absolument dépourvu de grains. Des particuliers de Lods, Mouthier, etc., qui viennent s’approvisionner à Ornans, s’en sont retournés les mains vides, et cette disette n’a pas occasionné de légers mécontentemens... Pour parer le mal, nous avons à l’instant député deux commissaires dans différentes municipalités où nous savons qu’il doit y avoir des grains pour s’assurer de la vérité des déclarations, vaincre la ténacité des particuliers qui ont plus de bled qu’il ne leur en faut pour leur consommation jusqu’il la récolte, et les obliger à conduire l’excédent au prochain marché d’Ornans, pour son approvisionnement... » Mais il faut croire que le district d’Ornans ne parvint pas a vaincre « la ténacité des particuliers », comme il dit, car quelques jours plus tard, il exprimait de nouveau ses craintes de disette, dans une lettre adressée, le 19 juin, ii l’assemblée départementale pour demander la permission d’acheter 1.500 mesures de froment[14]. Le district de Pontarlier recourait aux réquisitions, mais sans grand succès. « Un particulier de Dommartin, écrivait-il au département le 4 juillet, eut l’audace de répondre aux officiers municipaux qu’il n’y en conduirait point [de blé au marché], qu’il préférait avoir la tête tranchée »[15]. Le district dut demander l’autorisation de recourir aux grains de l’Etat.

La ville de Besançon aurait totalement manqué de pain, si elle n’avait obtenu de l’administration départementale la ressource de puiser dans le magasin militaire de la place[16]. Le juillet, la municipalité demanda au département « de prononcer la suspension de la taxe des grains comme seule mesure capable d’éloigner de nos murs la famine et les maux Quelle entraîne à sa suite ». L’Assemblée départementale, ayant obtenu l’approbation des citoyens Bassal et Garnier, de Saintes, représentants du peuple, présents à la séance, prononça sur-le-champ la suspension du maximum. La loi du 4 mai n’avait été en vigueur dans le Doubs que pendant six semaines à peine.

Comme il fallait remplacer dans les magasins militaires la farine livrée à la consommation civile, et que la chose pressait d’autant plus qu’à ce moment la prise de Mayence libérait une armée prussienne qui allait envahir l’Alsace, le département du Doubs suppléa au silence de la loi par une disposition qu’il emprunta au département du Bas-Rhin. Son arrêté du 9 août 1793 ordonna à chaque cultivateur des districts de Besançon, Baume, Quingey et Ornans, qui aurait recoïté plus de deux journaux de froment, de livrer à Besançon une mesure du poids de 60 livres par chaque journal. Les districts de Pontarlier et de Saint-Hippolyte durent fournir, dans les mêmes conditions, une mesure d’avoine. Les municipalités eurent huit jours pour faire les recensements, pour réquisitionner les voitures et transporter les grains à Besançon. Les grains furent payés comptant à raison de 15 livres la mesure de froment, les voituriers, à raison de 4 sous par mesure et par lieue. Cette réquisition, pour laquelle il n’était pas tenu compte de la consommation familiale, prévue dans la loi du 4 mai, fut approuvée par le représentant Bassal, qui mit en outre 500.0,00 livres à la disposition du département pour achat de subsistances (arrêté du 8 août). La Convention régularisa la réquisition par un vote d’approbation rendu le 17 août.

Cette réquisition générale fut la seule qu’ordonna le département du Doubs. Elle ne servit qu’à remplir les magasins militaires. Pour l’approvisionnement de la population civile, la suppression de la taxe et le retour à la liberté suffirent. « Vous avez suspendu le maximum du prix des grains, écrivait le district d’Ornans au département le 17 juillet, cet acte a ramené le calme, la circulation et le retour des bleds sur nos marchés. Il y en est venu des districts voisins, et des particuliers qui, pendant la taxe, vivoient de froment, tandis qu’auparavant ils usoient d’une nourriture plus grossière, ont préféré de l’amener aux marchés par l’appas de le vendre depuis 22 à 24 livres, comme il s’est vendu[17]. »

Dans les riches départements du Nord, les choses ne se passaient guère autrement que dans les pauvres régions montagneuses du Massif Central ou du Jura.

Les représentants à l’armée du Nord écrivaient au Comité de Salut public, le 21 juin, qu’Arras, Lille et Amiens avaient dû faire des emprunts aux magasins militaires : « Nous sommes aux prises, disaient-ils, avec l’aristocratie des cultivateurs, et ce n’est pas la moins dangereuse[18]. » Deux jours plus tard, ils poussaient un cri d’alarme. La disette était telle qu’ils craignaient qu’il ne fût impossible de contenir le peuple prêt à se jeter sur les magasins militaires. « Nous vous l’avons déjà dit, on cherche à mettre le peuple aux prises avec l’armée, car nous sommes persuadés que cette disette n’est que factice. » Le lendemain, 24 juin, ils n’hésitaient pas à réviser et à corriger la loi, en prenant un arrêté qui supprimait le maximum départemental pour établir à sa place un maximum variable dans l’arrondissement de chaque marché, pour les départements du Nord, de la Somme et du Pas-de- Calais. En attendant la mise en vigueur de ce nouveau maximum variable, les troubles prévus par les représentants ne tardèrent pas à se produire. Le 26 juin, jour du marché à Douai, les habitants pauvres des campagnes voisines, n’ayant pu s’approvisionner, insultaient la municipalité et s’attroupaient au nombre de plus d’un millier. Les corps administratifs prenaient prétexte de cet attroupement pour réclamer la suspension de la loi : « Le principe qu’il faut provisoirement obéir à la loi n’est point applicable aux circonstances actuelles ; avant tout, il faut vivre. » Il est remarquable que les autorités du Nord aient demandé la suspension de la loi avant d’avoir cherché sérieusement à l’appliquer. M. Lefebvre estime qu’elles ne firent pas leur devoir. La loi les autorisait à mettre en réquisition les blés des paysans excédant leur consommation normale. « Or, il ne fut pris aucune réquisition en faveur des marchés. Le département se contenta de requérir l’excédent constaté au profit des districts déficitaires, et comme le district [de H orgues] ne parvenait pas à le fournir, il l’invita à se le faire représenter par les paysans ou à les poursuivre, mais sans prendre d’arrêté et sans indiquer le mode d’exécution[19]. »

Les représentants à l’armée du Nord hésitèrent d’abord a faire droit à la requête des corps administratifs. Le maximum variable qu’ils avaient établi, le 7 juillet, fut maintenu théoriquement ; mais, à la fin du même mois, quand les Autrichiens eurent pris Valenciennes et qu’il fallut approvisionner en toute hâte les autres places menacées, ils suspendirent tout maximum par leurs arrêtés du 30 juillet et du 1er août.

Dans l’Yonne, la majorité des districts, surtout les districts vignobles, demandaient aussi la suppression de la loi du 4 mai. Le 13 juin 1793, la municipalité de Châtel-Censoir écrivait que « des herbages cuits étaient depuis huit jours la seule nourriture que plusieurs pères de famille aient pu procurer à leurs enfants faméliques ». A Tanlay, dans le même département, le 21 juin, « une voiture de blé, à destination de Tonnerre, était arrêtée par des gens affamés qui n’avaient rien mangé depuis 24 heures »[20].

La famine était extrême dans le Lot et dans les Landes. Le département du Tarn demandait la suppression du maximum en juillet[21].

Bien rares étaient les départements qui tenaient la main, comme celui de la Haute-Marne, à l’exécution de la loi.

C’était surtout sous la pression des autorités parisiennes, afin de calmer les alarmes de la capitale, que les Montagnards s’étaient résignés à accepter la taxe des grains et qu’ils en avaient arraché le vote à la Convention. Or, Paris ne souffrit pas moins de l’application de la loi que le reste de la France.

Bien que l’Assemblée départementale parisienne eût pris la précaution de ne fixer son maximum qu’après que les départements voisins eurent déjà établi le leur, afin d’attirer les cultivateurs à ses marchés[22], la disette se fit sentir dès la fin du mois de mai. Les murmures augmentèrent en juin. Les boulangers réduisirent leurs fournées,' parce que la municipalité ne pouvait plus leur livrer la farine en quantité suffisante. On fit queue aux portes des boulangeries dès avant le jour.

La plupart des arrivages destinés à Paris étaient, en effet, interceptés depuis que la loi du maximum entrait en application ; ainsi, à Pontoise le 21 mai, à la Ferté-Milon le 23, à Longjumeau le 27, à Crosne, à Meaux le 5 juin, au Havre le 14 juin, à Rambouillet le 17 juin, à Crépy-en-Valois le 18, à Campan le 19, à Longjumeau le 25, à Montfort-l’Amaury le 26, etc.[23].

Le district de Pontoise avait fait défense, le 27 mai, d’expédier des grains et farines hors de son territoire. La municipalité parisienne dénonça son arrêté illégal à l’assemblée du département de Seine-et-Oise qui le cassa, mais qui prit de son côté un arrêté pour interdire la sortie de ses grains hors du département.

Le district de Soissons, sous prétexte de pénurie, prit une mesure analogue.

Le maximum n’était pas appliqué dans le Loiret et l’Eure-et-Loir. Les administrateurs des subsistances de la ville de Paris, Garin et Defavanne, déclaraient que, de tous les départements avoisinant Paris, l’Aisne était le seul qui manifestât de la bonne volonté pour aider à l’approvisionnement de la capitale. Sans les blés de réserve, qu’ils avaient emmagasinés antérieurement à la loi, le pain aurait manqué tout d’un coup. A un moment donné, le 28 juin, la Commune dut ordonner des visites domiciliaires chez les boulangers pour constater l’état exact de leurs approvisionnements.

Suspendu dans une bonne partie de la France, dans les départements « disetteux », le maximum était tourné dans l’autre moitié, dans les départements producteurs. Il n’avait pas amélioré la situation des villes, ni de la capitale. On peut se demander comment il se l'ail que la Convention n’ait pas abrogé formellement une loi qu’elle n’avait volée, au mois de mai, qu’à contre-cœur.

Pour comprendre ses hésitations, il ne faut pas oublier que le maximum n’était pas seulement une question économique, mais une question politique. Il avait été réclamé par un parti puissant, et ce parti, loin de décliner, loin d’atténuer son programme, puisait dans les événements des forces nouvelles et se faisait tous les jours plus exigeant. La Convention dut compter avec ce parti qui enrégimentait, à Paris, les forces populaires et qui venait de vaincre la Gironde aux journées du 31 mai et du 2 juin. Les départements qui avaient négligé ou refusé d’appliquer la loi étaient la plupart administrés par des autorités girondines. Les Enragés avaient beau jeu pour dénoncer l’échec du maximum comme une manœuvre suprême du parti vaincu.

 

 

 



[1] G. LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, pp. LI et 349.

[2] F. Evrard, p. 57.

[3] M. Marion, Le maximum ; dans le Correspondant du 25 janvier 1910.

[4] Adresse des Jacobins de Toulouse à la Convention, en date du 9 août 1793.

[5] G. LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. LIV.

[6] Décret du 30 août 1793.

[7] G. LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. LIV.

[8] Lettre des Jacobins d’Epernay à la Convention, dans les Archives parlementaires, séance du 31 août 1793.

[9] G. LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. 349.

[10] Lettre des Jacobins de Saint-Florentin, lue à la séance du 17 août, à la Convention. Lettre des représentants dans l'Oise, datée de Soissons, le 4 août, etc.

[11] FRAY-FOURNIER, Le département de la Haute-Vienne pendant la Révolution, t. I, p. 303.

[12] Discours de Chabot à la séance du 20 août.

[13] Moniteur, t. XVII, p. 2.

[14] Archives du Doubs, L 301.

[15] Archives du Doubs, L 301. Le particulier récalcitrant fut mis en arrestation et le blé saisi.

[16] Ce magasin de réserve avait été formé en octobre 1792. Le citoyen Rambour père en avait été nommé gardien (Registre des délibérations du Conseil du département, à la date du 13 octobre 1792). L’administration du département fut autorisée è délivrer les grains militaires à la municipalité de Besançon par lettre de Garat, en date du 1er juillet (Archives du Doubs, L 619). Il faut remarquer que le journal jacobin La Vedette s’était prononcé, à diverses reprises, contre la taxe, et que la municipalité, qui en demanda la suppression, reflétait ses opinions.

[17] Archives du Doubs, L. 301.

[18] G. LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. 334.

[19] G. LEFEBVRE, Les subsistances dans le district de Bergues, t. I, p. LIII.

[20] Ch. PORÉE, p. XXVIII.

[21] Séance du 26 juillet 1793, à la Convention.

[22] Rapport de police des 17 et 18 mai 1793, dans TUETEY, t. IX.

[23] Voir les pièces justificatives du Mémoire des administrateurs des subsistances Garin et Defavanne, Paris sauvé, aux Archives parlementaires, annexe à la séance du 26 juillet 1793.