LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

DEUXIÈME PARTIE. — LES ENRAGÉS ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE II. — UN ESSAI DE TAXATION POPULAIRE À PARIS EN FÉVRIER 1793.

 

 

Les Montagnards ont toujours dit que la taxation des denrées alimentaires, autrement dit que le maximum leur avait été imposé par la pression de l’émeute. Barère commençait, le 3 ventôse, son grand rapport sur l’application du maximum par ces mots : « Citoyens, la loi du maximum fut un piège tendu à la Convention par les ennemis de la République ; c’est un présent de Londres ». Robespierre, de son côté, dans son dernier discours, le 8 thermidor, s’exprimait comme Barère : « Les conspirateurs nous ont précipités, malgré nous, dans des mesures violentes que leurs crimes seuls ont rendues nécessaires et réduit la République à la plus affreuse disette et qui l’aurait affamée sans le concours des événements les plus inattendus ».

On peut dire que cette opinion sur la prétendue origine contre-révolutionnaire du maximum était à peu près générale parmi les conventionnels. Ils répètent tous qu’on leur a forcé la main et qu’ils ont légiféré à contre-cœur.

Il est certain, en effet, que le parti qui a exigé la taxation, le parti des Enragés, dont les chefs étaient Varlet et Jacques Roux, reprochait aux Montagnards eux-mêmes leur mollesse à prendre la défense des intérêts populaires. Il est certain que ce parti regrettait la réglementation do l’ancien régime et qu’il aimait a opposer la sollicitude de la défunte royauté pour les besoins dos prolétaires a l’indifférence que leur témoignaient les nouveaux maîtres de la France. Il est certain enfin que les Montagnards de la Convention repoussèrent d’abord avec énergie le programme des Enragés et qu’ils n’hésitèrent pas à jeter sur ses auteurs les soupçons les plus injurieux. Avant de céder, ils firent une longue résistance. Il y aura lieu de rechercher d’ailleurs si leur capitulation ne fut pas dictée par d’autres considérations plus honorables que par les suggestions de la peur.

Le 12 février 1793, une députation des quarante-huit sections de Paris parut à la barre de la Convention[1] et son orateur lut une pétition menaçante qui fut probablement rédigée par le chef des Enragés, dont elle porte la marque :

Citoyens législateurs, ce n’est pas assez d’avoir déclaré que nous sommes républicains français, il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu’il ait du pain, car où il n’y a pas de pain, il n’y a plus de lois, plus de liberté, plus de République... Nous venons, sans crainte de vous déplaire, jeter la lumière sur vos erreurs et vous montrer la vérité... Nous regrettons qu’un de vos membres, rangé du côté des prétendus philosophes, se soit écrié qu’il était affligeant pour la liberté de voir arracher les grains aux cultivateurs[2], il a crié à la violation de la propriété, mais on n’arrache pas ce que l’on paie à un prix raisonnable. Ils ne voient donc pas, ces prétendus philosophes, ces amis de la liberté absolue du commerce des grains, qu’en arrachant le pain du pauvre, ils n’enrichissent que d’avides spéculateurs... Quelques-uns se sont bornés à proposer de faire des proclamations propres à éclairer le peuple, mais est-ce avec des proclamations qu’on peut apaiser ceux qui ont faim ? On vous a dit qu’une bonne loi sur les subsistances est impossible[3]. C'est donc à dire qu'il est impossible de régir les États quand les tyrans sont abattus... Nous, députés des quarante-huit sections de Paris, nous qui vous parlons, au nom du salut des quatre-vingt-quatre départements[4], nous sommes loin de perdre confiance dans vos lumières. Non, une bonne loi n’est pas impossible ; nous venons vous la proposer et sans doute vous vous empresserez de la consacrer.

 

L’orateur des pétitionnaires concluait en réclamant une loi lui punirait de dix ans de fers les administrateurs qui se livreraient au commerce des blés et qui fixerait le tarif maximum du blé à raison de 25 francs le sac de 225 livres, sous peine de dix ans de fers pour un premier délit et de la mort pour la récidive. Le tarif serait uniforme dans toute la France et décrété par la Convention.

Quand l’orateur des sections eut fini, un pétitionnaire du nom de Claude Heudelet[5] prit la parole à son tour au nom du Comité des défenseurs réunis des quatre-vingt-quatre départements : « Comme vice-président de la commission des subsistances », dit-il, « je suis chargé, au nom de mes commettants, au nom de tous nos frères des départements... » Ii n’en put dire davantage. La Convention, qui avait écouté en silence la pétition des sections, interrompit avec véhémence :

Une violente rumeur, dit le Moniteur, s’éleva dans toutes les Parties de la salle et se prolongea pendant quelques instants : « Qu’on chasse cet imposteur, s’écrièrent plusieurs membres. A l’abbaye ! A l’abbaye ! »

 

Le girondin Louvet expliqua la raison de l’indignation générale qui se manifestait : « Y a-t-il en France deux Conventions, deux représentations nationales ? Et si le pétitionnaire est le représentant des départements, qui sommes-nous donc, nous, et quels sont nos pouvoirs ? »

Le président de la Convention, Bréard, après avoir chapitré Heudelet, voulut quand même accorder les honneurs de la séance aux pétitionnaires. Un grand nombre de membres protestèrent et Marat monta à la tribune :

Les mesures qu’on vient de nous proposer à la barre, dit-il, pour rétablir l’abondance, sont si excessives, si étranges, si subversives de tout bon ordre, elles tendent si évidemment à détruire la libre circulation des grains et à exciter des troubles dans la République, que je m’étonne qu’elles soient sorties de la bouche d’hommes qui se prétendent des êtres raisonnables et des citoyens libres, amis de la justice et de la paix. Les pétitionnaires, qui se présentent à votre barre, se disent commissaires des quarante-huit sections de Paris, Pour avoir un caractère légal, ils auraient dû avoir le maire de Paris à leur tête. Je demande d’abord qu'ils soient tenus de justifier de leurs pouvoirs. Un des pétitionnaires a parlé au nom des départements. Je demande qu’il justifie de sa mission. Ne vous y trompez pas, citoyens, c’est ici une basse intrigue. Je pourrais nommer ici des individus notés d’aristocratie, mais les mesures que je demande serviront à les faire connaître et à couvrir de honte les auteurs. Je propose que ceux qui en auront imposé à la Convention soient poursuivis comme perturbateurs du repos public.

 

« Etonnés d’entendre Marat parler ainsi », beaucoup de membres applaudirent et appuyèrent sa proposition. Le girondin Lehardy adjura la Convention de « faire rentrer dans l’ordre cette fourmilière de désorganisateurs qui, semblables à la vermine, pullulent de toutes parts ». Buzot, tout en ayant l’air d’excuser les pétitionnaires, qu’il affecta de considérer comme les instruments de meneurs cachés, conclut comme Marat qu’il fallait faire une enquête sur les origines de la pétition :

Souvenez-vous, citoyens, de ce discours de Vergniaud : « Le pain est cher, dit-on, la cause eu est au Temple ; eh bien ! un jour on dira de même : le pain est cher, la cause en est dans la Convention nationale ! » Ce temps est venu, citoyens, ne l’oubliez pas, et voyez que c’est avec les subsistances qu’on voudrait égorger la liberté publique.

 

Le girondin Mazuyer renchérit et précisa. D’après lui, la pétition qui avait été lue à la barre était « l’ouvrage d’un ci-devant garde de Monsieur, très rude aristocrate avant le 10 août[6] ». A l’en croire, ceux qui demandaient la taxation étaient les instruments conscients ou inconscients des contribuables riches de la ville de Paris qui voulaient, par le maximum, s’exonérer de l’impôt progressif que la Convention avait réparti sur eux, afin de procurer à la commune les quatre millions nécessaires à l’abaissement du prix du pain.

Barère s’empara de l’explication ingénieuse de Mazuyer et s’écria que les pétitionnaires étaient venus présenter « la pétition des riches avec la livrée des pauvres ». Il réclama leur Prestation et Marat l’appuya. Mais les montagnards Choudieu, Lamarque et Thuriot plaidèrent en leur faveur les circonstances atténuantes. On se borna à interroger à la barre l’orateur Heudelet. Celui-ci s’excusa en déclarant qu’avant lire la pétition, il avait conféré avec plusieurs députés et que l’un d’eux leur avait conseillé de demander à la Convention une loi générale sur les subsistances. On le somma de nommer le député qui avait donné ce conseil. « On m’a dit qu’il s’appelle Saint-Just, mais je ne le connais pas, répondit Heudelet. » Alors Saint-Just, ainsi mis en cause, exposa que le matin même on avait distribué dans Paris et jusqu’à la porte de l’Assemblée un imprimé sur les subsistances dans lequel il était personnellement attaqué. Il lut ces attaques : Quand le peuple sait que dans les assemblées populaires les dateurs qui haranguent et débitent les plus beaux discours et tes meilleures leçons soupent bien tous les jours..., etde.ee nombre est le citoyen Saint-Just, levez haut le masque odieux dont il se couvre ! Ces attaques avaient affecté Saint-Just qui était allé trouver les pétitionnaires dans la salle des conférences pour leur demander en quoi il avait démérité dans leur esprit. L’un deux lui avait présenté dans sa main du blé noir qu’on débarquait au port Saint-Nicolas, et c’est alors que Saint-Just leur avait donné le conseil auquel Heudelet avait fait allusion : « Calmez-vous et demandez une loi générale. Si la Convention ajourne votre proposition, alors je demanderai la parole et je suivrai le fil des vues que j’ai déjà présentées. »

L’incident prouvait, une fois de plus, le caractère anti-parlementaire et même anti-montagnard du mouvement pour la taxation. Il prouvait aussi que Saint-Just intimidé avait promis aux pétitionnaires d’intervenir en faveur de leur cause. La Convention ferma le débat et décréta qu’Heudelet serait interrogé par son comité de sûreté générale[7].

Si, par ces menaces de répression, la Convention avait cru intimider les Enragés et les obliger à renoncer à leur agitation, elle ne tarda pas à s’apercevoir de son erreur. Les Enragés avaient derrière eux les masses populaires qui restèrent sourdes aux objurgations de Marat jusque-là pourtant leur idole. Dix jours ne s’étaient pas écoulés qu’ils revenaient à la charge, plus pressants, plus menaçants que jamais. Cette fois, ils jetèrent les femmes en avant et ils essayèrent de l’action directe.

Le 22 février, des citoyennes de la section des Quatre-Nations (aujourd’hui le quartier de l’Institut) demandèrent aux Jacobins de leur prêter leur salle pour le lendemain à quatre heures, afin d’y discuter sur les accaparements. Les Jacobins, où les députés montagnards dominent, font un mauvais accueil à cette demande. Robespierre jeune fait remarquer que les discussions trop répétées sur les subsistances jettent l’alarme dans la République. La salle est refusée. Alors les tribunes protestent et invectivent les Jacobins. Elles crient qu’il y a parmi eux des marchands, des accapareurs qui s’enrichissent des malheurs publics. Le président, qui était Billaud-Varenne, est obligé de se couvrir. Le calme ne renaît pas. Dubois-Crancé essaie d’expliquer aux tribunes qu’il faut d’abord conquérir la liberté et qu’ensuite on aura des denrées à bon marché. Il menace à son tour et déclare qu’en qualité de président de la Convention il repoussera avec horreur toute pétition qui aurait pour objet la taxe des denrées. Alors le tumulte reprend de plus belle et la séance est levée dans le bruit.

Le mouvement pour la taxation n’est plus seulement antiparlementaire, il est anti-jacobin, ou plutôt il est indifférent à la politique, il est profondément économique et social.

Prévoyant un conflit violent, le Conseil général de la commune, sans doute stylé par les Montagnards, essaya de prêcher le calme aux Parisiens. Il fit afficher, le 23 février, sous la signature de son vice-Président Destournelles, le futur ministre des finances de la Montagne, une proclamation où il rappelait ce qu’il avait fait pour enrayer la hausse des grains[8]. Il ajoutait qu’il avait sollicité le rapport du décret qui permettait la vente de l’argent. Il promettait de réclamer à la Convention des lois répressives de l’agiotage et de l’accaparement : « Lundi prochain nous présenterons à la Convention nationale une Pétition dans laquelle nous peindrons l’excès et la source de nos maux, et nous la conjurerons, au nom du salut public, de porter des lois sévères contre les accapareurs de toute espèce. » Il ne disait rien de la taxation et il terminait en mettant en garde la population contre les « hommes pervers couverts du manteau du patriotisme qui cherchaient à creuser le tombeau de l’esclavage » en portant les Parisiens à des mouvements. « Ce ne sera jamais au milieu des agitations que naîtra l’abondance et la liberté. »

Le lendemain, dimanche 24 février, nouvelle affiche par laquelle le maire Pache rend compte d’une conférence qui vient d’avoir lieu entre les comités réunis de sûreté générale, des finances, du commerce et d’agriculture d’une part et de l’autre les autorités parisiennes, municipalité et département. Les comités ont décidé de demander d’urgence à la Convention un crédit pour faciliter l’approvisionnement de la capitale. Affichages inutiles.

Les Enragés sont maîtres de la rue. Le jour même, 24 février, une députation de blanchisseuses se présente a la barre de la Convention. Elle se plaint non seulement de la cherté excessive des denrées alimentaires, mais du prix exorbitant du savon :

Bientôt la classe du peuple la moins fortunée sera hors d'état de se procurer du linge blanc... Le savon, qui coûtait quatorze sous la livre, revient aujourd’hui à vingt-deux sols, quelle différence ! Législateurs, vous avez fait tomber sous le glaive des lois la tête du tyran, Que le glaive des lois s’appesantisse sur la tête de ces sangsues publiques, sur ces hommes qui se disent perpétuellement les amis du peuple et qui ne le caressent que pour mieux l’étouffer !... Nous demandons la peine de mort contre les accapareurs et les agioteurs.

 

Dubois-Crancé, qui préside, tient la parole qu’il a donnée l’avant-veille aux Jacobins, li répond aux pétitionnaires « qu’un des moyens de faire hausser le prix des denrées est d’effrayer le commerce en criant sans cesse à l’accaparement. » Il vient à peine de terminer sa mercuriale qu’une nouvelle députation de femmes se présente. Celles-ci font partie de la société fraternelle qui se réunit depuis longtemps dans le local même des Jacobins[9]. Elles exposent qu’au moment « où elles ont le regret de voir partir leurs maris, leurs parents sur les frontières, elles sont effrayées des manœuvres des accapareurs. C’est pourquoi elles viennent demander le rapport du décret de l’Assemblée constituante qui déclare l’argent marchandise. Elles pensent que c’est là le seul moyen de tarir tous les maux ». L’argument, cette fois, fait réfléchir Dubois-Crancé et les Montagnards. Les Enragés ont eu l’habileté de lier la question des subsistances à celle du recrutement. Au moment où l’Assemblée venait d’ordonner la levée de 300.000 hommes pour renforcer les armées, ils lui disent à mots couverts par la bouche des femmes : « Votez la taxe ou pas de recrutement ! » Dubois-Crancé rabattit de sa superbe, il répondit que l’Assemblée s’occupait dans ses comités de l’objet des subsistances et il accorda aux citoyennes les honneurs de la séance. Mais les citoyennes ne parurent pas satisfaites de ces promesses et de cette politesse. Elles quittèrent la barre en s’écriant tout haut : « On nous ajourne à mardi, mais nous, nous nous ajournons à lundi. Quand nos enfants nous demandent du lait, nous ne les ajournons pas au surlendemain[10]. » Ce ne furent pas paroles en l’air.

Le lendemain, lundi 25 février, éclatèrent des troubles qui rappelèrent, par leur caractère et leur gravité, ceux qui s’étaient produits un an auparavant à propos du renchérissement du sucre. Des bandes de femmes d’abord, d’hommes ensuite, se présentèrent dans les épiceries vers dix heures du matin et se firent livrer par force le savon, le sucre, la chandelle, la soude à un prix qu’elles fixèrent[11]. Elles finirent par faire main basse sur toutes les marchandises « sans distinction ». Les épiciers qui résistèrent aux taxations furent pillés.

Les troubles, qui avaient commencé dans le quartier des Lombards, centre du commerce des denrées coloniales, grossirent l’après-midi et s’étendirent. Ils se prolongèrent tard dans la nuit. Ils reprirent les jours suivants et ne cessèrent qu’au milieu de la semaine. En général, ils furent plus graves dans les quartiers du centre habités par les artisans et les petits bourgeois que dans les faubourgs où vivaient les manouvriers.

Le premier jour les autorités municipales flottèrent, indécises, et parurent sur le point d’être débordées. Le commandant de la garde nationale Santerre s’était éloigné de Paris dès la première heure pour aller à Versailles organiser, à la prière du ministre de la Guerre, une compagnie de gendarmerie nationale. Il ne revint qu’à neuf heures du soir. Pache, qui n’était à la mairie que depuis une quinzaine de jours, cherche à parler raison aux manifestants. Gomme l’avait fait Pétion un an plus tôt, dans des circonstances analogues, il rédige des proclamations et prononce des discours où il mettait les troubles sur le compte des ennemis de la Révolution. Les farines ne manquaient point, disait-il dans sa proclamation du 25 février[12], les alarmes étaient provoquées par les aristocrates qui voulaient retarder, empêcher la levée de nouveaux soldats. Ils se déguisaient sous les dehors du patriotisme, « quelques-uns d’entre eux affectent la misère, tandis que l’or d’Albion et d’Espagne roule dans leurs mains et leur sert, sous prétexte de la nécessité, à enlever les pains de chez les boulangers et corrompre l’opinion publique... »

Imitant Pétion jusqu’au bout, Pache se rendit, vers onze heures, accompagné de son parquet, au-devant d’un attroupement de femmes, rue de la Vieille-Monnaie. Mais sa harangue n’eut aucun succès. Toujours suivi de Chaumette et de ses substituts Hébert et Réal, il se rendit alors au Comité de sûreté générale de la Convention pour réclamer un décret qui l’autorisât à faire battre la générale, puis chez le ministre de l’Intérieur pour demander de nouvelles avances de fonds destinées à l’approvisionnement de Paris. Séance tenante, la Convention fit droit à sa double requête.

Pache convoqua ensuite le Conseil général de la commune pour deux heures de l’après-midi. Il lui exposa la nécessité de faire battre la générale pour appeler les gardes nationaux sous les armes. Mais le chef de légion, qui commandait en I absence de Santerre, fit observer que le rappel qu’il avait fait battre depuis quelque temps avait déjà produit beaucoup d'effet. La Commune décida de surseoir à l’ordre de battre la générale[13].

Il semble certain que les agitateurs avaient des appuis au Conseil général de la commune et jusque dans le commandement de la garde nationale, seule force de police régulière. Leurs partisans assistaient en nombre à la séance de la Commune et ils intimidaient par leurs cris le maire et les partisans de la répression. On lit, en effet, dans le compte-rendu de la séance : « Un adjudant delà section des droits de l’homme vient déclarer que le rappel a été battu inutilement et que les citoyens ne se rendent pas à leur poste. Il demande la force pour maintenir la sûreté des personnes et des propriétés ». Même alors, le Conseil ne décide pas que la générale sera battue. Il se borne seulement à déléguer vingt-quatre de ses membres qui se répandront dans les quarante-huit sections pour y prêcher le calme.

On lit un peu plus loin, dans le même procès-verbal :

Le citoyen Basset, graveur, député de la section de Beaurepaire, dénonce que l’on pille tous les épiciers de la section ; les tribunes [crient] : tant mieux ! Une femme à la porte : c'est un accapareur ! Un commissaire de la section du Contrat social annonce [ensuite] que les épiciers de son quartier, daprès leurs fortunes, sont forcés de délivrer le sucre à plus de moitié de perte (les tribunes : tant mieux !)

 

Le président de lAssemblée rappelle les tribunes à lordre. Mais la suite est plus significative encore :

Cuvillier, l’un des commissaires envoyés dans les sections, rend compte de sa mission, et annonce que, dans la section des Gravilliers. il a vu Jacques Roux, prêtre et membre du Conseil, occupé à justifier la conduite de ceux qui s’était attroupés pour se faire délivrer les marchandises qu’ils avaient arbitrairement taxées. Jacques Roux, qui venait d’arriver au Conseil, monte à la tribune et dit qu’il a toujours professé les vrais principes et que, dut-il être appelé le Marat du Conseil général, il ne s’en départira jamais. Un membre demande que Jacques Roux soit tenu de signer la déclaration qu’il vient de faire.

Un autre l’interpelle de déclarer pourquoi il n’était pas à >on poste dans les moments du danger (il s’élève du tumulte). Les circonstances ne permettant pas de s’occuper de personnalités, le Conseil général a passé à l’ordre du jour sur tout ce qui concernait Jacques Roux,

 

On devine ù travers ces phrases vagues quelle fut l’attitude du chef des Enragés. Loin de renier sa participation au mouvement, il s’en glorifia. Il justifia les émeutiers que ses prédications avaient poussés contre les épiciers. Le journal les Révolutions de Paris a mis dans sa bouche la phrase suivante qu’il aurait prononcée au cours du débat : « Je pense, au surplus, que les épiciers n’ont fait que restituer au peuple ce qu’ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps[14]. »

Jacques Roux n’était pas le seul membre de la Commune à pactiser ainsi ouvertement avec les émeutiers. Quelques jours plus tard, la section des gardes-françaises accusa son représentant à la Commune, un certain Chenaux, « d’avoir paru, le 25 février, fort indifférent sur les événements, d’avoir dit que c’était peu de chose, qu’on en avait été quitte pour quelques pains de savon. Elle accusa aussi Leroux Etienne- d’avoir, comme Chenaux, approuvé par leur présence en écharpe la taxe arbitraire sur les marchandises chez le citoyen Madré[15]. »

Quand on lit ces témoignages, on comprend que la répression ait été lente à s’organiser. J. Roux n’était pas seul. Il était à la tête d’un parti nombreux et puissant. Notons encore un petit fait qui en dit long sur l’attitude de la force armée. Réal nous apprend, dans son discours du 27 février prononce à la barre de la Convention, que le maire Pache arrêta lui- même de sa main au milieu du tumulte un gendarme qui pillait !

La répression ne commença réellement que le second jour des troubles, après que les Jacobins se furent prononcés avec énergie, dans leur séance de la nuit, contre les perturbateurs.

 

L’EMBARRAS DES JACOBINS

Les Jacobins, nous l’avons dit, redoutaient dans les Enragés des rivaux d’influence. Ils répugnaient à la taxation, parce qu’ils voyaient bien que cette mesure allumerait la guerre de classes. Le succès de la Révolution était lié à la vente de biens nationaux. Si les produits agricoles étaient taxés, les cultivateurs et les propriétaires continueraient-ils à participer aux enchères ? C’était le moment où, après les biens d’église, la Révolution mettait en vente les biens d’émigrés. La politique des Enragés risquait d’entraver, de paralyser, de faire échouer cette grande opération financière[16]. Était-ce bien le moment d’ailleurs de soulever un problème aussi redoutable que celui de la taxation quand l’offensive de Dumouriez en Hollande commençait, quand les opérations pour la levée de 300.000 hommes étaient en pleine activité, quand les Montagnards enfin livraient aux Girondins le plus dur combat ? Quelle belle occasion les Enragés fournissaient aux Girondins de crier à la loi agraire, au renversement des propriétés !

Mais les Jacobins, du moins certains d’entre eux, avaient d’autres raisons encore, et non pas seulement d’opportunité, pour s’opposer au programmé social des Enragés. Jacques Roux ne voyait le salut que dans la démonétisation des espèces métalliques et dans le cours forcé de l’assignat. Marat, au contraire, avait toujours combattu l’assignat. Dès la Constituante, il s’était élevé contre ceux qui l’avaient créé, contre Mirabeau entre autres, et il les avait accusés d’avoir servi par cet expédient les intérêts de la contre-Révolution. Il aurait voulu qu’on remboursât la dette en distribuant aux créanciers de l’Etat les biens nationaux en nature. II était l’ennemi de l’assignat. Il conseillait do le retirer de la circulation. Robespierre et Saint-Just pensaient sur ce point comme Marat. Ils étaient donc séparés des Enragés sur le fond même du problème économique.

Mais comment engager la lutte contre les Enragés quand les Jacobins menaient déjà le combat contre les Girondins ? La situation était embarrassante. Il était évident que les Enragés avaient derrière eux une bonne partie de la population parisienne, toute cette classe moyenne, toute cette artisanerie qui avait fait la Révolution et qui jusque-là donnait ses votes au parti montagnard. Il fallait louvoyer, essayer des diversions, ruiner Jacques Roux, le rendre suspect, tout en gardant le contact avec les sans-culottes, tout en ayant l’air de prendre en mains leur cause.

 

LA MANŒUVRE DE MARAT

Marat, qui ne manquait pas d’un certain sens politique, tenta de substituer au programme social des Enragés un autre programme de revendications populaires qui permettait du moins de gagner du temps. Le 24 février au soir, dès qu’il comprit, par la pétition des blanchisseuses, que le mouvement était près d’éclater, il écrivit pour le Publiciste du lendemain un article dont les violences voulues dissimulaient une manœuvre assez adroite. Il commençait par reconnaître que le peuple avait raison de se plaindre de la hausse exorbitante des denrées, li trouvait naturel que les consommateurs fissent justice eux-mêmes des monopoleurs et des agioteurs :

Dans tout pays où les droits du peuple ne sont pas de vains titres consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations qui réduisent cinq millions d’hommes au désespoir et qui en font périr des milliers de misère !

 

Mais, après ces provocations au meurtre, simple tribut payé à la démagogie, Marat détournait ses lecteurs de demander la solution du problème à des mesures législatives. Les lois en matière économique lui semblaient, comme à Saint-Just, inopérantes. C’était dire qu’il rejetait le maximum, la solution de Jacques Roux. Pour lui, le problème était d’ordre moral. Il fallait punir les accapareurs par quelques exemples qui terroriseraient les marchands et les obligeraient à baisser leurs prix. Et Marat proposait d’investir le Comité de sûreté générale, auquel il accordait sa confiance, « du pouvoir de rechercher les principaux accapareurs et de les livrer à un tribunal d’État formé de cinq membres pris parmi les hommes connus, les plus intègres et les plus sévères, pour les juger comme des traîtres à la patrie ». Autrement dit, Marat demandait l’institution d’une sorte de tribunal révolutionnaire qui jugerait les marchands coupables de s’enrichir de la détresse générale[17]. Il comptait sur la terreur qu’inspirerait ce tribunal pour ramener l’équité dans les transactions. La conception était naïve, mais Marat se proposait surtout de faire échec à Jacques Roux et à la taxation. Il ne demandait sans doute à son expédient improvisé que ce résultat, Il faisait aussi appel, avec une certaine candeur, à la philanthropie des bonnes âmes pour réduire la crise :

Je connais une autre mesure qui irait bien plus sûrement au but : ce serait que les citoyens favorisés de la fortune s’associassent pour faire venir de l’étranger les denrées de première nécessité, les donner à prix coûtant et faire tomber de la sorte celui auquel elles sont poussées aujourd’hui, jusqu’à ce qu’il fût ramené à une juste balance.

 

L’expédient philanthropique delà coopération valait un peu mieux que l’expédient terroriste du tribunal, mais Marat ne cherchait qu’une diversion.

Malheureusement pour lui, son article parut le matin Même des troubles, le 23 février. Les émeutiers semblèrent Mettre en pratique ses conseils de violence et on a vu que Jacques Roux ne manqua pas de les exploiter pour justifier s a campagne quand il se proclama le Marat de la Commune. Les Girondins, de leur côté, affectèrent de considérer que Marat était l’auteur responsable des pillages et le lendemain, 26 février, ils demandèrent à la Convention sa mise en accusation. La Convention, qui savait à quoi s’en tenir, refusa de suivre les Girondins. Elle n’avait pas oublié les récentes et véhémentes attaques de Marat contre les Enragés. Après un violent débat, où Marat se défendit avec une hauteur insultante et où plusieurs Montagnards se solidarisèrent avec lui, ”Assemblée se borna à renvoyer aux tribunaux ordinaires la dénonciation que le député girondin Salle avait formulée contre l’article de Marat.

La séance qui avait eu lieu aux Jacobins, la veille de ce débat, le soir du 23 février, avait montré clairement que l’Ami du peuple et les chefs montagnards étaient unanimes non-seulement à désavouer les Enragés, mais ù pousser contre eux aux mesures de répression. Marat dénonça lui- même au club les « intrigants » qui avaient préparé le mouvement contre les épiciers par leurs motions incendiaires[18]. Il n’hésita pas à les traiter de contre-révolutionnaires et d’agents des Girondins. Il leur prêta l’intention, contre toute vraisemblance, de vouloir faire rentrer Roland au ministère :

Pour y déterminer le peuple, disait-il, ils crient dans les carrefours : lorsque vous aviez Roland, vous ne manquiez pas de pain.

 

Marat accuse aussi le comité des subsistances de la Commune d’ineptie et de malversations. Cette lactique grossière, qui consistait à rejeter la responsabilité des troubles sur les Girondins et les royalistes et à représenter les Enragés comme leurs instruments, fut accueillie avec empressement par les matadors du club. Après Marat, un orateur, qui n’est p& s nommé dans les comptes-rendus des journaux, déclara qu’il avait vu en plusieurs endroits des hommes déguisés :

Ils étaient poudrés et mal vêtus, ils disaient aux femmes : il faut prendre la marchandise sans la payer et trancher la tête des épiciers.

 

L’affirmation était si manifestement fausse qu’elle souleva les protestations des tribunes qui crièrent : « Cela n’est pas vrai ! » L’orateur ayant persisté à maintenir son affirmation, un grand tumulte se déchaîna et il dut descendre de la tribune. Dubois-Crancé l’y remplaça et reprit avec plus de force la thèse de l’origine contre-révolutionnaire du mouvement :

Les besoins ne sont pas réels. Les émigrés sont cachés paru Il vous, déguisés en sans-culottes et prêchant la liberté. Ce sont ces mêmes hommes qui poussent le peuple de Paris à des excès sous le prétexte de la disette des subsistances : allez à la halle, elle regorge de farine[19]. Les anarchistes ont senti qu’il suffirait de faire prendre à une moitié de Paris une double provision pour faire manquer de pain l’autre moitié. Quoi ! ce peuple qui s'est dispute en 1790, pendant six mois, le pain nécessaire à son existence, se livrerait au désespoir pour quelques moments d’engouement ? Ces événements sont loin de nous, ils ne peuvent se reproduire.

 

Dubois-Crancé rappelait encore que la Convention avait autorisé un impôt de sept millions sur les riches de Paris [tour y maintenir le pain à bon marché. (I termina en accusant les Enragés d’être des agents de Pitt : « Le mouvement avait été préparé. Il y a quinze jours que je sais que le peuple devait être en agitation et je l’ai appris par les papiers publics ; lord Grenville lui-même l’a annoncé au parlement d’Angleterre. » Dubois-Crancé fut applaudi. Son roman ténébreux intimida les tribunes.

Robespierre acheva de l’accréditer on lui donnant son adhésion : « Ceci, dit-il, est une trame ourdie contre les patriotes eux-mêmes. Ge sont les intrigants qui veulent perdre les patriotes. » Sans doute, Robespierre avouait que les souffrances du peuple étaient réelles, que les riches profitaient de ses besoins, qu’ils « étaient encore ce qu’ils furent toujours, c’est-à-dire durs et impitoyables », mais il prétendait ensuite que les contre-révolutionnaires avaient l’habileté perfide d’aigrir des mécontentements justifiés pour provoquer des émeutes qui perdraient la Révolution. A ceux qui avaient affirmé que la main des aristocrates était dans l’agitation, il apporta son témoignage personnel :

J’ai été témoin moi-même des mouvements. A côté des citoyens honnêtes nous avons vu des étrangers et des hommes opulents revêtus de l’habit respectable des sans-culottes. Nous en avons entendu dire : on nous promettait l’abondance après la mort du roi, et nous sommes plus malheureux depuis que ce pauvre roi n’existe plus. Nous en avons entendu déclamer non pas contre la portion intrigante et contre-révolutionnaire de la Convention, qui siège où siégeaient les aristocrates de l’Assemblée constituante, mais contre la Montagne, mais contre la députation de Paris et contre les Jacobins, qu’ils représentaient comme accapareurs !

 

Robespierre disait vrai quand il rapportait les propos anti- montagnards et antijacobins des Enragés[20], mais de là à les transformer en contre-révolutionnaires il y avait loin. De nombreuses personnes furent arrêtées pendant les troubles. La municipalité jacobine, qui avait intérêt à justifier par des faits la thèse de Marat, de Dubois-Crancé et de Robespierre, les interrogea avec soin. Quelques-unes furent mises en jugement. Nous avons leurs dossiers. Aucun des émeutiers arrêtés ne fut convaincu d’aristocratie. On ne trouva dans le nombre aucun étranger ou agent de l’étranger. Voici, à titre d’exemple, les professions des douze inculpés qui furent emprisonnés à La Force : trois domestiques, un brocanteur, un tailleur, un dragon de la République, un garçon cordonnier, un marchand de boucles, un marchand do cocardes, un taillandier, un garçon pâtissier et un particulier sans profession[21]. Ainsi le plus grand nombre appartenait au petit commerce, à l’artisanerie, à la classe dont Jacques Roux était l’organe.

Il se peut, il est probable que Robespierre et les Jacobins aient été de bonne foi en accusant les Enragés de desseins contre-révolutionnaires. Ces agitateurs obscurs gênaient leur politique, risquaient de les séparer du peuple. Le désordre qu’ils entretenaient faisait le jeu des partis de réaction.

Quoi qu’il en soit, Robespierre, appuyant Marat, essaya de tourner contre les Girondins les colères populaires déchaînées contre les accapareurs. Sa tactique consista à donner au mouvement social un dérivatif politique : « Nos adversaires [les Girondins] », dit-il en terminant son discours, « veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ; ils veulent persuader que notre système de liberté et d’égalité est subversif de tout ordre, de toute sûreté. Le peuple doit se lever, non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands ». Ceux que Robespierre appelait ainsi « les brigands », c’étaient ceux qui avaient voulu sauver le roi, ceux qui, à l’en croire, préparaient la contre-Révolution. Il rappela qu’au mois de septembre, lors de l’entrée des Prussiens en Champagne, la girondin Roland avait voulu quitter Paris.

L’ancien acteur Collot d’Herbois renchérit encore sur Robespierre. Il accusa Roland d’avoir provoqué les troubles pour discréditer Pache et le chasser de la mairie :

Roland est tellement coupable qu’il ne peut disputer avec personne de scélératesse. Je me suis procuré la preuve qu’il a placé douze millions en Angleterre. Continuons de démasquer les Brissotins et allons droit à Roland. Je déclare que dimanche prochain je demanderai l’acte d’accusation contre cet ex-ministre et je m’appuie sur dix chefs, dont un seul suffit pour qu’il porte sa tête sur l'échafaud.

 

Ai-je besoin de dire que les attaques passionnées de Collot d’Herbois manquaient de toute base ? Pas plus qu’il n’est possible de découvrir dans le pillage des épiciers la main de l’étranger, la participation des Girondins est aussi difficile à établir.

Mais, ce qu’il faut retenir, ce qui importe à l’objet de nos recherches, c’est que les Jacobins s’associèrent officiellement à manœuvre de Marat et de Robespierre. Leur circulaire du 1er mars aux sociétés affiliées, dont Robespierre fut le rédacteur, jeta le blâme et l’insulte sur les Enragés et les re présenta comme des instruments ou des agents des ennemis de la Révolution. Elle prétendit qu’on avait entendu dans les groupes le cri de : vive Louis XVII et qu’on avait surtout pillé les boutiques des patriotes, ce qui est dément 1 2 3 Par le récit des Révolutions de Paris, qui disent, au contraire, 'lue certains épiciers jacobins furent épargnés.

 

LA RÉPRESSION

L’attitude des Jacobins fut décisive pour l’issue du mouvement. Dans la matinée du 26, les troubles avaient recommencé dans le quartier des Halles. Mais cette fois, la municipalité avait pris des mesures d’ordre sérieuses. Dès quatre heures du matin, la générale avait été battue. Santerre commandait en personne les 80.000 hommes de la garde nationale qui furent mis sur pied[22]. Ii leur avait donné l’ordre suivant : « Aux armes, citoyens ! Défendons la propriété de nos frères, tant de ceux qui sont aux frontières que de ceux qui sont à l’intérieur. Arrêtons ceux qui manquent à leurs serments et livrons-les à la justice ![23] »

La Commune s’était réunie de bonne heure et avait décidé pue les gardes nationaux qui ne se rendraient pas à leur poste seraient regardés comme suspects[24]. Elle avait décidé aussi de faire un recensement de tous les habitants et d’inscrire sur une liste spéciale ceux qui ne pourraient justifier ni de ressources avouables ni de leur civisme[25]. Les visites domiciliaires commencèrent. En même temps, la Commune adressait aux Parisiens une proclamation dans laquelle elle mettait les troubles sur le compte des contre-révolutionnaires désireux d’empêcher le recrutement[26]. Elle affectait de croire que « le mouvement d’erreur » était passé. Elle prétendait que quelques hommes égarés avaient d’eux-mêmes « rapporté au marchand le supplément du prix de la denrée » et que « des citoyennes détrompées s’étaient réunies a la force armée pour maintenir les propriétés ». Elle promettait aux chômeurs de grands travaux qu’on allait entreprendre et elle concluait : « Arrêtez, livrez au glaive de la loi les hommes qui veulent calomnier, qui veulent avilir la Convention. Ceux-là veulent des rois. Ils veulent nous ramener à l’esclavage par l’anarchie. »

Les députés montagnards élus de Paris secondaient de leur mieux la municipalité en faisant afficher de leur côté une proclamation à leurs électeurs pour les mettre en garde contre les pièges que leur tendaient les Enragés[27].

La section des Piques (place Vendôme), la section de Robespierre, dans la séance qu’elle avait tenue pendant In nuit du 25 au 26 février, flétrissait publiquement les doctrines professées par Jacques Roux comme « propres à égarer le peuple en le portant à violer les droits sacrés de la propriété[28] ». Elle décidait ensuite, par un arrêté qu’elle affichait, d’inviter ses frères de la section des Gravilliers a censurer le citoyen Jacques Roux, son représentant à la Commune, pour avoir, dans la journée du 20 courant, « prêche au Conseil général la dissolution de tous les principes en légitimant les événements du jour[29] ».

Ainsi encouragées et soutenues par le parti montagnard, les autorités municipales purent maîtriser l’agitation. Les rassemblements qui se formèrent, furent dissipés par les patrouilles. Cependant, les troubles continuèrent encore le 27. Ce jour-là la garde fut insultée rue de Bièvre par des femmes qui voulaient piller un magasin de soude. Mais le calme se rétablit peu à peu sans effusion de sang. La manœuvre des Jacobins avait obtenu un succès au moins momentané. La municipalité, désemparée le premier Jour, s’était reprise le second. Les troupes des Enragés avaient mordu à l’amorce de Robespierre. Elles craignirent en prolongeant les troubles de faire le jeu de la contre-Rëvolution, de travailler pour Brissot, pour Roland, pour Louis XVII, pour Pitt. Le vaste mouvement inspiré par Jacques Roux dégénéra en des pillages vulgaires facilement réprimés.

Par la rapidité et l’énergie de leur décision, les Montagnards enlevèrent aux Girondins la possibilité d’exploiter utilement l’agitation à leur profit. Sans doute, le 26 février, à la Convention, nous l’avons vu, les Girondins essayèrent bien de rejeter sur Marat la responsabilité des troubles. Mais ils ne réussirent pas à entraîner l’Assemblée, parce que les faits parlaient trop haut. Ils essayèrent aussi de représenter la Commune et Santerre comme les complices des perturbateurs. L’absence de Santerre le 25 leur fournissait un excellent argument[30]. Sans vouloir blâmer Santerre ni la Commune, la Convention leur ordonna cependant, sur la motion de Parère, de rendre compte des événements. Ils n’eurent pas de peine à se justifier.

 

LE PROGRAMME DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE

L’ordre était rétabli. Cependant Ruche ne dissimulait pas à la Convention, le 21 février, que le feu couvait sous la cendre. Aussi longtemps que la crise économique subsisterait, un nouvel incendie était à craindre. Puisque les Montagnards repoussaient les remèdes proposés par les Enragés, le maximum et la démonétisation de l’argent, il leur fallait en trouver d’autres. La Commune parisienne avait fini par réprimer les troubles, mais elle n’avait pas caché qu’elle estimait insuffisant de s’en tenir là. Par l’organe de Chaumette, elle soumit, le 27 février, son programme social à la Convention :

Il n’existe plus, dit Chaumette, de juste proportion entre le prix des journées de la main-d’œuvre et le prix des denrées de seconde nécessité... Il existe des malveillants, des accapareurs... La misère publique est la base des spéculations intéressées d’une infinité de capitalistes qui ne savent que faire des fonds immenses produits par les liquidations. Le pauvre a fait, comme le riche, et plus que le riche, la Révolution. Tout est changé autour du pauvre, lui seul est resté dans la même situation et il n’a gagné de la Révolution que le droit de se plaindre de sa misère... Citoyens, c’est à Paris surtout que le pauvre est trop pauvre ; c’est à Paris surtout que son désespoir s’aigrit de la désespérante disproportion qui existe entre le riche et lui... La Révolution, en procurant au riche lu liberté, lui a donné immensément ; elle a aussi donné au pauvre la liberté, l’égalité, mais pour vivre libre, il faut vivre et, s’il n’existe plus de proportion raisonnable entre le prix du travail du pauvre et le prix des denrées nécessaires à son existence, I e pauvre ne peut vivre. Rétablissez, citoyens, cette salutaire proportion ; faites plus, faites que cette proportion change le bienfait de la Révolution à l’avantage du pauvre ; c’est le seul moyen de lui faire aimer la Révolution ; c’est le seul moyen de donner au pauvre l’espoir de devenir un jour propriétaire, et peut-être la Révolution ne sera-t-elle vraiment consolidée qu’à cette heureuse époque ; alors le pauvre cessera de se regarder comme locataire dans sa patrie.

 

Le discours de Chaumette était empreint d’un large accès de pitié sociale. Mais ses conclusions étriquées juraient avec ses prémisses. Il se bornait à demander à la Convention trois mesures pratiques : une loi contre les accapareurs, une loi pour retirer le plus d’assignats possible de la circulation, une loi enfin qui ordonnât de grands travaux, afin de donner des salaires aux pauvres. Ces mesures, d’où la taxe des denrées était exclue, n’avaient rien qui put déplaire à la Convention- Dès la veille, elle avait décrété, sur le rapport de Barère, que ses comités de l’agriculture, du commerce et des finances lui présenteraient à bref délai de projets des lois destinés à réprimer l’agiotage et à diminuer la masse des assignats.

Restait à savoir, à supposer que ces lois fussent votées et appliquées, si elles suffiraient à résoudre les terribles problèmes du renchérissement.

En attendant, Jacques Roux n’était pas vaincu. Ses idées, son programme détaxation et de réglementation, qui n’étaient qu’un retour avoué à l’état de choses d’avant 1789, subsistaient vivaces dans le peuple. Tant que la crise durerait, les Enragés garderaient leur influence. Une preuve qu’ils étaient toujours puissants, c’est que la Commune n’osa pas adopter la délibération de la section des Piques et chasser Jacques Roux de son sein.

Elle aurait cependant pu le faire d’autant plus aisément que l’élection de Jacques Roux à la Commune était entachée d’illégalité. D’après les règles alors en usage, les choix de chaque section étaient subordonnés à l’approbation de la majorité des autres. Or, l’élection de Jacques Roux par les Gravilliers avait été rejetée par le scrutin de révision de la majorité des autres sections[31]. Devant cet affront ; Jacques Roux avait donné sa démission. Les Gravilliers la refusèrent et lui maintinrent ses pouvoirs[32]. Il continua de siéger à la Commune. Le principal groupement sur lequel il s’appuyait, les défenseurs des quatre-vingt-quatre départements, ne fut pas inquiété. Ils continuèrent de se réunir et de présenter des pétitions.

Si les Enragés n’avaient pas réussi à imposer la taxation par l’action directe, par l’émeute, leurs forces n’étaient pas entamées, la crise n’était pas résolue. Les événements politiques et économiques travaillaient pour eux. Il arriverait bien un jour où les Montagnards seraient débordés.

 

 

 



[1] Elle s'était déjà présentée la veille et, n’ayant pu être entendue, elle avait écrit au président une lettre assez raide (A. TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 1468, et Archives parlementaires, t. LVIII, p. 453).

[2] Barbaroux s’était exprimé en ces termes dans la discussion du 8 décembre 1792 : « J’ai frémi d’entendre des orateurs indiquer la contrainte comme une ressource dans la disette et proposer d’arracher les grains aux agriculteurs. »

[3] Saint-Just dans son discours du 29 novembre 1792 : « J’ose dire qu’il ne peut exister un bon traité d’économie politique... », et plus loin : « On ne peut point faire des lois contre ces abus, l’abondance est le résultat de toutes les lois ensemble. »

[4] Les fédérés restés à Paris après le 10 août s’étaient formés en société ou Comité des défenseurs réunis des quatre-vingt-quatre départements ; le groupement participait à la pétition.

[5] Claude Heudelet était vérificateur du bureau de la comptabilité et commissaire de la section Poissonnière.

[6] Mazuyer veut sans doute désigner Heudelet, mais il est douteux que celui-ci ait écrit la pétition qui renferme les expressions habituelles chères à Jacques Roux.

[7] Il fut remis en liberté, après interrogatoire, le jour même (A. TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 1471).

[8] Bibl. nat,, Lb³⁹ 1154b. Affiche à trois colonnes.

[9] Ces femmes s’étaient d’abord présentées à la Commune avant de se rendre à la Convention. Elles avaient demandé au maire l’autorisation de pétitionner à l'Assemblée pour solliciter la diminution du prix des comestibles et la punition des accapareurs. Le maire, Tache, leur répondit qu’elles n’avaient pas besoin d’autorisation pour exercer le droit de pétition et les invita au calme (Moniteur, t. XV, p. 555). Leur orateur était une femme Wuaflard (A. TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 1474).

[10] Les Révolutions de Paris, dans Bûchez et Roux, t. XXIV, p. 334.

[11] Le sucre fut taxé à 20 et 25 sols, la cassonade à 8 et 10 sols, le savon et la chandelle à 12 sols.

[12] Bibl. nat,, Lb³⁹ 1154b.

[13] Compte-rendu de la séance de la Commune dans le Moniteur, t. XV, p. 566.

[14] Le journal girondin le Scrutateur universel fait de l’incident Jacques Roux le récit suivant dans son numéro du 27 février : « Le prêtre Roux, inculpé d’avoir prêché l’insurrection dans la section des Gravilliers, monte à la tribune et déclare que, voyant les épiciers vendre de si bonne grâce leurs marchandises à vil prix, il en conclut tout simplement que ces messieurs restituaient enfin aux pauvres ce qu’ils leur avaient volé. — Grands applaudissements des tribunes et désapprobation générale de la part du Conseil. — Enfin, dit Roux, appelez-moi le Marat de la Commune, je déclare que je défendrai toujours la cause du peuple et que j’inquiéterai les agitateurs. — Il sort victorieux de la tribune, et le président l’ayant félicité sur les applaudissements qu'il avait assez mendiés, les tribunes se sont écriées : A bas le président aristocrate ! »

[15] Moniteur, t. XV, p. 627.

[16] Cambon lança cet avertissement à la Convention, au milieu même des troubles, à la séance du 26 février.

[17] Notons que le tribunal révolutionnaire sera institué quinze jours plus tard sur la motion de Danton et que ce tribunal condamnera à mort beaucoup d'accapareurs.

[18] Voir le discours de Marat dans Bûchez et Roux, t. XXIV, p. 343. Ce discours est absent du recueil de M. Aulard sur le Club des Jacobins.

[19] Le rapport de Pache sur sa gestion contredit l’affirmation optimiste el intéressée de Dubois-Crancé (Arch. nat., AF II 68).

[20] Lasource dira de même le lendemain à la Convention qu’on avait entendu des manifestants exciter le peuple en lui disant : « Lorsque nous avions un roi, nous étions moins malheureux qu’à présent que nous en avons 745. » Quelques inconnus disaient ailleurs : « Ceux qui ont voté la mort du roi danseront bientôt à leur tour » (séance du 20 février, dans les Archives parlementaires).

[21] A. TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 1497, 1499, 1506, 1508.

[22] Ce chiffre est donné par Chaumette dans son discours à la Commune du 26 février (Moniteur).

[23] Voir cet ordre de Santerre dans le Moniteur du 1er mars.

[24] Par un arrêté publié dans le Moniteur du 1er mars.

[25] La Convention avait voté le jour même, sur la proposition de Parère, un décret ordonnant ces mesures.

[26] Cette proclamation, rédigée par Réal, est publiée dans le compte-rendu de la séance du 27 février aux Archives parlementaires. Elle existe en placard à la Bibliothèque nationale, Lb³⁹ 1154b.

[27] Je n’ai pas pu retrouver le texte de cette affiche, mais elle est mentionnée dans la circulaire des Jacobins du 1er mars.

[28] Voir l’intervention de la section des Piques à la Commune dans le compte-rendu du Moniteur, t. XV, p. 566.

[29] L'arrêté de la section des Piques fut imprimé et affiché (Bibl. nat., Lb⁴⁰ 2040, in-4°). Il est signé de Pannequin, président, Ternois, vice-président, et Hautier, secrétaire. Il fut communiqué à la Commune dans sa séance du 20 février (Moniteur du 3 mars). L’original de cet arrêté figure dans la collection Charavay (Bibliothèque de la ville de Paris, t. V, p. 477).

[30] Barère, qui était alors girondin, critiqua, dans son discours du 20 février, la mollesse des autorités parisiennes et dénonça les factieux qui voulaient « légitimer le vol. Comme à Sparte, et tout cela pour parvenir à une prétendue loi agraire si on peut donner ce nom à un brigandage ». La section girondine de la butte des Moulins arrêta que le Corps municipal avait perdu sa confiance pour n’avoir pas été A son poste dimanche et lundi du moins. Elle blâma formellement Santerre (voir la séance de la Commune du 1er mars dans le Moniteur du 4),

[31] Voir le compte-rendu de la séance de la Commune du 2 mars dans le Moniteur.

[32] Voir dans Charavay, Assemblée électorale de Paris, la séance du Il février 1793.