Les
Montagnards ont toujours dit que la taxation des denrées alimentaires,
autrement dit que le maximum leur avait été imposé par la pression de
l’émeute. Barère commençait, le 3 ventôse, son grand rapport sur
l’application du maximum par ces mots : « Citoyens, la loi du maximum fut un
piège tendu à la Convention par les ennemis de la République ; c’est un
présent de Londres ». Robespierre, de son côté, dans son dernier discours, le
8 thermidor, s’exprimait comme Barère : « Les conspirateurs nous ont précipités,
malgré nous, dans des mesures violentes que leurs crimes seuls ont rendues
nécessaires et réduit la République à la plus affreuse disette et qui
l’aurait affamée sans le concours des événements les plus inattendus ». On peut
dire que cette opinion sur la prétendue origine contre-révolutionnaire du
maximum était à peu près générale parmi les conventionnels. Ils répètent tous
qu’on leur a forcé la main et qu’ils ont légiféré à contre-cœur. Il est
certain, en effet, que le parti qui a exigé la taxation, le parti des
Enragés, dont les chefs étaient Varlet et Jacques Roux, reprochait aux
Montagnards eux-mêmes leur mollesse à prendre la défense des intérêts
populaires. Il est certain que ce parti regrettait la réglementation do
l’ancien régime et qu’il aimait a opposer la sollicitude de la défunte
royauté pour les besoins dos prolétaires a l’indifférence que leur
témoignaient les nouveaux maîtres de la France. Il est certain enfin que les
Montagnards de la Convention repoussèrent d’abord avec énergie le programme
des Enragés et qu’ils n’hésitèrent pas à jeter sur ses auteurs les soupçons
les plus injurieux. Avant de céder, ils firent une longue résistance. Il y
aura lieu de rechercher d’ailleurs si leur capitulation ne fut pas dictée par
d’autres considérations plus honorables que par les suggestions de la peur. Le 12
février 1793, une députation des quarante-huit sections de Paris parut à la
barre de la Convention[1] et son orateur lut une pétition
menaçante qui fut probablement rédigée par le chef des Enragés, dont elle
porte la marque : Citoyens
législateurs, ce n’est pas assez d’avoir déclaré que nous sommes républicains
français, il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu’il ait du
pain, car où il n’y a pas de pain, il n’y a plus de lois, plus de liberté,
plus de République... Nous venons, sans crainte de vous déplaire, jeter la
lumière sur vos erreurs et vous montrer la vérité... Nous regrettons qu’un de
vos membres, rangé du côté des prétendus philosophes, se soit écrié qu’il
était affligeant pour la liberté de voir arracher les grains aux cultivateurs[2], il a crié à la violation de la
propriété, mais on n’arrache pas ce que l’on paie à un prix raisonnable. Ils
ne voient donc pas, ces prétendus philosophes, ces amis de la liberté absolue
du commerce des grains, qu’en arrachant le pain du pauvre, ils n’enrichissent
que d’avides spéculateurs... Quelques-uns se sont bornés à proposer de faire
des proclamations propres à éclairer le peuple, mais est-ce avec des
proclamations qu’on peut apaiser ceux qui ont faim ? On vous a dit qu’une
bonne loi sur les subsistances est impossible[3]. C'est donc à dire qu'il est
impossible de régir les États quand les tyrans sont abattus... Nous, députés
des quarante-huit sections de Paris, nous qui vous parlons, au nom du salut
des quatre-vingt-quatre départements[4], nous sommes loin de perdre
confiance dans vos lumières. Non, une bonne loi n’est pas impossible ; nous
venons vous la proposer et sans doute vous vous empresserez de la consacrer. L’orateur
des pétitionnaires concluait en réclamant une loi lui punirait de dix ans de
fers les administrateurs qui se livreraient au commerce des blés et qui
fixerait le tarif maximum du blé à raison de 25 francs le sac de 225 livres,
sous peine de dix ans de fers pour un premier délit et de la mort pour la
récidive. Le tarif serait uniforme dans toute la France et décrété par la
Convention. Quand
l’orateur des sections eut fini, un pétitionnaire du nom de Claude Heudelet[5] prit la parole à son tour au
nom du Comité des défenseurs réunis des quatre-vingt-quatre départements : « Comme
vice-président de la commission des subsistances », dit-il, « je suis chargé,
au nom de mes commettants, au nom de tous nos frères des départements... » Ii
n’en put dire davantage. La Convention, qui avait écouté en silence la
pétition des sections, interrompit avec véhémence : Une
violente rumeur, dit le Moniteur, s’éleva dans toutes les Parties de
la salle et se prolongea pendant quelques instants : « Qu’on chasse
cet imposteur, s’écrièrent plusieurs membres. A l’abbaye ! A l’abbaye ! » Le
girondin Louvet expliqua la raison de l’indignation générale qui se
manifestait : « Y a-t-il en France deux Conventions, deux représentations
nationales ? Et si le pétitionnaire est le représentant des départements, qui
sommes-nous donc, nous, et quels sont nos pouvoirs ? » Le
président de la Convention, Bréard, après avoir chapitré Heudelet, voulut
quand même accorder les honneurs de la séance aux pétitionnaires. Un grand
nombre de membres protestèrent et Marat monta à la tribune : Les
mesures qu’on vient de nous proposer à la barre, dit-il, pour rétablir
l’abondance, sont si excessives, si étranges, si subversives de tout bon
ordre, elles tendent si évidemment à détruire la libre circulation des grains
et à exciter des troubles dans la République, que je m’étonne qu’elles soient
sorties de la bouche d’hommes qui se prétendent des êtres raisonnables et des
citoyens libres, amis de la justice et de la paix. Les pétitionnaires, qui se
présentent à votre barre, se disent commissaires des quarante-huit sections
de Paris, Pour avoir un caractère légal, ils auraient dû avoir le maire de
Paris à leur tête. Je demande d’abord qu'ils soient tenus de justifier de
leurs pouvoirs. Un des pétitionnaires a parlé au nom des départements. Je
demande qu’il justifie de sa mission. Ne vous y trompez pas, citoyens, c’est
ici une basse intrigue. Je pourrais nommer ici des individus notés
d’aristocratie, mais les mesures que je demande serviront à les faire
connaître et à couvrir de honte les auteurs. Je propose que ceux qui en
auront imposé à la Convention soient poursuivis comme perturbateurs du repos
public. « Etonnés
d’entendre Marat parler ainsi », beaucoup de membres applaudirent et
appuyèrent sa proposition. Le girondin Lehardy adjura la Convention de « faire
rentrer dans l’ordre cette fourmilière de désorganisateurs qui, semblables à
la vermine, pullulent de toutes parts ». Buzot, tout en ayant l’air
d’excuser les pétitionnaires, qu’il affecta de considérer comme les
instruments de meneurs cachés, conclut comme Marat qu’il fallait faire une
enquête sur les origines de la pétition : Souvenez-vous,
citoyens, de ce discours de Vergniaud : « Le pain est cher, dit-on, la cause
eu est au Temple ; eh bien ! un jour on dira de même : le pain est cher, la
cause en est dans la Convention nationale ! » Ce temps est venu, citoyens, ne
l’oubliez pas, et voyez que c’est avec les subsistances qu’on voudrait
égorger la liberté publique. Le
girondin Mazuyer renchérit et précisa. D’après lui, la pétition qui avait été
lue à la barre était « l’ouvrage d’un ci-devant garde de Monsieur, très
rude aristocrate avant le 10 août[6] ». A l’en croire, ceux qui
demandaient la taxation étaient les instruments conscients ou inconscients
des contribuables riches de la ville de Paris qui voulaient, par le maximum,
s’exonérer de l’impôt progressif que la Convention avait réparti sur eux, afin
de procurer à la commune les quatre millions nécessaires à l’abaissement du
prix du pain. Barère
s’empara de l’explication ingénieuse de Mazuyer et s’écria que les
pétitionnaires étaient venus présenter « la pétition des riches avec la
livrée des pauvres ». Il réclama leur Prestation et Marat l’appuya. Mais les
montagnards Choudieu, Lamarque et Thuriot plaidèrent en leur faveur les circonstances
atténuantes. On se borna à interroger à la barre l’orateur Heudelet. Celui-ci
s’excusa en déclarant qu’avant lire la pétition, il avait conféré avec
plusieurs députés et que l’un d’eux leur avait conseillé de demander à la
Convention une loi générale sur les subsistances. On le somma de nommer le
député qui avait donné ce conseil. « On m’a dit qu’il s’appelle
Saint-Just, mais je ne le connais pas, répondit Heudelet. » Alors
Saint-Just, ainsi mis en cause, exposa que le matin même on avait distribué
dans Paris et jusqu’à la porte de l’Assemblée un imprimé sur les subsistances
dans lequel il était personnellement attaqué. Il lut ces attaques : Quand
le peuple sait que dans les assemblées populaires les dateurs qui haranguent
et débitent les plus beaux discours et tes meilleures leçons soupent bien
tous les jours..., etde.ee nombre est le citoyen Saint-Just, levez haut le
masque odieux dont il se couvre ! Ces attaques avaient affecté Saint-Just
qui était allé trouver les pétitionnaires dans la salle des conférences pour
leur demander en quoi il avait démérité dans leur esprit. L’un deux lui avait
présenté dans sa main du blé noir qu’on débarquait au port Saint-Nicolas, et
c’est alors que Saint-Just leur avait donné le conseil auquel Heudelet avait fait
allusion : « Calmez-vous et demandez une loi générale. Si la Convention
ajourne votre proposition, alors je demanderai la parole et je suivrai le fil
des vues que j’ai déjà présentées. » L’incident
prouvait, une fois de plus, le caractère anti-parlementaire et même anti-montagnard
du mouvement pour la taxation. Il prouvait aussi que Saint-Just intimidé
avait promis aux pétitionnaires d’intervenir en faveur de leur cause. La
Convention ferma le débat et décréta qu’Heudelet serait interrogé par son
comité de sûreté générale[7]. Si, par
ces menaces de répression, la Convention avait cru intimider les Enragés et
les obliger à renoncer à leur agitation, elle ne tarda pas à s’apercevoir de
son erreur. Les Enragés avaient derrière eux les masses populaires qui
restèrent sourdes aux objurgations de Marat jusque-là pourtant leur idole.
Dix jours ne s’étaient pas écoulés qu’ils revenaient à la charge, plus
pressants, plus menaçants que jamais. Cette fois, ils jetèrent les femmes en
avant et ils essayèrent de l’action directe. Le 22
février, des citoyennes de la section des Quatre-Nations (aujourd’hui le
quartier de l’Institut)
demandèrent aux Jacobins de leur prêter leur salle pour le lendemain à quatre
heures, afin d’y discuter sur les accaparements. Les Jacobins, où les députés
montagnards dominent, font un mauvais accueil à cette demande. Robespierre
jeune fait remarquer que les discussions trop répétées sur les subsistances
jettent l’alarme dans la République. La salle est refusée. Alors les tribunes
protestent et invectivent les Jacobins. Elles crient qu’il y a parmi eux des
marchands, des accapareurs qui s’enrichissent des malheurs publics. Le
président, qui était Billaud-Varenne, est obligé de se couvrir. Le calme ne
renaît pas. Dubois-Crancé essaie d’expliquer aux tribunes qu’il faut d’abord
conquérir la liberté et qu’ensuite on aura des denrées à bon marché. Il
menace à son tour et déclare qu’en qualité de président de la Convention il
repoussera avec horreur toute pétition qui aurait pour objet la taxe des
denrées. Alors le tumulte reprend de plus belle et la séance est levée dans
le bruit. Le
mouvement pour la taxation n’est plus seulement antiparlementaire, il est anti-jacobin,
ou plutôt il est indifférent à la politique, il est profondément économique
et social. Prévoyant
un conflit violent, le Conseil général de la commune, sans doute stylé par les
Montagnards, essaya de prêcher le calme aux Parisiens. Il fit afficher, le 23
février, sous la signature de son vice-Président Destournelles, le futur
ministre des finances de la Montagne, une proclamation où il rappelait ce
qu’il avait fait pour enrayer la hausse des grains[8]. Il ajoutait qu’il avait
sollicité le rapport du décret qui permettait la vente de l’argent. Il
promettait de réclamer à la Convention des lois répressives de l’agiotage et
de l’accaparement : « Lundi prochain nous présenterons à la Convention
nationale une Pétition dans laquelle nous peindrons l’excès et la source de
nos maux, et nous la conjurerons, au nom du salut public, de porter des lois
sévères contre les accapareurs de toute espèce. » Il ne disait rien de la
taxation et il terminait en mettant en garde la population contre les «
hommes pervers couverts du manteau du patriotisme qui cherchaient à creuser
le tombeau de l’esclavage » en portant les Parisiens à des mouvements. « Ce
ne sera jamais au milieu des agitations que naîtra l’abondance et la liberté.
» Le
lendemain, dimanche 24 février, nouvelle affiche par laquelle le maire Pache
rend compte d’une conférence qui vient d’avoir lieu entre les comités réunis
de sûreté générale, des finances, du commerce et d’agriculture d’une part et
de l’autre les autorités parisiennes, municipalité et département. Les
comités ont décidé de demander d’urgence à la Convention un crédit pour
faciliter l’approvisionnement de la capitale. Affichages inutiles. Les
Enragés sont maîtres de la rue. Le jour même, 24 février, une députation de
blanchisseuses se présente a la barre de la Convention. Elle se plaint non
seulement de la cherté excessive des denrées alimentaires, mais du prix
exorbitant du savon : Bientôt
la classe du peuple la moins fortunée sera hors d'état de se procurer du
linge blanc... Le savon, qui coûtait quatorze sous la livre, revient
aujourd’hui à vingt-deux sols, quelle différence ! Législateurs, vous avez
fait tomber sous le glaive des lois la tête du tyran, Que le glaive des lois
s’appesantisse sur la tête de ces sangsues publiques, sur ces hommes qui se
disent perpétuellement les amis du peuple et qui ne le caressent que pour
mieux l’étouffer !... Nous demandons la peine de mort contre les accapareurs
et les agioteurs. Dubois-Crancé,
qui préside, tient la parole qu’il a donnée l’avant-veille aux Jacobins, li
répond aux pétitionnaires « qu’un des moyens de faire hausser le prix des
denrées est d’effrayer le commerce en criant sans cesse à l’accaparement. »
Il vient à peine de terminer sa mercuriale qu’une nouvelle députation de
femmes se présente. Celles-ci font partie de la société fraternelle qui se
réunit depuis longtemps dans le local même des Jacobins[9]. Elles exposent qu’au moment «
où elles ont le regret de voir partir leurs maris, leurs parents sur les
frontières, elles sont effrayées des manœuvres des accapareurs. C’est
pourquoi elles viennent demander le rapport du décret de l’Assemblée
constituante qui déclare l’argent marchandise. Elles pensent que c’est là le
seul moyen de tarir tous les maux ». L’argument, cette fois, fait réfléchir Dubois-Crancé
et les Montagnards. Les Enragés ont eu l’habileté de lier la question des
subsistances à celle du recrutement. Au moment où l’Assemblée venait
d’ordonner la levée de 300.000 hommes pour renforcer les armées, ils lui
disent à mots couverts par la bouche des femmes : « Votez la taxe ou pas de
recrutement ! » Dubois-Crancé rabattit de sa superbe, il répondit que
l’Assemblée s’occupait dans ses comités de l’objet des subsistances et il
accorda aux citoyennes les honneurs de la séance. Mais les citoyennes ne
parurent pas satisfaites de ces promesses et de cette politesse. Elles
quittèrent la barre en s’écriant tout haut : « On nous ajourne à mardi,
mais nous, nous nous ajournons à lundi. Quand nos enfants nous demandent du
lait, nous ne les ajournons pas au surlendemain[10]. » Ce ne furent pas
paroles en l’air. Le
lendemain, lundi 25 février, éclatèrent des troubles qui rappelèrent, par
leur caractère et leur gravité, ceux qui s’étaient produits un an auparavant
à propos du renchérissement du sucre. Des bandes de femmes d’abord, d’hommes
ensuite, se présentèrent dans les épiceries vers dix heures du matin et se
firent livrer par force le savon, le sucre, la chandelle, la soude à un prix
qu’elles fixèrent[11]. Elles finirent par faire main
basse sur toutes les marchandises « sans distinction ». Les épiciers qui
résistèrent aux taxations furent pillés. Les
troubles, qui avaient commencé dans le quartier des Lombards, centre du
commerce des denrées coloniales, grossirent l’après-midi et s’étendirent. Ils
se prolongèrent tard dans la nuit. Ils reprirent les jours suivants et ne
cessèrent qu’au milieu de la semaine. En général, ils furent plus graves dans
les quartiers du centre habités par les artisans et les petits bourgeois que
dans les faubourgs où vivaient les manouvriers. Le
premier jour les autorités municipales flottèrent, indécises, et parurent sur
le point d’être débordées. Le commandant de la garde nationale Santerre
s’était éloigné de Paris dès la première heure pour aller à Versailles
organiser, à la prière du ministre de la Guerre, une compagnie de gendarmerie
nationale. Il ne revint qu’à neuf heures du soir. Pache, qui n’était à la
mairie que depuis une quinzaine de jours, cherche à parler raison aux
manifestants. Gomme l’avait fait Pétion un an plus tôt, dans des circonstances
analogues, il rédige des proclamations et prononce des discours où il mettait
les troubles sur le compte des ennemis de la Révolution. Les farines ne
manquaient point, disait-il dans sa proclamation du 25 février[12], les alarmes étaient provoquées
par les aristocrates qui voulaient retarder, empêcher la levée de nouveaux
soldats. Ils se déguisaient sous les dehors du patriotisme, « quelques-uns
d’entre eux affectent la misère, tandis que l’or d’Albion et d’Espagne roule
dans leurs mains et leur sert, sous prétexte de la nécessité, à enlever les
pains de chez les boulangers et corrompre l’opinion publique... » Imitant
Pétion jusqu’au bout, Pache se rendit, vers onze heures, accompagné de son
parquet, au-devant d’un attroupement de femmes, rue de la Vieille-Monnaie.
Mais sa harangue n’eut aucun succès. Toujours suivi de Chaumette et de ses
substituts Hébert et Réal, il se rendit alors au Comité de sûreté générale de
la Convention pour réclamer un décret qui l’autorisât à faire battre la
générale, puis chez le ministre de l’Intérieur pour demander de nouvelles
avances de fonds destinées à l’approvisionnement de Paris. Séance tenante, la
Convention fit droit à sa double requête. Pache
convoqua ensuite le Conseil général de la commune pour deux heures de
l’après-midi. Il lui exposa la nécessité de faire battre la générale pour
appeler les gardes nationaux sous les armes. Mais le chef de légion, qui
commandait en I absence de Santerre, fit observer que le rappel qu’il avait
fait battre depuis quelque temps avait déjà produit beaucoup d'effet. La
Commune décida de surseoir à l’ordre de battre la générale[13]. Il
semble certain que les agitateurs avaient des appuis au Conseil général de la
commune et jusque dans le commandement de la garde nationale, seule force de
police régulière. Leurs partisans assistaient en nombre à la séance de la
Commune et ils intimidaient par leurs cris le maire et les partisans de la
répression. On lit, en effet, dans le compte-rendu de la séance : « Un
adjudant delà section des droits de l’homme vient déclarer que le rappel a
été battu inutilement et que les citoyens ne se rendent pas à leur poste. Il
demande la force pour maintenir la sûreté des personnes et des propriétés ».
Même alors, le Conseil ne décide pas que la générale sera battue. Il se borne
seulement à déléguer vingt-quatre de ses membres qui se répandront dans les
quarante-huit sections pour y prêcher le calme. On lit
un peu plus loin, dans le même procès-verbal : Le
citoyen Basset, graveur, député de la section de Beaurepaire, dénonce que
l’on pille tous les épiciers de la section ; les tribunes [crient] : tant
mieux ! Une femme à la porte : c'est un accapareur ! Un
commissaire de la section du Contrat social annonce [ensuite] que les épiciers de son quartier, d’après leurs fortunes, sont forcés de délivrer le sucre à plus de moitié de perte (les tribunes :
tant mieux !) Le président de l’Assemblée rappelle les tribunes à l’ordre. Mais la suite est plus significative
encore : Cuvillier,
l’un des commissaires envoyés dans les sections, rend compte de sa mission,
et annonce que, dans la section des Gravilliers. il a vu Jacques Roux, prêtre
et membre du Conseil, occupé à justifier la conduite de ceux qui s’était
attroupés pour se faire délivrer les marchandises qu’ils avaient
arbitrairement taxées. Jacques Roux, qui venait d’arriver au Conseil, monte à
la tribune et dit qu’il a toujours professé les vrais principes et que,
dut-il être appelé le Marat du Conseil général, il ne s’en départira jamais.
Un membre demande que Jacques Roux soit tenu de signer la déclaration qu’il
vient de faire. Un
autre l’interpelle de déclarer pourquoi il n’était pas à >on poste dans
les moments du danger (il s’élève du tumulte). Les circonstances ne
permettant pas de s’occuper de personnalités, le Conseil général a passé à
l’ordre du jour sur tout ce qui concernait Jacques Roux, On
devine ù travers ces phrases vagues quelle fut l’attitude du chef des
Enragés. Loin de renier sa participation au mouvement, il s’en glorifia. Il
justifia les émeutiers que ses prédications avaient poussés contre les
épiciers. Le journal les Révolutions de Paris a mis dans sa bouche la
phrase suivante qu’il aurait prononcée au cours du débat : « Je pense,
au surplus, que les épiciers n’ont fait que restituer au peuple ce qu’ils lui
faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps[14]. » Jacques
Roux n’était pas le seul membre de la Commune à pactiser ainsi ouvertement
avec les émeutiers. Quelques jours plus tard, la section des
gardes-françaises accusa son représentant à la Commune, un certain Chenaux, «
d’avoir paru, le 25 février, fort indifférent sur les événements, d’avoir dit
que c’était peu de chose, qu’on en avait été quitte pour quelques pains de
savon. Elle accusa aussi Leroux Etienne- d’avoir, comme Chenaux, approuvé par
leur présence en écharpe la taxe arbitraire sur les marchandises chez le
citoyen Madré[15]. » Quand
on lit ces témoignages, on comprend que la répression ait été lente à
s’organiser. J. Roux n’était pas seul. Il était à la tête d’un parti nombreux
et puissant. Notons encore un petit fait qui en dit long sur l’attitude de la
force armée. Réal nous apprend, dans son discours du 27 février prononce à la
barre de la Convention, que le maire Pache arrêta lui- même de sa main au
milieu du tumulte un gendarme qui pillait ! La
répression ne commença réellement que le second jour des troubles, après que
les Jacobins se furent prononcés avec énergie, dans leur séance de la nuit,
contre les perturbateurs. L’EMBARRAS DES JACOBINS Les
Jacobins, nous l’avons dit, redoutaient dans les Enragés des rivaux d’influence.
Ils répugnaient à la taxation, parce qu’ils voyaient bien que cette mesure
allumerait la guerre de classes. Le succès de la Révolution était lié à la
vente de biens nationaux. Si les produits agricoles étaient taxés, les
cultivateurs et les propriétaires continueraient-ils à participer aux
enchères ? C’était le moment où, après les biens d’église, la Révolution
mettait en vente les biens d’émigrés. La politique des Enragés risquait
d’entraver, de paralyser, de faire échouer cette grande opération financière[16]. Était-ce bien le moment
d’ailleurs de soulever un problème aussi redoutable que celui de la taxation
quand l’offensive de Dumouriez en Hollande commençait, quand les opérations
pour la levée de 300.000 hommes étaient en pleine activité, quand les
Montagnards enfin livraient aux Girondins le plus dur combat ? Quelle belle
occasion les Enragés fournissaient aux Girondins de crier à la loi agraire,
au renversement des propriétés ! Mais
les Jacobins, du moins certains d’entre eux, avaient d’autres raisons encore,
et non pas seulement d’opportunité, pour s’opposer au programmé social des
Enragés. Jacques Roux ne voyait le salut que dans la démonétisation des
espèces métalliques et dans le cours forcé de l’assignat. Marat, au
contraire, avait toujours combattu l’assignat. Dès la Constituante, il
s’était élevé contre ceux qui l’avaient créé, contre Mirabeau entre autres,
et il les avait accusés d’avoir servi par cet expédient les intérêts de la
contre-Révolution. Il aurait voulu qu’on remboursât la dette en distribuant
aux créanciers de l’Etat les biens nationaux en nature. II était l’ennemi de
l’assignat. Il conseillait do le retirer de la circulation. Robespierre et
Saint-Just pensaient sur ce point comme Marat. Ils étaient donc séparés des
Enragés sur le fond même du problème économique. Mais
comment engager la lutte contre les Enragés quand les Jacobins menaient déjà
le combat contre les Girondins ? La situation était embarrassante. Il était
évident que les Enragés avaient derrière eux une bonne partie de la
population parisienne, toute cette classe moyenne, toute cette artisanerie
qui avait fait la Révolution et qui jusque-là donnait ses votes au parti
montagnard. Il fallait louvoyer, essayer des diversions, ruiner Jacques Roux,
le rendre suspect, tout en gardant le contact avec les sans-culottes, tout en
ayant l’air de prendre en mains leur cause. LA MANŒUVRE DE MARAT Marat,
qui ne manquait pas d’un certain sens politique, tenta de substituer au
programme social des Enragés un autre programme de revendications populaires
qui permettait du moins de gagner du temps. Le 24 février au soir, dès qu’il
comprit, par la pétition des blanchisseuses, que le mouvement était près
d’éclater, il écrivit pour le Publiciste du lendemain un article dont les
violences voulues dissimulaient une manœuvre assez adroite. Il commençait par
reconnaître que le peuple avait raison de se plaindre de la hausse
exorbitante des denrées, li trouvait naturel que les consommateurs fissent
justice eux-mêmes des monopoleurs et des agioteurs : Dans
tout pays où les droits du peuple ne sont pas de vains titres consignés
fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à
la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces
malversations qui réduisent cinq millions d’hommes au désespoir et qui en
font périr des milliers de misère ! Mais,
après ces provocations au meurtre, simple tribut payé à la démagogie, Marat
détournait ses lecteurs de demander la solution du problème à des mesures
législatives. Les lois en matière économique lui semblaient, comme à
Saint-Just, inopérantes. C’était dire qu’il rejetait le maximum, la solution
de Jacques Roux. Pour lui, le problème était d’ordre moral. Il fallait punir
les accapareurs par quelques exemples qui terroriseraient les marchands et
les obligeraient à baisser leurs prix. Et Marat proposait d’investir le
Comité de sûreté générale, auquel il accordait sa confiance, « du pouvoir de
rechercher les principaux accapareurs et de les livrer à un tribunal d’État
formé de cinq membres pris parmi les hommes connus, les plus intègres et les
plus sévères, pour les juger comme des traîtres à la patrie ». Autrement dit,
Marat demandait l’institution d’une sorte de tribunal révolutionnaire qui
jugerait les marchands coupables de s’enrichir de la détresse générale[17]. Il comptait sur la terreur
qu’inspirerait ce tribunal pour ramener l’équité dans les transactions. La
conception était naïve, mais Marat se proposait surtout de faire échec à
Jacques Roux et à la taxation. Il ne demandait sans doute à son expédient
improvisé que ce résultat, Il faisait aussi appel, avec une certaine candeur,
à la philanthropie des bonnes âmes pour réduire la crise : Je
connais une autre mesure qui irait bien plus sûrement au but : ce serait que
les citoyens favorisés de la fortune s’associassent pour faire venir de
l’étranger les denrées de première nécessité, les donner à prix coûtant et
faire tomber de la sorte celui auquel elles sont poussées aujourd’hui,
jusqu’à ce qu’il fût ramené à une juste balance. L’expédient
philanthropique delà coopération valait un peu mieux que l’expédient
terroriste du tribunal, mais Marat ne cherchait qu’une diversion. Malheureusement
pour lui, son article parut le matin Même des troubles, le 23 février. Les
émeutiers semblèrent Mettre en pratique ses conseils de violence et on a vu
que Jacques Roux ne manqua pas de les exploiter pour justifier s a campagne
quand il se proclama le Marat de la Commune. Les Girondins, de leur côté,
affectèrent de considérer que Marat était l’auteur responsable des pillages
et le lendemain, 26 février, ils demandèrent à la Convention sa mise en
accusation. La Convention, qui savait à quoi s’en tenir, refusa de suivre les
Girondins. Elle n’avait pas oublié les récentes et véhémentes attaques de
Marat contre les Enragés. Après un violent débat, où Marat se défendit avec
une hauteur insultante et où plusieurs Montagnards se solidarisèrent avec
lui, ”Assemblée se borna à renvoyer aux tribunaux ordinaires la dénonciation
que le député girondin Salle avait formulée contre l’article de Marat. La
séance qui avait eu lieu aux Jacobins, la veille de ce débat, le soir du 23
février, avait montré clairement que l’Ami du peuple et les chefs montagnards
étaient unanimes non-seulement à désavouer les Enragés, mais ù pousser contre
eux aux mesures de répression. Marat dénonça lui- même au club les « intrigants »
qui avaient préparé le mouvement contre les épiciers par leurs motions
incendiaires[18]. Il n’hésita pas à les traiter
de contre-révolutionnaires et d’agents des Girondins. Il leur prêta
l’intention, contre toute vraisemblance, de vouloir faire rentrer Roland au
ministère : Pour
y déterminer le peuple, disait-il, ils crient dans les carrefours : lorsque
vous aviez Roland, vous ne manquiez pas de pain. Marat
accuse aussi le comité des subsistances de la Commune d’ineptie et de
malversations. Cette lactique grossière, qui consistait à rejeter la
responsabilité des troubles sur les Girondins et les royalistes et à
représenter les Enragés comme leurs instruments, fut accueillie avec
empressement par les matadors du club. Après Marat, un orateur, qui n’est
p& s nommé dans les comptes-rendus des journaux, déclara qu’il avait vu
en plusieurs endroits des hommes déguisés : Ils
étaient poudrés et mal vêtus, ils disaient aux femmes : il faut prendre la
marchandise sans la payer et trancher la tête des épiciers. L’affirmation
était si manifestement fausse qu’elle souleva les protestations des tribunes
qui crièrent : « Cela n’est pas vrai ! » L’orateur ayant persisté à
maintenir son affirmation, un grand tumulte se déchaîna et il dut descendre
de la tribune. Dubois-Crancé l’y remplaça et reprit avec plus de force la
thèse de l’origine contre-révolutionnaire du mouvement : Les
besoins ne sont pas réels. Les émigrés sont cachés paru Il vous, déguisés en
sans-culottes et prêchant la liberté. Ce sont ces mêmes hommes qui poussent
le peuple de Paris à des excès sous le prétexte de la disette des
subsistances : allez à la halle, elle regorge de farine[19]. Les anarchistes ont senti
qu’il suffirait de faire prendre à une moitié de Paris une double provision
pour faire manquer de pain l’autre moitié. Quoi ! ce peuple qui s'est dispute
en 1790, pendant six mois, le pain nécessaire à son existence, se livrerait
au désespoir pour quelques moments d’engouement ? Ces événements sont loin de
nous, ils ne peuvent se reproduire. Dubois-Crancé
rappelait encore que la Convention avait autorisé un impôt de sept millions
sur les riches de Paris [tour y maintenir le pain à bon marché. (I termina en
accusant les Enragés d’être des agents de Pitt : « Le mouvement avait été
préparé. Il y a quinze jours que je sais que le peuple devait être en
agitation et je l’ai appris par les papiers publics ; lord Grenville lui-même
l’a annoncé au parlement d’Angleterre. » Dubois-Crancé fut applaudi. Son
roman ténébreux intimida les tribunes. Robespierre
acheva de l’accréditer on lui donnant son adhésion : « Ceci, dit-il, est
une trame ourdie contre les patriotes eux-mêmes. Ge sont les intrigants qui
veulent perdre les patriotes. » Sans doute, Robespierre avouait que les
souffrances du peuple étaient réelles, que les riches profitaient de ses
besoins, qu’ils « étaient encore ce qu’ils furent toujours, c’est-à-dire durs
et impitoyables », mais il prétendait ensuite que les contre-révolutionnaires
avaient l’habileté perfide d’aigrir des mécontentements justifiés pour
provoquer des émeutes qui perdraient la Révolution. A ceux qui avaient
affirmé que la main des aristocrates était dans l’agitation, il apporta son
témoignage personnel : J’ai
été témoin moi-même des mouvements. A côté des citoyens honnêtes nous avons
vu des étrangers et des hommes opulents revêtus de l’habit respectable des
sans-culottes. Nous en avons entendu dire : on nous promettait l’abondance
après la mort du roi, et nous sommes plus malheureux depuis que ce pauvre roi
n’existe plus. Nous en avons entendu déclamer non pas contre la portion
intrigante et contre-révolutionnaire de la Convention, qui siège où
siégeaient les aristocrates de l’Assemblée constituante, mais contre la
Montagne, mais contre la députation de Paris et contre les Jacobins, qu’ils
représentaient comme accapareurs ! Robespierre
disait vrai quand il rapportait les propos anti- montagnards et antijacobins
des Enragés[20], mais de là à les transformer
en contre-révolutionnaires il y avait loin. De nombreuses personnes furent
arrêtées pendant les troubles. La municipalité jacobine, qui avait intérêt à
justifier par des faits la thèse de Marat, de Dubois-Crancé et de
Robespierre, les interrogea avec soin. Quelques-unes furent mises en
jugement. Nous avons leurs dossiers. Aucun des émeutiers arrêtés ne fut convaincu
d’aristocratie. On ne trouva dans le nombre aucun étranger ou agent de
l’étranger. Voici, à titre d’exemple, les professions des douze inculpés qui
furent emprisonnés à La Force : trois domestiques, un brocanteur, un
tailleur, un dragon de la République, un garçon cordonnier, un marchand de
boucles, un marchand do cocardes, un taillandier, un garçon pâtissier et un
particulier sans profession[21]. Ainsi le plus grand nombre
appartenait au petit commerce, à l’artisanerie, à la classe dont Jacques Roux
était l’organe. Il se
peut, il est probable que Robespierre et les Jacobins aient été de bonne foi
en accusant les Enragés de desseins contre-révolutionnaires. Ces agitateurs
obscurs gênaient leur politique, risquaient de les séparer du peuple. Le
désordre qu’ils entretenaient faisait le jeu des partis de réaction. Quoi
qu’il en soit, Robespierre, appuyant Marat, essaya de tourner contre les
Girondins les colères populaires déchaînées contre les accapareurs. Sa
tactique consista à donner au mouvement social un dérivatif politique : « Nos
adversaires [les Girondins] », dit-il en terminant son discours, «
veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ; ils veulent persuader que
notre système de liberté et d’égalité est subversif de tout ordre, de toute
sûreté. Le peuple doit se lever, non pour recueillir du sucre, mais pour
terrasser les brigands ». Ceux que Robespierre appelait ainsi « les
brigands », c’étaient ceux qui avaient voulu sauver le roi, ceux qui, à
l’en croire, préparaient la contre-Révolution. Il rappela qu’au mois de
septembre, lors de l’entrée des Prussiens en Champagne, la girondin Roland
avait voulu quitter Paris. L’ancien
acteur Collot d’Herbois renchérit encore sur Robespierre. Il accusa Roland
d’avoir provoqué les troubles pour discréditer Pache et le chasser de la
mairie : Roland
est tellement coupable qu’il ne peut disputer avec personne de scélératesse.
Je me suis procuré la preuve qu’il a placé douze millions en Angleterre.
Continuons de démasquer les Brissotins et allons droit à Roland. Je déclare
que dimanche prochain je demanderai l’acte d’accusation contre cet
ex-ministre et je m’appuie sur dix chefs, dont un seul suffit pour qu’il
porte sa tête sur l'échafaud. Ai-je
besoin de dire que les attaques passionnées de Collot d’Herbois manquaient de
toute base ? Pas plus qu’il n’est possible de découvrir dans le pillage des
épiciers la main de l’étranger, la participation des Girondins est aussi
difficile à établir. Mais,
ce qu’il faut retenir, ce qui importe à l’objet de nos recherches, c’est que
les Jacobins s’associèrent officiellement à manœuvre de Marat et de
Robespierre. Leur circulaire du 1er mars aux sociétés affiliées, dont
Robespierre fut le rédacteur, jeta le blâme et l’insulte sur les Enragés et
les re présenta comme des instruments ou des agents des ennemis de la
Révolution. Elle prétendit qu’on avait entendu dans les groupes le cri de : vive
Louis XVII et qu’on avait surtout pillé les boutiques des patriotes, ce
qui est dément 1 2 3 Par le récit des Révolutions de Paris, qui
disent, au contraire, 'lue certains épiciers jacobins furent épargnés. LA RÉPRESSION L’attitude
des Jacobins fut décisive pour l’issue du mouvement. Dans la matinée du 26,
les troubles avaient recommencé dans le quartier des Halles. Mais cette fois,
la municipalité avait pris des mesures d’ordre sérieuses. Dès quatre heures
du matin, la générale avait été battue. Santerre commandait en personne les
80.000 hommes de la garde nationale qui furent mis sur pied[22]. Ii leur avait donné l’ordre
suivant : « Aux armes, citoyens ! Défendons la propriété de nos frères, tant
de ceux qui sont aux frontières que de ceux qui sont à l’intérieur. Arrêtons
ceux qui manquent à leurs serments et livrons-les à la justice ![23] » La
Commune s’était réunie de bonne heure et avait décidé pue les gardes
nationaux qui ne se rendraient pas à leur poste seraient regardés comme
suspects[24]. Elle avait décidé aussi de
faire un recensement de tous les habitants et d’inscrire sur une liste
spéciale ceux qui ne pourraient justifier ni de ressources avouables ni de
leur civisme[25]. Les visites domiciliaires
commencèrent. En même temps, la Commune adressait aux Parisiens une
proclamation dans laquelle elle mettait les troubles sur le compte des
contre-révolutionnaires désireux d’empêcher le recrutement[26]. Elle affectait de croire que « le
mouvement d’erreur » était passé. Elle prétendait que quelques hommes
égarés avaient d’eux-mêmes « rapporté au marchand le supplément du prix de la
denrée » et que « des citoyennes détrompées s’étaient réunies a la force
armée pour maintenir les propriétés ». Elle promettait aux chômeurs de grands
travaux qu’on allait entreprendre et elle concluait : « Arrêtez, livrez
au glaive de la loi les hommes qui veulent calomnier, qui veulent avilir la
Convention. Ceux-là veulent des rois. Ils veulent nous ramener à l’esclavage
par l’anarchie. » Les
députés montagnards élus de Paris secondaient de leur mieux la municipalité
en faisant afficher de leur côté une proclamation à leurs électeurs pour les
mettre en garde contre les pièges que leur tendaient les Enragés[27]. La
section des Piques (place Vendôme), la section de Robespierre, dans la séance qu’elle
avait tenue pendant In nuit du 25 au 26 février, flétrissait publiquement les
doctrines professées par Jacques Roux comme « propres à égarer le peuple en
le portant à violer les droits sacrés de la propriété[28] ». Elle décidait ensuite, par
un arrêté qu’elle affichait, d’inviter ses frères de la section des
Gravilliers a censurer le citoyen Jacques Roux, son représentant à la
Commune, pour avoir, dans la journée du 20 courant, « prêche au Conseil
général la dissolution de tous les principes en légitimant les événements du jour[29] ». Ainsi
encouragées et soutenues par le parti montagnard, les autorités municipales
purent maîtriser l’agitation. Les rassemblements qui se formèrent, furent
dissipés par les patrouilles. Cependant, les troubles continuèrent encore le
27. Ce jour-là la garde fut insultée rue de Bièvre par des femmes qui
voulaient piller un magasin de soude. Mais le calme se rétablit peu à peu
sans effusion de sang. La manœuvre des Jacobins avait obtenu un succès au
moins momentané. La municipalité, désemparée le premier Jour, s’était reprise
le second. Les troupes des Enragés avaient mordu à l’amorce de Robespierre.
Elles craignirent en prolongeant les troubles de faire le jeu de la
contre-Rëvolution, de travailler pour Brissot, pour Roland, pour Louis XVII,
pour Pitt. Le vaste mouvement inspiré par Jacques Roux dégénéra en des
pillages vulgaires facilement réprimés. Par la
rapidité et l’énergie de leur décision, les Montagnards enlevèrent aux
Girondins la possibilité d’exploiter utilement l’agitation à leur profit.
Sans doute, le 26 février, à la Convention, nous l’avons vu, les Girondins
essayèrent bien de rejeter sur Marat la responsabilité des troubles. Mais ils
ne réussirent pas à entraîner l’Assemblée, parce que les faits parlaient trop
haut. Ils essayèrent aussi de représenter la Commune et Santerre comme les
complices des perturbateurs. L’absence de Santerre le 25 leur fournissait un
excellent argument[30]. Sans vouloir blâmer Santerre
ni la Commune, la Convention leur ordonna cependant, sur la motion de Parère,
de rendre compte des événements. Ils n’eurent pas de peine à se justifier. LE PROGRAMME DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE L’ordre
était rétabli. Cependant Ruche ne dissimulait pas à la Convention, le 21
février, que le feu couvait sous la cendre. Aussi longtemps que la crise
économique subsisterait, un nouvel incendie était à craindre. Puisque les
Montagnards repoussaient les remèdes proposés par les Enragés, le maximum et
la démonétisation de l’argent, il leur fallait en trouver d’autres. La
Commune parisienne avait fini par réprimer les troubles, mais elle n’avait
pas caché qu’elle estimait insuffisant de s’en tenir là. Par l’organe de
Chaumette, elle soumit, le 27 février, son programme social à la Convention : Il
n’existe plus, dit Chaumette, de juste proportion entre le prix des journées
de la main-d’œuvre et le prix des denrées de seconde nécessité... Il existe
des malveillants, des accapareurs... La misère publique est la base des
spéculations intéressées d’une infinité de capitalistes qui ne savent que
faire des fonds immenses produits par les liquidations. Le pauvre a fait,
comme le riche, et plus que le riche, la Révolution. Tout est changé autour
du pauvre, lui seul est resté dans la même situation et il n’a gagné de la
Révolution que le droit de se plaindre de sa misère... Citoyens, c’est à
Paris surtout que le pauvre est trop pauvre ; c’est à Paris surtout que son
désespoir s’aigrit de la désespérante disproportion qui existe entre le riche
et lui... La Révolution, en procurant au riche lu liberté, lui a donné
immensément ; elle a aussi donné au pauvre la liberté, l’égalité, mais pour
vivre libre, il faut vivre et, s’il n’existe plus de proportion raisonnable
entre le prix du travail du pauvre et le prix des denrées nécessaires à son
existence, I e pauvre ne peut vivre. Rétablissez, citoyens, cette salutaire
proportion ; faites plus, faites que cette proportion change le bienfait de
la Révolution à l’avantage du pauvre ; c’est le seul moyen de lui faire aimer
la Révolution ; c’est le seul moyen de donner au pauvre l’espoir de devenir
un jour propriétaire, et peut-être la Révolution ne sera-t-elle vraiment
consolidée qu’à cette heureuse époque ; alors le pauvre cessera de se
regarder comme locataire dans sa patrie. Le
discours de Chaumette était empreint d’un large accès de pitié sociale. Mais
ses conclusions étriquées juraient avec ses prémisses. Il se bornait à
demander à la Convention trois mesures pratiques : une loi contre les
accapareurs, une loi pour retirer le plus d’assignats possible de la
circulation, une loi enfin qui ordonnât de grands travaux, afin de donner des
salaires aux pauvres. Ces mesures, d’où la taxe des denrées était exclue,
n’avaient rien qui put déplaire à la Convention- Dès la veille, elle avait
décrété, sur le rapport de Barère, que ses comités de l’agriculture, du
commerce et des finances lui présenteraient à bref délai de projets des lois
destinés à réprimer l’agiotage et à diminuer la masse des assignats. Restait
à savoir, à supposer que ces lois fussent votées et appliquées, si elles
suffiraient à résoudre les terribles problèmes du renchérissement. En
attendant, Jacques Roux n’était pas vaincu. Ses idées, son programme
détaxation et de réglementation, qui n’étaient qu’un retour avoué à l’état de
choses d’avant 1789, subsistaient vivaces dans le peuple. Tant que la crise
durerait, les Enragés garderaient leur influence. Une preuve qu’ils étaient
toujours puissants, c’est que la Commune n’osa pas adopter la délibération de
la section des Piques et chasser Jacques Roux de son sein. Elle
aurait cependant pu le faire d’autant plus aisément que l’élection de Jacques
Roux à la Commune était entachée d’illégalité. D’après les règles alors en
usage, les choix de chaque section étaient subordonnés à l’approbation de la
majorité des autres. Or, l’élection de Jacques Roux par les Gravilliers avait
été rejetée par le scrutin de révision de la majorité des autres sections[31]. Devant cet affront ; Jacques
Roux avait donné sa démission. Les Gravilliers la refusèrent et lui
maintinrent ses pouvoirs[32]. Il continua de siéger à la
Commune. Le principal groupement sur lequel il s’appuyait, les défenseurs des
quatre-vingt-quatre départements, ne fut pas inquiété. Ils continuèrent de se
réunir et de présenter des pétitions. Si les Enragés n’avaient pas réussi à imposer la taxation par l’action directe, par l’émeute, leurs forces n’étaient pas entamées, la crise n’était pas résolue. Les événements politiques et économiques travaillaient pour eux. Il arriverait bien un jour où les Montagnards seraient débordés. |
[1]
Elle s'était déjà présentée la veille et, n’ayant pu être entendue, elle avait
écrit au président une lettre assez raide (A. TUETEY, Répertoire, t. VIII, n° 1468,
et Archives parlementaires, t. LVIII, p. 453).
[2]
Barbaroux s’était exprimé en ces termes dans la discussion du 8 décembre 1792 :
« J’ai frémi d’entendre des orateurs indiquer la contrainte comme une ressource
dans la disette et proposer d’arracher les grains aux agriculteurs. »
[3]
Saint-Just dans son discours du 29 novembre 1792 : « J’ose dire qu’il ne peut
exister un bon traité d’économie politique... », et plus loin : « On ne peut
point faire des lois contre ces abus, l’abondance est le résultat de toutes les
lois ensemble. »
[4]
Les fédérés restés à Paris après le 10 août s’étaient formés en société ou
Comité des défenseurs réunis des quatre-vingt-quatre départements ; le
groupement participait à la pétition.
[5]
Claude Heudelet était vérificateur du bureau de la comptabilité et commissaire
de la section Poissonnière.
[6]
Mazuyer veut sans doute désigner Heudelet, mais il est douteux que celui-ci ait
écrit la pétition qui renferme les expressions habituelles chères à Jacques
Roux.
[7]
Il fut remis en liberté, après interrogatoire, le jour même (A. TUETEY, Répertoire,
t. VIII, n° 1471).
[8]
Bibl. nat,, Lb³⁹ 1154b. Affiche à trois colonnes.
[9]
Ces femmes s’étaient d’abord présentées à la Commune avant de se rendre à la
Convention. Elles avaient demandé au maire l’autorisation de pétitionner à
l'Assemblée pour solliciter la diminution du prix des comestibles et la
punition des accapareurs. Le maire, Tache, leur répondit qu’elles n’avaient pas
besoin d’autorisation pour exercer le droit de pétition et les invita au calme
(Moniteur, t. XV, p. 555). Leur orateur était une femme Wuaflard (A. TUETEY, Répertoire,
t. VIII, n° 1474).
[10]
Les Révolutions de Paris, dans Bûchez et Roux, t. XXIV, p. 334.
[11]
Le sucre fut taxé à 20 et 25 sols, la cassonade à 8 et 10 sols, le savon et la
chandelle à 12 sols.
[12]
Bibl. nat,, Lb³⁹ 1154b.
[13]
Compte-rendu de la séance de la Commune dans le Moniteur, t. XV, p. 566.
[14]
Le journal girondin le Scrutateur universel fait de l’incident Jacques
Roux le récit suivant dans son numéro du 27 février : « Le prêtre Roux, inculpé
d’avoir prêché l’insurrection dans la section des Gravilliers, monte à la
tribune et déclare que, voyant les épiciers vendre de si bonne grâce leurs
marchandises à vil prix, il en conclut tout simplement que ces messieurs
restituaient enfin aux pauvres ce qu’ils leur avaient volé. — Grands
applaudissements des tribunes et désapprobation générale de la part du Conseil.
— Enfin, dit Roux, appelez-moi le Marat de la Commune, je déclare que je
défendrai toujours la cause du peuple et que j’inquiéterai les agitateurs. — Il
sort victorieux de la tribune, et le président l’ayant félicité sur les
applaudissements qu'il avait assez mendiés, les tribunes se sont écriées : A
bas le président aristocrate ! »
[15]
Moniteur, t. XV, p. 627.
[16]
Cambon lança cet avertissement à la Convention, au milieu même des troubles, à
la séance du 26 février.
[17]
Notons que le tribunal révolutionnaire sera institué quinze jours plus tard sur
la motion de Danton et que ce tribunal condamnera à mort beaucoup
d'accapareurs.
[18]
Voir le discours de Marat dans Bûchez et Roux, t. XXIV, p. 343. Ce discours est
absent du recueil de M. Aulard sur le Club des Jacobins.
[19]
Le rapport de Pache sur sa gestion contredit l’affirmation optimiste el
intéressée de Dubois-Crancé (Arch. nat., AF II 68).
[20]
Lasource dira de même le lendemain à la Convention qu’on avait entendu des
manifestants exciter le peuple en lui disant : « Lorsque nous avions un
roi, nous étions moins malheureux qu’à présent que nous en avons 745. »
Quelques inconnus disaient ailleurs : « Ceux qui ont voté la mort du roi
danseront bientôt à leur tour » (séance du 20 février, dans les Archives
parlementaires).
[21]
A. TUETEY, Répertoire,
t. VIII, n° 1497, 1499, 1506, 1508.
[22]
Ce chiffre est donné par Chaumette dans son discours à la Commune du 26 février
(Moniteur).
[23]
Voir cet ordre de Santerre dans le Moniteur du 1er mars.
[24]
Par un arrêté publié dans le Moniteur du 1er mars.
[25]
La Convention avait voté le jour même, sur la proposition de Parère, un décret
ordonnant ces mesures.
[26]
Cette proclamation, rédigée par Réal, est publiée dans le compte-rendu de la
séance du 27 février aux Archives parlementaires. Elle existe en placard à la
Bibliothèque nationale, Lb³⁹ 1154b.
[27]
Je n’ai pas pu retrouver le texte de cette affiche, mais elle est mentionnée
dans la circulaire des Jacobins du 1er mars.
[28]
Voir l’intervention de la section des Piques à la Commune dans le compte-rendu
du Moniteur, t. XV, p. 566.
[29]
L'arrêté de la section des Piques fut imprimé et affiché (Bibl. nat.,
Lb⁴⁰ 2040, in-4°). Il est signé de Pannequin, président, Ternois,
vice-président, et Hautier, secrétaire. Il fut communiqué à la Commune dans sa
séance du 20 février (Moniteur du 3 mars). L’original de cet arrêté
figure dans la collection Charavay (Bibliothèque de la ville de Paris, t. V, p.
477).
[30]
Barère, qui était alors girondin, critiqua, dans son discours du 20 février, la
mollesse des autorités parisiennes et dénonça les factieux qui voulaient «
légitimer le vol. Comme à Sparte, et tout cela pour parvenir à une prétendue
loi agraire si on peut donner ce nom à un brigandage ». La section girondine de
la butte des Moulins arrêta que le Corps municipal avait perdu sa confiance
pour n’avoir pas été A son poste dimanche et lundi du moins. Elle blâma
formellement Santerre (voir la séance de la Commune du 1er mars dans le Moniteur
du 4),
[31]
Voir le compte-rendu de la séance de la Commune du 2 mars dans le Moniteur.
[32]
Voir dans Charavay, Assemblée électorale de Paris, la séance du Il
février 1793.