LES CONSÉQUENCES DU 10 AOÛT. La
chute du trône au 10 août avait été l’œuvre des Sans-Culottes. La Commune
insurrectionnelle parisienne, qui représentait le nouveau pouvoir populaire
sorti de l’émeute, exerça une action décisive sur la Législative finissante.
L’assemblée dut donner au peuple sa part dans les dépouilles de la royauté.
Une série de mesures démocratiques se succédèrent. La distinction entre les
citoyens actifs, seuls pourvus précédemment du droit de vote, et les citoyens
passifs, qui supportaient jusque-là passivement la loi de la richesse, sous
le nouveau régime comme sous l’ancien, fut supprimée. Pour la première fois,
les travailleurs, qui n’ont pas d’autre propriété que leurs bras, accédèrent
au pouvoir politique. Toutes les servitudes réelles qui pesaient encore sur les
paysans furent abolies sans indemnité. Des anciens droits féodaux, il ne
subsista plus que les droits casuels fondés sur le titre primitif et ceux-ci
mêmes furent déclarés rachetables à des conditions plus douces. Dans la vue
de multiplier les petits propriétaires, l’Assemblée décréta que les biens
d’émigrés seraient divisés en petites parcelles avant d’être mis en vente et
que les pauvres pourraient les enchérir en promettant d’en acquitter le prix
par de simples rentes annuelles. « Ainsi », dit Jaurès, « le grondement
populaire du 10 août retentissait au creux le plus profond des vallées
lointaines en une parole de libération. Défendez, paysans, la Révolution et
la Patrie pour vous défendre vous-mêmes. » Il
était inévitable que la victoire du peuple se fît aussi sentir dans le
domaine des subsistances. Malgré
la belle apparence de la nouvelle récolte, qui fut généralement plus
abondante que celle de l’année précédente, les marchés étaient dégarnis, le
grain se cachait, le pain se faisait rare et son prix montait sans cesse.
Manœuvres des aristocrates ! disaient les révolutionnaires. Les fermiers
préféraient garder leur blé que de l’échanger contre des assignats. Ils
savaient qu’une forte armée prussienne sous Brunswick remontait la vallée de
la Moselle et marchait sur Paris. L’avenir leur paraissait peu sur et ils se
méfiaient, se réservaient. Ils pouvaient le faire plus facilement
qu’autrefois, car la Révolution les avait débarrassés de la gabelle, des
droits féodaux et des dîmes. Iis possédaient maintenant quelques avances et
ils n’étaient plus obligés comme avant 89 de vendre à tout prix leur récolte
pour payer leurs impôts ou leurs fermages. Beaucoup do propriétaires
d’ailleurs leur disaient de ne pas se presser, d’attendre. Ils n’avaient
aucune hâte à recevoir leurs loyers en assignats. Les achats immenses de la
guerre et de la marine contribuaient encore ;i raréfier la marchandise et a
élever les cours. Jusque-là le pain de troupe était un mélange de farine de
blé et de farine de seigle. Pour que les soldats eussent lieu aussi de se
réjouir du 10 août, la Législative avait décrété, le 8 septembre, que le pain
de munition serait désormais de pur froment. D’où une consommation de blé
accrue. Pour toutes ces raisons diverses, mais concordantes, la crise des
subsistances, loin do s’atténuer, se faisait plus vive, juste au moment où le
développement des événements ouvrait au peuple de larges perspectives
d’espérances. Dans
toute la France, l’effervescence politique se traduit par une reprise de
l’agitation économique. Le Il août 1792, d’importants convois de blés,
destinés au Gard et à l’Hérault, avaient été arrêtés sur le canal du Midi
près de Carcassonne. Quand arrive la nouvelle de la révolution parisienne,
l’attroupement grossit. 6.000 hommes se réunissent au son du tocsin. Les
gardes nationaux appelés par le département de l’Aude font cause commune avec
les émeutiers. Le 17 août, sur le bruit que des troupes de ligne vont
arriver, une colonne de paysans marche sur Carcassonne, s’empare des canons
et des fusils emmagasinés dans la ville, égorge à coups de hache et de
couteaux le procureur général syndic Verdier et finalement débarque les
grains et les transporte à Carcassonne. Pour rétablir l’ordre, il faudra
envoyer 4.000 hommes de troupe[1]. Des
troubles analogues, mais moins graves, éclataient un peu parlent vers le même
temps. Le long de la Seine, il fallait déployer des forces importantes pour
empêcher les riverains d’arrêter les convois qui remontaient du Havre et de
Rouen vers la capitale[2]. Sous la
pression des foules, les autorités locales débordées édictaient des mesures
de réglementation analogues à celles de l’ancien régime. Ainsi, les
administrateurs de la Haute-Garonne, par un arrêté du 14 août, ordonnaient
aux municipalités de surveiller les accapareurs de grains, « notamment ceux
qui, n’ayant pas fait jusqu’ici ce genre de commerce, se répandent dans les
campagnes pour faire des achats de blé ». C’était dire que le commerce du blé
cesserait d’être libre, qu’on ne pourrait plus l’exercer que par permission
des autorités. Celles-ci devaient s’assurer de la personne des acheteurs non
connus d’elles et les traduire devant les tribunaux, « pour y être punis
suivant la rigueur dos lois », dit l’arrêté qui aurait été bien embarrassé de
nommer lesquelles. L’arrêté de la Haute-Garonne ordonnait encore aux
municipalités de surveiller et d’arrêter « les malintentionnés qui se
glissent dans les marchés publics et y achètent secrètement les grains non
pour leur provision, mais pour les revendre et font ainsi renchérir les
denrées[3] ». Un pareil règlement
revenait à supprimer en fait le commerce du blé. Quelques jours plus tard, le
14 septembre, le même département décidait le cours forcé des billets de
confiance. Son exemple n’a pas dû être isolé. LA PROCLAMATION DU 4 SEPTEMBRE 1792 ET SES SUITES. En
présence d’une situation qu’elle n’était plus capable de maîtriser, la
Législative, malgré ses répugnances, dut céder au courant. Le 3
septembre, au moment des massacres des prisons, dans l’affolement produit par
la nouvelle de la prise de Longwy et de Verdun, elle décréta, sur la
proposition de Thuriot, une amnistie générale qui abolit tous procès et
jugements contre les citoyens qui, depuis le 14 juillet 1789, avaient été
poursuivis ou condamnés, sous prétexte de violation des lois relatives à la
libre circulation et à la libre vente des grains. La même amnistie fut
étendue à tous les crimes et délits relatifs à la propriété et au partage des
biens communaux. Ainsi furent relâchés en bloc des milliers de délinquants
arrêtés pendant la répression des mois de mars et d’avril précédents. Le 4
septembre, une loi mit douze nouveaux millions a la disposition du ministre
de l’Intérieur pour achats de blé à l’étranger. Le même
jour, le Conseil exécutif provisoire, par une simple proclamation, ordonnait
des mesures extraordinaires pour contraindre les propriétaires à vendre leurs
grains aux agents militaires. L’armée qui se rassemblait à Châlons sous
Luckner était menacée de manquer de pain. Les propriétaires des départements
voisins profitaient des circonstances pour exiger des prix exorbitants. Le
Conseil exécutif permit aux généraux et aux autorités civiles de les forcer à
vendre. L’époque des livraisons et les prix devaient être fixés par les corps
administratifs. Ce n’était plus seulement la vente forcée, c’était la
taxation. Les
ordres du Conseil exécutif, bien qu’ils ne fussent pas revêtus de l’autorité
légale de l’Assemblée, furent exécutés dans les départements voisins du
théâtre dos opérations. Le 6 septembre, les administrateurs de la Haute-Marne
ordonnèrent à tous les habitants de faire dans les vingt-quatre heures devant
leur municipalité la déclaration de leurs gerbes, grains et fourrages et aux
municipalités de vérifier ces déclarations sous trois jours et de faire
connaître dans le même délai les moyens par lesquels elles se croyaient en
mesure de conduire les subsistances à l’armée[4]. Un arrêté subséquent, pris par
les mêmes administrateurs le 19 septembre, autorisa les municipalités, en cas
de mauvaise volonté, « d’user des moyens de force » pour s’emparer
des denrées « au prix qui sera déterminé par les administrateurs ». En
classant un lot de vieux imprimés que j’avais achetés, il y a déjà longtemps,
en 1899, lors de mon passage au lycée de Montauban, j’ai retrouvé le texte
complet de la proclamation du 4 septembre, réimprimée au moment même par les
soins de l’administration départementale de ia Haute-Garonne. Voici ce texte
resté jusqu’ici inconnu. AU NOM DE LA NATION. Le
CONSEIL EXÉCUTIF PROVISOIRE, considérant que la marche des
armées et celle des citoyens qui, de toutes les parties de l’Empire,
s’empressent d’aller les grossir, oblige de recourir à des moyens
extraordinaires pour pouvoir assurer la subsistance, tant des hommes que des
chevaux, ordonne ce qui suit : Article
premier. — Les préposés des subsistances militaires pourront acheter, de gré
à gré, dans tous les lieux du royaume où il s’en trouvera, les grains et
farines nécessaires à la fabrication du pain des troupes, ainsi que les
foins, pailles, avoines ou autres grains pour la nourriture des chevaux. Art.
IL — Si les propriétaires ne vouloient pas vendre leurs denrées, les
préposés, sur l’attache du commissaire-ordonnateur ou du commissaire des
guerres, et, en cas d’absence, celle des corps administratifs[5], seront autorisés à se faire
délivrer celles dont ou reconnoîtra que les propriétaires peuvent se passer,
et le montant leur on seroit payé sur les prix qui seront réglés par les
corps administratifs. Art.
III. — Les transports, soit par terre, soit par eau, seront traités de gré à
gré ; mais, partout où les voitures des voituriers ordinaires seraient,
insuffisantes, les corps administratifs seront tenus de mettre à la
disposition des préposés des subsistances militaires le nombre de voitures
particulières dont ils feraient la demande, et le loyer en sera payé sur les
fixations qui en seront faites. Art.
IV. — Dans les cas ci-dessus prévus, les préposés des subsistances militaires
feront leurs demandes par écrit aux commissaires-ordonnateurs ou aux
commissaires des guerres ; en cas d’absence, ils pourront s’adresser aux corps
administratifs, et enfin ils sont autorisés à faire, provisoirement, des
réquisitions directes aux citoyens ayant des denrées ou des moyens do
transport. Tous les corps administratifs et tribunaux seront tenus de faire
consigner ces présentes dans leurs registres, lire, publier dans chaque
paroisse de leurs arrondissemens et afficher dans leurs départemens
respectifs et exécuter comme loi. En
foi de quoi nous avons signé ces présentés, auxquelles nous avons fait
apposer le sceau de l’Etat. A Paris, le 4 septembre 1792, l’an IVe de la
liberté. Signé
: J. SERVAN, CLAVIÈRE, MONGE, DANTON, LEBRUN. Par le Conseil exécutif. GROUVELLE, secrétaire[6]. La
signature du ministre Roland, qui avait les subsistances dans son
département, manque à la proclamation. A-t-il refusé sa signature ou était-il
absent au moment où ses collègues délibérèrent ? Ce fait a son intérêt, si
l’on songe au singulier incident que Roland souleva un mois plus tard et dont
il fut d’ailleurs le mauvais marchand. Les
généraux avaient accueilli avec satisfaction la proclamation du 4 septembre
qui facilitait le ravitaillement de leurs armées. Lé général en chef
commandant l’armée du Nord avait écrit le 24 septembre aux administrations départementales
de l’Aube et de la Marne et des départements voisins pour les avertir que les
préposés des subsistances militaires se transporteraient dans leurs
départements accompagnés d’une force armée pour faire battre sur-le-champ les
grains et avoines de la dernière récolte qui seraient aussitôt
réquisitionnés, ainsi que les fourrages. Le district de Soissons avait obéi
aux ordres du général en chef et, le 29 septembre, il avait pris un arrêté
qui ordonnait à la garde nationale de fournir des détachements « à l’effet
d’aller avec des commissaires chez les fermiers, cultivateurs et
propriétaires visiter leurs greniers et granges, s’assurer de la quantité de
grains qui y existent et faire conduire ces grains à Soissons ». Ces mêmes
détachements devaient faire battre les grains et les faire conduire dans les
magasins militaires pour y être payés au prix courant[7]. Roland,
qui était un farouche partisan de la liberté du commerce, s’empressa de
déférer à ses collègues du Conseil exécutif l’arrêté du district de Soissons
comme illégal et il en demanda l’annulation. Ses collègues Le Brun, Monge et
Clavière signèrent avec lui, le 6 octobre, une proclamation en ce sens, qu’il
avait certainement rédigée. La lettre du général en chef de l’armée du Nord,
qui avait motivé l’arrêté du district de Soissons, était qualifiée dans cette
pièce officielle de « prétendue lettre ». Une longue série de considérants
rappelait les lois relatives à la liberté du commerce, condamnait l’arrêté de
Soissons comme « attentatoire au droit de propriété », comme irrégulier, car
le département de l’Aisne n'avait pas été consulté par le district, comme
dangereux pour la tranquillité publique, etc. finalement, la proclamation,
après avoir cassé l’arrêté incriminé, faisait défense à tous les corps
administratifs d’en prendre de semblables à l’avenir. Deux
jours plus tard, Roland écrivait au président de la Convention pour lui
dénoncer la proclamation du 4 septembre, dont il venait, disait-il, de
découvrir l’existence : Paris, le 8 octobre 1792, l’an 1er de la République
française. Monsieur
le Président, Il
paraîtra sans doute étonnant à la Convention nationale que je lui dénonce un
acte du pouvoir exécutif ; mais sa surprise cessera lorsque l’Assemblée aura
lieu de penser que la proclamation dont il est question a été surprise, sans
doute, aux ministres dont les fonctions essentielles n’étaient pas d’en
calculer les désastreuses conséquences et qu’elle a été absolument ignorée
des autres[8]. Les
troubles, qui règnent en ce moment d’un bout de la France à l’autre, sont les
causes diverses, bien connues et qu’il est inutile de rappeler[9]. Mais le moyen très perfidement
calculé de les entretenir, celui dont on use avec un acharnement incroyable,
c’est de jeter des troubles dans le peuple sur les moyens, sur la possibilité
de le nourrir. On semble vouloir le persuader que la libre circulation tend à
le priver de subsistance, lorsqu’il est évident que, sans elle, il est
possible et presque inévitable de mourir de faim au milieu de l’abondance. Je
reviens et j’expose : 1° que cette proclamation n’a jamais été délibérée au
Conseil ; 2° qu’il n’en est fait mention nulle part sur son registre[10] ; 3° qu’elle n’a pas été faite
dans les bureaux de la guerre et que Servan a déclaré qu’il ne sait pas par
qui elle a été proposée ; 4° qu’elle m’a été envoyée par M. Hassenfratz, qui
a la surveillance de cette partie dans les bureaux de la Guerre, le 7
octobre, le premier jour que nous en ayons entendu parler l’un et l’autre, et
cela après l’expédition de la proclamation, dont je pris ici une copie signée
de moi[11] ; 5° enfin qu’elle a mis le
plus grand trouble dans les départements du Nord ; qu’elle y a répandu la
défiance et la crainte chez les fermiers et dans les marchés, au point qu’il
en est résulté des arrestations multipliées et une suspension, presque
absolue, de la circulation des denrées, même de celles achetées et payées
pour la subsistance de Paris ; lesquelles sont encore, en ce moment, arrêtées
de toutes parts, notamment à Soissons. Je
ne puis voir, dans tout cela, qu’un profit de la part des approvisionneurs de
l’armée, à qui j’attribue cette proclamation faite à mon insu. Je ne puis y
voir, dis-je, qu’une coalition (sic) avec les ennemis delà chose publique, la
plus pernicieuse des tentatives pour la ruiner. Le ministre de l’Intérieur, ROLAND[12]. Il est
difficile de ne pas voir dans cette lettre de Roland une manœuvre indirecte
contre Danton et son parti. L’affectation avec laquelle le pédant économiste
mettait hors de cause Servan, la perfidie avec laquelle il insinuait que les
vrais auteurs de la proclamation étaient les fournisseurs, il disait les
approvisionneurs, de l’armée, l’insistance enfin qu’il mettait à faire
retomber sur cette pièce la responsabilité des troubles dont il exagérait
singulièrement l’importance, tout contribuait à désigner Danton et son
groupe. Cette impression se confirme quand on voit Pétion, après la lecture
de la lettre de Roland, monter à la tribune pour appuyer lourdement ses
observations. A en croire l’ancien maire de Paris, la proclamation du 4
septembre n’était propre « qu’à répandre la terreur, à empêcher les
laboureurs de porter leur blé dans les marchés, à augmenter le prix des
denrées et à amener la disette ». Pétion discutait ensuite la légalité de la
proclamation qu’il ne voulait pas croire authentique : « Si le pouvoir
exécutif l’eùl faite, vous devriez improuver sa conduite ; mais le ministre
de l’intérieur vous dit que les ministres n’en ont pas connaissance ; je
demande donc que le directeur de l’Imprimerie nationale soit mandé à la barre
pour déclarer si c’est véritablement à cette imprimerie que cette
proclamation a été faite et qui en a fourni les manuscrits ». On applaudit et
la proposition de Pétion fut décrétée sans débat. En
l’absence du citoyen Anisson-Duperron, directeur de l’imprimerie nationale,
qui était à la papeterie de Buges, près Montargis, surveiller une impression
d’assignats, un de ses agents, interrogé à la séance du 9 octobre, ne put pas
assurer que la proclamation du 4 septembre avait été composée à l’imprimerie
nationale. Le député Léonard Bourdon fit alors observer que les actes
imprimés par ordre du pouvoir exécutif portaient « le type Imprimerie
nationale exécutive et que la proclamation dénoncée ne portait que celui
: Imprimerie nationale. » Mais Treilhard, à son tour, releva que,
dans sa lettre, Roland n’avait pas dit que la proclamation était fausse, mais
qu’elle avait été surprise au pouvoir exécutif, ce qui était bien différent :
« Il existe une loi », continua- t-il, « qui porte punition de mort
contre les faussaires en ce genre ; il est nécessaire de savoir de quel
bureau du ministère peut être sortie cette proclamation. Je demande que les
six ministres, dont les signatures se trouvent à cette proclamation[13], soient mandés
individuellement, afin de savoir duquel d’entre eux elle est émanée. » La
proposition fut votée sans opposition. Le
Conseil exécutif obéit sur-le-champ à cette mise en demeure. La séance
n’était pas terminée qu’il faisait remettre ses explications au président de
l’Assemblée. La proclamation du 4 septembre était-réellement son œuvre. Il
rappelait les circonstances qui y avaient donné lieu : « Vous devez vous
rappeler qu’au commencement de septembre, lorsque l’armée prussienne forçait
sa marche sur Châlons, il n’y avait dans cette ville que très peu de grains,
que les généraux de nos armées, le ministre de la Guerre et les corps
administratifs ne cessaient de se plaindre de la difficulté de se procurer
des grains et des charrois et du prix exorbitant exigé par les propriétaires.
Les plaintes, adressées à l’Assemblée législative, furent par elle renvoyées à
la Commission extraordinaire et discutées en présence de plusieurs ministres.
Le danger était pressant, il fallait porter à Châlons ou aux environs une
armée de plus de 80.000 hommes, il fallait ou nourrir celle armée, ou laisser
le passage à l’ennemi. La commission se convainquit alors de la nécessité de
prendre des mesures extraordinaires pour contraindre à vendre des grains et à
fournir des charrois à ceux que la tiédeur de leur patriotisme arrêtait ou
que la cupidité engageait à profiter de la détresse de la patrie. » Le
Conseil exécutif s’attachait ensuite à justifie le caractère légal de sa
proclamation. Celle-ci avait été décidée, après une longue discussion, à la
Commission extraordinaire des Douze. Elle ne faisait que généraliser des
mesures que différentes administrations départementales avaient déjà
ordonnées, à l’exemple de certains généraux d’armée. L’Assemblée législative
avait pris à son compte les principes de la proclamation dans ses décrets des
9 et.16 septembre qui en augmentaient la rigueur. Enfin elle avait autorisé
expressément le Conseil exécutif, par un décret formel, « à prendre toutes
les mesures qui pourraient sauver la chose publique, et elle avait frappé de
la peine de mort tous ceux qui entraveraient sa marche ou résisteraient à ses
ordres. » Tous les mots de cette défense étaient autant de démentis cinglants
qui tombaient droit sur Roland et sur Potion. A la fin cependant, dans deux
phrases dédaigneuses, le Conseil tendait la perche à l’infortuné ministre de
l’Intérieur. « Enfin, les circonstances ayant changé, la proclamation
est tellement tombée dans l’oubli que le Conseil exécutif n’a pas cru
nécessaire de la révoquer. La dénonciation du ministre de l’Intérieur, qui
ignorait ces circonstances et qui a cru y voir un faux médité par des malveillants,
fait la loi au Conseil de supprimer cette proclamation. » Cette concession
finale permit sans doute à Roland de mettre son nom.au bas de la lettre du
Conseil exécutif qui fut signée aussi par Clavière, Monge, Danton et Lebrun[14]. On ne
risque pas de se tromper en supposant que Danton, qui quitta le jour même les
fonctions de ministre de la Justice, était l’auteur de la réponse du Conseil
exécutif à la demande d’explication formulée par la Convention. Ses amis de
l’Assemblée, Tallien, Chabot, Thuriot voulurent lui fournir une revanche.
Comme l’Assemblée venait de passer à l’ordre du jour sur l’incident, ils
réclamèrent contre le vote qu’ils firent recommencer. Le vote ayant été
confirmé, Thuriot demande la parole au milieu du tumulte : « Le décret,
dit-il, par lequel vous ayez passé à l’ordre du jour, est dans mes principes
; mais il semble que ce décret soit contre les ministres signataires de la
proclamation [du 4 septembre] et c’est à cela que je m'oppose. Ils vous ont
démontré que c’est pour l’intérêt public qu’ils ont fait cette proclamation,
et vous devrez rendre hommage à la pureté de leurs intentions. Je demande donc
que ce soit sur la dénonciation que l’Assemblée passe à l’ordre du jour. »
Le président, qui était Delacroix, fit observer à Thuriot que c’était dans ce
sens-là qu’on avait passé à l’ordre du jour. « Eh bien ! alors, dit
Thuriot, je demande que la Convention rapporte son décret par lequel elle
mande les ministres signataires de la proclamation. » II en fut ainsi décidé.
C’était déclarer Danton et les autres ministres signataires de la
proclamation irréprochables et c’était par contre-coup souligner la légèreté
de la dénonciation de Roland. L’incident
valait d’être raconté, ne serait-ce que pour faire toucher du doigt la
difficulté de connaître même les actes officiels. Nous possédons le registre
du Conseil exécutif provisoire. Ce registre est très incomplet, puisqu’il
ignore deux proclamations importantes, celle du 4 septembre et celle du 6
octobre, et puisque son procès-verbal est muet sur les interventions de
Roland et de ses collègues auprès de la Convention. Gomment écrire l’histoire
quand les sources, en apparence les plus authentiques, sont erronées et peu
sûres ? L’incident
nous fait enfin toucher du doigt toute la différence de la politique sociale
des Girondins et de celle des Montagnards. LES LOIS DES 9 ET 16i SEPTEMBRE 1792. La
vente forcée et la taxation n’avaient été autorisées par la proclamation du
Conseil exécutif que pour assurer les approvisionnements militaires. Mais le
ravitaillement de la population civile devenait chaque jour plus difficile.
Le 9 septembre, sur, un rapport de Destrem, l’Assemblée vota une loi qui
autorisait les municipalités à « retenir, chacune dans son
arrondissement, le nombre d’ouvriers nécessaire pour le battage des grains et
la culture des terres ». Les corps administratifs pouvaient de leur côté
se faire rendre compte par les municipalités de l’état des marchés et
pourvoir à leur approvisionnement au moyen de réquisitions adressées aux
particuliers. C’était la remise en vigueur des règlements anciens concernant
l’obligation de garnir les marchés. La loi
nouvelle ne faisait que légaliser un état de fail. Beaucoup de municipalités
et de corps administratifs avaient déjà ordonné, de leur propre initiative,
les mesurés qu’elle prescrivait. Ainsi, dès le 3 septembre 1792, le district
de Chaumont avait adressé à toutes les communes avoisinantes une invitation à
faire battre le blé de la récolte, afin d’approvisionner les marchés. De
nombreuses villes menacées de la famine n’avaient pu s ’y soustraire qu’en
s’emparant des grains achetés pour l’armée et déposés dans les magasins
militaires. C’est ce qui s’était produit à Perpignan et à Rouen. Le 16
septembre, le ministre de la Guerre Servan se plaignit que la municipalité
Rouen avait fait distribuer aux boulangers 4.000 sacs de grains et farines
appartenant à l’armée. Si de pareils faits se généralisaient,
l’approvisionnement des armées était compromis. L’Assemblée décida d’envoyer
deux de ses membres à Rouen pour faire une enquête et pour révoquer au besoin
les administrateurs coupables. Elle vota en même temps, sur la proposition de
Vergniaud, une loi qui complétait et précisait celle du 9 septembre en ce qui
concernait les réquisitions civiles. Les recensements de facultatifs
devenaient obligatoires. Ils devaient être faits dans toutes les communes et
dans le plus bref délai. Quand ils seraient effectués, les administrateurs du
département indiqueraient aussitôt par des arrêtés « la quantité de grains
que chaque commune devra apporter aux marchés publics, dans la proportion de
celle qu’elle possède ». Les particuliers qui refuseraient d’obéir aux
réquisitions seraient passibles de la confiscation de leurs grains et d’une
peine pouvant aller jusqu’à un an de gêne, c’est-à-dire de travaux forcés[15]. Taxation
mise à part, cette loi du 16 septembre faisait revivre une grande partie de
la réglementation d’avant 1789. Mais ce n’était qu’une demi-mesure, car les
réquisitions civiles ne pouvaient s’opérer qu’à l’intérieur de chaque
département. Les départements déficitaires ne pouvaient, s’approvisionner par
la voie des réquisitions dans les départements mieux fournis. D’autre part,
la réquisition, sans la taxation, loin de faire baisser les prix, ne pouvait
que les élever encore. Aussi n’est-il pas étonnant que la loi du 16 septembre
n’ait satisfait ni ceux pour lesquels elle était faite, ni ceux qui devaient
eu supporter la charge. Elle se heurta presque dès le début à la double
opposition simultanée des consommateurs et des producteurs. LA « LOI AGRAIRE ». Les
Sans-Culottes avaient grandi leurs ambitions depuis leur victoire du 10 août.
Certains ne se bornaient plus à réclamer la taxation. Ils rêvaient plus et
mieux. Ils se disai ad qu’après la suppression du privilège delà naissance,
le tour était venu de la suppression du privilège de la richesse. Çà et là se
faisaient jour des réclamations à caractère communiste. Deux
commissaires du Conseil exécutif envoyés en Normandie au début de septembre
pour presser la levée des volontaires, Momoro et Dufour, répandirent une nouvelle
Déclaration des droits de l’homme de la composition du premier. On y lisait
ces deux articles : « 1° La nation ne reconnaît que les propriétés
industrielles, elle en assure la garantie et l’inviolabilité. 2° La nation
assure également aux citoyens la garantie et l’inviolabilité de ce qu’on
appelle faussement propriétés territoriales, jusqu’au moment où elle aura
établi des lois sur cet objet ». C’était dire que les propriétaires de biens
fonds ne détenaient plus leurs domaines qu’à titre précaire. C’était les
menacer d'une révision de leurs titres, c’était prêcher la loi agraire, comme
on disait. Les bourgeois de Bernay s’émurent, arrêtèrent les deux
commissaires et ne les relâchèrent qu’après leur avoir fait promettre de
décamper sur-le-champ. Le
Franc-Comtois Momoro était un des membres les plus influents du club des
Cordeliers. Il avait joué un iule important dans toutes les grandes journées.
Il siégeait au directoire du département de Paris. C’était un homme marquant
dont la pensée n’était pas négligeable. Sa Déclaration des Droits n’avait
sans doute pour but que de préparer la mainmise de la nation sur le domaine
agricole, afin de résoudre radicalement l’éternelle question des
subsistances. Il
n’était certainement pas un isolé. Nous savons déjà que le curé de Mauchamp,
Dolivier, avait hardiment posé la question du droit de propriété dans su
pétition en faveur des paysans arrêtés pour le meurtre de Simoneau, maire d’Étampes.
D’autres curés aussi hardis passèrent des doctrines aux actes après le 10
août. Un certain Petitjean, curé d’Épineuil dans le Cher, disait à ses
paroissiens : « Les biens vont être communs, il n’y aura qu’une cave, qu’un
grenier où chacun prendre tout ce qui lui sera nécessaire[16] ». Petitjean conseillait de « former
des dépôts dans les caves et dans les greniers », où on puiserait en
communauté, de telle façon qu’on n’aurait plus besoin d’argent. Moyen
radical.de remédier à la crise monétaire ! Il invitait encore ses ouailles à « consentir
librement l’abandon de toutes leurs propriétés et le partage général de tous
leurs biens ». Il les exhortait à ne plus payer leurs fermages. Sa
prédication incendiaire lui valut d’être décrété d’arrestation le 23
septembre 1792 et condamné par contumace à six ans de gène, le 18 décembre
1792, par le tribunal criminel de son département. En appel la peine fut
réduite à un an de prison. Quelques
semaines avant que le curé berrichon commençât son apostolat socialiste, le
Lyonnais Lange, d’origine allemande, exposait dans une brochure intitulée : Moyens
Amples et faciles de fixer t’abondance et le juste prix du pain[17] ; tout un système de
nationalisation générale des Subsistances. L’Etat achèterait toute la récolte
aux propriétaires moyennant un prix fixe qui les garantirait contre les
fluctuations des cours. Une compagnie fermière, formée par actions sous le
contrôle de l’Etat et administrée en partie par les récoltants et les
consommateurs, emmagasinerait la moisson dans 30.000 greniers d’abondance et
établirait un prix moyen du pain. Ce n’était pas une vue théorique, niais un
système très étudié jusque dans les moindres détails. Déjà ii
Lyon même on passait aux actes. Un agitateur du nom de Dedieu qui présidait
la section de la Juiverie proposait de procéder à la perquisition des grains
et farines accaparés, de les vendre à un prix imposé et enfin de nommer un
tribunal spécial pour punir les accapareurs de toutes sortes. Son but était « de
pulvériser le sordide intérêt, la cupidité des accapareurs favorisée par la
faiblesse ou la complicité morale des juges aristocrates ». Le club central
demanda l’exhibition de la guillotine sur une place de la ville. La
municipalité refusa, mais un attroupement, dans la nuit du 25 au 26 août,
s’empara de la machine et la dressa sur la place des Terreaux en face de
l’hôtel de ville. L’émeute envahit la prison. Dans la bagarre furent blessés
grièvement deux prisonniers, un fabricant de faux assignats et un boulange
inculpé de malfaçon. — Ainsi l’idée prenait corps qu’il fallait instituer la
Terreur contre les accapareurs, faire servir la guillotine à la solution des
difficultés économiques[18]. Au
lendemain du 10 août encore, un publiciste fumeux et hardi, qui paraît
avoir-été en rapports avec les francs-maçons illuminés d’Allemagne[19], Nicolas de Bonneville,
fondateur du Cercle social et du journal la Bouche de fer, rééditait
son livre De l’esprit des religions, qui avait paru pour la première
fois au lendemain de la fuite à Varennes. On y trouvait exposée, au milieu
d’un plan de cité future, la nécessité de la loi agraire, dans des passages
d’allure sibylline, mais de signification très nette : « Jehova ! Jehova
! Les hommes intègres te rendent un culte éternel. Ta loi[20] est un culte éternel. Ta loi
est la terreur des superbes. Ton nom est le mot d’ordre et la loi des
Francs... AGRAIRE ![21] » Venait ensuite un
chapitre intitulé : Preuves, où on lisait : « Vous objectez sans cesse
que le partage égal et annuel des terres de chaque communauté est impossible.
Je réponds qu’il a été fait, que c’était une loi du gouvernement de nos pères
et que ce peuple, heureux et libre, peuple, frère et toujours souverain, a
renversé le peuple roi, qui dictait à l’Univers des ordres arbitraires... » A
grands renforts de citations do César et de Tacite, Bonneville s’escrimait
alors à démontrer que chez les premiers Gaulois et les premiers Germains et les
terres étaient partagées tous les ans. Il
traitait enfin, dans son chapitre 39, D’un moyen d’exécution pour préparer
le partage universel des terres. Ici sa pensée pratique s’éclairait et se
précisait : « L’Assemblée Nationale, disait-il, a fort avancé les
affaires par ses décrets sur les successions et sur les communaux, mais ce n’est
point assez. Le seul moyen possible d’arriver à la grande Communion sociale
est de diviser les héritages territoriaux en parts égales et déterminées pour
les enfants du défunt et appeler au partage du reste tous les autres parents.
Fixez aujourd’hui l’héritage à cinq ou six arpens pour chaque enfant et
petits-enfants et que les autres parents se partagent paiement les restes de
l’héritage. Vous serez encore bien loin de la justice et des aveux que vous
avez faits sur les droits e £aux et imprescriptibles de tous les hommes. Vous
laisserez encore sur la terre des traces d’un péché originel, mais les
Meilleures lois ne vous conviennent pas. Le peuple aveuglé ne connaît pas sa
force, il n’a pas d’ailleurs vos besoins factices. Vous allez savoir que
c’est ici pour vous-mêmes que vous aurez travaillé. » Autrement dit
Bonneville conseillait aux riches de sacrifier une partie de leur fortune
pour sauver le reste. Si on
songe que Bonneville avait été, comme Momoro, Membre des Cordeliers et qu’au
Cercle social, qu’il avait fondé, il avait donné une tribune à l’abbé Fauchet
qui exposait, dès la fin de 1790, une sorte de socialisme évangélique, Si on
réfléchit que Fauchet avait dans le clergé parisien des émules plus hardis
que lui-même comme l’abbé de Cournand, Professeur au Collège de France,
Fauteur du traité de la propriété, paru en avril 1791, si on tient compte
enfin des protestations véhémentes qui s’élevèrent après le 10 août contre
les Partisans de la loi agraire comme des aveux de certains de fours amis, on
ne doutera pas qu’il n’y ait eu réellement à ce moment un groupe, encore mal
connu, mais assez cohérent actif, qui réclamait un supplément de révolution
sociale et pour qui le problème des subsistances n’était qu’un aspect d’un
problème infiniment plus vaste. Sur la
largeur et la profondeur de ce mouvement socialiste qui suivit le 10 août et
précéda la proclamation de la République, nous possédons déjà des faits et
des témoignages significatifs. La
Législative avait exigé de tous les fonctionnaires, de tous les magistrats,
de tous les électeurs le serment d’être fidèles à la Liberté et à l’Égalité.
Les administrateurs de Reims exprimèrent la crainte qu’en prêtant serment a
l’Egalité, ils ne consentissent parla un partage égal des fortunes, ils ne
jurassent en un mot ce qu’on appelait alors l’Égalité de fait[22]. Plusieurs assemblées
électorales, réunies pour nommer les députés à la Convention, comme celles de
l’Eure, du Cantal et de l’Indre protestèrent contre la prédication de la loi
agraire et réclamèrent le maintien des propriétés[23]. Dans le Lot, l’assemblée
électorale dut adresser une proclamation aux paysans pour les inviter à
cesser le pillage des biens des émigrés[24]. Méditons encore cette phrase
que le Jacobin Thomas Lindet, évêque de l’Eure, écrivait à son frère Robert, le
20 août 1792 : « La Révolution nous mène loin. Gare la loi agraire ! » Il
n’est donc pas douteux que le mouvement social ait pris par endroits, après
le 10 août, une teinte communiste. LA POLITIQUE GIRONDINE. ROLAND. Les
Girondins, qui avaient subi, le cœur plein d’amertume, les injonctions de fa
Commune parisienne, ne pouvaient manquer d’exploiter contre leurs adversaires
politiques les prédications incendiaires, comme on disait, des Momoro et des
Petitjean. Le ministre de l’Intérieur Roland était un économiste de l’école
de Turgot, un caractère raide et têtu qui réprouvait comme une erreur
criminelle toute mesure de réglementation. Il estimait désastreuses les lois
des 9 et 1G septembre qu’d était pourtant chargé d’appliquer. Il se dit qu’en
alarmant les propriétaires de l’épouvantail de la loi agraire, il
parviendrait facilement à faire rapporter une législation qu’il déplorait-
Dès le 13 septembre, il commençait la campagne contre les désorganisateurs et
les anarchistes en dénonçant à l’Assemblée la conduite de certains
commissaires de la Commune de Paris, qui jetaient partout l'inquiétude,
disait-il, par leurs réquisitions abusives et leurs initiatives
inconsidérées. Comme si elle n’eut attendu que ce signal, toute la presse
girondine, revenue de sa frayeur depuis que les élections à la Convention
dans les départements s’annonçaient décidément comme un succès du parti de
l’ordre, appuya Roland et se mit à attaquer avec violence - les Montagnards
qu’elle rendit responsables à la fois des massacres de septembre et de la
propagande communiste. Le 17
septembre, quatre jours après la dénonciation que Roland avait portée à
l’Assemblée, Brissot faisait dans son journal, le Patriote français,
un rapprochement entre le vol des diamants de la couronne au garde-meuble et
une prétendue prédication de la loi agraire qui aurait été faite à
l’assemblée électorale de Paris. Immédiatement, Carra emboîtait le pas à
Brissot dans les Annales patriotiques du 19 septembre : « Tout homme
qui parle de loi agraire, de partagé des terres est un franc aristocrate, un
ennemi public, un scélérat à exterminer ». Les autres feuilles girondines, le
Courrier de Gorsas, la Chronique de Paris de Condorcet
donnaient de la voix en même temps. Le chevalier de Keralio, dans la Chronique
du 22 septembre, vitupérait contre les fous « qui veulent dégrader les
hommes en les abaissant à l’état de brutes et rendre la terre commune entre
eux ». Le banquier cosmopolite Anacharsis Cloots, alors Girondin, lançait
contre les perturbateurs une philippique bien sentie : « Des hommes
absurdes ou perfides se plaisent à répandre la terreur dans l’âme des
propriétaires. On voudrait semer la zizanie entre les Français qui Vivent du
produit de leurs terres et les Français qui vivent du produit de leur
industrie. Cé projet désorganisateur sort de la boutique de Coblentz et de
prétendus patriotes croient se populariser en publiant que les propriétés
territoriales sont des chimères qui doivent disparaître devant la réalité des
propriétés industrielles. Ce galimatias ne mériterait aucune réfutation, s’il
ne jetait pas l’alarme parmi les citoyens débonnaires qui craignent autant la
perte de leur héritage que l’invasion des Allemands ; ce galimatias a
contribué plus qu'on ne pense a la prise de Longwy et de Verdun[25] ». L’offensive
girondine, évidemment concertée, fut si brusque que les Montagnards, pris au
dépourvu, fléchirent. Les plus compromis et les moins scrupuleux se hâtèrent
de désavouer leur avant-garde. Danton était ministre de la Justice au moment
des massacres de septembre. Il avait choisi ces commissaires du Conseil
exécutif que Roland avait dénoncés comme incendiaires, notamment le Cordelier
Momoro, son ami. Son secrétaire Fabre d’Églantine aval affiché sur les murs
de Paris un placard anarchiste intitulé : Compte-Rendu au peuple souverain,
où il ne faisait pas seulement l’apologie des massacres, mais où il couvrait
de moqueries les prétendus patriotes « amis des propriétés[26] ». Le Champenois Danton
avait hâte de se laver de ce passé tout récent. A la première séance de la
Convention, le 21 septembre, il se précipita à la tribune pour y tonitruer
cette déclaration qui était le désaveu des communistes : « On a paru croire,
d’excellents citoyens ont pu présumer que des amis ardents de la liberté
pouvaient nuire à l’ordre social en exagérant leurs principes. Eh bien !
abjurons ici toute exagération ; déclarons que toutes les propriétés
territoriales, individuelles et industrielles seront éternellement maintenues
et que les contributions publiques continueront à être perçues ».
L’Assemblée, ravie de cette sagesse inattendue, applaudit à tout rompre. Elle
goûta cependant l’observation de Cambon qui lui fit remarquer que c’était
beaucoup lui demander que de s’engager pour l’éternité et elle vola
simplement : « Les personnes et les propriétés sont sous la sauvegarde de la
nation ». Robespierre,
qui pourtant n’avait jamais été partisan de la loi agraire, avait gardé le
silence pendant cette discussion. Mais il était trop clairvoyant pour ne pas
comprendre que derrière la loi agraire, c’était la réglementation et la
démocratie qui étaient visées. Dans le premier numéro de ses Lettres à ses
commettants, il s’expliqua nettement sur son programme social : « La
royauté est anéantie, dit-il, la noblesse et le clergé ont disparu, le règne
de l’Egalité commence ». Il se livrait alors à une vive riposte contre les
faux patriotes qui ne voulaient « constituer la République que pour eux-
mêmes », qui n’entendaient « gouverner que dans l’intérêt des riches et des
fonctionnaires publics ». Il leur opposait les vrais patriotes qui
chercheront à fonder la République « sur les principes de l’Égalité et de
l’intérêt général ». D’un mot, il perçait à jour la manœuvre girondine : «
Observez ce penchant éternel à lier l’idée de sédition et de pauvreté ». Par
là il sonnait le ralliement de toute la classe des Sans- Culottes. Il voulait
garder le contact avec les masses. Il restait le même Robespierre qui avait
publié quelques mois auparavant[27] la pétition du curé Dolivier au
sujet du meurtre de Simoneau. Robespierre
ne fut pas seul à faire front à l’attaque girondine avec cette résolution
courageuse. Les Révolutions de Paris, que rédigeait alors Sylvain Maréchal,
l’ami de Babeuf, le futur rédacteur du Manifeste des Egaux, s’appliquèrent
avec beaucoup d’habileté, tout en désavouant la loi agraire, à sauver
néanmoins l’essentiel de la politique et de la législation démocratiques[28]. Sylvain Maréchal conseillait
aux riches de faire des sacrifices pour se mettre à l’abri de la loi agraire,
puis il se tournait vers les pauvres : « Et vous, honorables indigens
que les malintentionnés méconnaissent à dessein, qu’ils apprennent de vous
que la saison n’est pas bonne encore de frapper l’aristocratie des riches. Un
jour viendra, et il n’est pas éloigné, ce sera le lendemain de nos guerres ;
un jour le niveau de la loi réglera les fortunes. Aujourd’hui elle ne peut et
ne doit qu’imposer les riches en raison des besoins de la patrie... »
Maréchal ajoutait qu’il était nécessaire « d’opérer un rapprochement dans les
fortunes qui détruise le principe vicieux de la prépondérance des riches sur
les pauvres. Il ne doit pas être permis à un citoyen de posséder plus d’une
quantité fixe d’arpents de terre ». Il voulait encore que celui qui n’avait
pas 400 livres de revenu ne payât pas d’impôt, car il payait sa dette envers
l’Etat « par son travail, par sa consommation, par la défense de ses
foyers, par le nombre de ses enfants. » Ce n’était pas la loi agraire, mais
c’était le chemin qui y conduisait. LE SOULÈVEMENT OUVRIER ET PAYSAN DE L’AUTOMNE DE 1792. La
réglementation, élaborée, ou plutôt improvisée, pendant la crise de la
première invasion, dut être appliquée au milieu de ces luttes des partis.
Depuis que la victoire de Valmy avait sauvé Paris, depuis que la retraite
prussienne se changeait tous les jours en déroute et que les Français,
prenant à leur tour l’offensive, se préparaient à entrer en Belgique, cette
réglementation des subsistances paraissait de jour en jour moins nécessaire. La
Convention s’était délivrée dès le début de la surveillance gênante et
jalouse de la Commune de Paris dont elle avait brisé la puissance. Les
Girondins étaient maîtres, à la fois dans l’Assemblée et dans le
Gouvernement. Toute réglementation leur semblait une concession â l’anarchie[29]. On peut supposer dans quel
esprit et dans quelle mesure les lois des 9 et 16 septembre furent appliquées
là où ils dominaient. Dans
beaucoup de départements, il n’y eut pas de recensements ou il n’y en eut que
pour la forme. Les réquisitions pour garnir les marchés furent ainsi rendues
impossibles dans ces départements. Dans
ceux où les autorités essayèrent d’appliquer la loi, elles se heurtèrent a de
grandes difficultés. Dans la
Haute-Marne, où de nombreux passages de troupe avaient augmenté la
consommation, le district do Chaumont mit beaucoup do zèle à faire les
recensements et à adresser aux communes des réquisitions pour approvisionner
les marchés. Les administrateurs du département avaient d'abord applaudi à ces
mesures, mais bientôt un désaccord surgit entre eux et les administrateurs du
district quand ceux-ci, en présence de la mauvaise volonté de beaucoup de
communes, voulurent faire exécuter leurs réquisitions par la force. Le
département réforma l’arrêté par lequel le district avait ordonné à la
gendarmerie, Je 30 septembre, de se transporter dans les communes
récalcitrantes et de faire charger d’autorité les blés de réquisition. Il lui
fit défense d’employer les moyens coercitifs. Le district toutefois passa
outre à cette opposition en invoquant la loi du 16 septembre qui autorisait
la confiscation des grains des cultivateurs qui refuseraient d’obéir aux
réquisitions. Les gendarmes et les dragons furent envoyés en garnison aux
frais des communes récalcitrantes qu’ils occupèrent jusqu’il ce que les
réquisitions fussent exécutées. Ce régime do contrainte fonctionna pendant
plusieurs mois. Le district de Chaumont se plaignit, le 5 décembre 1792, de
la mollesse du département qui ne l’avait pas autorisé à faire des visites
domiciliaires pour contrôler l’exactitude des déclarations des cultivateurs.
Il estimait que ceux-ci avaient dissimulé un quart ou une moitié de leurs
grains. Il se plaignait de leur incivisme et de leurs terreurs irraisonnées :
« Hien ne circule », disait-il, « tout est caché, lis n’ont pas à craindre
les trahisons du pouvoir exécutif, cependant ils se tourmentent comme si
Capel, du fond do sa prison, commerçait encore sur les grains[30], tramait encore une autre
révolution et pouvait encore soudoyer les agitateurs. » Dans ce département
frontière, la réglementation avait donc soulevé de fortes résistances, mais
elle avait été appliquée et elle avait sauvé les villes de la famine. Dans
beaucoup d’autres départements, il n’en fut pas de même. Les réquisitions ne
pouvaient donner un résultat satisfaisant que là où les autorités montraient
de la fermeté et que là aussi où les grains existaient en quantité
suffisante. Les départements déficitaires ne pouvaient s’approvisionner dans
les autres qui fermaient leurs frontières[31]. Les propriétaires avaient
d’ailleurs beau jeu pour se venger des réquisitions en augmentant les prix
qui restaient à leur discrétion, lis ne s’en firent pas faute. Mais d’autre
part les consommateurs essayèrent de lutter contre la hausse vertigineuse des
comestibles en élevant de leur côté le prix de leurs salaires. Les troubles
recommencèrent et s’étendirent. À Lyon,
où la mévente des soieries, provoquée par l’émigration et par la guerre,
avait réduit au chômage 30.000 canuts, la crise fut particulièrement grave.
Les femmes s’attroupèrent dans différentes boutiques et taxèrent les
marchandises. Elles affichèrent ensuite sur les murs de la ville un tarif de
tous les comestibles. Ce tarif, dit Roland[32], était à peu près la moitié
au-dessous des cours. La municipalité dut le revêtir de son autorité. Un
député, dont le nom n’est pas donné dans les journaux, ne manqua pas
d’accuser les commissaires de la Commune de Paris et du Conseil exécutif
d’être les instigateurs des troubles de Lyon. La Convention envoya sur les
lieux trois de ses membres pour supprimer la taxation et rétablir l’ordre.
Ces trois députés levèrent une compagnie de gendarmerie soldée et procédèrent
à des arrestations, mais l’ordre ne fut rétabli qu’en apparence. L’agitation
reprit de plus belle au début de novembre. Orléans
fut troublée en même temps que Lyon. Au départ d’une voiture de grains pour
Nantes, un attroupement se forma. Un portefaix fut tué, sept maisons pillées[33]. Dans
l’Ile-de-France, une agitation intense, qui rappelle tout à fait celle qui
s’était produite aux mois de février et de mars précédents, commença en
octobre et s’aggrava en novembre. Les administrateurs des districts avaient
mis beaucoup de mauvaise volonté à faire exécuter la loi du 16 septembre. En
Seine-et-Oise, un seul district sur neuf avait terminé ses recensements îi la
fin de novembre[34]. L’administration|
départementale, alarmée pour la subsistance de Versailles, avait cependant
lancé des réquisitions aux communes pour garnir les marchés. Les communes
refusèrent d’obéir. Les cultivateurs gardaient leur blé en gerbes en
prétextant qu’ils manquaient de bras pour le battre. D’autres le faisaient
transporter dans les départements voisins où la loi du 16 septembre était
restée lettre morte[35]. Alors des émeutes éclatèrent.
Les marchés furent pillés à Versailles, à Etampes, à Rambouillet par des
attroupements qui taxèrent les denrées. II y eut une collision sanglante à
Rambouillet. L’agitation gagna de proche en proche et la Convention dut envoyer
trois de ses membres, Lidon, Tellier et Lefebvre, en mission dans les
départements de Seine-et-Oise, Seine-Inférieure, Eure, Aisne et Somme. Il ne
semble pas que cette mission ait réussi dans sa tâche. Dès le
7 octobre, plusieurs communes du département de Seine-et-Oise avaient demandé
à la Convention d’ordonner la taxation des subsistances comme le seul remède à
la crise, comme le complément indispensable à la loi sur les réquisitions[36]. L’assemblée électorale de
Seine-et-Oise revint à la charge le 19 novembre dans une pétition qui eut un
grand retentissement. L’orateur qui la lut à la barre était le futur
conventionnel Goujon, qui figurera parmi les derniers Montagnards, alors
procureur général syndic du département. Pour la première fois, le problème
était posé avec franchise dans toute son ampleur et la question des salaires
liée à la question des subsistances : « Citoyens, le premier principe que
nous devons vous exposer est celui-ci : la liberté du commerce des grains est
incompatible avec l’existence de notre République. De quoi est composée notre
République ? D’un petit nombre de capitalistes et d’un grand nombre de
pauvres. Qui fait le commerce des grains ? Ce petit nombre de capitalistes. Pourquoi
fait-il le commerce ? Pour s’enrichir. Comment peut-il s’enrichir ? Par la
hausse du prix des grains dans la revente qu'il fait au consommateur. Mais
vous remarquerez aussi que cette classe de capitalistes et propriétaires, par
la liberté illimitée, maîtresse du prix des grains, l’est aussi de la
fixation de la journée du travail ; car, chaque fois qu’il est besoin d’un
ouvrier, il s’en présente dix, et le riche a le choix ; or, ce choix, il le
porte sur celui qui exige le moins ; il lui fixe le prix et l’ouvrier se
soumet à sa loi, parce qu’il a besoin de pain et que ce besoin ne se remet
pas pour lui ». Et Goujon, après avoir formulé avec cette netteté ce que Karl
Marx appellera plus tard la loi d’airain des salaires, citait des chiffres impressionnants
: « La journée est de 16 à 18 sols, tandis que le blé est à 36 livres le setier
pesant 260 à 270 livres... La journée ne suffit donc pas pour vivre ». La loi
seule pouvait ramener l’équilibre rompu entre les salaires et les
subsistances. La loi du 16 septembre était insuffisante, parce qu’elle
n’était qu’une demi-mesure : « Tout moyen partiel est ici dangereux et
impuissant ; point de termes moyens, ce sont eux qui nous minent... Pour
compter sur le commerce, il faut que la liberté soit entière et, à la
première entrave, il faut que le commerce soit détruit ». Que fallait-il donc
faire ? Goujon concluait avec précision : « Ordonnez que tout le grain se vendra
au poids. Taxez le maximum ; portez-lo pour cette année à 9 livres le
quintal, prix moyen également bon pour le cultivateur et le consommateur...
Anéantissez les grands corps de ferme qui concentrent dans des mains
coupables des quantités considérables de grains..., que nul ne pourra payer
les fermages en grains et enfin que nul ne pourra être en même temps meunier
et fermier. Remettez ensuite le soin d’approvisionner chaque partie do la
République entre les mains d’une administration centrale choisie par le
peuple et vous verrez que l’abondance des grains et la juste proportion du
leur prix avec celui de la journée de travail rendra la tranquillité, le
bonheur et la vie à tous les citoyens ». La
lecture de cette pétition vigoureuse et logique était à peine achevée que le
président de la Convention, l'évêque Grégoire, faisait aussitôt donner
lecture d’une longue lettre du ministre de l'Intérieur Roland qui combattait
âprement, avec les arguments habituels des économistes, toute idée de
réglementation et à plus forte raison de taxation. Roland accusait la loi du
16 septembre d’être la cause de l’agitation et des émeutes. Toute réquisition
était pour lui vexatoire et inopérante, toute déclaration, tout recensement
forcément illusoires. « La seule chose peut-être que l’Assemblée puisse se
permettre sur les subsistances, c’est de prononcer qu’elle ne doit rien
faire, qu’elle supprime toute entrave. » Roland condamnait même le système
par lequel certaines municipalités, comme celle de Paris, abaissaient le prix
du pain en payant une ristourne aux boulangers sur les finances municipales.
II concluait en réclamant des mesures énergiques contre les perturbateurs
d’où venait tout le mal. La
Convention était en grande majorité attachée comme Roland à la liberté
économique. Elle ordonna l’impression de sa lettre. Quelques membres de l’extrême-gauche
demandèrent aussi l’impression de la pétition de Seine-et-Oise. Un député,
qui n’est pas nommé dans les journaux, leur répondit que cette pétition était
dangereuse ; que, si on en appliquait les idées, on irait tout droit à la
famine, on jetterait l’épouvante parmi les propriétaires, on déprécierait
même les biens nationaux et on en ralentirait la vente. La Convention rejeta
la demande d’impression. C’était l’enterrement sans phrase de la taxation.
Les chefs de la Montagne s’étaient tus et leur silence était un désaveu des
taxateurs. Après
ce vote qui ne laissait aucun doute, aucune équivoque sur les intentions de
l’Assemblée, une vaste insurrection se propagea dans toute la Beauce. Elle
partit de la forêt de Montmirail dans la Sarthe et s’étendit eu tous sens.
Partout des bandes conduites par les autorités locales taxèrent les
comestibles et forcèrent les autorités, sans grand’peine, è, légaliser ces
taxes. Le 23 novembre, les taxateurs étaient au nombre de 3.000 à Vendôme.
Une troupe à cheval de 150 hommes les précédait. Deux jours auparavant, une
autre bande d’un millier d’hommes avait établi les taxes à Nogent- le-Rotrou.
Les taxateurs portaient à leur chapeau une branche de chêne en signe de
reconnaissance, lis dansaient autour des arbres de la liberté au cri de Vive
la nation ! Le blé va diminuer ! Au Mans, le 23 novembre, la municipalité et
l’administration départementale signèrent le tarif. Il en fut de même à La
Ferté-Bernard, Bonnétable, Saint-Calais, Blois, Brou, Cloyes, Mer. La ville
de Chartres dut repousser, le 24 novembre, un attroupement de 3.000 hommes
armés. Le même attroupement se reforma le 1 er décembre et s’empara du
faubourg des Epars. Mais les forces de l’ordre parvinrent à le cerner et à le
désarmer. Au début de décembre, 10 à 12.000 hommes marchèrent sur Tours. Beaucoup
de municipalités cédaient sans se faire prier[37]. Celle de Tours écrivait à
l’Assemblée pour lui recommander de faire droit à leurs revendications. Elle
demandait une loi qui fixât le prix du blé à 30 sous le boisseau de 18 livres
pour toute la République- « Etouffons, disait-elle, ce foyer de discorde
attisé par nos grands propriétaires ». Le département d’Indre-et-Loire
excusait les auteurs de taxes : « Partout le peuple a faim, écrivait-il à la
Convention, il manque des choses de première nécessité par cela seul qu’il ne
peut les atteindre ». C’était, avouer que les salaires n’étaient pas au
niveau du prix des denrées et c’était donner aux troubles une cause
naturelle. Le
ministre Roland, dans le rapport qu’il fit à la Convention le 28 novembre,
préféra accuser les agitateurs parisiens : « C’est de Paris que sortent les
envoyés qui sont allés à Marseille, à Perpignan et dans d’autres villes
prêcher l’incendie et la guerre civile ». Ces agitateurs, il ne les nomme pas
et, de fait, on n’en rencontre aucun dans les troubles de la Beauce. Mais
Roland supposait encore que les taxateurs étaient les agents masqués des
aristocrates et des ennemis de la République. « On m’a assuré que, pour
apitoyer le peuple sur le sort du ci-devant roi, plusieurs individus riches
distribuaient en son nom a la classe indigente de l’argent, du pain et des
vêtements ». Accusation vague que le ministre ne justifiait par aucun fait,
par aucun nom. A la
nouvelle des-troubles, la Convention envoya trois de ses membres en mission
dans chacun des départements d’Eure-et-Loir, de la Sarthe et du Loir-et-Cher.
Les trois commissaires envoyés dans l’Eure-et-Loir, Birotteau, Maure °t
Lecointe-Puyraveau, se rendirent le 29 novembre au gros marché de Gourville.
Ils furent environnés de 6.000 hommes e o armes qui les menacèrent de les
jeter à la rivière ou de les pendre. Ils durent, pour sauver leur vie,
approuver la taxe 'ion seulement du blé, mais de l’orge, de la chandelle, du
bœuf, de la toile, des souliers et du fer. En rendant compte des faits le
lendemain à la Convention, ils notèrent la part considérable que le clergé
constitutionnel avait prise aux troubles. « Des curés étaient au milieu de
l’attroupement, dit Birotteau, ils étaient les plus acharnés contre nous et
portaient la parole au nom du peuple. Tous les principes de la loi agraire
ont été mis en avant ; on disait que les bourgeois avaient assez joui, que
c’était le tour des pauvres travailleurs. Ils ajoutaient qu’ils voulaient
leurs prêtres et leurs églises ». Le mécontentement du clergé constitutionnel
s’expliquait par des raisons qui n’étaient pas toutes désintéressées. Déjà la
Législative, dans sa dernière séance, lui avait retiré les registres de
l’état civil qui étaient passés des cures aux mairies. La Convention venait
d’entendre, dans les jours qui précédèrent l’insurrection, une proposition de
Cambon qui avait pour but de supprimer le salaire des prêtres et de réduire
l’Eglise au droit commun. Un vif
débat s’engagea à la Convention sur la conduite des trois commissaires qui
avaient cédé devant l’émeute. Pétion cria à l’anarchie et à la loi agraire.
Il condamna toute taxe comme conduisant fatalement à la famine et il réclama
une prompte et vigoureuse répression. Buzot consentit à l’envoi des troupes,
mais à condition qu’elles fussent précédées de commissaires de la Convention
qui tenteraient des moyens de douceur avant de recourir à la force.
Robespierre appuya la proposition de Buzot qui fut repoussée. La Convention
craignait que l’envoi de commissaires n’affaiblît la répression. Elle décida
que les troupes seraient sous le commandement d’un général et qu’il n’y
aurait pas de commissaires à côté de lui. Elle blâma en outre, sur la
proposition de Manuel, la conduite pusillanime de ceux de ses membres qui
avaient cédé aux émeutiers d’Eure-et-Loir et elle annula la taxe qu’ils
avaient consentie. La parole était désormais aux baïonnettes. Une répression
aussi vigoureuse que celle du mois d’avril rétablit l’ordre dans la Beauce. LA SUPPRESSION DE LA RÉGLEMENTATION. Le
soulèvement paysan et ouvrier s’était produit au moment même où l’Assemblée
discutait la révision de la législation du mois de septembre. Il ne manqua
pas d’influer sur les votes qui furent émis. En vain
la taxation fut-elle réclamée par des autorités considérables, par
l’assemblée électorale de Seine-et-Oise le 19 novembre, comme nous l’avons
vu, par les sections de Paris et la Commune le 29 novembre, par le
département d’Indre-et-Loire le 3 décembre, la Convention était décidée, en
grande majorité, non seulement à résister à la taxation, mais à supprimer les
mesures réglementaires édictées en septembre et à rétablir le régime de la
liberté illimitée. La
victoire que Dumouriez/ avait remportée à Jemmapes, le 7 novembre, suivie de
son entrée à Mons, puis à Bruxelles avait singulièrement consolidé le parti
girondin qui était au gouvernement. Maintenant que l'invasion était repoussée
et que la république devenait conquérante, les mesures exceptionnelles,
votées au lendemain du 10 août, paraissaient inutiles ou dangereuses. Chose
curieuse, pendant toute la crise, les Jacobins gardèrent une sorte de
neutralité prudente et réservée[38]. Ils entendirent Lullier,
procureur général syndic du département de Paris, réclamer, le 2 décembre
1792, une taxe provisoire sur les subsistances, mais ils se gardèrent do
l’approuver ou de le désapprouver. Sans se prononcer sur le fond des choses,
Robespierre conseilla au club, le 7 décembre, de détourner le peuple des
insurrections qui ne pouvaient que lui porter préjudice. Il est
remarquable qu’à la Convention aucun député montagnard n’osa demander la taxe
des denrées[39]. Ils se bornèrent à défendre la
réglementation et à proposer de conserver la loi du 16 septembre en
l’améliorant, tels Fabre de i Hérault et Chabot, à la séance du 5 novembre.
Fayau réclama davantage le 29 novembre. Il voulait qu’on établît Partout des
greniers d’abondance. De tous
les orateurs, Saint-Just fut celui qui approfondit le mieux les causes de la
crise économique. Son discours du 29 novembre 1792 consacra d’emblée sa jeune
réputation d’homme d’Etat. Il montra avec une force singulière, dans un style
sentencieux, où abondaient les aperçus profonds, que de la surabondance du
papier-monnaie venait tout le mal : la baisse des changes, le
renchérissement, les accaparements et les troubles. Il proposa de faire
rentrer les impôts en nature et de vendre au plus vite les biens des émigrés,
afin de rembourser la dette et de retirer les assignats de la circulation. «
Je n’aime point les lois violentes sur le commerce. On demande une loi sur
les subsistances ! Une loi positive là-dessus ne sera jamais sage. » Les
Girondins ravis l’applaudirent. Levasseur
(de
la Sarthe) invoqua,
le 2 décembre, l’expérience personnelle qu’il avait acquise en 1789 et 1790
dans ses fonctions d’officier municipal chargé de la police du marché du Mans
pour légitimer les déclarations, les réquisitions et la vente forcée. «
Lorsqu’une ville est assiégée, dit-il, le magistrat a certainement le droit
de forcer les habitants qui ont plusieurs fusils à les partager avec leurs
concitoyens pour concourir à la défense commune ; et lorsque les citoyens
sont menacés do mourir de faim, le magistrat ne pourra forcer les
cultivateurs à vendre l’excédent de leur approvisionnement ! » Robespierre
appuya Levasseur et s’attacha à répondre aux arguments des partisans de la
liberté économique : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés
que la vie elle-même. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une
propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une
propriété individuelle. » De tels principes auraient pu conduire Robespierre
à la taxation. Il n’allait cependant pas jusque-là La réglementation lui
paraissait suffisante. Les
Girondins eurent beau jeu pour accuser les contre-révolutionnaires et les
communistes d’être les fauteurs des (roubles et pour dénoncer la
réglementation comme une entrave pour le commerce et un instrument de
disette. Lequinio, Barbaroux, Joseph Serre, Vergniaud, Creuzé-Letouche répétèrent
les arguments de Roland. Serre déclara que la taxation était une atteinte aux
propriétés, un avant-goût de la loi agraire. Il fit l’éloge des marchands de
grains, dénonça avec indignation l’inquisition rurale qui entretenait
l’inquiétude. Les accapareurs, à l’en croire, étaient une légende. II fallait
simplement réprimer les agitateurs et rétablir la liberté. Creuzé-Letouche critiqua
longuement la loi du IG septembre. Les recensements forcés, dit-il, avaient
fait croire à la disette. Les histoires d’accaparements n’étaient que des
histoires de sorciers. II proposa de rapporter la loi néfaste et de rétablir
la liberté illimitée du commerce en frappant rudement tous ceux qui y
porteraient atteinte. La
Convention suivit cet avis. La réglementation fut abrogée le 8 décembre.
Roland triomphait ! LES CAUSES DE L’ÉCHEC. L’essai
de réglementation, édicté par la Législative dans la crise de la première
invasion, avait échoué pour des raisons multiples. D’abord il n’avait été
pour ses auteurs qu’un expédient. Les autorités chargées de l’application, à
commencer par le ministre de l’Intérieur, étaient, pour la plupart,
foncièrement hostiles. Puis, la prédication imprudente des communistes avait
effrayé l’opinion et provoqué une réaction, dont profitèrent les Girondins
adversaires de cette législation. Les émeutes de la fin de novembre dans la
Beauce achevèrent de compromettre une cause que la victoire de Jemmapes et la
conquête de la Belgique avaient déjà rendue sans objet. Ajoutons
encore que les lois des 9 et 16 septembre n’étaient guère défendables, parce
qu’elles étaient incomplètes et inopérantes. Les réquisitions, confinées à
l’intérieur de chaque département, ne pouvaient satisfaire à tous les
besoins. Les départements, comme les anciennes provinces d’avant 1789,
'devaient entre eux de véritables barrières. Pour que la réglementation fut
viable, il aurait fallu abattre ces barrières, nationaliser les réquisitions
au lieu de les départementaliser. Les pétitionnaires de Seine-et-Oise le
comprirent. Mais les Montagnards eux-mêmes ne se souciaient pas alors de
créer une administration centrale des subsistances, qui aurait été
précisément dans les mains de Roland, leur adversaire politique[40]. Ils ne se souciaient pas
davantage, dans l’âpre combat qu’ils menaient contre les Girondins, de poser
dans son ensemble le redoutable problème de la propriété. Ils n’osèrent pas
aller jusqu’à la taxation. Ils restèrent à mi-chemin dans une position fausse.
Le peuple, réduit à ses seules forces, ne put pas imposer la taxation qu’il
considérait comme le seul remède véritable au malaise économique. Il subit un
nouvel échec. C’est le second depuis le début de l’année 1792. Mais le procès de Louis XVI, les défaites militaires qui marquèrent le début de la première Coalition, la perte de la Belgique et la trahison de Dumouriez allaient travailler pour les taxateurs. Le jour viendra de la revanche populaire et du maximum. |
[1]
L. DUTIL, la
Circulation des grains dans l'Aude à l’époque révolutionnaire, dans la Révolution
française, t. XLVIÏI.
[2]
P. EVRARD, les
Subsistances dans l’Eure (Bulletin d'histoire économique de la
Révolution, 1900).
[3]
ADHER, le
Comité des subsistances de Toulouse, p, XVI-XVIII.
[4]
Ch. LORAIN, les
Subsistances dans le district de Chaumont, t. I, p. 266.
[5]
C’est-à-dire les directoires de département et de district.
[6]
A Toulouse, de l'imprimerie de J.-G. Beslan, seul imprimeur du département de
la Haute-Garonne, place Saint-Georges, n° 285 (note de l’imprimé).
[7]
D’après le préambule de la proclamation du Conseil exécutif en daté du 6
octobre 1792. Cette proclamation ne figure pas au recueil de M. Aulard. Les
Archives parlementaires en donnent le texte, t, LII, p. 397-398, mais en la
confondant avec la proclamation du 4 septembre, qui est toute différente.
[8]
Pluriel emphatique. La signature du seul Roland manque à la proclamation du 4
septembre.
[9]
Allusion à la campagne do presse des Girondins, qui mettaient les troubles sur
le compte des Montagnards et des agents de la Commune de Paris.
[10]
C'est ce qui explique pourquoi la proclamation manque au recueil de M. Aulard.
[11]
Il s’agit de la proclamation du 6 octobre qui annulait l’arrêté de Soissons
fondé sur la proclamation du 4 septembre.
[12]
Archives parlementaires, t. LII, p, 397.
[13]
Il n'y avait que cinq signatures à la proclamation et non six.
[14]
Archives parlementaires, t. LII, p. 411-412.
[15]
Cette importante loi du 16 septembre 1792 manque au recueil de M. Caron sur le
Commerce des céréales (Bulletin, 1906),
[16]
Voir le curieux article d'Edmond Campagnac dans la Révolution française,
t. XLV.
[17]
Jaurès en a donné de copieux extraits, La Convention, t. I, p. 338 et
suiv.
[18]
RIFFATERRE, Le
mouvement anti-parisien et anti-jacobin à Lyon, p. 6-7.
[19]
Voir, à ce sujet, notre critique de la thèse de M. Le Forestier, dans les Annales
révolutionnaires, 1916, t, VIII, p. 432 et suiv.
[20]
Souligné dans le texte, ainsi que la suite.
[21]
P. 52-53.
[22]
La chose est rapportée dans la brochure d'Anacharsis Cloots, A bas las
perturbateurs, citée par Jaurès, p. 147.
[23]
AULARD, Histoire
politique de la Révolution, p. 201,
[24]
JAURÈS, la
Convention, p. 117 et 118.
[25]
Cité dans Jaurès, Convention, p. 143, 144 et suiv.
[26]
AULARD, les
Origines historiques du socialisme français, dans Études et leçons,
2e série, p. 38-39.
[27]
Dans le n° 4 du Défenseur de la Constitution.
[28]
N° du 15 au 22 septembre (paru le 22 septembre).
[29]
Témoin cette phrase du pamphlet de Brissot, A tous les républicains de
France, daté du 24 octobre 1792 : « Les désorganisateurs sont ceux qui
veulent tout niveler, les propriétés, l’aisance, le prix des denrées »
(reproduit dans Bûchez et Roux, t. XX, p. !23 et suiv.).
[30]
On avait découvert dans les papiers du roi des pièces comptables qui prouvaient
que le trésorier de la liste civile, Septeuil, avait consacré des sommes
importantes à spéculer à la hausse (voir le discours de Valazé du 6 novembre
1792),
[31]
Voir la pétition des Lyonnais à la séance du 5 novembre 1792.
[32]
Séance du 22 septembre 1792 à la Convention.
[33]
Séance du 23 septembre dans les Archives parlementaires.
[34]
D’après Raymond Guyot, le Conventionnel Goujon, p. 60-61, Goujon était
alors procureur général syndic de Seine-et-Oise.
[35]
Ainsi en Eure-et-Loir où la majorité des communes n’avait pas fourni les
tableaux de recensement (déclaration de la députation d’Eure-et-Loir à la
séance du 26 novembre 1762).
[36]
Archives parlementaires, à la date.
[37]
Voir aux Archives parlementaires les séances du 20 novembre, du 28 novembre
(lettre de Roland), du 2 décembre (lettre des administrateurs du Loir-et-Cher),
du 3 décembre (rapport des administrateurs d’Indre-et-Loire). Voir aussi RABOUIN, Les
troubles dans la Beauce en nov.-déc. 1792 dans La Révolution française,
t. XLIII.
[38]
Voir leur séance du 27 octobre 1792.
[39]
Seul à ma connaissance, Louis Viger, premier député suppléant de
Maine-et-Loire, eut le courage d'appuyer les pétitions de Seine-et-Oise et
d’Indre-et-Loire, dans un mémoire qu'il présenta le 7 décembre et qu’on
trouvera aux Archives parlementaires. Il s’y livrait à une critique
clairvoyante de la loi du 10 septembre et indiquait comme un effet infaillible
de la taxe des blés une hausse subite des assignats.
[40]
La séance des Jacobins du 27 octobre 1792 est, significative. Bentabole avait
proposé l’établissement d’un ministère des subsistances. Thuriot combattit sa
proposition en rappelant l’exemple des ministres Terray et Necker.