LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

PREMIÈRE PARTIE. — LA GIRONDE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA CRISE DU SUCRE EN 1792.

 

 

Le régime de liberté économique, institué par la Constituante conformément aux doctrines des physiocrates, fut mis à une rude épreuve dès l’hiver 1791 à 1792, avant même que la guerre fût déclarée entre la Révolution et l’Europe. Deux crises éclatèrent coup sur coup : crise du sucre, crise du pain, la première limitée à Paris, la seconde étendue à toute la France. L’une et l’autre manifestèrent sous l’antagonisme des partis l’antagonisme des classes, sous la diversité des doctrines le désaccord des intérêts. On vit pour la première fois les éléments avancés du parti populaire, ceux qui formeront plus tard le parti Montagnard, réclamer comme une protection, timidement d’abord, avec plus de hardiesse ensuite, le retour à la vieille réglementation monarchique que la bourgeoisie révolutionnaire avait abolie deux ans plus tôt. Sans doute, la législation libérale resta debout provisoirement, mais déjà elle avait perdu sa vertu aux yeux des foules. Les Girondins furent pris entre les intérêts de la bourgeoisie qui leur commandaient de défendre la liberté économique et les soucis de la lutte politique qui leur faisaient une loi de ménager le peuple, dont l’appui leur était nécessaire contre les Feuillants et la Gour. Dans cette position contradictoire, ils ne purent calmer l’agitation qu’au moyen de palliatifs et de diversions, au nombre desquelles fut la guerre elle-même.

 

LES CAUSES DU RENCHÉRISSEMENT.

La France était au début de la Révolution le premier pays producteur de sucre du monde. Le sucre provenait alors entièrement îles colonies. La Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue surtout étaient couverts d’immenses plantations de canne cultivées par des esclaves noirs. Les colonies anglaises ou hollandaises, la Jamaïque, Java, étaient très loin d’approcher des nôtres pour le rendement. « Toutes les colonies réunies dépendantes des diverses puissances de l’Europe ne produisaient pas en sucre la moitié de la seule colonie française de Saint-Domingue »[1]. Le sucre brut était raffiné dans nos ports de Bordeaux, Nantes et du Havre, qui connurent alors une ère de grande prospérité. Le sucre terré, qui avait déjà subi aux colonies mêmes un commencement de raffinage, était réexpédié à l’étranger. La valeur du sucre terré était double à peu près de celle du sucre brut. Le girondin Ducos, député de Bordeaux, très bien placé pour être renseigné, nous dit que la France ne consommait encore que la huitième partie du sucre qu’elle produisait. Le reste était réexporté[2].

L’Angleterre, qui venait au second rang pour la production, consommait déjà proportionnellement beaucoup plus de sucre que la France.

« L’aisance de ses habitants, dit Ducos, a rendu l’usage du sucre plus général et plus considérable que parmi nous. » En France, le sucre était encore presque inconnu des campagnards qui utilisaient toujours le miel, comme au Moyen- Age, pour adoucir leur boisson. Mais la bourgeoisie des villes, qui s’habituait de plus on plus au café, consommait des quantités croissantes de denrées coloniales. Paris est toujours en avance sur le reste du pays. A Paris, ce n’était pas seulement la bourgeoisie, mais le peuple lui-même qui faisait du sucre et du café un usage journalier. Sébastien Mercier nous dit dans son Tableau de Paris que les ménages ouvriers avaient déjà l’habitude du déjeuner au café au lait. Le renseignement est confirmé et précisé par l’abbé de Salamon, internonce du pape, qui écrit le 23 janvier 1792, au cardinal Zelada : « Cette denrée est devenue de première nécessité, car il n’y a pas un cordonnier, une lavandière, une poissarde qui ne prenne chaque malin une grande écuelle de café au lait. »

En janvier 1792, le sucre subit en France une hausse brusque et rapide. De 22 à 25 sous la livre il passa en quelques jours à un petit écu, c’est-à-dire 3 francs. Les épiciers expliquèrent que les troubles de Saint-Domingue étaient la cause du renchérissement. Une affreuse guerre civile avait, en effet, désolé Elle du sucre, dans l’été de 1791. Cette guerre civile, qui aurait peut-être pu être évitée, avait eu pour cause les demi-mesures, les illogismes, les incohérences de la Constituante. La bourgeoisie révolutionnaire n’avait pas su choisir entre l’idéalisme de la Déclaration des Droits et ses intérêts de classe. Elle n’avait pas osé aborder la question de l’esclavage. Bien mieux, elle n’avait pas osé accorder aux mulâtres et aux nègres affranchis, aux hommes de couleur libres, dont beaucoup étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves, les droits politiques que les planteurs blancs réclamaient comme un privilège exclusif. Chassés des assemblées coloniales, exclus du droit de suffrage, les hommes de couleur libres appelèrent les esclaves à la révolte. Le mulâtre Ogé, leur chef, fut d’abord vaincu et mis à mort sur la roue. Mais il trouva des vengeurs. L’insurrection reprit de [dus belle et fut terrible. Les Africains lâchés se livrèrent à leurs fureurs bestiales. Ils brûlèrent par endroits les magasins et les maisons, ils s’emparèrent de leurs maîtres et leur firent subir des tortures atroces et raffinées.

Les négociants des ports s’alarmèrent, parce que leurs intérêts étaient, jusqu’à un certain point, solidaires de ceux des planteurs. Le 10 novembre 1791, une députation du commerce de Bordeaux demanda à la Législative d’envoyer des troupes à Saint-Domingue : « Vous entretenir des malheurs qui désolent cette précieuse colonie, c’est vous exposer les nôtres, c’est vous peindre l’état de douleur et de deuil de toutes les places maritimes ; le même coup peut avoir atteint nos autres possessions d’Amérique, il peut frapper de mort la principale branche de l’industrie nationale et tarir la source la plus féconde du crédit public ». Les Girondins, qui étaient alors le parti populaire, devaient leur élection à la bourgeoisie marchande. Ils s’efforcèrent de rejeter la responsabilité des troubles sur leurs adversaires politiques, sur les Feuillants, sur Barnave et ses amis qui avaient fait exclure du droit de cité les hommes de couleur libres. Ils tentèrent de ménager une réconciliation entre tous les propriétaires des colonies, sans distinction de couleur. Ils demandèrent la restitution des droits politiques aux mulâtres. Mais, pas plus que les Feuillants, ils n’osèrent aborder la question de l’esclavage.

Les choses en étaient là quand se produisit le subit renchérissement du sucre.

Le renchérissement était évidemment en rapport avec la guerre civile des colonies. « Le chiffre des échanges entre la France et les îles était si élevé que la seule crainte de voir ce grand trafic aboli ou même suspendu ou simplement réduit, agitait gravement les esprits et les intérêts[3] ». La crainte que la récolte des plantations ne fût compromise put contribuer à la hausse.

Cependant les consommateurs parisiens n’acceptèrent pas cette explication comme fondée. C’est qu’ils voyaient autour d’eux que la marchandise ne manquait pas, au contraire ! « Il y a beaucoup de magasins considérables de cette marchandise ainsi que du café, affirmait l’abbé Fauchet à l’Assemblée le 21 janvier 1792. L’église Sainte-Opportune en est remplie ainsi que celles de Saint-Hilaire et de Saint-Benoît. » Ces églises étaient des églises supprimées qui avaient été mises en vente comme biens nationaux. Elles avaient été rachetées par des spéculateurs qui les avaient transformées en entrepôts. Deux jours plus tard, le 23 janvier, la section des Gobelins, dans une pétition qu’elle présentait à l’Assemblée, déclara avec force que le renchérissement était dû à la spéculation, à l’accaparement :

Cette masse précieuse de citoyens (les indigents) digne de votre sollicitude paternelle n’a-t-elle fait tant de sacrifices que pour voir sa subsistance dévorée par des traîtres ? Ne serait-elle armée que pour protéger de vils accapareurs qui appellent la force publique pour défendre leurs brigandages ? Qu’ils ne viennent pas nous dire que la dévastation de nos îles est la seule cause de la disette des denrées coloniales ! C’est leur agiotage insatiable qui renferme les trésors de l'abondance pour ne nous montrer que le squelette hideux de la disette. Ce fantôme alarmant disparaîtra à vos yeux si vous faites ouvrir les magasins immenses et clandestins établis en cette ville dans les églises, dans les jeux de paume et autres lieux publics, à Saint-Denis, au Pecq, à Saint-Germain et autres villes avoisinant la capitale. Etendez vos regards paternels jusqu’au Havre, Rouen et Orléans, et vous acquerrez la certitude que nous avons tous, que nos magasins renferment au moins pour quatre années de provisions de toutes espèces.

 

Ces affirmations ne furent pas contestées. Nous pouvons les considérer comme exactes. Ce n’est pas la rareté de la marchandise qui produisit la crise de janvier 1792. Cette marchandise existait en abondance. Admettons que ce fut en partie la crainte de la diminution future du rendement des plantations, mais ici encore nous sommes obligés d’enregistrer une précision du journal de Brissot qui écrit dans son n" du 25 janvier : « En supposant 200 sucreries brûlées, ce qui est au-dessus de la vérité, ce ne serait pas un sixième dans le produit ordinaire de Saint-Domingue, et observez que si les cases ont été brûlées, les cannes à sucre ne l’ont pas été. » Brissot contestait donc que, même pour l’avenir, la crainte d’une pénurie de la denrée fût fondée. La conclusion qui s’impose, c’est que les troubles des colonies furent le prétexte de la spéculation qui aboutit au renchérissement subit et excessif.

Les propriétaires des immenses magasins de sucre et de café installés dans les églises et les couvents désaffectés n'étaient pas tous, tant s’en faut, des aristocrates. Beaucoup avaient pris part à la Révolution du côté populaire. Il y avait dans le nombre un ancien Constituant, le provençal Dandré, qui avait joué un rôle important aux Jacobins en 1790 et 1791 et qui n’avait commencé à se rapprocher de la Cour qu’après la fuite à Varennes, quand le mouvement républicain lui fil peur de la démocratie ; — un député de Paris à la Législative, le banquier Boscary, dont l’associé Chol avait été membre des jacobins ; — le banquier Laborde, encore un ancien Constituant, qui était membre des jacobins ; — le banquier Lecoulteux, etc.[4]. Le petit peuple ne manque pas de noter qu’au lieu d’être exploité, comme autrefois, par les privilégiés, il l’était maintenant par une nouvelle aristocratie, sortie de la Révolution elle-même. Il s’irrite des for- lunes des nouveaux riches qu’il a contribué à édifier en prenant la Bastille. II se demande s’il n’a pas été dupe.

Dans cette crise Marat n’est plus là pour diriger et exciter ses haines. L’Ami du Peuple a cessé de paraître le lo décembre. Il ne reparaîtra que le 15 avril, la crise passée. Mais Marat est remplacé par Hébert, dont Le Père Duchesne se fait l’écho des colères populaires :

Il y a un tas de jean-foutres, dit Hébert dans sou n° 14, qui sont à la tête de l’opinion publique, qui ont l’air de servir les intérêts du peuple, qui le caressent d’une main et qui lui foutent des coups de l’autre, Mille noms d’un tonnerre ! Je ne pourrai jamais en tenir un et le traiter comme, U le mérite ? Ces bougres d’agioteurs s’imaginent-ils donc qu’ils seront les seuls impunis ? Comment ? Ou aura écrasé la noblesse, les parlementaires, le clergé, et ces cœurs d’Arabes seraient épargnés ? Qu’ils tremblent, les monstres ! Un jour viendra que la fureur du peuple, montée à son comble leur fera sentir les effets d’un terrible, mais juste châtiment. Comment le cœur ne se soulèverait-il pas quand on considère ces magnifiques hôtels qu’ils ont cimentés avec les larmes des malheureux ? Los bougres de mâtins ont eu pair de se mettre à la tête de la Révolution, disant que c’est la liberté qu’ils défendaient, tandis que c’était leur or.

 

Ces excitations faisaient d’autant plus d'effet qu’elles tombaient juste et qu’elles étaient exprimées dans un langage populaire, coloré et vert qui faisait les délices des faubourgs. Hébert touchait juste aussi quand il s’avisait de se demander quels avantages le peuple avait retirés du grand bouleversement politique qui eût été impossible sans son concours. Ou lit dans son u° 83 :

J’espérais, foutre, qu’après l’abolition des droits d’entrée, je pourrais tous les jours me foutre sur la conscience quelques bouteilles de plus, mais point, foutre ; au lieu de diminuer et d’être de meilleure qualité, il est aussi cher que par le passé et il nous empoisonne de même. J’avais cru aussi qu’on nous diminuerait les autres denrées, mais l’épicier d’André et ses confrères sont toujours résolus à nous faire payer le poivre au thème prix.

 

Et ils faisaient payer le sucre trois fois plus !

Quoi donc, foutre. N’aurions-nous rien gagné à la suppression des barrières ? On nous aura chargés de nouvelles impositions et nous paierons toujours les mêmes droits sur les subsistances. (N° 83).

 

Hébert parlait déjà de les faire regorger (n° 68).

La foule répétait les raisonnements d’Hébert. On les retrouve mot pour mot dans la pétition contre les accapareurs de sucre que la section des Gobelins présenta à la Législative, au milieu des troubles, le 23 janvier : « La suppression des entrées nous promettait un avenir heureux ; elle nous découvrait la terre promise ; nous comptions y toucher ; une tempête suscitée pas l’égoïsme et la cupidité semble nous en écarter ; vous la dissiperez ; voilà le motif de nos réclamations ».

Le journal d’Hébert ne fut d’ailleurs pas le seul à surexciter le peuple contre les accapareurs. Le grand journal Les Révolutions de Paris de l’imprimeur Prudhomme menèrent une campagne parallèle à la sienne. Les Révolutions de Paris dénoncèrent nommèrent les principaux accapareurs. Dandré, qui faisait de grands amas de sucre « avec l’or de la liste civile », en compagnie de Sinot et Charlemagne ; les Leleu et Cie « déjà trop connus », qui emmagasinaient le café et le sucre « dans les petites écuries du roi et chez un sieur Pologne tenant des voitures de deuil, rue Chapon-au-Marais, et aussi dans un autre dépôt « l’abbaye Saint-Germain » ; le banquier Laborde, qui avait fait un emprunt à 4 % pour se procurer les fonds nécessaires ; le négociant Cabanis, rue du Cimetière Saint-Nicolas ; Gomard et les frères Duval, rue Saint-Martin, etc. »[5].

Les Révolutions de Pans n’hésitaient pas à dire que la spéculation sur le sucre cachait une manœuvre politique. La cour voulait pousser les Parisiens au désespoir en les privant d’une denrée à laquelle ils étaient accoutumés ; elle voulait leur faire regretter l’ancien régime, les irriter contre l'Assemblée et contre Potion, le nouveau maire démocrate qui avait succédé à Bailly eu novembre 1791, les lancer contre la garde nationale dans un conflit sanglant qui ouvrirait l’ère des répressions.

Que certains aristocrates se soient réjouis des troubles économiques, dont le sucre fut l’occasion, cela n’est guère douteux. Le bruit courut dans les groupes que Pétion lui-même, alors l’idole des jacobins, était un accapareur et Pétion dut protester contre la calomnie dans une lettre amère et indignée qui fit le tour de la presse :

Depuis quinze jours, des hommes qui ne respirent que l’anarchie et le bouleversement de l’ordre actuel des choses ne cessent de me lancer les traits les plus envenimés. Le peuple murmure beaucoup de la cherté excessive des sucres et de plusieurs autres denrées, ils ont trouvé très adroit de me transformer sur le champ en gros négociant, eu grand spéculateur, et en conséquence ils ont l’effronterie de dire, de répéter tout haut que j’ai des magasins considérables. Je prie ceux à qui ils tiendront ce langage imposteur et absurde de vouloir bien leur demander où sont ces magasins, et d’en citer un seul où j’aie pour une obole d’intérêt[6].

 

On comprend que les troubles aient placé Potion dans une situation délicate. Il était chargé, par ses fonctions, de faire respecter la loi, de défendre les propriétés, et d’autre part, il devait soigner sa popularité et celle de son parti. Sa conduite hésitante se ressentit de la situation fausse où il était placé.

 

LES TROUBLES

Les troubles commencèrent le vendredi 20 janvier et' durèrent toute une semaine[7]. Par instants, ils prirent les allures d’une émeute. Les faubourgs Saint-Marceau et Saint- Denis se portèrent en masse chez les épiciers en gros, enfoncèrent les portes et en forcèrent quelques-uns à vendre leur marchandise au prix de 22 sous la livre, c’est-à-dire au prix antérieur au renchérissement. Dans la nuit du vendredi au samedi le feu fut mis à l’hôtel de ta Force. On battit la générale à une heure du matin. L’incendie menaçait d’embraser tout le quartier. « On est encore incertain, dit Pétion, trois jours plus tard, si cet accident est dù à un hasard ou à quelque dessein prémédité. » On put maîtriser l’incendie de la Force, mais les troubles reprirent de plus belle au jour. Le faubourg Saint-Marceau s’attroupa autour du magasin rempli de sucre appartenant à la maison Boscary et Chol. Les vitres furent cassées. Pétion et Manuel se rendirent sur les lieux avec la garde nationale. Ils invitèrent la foule à nommer une délégation de 12 personnes pour s’expliquer sur leurs réclamations. La délégation accusa les accapareurs coupables et invita le maire à faire absolument baisser le prix du sucre. Pétion lui fit sentir « que les troubles apportés au commerce, loin de produire l’effet de diminuer les prix, ne pouvaient que les augmenter », et il ajouta qu’il n’était pas en son pouvoir de taxer les marchandises, mais que la loi « leur ouvrait un moyen paisible et digne d’hommes libres, celui de la pétition ; qu’ils pouvaient s’assembler tranquillement et dresser leurs griefs. » Ce conseil ramena un peu de calme.

Le dimanche 23 janvier, de grandes mesures d’ordre furent prises. Elle n’empêchèrent pas un épicier du faubourg Saint- Denis envahi par la foule d’être forcé de lui vendre son sucre à 24 et 26 sous la livre. Les attroupements grossirent vers midi. La section des Gravilliers, qui était par excellence la section des petits artisans, se porta sur la mairie, pendant que la section des Gobelins se rendait à l’Assemblée nationale. Pétion représenta aux Gravilliers que « c’étaient les ennemis de la chose publique qui cherchaient à occasionner un grand trouble, à opposer les citoyens aux citoyens, et surtout à mettre la garde nationale aux [irises avec les habitants et qu’il fallait éviter un piège en se conduisant avec sagesse. » Il termina comme la veille en conseillant à sou auditoire d’user du droit de pétition. Mais son discours n’eut pas le même succès. Alors il convoqua le conseil municipal en séance extraordinaire et il fit afficher sur les murs une proclamation aux Parisiens pour les mettre en garde contre les aristocrates et pour leur dire que la continuation des désordres aurait pour résultat infaillible d’affamer la capitale, car aucun marchand n’y voudrait plus rien amener, par crainte du pillage[8]. Pendant ce temps les troubles s’aggravaient dans les rues du Centre, Saint-Martin, Cimetière Saint- Nicolas, Chapon et des Gravilliers. Les portes des magasins étaient enfoncées, les vitres volaient en éclats, la gardé nationale avait peine à se maintenir. « Le peuple tentait de la désarmer et un commandant de bataillon était pris au collet et grièvement insulté. » (Pétion)[9]. Un épicier fut obligé de livrer de la cassonnade a 10 sous la livre. Pétion et les officiers municipaux se rendirent sur les lieux pour haranguer la foule. La nuit suivante, les maisons particulières furent éclairées par ordre des autorités.

Les troubles reprirent encore le lundi 24 dans les faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin et Saint-Antoine. « On ne demandait plus du sucre, mais du pain, de la viande et du vin à 8 sols, ce qui en coûte 12. » (Salamon). Mais, cette fois, la municipalité ne se borna plus à des exhortations. Pétion avait été appelé à l’Assemblée pour rendre compte de la situation. Il sc décida à donner des ordres énergiques à la garde nationale. L’aristocrate abbé de Salamon constate que celle-ci « fit son devoir ». Les attroupements se dispersèrent et les épiciers furent sauvés. Dès le début de l’agitation qui dura cinq jours, les négociants les plus menacés ou les plus prudents avaient conclu entre eux une sorte de traité d’assurance et de garantie que Gorsas publia dans son journal :

Les négociants soussignés, considérant que dans ces circonstances orageuses le commerce pourrait éprouver de grands dommages, ont arrêté, pour y remédier, de venir au secours les uns des autres soit pour la conservation de leur fortune, soit pour celle de leur crédit ; en conséquence, les soussignés ont arrêté de former une souscription pour la somme qu’ils sacrifient l’intérêt commun, et en faire une masse telle que la fortune et le crédit du négociant soit à l'abri de tout événement...[10]

 

Ce curieux acte d’assurance contre le pillage est daté du 21 janvier 1792.

Les épiciers ne négligeaient pas d’agir en même temps sur l’opinion et sur les autorités. Dandré et ses deux associés Sinot et Charlemagne démentaient dans une lettre publique qu’ils eussent acheté une énorme quantité de denrées coloniales ;

Nous déclarons que nous n’avons dans Paris qu’un seul magasin, celui où nous demeurons tous les trois, rue de la Verrerie n° 37.. Nous déclarons que nous n'avons chez nous qu’une très petite quantité de marchandises coloniales, infiniment disproportionnée avec l’étendue de notre commerce et de notre position... Nous défions qui que ce soit de nous fournir la preuve du contraire. Au reste les scélérats ont dit publiquement qu’ils n’en voulaient point au sucre de M. d’André, mais à sa tête[11].

 

Le banquier Boscary, dont les vitres avaient été brisées, s’adressa directement à l’Assemblée pour lui demander protection dans une lettre curieuse :

Je ne m’attendais pas, Monsieur le Président, à devenir l’objet de la fureur du peuple. Je n’ai jamais fait de mal à personne ; j’ai fait le bien quand je l’ai pu. Personne plus que moi ne s'est livré à la Révolution. Constamment, dans les places civiles et militaires, j’ai été le premier à défendre les propriétés en danger ; et aujourd’hui les miennes sont menacées. J’espère que le peuple, revenu de son égarement, me rendra l’estime et la justice que je mérite à tous égards...[12]

 

Il y a comme de la stupéfaction et de l’ahurissement dans cette lettre, Boscary et les négociants qui se sont « livrés », comme lui, à la Révolution, s’aperçoivent soudain qu’au-delà de la Révolution qu’ils ont servie s’en agite une autre qui leur fait peur. Les tribunes couvrirent de moqueries et de murmures la lecture de sa lettre. L’Assemblée la renvoya au pouvoir exécutif. A la même séance, la Législative reçut aussi une demande do protection d’un ton et d’un style bien différents. Au lieu de se plaindra et d’implorer, Joseph-François Delbé[13] menaçait et provoquait. La pétition était un véritable défi :

Hier matin, une section de la capitale, admise à la barre (c’était la section des Gobelins) est venue, les Droits de l’Homme à la main, réclamer une loi contre les accaparements et singulièrement contre ceux des denrées coloniales, dont la rareté commence à se faire sentir. Aujourd’hui, citoyen domicilié, père de famille, je viens me dénoncer moi-même comme un de ces hommes qu’on cherche à rendre odieux, parce qu’ils croient pouvoir disposer d’une propriété légitime. Je suis. Monsieur le Président, un ci-devant propriétaire d’habitations considérables dans cette île malheureuse qui n’existe peut-être plus. Mes propriétés sont dévastées, mes habitations brûlées, mes dernières récoltes embarquées avant le désordre me sont heureusement parvenues. Je déclare donc que j’ai reçu, avant le mois de septembre, 2 milliers de sucre, 1 millier de café, 100 milliers d’indigo et 250 milliers de coton. Ces denrées sont à Paris dans ma maison et dans mes magasins, mais ne seront jamais cachées, parce qu’un citoyen industrieux ne saurait rougir d’avoir exploité de belles manufactures qui faisaient la prospérité de sa patrie. Ces marchandises valent aujourd’hui 8 millions ; suivant le cours ordinaire des choses, elles doivent en valoir incessamment plus de 15. Je plains fort, Monsieur le Président, ceux qui estiment assez peu les représentants du peuple pour solliciter des décrets attentatoires au droit sacré de propriété, mais, moi. je leur rendrai un hommage plus pur, en mettant la mienne sous la sauvegarde de ses principes. Je déclare donc à l'Assemblée nationale qui me lit, et à l’Europe entière qui entend cette adresse, que ma volonté bien expresse est de ne vendre actuellement à aucun prix des denrées dont je suis propriétaire. Elles sont à moi ; elles représentent des sommes que j’ai versées dans un autre hémisphère, les terres que je possédais et que je n’ai plus. En un mot, ma fortune entière et celle de mes enfants. Il me conviendra peut-être de les doter en sucre et en café. Toujours est-il vrai que je ne veux les vendre à aucun prix, et je le répète bien haut pour que qui que ce soit n’en doute. Mais, en même temps, il ne me convient pas, après avoir été incendié en Amérique, d’être pillé en France. C’est pour faire un noble essai de la Constitution, c’est pour connaître jusqu’à quel point elle peut garantir la propriété que j’adjure ici la force publique de protéger un citoyen qui ne contraint personne à lui donner son bien, mais qui proteste de vouloir garder en nature celui qu’il a récolté. Veuillez donc, Monsieur le Président, donner des ordres à M. le maire d’entourer mes magasins d’une garde suffisante dont il est juste que je supporte les frais.

 

Ainsi, ce colonial avouait qu’il avait du sucre en quantité, il proclamait qu’il ne voulait pas le vendre pour aucun prix, et qu’il spéculait à la hausse. Ce que le peuple appelait accaparement, il le considérait, lui, comme l’exercice légitime et normal du droit do propriété ! Sa pétition provoqua de nombreux murmures et l’Assemblée marqua qu’elle la désapprouvai ! en passant a l’ordre du jour. Un député du nom de Dorizy soupçonna que la lettre signée Delbé n’était qu’une manœuvre aristocratique destinée à jeter de l’huile sur le feu :

Je demande que le député de l'Assemblée nationale qui connaît M. Delbé se lève et assure à l’Assemblée que ce citoyen existe. J’ajoute que j’interroge non seulement 1 Assemblée, mais même les assistants à l’Assemblée nationale. Quant à moi, je nie son existence.

 

Personne ne répondit à l’interpellation de Dorizy. Le pseudo Delbé, si loquace et si arrogant auparavant, ne fit plus aucune communication à personne.

L’incident prouve, à mon sens, la réalité des manœuvres aristocratiques que la presse girondine avait dénoncées dans le soulèvement. L’entrecroisement du problème économique et des luttes politiques rendait le remède à la crise plus difficile à trouver.

 

LES REMÈDES À LA CRISE

La solution populaire était simple, trop simple. Elle consistait dans le retour pur et simple à la réglementation de l’ancien régime. Les Révolutions de Paris s’appliquèrent à répondre en ces termes au défi du prétendu Delbé :

Joseph-François Delbé ou ceux auxquels il sert de masque pour se venger de l’insurrection de ses nègres à Saint-Domingue, veut condamner les Parisiens à avoir continuellement sous leurs yeux deux milliers de sucre et à s’en passer, mais que dirait-il, si le peuple, le prenant au mot, écrivait sur la porte de ses magasins, ainsi que sur celles des autres amas do comestibles, méchamment mis hors du commerce :

Salus populi suprema lex esto

De par le peuple

Deux milliers de sucre à vendre

A 30 sous la livre

Car il faut être de bon compte ; est-il juste qu’une population laborieuse et indigente de 600.000 âmes se prive d’un comestible quelconque, parce qu’il plaira à une douzaine d’individus vindicatifs ou rapaces de fermer leurs magasins ou de centupler leurs bénéfices ? Et puisque ces propriétaires se mettent sans façon au-dessus des règles de l’honnêteté et des principes de l’humanité, peut-on avoir le courage de faire un crime au peuple de se placer un moment au-dessus des lois impuissantes de la société civile ?

 

Le journal rappelait alors le texte d’une rigoureuse ordonnance que François Ier avait prise en 1539 contre les accapareurs qu’elle condamnait à la confiscation de leurs biens et denrées.

Dans sa pétition du 23 janvier, la section des Gobelins s’était efforcée de justifier la vente obligatoire, sinon la taxation, au nom de la Déclaration des Droits elle-même :

Nous entendons ces vils accapareurs et leurs infâmes capitalistes nous objecter que la loi constitutionnelle de l’Etat établit la liberté du commerce. Peut-il exiger une loi destructive de la loi fondamentale qui dit, article 4 des Droits de l’Homme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », et article 6 : « La loi n’a droit de défendre que les actions nuisibles à autrui. » Or, nous vous le demandons, législateurs, nos représentants, n’est-ce pas nuire à autrui d’accaparer les denrées de première nécessité, pour ne les vendre qu’au poids de l’or ?

 

La pétition du faubourg Saint-Antoine, présentée le 26 janvier, disait de même :

Nous vous dénonçons ici tous les accapareurs de tout genre ; jusqu’aux denrées de première nécessité, tout est sous la main avide de ces assassins du peuple. Ces brigands parlent propriété ; cette propriété n’est-elle pas un crime de lèse-nation ?... Nous attendons de votre sagesse une loi répressive, mais tellement juste qu’elle assure les propriétés du négociant honnête et réprimé l’avarice de ces marchands qui accapareraient, je crois, jusqu’aux ossements des patriotes, pour les vendre aux aristocrates... (Rires et applaudissements).

 

Il est remarquable que les pétitionnaires ne demandèrent pas formellement la vente forcée et la taxation. Après en avoir esquissé une justification théorique et sommaire, ils tournèrent court, ils se bornèrent à réclamer une loi contre les accaparements.

Cette modération facilita la tâche de la Législative. Elle promit aux pétitionnaires de mettre à l’étude la loi qu’ils réclamaient. Mais cette loi, elle no la vota jamais. Le Girondin Ducos, tout eu ayant l’air de soutenir la motion, avait lui- même donné à ses collègues les raisons de ne fias se presser :

Il est, au reste, n’en doutez point, un terme naturel aux maux dont les accapareurs tourmentent lo peuple, cette sorte d’agiotage doit se détruire par ses propres excès ; la cherté des vivres diminuera les consommations ; l’échéance des engagements contractés Par ces insuccès les forcera à ouvrir leurs magasins ; vous verrez l'entrer dans la circulation ces produits qu’ils ont enlevés. Une grande concurrence doit amener une chute subite dans les valeurs et les accapareurs seront les premières victimes de ce jeu funeste.

 

Si le libre jeu des lois naturelles suffisait à résoudre la crise, à quoi bon forger des lois artificielles 7 La manœuvre d’atermoiement de Ducos parut si évidente que ses paroles provoquèrent des murmures sur les bancs de l’extrême-gauche.

D’autres solutions pourtant, moins dilatoires, furent proposées pour remédier à la situation.

Au début des troubles, le 21 janvier, le député Brous- sonnet proposa d’accorder aux Anglais et aux Hollandais la liberté illimitée d’importer en franco leurs denrées coloniales, par la suppression de tout droit d’entrée. D’autres députés songèrent à prohiber en outre la sortie des mêmes denrées. C’était demander à un expédient douanier le moyen de faire baisser les prix. Mais cette solution fut écartée à la suite d’un rapport du négociant Monneron[14] et d’un discours du Girondin Ducos qui prouvèrent lumineusement qu’elle était impraticable.

Les colonies des puissances étrangères ne produisaient pas assez de sucre pour la consommation de leurs nationaux. C’était déjà une raison suffisante de ne rien attendre de la suppression du droit d’entrée. Mais on aurait pu supposer que les négociants étrangers pourraient trouver avantage à réimporter en France notre propre sucre qu’ils auraient pu nous acheter avant la crise. Cela même était impossible, car ce sucre avait renchéri à l’étranger autant qu’en France même. Les négociants étrangers, peu confiants dans le crédit de nos assignats, s’étaient empressés de s’en débarrasser en faisant chez nous de grands achats de marchandises de tout genre. C’étaient ces achats qui avaient fait hausser le prix des denrées et particulièrement du sucre en même temps qu’ils faisaient baisser le cours des changes et des assignats. On aurait beau supprimer le droit d’entrée de 9 livres par quintal sur le sucre brut, la mesure ne produirait rien. « Dans le moment même, disait Ducos, où les citoyens de Paris murmuraient du surhaussement extraordinaire du prix du sucre à 42 sous la livre, on l’enlevait à Bordeaux pour les étrangers à 290 livres le quintal, ce qui fait près d’un écu la livre ». Le sucre était donc plus cher à l’étranger qu’en France même. Rien que par la différence des changes l’importateur subirait déjà à prix égal, une perte de 50 %. Ducos ajouta que l’Angleterre, effrayée du renchérissement, venait de supprimer le drawback, qu’elle avait institué pour favoriser l’exportation de ses sucres coloniaux. Donc rien à attendre de la suppression des droits d’entrée.

Quant à la prohibition d’exportation, la mesure aurait des effets désastreux :

La France reçoit annuellement pour environ 200 millions de marchandises des autres Etats, elle ne peut s’acquitter de cette somme que de deux manières, ou avec ses propres marchandises ou avec son argent ; or, dans l’énumération des marchandises qu’elle donne en payement, les denrées de nos colonies forment seules un article de près de 80 millions, Il est incontestable que si nous défendions la sortie de ces denrées, il faudrait donner notre numéraire à la place ; et ce mode de payement serait d’autant plus ruineux pour la France qu’il comblerait le discrédit de son commerce et la perte de ses changes (Monneron).

Il y a plus de profit, dit Ducos, à solder nos voisins avec du sucre qui gagne qu’avec des assignats qui perdent.

 

En outre, la prohibition d’exportation paralyserait entièrement !e commerce des ports avec les colonies, « car un armateur se garderait d’envoyer du vin et de la farine à Saint- Domingue pour recevoir en retour du sucre dont il n’aurait plus le débouché et sur lequel il perdrait pour s’en défaire une forte partie de son capital. » Bref, des faillites et des chômages dans les ports et aux colonies, tels seraient les résultats du remède proposé. Ducos ajoutait encore que « les étrangers iraient enlever eux-mêmes dans les colonies le sucre qu’ils ne pourraient plus acheter dans les ports de France ; car la toute-puissance du législateur no lutte qu’en succombant contre la nature des choses... » Personne dans l’Assemblée n’essaya de réfuter cette magistrale argumentation qui suffirait à prouver que les révolutionnaires n’étaient pas les esprits abstraits et théoriques qu’on dit parfois, mais des cerveaux très ouverts à toutes les réalités économiques et parfaitement aptes à les embrasser dans leur ensemble comme dans leurs détails.

L’expédient douanier auquel certains avaient songé pour porter remède à la crise du sucre fut donc promptement abandonné.

La crise du sucre n’était qu’un aspect particulier d’une crise plus vaste qui s’étendait à toutes les denrées sans exception. Le renchérissement général tenait à des causes profondes, politiques et financières à la fois. Sans vouloir les examiner en détail, il tombait sous le sens que la baisse des changes témoignait du peu de confiance du commerce étranger pour la monnaie révolutionnaire. Si les bourgeois de Londres, de Hambourg ou d’Amsterdam avaient eu confiance dans la Révolution, ils auraient maintenu le cours de l’assignat, ils ne se seraient pas empressés de se défaire de leur papier en accaparant nos marchandises. « Le discrédit de l’assignat au dehors, comme l’a très bien vu Jaurès, marquait et mesurait le discrédit de la Révolution elle-même dans l’esprit des peuples[15]. » Pour mettre fin à la crise financière et relever à la fois l’assignat et les changes, les girondins s’avisèrent de divers moyens, mais surtout ils comptèrent pour y parvenir sur un remède héroïque, sur la guerre :

Hâtons-nous, disait l’adresse des jacobins du 17 janvier 1792, rédigée sous leur influence, plantons la liberté dans tous les pays qui nous avoisinent, formons une barrière de peuples libres entre nous et les tyrans ; faisons-les trembler sur leurs trônes chancelants et rentrons ensuite dans nos foyers, dont la tranquillité ne sera plus troublée par de fausses alarmes, pires que le danger même. Bientôt la confiance renaît dans l’Empire, le crédit se rétablit, le change reprend son équilibre, nos assignats inondent l’Europe et intéressent ainsi nos voisins au succès de la Révolution qui, dès lors, n’a plus d’ennemis redoutables.

 

La guerre de 1792 fut jusqu’à un certain point une guerre économique.

 

LA DIVERSION JACOBINE

En attendant de recourir à ce suprême expédient de la guerre, les Girondins durent cependant avoir l’air de l'aire quelque chose d’immédiat pour calmer l’agitation parisienne née du renchérissement du sucre. Ils s’avisèrent d’une diversion ingénieuse qui avait l’avantage de les tirer d’embarras à peu de frais, sans les obliger à toucher à la législation existante.

Au plus fort des troubles, le 24 janvier, les Jacobins avaient discuté sur la crise. Un ami de Danton, Leclerc de Saint-Aubin avait dénoncé comme accapareurs Dandré et Boscary. Un Girondin, Lasource, avait posé au club cette question ou plutôt ce dilemme : « Quels sont les moyens à prendre pour que, d’un côté le commerce soit libre et que de l’autre le peuple ne soit pas affamé par les accaparements ? » Après un léger débat, le club s’était rangé à l’avis de Réal : « On ne peut pas trouver de moyen de laisser le commerce libre et cependant de détruire les accaparements. » C’était un aveu d’impuissance.

Mais la nuit porte conseil. Le lendemain, 25 janvier, on lisait dans un journal, sous la signature prétendue d’un certain Desloges, sourd et muet, un piquant Avis aux Dames parisiennes sur le sucre :

C’est donc vous, Mesdames, citoyennes do Paris, qui pour du sucre, violer, les droits les plus sacrés de la propriété, et qui vous rendez parjures à la Constitution sous laquelle vous avez promis de vivre libres ou mourir... Vous avez, Mesdames, des moyens plus efficaces, digues de ce courage, de cette fierté et de ta noblesse do ces sentiments dont vous avez donné tant de preuves depuis l’instant de notre glorieuse Révolution... Prenez publiquement une ferme résolution de ne plus faire usage de sucre et de café jusqu’il ce que ces deux denrées de besoins factices soient remises à l’ancien prix : et je vous prédis qu’avant cinq ou six mois le sucre ne vous coûtera que 12 ou 15 sous la livre...[16]

 

L’idée du sourd et muet, sous des dehors Spartiates et vertueux, avait l’immense avantage de tirer les politiciens d’un sérieux embarras. Puisque le sucre n’était qu’un besoin factice, ce serait œuvre morale et patriotique de s’en passer. Aussitôt les journaux girondins de battre la grosse caisse ! Dès le 26 janvier, le patriote Gonchon, orateur de la pétition du faubourg Saint-Antoine, et ami de Brissot, déclamait devant l’Assemblée :

Législateurs, les citoyens du faubourg Saint-Antoine laissent aux femmes, aux vieillards, aux enfants a. crier pour le sucre. Les hommes du 14 juillet ne se battent pas pour des bonbons !

 

L’Assemblée applaudit à tout rompre cette tirade à panache, dont il lui était facile d’exploiter la candeur.

Le surlendemain, 28 janvier, la section de la Croix-Rouge à son tour décidait, à l’unanimité, de renoncer à l’usage du sucre et du café. Elle invitait les 47 autres sections parisiennes à imiter cet exemple, « qui ne laisserait aux accapareurs, disait-elle, d’autre punition de leur crime que le désespoir et la honte. » La lettre de la section de la Croix-Rouge reçut les mêmes applaudissements que la phrase de Gonchon. Le député Broussonnet proposa de donner à sa résolution civique la plus grande publicité et la Législative décréta qu’elle serait imprimée et envoyée à tous les départements.

Les Jacobins s’ébranlèrent à leur tour. Dans leur séance du 30 janvier, Manuel leur recommanda d’imiter l’exemple de la section de la Croix-Rouge. Après lui le romancier Louvet, le spirituel auteur de Faublas, prononça sur la suppression du sucre et du café un sermon habile et fleuri, rempli de flatteries à l’adresse du beau sexe qu’il poussait au sacrifice. Il ne manqua pas de rappeler que les Américains avaient préféré se passer de thé que de payer à l'Angleterre un droit injuste, puis il se tourna vers les dames :

Je sais bien que la privation dont je vais parler doit retomber particulièrement sur nos compagnes ; mais je sais aussi qu’il n’y a point de privations auxquelles elles ne soient prêtes à se soumettre par la considération de l’intérêt général. Tout nous parle déjà de leurs efforts et de leurs sacrifices. A Versailles, la France ne peut l'oublier, elles se pressèrent autour du bureau de la Constituante pour y déposer à l’envi leurs bijoux, leurs diamants, ornements si chers à la beauté ; au Champ de Mars, elles vinrent on foule soulever, d’un bras déjà plus victorieux, une terre- alors sacrée ; dans la mémorable journée du 14 juillet 1790, elles sourirent aux intempéries d’un ciel nébuleux ; des torrents d’eau les inondèrent et ne purent les chasser. Nous les entendions chanter persévéramment avec nous l’hymne de la Fédération. A nos fêtes nationales, j’ai vu des citoyennes, commençant à repousser loin d’elles un luxe destructeur, environnées de leurs grâces modestes, vêtues d’un habit simple, les cheveux seulement noués du ruban tricolore, emblème de leurs vertus civiques, plus belles enfin de leurs attraits que de leur parure, paraître désormais s’embarrasser bien moins de plaire parla coquetterie que d’attacher par l’estime, de charmer les regards que de toucher les cœurs, j’ai vu, j'ai admiré les progrès des lumières, les heureux effets de la liberté ; j’ai pleuré de joie et je me suis dit : la Révolution, qui doit régénérer nos mœurs, a déjà puissamment influé sur celles de nos compagnes. J’ajoute : maintenant un effort de plus ne coûtera guère à celles qui nous ont déjà secondés de tant de généreux efforts : certainement elles fortifieront de leur résolution la résolution que nous devons prendre, mais qui ne peut devenir efficace qu’autant qu’elles la partageront avec nous. Certainement, elles se feront un devoir de répéter sans cesse et de prouver, par leur exemple, à leurs maris et à leurs enfants, qu’à Sybaris le sucre peut être réputé de nécessité première, mais que, dans Sparte encore menacée, menacée plus que jamais par une foule d’ennemis également audacieux et perfides, on doit s’accoutumer d’avance à se réduire aux aliments les plus communs. Messieurs, je demande que nous prenions l’engagement solennel de n’employer le sucre dans aucun de nos aliments, si ce n’est en cas de maladie, jusqu’à ce qu’il soit redescendu, je ne dis pas à un terme moyen auquel la fortune de la plupart d’entre nous pourrait atteindre, mais à un prix assez médiocre pour que les citoyens moins fortunés puissent aussi l’acquérir... Eh ! qui d’entre nous pourrait trouver quelque douceur dans une jouissance dont il saurait que la portion du peuple la plus considérable et la plus précieuse est privée ?

 

Ô puissance de la rhétorique ! Tous les membres du club se levèrent et jurèrent de s’abstenir de sucre. Manuel renchérit sur Louvet et réclama en outre le sacrifice du café. Nouveau transport, nouveau serment ! Seul Collot d’Herbois réclama une exception pour les intellectuels qui ne pouvaient veiller le soir qu’à l’aide d’une tasse de café. Louvet lui accorda généreusement cette faveur, parce qu’il était l’auteur de l’Almanach du père Gérard, une des publications patriotiques les plus populaires. Les tribunes répétèrent le même serment que les Jacobins. La crise du sucre était réglée, sans recensement, sans réquisition, sans vente forcée, sans rationnement et sans carte.

Le sacrifice profita surtout à Pétion et aux Girondins qui purent désormais dormir tranquilles. Entre le droit à l’existence et le droit de propriété, entre leur popularité et le dogme de la liberté commerciale, ils n’eurent plus à faire un choix périlleux.

Le grand journal démocrate Les Révolutions de Paris ne fut pas dupe de l’adroite manœuvre. Il ne put s’empêcher de lancer quelques brocards aux Jacobins qu’il trouva ridicules :

Un étranger qui serait entré en ce moment dans la salle des jacobins, à la vue de tous ces bras tendus, au bruit du trépignement des pieds et surtout à ce mot solennel et qu’on ne devrait pas prodiguer : je le jure ! prononcé par toutes les bouches ensemble, n’aurait jamais pu soupçonner qu’il ne s’agissait que de sucre. Faire une répétition du serment sublime du jeu de paume pour du sucre !

Et le journal terminait par cette réflexion :

Et que serait-ce donc, si le vaisseau de la République battu par de longs et de fréquents orages, le pain venait à vous manquer pendant plusieurs jours ?[17]

 

Le problème du pain, ainsi brusquement évoqué par ce rabat-joie de Prudhomme, n’était pas de ceux qu’on pourrait résoudre ou plutôt esquiver par des phrases sonores et des serments à l’antique. Il était facile de se passer de sucre et de café. Il l’était moins de se passer de pain.

Or, précisément au moment où se terminait par une diversion heureuse l’agitation du sucre, une autre agitation infiniment plus grave se préparait. Les émeutes de la faim allaient éclater dans toute la France. La lutte économique prend cette fois les allures d’une lutte sociale. Derrière le Tiers Etal nanti le quatrième Etat affamé et farouche se lève à l’horizon.

 

 

 



[1] Discours de Monneron, lu par Gaminel, à la séance du 24 janvier 1792.

[2] Discours de Ducos du 24 janvier.

[3] JAURÈS, La Législative, p. 994.

[4] Lecoulteux, Laborde et Leriche sont cités dans la lettre de Salamon en date du 23 janvier 1792.

[5] N° 133, 21 au 28 janvier 1792.

[6] Moniteur du 24 janvier. Réimpression, t. XI, p. 199.

[7] Rapport de Pétion à la Législative, séance du 24 janvier dans les Archives parlementaires : Lettre de l’abbé Salamon du 23 janvier ; Courrier de Gorsas ; Révolutions de Paris, etc...

[8] Cette proclamation est publiée dans le n° 133 des Révolutions de Paris.

[9] Les Révolutions de Paris disent que ce fut le commandant du bataillon de la Trinité qui subit ce traitement. On lui brisa son épée et on le traîna dans le ruisseau.

[10] BÛCHEZ et ROUX, t. XIII, p. 98.

[11] Sa lettre datée du 20 janvier est publiée dans le Moniteur du 29.

[12] Cette lettre fut lue à la séance du 20 janvier 1792.

[13] Bûchez et Roux impriment Delbecq (t. XIII, p. 106).

[14] Son rapport fut lu par le député Caminet A la séance du 24 janvier.

[15] JAURÈS, La Législative, p. 1035.

[16] Ce texte a été publié sans indication de source dans la Revue de l'Enseignement primaire et primaire supérieur du 11 février 1847.

[17] N° 134 des Révolutions de Paris.