LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

 

INTRODUCTION.

 

 

LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES ; LA RÉGLEMENTATION TRADITIONNELLE.

Nos ancêtres ont vécu pendant des siècles dans la crainte obsédante de la disette. Assurer les subsistances du peuple était alors le premier devoir des gouvernants. Il en fut ainsi jusqu’à la construction des chemins de fer et des bateaux à vapeur. Les administrateurs d’autrefois, les intendants, étaient des sortes d’agents de ravitaillement pour lesquels les questions économiques avaient peu de secrets. Les administrateurs d’aujourd’hui, pour le dire en passant, auraient peut-être, dans ce domaine, plus d’une leçon à apprendre de leurs devanciers.

Pourquoi nos pères craignaient-ils la disette avant 1789 ?

La France d’alors était pourtant le premier pays producteur de blé du monde. En temps ordinaire, la production dépassait légèrement la consommation. D’après un mémoire de Raymond Le lion, daté de 1789, sur les 32 provinces qui composaient le royaume, 10 produisaient plus qu’elles ne consommaient, 10 se suffisaient à peu près, et 12 ne récoltaient presque pas de céréales[1]. Les provinces les mieux pourvues étaient celles du Nord, les provinces « disetteuses », ou déficitaires, celles du Midi.

La circulation, le commerce, auraient dû faire passer le blé des lieux où il était en excès aux endroits où il manquait. Mais la circulation était entravée de mille manières. Il y avait d’abord les douanes provinciales et les péages, qui augmentaient les frais. Il y avait ensuite la variété infinie des mesures, différentes de ville à ville, de marché à marché, de fief à fief. Chaque marchand avait même sa mesure particulière. Il y avait surtout la cherté des transports. La navigation intérieure restait dans l’enfance. Les canaux étaient très rares. Les rivières elles-mêmes n’étaient navigables qu’aux approches de la mer. C’est par voie de terre que la plus grande partie des grains sont transportés. Sans doute, depuis le début du XVIIIe siècle, depuis l’administration du contrôleur Orry surtout, le réseau routier a été développé. Mais les routes, généralement pavées, ne sont pour ainsi dire pas entretenues. Il n’y a pas de cantonniers. De temps en temps on les répare au moyen de la corvée, qui est une lourde charge imposée aux paysans. Les chemins vicinaux ne sont guère que des sentiers d’accès difficile. Dans ces conditions, le prix des transports est très élevé. Quand le blé doit parcourir un chemin un peu long avant d’arriver à destination, il n’est pas rare que sa valeur ait doublé, triplé et quadruplé[2]. Aussi le prix du pain est-il énormément variable. Les transports ne sont pas seulement très chers, ils sont très lents. Les diligences font huit lieues par jour en hiver, dix en été. Le roulage, par lequel circulent les marchandises, est bien moins rapide. En attendant que le blé arrive, on a le temps d’avoir faim. La circulation est encore rendue difficile par les craintes irraisonnées du peuple, qui s’oppose instinctivement il tout enlèvement de grains. Il n’est pas rare que les magasins et les marchés soient pillés. En cas de panique, les fermiers cachent leur blé, et la famine éclate non par manque de denrées, mais par peur d’en manquer.

Pour écarter le spectre de la famine, que fait le gouvernement ?

Il s’efforce d’augmenter la production. Il encourage les défrichements par des exemptions d’impôts qui durent plusieurs années. Il préconise, par le moyen de ses intendants, des cultures nouvelles, telle que celle de la pomme de terre ou de la luzerne ; il protège les Sociétés d’agriculture qui se fondent dans les principales villes à partir de 1760[3]. Mais le progrès est lent. Seuls, les grands propriétaires ont assez de capitaux pour appliquer les méthodes rationnelles. Les sociétés d’agriculture ne groupent que les très gros propriétaires. Arthur Young constate, dans son fameux Voyage, que l’agriculture française rapporte beaucoup moins que l’agriculture anglaise, faute d’outillage, faute d’engrais, faute d’un cheptel suffisant. La pomme de terre reste en 1789 une culture très accessoire, incapable de fournir un appoint sérieux à l’alimentation. Le seigle est la base de la nourriture du peuple. Le pain blanc est pour lui un luxe. Malgré les efforts des intendants et des sociétés d’agriculture, la production, à la veille de la Révolution, n’a pas pu être suffisamment intensifiée pour écarter toute crainte de disette. Le procédé des jachères, partout répandu, laisse un bon tiers de la terre arable improductif. On évalue à un douzième du territoire la partie cultivée en froment en 1789. La production moyenne est de trente-cinq millions d’hectolitres, soit environ sept hectolitres et demi par hectare[4]. Le rendement actuel est au moins du double.

Le gouvernement, qui n’a pas réussi à augmenter la production d’une façon appréciable, n’a pas essayé sérieusement de briser les entraves qui s’opposaient à la circulation. Il est obligé de recourir à la réglementation pour répartir équitablement la précieuse denrée alimentaire. Le commerce des céréales n’est pas libre[5]. Les laboureurs, les meuniers, les boulangers, les officiers de justice, ne peuvent être en même temps blatiers, c’est-à-dire marchands de grains. Ceux-ci, pour exercer leur métier, un métier dangereux, doivent se munir au préalable d’une permission délivrée par les officiers de justice. Ils ont l’obligation de tenir un registre de leurs opérations, que la police a le droit de faire exhiber à chaque instant, II leur est interdit de conclure entre eux des sociétés, de crainte des accaparements. Ils sont tenus d’approvisionner les marchés, et il leur est pourtant interdit d’y acheter librement. Ils ne peuvent y faire leurs achats qu’à partir d’une certaine heure, après que les boulangers et les habitants ont eu le temps de procéder à leurs emplettes. Même pendant l’heure qui leur est spécialement réservée, les marchands sont l’objet de la suspicion et de la surveillance des autorités. Ainsi, le 4 juin 1789, ceux qui fréquentaient le marché de Bourbourg étaient l’objet de la dénonciation suivante :

A MM. les Bourgmaîtres, échevins et ceurheers — c’est-à-dire hommes de la Keur ou charte des libertés communales — de la ville et châtellenie de Bourbourg, remontrent les officiers fiscaux de ce siège que les manœuvres pratiquées dans le marché de cette ville et des villes voisines par les marchands de grains, n’ont pas peu contribué à l’augmentation des blés, parce qu’en les parcourant, ils en suspendent la vente, soit par des mots glissés à la dérobée, soit par des coups d’œil ou de tête, en sorte qu’ils attendent l’heure où ces marchands ont la faculté d'acheter, et les habitants et successivement les boulangers sont obligés à les payer à un prix exorbitant qui augmente chaque marché, manœuvres qui provoqueraient insensiblement la disette qui s’accroît chaque jour ; le bien public exige, dans ce moment, une surveillance la plus exacte ; les remontrants, pour arrêter ces abus, dans ces circonstances, Messieurs, ils requièrent pour le Roi qu’il soit fait très expresses inhibitions et défenses à tous marchands de grains indistinctement d’acheter aucuns grains sur ce marché, à quelque heure que ce soit, même de s’y promener, enfin d’y paraître, à peine de cent livres d’amende et d’être arrêtés et constitués prisonniers par les gardes de police, si ces marchands étaient forains, et ce, jusqu’au 1 er septembre prochain, et, afin qu’ils n’en ignorent, que notre ordonnance soit lue et publiée au premier jour de marché et avant son ouverture, affichée aux endroits ordinaires et accoutumés[6].

 

Le bourgmestre et les échevins de Bourbourg prirent immédiatement une ordonnance conforme à ce réquisitoire, qui peint bien l’esprit du temps.

Le marché est le seul endroit où les achats, même ceux des particuliers, puissent se faire, parce que c’est là seulement que les autorités peuvent exercer leur contrôle. Le blé vendu est mesuré par des mesureurs officiels qui ont acheté leurs offices. Les achats à domicile sont rigoureusement interdits, sous peine d’amende et même de châtiments corporels si le délit a eu lieu de nuit. Il est de même interdit d’aller au-devant des cultivateurs qui amènent leurs grains au marché et d’acheter sur les routes, interdit aussi d’acheter les blés sur pied ou en gerbes. Une seule exception à ces règles, en faveur de l’approvisionnement de la capitale. Les ordonnances royales déterminent un rayon de huit, puis de dix lieues autour de Paris, où il est interdit aux marchands et boulangers parisiens de rien acheter. Une fois introduits dans cette zone de dix lieues, les grains n’en peuvent plus sortir. Mais, en revanche, les négociants de Paris peuvent acheter dans toute la France, même en dehors des marchés. Us sont tenus seulement de se pourvoir d’acquits à-caution pour enlever leurs achats.

Quand l’heure de la fermeture du marché sonne, les cultivateurs qui n’ont pas fini de vendre leur marchandise ne peuvent la ramener chez eux. Ils doivent la laisser à la halle, où elle est emmagasinée pour être remise en vente obligatoirement au marché suivant. Dès que le cultivateur a déclaré son prix de vente à l’ouverture du marché, il ne peut plus le hausser. Cette réglementation a pour but évident de forcer le propriétaire à se défaire de son grain pendant la durée du marché même, de protéger par suite le consommateur. Dans le même esprit est conçue la réglementation de la boulangerie. Les boulangers sont tenus de constituer des réserves de grains et farines. Us doivent toujours avoir du pain à l’étalage. Us n'ont pas le droit de refuser la vente. Us sont soumis à des visites domiciliaires. Le prix du pain et de la viande est taxé par la police et par les juges seigneuriaux d’après les mercuriales soigneusement tenues à jour. Boulangers et bouchers ne peuvent vendre qu’au poids.

On ne réglementait pas seulement le commerce, on réglementait aussi la production. II est défendu aux fermiers et récoltants de garder leurs grains dans leurs greniers plus de deux ans. On les soumet fréquemment à des déclarations qui sont vérifiées par des visites domiciliaires. Les fausses déclarations sont sévèrement punies. M. Afanasiev cite le cas d’un certain Levesque, syndic, c’est-à-dire maire, de la petite ville de Lorris en Gâtinais, qui fut condamné aux galères, en 1709, pour un délit de cette espèce. En temps normal, quand le blé est abondant et le pain bon marché, cette réglementation minutieuse est appliquée avec libéralisme. Mais, dès que le marché se resserre, l’autorité devient vigilante et tracassière. Les intendants font dresser deux fois par an, avant et après la récolte, des états estimatifs, des apprécis, comme on dit, qui renseignent le ministre sur la situation. Pour peu que l’approvisionnement devienne difficile, des réquisitions sont adressées aux principaux récoltants pour leur enjoindre de porter aux marchés un certain nombre de mesures de grains. C’est la vente forcée. A un degré de plus, c’est la vente tarifée. Les intendants ou même les cours de justice, les bailliages et les parlements, fixent le prix maximum de chaque espèce de grains. On défend aux amidonniers de faire de l’amidon, on interdit aux fabricants de genièvre d’exercer leur industrie, etc.

Les greniers seigneuriaux ou ecclésiastiques, où étaient déposés les produits des dîmes, tenaient lieu en quelque mesure de greniers d’abondance. On les ouvrait d’autorité, en cas de disette, et on en vendait le contenu au marché. Dans les villes, où cette ressource n’existait pas, les municipalités ou le gouvernement y suppléaient en constituant des stocks de réserve qu’ils débitaient au-dessous des cours, à bon marché. Louis XV, qui craignait les révoltes de Paris, avait passé, vers la fin de son règne, en 1765, un contrat avec la compagnie Malisset, qui s’engageait à tenir constamment dans ses magasins, pour l’approvisionnement de la capitale, un minimum de 40.000 setiers de froment. Ces « blés du roi », comme on les appelait, étaient jetés sur le marché, en grand secret, au moment où la marchandise devenait rare et chère. C’est de ce contrat Malisset mal compris et dénaturé qu’est née plus tard la légende de Louis XV affameur et du pacte de famine. Turgot lui-même, si déterminé partisan qu’il fut de la liberté économique, passa, en octobre 1775, un traité analogue avec les frères Leleu, de Corbeil. Ce traité fut renouvelé en 1782 et en 1787. Moyennant une indemnité de 96.700 livres, les frères Leleu s’engageaient à fournir chaque année 31.000 sacs de farine à la halle de Paris. Ces blés de réserve, que la prévoyance gouvernementale accumulait, étaient d’ordinaire achetés à l’étranger dans la Baltique et à Hambourg, ou encore dans le Levant et les pays barbaresques. A la moindre menace de disette, l’exportation des grains indigènes est rigoureusement interdite.

 

LES COURANTS NOUVEAUX : ÉCONOMISTES ET PHYSIOCRATES.

Cette intervention continuelle de l’Etat dans le commerce des céréales avait pour résultat de favoriser le consommateur aux dépens du producteur. Les consommateurs n’étaient pas seulement les artisans des villes, mais les journaliers des campagnes, alors beaucoup plus nombreux que de nos jours. Ces journaliers recevaient de faibles salaires, souvent inférieurs à dix sous par jour en Bretagne. Si le pain dépassait trois sous par livre, ils ne pouvaient plus vivre.

Pendant longtemps la réglementation n’avait pas été combattue : elle apparaissait comme une sorte d’œuvre d’assis- lance, d’œuvre chrétienne. Elle tendait à faire passer dans les faits cette notion du juste prix qui avait été unanimement acceptée au Moyen Age. Mais, ii partir du milieu du XVIIIe siècle, la réglementation est l’objet d’attaques de plus en plus vives, de la part de l’école des physiocrates d’un côté et de la part de l’école des économistes de l’autre.

Les physiocrates défendent les intérêts des producteurs, puisqu’ils enseignent que la terre est la source de toute richesse. Ils veulent améliorer les méthodes agricoles, faire produire davantage au sol de la France. Il faut donc que l’agriculteur puisse retirer un juste bénéfice de ses efforts, que l’autorité n’ait pas le droit de limiter ou d’annuler ce bénéfice, ce qui tuerait toute initiative et toute amélioration. Les physiocrates magnifient le droit de propriété. Us le considèrent comme quelque chose de sacré ! Ils opposent par suite dans la pratique, le droit de l’individu au droit de l’Etat. « Qu’on maintienne l’entière liberté du commerce, dit Quesnay, car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte et la plus profitable à la nation et ii l’Etat, consiste dans la pleine liberté de la concurrence[7] ».

Les économistes de l’école de Turgot arrivent aux mêmes conclusions par d’autres chemins. Ils sont convaincus qu’il existe des lois naturelles de la circulation et de la distribution des richesses, et ils enseignent que le rôle de l’Etat doit être de respecter ces lois naturelles, en intervenant le moins possible. Laissez faire, laissez passer ! Ils vantent les bienfaits de la liberté commerciale, de la concurrence illimitée. Ils nient qu’il y ait une opposition entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs. La hausse des denrées, d’après eux, doit fatalement entraîner une hausse des salaires. Cette double hausse simultanée accroîtra la production et, par conséquent, la richesse. Elle facilitera, en dernier résultat, la subsistance des pauvres qui, gagnant davantage, trouveront plus de facilités à s’alimenter. Turgot conclut donc comme Quesnay : « Quelques sophismes que puisse accumuler l’intérêt particulier de quelques commerçants, la vérité est que toutes les branches du commerce devraient être libres, également libres, entièrement libres[8] ».

Ce libéralisme économique, qui s’harmonisait si bien avec le libéralisme politique, mis à la inode par la philosophie du siècle, eut un très rapide succès dans l’élite de la société. Ce succès ne s’explique pas seulement par l’attrait qu’exerce toujours une doctrine nouvelle, par la valeur littéraire des écrivains qui défendirent celle-ci, il s’explique aussi par des raisons moins nobles. Les classes possédantes qui détenaient la terre et pratiquaient le commerce et l’industrie, délestaient la réglementation qui limitait leurs bénéfices et gênait leurs spéculations. Peut-être croyaient-elles sincèrement aux vertus sociales de la libre concurrence, mais elles comprenaient parfaitement que la liberté commerciale multiplierait leur puissance.

Les classes pauvres qui n’avaient pas fait de philosophie, et pour cause, se montraient rebelles aux nouvelles doctrines. Leur condition, loin de s’améliorer, empirait plutôt dans les années qui précédèrent la Révolution. La hausse du prix des denrées avait été continue et rapide, mais la hausse des salaires n’avait pas suivi du même pas, loin de là ! Les petits fermiers qui ne récoltaient que pour leur entretien, se plaignaient aussi parce leurs fermages avaient été considérablement augmentés. Le souci des subsistances et la crainte de la famine, loin de disparaître ou de s’atténuer, se faisaient, au contraire, chaque jour plus pressants.

Or, les consommateurs qui avaient trouvé longtemps un appui sans réserve dans le gouvernement et dans l’administration, s’apercevaient que cet appui fléchissait, que la réglementation était battue en brèche, qu’on ne l’appliquait plus que mollement et par intermittence et presque sans conviction. Le libéralisme économique ne faisait pas seulement la conquête de l’élite pensante et des classes capitalistes, il pénétrait avec Turgot jusqu’au cœur du gouvernement, il était professé comme un article de foi par des intendants chaque jour plus nombreux. A deux reprises déjà en 1703 d’abord, en 1774 ensuite, la réglementation avait été suspendue et la liberté du commerce des grains proclamée. Les deux expériences avaient été malheureuses, Ü est vrai. En 1703, une hausse des prix de toutes les denrées alimentaires avait suivi la proclamation de la liberté commerciale. Il y avait eu des émeutes, des pillages, et on avait dû revenir rapidement à l’ancienne législation. Turgot, en 1774, s’était heurté aux mêmes difficultés, aux mêmes résistances et il avait succombé devant la guerre des farines, que ses édits avaient déchaînée au printemps de 1775.

Les économistes libéraux expliquèrent ce double échec par les manœuvres des privilégiés et par le défaut d’instruction du peuple. Ils ne se dirent pas un seul instant qu’une réforme qui heurtait le sentiment public, alarmait le peuple sur son pain quotidien et favorisait brusquement les intérêts des producteurs aux dépens des consommateurs, jusque-là exclusivement protégés, qu'une réforme de ce genre ne pouvait s’imposer en un jour, ni même en plusieurs années. Le libéralisme économique était pour eux un dogme, une panacée universelle. Ils ne désespérèrent pas de l’imposer un jour.

 

LA CRISE DE L’ANNÉE 1789.

Si la Révolution éclate et triomphe en l’aimée 1789, ce n’est pas par un simple hasard. L’année 1788 avait été très mauvaise pour les récoltes. Des gelées de printemps, un été trop sec, des grêles, des pluies torrentielles avaient compromis la moisson, dont le rendement avait été par endroits[9] inférieur de moitié à la normale. La disette se fit sentir un peu partout dès la fin de l’hiver. Ainsi l’alarme du peuple sur ses subsistances coïncida avec la convocation des Etats Généraux, la crise politique se doubla d’une crise économique aiguë. « Si le pain eût été bon marché, a dit un auteur[10], l’intervention brutale du peuple, qui était indispensable pour assurer la chute de l’ancien régime, ne se fût peut-être pas produite et la bourgeoisie eût moins aisément triomphé. »

La Constituante profita d’autant plus de la crise qu’elle n’eut pas la responsabilité d’y porter remède, car elle n’exerça réellement une action prépondérante sur le gouvernement qu’après son transfert de Versailles à Paris, lors des journées des 5 et 6 octobre 1789, qui furent provoquées précisément par la rareté du pain dans la capitale. Le premier ministre, Necker, qui était un empirique, recourut aux moyens traditionnels pour calmer l’agitation populaire. Le 7 septembre 1788, dès qu’il avait constaté le déficit de la récolte, il avait suspendu l’exportation des céréales. Ensuite il avait fait acheter à l’étranger de grandes quantités de grains qu’il revendait au fur et à mesure pour faire baisser les cours qui avaient rapidement doublé. Il encourageait en même temps l’importation par des primes. Enfin, au moment le plus aigu de la crise, le 23 avril 1789, il fit autoriser les juges et officiers de police à contraindre les détenteurs de grains à garnir les marchés par voie de réquisition et à procéder b. des recensements et visites domiciliaires. Les autorités reçurent des ordres sévères pour protéger la libre circulation intérieure, afin de faciliter l’approvisionnement des régions déficitaires.

Nous savons comment ces mesures ont été appliquées et quels effets elles produisirent par deux publications de documents, celle de M. G. Lefebvre sur le district de Bergues, dans la Flandre maritime, et celle de M. Ch. Lorrain sur le district de Chaumont. Nous avons aussi une brève étude de M. Evrard sur les subsistances dans l’Eure.

En Flandre maritime, il y eut plusieurs « émotions » populaires au printemps, particulièrement dans les villes, à Hondschoote, le 22 mars, à Bergues, le 6 avril, à Dunkerque, le Il avril. Les cours atteignirent leur maximum à la fin de juin. Les recensements furent effectués. Les municipalités auraient pu requérir les paysans de garnir les marchés. C’est ce qui eut lieu en Flandre wallonne. Mais, en Flandre maritime, on préféra user d’invitations amiables et accorder des primes à ceux qui amèneraient du blé dans les villes.

La difficulté était de protéger la libre circulation. Malgré le déploiement de la force armée, on n’y parvint pas toujours. Ainsi le subdélégué Dehau écrivait à l’intendant, le 27 mars : « Je suis informé que, dimanche dernier, il y a eu une espèce d’émeute à Hondschoote, qu’il y avait un bateau chargé de blé destiné pour le marché de cette ville qu’on a voulu piller ; mais M. de Saint-Hilaire, bailli de ladite ville, l’ayant fait décharger et distribuer le blé à ceux qui en demandaient, tout a été apaisé ». En somme, les émeutiers d’Hondschoote avaient obtenu le dernier mot.

Quelques jours plus tard, le même subdélégué écrivait à l’intendant, le 7 avril, que le peuple avait cassé les vitres d’un marchand de grains de Bergues. Il fallut faire donner la troupe pour dégager la maison et empêcher le pillage. Des faits de ce genre ne furent pas isolés. Heureusement, les blés achetés b l’étranger arrivèrent à Dunkerque au début de l’été. Les autorités les firent mettre en vente, d’ordinaire à perte. L’émotion se calma peu à peu, mais elle reprit avec une nouvelle force quand on connut les événements du 14 juillet. La bourgeoisie des villes salua la prise de la Bastille avec enthousiasme. Elle arbora la cocarde tricolore et forma des gardes nationales et des comités permanents, sortes de municipalités révolutionnaires qui siégèrent en face des vieilles municipalités aristocratiques et peu à peu les supplantèrent. Mais le peuple, à son tour, tira la leçon du 14 juillet. Il réclama le pain è. bon marché et se mit à piller les maisons des échevins et des marchands les plus détestés. Pour le calmer, le « magistrat » de Bergues dut ordonner, le 26 juillet, de vendre aux pauvres au-dessous du cours le blé de réserve. A Dunkerque, au marché de la veille, le peuple taxa le blé sur le marché à 30 livres la rasière et, cinq jours plus tard, la municipalité dut légaliser cette taxe.

A Chaumont, les choses ne furent pas très différentes. L’intendant de Champagne, Rouillé d’Orfeuil, ordonna dès le 1 er avril des visites domiciliaires qui durent Être faites en présence des juges de police, du syndic et de quatre notables. La ville de Chaumont décida, le 14 avril, de contracter un emprunt pour acheter des grains de réserve qu’elle revendrait sur le marché. Le 2 mai, la foule s’attroupa et exigea que la ville vendît son blé à un prix maximum qu’elle fixa. La ville dut céder de crainte du pillage. Les hommes de la milice bourgeoise qu’elle avait convoqués n’avaient pas obéi ou avaient appuyé les réclamations de la foule. Une recrudescence de troubles suivit le 14 juillet. Voici comment l’intendant en rend compte au ministre dans sa lettre du 23 juillet :

Voulez-vous bien, Monsieur, que je saisisse ce premier moment pour vous parler de l’extrême fermentation qui s’est annoncée dans ma généralité, à l’instant même où le bruit s’y était répandu de la révolution de Paris ? Le soulèvement est général dans presque toutes les villes. Le peuple de Troyes s’est révolté samedi dernier, sous prétexte de la cherté des grains ; les officiers municipaux, ainsi que ceux de police, ont été comme assiégés dans l’hôtel de ville. L’émeute s’est un peu apaisée le dimanche soir, puis a recommencé le lendemain, et j’apprends ce matin que le calme n’est pas encore rétabli. Les villes do Langres, Joinville et Saint-Dizier offrent des scènes non moins affligeantes. Le peuple s’en prend particulièrement aux percepteurs des droits du roi ; les commis aux aides y ont été grièvement in mités, et on a essayé de brûler les bureaux et les registres des receveurs...

 

En Champagne, comme en Flandre, la bourgeoisie s’empara du pouvoir pour faire cesser les troubles. Elle forma un comité permanent et une garde nationale, d’où elle exclut « tous les compagnons et ouvriers », sous prétexte que leur « temps était extrêmement précieux par la nécessité où ils étaient de l’employer pour vivre »[11].

L’institution de la garde nationale fut moins une mesure populaire qu’une garantie contre les troubles et le pillage des propriétés.

A Chaumont, où on n’avait pas, comme en Flandre, la ressource des blés importés par mer, on n’atteignit pas la récolte sans difficultés. Dès que la moisson fut coupée, le bailliage ordonna aux fermiers des dîmes et aux gros propriétaires de faire battre immédiatement leurs grains et de les conduire au marché. Au cas où ils s’y refuseraient, la sentence du bailliage permettait aux municipalités de les y contraindre « même sous peine de 100 livres d’amende ou telle autre arbitraire qu’il appartiendra, suivant l’exigence des cas ». Dès le lendemain 31 août, la ville de Chaumont envoyait des réquisitions individuelles aux amodiateurs des dîmes. Elle décidait, huit jours plus tard, d’offrir une prime de cinq sols par bichet à tout cultivateur qui amènerait des grains au marché. Jusqu’à la fin d’octobre les troubles furent à craindre.

Dans l’Eure, pays pourtant très productif, le blé doubla de prix au printemps et dans l’été. Après le 14 juillet, les misérables saccagèrent les bureaux des impositions, brûlèrent les registres, obligèrent les autorités anciennes ou nouvelles à taxer le pain à deux sous la livre quand on le payait trois et quatre sous, et le blé à trente-six livres le sac quand le cours dépassait soixante livres. A Evreux, on ordonna aux meuniers de ne faire qu’une seule mouture, uniforme pour tous, qui devait fournir un boisseau de son seulement pour six de grain. Les troubles s’apaisèrent progressivement et tout rentra dans l’ordre en novembre.

C’est que le moment le plus difficile à passer était celui de la soudure entre la récolte ancienne et la nouvelle. Le battage des grains se faisait très lentement, parce qu’il se faisait au fléau. Jusqu’à l’hiver, les cultivateurs étaient occupés par les labours, les semailles, les regains, etc. ; ils n’avaient pas le temps de battre.

Par ce qui se passa dans ces trois régions, pour lesquelles nous avons des monographies, en Flandre, en Champagne et dans l’Eure, nous pouvons nous faire une idée des sentiments du peuple à l’égard du problème des subsistances. Le peuple, et par là j’entends ceux qui vivent de leur travail, depuis les prolétaires ruraux jusqu’aux artisans des villes, le peuple qui ne produit pas de céréales et qui en consomme, est hostile d’instinct à la libre vente et à la libre circulation. Il voit dans la réglementation une protection et une garantie. Il désire la taxe et, quand il peut, il l’impose.

L’instinct populaire était-il justifié ?

Sans doute, la peur de manquer de blé, en déterminant les paysans à cacher leurs récoltes, était une des causes de la disette. Les obstacles mis à la circulation par les attroupements risquaient d'affamer les villes. Les économistes avaient raison de dénoncer les craintes paniques. Il n’en est pas moins vrai que la liberté absolue du commerce, si elle profitait au producteur et au marchand de blé, était préjudiciable, en fait, aux gens des villes, aux consommateurs, qui payaient plus cher une denrée de première nécessité. Ceci a été bien vu par M. Lefebvre : « Le paysan, dit-il, réalisait un profit immédiat chaque fois qu’il avait un excédent disponible, tandis que le négociant gagnait à tous coups : en temps de disette, par l’importation, primée ou non ; en temps d’abondance, par l’exportation et la circulation par mer. Ainsi le peuple sentait bien que ce n’était pas l’intérêt général qui préoccupait la plupart des partisans de la liberté... Puisque le gouvernement laissait faire paysans et négociants, c’était son devoir de nourrir le peuple quand le prix de la vie devenait accablant. « Plusieurs gens de la campagne et de la ville, écrivait, le 20 juin 1789, le subdélégué de Dunkerque, m’ont dit a moi-même que, puisqu’ils payaient bien les impôts et les taxes du Magistrat, celui-ci était obligé de les nourrir dans le temps de calamité et quand ils n’avaient pas les moyens de payer un prix aussi haut ; qu’ils ne pouvaient pas mourir de faim, eux et leurs enfants »[12]. En un mot, l’instinct populaire opposait le droit à la vie au droit de propriété.

 

LA CONSTITUANTE ET LA VIE CHÈRE.

La Constituante connaissait le sentiment populaire. Les cahiers de doléances, qui avaient été remis à ses membres au moment des élections, demandaient en grande majorité le maintien de la réglementation. Mais la Constituante décida que le mandat de ses membres ne serait pas impératif. Composée de grands propriétaires et de bourgeois riches, elle était presque tout entière gagnée au libéralisme économique. Elle inscrivit dans la Déclaration des Droits de l’homme le respect absolu du droit de propriété. Pour assurer la subsistance du peuple, elle crut assez faire en maintenant l’interdiction de l’exportation des grains, déjà ordonnée par Necker, et en proclamant la liberté absolue de la vente et de la circulation des grains dans tout le royaume. Ce décret, voté le 29 août 1789, ne laissa pas d’inquiéter Necker et le roi. Ils ajournèrent sa promulgation pendant près d’un mois, sans doute parce qu’ils craignaient, si la liberté de la vente était proclamée, de ne plus pouvoir approvisionner les villes. L’application du décret revenait à supprimer les réquisitions qu’avaient lancées les intendants et leurs agents, à annuler les taxes que tant de comités permanents avaient dû édicter !

Puis, si la vente devenait libre, si on ne pouvait plus forcer, comme auparavant, les détenteurs de céréales à garnir les marchés, une hausse était facile à prévoir, et cette hausse forcerait le Trésor, qui achetait pour revendre à perte, à de nouveaux et lourds sacrifices. Mais l’Assemblée s’entêta. Le 18 septembre 1789, par un second vote, elle confirma son décret précédent et en exigea la sanction. Louis XVI et Necker s’exécutèrent trois jours après.

Mais il était plus facile de légiférer sur le papier que de faire appliquer la loi. Les troubles continuèrent. Paris fut un moment, en septembre et au début d’octobre, dans une situation très difficile. On faisait queue de longues heures aux portes des boulangeries. Finalement, les Parisiens marchèrent sur Versailles pour un ramener le « boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

L’Assemblée et la Cour transférées à Paris, l’agitation continua jusqu’à ce que la moisson fût battue. Le mercredi 21 octobre, une députation de la commune de Paris fit part à l’Assemblée d’une scène sanglante qui venait de se dérouler à l’Hôtel de Ville.

Un boulanger, du nom de François, ayant refusé du pain à une femme, celle-ci ameuta la foule, qui pénétra dans sa boutique et découvrit trois pains rassis que les garçons s’étaient réservés pour eux et six douzaines de petits pains frais destinés à la consommation des députés de l’Assemblée dont la boulangerie de François était voisine. Aussitôt le malheureux boulanger est saisi par la foule et entraîné à l’Hôtel de Ville. Il essaie de se disculper devant les officiers municipaux qui l’interrogent. Il leur dit qu’il faisait habituellement dix fournées par jour ; que, la veille encore, il avait livré de la farine à de^ confrères qui en manquaient. Mais la foule impatiente, femmes en lète, se rue dans l’Hôtel de Ville, force la garde, s’empare de François, le massacre et porte sa tête au bout d’une pique.

Après ce meurtre, la commune de Paris demanda à l’Assemblée de voter une loi martiale qui permettrait de disperser les rassemblements par la force. La loi fut votée le lendemain 22 octobre. Les officiers municipaux eurent le droit de requérir la garde nationale, la gendarmerie et les troupes régulières. Le drapeau rouge devait être déployé devant les émeutiers. Des sommations étaient faites, puis la force armée agissait. Les séditieux qui résisteraient aux sommations pourraient être condamnés à trois ans de prison, s’ils étaient sans armes, à la peine de mort, s’ils étaient armés.

Cette loi de répression, a laquelle Robespierre presque seul essaya de s’opposer, ne pouvait être efficace qu’à une condition, c’est que les municipalités et les troupes tiendraient la main a son exécution. Mais, dans bien des cas, surtout dans les campagnes, les autorités pactisaient avec les séditieux qui s’opposaient au départ des grains, et les gardes nationales refusaient d’obéir aux réquisitions. La loi martiale n’était pas votée depuis une semaine, que Bailly reparaissait à l’Assemblée et lui annonçait qu’un agent de la municipalité parisienne, chargé de la garde des magasins de blé de Vernon, M. Planter, avait failli être pendu par deux fois dans cette ville. Il n’avait dû son salut qu’au courage d’un jeune Anglais, Nesham, qui avait coupé la corde. La commune de Paris décerna à l’Anglais une couronne civique, la première qui ait été décernée sous la Révolution.

La Constituante eut si bien l’impression que sa législation aurait beaucoup de peine à s’imposer, qu’elle vota décrets sur décrets, instructions sur instructions, pour en confirmer les données essentielles et les justifier aux yeux du peuple. Aux décrets du 29 août et du 18 septembre 1789 succédèrent ceux du 5 octobre et du 10 novembre 1789, des 2 juin, 12 août, 15 septembre 1790[13]. Encore à la fin de sa carrière, le 22 juillet 1791, la Constituante proclama de nouveau la liberté absolue des ventes et menaça de destitution les officiers municipaux qui taxeraient le vin, le blé et les autres grains. L’un de ses derniers décrets, celui du 20 septembre 1791, accorde des indemnités aux propriétaires de grains victimes des pillages.

Le résultat de cette œuvre législative fut la suppression de toute réglementation. Le commerce des céréales, le commerce du pain devient libre comme tout autre commerce. De l’ancienne législation, il ne subsiste que l’autorisation laissée aux municipalités de taxer le pain et la viande.

Les marchands de blé, les blatiers, ne furent plus astreints à aucune obligation spéciale. Ils purent acheter directement chez les particuliers. Cependant, certaines municipalités essayèrent de leur contester ce droit. Ainsi, la municipalité de Bergues faisait encore défense, le 7 décembre 1789, à un agent de la commune de Paris, nommé Delesclusette, d’acheter dans les campagnes et voulait l’obliger à ne pénétrer au marché qu’après l’heure réservée aux habitants et l’heure réservée aux boulangers. Elle écrivait au ministre de la guerre. La Tour du Pin, le 30 novembre 1789 : « Si le sieur Delesclusette, par lui ou ses commissionnaires, vont de ferme en ferme, il est indubitable que les fermiers ne manqueront pas de demander des prix plus forts que ceux auxquels les grains sont vendus dans ce moment, et que, dans peu, ils augmenteront considérablement, dès que l’on saura que l’on ne doit plus vendre aux marchés... Nous ne pouvons-nous empêcher de répéter que notre ville est perdue, si les marchés n’ont plus lieu, et cela arrivera, s’il est permis d’acheter à la campagne... » Necker s’empressa de rassurer la municipalité de Bergues sur l’importance des achats de l’agent de la commune de Paris, mais on ne voit pas qu’il ait déclaré ses restrictions illégales.

Sous prétexte que la loi était muette sur la suppression des recensements, des visites domiciliaires et des réquisitions, il y eut des municipalités qui continuèrent de les ordonner. Ainsi, à Richebourg, près de Chaumont, dans l’attente de la récolte de 1790, la commune ordonna, le 15 juillet, de visiter les maisons et de dresser procès-verbal des visites. Le lendemain, la municipalité ordonna aux détenteurs de grains d’en livrer line certaine quantité déterminée, pour les nécessiteux de la paroisse. Elle fixa le prix des denrées ainsi réquisitionnées. Le notaire de l’endroit, un sieur B., fut taxé à sept bichets de blé et quatre d’orge, « malgré que son épouse n’ait offert que du gland à quiconque voudrait acheter des grains ». La femme du notaire, qui avait tenu ce propos compromettant, refusa d’ailleurs d’obéir à la réquisition, « bien que les acheteurs aient offert d’en payer le montant en argent » (et non en assignats). La municipalité passa outre en employant la force[14].

Il faudrait posséder plus de documents que nous n’en avons pour déterminer dans quelle mesure la législation libérale promulguée par la Constituante fut appliquée et dans quelle mesure la réglementation ancienne essaya de lui survivre.

Remarquons d’ailleurs que le nouveau régime de liberté économique n’a rien d’absolu. Sans parler de l’interdiction d’exportation, qui est maintenue, il s’en faut que le prix des céréales ne soit plus fixé que par le libre jeu de l’offre et de la demande. Les municipalités de beaucoup de villes, et particulièrement celle de la capitale, continuent à acheter des grains qu’elles revendent a perte, dès que les cours subissent une hausse un peu forte. Cette intervention des autorités fausse le régime de la libre concurrence et en atténue l’acuité. Les consommateurs pauvres sont toujours protégés. La différence, c’est qu’au lieu de l’être par des taxations établies aux dépens des seuls producteurs, ils le sont désormais par voie administrative, aux dépens des finances municipales.

 

RÉGLEMENTATION OU LIBERTÉ ?

Que serait-il arrivé, si la réglementation avait été supprimée pendant la grande crise économique du printemps et de l’été 1789 ? Les achats à l’étranger et les primes à l’importation auraient-ils suffi pour préserver les populations urbaines de la famine ? Dans quelle mesure la réglementation existant alors a-t-elle facilité la tâche des autorités ? C’est ce qu’il est difficile de dire avec précision. Tout au moins doit-on constater : 1° que la réglementation fut impuissante à empêcher les émotions populaires, et 2° que sa suppression n’aggrava pas la crise, bien au contraire. Mais cette seconde constatation ne prend toute sa signification que si on remarque aussitôt que la suppression de la réglementation suivit la récolte et que la récolte de 1789 fut bonne. C’est l’abondance de la denrée, beaucoup plus, semble-t-il, que la vertu propre de la législation libérale tempérée d’ailleurs par la crainte de la loi martiale, qui mit fin à la crise. Ce qui le prouve, c’est que les troubles reprendront de plus belle, deux ans plus tard, dès que la récolte redeviendra mauvaise. Alors les consommateurs réclameront de nouveau la réglementation, les réquisitions et la taxation. La Constituante n’a pas converti le peuple à son libéralisme économique. Mais elle a eu la chance de prendre le pouvoir quand la crise de 1789 était déjà presque terminée. Elle a pu, grâce à cette circonstance, légiférer sans grand danger. La récolte de 1790 surpassa encore en quantité et en qualité celle de 1789. Pendant deux ans, jusqu’à la fin de 1791, la question du blé ne se posa pas. Les prix du pain diminuèrent graduellement jusqu’à redescendre au-dessous de deux sous la livre. Les marchés redeviennent paisibles ; les pillages, très rares, furent mis sur le compte des aristocrates. Les municipalités furent même embarrassées par leurs stocks de réserve.

Les partisans de la liberté économique purent s’imaginer que les faits avaient consacré le bien-fondé de leur doctrine. Turgot avait sa revanche. Il suffira cependant de la menace d’une guerre et d’une récolte médiocre pour remettre en question toute la législation votée par la Constituante et pour provoquer des troubles économiques qui dépassèrent peut-être en gravité ceux de 1789. Alors, au printemps de 1792, le prolétariat, chose curieuse, reprit à son compte la vieille réglementation de la monarchie et essaya de la faire revivre comme un instrument d’émancipation ou tout au moins do protection.

 

 

 



[1] Joseph LETACONNOUX, Le commerce de grains au XVIIIe siècle, dans la Revue d’histoire moderne, t. VIII.

[2] Un muid de blé payait 25 livres 13 sous de Rouen à Paris, par eau. Les tarifs du roulage étaient de 13 sous par lieue et par mille pesant (J. LETACONNOUX, Les transports en France au XVIIIe siècle, dans la Revue d’histoire moderne, 1909).

[3] La première société d’agriculture qui ait été fondée en Franco est celle de Brest, qui date de 1756. Celle de Paris est de 1761.

[4] D’après G. BOURGIN, L’agriculture, la classe paysanne et la Révolution française, dans la Revue d’histoire des doctrines économiques, 1911. p. 8 du tirage à part.

[5] Sur les détails de cette réglementation, voir le livre de G. AFANAZIEV, Le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle.

[6] Georges LEFÈBVRE, Documents relatifs à l’histoire des Subsistances dans le district de Bergues pendant la Révolution, t. I, p. 92.

[7] Maximes générales du gouvernement économique d'un royaume agricole, 1758, maxime XXV.

[8] Turgot à l’abbé Terray. Sur la marque des fers, 1773.

[9] Par exemple dans l’Eure. Voir F. Evrard, Les subsistances dans l’Eure, de 1788 à l’an V. (Bulletin de la commission d’histoire économique de la Révolution, 1900). M. Evrard accepte aveuglément la thèse de l’économie libérale, ce qui l’amène à de singulières contradictions. Il affirme que le peuple des villes se réjouissait de la suppression do la réglementation, et ce même peuple arrêtait à Vernon les subsistances destinées à Paris !

[10] Georges LEFÈBVRE, Documents relatifs à l’histoire des Subsistances dans le district de Bergues pendant la Révolution, t. I, p. XXXVIII.

[11] Lettre de Rouillé d’Orfeuil déjà citée.

[12] Georges LEFÈBVRE, Documents relatifs à l’histoire des Subsistances dans le district de Bergues pendant la Révolution, t. I, p. XXIX.

[13] On trouvera ces décrets dans DUVERGIER, Recueil des lois. Plusieurs sont absents dans le recueil de M. P. CARON sur le commerce des céréales. Bulletin de la commission d’histoire économique de la Révolution, 1906, n° 2-3).

[14] Voir les textes dans Lorain.