AUTOUR DE ROBESPIERRE

 

CHAPITRE VII. — HERMAN ET SON FRÈRE.

 

 

Parmi les robespierristes, qui comptèrent tant d’honnêtes gens, dévoués à leurs devoirs et passionnés pour le bien public, la figure d’Herman brille avec un éclat particulier.

Fils du greffier des États d’Artois, il avait connu Robespierre de bonne heure. Ils avaient le même âge. Ils étaient tous deux hommes de loi. Herman siégeait au parquet comme substitut de l’avocat général du conseil supérieur d’Artois. Robespierre plaidait à la barre comme avocat.

Pendant que Robespierre s’illustrait à la Constituante et aux Jacobins, Herman, resté à Arras, soutenait avec chaleur et conviction la cause de la Révolution. Il s’était acquis, dès avant 1789, « une réputation de probité que la Révolution ne put altérer ». (Dictionnaire de Leipzig, 1807.) Il devint successivement juge au tribunal du district de Saint-Pol, puis du district d’Arras, puis président du tribunal criminel du Pas-de-Calais. C’est là que l’affection et la confiance de Robespierre allèrent le chercher pour l’appeler à Paris, à la présidence du tribunal révolutionnaire, où il succéda à Montané le 28 août 1793. Il dirigea en cette qualité les grands procès politiques de l’époque, le procès de Marie- Antoinette, celui des girondins, celui du duc d’Orléans, celui de Barnave, celui des dantonistes. Il devint, en avril 1794, ministre de l’Intérieur, et peu après, lors de la suppression des ministères, commissaire aux administrations civiles, police et tribunaux.

« Pour bien juger un homme, a dit Herman lui- même dans le mémoire qu’il a adressé à la Convention, quand il fut arrêté après Thermidor[1], il faut le voir aussi dans son déshabillé », c’est-à-dire dans sa vie de tous les jours.

Les minutes de ses feuilles de travail, qui sont conservées aux Archives nationales[2], renferment des documents qui lui font le plus grand honneur. On comprend mieux, à les parcourir, le secret de l’immense prestige moral dont jouissaient les robespierristes sur les hommes des premières générations républicaines. Ces démocrates regardaient les fonctions publiques comme des devoirs à remplir avec scrupule. Ils avaient horreur du soupçon de camaraderie. Ils fermaient leur cœur à toutes les suggestions étrangères au bien public, à celles de l’amitié, à celles même de la parenté. Avaient-ils une nomination à faire, un emploi à donner, ils ne s’inquiétaient que du mérite et des titres du candidat. Le « piston » n’avait

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sur eux aucune prise. Ah ! que la République était belle en l’an II !

Herman avait plusieurs frères. « L’un d’eux, a-t-il dit, était placé, non par moi, avant l’organisation des commissions exécutives, dans la commission des subsistances. J’ai pensé qu’il trouverait mieux son lot à l’agence de l’envoi des lois ; les membres de cette agence, qui ne me connaissaient pas encore, voulaient le mettre chef de bureau, je fus forcé de leur écrire que je ne connaissais que les intérêts de la République, et que j’exigeais que mon frère n’eût que telle place[3] ». Herman dit vrai.

J’ai retrouvé aux Archives nationales la lettre qu’il a écrite, trois jours après son entrée en fonctions à la commission des administrations civiles, pour inviter l’agence des lois à ne pas nommer son frère chef de bureau. Voici cette lettre, qui est une minute autographe :

AGENCE DES LOIX

Envoyé le 18 germinal an 2.

Il m’est revenu que vous aviez le projet de mettre mon frère à la tête d’un bureau. Lorsque je l’ai emploié parce qu’il est patriote et capable sous quelques rapports, j’aurois pu le mettre en chef ; si je lui avois connu ce qu’il faut pour cela. Je doute que depuis cette époque il ait assez acquis.

J’espère que ce ne sera point parce qu’il est mon frère que vous l’emploierez dans tel ou tel poste.

Vous comme moi ne devons connaître que la chose publique. J’exige donc qu’il ne soit emploié actuellement qu’en second.

Salut et Fraternité[4].

 

Ce fut un ancien soldat qui fut nommé à la place du frère d’Herman. Celui-ci avait trouvé ce soldat comme sous-chef au département de l’Intérieur, il l’avait jugé « actif, capable, probe et patriote ». Il l’avait préféré à son frère. Le frère d’Herman ne fut pas très content d’être ainsi évincé, par la volonté fraternelle, d’une place qu’on lui proposait. Quelques semaines plus tard, il crut pouvoir prendre sa revanche en demandant une compensation. Il écrivit à Herman pour lui demander d’être rattaché au bureau d’envoi des lois qu’on venait de créer. Mais, cette fois encore, il fut évincé et il s’attira la longue réprimande suivante :

Amé Herman

AGENCE DES LOIX

Envoyé le 9 prairial an 2.

Cher frère, Je savois bien que tu étois à l’agence des loix, si j’avois pensé devoir t’appeler ici au bureau d’envoi qui va s’établir. Tu parles de cours naturel dans ta lettre. Si par là tu entends les liens de la nature qui nous rapprochent et que tu penses que ce soit une raison pour moi de te donner tel emploi, tu n’as pas grande idée des affaires publiques et je suis bien peu connu de toi. Tu dois savoir qu’un fonctionnaire n’a ni parens ni amis. Il ne voit que la chose publique. Sous ce rapport, je ne te crois pas capable de diriger un bureau d’envoi où il y a tant de responsabilités et où il faut une exactitude et une précision aritmétique. Tu parles de simple surveillance. Ce n’est pas assez, il faut la méthode, il faut tout plein de petites connaissances de détail qu’une pratique assez longue peut seule donner ; c’est pourquoi, malgré les instances des membres de l’agence qui voudroient garder Viret, je le ferai venir ici. Il n’est point de partie plus délicate que celle-là pour la responsabilité. C’est sur cet objet que je fixe tous les jours l’attention du Comité de Salut public et, s’il arrivoit quelqu’inexactitude dans le service, comme c’est au chef de bureau à qui seroit la première faute, je ne voudrois point avoir à dire, lorsqu’on me demanderoit quel est ce chef, c’est mon frère. J’ai déjà dérogé à mes principes, et ce sur les observations de Lanne[5], en te donnant une place qui dépendoit de l’administration qui m’est confiée, car si la chose publique me fait un devoir d’éloigner tels sujets, il ne faut pas que l’on puisse dire, même par prétexte, c’est pour placer ses parens, ses amis. Plusieurs m’ont écrit et je n’accueillerai point leur demande. Il faut savoir se juger et surtout ne pas mettre son bonheur dans une petite augmentation d’appoin- temens. Il y en a bien avec lesquels je voudrois changer et qui ne s’en doutent pas.

Salut et fraternité[6].

 

La lecture d’une pareille lettre a quelque chose de réconfortant. On comprend mieux, en la lisant, ce qu’était, ce que devait être la République pour ces robespierristes qui en furent l’âme et le cœur. « Tu dois savoir qu’un fonctionnaire n’a ni parens, ni amis ». « Il ne faut pas mettre son bonheur dans une petite augmentation d’appointemens » !! Ces phrases, tout naturellement romaines, coulaient de source. Je voudrais qu’elles fussent gravées dans l’esprit de tous nos futurs fonctionnaires. Mais, quel beau thème à développer à l’école dans le cours d’éducation civique et morale !

 

 

 



[1] Ce mémoire très intéressant a été publié par Campardon, dans son Histoire du tribunal révolutionnaire, t. II, pp. 332-345.

[2] BB³⁰ 22.

[3] Campardon, II, p. 542. Ce frère se prénommait Amé.

[4] Arch. nat., BB³⁰ 22.

[5] Adjoint d’Herman à la commission des administrations civiles, police et tribunaux.

[6] BB³⁰ 22.