LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE XI. — LA GUERRE.

 

 

A ne considérer que les apparences, la Législative, qui se réunit le 1er octobre 1791, semblait devoir continuer la Constituante. 136 de ses membres seulement rallièrent les Jacobins, tandis que 264 s’inscrivirent aux Feuillants. Mais le centre, les indépendants, au nombre de 345, qui forment la majorité, étaient sincèrement attachés à la Révolution. S’ils craignaient de faire le jeu des factions, ils entendaient bien n’être pas dupes de la Cour dont ils se défiaient.

Les Feuillants étaient divisés en deux tendances ou plutôt en deux clientèles. Les uns comme Mathieu Dumas, Vaublanc, Dumolard, Jaucourt, Théodore Lameth (frère d’Alexandre et de Charles) suivaient le mot d’ordre du triumvirat. Les autres comme Ramond, Beugnot, Pastoret, Gouvion, Daverhoult, Girardin (le ci-devant marquis protecteur de Jean-Jacques Rousseau) puisaient leurs inspirations auprès de La Fayette.

La Fayette, qui était odieux à la reine, souffrait dans sa vanité de n’être pas dans le secret des relations des triumvirs avec la Cour. Alors que ceux-ci allaient très loin dans la voie de la réaction, jusqu’à accepter les deux Chambres, le veto absolu, la nomination des juges par le roi, La Fayette s’en tenait à la Constitution et répugnait à sacrifier les principes de la Déclaration des droits qu’il considérait comme son œuvre. Il n’avait pas, autant que les Lameth, un intérêt personnel à restaurer le pouvoir royal depuis que la Cour le tenait à l’écart.

Les divisions intestines des Feuillants leur firent perdre, au mois de novembre 1791, la mairie de Paris. Après la retraite de Bailly, La Fayette, qui s’était démis de ses fonctions de commandant de la garde nationale, se laissa porter comme candidat à la succession. Les journaux de la Cour combattirent sa candidature et le firent échouer. Le Jacobin Petion fut élu, le 16 novembre, par 6.728 voix, tandis que le général au cheval blanc n’en obtint que 3.126. Le nombre des abstentions fut énorme — il y avait 80.000 citoyens actifs à Paris —. Le roi et la reine se félicitèrent du résultat. Ils étaient persuadés que les révolutionnaires se perdraient par leurs propres excès. Même par l’excès du mal, écrivait Marie-Antoinette à Fersen, le 25 novembre, nous pourrons tirer parti plus tôt qu’on ne pense de tout ceci, mais il faut une grande prudence. C’était la politique du pire.

Peu après La Fayette fut pourvu du commandement d’une armée sur la frontière. Avant de partir il se vengea de sa déconvenue électorale en faisant nommer au poste important de procureur général syndic du département de Paris un ami de Brissot, Roederer, contre le candidat des Lameth, l’ancien constituant d’André.

Pendant que les Feuillants s’affaiblissaient par leurs querelles, les Jacobins prenaient avec hardiesse l’initiative d’une politique d’action nationale contre tous les ennemis de la Révolution, ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur. Élus de la moyenne bourgeoisie, qui achetait les biens nationaux et qui se livrait au négoce, ils avaient pour préoccupation essentielle de relever l’assignat, qui perdait déjà beaucoup sur l’argent, et de restaurer le change dont la hausse nous ruinait au profit de l’étranger. Le problème économique se liait pour eux étroitement au problème politique. Si la monnaie révolutionnaire subissait une dépréciation, c’est que les menaces des émigrés et des rois, c’est que les troubles provoqués par les aristocrates et les prêtres détruisaient la confiance. Il fallait, par des mesures énergiques, couper court aux espérances et aux menées des contre-révolutionnaires et faire reconnaître la Constitution par l’Europe monarchique. C’est à ce prix seulement qu’on ferait cesser la grave crise économique et sociale qui empirait.

A l’automne les troubles avaient recommencé dans les villes et dans les campagnes. Ils s’aggravèrent avec l’hiver et durèrent plusieurs mois. Dans les villes ils furent causés en premier lieu par le renchérissement excessif des denrées coloniales, sucre, café, rhum, que la guerre de races déchaînée à Saint-Domingue raréfiait. Il y eut des désordres à Paris, à la fin de janvier 1792, autour des magasins et des boutiques des épiciers que la foule obligea, sous menace de pillage, à baisser le prix de leurs marchandises. Les sections des faubourgs commencèrent à dénoncer les accapareurs et certains d’entre eux, comme Dandré, Boscary, coururent quelques périls. Pour enrayer la hausse et frapper les spéculateurs à la bourse, les Jacobins firent le serment de se passer de sucre.

Dans les campagnes, le haut prix du blé fut à l’origine des émeutes, mais celles-ci furent aussi une protestation contre le maintien du régime féodal et une réplique violente aux menaces des émigrés qui, de l’autre côté de la frontière, annonçaient l’invasion. L’agitation fut peut-être moins vaste et moins profonde dans l’ensemble que celle de 1789. Elle lui ressemble pourtant par ses causes et par ses caractères. D’abord elle est spontanée comme l’autre. Impossible d’y trouver trace d’une action concertée. Les Jacobins n’ont pas conseillé cette action directe. Ils en sont effrayés. Ils cherchent à prévenir les troubles, puis à les réprimer. Les foules soulevées comptent sur les autorités pour faire baisser le coût de la vie. Elles réclament des réglementations et des taxes. Elles pillent les propriétés des émigrés, elles veulent mettre dans l’impossibilité de nuire les aristocrates et les prêtres réfractaires. Elles formulent ainsi confusément un programme de défense révolutionnaire qui se réalisera plus tard par degrés.

Les attroupements autour des voitures de grains et les pillages des marchés se produisent un peu partout dès le mois de novembre. En février, les maisons de plusieurs négociants de Dunkerque sont saccagées. Un engagement sanglant couche sur le pavé du port quatorze tués, soixante blessés. A Noyon, vers le même temps, 30.000 paysans armés de fourches, de hallebardes, de fusils, de piques, marchant sous la conduite de leurs maires, arrêtent sur l’Oise des bateaux chargés de blé et se les partagent. A la fin du mois les bûcherons et les cloutiers des forêts de Conches et de Breteuil, tambour battant et drapeau déployé, entraînent les foules sur les marchés de la Beauce et forcent les municipalités à taxer non seulement les grains, mais les œufs, le beurre, les fers, le bois, le charbon, etc. A Etampes, le maire Simoneau, riche tanneur, qui employait soixante ouvriers, voulut résister à la taxation. Il fut tué de deux coups de fusil. Les Feuillants et les Jacobins eux-mêmes le célébrèrent comme un martyr de la loi et firent décréter une fête funèbre en son honneur. Puis ce furent les bûcherons du Morvan qui arrêtèrent le flottage des bûches et désarmèrent la garde nationale de Clamecy. Dans le Centre et le Midi les troubles furent peut-être plus graves encore. Les gardes nationales des villages du Cantal, du Lot, de la Dordogne, de la Corrèze, du Gard, etc., se portèrent, au mois de mars, sur les châteaux des émigrés, les incendièrent ou les dévalisèrent. Chemin faisant, elles forçaient les riches aristocrates à verser des contributions en faveur des volontaires qui partaient pour l’armée. Elles réclamaient la suppression complète du régime seigneurial, elles démolissaient en attendant les girouettes et les pigeonniers.

Il est vrai que, dans les contrées royalistes, comme la Lozère, c’étaient les patriotes qui n’étaient pas en sûreté. Le 26 février 1792 et les jours suivants, les paysans des environs de Mende, fanatisés par leurs prêtres, avaient marché sur la ville, forcé les troupes de ligne à l’évacuer pour se retirer à Marvejols et levé sur les patriotes des contributions pour les indemniser de leurs journées perdues. Dix patriotes avaient été emprisonnés, l’évêque constitutionnel gardé en otage, le club fermé, plusieurs maisons dévastées. Il faut noter enfin que ces troubles royalistes de la Lozère précédèrent les troubles révolutionnaires du Cantal et du Gard qui leur servirent de réplique.

Si on songe que, dans cet hiver de 1791-1792, la vente des biens d’Église est déjà fort avancée, puisqu’il en a été vendu au 1er novembre 1791 pour 1.526 millions, on se rend compte des grands intérêts qui poussent les paysans. La guerre menace. Son enjeu est formidable. Si la Révolution est vaincue, la gabelle, les aides, les tailles, les dîmes, les droits féodaux déjà supprimés seront rétablis, les biens vendus restitués à l’Église, les émigrés reviendront altérés de vengeances. Gare à leurs manants ! Ceux-ci frémissent à cette pensée.

En 1789, la bourgeoisie des villes avait été unanime à s’armer pour réprimer avec la dernière vigueur les jacqueries paysannes et ouvrières. Cette fois, la bourgeoisie est divisée. La partie la plus riche, affolée depuis la fuite à Varennes, voudrait bien se réconcilier avec la royauté. Elle forme le gros du parti feuillant qui se confond de plus en plus avec l’ancien parti monarchien et aristocrate. Elle craint la République et la guerre. Mais l’autre partie de la bourgeoisie, moins peureuse et moins riche, a perdu toute confiance dans le roi depuis Varennes. Elle ne songe qu’à se défendre et elle comprend qu’elle ne pourra le faire qu’en gardant le contact avec la foule des travailleurs. Ceux qui la dirigent s’efforcent donc de prévenir toute scission entre le peuple et la bourgeoisie. Petion se plaint dans une lettre à Buzot, le 6 février 1792, que la bourgeoisie se sépare du peuple : Elle se place, dit-il, au-dessus de lui, elle se croit au niveau avec la noblesse qui la dédaigne et qui n’attend que le moment favorable pour l’humilier... On lui a tant répété que c’était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n’avaient pas, que cette idée-là la poursuit partout. Le peuple de son côté s’irrite contre la bourgeoisie, il s’indigne de son ingratitude, et se rappelle les services qu’il lui a rendus, il se rappelle qu’ils étaient tous frères dans les beaux jours de la liberté. Les privilégiés fomentent sourdement cette guerre qui nous conduit insensiblement à notre ruine. La bourgeoisie et le peuple réunis ont fait la Révolution ; leur réunion seule peut la conserver. Pour arrêter les pillages et les incendies, la Législative se hâta d’ordonner, le 9 février 1792, que les biens des émigrés seraient placés sous la main de la nation. Le 29 mars, ce séquestre fut réglementé. Le rapporteur du décret, Goupilleau, le justifia en disant que les émigrés avaient causé à la France des préjudices énormes dont ils devaient réparation. En s’armant contre elle, ils l’avaient forcée à s’armer à son tour. Leurs biens sont les garants naturels des pertes et des dépenses de tout genre qu’ils occasionnent. Gohier ajouta que si on leur laissait l’emploi de leurs revenus, ils s’en serviraient contre leur patrie. La guerre n’était pas encore déclarée, mais déjà elle apparaissait toute proche à l’horizon.

Au milieu même des troubles du centre de la France, le 29 février 1792, un ami de Robespierre, le paralytique Couthon, député du Cantal, déclara à la tribune de l’Assemblée que, pour vaincre la coalition qui se préparait, il fallait s’assurer la force morale du peuple, plus puissante que celle des armées, et qu’il n’y avait pour cela qu’un moyen : se l’attacher par des lois justes. Il proposa de supprimer sans indemnité tous les droits féodaux qui ne seraient pas justifiés par une concession réelle du fonds aux censitaires. Seuls seraient conservés les droits dont les seigneurs feraient la preuve, en exhibant les titres primitifs, qu’ils réalisaient cette condition. Si on réfléchit que jusque-là c’était aux paysans à prouver qu’ils ne devaient rien et que, maintenant, tout au contraire, ce serait aux seigneurs à prouver qu’on leur devait quelque chose et que la seule preuve admissible serait la production d’un contrat qui n’avait peut-être jamais existé ou qui avait eu le temps de s’égarer et de disparaître, on comprendra toute la portée de la proposition de Couthon. Les Feuillants essayèrent de la faire écarter par une obstruction persistante. L’Assemblée vota seulement, le 18 juin 1792, la suppression sans indemnité de tous les droits casuels, c’est-à-dire des droits de mutation payés aux seigneurs sous le nom de lods et ventes, à toute transmission de propriété censitaire. Et encore, ceux de ces droits casuels qui seraient justifiés par le titre primitif furent-ils conservés. Il faudra que l’opposition des Feuillants fût écrasée par la Révolution du 10 août pour que le reste de la proposition de Couthon passât dans la loi. C’est la guerre qui acheva la libération du paysan.

Cette guerre fut voulue à la fois par la gauche de l’Assemblée, par les fayettistes et par la Cour. Seuls essayèrent de maintenir la paix les Lameth d’une part et de l’autre le petit groupe de démocrates groupés aux Jacobins autour de Robespierre. Partisans de la guerre et partisans de la paix étaient d’ailleurs inspirés par des vues différentes et même opposées.

La gauche était guidée par deux députés de Paris, Brissot et Condorcet, et par de brillants orateurs envoyés par le département de p.165 la Gironde, Vergniaud, Gensonné, Guadet, auprès desquels se distinguaient encore le déclamateur Isnard, le pasteur Lasource, l’évêque constitutionnel du Calvados Fauchet, rhéteur grandiloquent qui s’était prononcé après Varennes pour la République. A l’extrême gauche enfin trois députés unis d’une étroite amitié, Basire, Merlin de Thionville et Chabot, hommes de plaisir et d’argent, formaient le trio cordelier. Ils n’avaient pas grande influence sur l’Assemblée, mais ils exerçaient une action considérable sur les clubs et les sociétés populaires.

Brissot fut le directeur de la politique étrangère de la gauche. Il avait vécu longtemps en Angleterre où il avait fondé un journal et un cabinet de lecture qui n’avaient pas réussi et dont la liquidation lui avait attiré un procès scandaleux. Un instant il avait eu maille à partir avec la police de Louis XVI et avait même été emprisonné à la Bastille comme auteur ou colporteur de libelles contre Marie-Antoinette. Un peu plus tard il avait spéculé avec le banquier genevois Clavière sur les titres de la dette des États-Unis et avait fait à cette occasion un bref voyage en Amérique d’où il avait rapporté un livre hâtif. Ses ennemis prétendaient que pressé d’argent il s’était mis avant 1789 aux gages de la police. C’était certainement un homme actif, plein d’imagination et de ressources, peu scrupuleux sur le choix des moyens. Il était passé successivement du service du duc d’Orléans à la suite de La Fayette. Il détestait les Lameth dont il combattait, à la Société des amis des Noirs qu’il avait fondée, la politique coloniale réactionnaire. Les Lameth lui reprochaient d’avoir provoqué par ses campagnes anti-esclavagistes la révolte des îles et le pillage des plantations. Dans la crise de Varennes il avait d’abord soutenu la République comme Achille du Châtelet, l’ami de La Fayette, puis il s’était rallié subitement et sans transition à la solution orléaniste. Son élection à la Législative, très disputée, n’avait été possible, comme celle de Condorcet d’ailleurs, que par l’appoint des voix fayettistes. Bref, un homme équivoque, un intrigant qui allait être le chef le plus en vue de la nouvelle Assemblée, son homme d’État.

Le ci-devant marquis de Condorcet, gros personnage académique, ancien ami de D’Alembert et le survivant le plus notoire de l’école p.166 des encyclopédistes, était, comme Brissot, un caractère ondoyant et divers. En 1789 il avait défendu à l’assemblée de la noblesse de Mantes les ordres privilégiés, il s’était ensuite montré hostile à la Déclaration des droits de l’homme. En 1790 il avait écrit contre les clubs et pour la monarchie, protesté contre la suppression des titres de noblesse, contre la confiscation des biens du clergé, contre les assignats. Avec Sieyès il avait été un des fondateurs du club fayettiste de 1789 ce qui ne l’avait pas empêché, après Varennes, d’adhérer bruyamment à la République.

On comprend que Brissot et Condorcet se soient entendus facilement avec les députés de la Gironde qui représentaient les intérêts des négociants bordelais. Le commerce souffrait de la crise économique et appelait des mesures énergiques pour la résoudre. Condorcet, qui était directeur de la Monnaie et qui avait beaucoup écrit sur les assignats, passait pour un financier.

Brissotins et Girondins étaient convaincus que les troubles qui arrêtaient les affaires provenaient essentiellement de l’inquiétude causée par les dispositions présumées des puissances étrangères et les menaces des émigrés. Un seul remède : forcer les rois à reconnaître la Révolution, obtenir d’eux, par une sommation et au besoin par la guerre, la dispersion des rassemblements d’émigrés et en même temps frapper tous leurs complices à l’intérieur, en première ligne les prêtres réfractaires. Brissot montrait les rois désunis, les peuples prêts à se soulever à l’exemple des Français, il prédisait une victoire facile, s’il fallait combattre.

Les fayettistes firent chorus. La plupart étaient d’anciens nobles, militaires dans l’âme. La guerre leur donnerait des commandements et la victoire leur rendrait l’influence et le pouvoir. Appuyés sur leurs soldats, ils seraient assez forts pour maîtriser les Jacobins et dicter leur volonté à la fois au roi et à l’Assemblée. Le comte de Narbonne, qu’ils poussèrent bientôt au ministère de la Guerre, s’efforça de réaliser leur politique. Brissot, Clavière, Isnard se rencontrèrent dans le salon de Mme de Staël avec Condorcet, Talleyrand et Narbonne.

Dans ces conditions, l’Assemblée fut facile à entraîner. La discussion ne fut longue que sur les mesures à prendre contre les prêtres réfractaires, car les fayettistes, partisans de la plus large tolérance religieuse, répugnaient à abandonner la politique qu’ils avaient fait triompher dans le décret du 7 mai 1791. Finalement, le décret du 31 octobre 1791 donna deux mois au comte de Provence pour rentrer en France sous peine de déchéance de ses droits au trône ; le décret du 9 novembre donna aux émigrés jusqu’au 1er janvier pour en faire autant sous peine d’être considérés comme suspects de conspiration et de voir les revenus de leurs terres séquestrés et perçus au profit de la nation ; le décret du 29 novembre priva de leurs pensions les prêtres réfractaires qui ne prêteraient pas un nouveau serment purement civique et donna le droit aux administrations locales de les déporter de leur domicile en cas de troubles et de les frapper en outre d’incapacités variées. Un autre décret enfin du même jour invita le roi à requérir les électeurs de Trèves et de Mayence et autres princes d’Empire qui accueillent les Français fugitifs de mettre fin aux attroupements et enrôlements qu’ils tolèrent sur la frontière. Le roi était prié en outre de terminer au plus tôt avec l’empereur et l’Empire les négociations entamées depuis longtemps pour indemniser les seigneurs allemands possessionnés en France et lésés par les arrêtés du 4 août.

Louis XVI et Marie-Antoinette accueillirent avec une joie secrète les initiatives belliqueuses des brissotins. S’ils avaient invité Léopold, après leur arrestation à Varennes, à ajourner son intervention, c’était uniquement pour écarter de leur tête le danger imminent. Mais aussitôt que Louis XVI avait retrouvé sa couronne, ils avaient pressé Léopold avec de vives instances de mettre à exécution ses menaces de Padoue et de Pillnitz en convoquant le plus tôt possible le congrès des rois qui mettrait les révolutionnaires à la raison. La force armée a tout détruit, il n’y a que la force armée qui puisse tout réparer, écrivait Marie-Antoinette à son frère, dès le 8 septembre 1791. Elle s’imaginait naïvement que la France allait trembler dès que l’Europe monarchique élèverait la voix et brandirait ses armes. Elle connaissait mal et l’Europe et la France, et son erreur vient sans doute de la joyeuse surprise qu’elle éprouva quand elle vit les hommes mêmes qui avaient déchaîné la Révolution, les Barnave, les Duport et les Lameth, se transformer en courtisans, brûler ce qu’ils avaient adoré et s’abaisser au rôle de suppliants et de conseillers. Elle crut que les Feuillants représentaient la nation et qu’ils n’étaient devenus si sages que parce qu’ils avaient eu peur et elle essaya de faire partager sa conviction à Léopold. Celui-ci se montra d’abord très récalcitrant. Sa sœur Marie-Christine, régente des Pays-Bas, lui signalait le danger d’une nouvelle révolte de la Belgique si la guerre éclatait avec la France. Marie-Antoinette désespérait de venir à bout de l’inertie de l’empereur quand l’Assemblée lui offrit le moyen de ranimer le conflit diplomatique. Aussitôt Louis XVI écrivit, le 3 décembre, une lettre personnelle au roi de Prusse Frédéric-Guillaume, pour lui demander de venir à son secours : Je viens de m’adresser, lui disait-il, à l’Empereur, à l’impératrice de Russie, aux rois d’Espagne et de Suède et je leur présente l’idée d’un Congrès des principales puissances de l’Europe, appuyé d’une force armée, comme la meilleure manière pour arrêter ici les factieux, donner les moyens de rétablir un ordre de choses plus désirable et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres États de l’Europe. Le roi de Prusse ayant réclamé une indemnité pour les dépenses que causerait son intervention, Louis XVI lui promit de le dédommager en argent.

Bien entendu il dissimula aux Lameth ces tractations secrètes, mais il leur demanda cependant conseil au sujet de la sanction des décrets de l'Assemblée. Les Lameth étaient profondément irrités contre une Assemblée rebelle à leurs directions. Les attaques des Brissotins contre les ministres de leur parti les avait indignés. Ils se trouvaient rejetés de plus en plus vers la Cour et vers l’Autriche pour chercher un point d’appui contre les Jacobins. Ils conseillèrent au roi de faire deux parts dans les décrets. Il accepterait celui qui privait éventuellement Monsieur de la régence et celui qui l’invitait à lancer un ultimatum aux électeurs de Trèves et de Mayence et à négocier avec l’empereur, mais il opposerait son veto aux mesures contre les émigrés et contre les prêtres. En protégeant les émigrés et les prêtres, les Lameth voulaient sans doute préparer le ralliement à leur parti de tous les éléments conservateurs. Ils voulaient aussi inspirer confiance à l’empereur, en lui prouvant que la Constitution laissait au roi un pouvoir réel. Car toute leur politique reposait sur une entente cordiale et confiante avec Léopold. Ils espéraient que celui-ci, qui était resté pacifique, emploierait ses bons offices auprès des électeurs menacés pour obtenir leur soumission amiable. La guerre serait ainsi évitée, mais l’attitude belliqueuse qu’ils conseillaient à Louis XVI aurait l’avantage de lui ramener la popularité. Ce ne serait qu’une manœuvre de politique intérieure.

Louis XVI suivit de point en point les conseils des Lameth. Il frappa de son veto les décrets sur les prêtres et les émigrés, et le 14 décembre, il vint déclarer solennellement à l'Assemblée que représentant du peuple, il avait senti son injure et qu'en conséquence, il avait fait savoir à l'Électeur de Trèves que si, avant le 15 de janvier, il n'avait pas fait cesser dans ses États tout  attroupement et toutes dispositions hostiles de la part des Français qui s'y sont réfugiés, il ne verrait plus en lui qu'un ennemi de. la France. Les applaudissements qui avait salué cette déclaration fanfaronne étaient à peine éteints que, rentré au château, il prescrivait à Breteuil de faire savoir à l'Empereur et aux souverains qu'il souhaitait ardemment que l'Électeur de Trèves ne fit pas droit à son ultimatum : Le parti de la Révolution en concevrait trop d'arrogance et ce succès soutiendrait la machine pendant un temps. Il demandait aux puissances de prendre l'affaire en mains. Au lieu d'une guerre civile, ce sera une guerre politique et les choses en seront bien meilleures... L'état physique et moral de la France. fait qu'il lui est impossible de la soutenir [cette guerre] une demi-campagne, mais il faut que j'aie l'air de m'y livrer franchement, comme je l'aurais fait dans des temps précédents.... Il faut que ma conduite soit telle que, dans le malheur, la nation ne voie de ressource qu'en se jetant dans mes bras. Toujours même duplicité naïve et même illusion sur la force de la Révolution. Louis XVI précipitait la France dans la guerre avec l'espoir que cette guerre tournerait mal et que la 'défaite lui rendrait sort pouvoir absolu. Il préparait cette défaite en sabotant de son mieux la défense nationale. Il arrêtait les fabrications et son ministre de la marine Bertrand de Moleville encourageait l'émigration des officiers en leur procurant des congés et des passeports.

La guerre tarda quelque temps encore par suite de la résistance de Robespierre appuyé. sur une partie des Jacobins et de la résistance des Lameth appuyés sur la majorité des ministres et sur Léopold.

Depuis le massacre des républicains au Champ de Mars, Robespierre se défiait de Brissot et de Condorcet, -dont les fluctuations politiques et les attaches fayettistes inquiétaient sa clairvoyance. Les Girondins, les Vergniaud, les Guadet, les Isnard, avec leurs outrances verbales, leurs déclarations creuses, lui paraissaient des rhéteurs dangereux. Il connaissait leurs goûts aristocratiques, leurs liaisons étroites avec le mercantilisme, et il se mettait en garde. Depuis qu'il avait combattu la distinction des citoyens actifs et passifs, le cens électoral et le cens d'éligibilité, les restrictions apportées au droit de réunion, de pétition et d'association, le privilège réservé à la bourgeoisie de porter les armes, depuis qu'il s'était énergiquement prononcé contre le rétablissement du roi parjure dans ses fonctions royales et qu'il avait demandé la réunion d'une Convention pour donner à la France une nouvelle Constitution, depuis qu'à peu près seul parmi les Constituants il était resté aux Jacobins et qu'il les avait empêchés de se dissoudre en résistant courageusement à la répression feuillantine, il était devenu le chef incontesté du parti démocratique. On connaissait sa probité rigide, son éloignement pour tout ce qui ressemblait à l'intrigue, et son ascendant sur le peuple et sur la petite bourgeoisie était immense.

Or Robespierre, servi par sa défiance, comprit tout de suite qu'en proposant la guerre, la Cour n'était pas sincère puisqu'en frappant de son veto les décrets sur les prêtres et sur les émigrés et en encourageant ainsi indirectement la continuation des troubles, elle enlevait à la Révolution le moyen de conduire cette guerre à la victoire. Dès le 10 décembre. dans une adresse aux sociétés affiliées qu'il rédigea au in un des Jacobins, il dénonça- à la France la manœuvre des Lameth et de la Cour qui voulaient prolonger l'anarchie pour ramener le despotisme. Il se demanda bientôt si Brissot et ses amis, qui poussaient à la guerre, désirée par la Cour, ne se livraient pas à une surenchère savamment combinée pour orienter la Révolution dans une voie dangereuse. A qui confierez-vous, leur disait-il le 12 décembre aux Jacobins, la conduite  de cette guerre ? Aux agents du pouvoir exécutif ? Vous abandonnerez donc la sûreté de l'empire à ceux qui veulent vous perdre. De là résulte que ce que nous avons le plus a craindre, c'est la guerre. Et comme s'il avait lu dans la pensée de Marie-Antoinette, il ajoutait : On veut vous amener à une transaction qui procure à la Cour une plus grande extension de pouvoir. Op veut engager une guerre simulée, qui puisse' donner lieu à une capitulation.

En vain Brissot essaya-t-il, le .16 décembre, de dissiper les préventions de Robespierre et de lui démontrer que la guerre était nécessaire pour purger la liberté des vices du despotisme et pour la consolider. Voulez-vous, dit Brissot, détruire d'un seul coup l'aristocratie, les réfractaires, les mécontents, détruisez Coblentz. Le chef de la nation sera forcé de régner par la Constitution, de ne voir son salut que .dans l'attachement à la Constitution, de ne diriger sa marche que d'après elle. En vain Brissot essaya-t-il de faire vibrer la corde de l'honneur national et de faire appel à l'intérêt : Peut-on balancer de les attaquer [les princes allemands] ? Notre honneur, notre crédit public, la nécessité de moraliser et de consolider notre Révolution, tout nous en fait la loi.

Robespierre, le 2 janvier 1792, soumit son système à une critique aiguë et spirituelle. Il constata que la guerre plaisait aulx émigrés, qu'elle plaisait à la Cour et aux fayettistes. Brissot ayant dit qu'il fallait bannir la défiance, il lui décocha ce trait, qui porta Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la Cour ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes ! Brissot avait dit que le siège du mal était à Coblentz. Il n'est donc pas à Paris ? interrogeait Robespierre. Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous ? Avant d’aller frapper la poignée d'aristocrates du dehors, Robespierre voulait qu'on réduisit à merci ceux du dedans et qu'avant de propager la Révolution chez les autres peuples, on l'affermit d'abord en France même. Il raillait les illusions et la propagande et ne voulait pas croire que les peuples étrangers fussent mûrs pour se soulever à notre appel contre leurs tyrans. Les missionnaires armés, disait-il. ne sont aimés par personne. Il craignait que la guerre ne finit mal. Il montrait l'armée sans officiers ou avec des officiers aristocrates, les régiments incomplets, les gardes nationales sans armes et sans équipements, les places sans munitions. Il prévoyait qu'en cas de guerre victorieuse, la liberté risquerait de tomber sous les coups des généraux ambitieux. Il annonçait César.

Pendant trois mois Robespierre et Brissot se livrèrent à la tribune du club et dans les journaux une lutte ardente, qui divisa à jamais le parti révolutionnaire. Du côté de Robespierre se groupèrent tous les futurs Montagnards, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, Marat, Santerre, Anthoine. Danton, selon son habitude, équivoqua. Après avoir d'abord suivi Robespierre, il se rangea finalement du côté de Brissot quand il vit que décidément la majorité du club et des sociétés affiliées penchait pour la guerre.

Entre Robespierre et Brissot le désaccord était fondamental. Robespierre ne croyait pas qu'aucune conciliation fût possible entre le roi parjure et la Révolution. Il attendait le salut d'une crise intérieure qui renverserait la monarchie traitresse, et cette crise il voulait la provoquer en se servant de la Constitution elle-même comme d'une arme légale. Il conseillait à l'Assemblée d'annuler le veto royal pour cette raison que le veto ne pouvait s'appliquer qu'aux lois ordinaires et non aux mesures de circonstance. L'annulation du veto aurait donné le signal de la crise qu'il espérait. Brissot, au contraire, ne voulait pas engager contre la Cour un combat à mort. Il se proposait seulement de la conquérir à ses vues par une tactique d'intimidation. Il n'était révolutionnaire qu'a l'extérieur. Il craignait, avec les Girondins, la domination de la rue, l'assaut contre les propriétés. Il ne voulait pas d’une crise sociale. Robespierre, à l'opposé, tout en affichant un grand respect pour la Constitution, cherchait dans ses dispositions les moyens de la réformer et de vaincre le roi.

Les Lameth et le ministre des affaires étrangères Delessart se flattaient cependant qu'ils éviteraient la guerre, grâce à Léopold avec lequel ils correspondaient secrètement. L'Empereur fit en effet pression sur l’Electeur de Trèves pour qu'il dispersât les rassemblements d'émigrés et l'Electeur s'exécuta. Léopold en avisa  la France par une note du 21 décembre, qui arriva à Paris au début de janvier. Le prétexte de guerre s'évanouissait. Mais l'Empereur, dans cette même note, avait justifié son altitude au moment de Varennes. Il s'était refusé à désavouer sa déclaration de Pillnitz et il avait ajouté que si on attaquait l'Electeur de Trèves, il viendrait à son secours. Brissot releva cette fin de la note autrichienne pour réclamer de nouvelles explications. Le ministre de la guerre Narbonne, qui venait d'inspecter les places de l'Est, affirma qu'y tout était prêt. L'Assemblée invita le roi, le 25 janvier 1792, à demander à l'Empereur s'il renonçait à tout traité et convention dirigés contre la souveraineté, l'indépendance et la sûreté de la nation, autrement dit à exiger le désaveu formel de la déclaration de Pillnitz. Aussitôt l'Autriche resserra son alliance avec la Prusse, et la Prusse fit savoir à la France, le 20 février, qu'elle considérerait l'entrée des Français en Allemagne comme un casus belli. Brissot n'en fut que plus ardent à prêcher la guerre offensive et l'attaque brusquée. Son allié, le ministre Narbonne, appuyé par les généraux d'armée, demanda à Louis XVI le renvoi de son collègue Bertrand de Molleville qu'il accusait de trahir son devoir, et il lui demanda aussi de chasser de son palais les aristocrates qui s'y trouvaient encore. Louis XVI, outré de son audace, lui retira son portefeuille.

Aussitôt la Gironde prit feu. La Constitution ne permettait pas à l'Assemblée de forcer le roi à changer ses ministres, mais elle lui donnait le droit d'accuser ceux-ci devant la Haute-Cour pour haute trahison. Brissot prononça, le 10 mars, contre le ministre des affaires étrangères Delessart, attaché à la paix, un violent réquisitoire. Il lui reprocha d'avoir dérobé à la connaissance de l'Assemblée des pièces diplomatiques importantes, de n'avoir pas exécuté ses décisions et d'avoir apporté dans la négociation avec l'Autriche une lâcheté et une faiblesse indignes de la grandeur d'un peuple libre. Vergniaud appuya Brissot dans une harangue fougueuse, où il menaçait la reine à mots couverts. Le décret d'accusation traduisant Delessart devant la Haute-Cour fut voté à une grande majorité. Narbonne était vengé et la guerre devenait inévitable.

Les Lameth conseillèrent au roi la résistance. Ils lui firent craindre le sort de Charles Ier, qui avait abandonné son ministre Strafford dans des circonstances analogues. Ils lui conseillèrent de dissoudre l'Assemblée et de maintenir Delessart en fonctions. Mais les Brissotins restèrent maitres de la situation. Ils firent courir le bruit qu'ils allaient dénoncer la reine, suspendre le roi et proclamer le dauphin. Ce n'était qu'une adroite manœuvre pour s'emparer du pouvoir, car ils négociaient en même temps avec la Cour par l'intermédiaire de Laporte, intendant de la liste civile.

Louis XVI se résigna à renvoyer ses ministres feuillants pour prendre des ministres jacobins, presque tous amis de Brissot ou des Girondins : Clavière aux finances, Roland a l'intérieur, Duranthon à la justice, Lacoste à la marine, De Grave à la guerre, Dumouriez aux affaires étrangères. Dumouriez, ancien agent secret de Louis XV, aventurier vénal et discrédité, était l'homme fort du cabinet. Il avait promis au roi de le défendre contre les factieux en achetant ou en paralysant leurs chefs. Son premier soin fut de se rendre aux Jacobins coiffé du bonnet rouge pour endormir leurs défiances. Il se créa habilement parmi eux une clientèle par des places distribuées à propos. Il fit de Bonnecarrère, ancien président du comité de correspondance du club, un directeur des services de son ministère, du journaliste Lebrun, un ami de Brissot, du journaliste Noël, ami de Danton, des chefs de bureau, etc. Les attaques contre la Cour cessèrent dans la presse girondine. Louis XVI et Marie-Antoinette reprirent confiance. Puis Dumouriez voulait la guerre. Par là il allait au devant de leurs vœux.

Léopold mourut subitement le 1er mars. Son successeur, le jeune François II, militaire dans l'âme, était bien décidé à en finir. Aux dernières notes françaises il répondit pair des refus secs et péremptoires, mais il se garda bien de déclarer la guerre, parce que, suivant le conseil de Kaunitz, en mettant le bon droit de son côté, il se réserverait le droit de faire des conquêtes à titre d'indemnités.

Le 20 avril, Louis XVI se rendit à l'Assemblée pour proposer, du ton le plus indifférent, de déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie. Seul le lamethiste Becquey essaya courageusement de lutter pour la paix. Il montra la France divisée et troublée, les finances en mauvais état. Cambon l'interrompit : Nous avons de l'argent plus qu'il n'en faut ! Becquey continua en décrivant la désorganisation de la marine et de l'armée. Il affirma que la Prusse, dont Dumouriez n'avait rien dit dans son rapport, soutiendrait l'Autriche et que si la France pénétrait dans le Brabant, la Hollande et l'Angleterre se joindraient à la coalition. Il fut écouté avec impatience et souvent interrompu. Mailhe, Daverhoult, Guadet réclamèrent un vote immédiat et unanime. Seules une dizaine de voix votèrent contre.

Cette guerre, désirée par tous les partis, à l'exception des Montagnards et des Lamethistes, comme une manœuvre de politique intérieure, allait déjouer tous les calculs de ses auteurs.