LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE X. — LA FUITE DU ROI.

 

 

Louis XVI n'avait jamais renoncé sincèrement à l’héritage de ses ancêtres. S’il avait consenti, après les journées d'octobre, à suivre les directions de Lafayette, c'est que celui-ci lui avait promis de lui conserver et fortifier ce qui lui restait de pouvoir. Or en octobre 1790, la Constitution commence à entrer en vigueur. Les assemblées de département et de district, les tribunaux s'organisent, les couvents, les chapitres ferment, les biens nationaux vont être mis en vente. Louis XVI comprend que quelque chose de définitif prend racine. Il constate en même temps que l'autorité de Lafayette s'affaiblit de jour en jour. Les 48 sections qui ont remplacé dans la capitale, au mois de juin 1790, les anciens districts, sont autant de petites municipalités turbulentes dans la grande. Elles prennent très vite position contre l'Hôtel de Ville. En septembre 1790, elles votent des blâmes aux ministres qu'elles accusent d'impéritie et de connivence avec les aristocrates. Leur orateur, l’avocat Danton, sans doute souillé par les Lameth, vient en leur nom exiger le renvoi des ministres à la barre de l'Assemblée. Celle-ci écarte leur motion de blâme, le 20 octobre, mais à une si petite majorité que les ministres visés démissionnent. Seul Montmorin, épargné par Danton, reste en place. Le roi subit avec colère la violence qui lui est laite. Il n'accepte qu’à contre-cœur des mains de Lafayette, les nouveaux ministres qui lui sont imposé : Duportail à la guerre, Duport-Dutertre à la justice, Delessart à l'intérieur, etc. Il a le sentiment que la Constitution, qui lui donne le droit de choisir librement ses ministres, a été violée. Il ne pardonne pas à Lafayette son attitude ambiguë dans la crise. Il passe décidément à la Contre-Révolution.

Le 20 octobre, le jour même où s'était terminé le débat sur les ministres devant l’Assemblée, il recevait un des émigrés de la première heure, l'évêque de Pamiers d'Agout, revenu tout exprès de Suisse pour l'exciter à l'action, et il donnait à d'Agout et au baron de Breteuil pleins pouvoirs pour traiter en son nom avec les cours étrangères dans le but de provoquer leur intervention en faveur du rétablissement de son autorité légitime.

Son plan est simple. Il endormira les révolutionnaires par une apparente résignation à leurs volontés, mais il ne fera rien pour faciliter l'application de la Constitution. Au contraire ! Quand les évêques aristocrates protesteront avec violence contre les décrets sur le clergé, il n'aura pas un mot, pas un geste pour les désavouer et les rappeler au devoir. Il donnera lui-même l'exemple de son hostilité aux décrets qu'il avait acceptés en composant sa chapelle uniquement de prêtres non jureurs. Déjà il s'était arrangé pour que l'acceptation qu'il donna tardivement, le .26 décembre 1790, au décret sur le serment parût un acte forcé. Il avait attendu que la Constituante lui adressât des sommations répétées et que son ministre Saint-Priest lui offrit sa démission, et il s'était écrié devant ses proches en donnant enfin sa signature : J'aimerais mieux être roi de Metz que de demeurer roi de France dans une telle position, mais cela finira bientôt.

Il n'encourage pas cependant les insurrections partielles qu'il estime prématurées et vouées à un échec certain et il blâme le colite d'Artois et les émigrés qui continuent à les fomenter contre ses avis (complot de Lyon en décembre 1790). Il n'a confiance que dans une intervention collective des rois appuyée par des démonstrations militaires et tout l'effort de son ministre occulte Breteuil est dirigé en ce sens. Il s'est réjoui du rapprochement qui s'est fait, à la fin de juillet 1790, à Reichenbach, entre la Prusse et l'Autriche, sous la médiation de l'Angleterre. Ce rapprochement va permettre à l'Empereur, son beau-frère, de reconquérir la Belgique qui s'est révoltée contre ses réformes à la fin de 1788. Les troupes autrichiennes rentrent, en effet, dans les Pays-Bas le 22 novembre et le 2 décembre tout le pays est pacifié. Quand le moment sera venu, Louis XVI s'enfuira secrètement vers Montmédy rejoindre les troupes de Bouillé. L'armée autrichienne toute proche lui prêtera main-forte.

L'Empereur a un prétexte tout trouvé pour faire marcher ses soldats. Les princes allemands qui possèdent en Alsace et en Lorraine des fiefs seigneuriaux ont été lésés par les arrêtés du Li août qui ont supprimé leurs justices et les servitudes personnelles qui pesaient sur leurs paysans. La Constituante leur a fait offrir des indemnités. Il importe qu'ils les refusent afin de maintenir le conflit ouvert. Louis XVI envoie en Allemagne le fermier général Augeard pour les engager secrètement à porter leurs réclamations à la diète d'Empire. Dès que la conquête des Pays-Bas est achevée, l'Empereur prend l'affaire en mains. Il adresse à Montmorin, le 14 décembre 1790, une note officielle pour protester, au nom des traités de Westphalie, contre l'application des arrêtés du 4 août aux princes allemands propriétaires en Alsace et en Lorraine.

L'appui de l'Empereur était l'appui décisif sur lequel comptait le couple royal pour réussir. Mais Breteuil essayait de faire entrer dans la Sainte Ligue monarchique outre le pape, l'Espagne, la Russie, la Suède, la Sardaigne, le Danemark et les cantons-Suisses. On n'escomptait pas le concours de la Prusse et de l'Angleterre, mais on cherchait du moins à les neutraliser. Bouillé conseillait d'abandonner une fie à l'Angleterre et Champcenetz fut en effet envoyé à Londres au début de 1791 pour offrir des compensations territoriales aux Indes ou aux Antilles. L'Espagne liquidait son conflit colonial avec l'Angleterre et faisait pression sur le pape pour qu'il déchaînât en France la guerre religieuse. Le roi de Suède Gustave III, paladin du droit divin, faisait sa paix avec la Russie et s'installait à Spa d'où il envoyait ses encouragements à Louis XVI. Le pape protestait par des notes acerbes contre la spoliation de son territoire d'Avignon et du Comtat. Mais tout dépendait de l'Empereur et le sage Léopold, plus préoccupé des affaires de l'impie, de Pologne et de Belgique que des affaires de France, se montrait sceptique sur le projet de fuite de son beau-frère, accumulait les objections et les échappatoires, s'abritait derrière le concert préalable des puissances à réaliser et ne promettait qu'un concours conditionnel et à terme. Huit mois furent perdus en vaines négociations avec Vienne. Le secret s'ébruita. Dès le mois de décembre 1790 les journaux démocrates, l'Ami du peuple de Marat, les Révolutions de Paris de Prudhomme font allusion à la fuite prochaine du roi et Dubois-Crancé en dénonce le projet aux jacobins le 30 janvier 1791.

Déjà s'esquisse dans la presse d'extrême gauche, dans le Mercure national de Robert, dans le Creuset de Rutledge, dans la Bouche de Fer de Bonneville, dans les Révolutions de Paris, une campagne d'inspiration républicaine. On joue Brutus de Voltaire au Théâtre français en novembre 1790 et la pièce est accueillie avec ivresse. Lavicomterie lance son pamphlet républicain Du Peuple et des Rois. L'abbé Fauchet termine un de ses discours, en février 1791 devant les Amis de la Vérité, par cette parole dont le retentissement fut grand : Les tyrans sont mûrs !

Le parti démocratique accentue ses progrès. En octobre 1790 le franc-maçon Nicolas de Bonneville, directeur de la Bouche de Fer, groupe au cirque du Palais-Royal, une fois par semaine, les Amis.de la Vérité, devant qui l'abbé Fauchet commente le Contrat social. Les Amis de la Vérité sont cosmopolites. Ils rêvent d'éteindre les haines entre les nations et entre les classes. Leurs idées sociales paraissent très hardies aux jacobins eux-mêmes.

A côté des grands clubs. les clubs de quartier apparaissent. Dans l'été de 1790, l'ingénieur Dufourny, le médecin Saintex, l'imprimeur Momoro fondent dans l'ancien district des Cordeliers, devenu la section du Théâtre français, la société des Amis des Droits de l'homme et du citoyen, qu'on appelle aussi d'un nom plus court le club des Cordeliers, parce qu'il siège d'abord dans le couvent des Cordeliers avant d'en être chassé par Bailly et d'émigrer dans la salle du Musée. rue Dauphine. Les Amis des Droits de l'homme ne sont pas une académie politique, mais un groupement de combat. Leur but principal, dit leur charte constitutive, est de dénoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des différents pouvoirs et toute espèce d'atteinte aux Droits de l'homme. Ils se donnent pour les protecteurs des opprimés, les redresseurs des abus. Leur mission est de surveiller, de contrôler et d'agir. Sur leurs papiers officiels ils arborent l’œil de la surveillance, grand ouvert sur toutes les défaillances des élus et des fonctionnaires. Ils visitent dans les prisons les patriotes persécutés. Ils entreprennent des enquêtes, ils ouvrent des souscriptions. Ils provoquent des pétitions, des manifestations, au besoin des émeutes. Par leur cotisation minime, 2 sols par mois, ils se recrutent dans la petite bourgeoisie et même parmi .les citoyens passifs. C'est ce qui fait leur force. Ils peuvent à l'occasion toucher et émouvoir les masses.

Les Cordeliers ont bientôt derrière eux d'autres clubs de quartier qui se multiplient dans l'hiver de 1790 et 1791 sous le nom de sociétés fraternelles ou de sociétés populaires. La première en date, fondée par un pauvre maître de pension, Claude Dansard, tenait ses séances dans une des salles du couvent des Jacobins où siègent déjà les Amis de la Constitution. Dansard rassemblait à la lueur d'une chandelle qu'il apportait dans sa poche les artisans, les marchands de légumes, les manœuvres du quartier et il leur lisait les décrets de la Constituante qu'il leur expliquait. Marat, toujours clairvoyant, comprit combien ces clubs à l'usage des petites gens pouvaient rendre de services aux démocrates. Il poussa  de toutes ses forces à leur création. Il y en eut bientôt dans tous les quartiers de Paris. C'est par eux que se fit l'éducation politique des masses, par eux que furent levés et embrigadés les gros bataillons populaires. Leurs fondateurs, Tallien, Méhée Latouche, Lebois, Sergent, Concedieu, l'abbé Danjon, étaient tous Cordeliers. Ils joueront un rôle important sous la Terreur. Pour l'instant ils appuient de toutes leurs forces la campagne démocratique contre Lafayette ; contre les prêtres réfractaires et contre la Cour. Leur idéal emprunté à Jean-Jacques Rousseau est le gouvernement direct. Ils entendent que la Constitution et les lois elles-mêmes soient soumises à la ratification du peuple et ils expriment de bonne heure leur défiance contre l'oligarchie des politiciens qui succède à l'oligarchie des nobles et des prêtres. Ils reprochent à la Constituante de n'avoir pas soumis au peuple la nouvelle Constitution et d'avoir accumulé les obstacles à sa révision.

Au mois- de mai 1791 les Cordeliers et les sociétés fraternelles se rapprochent et se fédèrent. Un comité central, présidé par le journaliste républicain Robert, leur sert de lien. La crise économique provoquée par la baisse de l'assignat commence déjà à se faire sentir. Robert et ses amis Comprennent le parti qu'ils pourront en tirer et ils s'efforcent de se concilier le cœur des ouvriers de Paris qui s'agitent pour faire élever leurs salaires. Les grèves éclatent nombreuses, grèves de lai charpentiers, de typographes, de chapeliers, de maréchaux ferrants, etc. Bailly veut interdire les réunions corporatives. La Constituante vote, le 14 juin 1791, la loi Chapelier qui réprime sévèrement comme un délit toute coalition pour imposer un prix uniforme aux patrons. Robert proteste dans le Mercure national contre la mauvaise volonté des pouvoirs publics à l'égard des ouvriers. Il mêle habilement les revendications démocratiques aux revendications corporatives et reprend, avec l'appui de Robespierre, la campagne contre le cens électoral. L'agitation s'étend aux villes de province. Elle prend manifestement les caractères d'une lutte de classes. Les journaux fayettistes dénoncent avec ensemble les démocrates comme des anarchistes qui en veulent à la propriété.

Si Louis XVI et Marie-Antoinette avaient été attentifs à ces symptômes, ils auraient compris que la force grandissante du mouvement démocratique diminuait de plus en plus les chances d'une Contre-Révolution même appuyée sur les baïonnettes étrangères. Mais ils fermaient les veux ou se laissaient endormir par Mirabeau qui leur représentait que les divisions des révolutionnaires travaillaient pour eux. L'antagonisme se faisait en effet plus profond entre les fayettistes et les lamethistes. Les premiers ne mettaient plus les pieds aux jacobins. Les seconds perdaient de jour en jour leur influence sur le club où ils .vouaient se dresser devant eux Robespierre qui leur reprochait leur trahison dans l'affaire du droit de vote des hommes de couleur. Barnave était devenu impopulaire depuis que, pour plaire aux Lameth, grands propriétaires à Saint-Domingue, il s'était fait l'organe des colons blancs contre les noirs libres. Mirabeau attisait de son mieux ces luttes intestines. Il avait obtenu sur la liste civile une riche dotation pour organiser avec Talon et Sémonville une agence de publicité et de 'corruption qui répandait les brochures et les journaux royalistes et achetait les clubistes à vendre. La Cotir avait des agents jusque dans le Comité des jacobins (Villars, Bonriecarrère, Desfieux, etc.), jusque parmi les Cordeliers (Danton). Cela lui donnait une fausse sécurité. Elle commit des imprudences, dont l'une des plus graves fut le départ de Mesdames, filles de Louis XV, qui quittèrent la France pour se rendre à Rome, au mois de février 1791. Ce départ provoqua une vive agitation dans toute la France : Le salut de la chose publique, écrivit Gorsas dans son Courrier, interdit à Mesdames d'aller porter leurs personnes et leurs millions chez le pape ni ailleurs. Leurs personnes, nous devons les garder précieusement, car elles contribuent à nous garantir contre les intentions hostiles (le leur neveu M. d'Artois et de leur cousin Bourbon-Condé. — Nous sommes en guerre avec les ennemis de la Révolution, ajoutait Marat, il faut garder ces béguines en otages et donner triple garde au reste de la famille. Cette idée que la famille royale était un otage, qui les protégerait contre les vengeances des émigrés et des rois, s'ancra profondément dans l’esprit des révolutionnaires. Mesdames fuirent arrêtées à deux reprises, à Muret et à Arnay-le-Duc, au cours de leur voyage. Il fallut un ordre spécial de l'Assemblée pour qu'elles pussent continuer leur route. Des troubles éclatèrent à Paris. Les dames de la Halle se portèrent chez Monsieur, frère du roi, pour lui demander sa parole de rester à Paris. Les Tuileries furent assiégées, le 24 février, et Lafayette eut peine à les dégager.

Mirabeau aurait voulu que le roi s'enfuit vers la Normandie plutôt que vers la Lorraine. Le 28 février, des ouvriers du faubourg Saint-Antoine allèrent démolir le donjon de Vincennes. Pendant que Lafayette et la garde nationale se rendaient à Vincennes pour faire cesser le désordre, 400 nobles, armés de poignards, se donnaient rendez-vous aux Tuileries, mais Lafayette, prévenu à temps, put revenir au château pour désarmer les chevaliers du poignard. On soupçonna que l'émeute de Vincennes avait été soudoyée par la Cour et que les chevaliers du poignard s'étaient rassemblés pour protéger la fuite du roi pendant que la garde nationale serait occupée hors de Paris.

L'Assemblée, si hostile qu'elle fût aux factieux, c'est-à-dire aux opposants de gauche, ne laissait pas de s'inquiéter des manœuvres des aristocrates. Lamethistes et fayettistes étaient alors d'accord avec Robespierre et l'extrême-gauche pour repousser toute intervention des rois dans nos affaires intérieures. Depuis le congrès de Reichenbach, ils avaient ouvert sur les frontières. Déjà, à la fin de juillet 1790, quand le gouvernement autrichien avait demandé l'autorisation de faire passer sur notre territoire une partie des troupes qu'il destinait à la répression de la révolte des Belges, ils avaient fait voter par l'Assemblée, le 28 juillet, un décret formel qui refusait cette autorisation, et, le même jour, un autre décret avait invité le roi à fabriquer des canons. des fusils et des baïonnettes. Quand bruits de la prochaine fuite du roi commencèrent à circuler, l'Assemblée décida, le 28 janvier 1791, que les régiments des frontières seraient renforcés. Au lendemain du départ de Mesdames, le 21 février, elle commença la discussion d'une loi contre l'émigration, à la grande indignation de Mirabeau qui invoqua contre le projet la Déclaration des Droits de l'homme. Le 7 mars, son Comité des recherches prenait connaissance d'une lettre compromettante que la reine avait adressée à l'ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau. Aussitôt elle abordait la discussion de la loi sur la régence. Alexandre Lameth s'écriait, à cette occasions, que la nation avait le droit de répudier le roi qui abandonnerait la place qui lui est assignée par la Constitution, et il ajoutait, au milieu des interruptions de la droite : Le Comité présente avec raison la désertion possible d'un roi comme une abdication. Le décret voté, exclut les femmes de la régence. Le coup tombait droit sur Marie-Antoinette. Les troupes autrichiennes avant occupé le pays de Porrentruy, à la fin de mars, le député alsacien Rewbell, appuyé par Robespierre, s'éleva vivement contre cette menace et, dénonça violemment les rassemblements d'émigrés sur nos frontières.

Mirabeau mourut subitement des :suites d'une nuit d'orgie le 2 avril 1791. Les Démocrates avertis savaient qu'il était depuis longtemps aux gages :de la Cour. Le club des Cordeliers retentit d'imprécations contre sa mémoire, mais la popularité du tribun machiavélique était encore telle dans les milieux populaires que l'Assemblée ne put .s'empêcher de lui voter des funérailles nationales dans l'église Sainte Geneviève transformée en Panthéon.

La Cour ne fuit pas longtemps privée de conseillers. Les Lameth et Talleyrand s'offrirent pour tenir le rôle de Mirabeau et leurs services furent agréés. Alexandre Lameth devint le distributeur des fonds de la liste civile. Son frère Charles et Adrien Duport fondèrent aussitôt, avec l'argent de la Cour, un grand journal, le Logographe, destiné à supplanter le fayettiste Moniteur. Talleyrand promit de faire reconnaître la liberté du culte réfractaire et nous avons vu qu'il tint sa promesse. Mais Louis XVI ne se servait de ces hommes qu'en les méprisant. Il ne leur confia pas son secret.

Il s'impatientait des atermoiements-de Léopold à qui il-avait demandé vainement une avance de 15 millions. Il résolut de brusquer les choses. Le 17 avril il communia des mains du cardinal de Montmorency, à la grande indignation des gardes nationaux présents qui firent entendre dans la chapelle des protestations et des murmures. Le lendemain, 18 avril, il devait se rendre à Saint-Cloud pour y passer les fêtes de Pâques, comme il avait fait l'année précédente. Le bruit s'était répandu que le voyage de Saint-Cloud n'était que le début d'un plus long voyage. La foule s'attroupa devant les Tuileries et, quand le roi voulut sortir, les gardes nationaux, au lieu d'ouvrir le passage aux voitures, en empêchèrent le départ. Lafayette a soupçonné que l'affaire avait été arrangée d'avance pour fournir au roi le moyen de démontrer à l'Empereur et aux rois de l'Europe qu'il était gardé comme un prisonnier dans son palais. L'émeute aurait été préparée dans ce but par Danton. En remontant au château, la reine dit à ceux qui l'entouraient : Au moins, vous avouerez que nous ne sommes pas libres.

Louis XVI. n'eut plus dès lors aucun scrupule à tromper les révolutionnaires. Il se rendit le lendemain à l'Assemblée pour déclarer qu'il était libre et que c'était de sa pleine volonté qu'il avait renoncé à son voyage à Saint-Cloud. J'ai accepté, dit-il, la Constitution, dont la Constitution civile du clergé fait partie. Je la maintiendrai de tout mon pouvoir. Il se rendit à la messe du curé constitutionnel de Saint-Germain-l'Auxerrois. Il déclara aux souverains, dans une circulaire diplomatique, qu'il avait adhéré à la Révolution sans esprit de retour et sans réserves. Mais, en même temps, il faisait avertir les rois-p. ar Breteuil de n'attacher aucune importance à ses déclarations publiques. Marie-Antoinette priait l'Empereur son frère de faire avancer 15 000 hommes à Arlon et Virton pour prêter main-forte à Bouillé. L'Empereur répondit, le 18 mai, au comte de Durfort qui lui avait été envoyé à Mantoue, qu'il enverrait les troupes, mais qu'il ne pourrait intervenir qu'après que le roi et la reine seraient sortis de Paris et auraient répudié la Constitution par un manifeste. Il refusa les 15 millions.

Louis XVI se procura de l’argent au moyen d'emprunts à des banquiers. Il partit le 20 juin, vers minuit, déguisé en valet de chambre, dans une grosse berline fabriquée tout exprès. Le comte de Provence partit en même temps, mais par une autre route. Il atteignit la Belgique sans encombre. Mais Louis XVI, reconnu à Sainte-Menehould par le maître de poste Drouet, fut arrêté à Varennes. L'armée de Bouillé arriva trop tard pour le délivrer. Les hussards stationnés à Varennes passèrent au peuple. La famille royale rentra à Paris au milieu d'une haie de gardes nationales accourues des lilas lointains villages pour empêcher ce précieux otage de passer l'ennemi. Le manifeste que Louis XVI avait lancé an départ pour condamner l'œuvre de la Constituante et appeler ses fidèles à l'aide n'avait eu pour effet que de mettre debout tonte la France révolutionnaire. Les aristocrates et les prêtres réfractaires furent mis en surveillance, désarmés, internés. Les plus ardents émigrèrent et cette nouvelle émigration affaiblit encore les forces sur lesquelles la royauté aurait pu compter à l'intérieur. Dans certains régiments tous les officiers désertèrent.

Toute la France crut que la fuite du roi était le prélude de la guerre étrangère. Le premier acte de l'Assemblée, le 21 juin au matin, avait été d'ordonner la fermeture des frontières, l'interdiction de la sortie du numéraire, des armes et des munitions. Elle mobilisa les gardes nationales du Nord-Est et ordonna la levée de 100.000 volontaires recrutés dans les gardes nationales et payés à raison de 15 sols par jour. Elle délégua plusieurs de ses membres, qu'elle investit de pouvoirs presque illimités, pour recevoir dans les départements les serments des troupes de ligne, visiter les forteresses. les arsenaux, les magasins militaires. Sans même attendre l'arrivée de ces commissaires les villes de l'Est s'étaient mises en état de défense.

Les craintes d'une guerre étrangère n’étaient pas chimériques. Déjà les relations diplomatiques étaient rompues avec le pape. Le roi de Suède ordonna à tous les sujets Suédois de quitter la France. L'impératrice de Russie, Catherine Il, mit en quarantaine notre chargé d'affaires Genêt. L'Espagne expulsa nos nationaux par milliers. Elle ordonna des mouvements de troupes en Catalogne et en Navarre. Quant à l'Empereur il lança de Padoue, le 6 juillet, à tous les souverains une circulaire pour les inviter à se joindre à lui de conseil, de concert et de mesures pour revendiquer la liberté et l'honneur du roi très chrétien et de sa famille et pour mettre des bornes aux extrémités dangereuses de la Révolution française. De retour à Vienne, il fit dire à notre ambassadeur, le marquis de Noailles, de cesser de paraître à la Cour tant que durerait la suspension de Louis XVI. Son chancelier, le vieux Kaunitz, signait avec la Prusse, le 25 juillet, les préliminaires d'uni traité d'alliance offensive et défensive et projetait de convoquer à Spa ou à Aix-la-Chapelle un Congrès européen pour s'occuper spécialement des affaires de France.

La guerre cependant fut évitée, en grande partie parce que Louis XVI demanda lui-même à son beau-frère de l'ajourner et parce que les chefs de la Constituante, par crainte de la démocratie, n'osèrent pas détrôner le monarque parjure et fugitif et préférèrent finalement lui rendre la couronne.

Le retour de Varennes, le spectacle des 'foules armées et frémissantes, le silence impressionnant du peuple de Paris qui resta couvert au passage de la berline- royale, -la lecture des journaux démocrates remplis d'insultes et de cris de haine, tout cela fit faire de sérieuses réflexions au couple royal. Il comprit toute l'étendue de son impopularité. Il -se dit qu'une guerre étrangère augmenterait l'effervescence et menacerait sa sécurité personnelle. Il eut peur.

Déjà Monsieur songeait à se proclamer régent pendant la captivité de son frère. Louis XVI, qui n'avait en ses frères qu'une confiance limitée, ne voulut par abdiquer entre leurs mains. Il retint l'Empereur. Le roi pense, écrivit Marie-Antoinette à Fersen, le 8 juillet, que la force ouverte, même après une première déclaration, serait d'un danger incalculable non seulement pour lui et sa famille, mais même pour tous les Français qui, dans l'intérieur du royaume, ne pensent pas dans le sens de la Révolution.

Or, il se trouva que les dirigeants de la Constituante voulurent, eux aussi, conserver la paix pour des motifs multiples et graves. Ils avaient été effrayés de l'explosion démocratique et républicaine qui s'était produite à Paris et dans toute la France à la nouvelle de la fuite du roi. A Paris, le brasseur Santerre avait armé 2.000 Sans-Culottes, citoyens passifs, du faubourg Saint-Antoine. On avait démoli un peu partout les statues des rois. On avait effacé sur toutes les enseignes et jusque sur les plaques des rues le mot royal. De nombreuses et violentes pétitions venues de Montpellier. Clermont-Ferrand, Bayeux, Lons-le-Saunier, etc., exigeaient la punition du roi parjure, son remplacement immédiat et même la république. Les conservateurs de l'Assemblée se réunirent pour enrayer le mouvement démocratique. Dès le 21 juin, Bailly se servit du mot enlèvement pour caractériser l'évasion du roi. L'Assemblée s'appropria le mot, voulant par là dégager la responsabilité personnelle de Louis XVI afin de le maintenir éventuellement sur le trône. Le marquis de Bouillé, réfugié en Luxembourg, facilita indirectement- la manœuvre par le manifeste insolent où il déclara qu'il était seul responsable de l'événement. Les Constituants le prirent au mot.

Il n'y eut guère parmi les patriotes conservateurs que le petit groupe des amis de Lafayette, La Rochefoucaud, Dupont de Nemours, Condorcet, Achille Duchatelet, Brissot, Dietrich, le maire de Strasbourg, tous membres du club de 1789, pour pencher un instant vers la République sans cloute avec l'arrière-pensée de placer à sa tête le héros des Deux Mondes. Mais Lafayette n'osa pas se prononcer. Il avait eu besoin de l'appui des Lameth pour faire face aux attaques des démocrates qui l'accusèrent, par l'organe de Danton, de complicité dans la fuite du roi. Il se rallia à l'avis de la majorité.

Quand ils apprirent que Louis XVI était arrêté, les Constituants respirèrent. Ils se dirent qu'ils pourraient éviter la guerre. La personne de Louis NV1, l'otage, leur servirait de palladium. Le calcul s'étale dans le journal officieux La Correspondance nationale du 25 juin. Nous devons éviter de donner aux puissances étrangères, ennemies de notre Constitution, des prétextes de nous attaquer. Si nous détrônons Louis XVI, ils armeront toute l'Europe contre nous, sous prétexte de venger un roi outragé. Respectons Louis XVI, quoique coupable envers la nation française d'une trahison infâme, respectons. Louis XVI, respectons sa famille, non pour lui, mais pour nous. Toutes les bonnes gens qui voulaient la paix comprirent ce langage et y applaudirent. D'ailleurs lès Lameth avaient, pour ménager le roi, de bonnes raisons, puisqu'ils émargeaient déjà sur la liste civile pour leur journal le Logogriphe.

Pour maintenir Louis XVI sur le trône, ils firent valoir encore que si on le détrônait, on serait obligé d'établir une régence. Qui serait régent ? Le duc d'Orléans, mais le duc serait-il reconnu sans opposition ? Les frères du roi, quoique émigrés, gardaient des partisans. Ils seraient soutenus par les puissances étrangères. Puis le duc d'Orléans était entouré d'aventuriers. On l'accusait de subventionner les meneurs populaires, notamment Danton, qui réclamait,  en effet, avec Réal, la déchéance de Louis XVI et son remplacement par un garde de la royauté qui ne pouvait être que le duc ou son fils, le duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, dont la candidature fut nettement posée dans la presse. Si on rejetait la régence, irait-on jusqu'à la république ? Mais la république, réclamée par les Cordeliers, c'était non seulement la guerre extérieure, mais la guerre civile, car le peuple ne paraissait pas préparé à ce gouvernement si nouveau pour lui.

I.es Constituants préférèrent donc garder Louis XVI en prenant quelques précautions. Ils ne le remettraient en fonctions qu'après avoir révisé la  Constitution et quand il l'aurait acceptée et jurée de nouveau. Sans doute Louis XVI serait forcément un roi discrédité, sans prestige. Les Lameth et Barnave s'en consolaient aisément. Ils se disaient qu'un fantoche, qui leur devrait la conservation de sa couronne, ne pourrait plus gouverner sans eux et sans la classe sociale, qu'ils représentaient. Dès le retour de Varennes, ils offrirent à la reine leurs services qui furent acceptés avec empressement. Alliance sans bonne foi de part et d'autre. Les Lameth et Barnave pensaient exercer sous le nom du toi la réalité du pouvoir. La reine et le roi se réservaient de rejeter ces instruments dès que le péril serait passé.

Le roi fut donc mis hors de cause par l'Assemblée, malgré les vigoureux efforts de Robespierre. On ne fit le procès qu'aux auteurs de son enlèvement, à Bouillé qui était en fuite et à quelques comparses. Le 15 juillet, Barnave entraîna le vote par un grand discours où il s'attacha à confondre la République avec l'anarchie : je place ici la véritable question : Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la recommencer ? Vous avez rendu tous les hommes -aux devant la loi, vous avez consacré l'égalité civile et politique, vous avez repris pour l'État tout ce qui avait été enlevé à la souveraineté du peuple, un pas de plus serait un acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligue de la liberté serait la destruction de la royauté, dans la ligne de l'égalité, la destruction de la propriété.

Cet appel au conservatisme fut entendu de la bourgeoisie. Mais le peuple de Paris, soulevé par les Cordeliers et par les sociétés fraternelles, fut plus difficile à convaincre. Les pétitions et les manifestations menaçantes se succédèrent. Les jacobins, un instant, se laissèrent entraîner à demander la déchéance du roi et son remplacement par les moyens constitutionnels, c'est-à-dire par une régence. Mais les Cordeliers désavouèrent cette pétition orléaniste rédigée par Brissot et Danton. Le 17 juillet, ils se réunirent an Champ de Mars pour signer sur l'autel de la patrie une pétition franchement républicaine rédigée par Robert. L'Assemblée prit peur. Prétextant quelques désordres étrangers au mouvement qui s'étaient produits le matin au Gros-Caillou, elle ordonna au maire de Paris de dissiper le rassemblement du Champ de Mars. La foule paisible fut fusillée sans sommations, à sept heures du soir, par les gardes nationaux de Lafayette qui entrèrent au pas de course dans l'enceinte. Les morts furent nombreux.

Après le massacre, la répression. Un décret spécial, véritable loi de sûreté générale, fit planer la terreur sur les chefs des sociétés populaires qui furent arrêtés el mis en jugement par centaines. Leurs journaux furent supprimés nu cessèrent de paraître. Il s'agissait de décapiter le parti démocratique et républicain au moment où allaient s'ouvrir les élections à la Législative. Déjà toute la partie conservatrice des jacobins avait fait scission, le 16 juillet, et avait fondé un nouveau Hui) dans le couvent des Feuillants. A peu près seuls parmi les députés, Robespierre, Anthoine, Petion, Coroller restèrent aux jacobins, mais furent assez heureux pour maintenir dans leur sillage la plupart des clubs des départements.

Désormais les Feuillants, c'est-à-dire les fayettistes et lamethistes réunis, s'opposent avec violence aux jacobins, épurés de leur aile droite. Pour l'instant les premiers gardent le pouvoir. Adrien Duport, Alexandre Lameth et Barnave négocient secrètement avec l'Empereur, par l'intermédiaire de l'abbé Louis qu'ils envoient à Bruxelles, pour maintenir la paix. Léopold conclut de leurs avances que les révolutionnaires ont eu peur de ses menaces de Padoue et qu'ils sont mois dangereux qu'il ne l'avait supposé et, comme ils promettent de sauver la monarchie, il renonce au Congrès et à la guerre, d'autant plus aisément qu'il se rende compte, par les réponses très froides faites par les puissances à sa circulaire, que le concert européen contre la France est impossible à réaliser. Pour masquer sa reculade, il convient de signer avec le roi de Prusse une déclaration conjointe qui ne menaçait plus les révolutionnaires qu'au conditionnel. Mais cette déclaration de Pillnitz du 25 août 1791 est exploitée par les princes qui affectent d'y voir une promesse de concours. Ceux-ci lancent, le 10 septembre, un violent manifeste pour adjurer Louis XVI de refuser sa signature à la Constitution.

Nul doute que le triumvirat ne dut faire un sérieux effort pour décider le roi à donner sa signature, car il la fit attendre du 3 au 14 septembre. Les triumvirs lui représentèrent que la Constitution avait été améliorée par la révision à laquelle ils l'avaient soumise après son retour. Ils lui firent valoir notamment que la Constitution civile du clergé n'était plus désormais une loi constitutionnelle, mais une loi ordinaire que le corps législatif pourrait par conséquent modifier. Des restrictions importantes avaient été apportées à la liberté des clubs. Si les conditions censitaires de l'éligibilité (le marc d'argent) avaient été supprimées pour les candidats à la députation, en revanche celles mises à l'électorat avaient été aggravées. Ils ajoutèrent qu'ils s'efforceraient de faire prévaloir à l'avenir le système des deux chambres, qu'ils avaient tant combattu en septembre 1789, et ils s'engagèrent encore à défendre le veto absolu et le droit pour le roi de nommer les juges. Le roi se soumit et très habilement il demanda à l'Assemblée une amnistie générale qui fut votée d'enthousiasme. Aristocrates et républicains furent remis en liberté. Partout des fêtes s'organisèrent pour fêter l'achèvement de la Constitution. La bourgeoisie croyait la Révolution terminée. Elle était à la joie, car le danger de la guerre civile et de la guerre étrangère paraissait écarté. Restait à savoir si ses représentants, les Feuillants, pourraient conduire à la fois la Cour et la nouvelle Assemblée qui allait se réunir. Or, Robespierre, en faisant appel au désintéressement de ses collègues, leur avait fait voter un décret qui les rendait tous inéligibles à la Législative. Un personnel politique nouveau était à la porte. Restait à savoir enfin si le parti démocratique pardonnerait à la bourgeoisie conservatrice la dure répression dont il venait de pâtir et s'il consentirait à subir longtemps la domination des privilégiés de la richesse après avoir renversé les privilégiés de la naissance.