LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE IX. — LA QUESTION RELIGIEUSE.

 

 

La réorganisation de l'État entraînait forcément la réorganisation de l'Église, tant les domaines de l'un et de l'autre étaient enchevêtrés depuis des siècles. Il n'était pas possible de les séparer d'un trait de plume. Personne, à part peut-être l'excentrique Anacharsis Clootz, ne désirait cette séparation que l'opinion publique n'aurait pas comprise ou plutôt qu'elle aurait interprétée comme une déclaration de guerre à une religion que les masses pratiquaient toujours avec ferveur. Mais la réforme financière, dont dépendait le salut de l'Etat, était manquée si tous les établissements ecclésiastiques et dans ce temps-là les écoles, les universités, les hôpitaux relevaient l’Église, étaient conservés, car ils auraient consommé comme auparavant les revenus des biens vendus. Il fallait donc, pour réaliser des économies indispensables, supprimer bonne partie des établissements antérieurs. D’où la nécessité pour les Constituants de désigner les établissements à conserver, les établissements à supprimer, autrement dit de réorganiser l’Église de France.

Par mesure d'économie, autant et plus que par mépris de la vie monastique, liberté fut donnée aux ordres mendiants ou contemplatifs de sortir du cloître et beaucoup s’empressèrent d'user de la permission. Ainsi de nombreux couvents purent être supprimés mais les congrégations charitables et en enseignantes furent respectées. Il était inutile de recruter des religieux puisqu'on fermait les couvents. Interdiction fut faite de prononcer à l'avenir des vœux perpétuels.

Par mesure d'économie encore, autant que par souci d'une bonne administration, le nombre des évêchés fut réduit à 83, un par département. tes-paroisses subirent une réduction analogue. Les évêques autrefois nominés par le roi seront désormais- él.us par le nouveau souverain qui est le peuple comme les autres magistrats. Ne sont-ils pas des officiers de morale  ? La nation ne se confond-elle pas avec l'assemblée des fidèles ? Sans doute le catholicisme n'a pas été proclamé religion d'État, mais il est le seul. culte subventionné. Seul il déroule ses processions dans les rues obligatoirement pavoisées par tous les habitants. Les dissidents, peu nombreux, sont confinés dans un culte privé, dissimulé, simplement toléré. Les curés seront élus par les électeurs de leur district comme les évêques le seront par les électeurs du département. Qu'importe que dans le nombre des électeurs il puisse se glisser quelques protestants ? Est-ce qu'auparavant les seigneurs protestants ne désignaient pas aux cures en vertu de leur droit de patronage ? L'élection d'ailleurs ne sera qu'une présentation. Les nouveaux élus, pris obligatoirement parmi les prêtres, devront être institués par leurs supérieurs ecclésiastiques. Les évêques seront institués par leurs métropolitains, comme aux premiers temps de l'Eglise. Ils n'iront plus à Rome acheter le pallium. L'Assemblée a aboli les annates ; c'est-à-dire les revenus de la première année des bénéfices vacants.que les nouveaux titulaires payaient à Rome. Les nouveaux évêques écriront simplement au pape une lettre respectueuse pour lui dire qu'ils sont dans sa communion. Ainsi l'Église de France deviendra une église nationale. Elle ne sera plus gouvernée despotiquement. Les chapitres, corps privilégiés, disparaîtront. Ils seront remplacés par des conseils épiscopaux qui auront une part dans l'administration des diocèses.

Un même esprit animera désormais l'Église et l'État, rapprochés et confondus. un esprit de liberté et de progrès. Les curés reçoivent la mission de faire connaître au prône et d'expliquer aux fidèles les décrets de l'Assemblée.

Celle-ci était confiante. En donnant une Constitution civile au clergé, elle n'avait pas cru avoir outrepassé ses droits. Elle n'avait pas touché au spirituel. Par la dénonciation du Concordat, par la suppression des annates elle avait sans doute lésé gravement les intérêts du pape, mais elle n'imaginait pas que le pape prendrait la responsabilité de déchaîner un schisme. En 1790, le pape n'avait pas encore le droit de faire à lui seul le dogme et de l'interpréter, à plus forte raison de trancher souverainement dans les matières de discipline et les matières mixtes comme celles qui étaient en jeu. L'infaillibilité ne sera prononcée qu'au concile du Vatican en 1871.

Les évêques de France étaient alors un très grande majorité gallicans, c'est-à-dire hostiles à l'absolutisme romain. Dans le grand discours qu'il prononça en leur nom, le 29 juin 1790, au moment de la discussion des décrets sur le clergé, l'archevêque d'Aix, Boisgelin, n'avait reconnu au pape qu'une primauté et non une juridiction sur l'Église et tout son effort s'était borné à demander à l'Assemblée de permettre la réunion d'un concile national qui prendrait les mesures canoniques indispensables pour l'application de ses reformes. La Constituante n'avant pas permis le concile, qui aurait été une atteinte à sa souveraineté, Boisgelin, et les évêques libéraux se tournèrent vers le pape pour obtenir les moyens canoniques sans lesquels ils ne croyaient pas pouvoir en conscience mettre en vigueur la réforme des circonscriptions diocésaines et, des conseils épiscopaux. Ils confièrent à Boisgelin la rédaction des propositions d'accord qui furent transmises à Rome par l'intermédiaire du roi. La Constituante connut cette négociation et l'approuva. Elle crut, comme les évêques de l'Assemblée, comme le roi lui-même qui n'avait eu aucune hésitation à accepter les décrets, que le pape ne refuserait pas de leur accorder son visa, de la baptiser selon le mot du jésuite Barruel dans son journal ecclésiastique. Nous croyons prévoir, disait Barruel, que le bien de la paix, que les considérations les plus importantes engageront infailliblement le Saint-Père à seconder ce vœu. Loin de décourager les évêques partisans de la conciliation, le nonce les rassura : Ils implorent Sa Sainteté, écrivait-il dans sa dépêché du 21 juin 1790, pour qu'en Père affectueux, elle vienne au secours de cette Eglise et fasse tous les sacrifices possibles pour conserver l'union essentielle. J'ai cru à ce sujet devoir les assurer que Sa Sainteté, instruite de la déplorable situation que traversent les intérêts de la religion en ce pays, fera de son côté tout le possible pour la conserver. Le nonce ajoutait que les évêques avaient pris les mesures nécessaires pour remanier les circonscriptions ecclésiastiques selon le décret et que les évêques supprimés donneraient d'eux-mêmes leur démission. La majeure partie des évêques a chargé Monseigneur d'Aix de pourvoir à la délimitation des évêchés. Le clergé voudrait que le roi suppliât Sa Sainteté de députer seize commissaires apostoliques dans le clergé de France, aux termes des libertés gallicanes, lesquels, distribués en quatre comités, s'occuperaient de fixer les limites des nouveaux diocèses (dépêche du 21 juin).

Un précédent récent permettait aux évêques et aux Constituants de se laisser aller à l’espérance. Quand Catherine II, impératrice de Russie, avait annexé sa part de Pologne, elle avait remanié de sa seule autorité les circonscriptions des diocèses catholiques de ce pays. Elle avait, créé en 1774 le siège épiscopal de Mohilev et en avait étendu la juridiction sur tous les catholiques romains de son empire. De sa seule autorité encore, elle avait pourvu ce siège d’un titulaire, l'évêque in partibus du Mallo, personnage suspect à Rome, et elle avait fait défense à l'évêque polonais de Livonie de s'immiscer dorénavant dans la partie de son ancien diocèse annexée à la Russie. Pie VI n'avait pas osé soulever de conflit avec la schismatique, dont les empiètements sur le domaine spirituel étaient sensiblement du même ordre que ceux qu'allaient se permettre les Constituants français. Il avait régularisé après coup les réformes accomplies par le pouvoir civil et il avait usé pour cela exactement des mêmes procédés auxquels les évêques de France lui conseillaient de recourir pour baptiser la Constitution  civile du clergé.

Mais le pape fut poussé à la résistance par des raisons nombreuses dont les plus déterminantes ne furent peut-être pas celles d'ordre religieux. Dès le premier jour, il avait condamné, en consistoire secret, comme impie la Déclaration des droits de l'homme à laquelle pourtant l'archevêque Champion de Cicé, garde des sceaux, avait collaboré. La souveraineté du peuple lui semblait une menace pour tous les trônes. Ses sujets d'Avignon et du Comtat étaient en pleine révolte. Ils avaient chassé son légat, adopté la Constitution française et demandé à être réunis à la France. En réponse aux propositions d'accord que Louis XVI lui fit transmettre pour mettre en vigueur la Constitution civile du clergé, il demanda que les troupes françaises l’aidassent à soumettre ses sujets révoltés. Les Constituants se bornèrent à ajourner la réunion réclamée par les habitants[1]. Alors le pape se décida à condamner formellement la Constitution civile. Mais plusieurs mois s'étaient passés en négociations dilatoires. Il faut ajouter qu’il fut encouragé à la résistance, non seulement par les émigrés, mais encore par les puissances catholiques et notamment par l’Espagne qui nous gardait rancune de l'avoir abandonnée au moment de son conflit avec l'Angleterre. Et enfin, il ne faut pas négliger l'action de notre ambassadeur à Rome, le cardinal de Bernis, fougueux aristocrate, qui fit tout au monde pour faire échouer là négociation dont le succès lui avait été confié.

En déclarant au pape qu'à défaut d'un concile national, lui seul avait les moyens canoniques nécessaires pour rendre la Constitution civile du clergé exécutoire, les évêques de France s'étaient mis à la discrétion de la Cour romaine. Quand la Constituante, lasse d'attendre, leur imposa le serment, ils ne pouvaient plus reculer. Ils le refusèrent et le pape s'autorisa de leur refus, que sa tactique dilatoire avait provoqué, pour fulminer enfin une condamnation qui les surprit et qui les offusqua.

Jusqu'à la dernière heure, l’archevêque d'Aix, Boisgelin, qui parlait au nom de la majorité des évêques, avait espéré que le pape hésiterait à jeter la France dans le schisme et dans la guerre civile. Il écrivait à Louis XVI, à la veille du serment, le 25 décembre 1790 : Le principe de la Cour de Rome devait être de faire tout ce qu'elle devait faire et de ne différer que ce qui pouvait être moins pressant et moins difficile ; quand il ne manque que les formes canoniques, le pape peut les remplir, il le peut, il le doit ; et tels sont les articles que Votre Majesté lui avait proposés. Même après leur refus de prêter serment, les évêques espéraient encore la conciliation et les brefs du pape les consternèrent. Ils gardèrent secret le premier de ces brefs, celui du 10 mars 1791, pendant plus d'un mois et ils firent au pape une réponse aigre-douce où ils prenaient la défense du libéralisme et où ils lui offraient leur démission collective pour ramener la paix.

La démission fut refusée par le pape et le schisme devint irrémédiable. Tous les évêques, sauf sept, avaient refusé le serment. Environ la moitié des prêtres du second ordre les imitèrent. Si, dans beaucoup de régions, comme la Haute-Saône, le Doubs, le Var, l'Indre, les Hautes-Pyrénées. etc., le nombre des jureurs fut très considérable, en revanche dans d'autres, comme lus Flandres, l'Artois, l'Alsace, le Morbihan, la Vendée, la Mayenne, il fut très faible. Dans toute une partie du territoire la réforme religieuse ne pouvait être imposée que par la force. La France était coupée en deux.

Le résultat inattendu prit au dépourvu les Constituants et surprit les aristocrates eux-mêmes. Jusque-là le bas clergé, dans sa grande masse. avait fait cause commune avec la Révolution qui avait presque doublé le traitement des curés et vicaires de 700 à 1.200 livres pour les premiers. Mais la vente des biens d'église, la fermeture des couvents après la suppression de la dîme, avaient déjà inquiété plus d'un prêtre attaché à la tradition. Puis les scrupules rituels avaient fait leur œuvre. Un futur évêque constitutionnel comme Gobel avait exprimé le doute que l'autorité civile eût le droit, à elle seule, de remanier les limites des diocèses et de toucher à la juridiction des évêques. Seule l’Église, avait-il dit, peut donner au nouvel évêque sur les limites du nouveau territoire la juridiction spirituelle nécessaire à l'exercice du pouvoir qu’il tient de Dieu. Gobel, pour ce qui le concernait, avait passé outre à l'objection et prêté serment, mais beaucoup de prêtres consciencieux s'y étaient arrêtés.

La Constituante avait voulu créer une Église nationale et faire servir les ministres de cette Église à consolider l'ordre nouveau et elle n'avait créé que l'Église d'un parti, l'Église du parti au pouvoir, en lutte violente avec l'Eglise ancienne, devenue l'Église du parti provisoirement vaincu. La lutte religieuse s'exaspère dès le premier jour de toute la fureur des passions politiques. Quelle joie, quelle bonne fortune pour les aristocrates ! Le gentiment monarchique avait été jusque-là impuissant à leur fournir une revanche et voilà que le Ciel leur venait en aide ! Le sentiment religieux fut le grand levier dont ils se servirent pour provoquer la Contre-Révolution. Dès le 11 janvier 1791, Mirabeau conseillait à la Cour, dans sa 43e note, de souffler sur l'incendie et de pratiquer une politique du pire en poussant les Constituants à des mesures extrêmes.

Les Constituants virent le piège et essayèrent de l'éviter. Le décret du 27 novembre 1790 sur le serment avait interdit aux prêtres non jureurs de s'immiscer dans aucune fonction publique. Or baptiser, marier, enterrer, donner la communion, confesser, prêcher, étaient, en ce temps-là, des fonctions publiques. En prenant le décret à la lettre, les prêtres réfractaires, c'est-à-dire dans certains départements presque tous les prêtres, devaient cesser subitement leurs fonctions. L'Assemblée eut peur de la grève du culte. Elle demanda aux réfractaires de continuer l'exercice de leurs fonctions jusqu'à leur remplacement. Il y en eut qui ne furent pas remplacés avant le 10 août 1792. Elle accorda aux curés destitués une pension de 500 livres. Les premiers évêques constitutionnels furent obligés d'employer les notaires et les juges pour se faire accorder l'institution canonique par les anciens évêques. Un seul de ceux-ci, Talleyrand, à les sacrer. La pénurie des prêtres obligea d’abréger les délais des stages fixés pour les aspirants aux fonctions ecclésiastiques. Comme les séculiers étaient insuffisants, on recourut aux anciens religieux.

En vain les révolutionnaires refusèrent-ils tout d’abord de reconnaître le schisme. Il leur fallut peu à peu se rendre à l'évidence. La guerre religieuse était déchaînée. Les âmes pieuses s'indignent qu'on leur change leur curé, leur évêque. Les nouveaux prêtres élus sont considérés comme des indus par ceux qu'ils ont évincés. Ils ne peuvent s'installer qu’avec l’appui de la garde nationale et des clubs. Les consciences timorées répugnent à leurs services. Elles préfèrent faire baptiser en cachette par les bons prêtres leurs enfants qui sont ainsi privés d'état civil, car les prêtres officiels sont en possession des registres de baptême, de mariage et de sépulture. Les bons prêtres traités en suspects par les révolutionnaires, sont des martyrs pour leurs partisans. Les familles se divisent. Les femmes en général vont à la messe du réfractaire, Les hommes à celle du constitutionnel. Des bagarres éclatent jusque dans le sanctuaire. Le curé constitutionnel refuse au réfractaire, qui veut dire sa messe dans l'église, l'entrée de la sacristie, l’usage des ornements. Le nouvel évêque Gobel, à Paris n’est reçu par aucune communauté de femmes. Les réfractaires se réfugient dans les chapelles des couvents et des hôpitaux. Les patriotes en réclament la fermeture. Aux approches de Pâques les bonnes dévotes qui se rendent aux messes romaines sont fouettées, jupes troussées devant les gardes nationaux goguenards. Ce divertissement se renouvelle plusieurs semaines à Paris et dans d’autres villes.

Les réfractaires persécutés invoquèrent la Déclaration des droits de l'homme pour obtenir la reconnaissance de leur culte. L'évêque de Langres, La Luzerne, dès le 'mois de mars 1791, leur conseilla de réclamer formellement le bénéfice de l'édit de 1787 qui avait permis aux protestants de faire enregistrer leur état civil devant les juges des lieux, édit que l'assemblée du clergé avait condamné en son temps. Quelle leçon dans ce simple rapprochement ! Les héritiers de ceux qui ont révoqué, un siècle plus tôt, l'édit de Nantes, qui ont démoli Port-Royal, brûlé les ouvrages des philosophes, se mettent aujourd'hui sous la protection de ces idées de tolérance et de liberté de conscience contre lesquelles ils n'avaient pas, la veille, assez d'anathèmes !

Allant jusqu'au bout de la logique des circonstances, l'évêque La Luzerne réclama la laïcisation de l'état civil afin de soustraire les fidèles de son troupeau au monopole vexatoire des prêtres jureurs. Les patriotes sentaient bien que s'ils retiraient aux prêtres constitutionnels la tenue des registres de l'état civil, ils porteraient à l'Église officielle un coup très rude qui atteindrait par ricochet la Révolution elle-même. Ils refusèrent d'aller du premier coup aussi loin, prétendirent contre l'évidence que les dissidents ne formaient pas une église distincte. Mais les désordres grandissants les obligèrent à des concessions qui leur furent arrachées par Lafayette et son parti.

Lafayette, dont la femme très pieuse protégeait les réfractaires et refusait de recevoir Gobel, avait été obligé d'appliquer la tolérance dans son intérieur. Ses amis du club de 1789 crurent mettre fin à la guerre religieuse en proposant d'accorder aux réfractaires la liberté d'avoir des lieux de culte particuliers. Le Directoire du département de Paris, que présidait le duc de La Rochefoucaud et où siégeaient l'abbé Sieyès et l'évêque Talleyrand, organisa, par un arrêté du 11 avril 1791, l'exercice du culte réfractaire dans les conditions d'un culte simplement toléré. Les catholiques romains pourraient acquérir les églises supprimées et s'y réunir entre eux en toute liberté. Ils profitèrent immédiatement de l'autorisation et louèrent l'église des Théatins, mais ils ne s'y installèrent pas sans troubles. Quelques semaines plus tard, après un débat mouvementé, la Constituante, par son décret du 7 mai 1791, étendit à toute la France la tolérance accordée aux dissidents parisiens.

Il était plus facile d'inscrire la tolérance dans la loi que de la faire passer dans les mœurs. Les prêtres constitutionnels s'indignent. Ils avaient encouru les foudres du Vatican, ils avaient lié leur cause à celle de la Révolution, ils avaient bravé tous les préjugés, tous les dangers, et, en récompense, voilà qu'on les menaçait de les abandonner à leurs seules forces, dès les premières difficultés ! Comment lutteraient-ils contre leurs concurrents, dans cette moitié de la France qui leur échappait déjà, si l'autorité publique maintenant se déclarait neutre après les avoir compromis ? Si le droit était reconnu au prêtre romain d ouvrir librement une église rivale, qu'allait devenir le prêtre constitutionnel dans son église officielle désertée ? Pour combien de temps garderait-il son caractère privilégié si, dans la moitié des départements, ce privilège ne se justifiait plus par les services rendus ? Un culte déserté est un culte inutile. Le clergé jureur craignit que la politique de liberté ne fut son arrêt de mort. Il la combattit avec une rage furieuse, au nom des principes du catholicisme traditionnel. Il se détacha de plus en plus de Lafayette et de son parti pour se grouper autour des clubs jacobins qui devinrent ses forteresses.

Sous le prétexte, très souvent fondé, que l'exercice du culte réfractaire donnait lieu à des troubles, les autorités favorables aux constitutionnels refusèrent d'appliquer le décret du 7 mai sur la liberté des cultes. Dès le 22 avril 1791, le département du Finistère, à la demande de l'évêque constitutionnel Expilly, prit un arrêté pour ordonner aux prêtres réfractaires de se retirer à il lieues de leurs anciennes paroisses. Dans le Doubs, le directoire du département, que présidait l'évêque Seguin, arrêta qu'au cap où la présence des réfractaires donnerait lieu à quelque trouble ou, à quelque division, les municipalités pourraient les chasser de la commune. Les arrêtés de ce genre furent très nombreux. Tous affirment dans leurs considérants que la Constitution civile du clergé et la Constitution tout court ne pourraient se maintenir si on ne mettait pas les réfractaires en dehors du droit commun.

Il est certain que dans bien des cas les réfractaires donnèrent prise aux accusations de leurs adversaires. Le pape fit beaucoup pour les- pousser dans la voie de la révolte. Il leur interdit de déclarer à l’intrus les baptêmes et mariages qu'ils avaient célébrés. Il leur interdit d'officier dans les mêmes églises, alors que le simultaneum s'était d'abord pratiqué un peu partout avec l'approbation de la plupart des anciens évêques. L'abbé Maury se plaignit du décret du 7 mai qui n'accordait aux réfractaires qu'un culte privé, c'est-à-dire un culte diminué. Il réclama l'égalité complète avec les jureurs. L'évêque de Luçon, M. de Merci, dénonça comme un piège la liberté laissée aux dissidents de dire la messe dans les églises nationales. C'est un fait bien établi que dans les paroisses où les réfractaires dominaient leurs rivaux n'étaient pas en sûreté. Que de prêtres constitutionnels furent molestés, insultés, frappés, parfois mis à mort ! Tous les rapports sont d'accord pour accuser les réfractaires de faire servir le confessionnal à la Contre-Révolution. Les confessionnaux sont les écoles où la rébellion est enseignée et commandée, écrit le directoire du Morbihan au Ministre de l'intérieur le 9 juin 1791. Rewbell, député d'Alsace, s'écriera, à la séance du 17 juillet 1791, qu’il n'y a pas un seul prêtre réfractaire dans les départements du Haut et du Bas-Rhin qui ne soit convaincu d'être en insurrection.

La lutte religieuse n'eut pas seulement pour conséquence de doubler les forces du parti aristocrate, elle entraîna aussi la formation d’un parti anticlérical qui n'existait pas auparavant. Pour soutenir les prêtres constitutionnels et aussi pour mettre en garde les populations contre les suggestions réfractaires, les jacobins attaquèrent avec véhémence le catholicisme romain. Les traits qu'ils dirigent contre la superstition contre le fanatisme finissent par retomber sur la religion elle-même. On nous reproche, disait la philosophique Feuille villageoise qui se consacrait à cet apostolat, d'avoir nous-mêmes montré un peu d'intolérance contre le papisme. On nous a reproché de n’avoir pas toujours épargné l'arbre immortel de la foi. Mais que l'on considère de près cet arbre inviolable, et l’on verra que le fanatisme est tellement entrelacé dans toutes ses branches qu'on ne peut frapper sur l’une sans paraître frapper sur l’autre. De plus en plus les écrivains anticléricaux s’enhardissent et renoncent à garder à l'égard du catholicisme ou même du christianisme des ménagements hypocrites. Ils attaquent bientôt la Constitution civile du clergé et proposent d'imiter les Américains qui ont eu le bon sens de supprimer le budget des cultes et de séparer l'Église de l'État. Ces idées font peu à peu leur chemin.

Dès 1791, une partie des jacobins et des fayettistes mêlés, les futurs girondins en général, Condorcet, Rabaut de Saint-Étienne, Manuel, Lanthenas imaginèrent de compléter, puis de remplacer la Constitution civile du clergé par tout un ensemble de fêtes nationales et de cérémonies civiques imitées des Fédérations et d'en faire comme une école de civisme. Et se succèdent des fêtes commémoratives des grands événements révolutionnaires, 20 juin, 4 août, 14 juillet, des fêtes des martyrs de la liberté, fête de Desilles tué dans l'échauffourée de Nancy, fête de la translation des cendres de Voltaire à Paris, fête des Suisses de Châteauvieux libérés du bagne de Brest, fête du maire d'Etampes Simoneau tué dans une émeute pour les subsistances, etc. Ainsi s'élabore peu à peu une sorte de religion nationale, de religion de la patrie encore mêlée à la religion officielle, sur laquelle d'ailleurs elle calque ses cérémonies, mais que les libres esprits s'efforceront plus tard de détacher et de faire vivre d'une vie indépendante. Ils ne croient pas encore que le peuple puisse se passer de culte, Mais ils se disent que la Révolution elle-même est une religion qu'il est possible d'élever en la ritualisant au-dessus des anciens cultes mystiques. S'ils veulent séparer l'État nouveau des Églises positives et traditionnelles, ils n'entendent pas que cet Etat reste désarmé devant elles. Ils veulent au contraire le doter de tous les prestiges, de toutes les pompes esthétiques et moralisatrices, de toutes les forces d'attraction qu'exercent les cérémonies religieuses sur les âmes. Ainsi chemine insensiblement le culte patriotique qui trouvera son expression définitive sous la Terreur et qui est sorti comme la Séparation des Églises et de l'État de l'échec de plus en plus irrémédiable de l'œuvre religieuse de la Constituante.

 

 

 



[1] L’annexion d'Avignon, justifiée par le droit des peuples, ne fut votée que le 14 septembre 1791.