LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE VIII. — LA QUESTION FINANCIÈRE.

 

 

L'explosion de la Révolution, loin de consolider le crédit de l'État, consomma sa ruine. Les anciens impôts furent supprimés. Ceux qui furent établis en remplacement, la contribution foncière qui frappait la terre, la contribution mobilière qui frappait. le revenu attesté par le loyer, la patente qui frappait les bénéfices du commerce et de l'industrie rentrèrent difficilement pour des raisons multiples. Il fallait confectionner les rôles, dresser un nouveau personnel. Les municipalités chargées de la perception n'étaient pas préparées à leur tâche. Puis les contribuables, surtout les aristocrates, n'étaient pas pressés de s'acquitter. L'Assemblée n'avait rien voulu demander -aux impôts de consommation. Elle les estimait iniques puisqu'ils frappent également des fortunes inégales. Or, des dépenses supplémentaires s'ajoutaient aux anciennes. Il fallut, en raison de la disette, acheter beaucoup de blé à l'étranger. Les réformes qui s'accomplissaient approfondissaient le gouffre financier. A l'ancienne dette qui se montait à environ 3 milliards 119 millions, dont la moitié en créances exigibles, s'ajouta plus d'un milliard provenant de la liquidation dé l'ancien régime : 149 Millions pour le rachat de la dette du clergé, 450 millions pour le rachat des offices de justice supprimés, 150 millions pour le rachat des .charges de finances, 203 millions pour le remboursement des cautionnements, 100 millions pour le rachat des dîmes inféodées, etc. Le capital global de la dette ancienne et nouvelle atteignit ainsi 4 milliards 262 millions exigeant un intérêt annuel de 262 millions environ. En outre les frais du culte tombés à la charge de l'État depuis l'abolition de la dune se montaient à 70 millions et les pensions à servir aux religieux à 50 millions, tandis que les dépenses des divers départements ministériels étaient évaluées à 240 millions seulement.

Aussi longtemps que la Cour restait menaçante, la tactique de l'Assemblée avait été de refuser tout impôt nouveau. Ce sont les difficultés financières autant que les insurrections qui ont forcé Louis XVI à capituler. Mais, en même temps qu'elle coupait tout crédit au roi, l'Assemblée rassurait les rentiers en proscrivant solennellement toute banqueroute.

Pour faire face aux dépenses courantes Necker dut recourir aux expédients. Il implora de nouvelles avances de la Caisse d'Escompte déjà surmenée. Il prolongea le cours forcé de ses billets. Il lança, en août 1789, deux emprunts à 4 ½ et à 5 pour 100, mais les emprunts ne furent pas couverts. Il lit Voter une contribution patriotique qui rentra mal et ne produisit que des ressources insuffisantes. Le roi envoya sa vaisselle à la monnaie et les particuliers furent invités à en faire autant. Les femmes patriotes offrirent leurs bijoux, les hommes !cuirs boucles d'argent. Petits moyens ! Le moment était venu où on ne pourrait plus rien tirer de la Caisse d'Escompte. Lavoisier, au non, des administrateurs, vint présenter à l'Assemblée le bilan de l'établissement le 21 novembre 1789.

La Caisse avait 114 millions de billets en circulation. Ces billets étaient gagés sur un portefeuille et une encaisse métallique qui, réunis, s'élevaient à 86.790.000 livres. Le découvert était de 27.510.000 livres. Mais la Caisse pouvait faire état de son cautionnement de 70 millions déposé au Trésor et des avances qu'elle lui avait consenties et qui s'élevaient à 85 millions. Sur les 114 millions de billets en circulation. 89 avaient été mis à la disposition du Trésor et 25 seulement réservés aux besoins du commerce. A partir du mois de juillet 1789, l'encaisse métallique était descendue au-dessous du quart statutaire.

La simple lecture de ce bilan montrait que la solvabilité de la Caisse dépendait de celle de l'État, puisque son découvert n'était gagé que sur la dette du Trésor. L'État se servait de la Caisse pour écouler un papier qu'il n'avait pas pu placer lui-même dans le public. Necker fut obligé de convenir que l'édifice de la Caisse était ébranlé et prêt à tomber (14 novembre 1789). Il se rendit compte qu'elle ne pourrait plus fournir de nouvelles sommes au Trésor sans une augmentation de son capital. Pour lui faciliter cette opération, il proposa de la transformer en Banque nationale. L’émission de ses billets serait portée à 240 millions et les billets nouveaux porteraient l'inscription Garantie nationale.

La Constituante repoussa son projet pour des raisons financières et pour des raisons politiques. Elle crut que la Caisse ne parviendrait pas à placer 50 millions d'actions nouvelles. Talleyrand dit que les billets émis n'étant déjà plus gagés que sur les créances de l'Étal, les nouveaux, qui n'auraient pas d'autre gage, n'auraient pas plus de chances de se maintenir que sils étaient directement émis par l'État. Or, la Caisse percevait pour ses avances au Trésor un haut intérêt. Il valait mieux économiser cet intérêt au moyen d'une émission directe, puisqu'il n'y avait plus moyen d'éviter le papier-monnaie. Puis la banque nationale effrayait. Mirabeau fit valoir qu'elle serait un instrument redoutable au service du pouvoir exécutif. La direction des finances échapperait à l'Assemblée. Que faut-il donc faire, dans un moment où nous n'avons point de crédit, où nous ne voulons ni ne pouvons continuer d'engager nos revenus et ou nous voulons au contraire les libérer ? Il faut faire, dit Lecoulteux de Canteleu, le 17 décembre 1789, ce que font les propriétaires qui ont de la probité et qui se trouvent dans un cas semblable ; il faut aliéner les héritages.

Les héritages, c'étaient les biens d'Église que l'Assemblée venait de mettre, le 2 novembre, à la disposition de la Nation. La solution était dans l’air depuis longtemps. Calonne l'avait conseillée. De nombreux cahiers la préconisaient. Delà, sous Louis XV, la commission des réguliers avait supprimé 9 ordres religieux et employé leurs biens-à des objets d'utilité générale. Ce fut un évêque Talleyrand qui fit la proposition formelle d'employer les biens d'Eglise au paiement de la dette (10 octobre 1789). Ces biens, disait-il, n'avaient pas été donnés au clergé mais à l'Église, c'est-à-dire à l'ensemble des fidèles, autrement dit à la Nation. Les biens avaient été affectés par les donateurs à des fondations charitables ou d'utilité générale. En reprenant les biens, l'assemblée des fidèles, la Nation, prendrait à sa charge l'acquittement des fondations, l'instruction, l'assistance, les frais du culte. Teilhard et Thouret ajoutaient que le clergé ne pouvait posséder qu'en vertu de l'autorisation de l'État. L'État avait le droit de retirer son autorisation. Il avait détruit les corps. L'ordre du clergé n'existait plus. Ses biens retournaient à la communauté.

En vain Canins, l'abbé Maury, l'archevêque Boisgelin répliquent que les biens n'avaient pas été donnés au Hergé en tarit que corps, mais à, des établissements ecclésiastiques déterminés, qu'on ne pouvait spolier sans injustice. En vain Maury, essayant d'une diversion, montre que les biens de l'Église étaient convoités par une bande de juifs et d'agioteurs, en vain Boisgelin offre, au nom de ses collègues les évêques, d'avancer à l'Etat sur la valeur des biens de l'Église une somme de 400 millions, la Constituante avait son siège fait. La question, avait dit Talleyrand, était déjà préjugée par la suppression des dîmes. Sans se prononcer explicitement sur le droit de propriété du clergé, l'Assemblée décide, par 508 voix contre 346, d'affecter ses domaines immenses, évalués à 3 milliards, à gager les dettes de l'Etat.

Ce grand pas franchi, tout devenait facile. L'Assemblée décida, le 19 décembre, 1789, de créer une administration financière qui serait sous sa dépendance exclusive et elle donna à cette administration le nom de Caisse de l'Extraordinaire. La nouvelle Caisse recevrait le produit des impôts exceptionnels tels que la contribution patriotique, mais elle serait alimentée avant tout par le produit escompté de la vente des biens d'Église. Pour commencer on en mettrait en vente pour 400 millions qui seraient représentés par des assignats d'égale somme, avec lesquels on rembourserait d'abord la Caisse d'Escompte de ses 170 millions d'avances. Cette première création d'assignats n'était donc qu'un expédient de trésorerie. L'assignat n'était encore qu'un bon du Trésor. Le billet de la Caisse d'Escompte restait le papier-monnaie. Assignat, le mot est significatif. C'est une assignation, une lettre de change tirée sur la Caisse de l'Extraordinaire, une obligation hypothéquée sur des revenus déterminés.

Un titre, un billet d'achat privilégié sur les terres domaniales, ce n'est pas encore une monnaie. L'assignat créé le 19 décembre 1789 porte intérêt à 5 pour 100 car il représente une créance sur l'État, qui elle-même portait intérêt, la créance de la Caisse d'Escompte. C'est un bon, du Trésor qui est remboursable en terres an lieu de l'être en espèces. Au fur et à mesure de leur rentrée, par l'opération des ventes des biens d'Église, les assignats seront annulés et Brûlés de manière à éteindre la dette de l'Etat.

Si l'opération avait réussi, si la Caisse d'Escompte avait pu augmenter son capital, négocier et placer les 170 millions d'assignats qui lui avaient été remis, il est à présumer que l'Assemblée n'aurait pas recouru au papier-monnaie pour lequel elle avait une défiance qu'expliquent les souvenirs du système de Law et l'exemple plus récent de la Révolution américaine. Satisfaite d'avoir soutenu le cours du billet et paré aux dépenses urgentes, délivrée des entraves de Trésorerie, elle aurait fait sans doute une politique financière différente.

Mais la Caisse d'Escompte ne parvint pas à trouver preneurs pour ses assignats. Les capitalistes hésitèrent à les accepter parce qu'à cette époque, dans les premiers mois de 1790, le clergé dépossédé en théorie détenait toujours en fait l'administration de ses biens qui étaient d'ailleurs grevés de dettes particulières, sans compter que la question du traitement des ecclésiastiques et des dépenses jusque-là acquittées par leurs établissements n'était pas encore tranchée. Il publie, n'eut. pas confiance dans des obligations qui n'étaient que des promesses d'achat problématiques sur des biens dont l'acquisition n'était pas purgée de toute. hypothèque et pouvait donner lieu à des difficultés inextricables. Les assignats, dit Bailly, le 10 mars 1790, n'ont. pas obtenu la faveur qu'on désirait et le cours dont on avait besoin parce que la confiance ne peut reposer que sur une hase établie et visible. Les actions de la Caisse d'Escompte baissèrent et ses billets subirent 'mie dépréciation qui dépassa 6 pour 100. Le louis faisait déjà 30 sous de prime.

L’Assemblée comprit que pour donner confiance aux assignats il fallait enlever au clergé l'administration de ses biens qu'il détenait encore et affranchir Ces biens de toute hypothèque, de toute revendication quelconque, en mettant au compte de l'Etat la dette du clergé et toutes les dépenses du culte (décrets des 17 mars et 17 avril 1790). Cela fait, elle s'imagina avoir suffisamment consolidé l'assignat et facilité son placement pour se dispenser d'avoir recours désormais au billet. Jusque-là l'assignat n'avait été que la couverture du billet. Le billet était déprécié parce que la couverture était aléatoire. Mais l'assignat est maintenant délivré de toute suspicion, de tout embarras, puisque les biens du clergé sont devenus liquides. On est sûr que l'ancien possesseur n'inquiétera pas le nouvel acquéreur. On est sûr que le bon du Trésor payable en terres ne sera pas protesté à l'échéance. L'assignat consolidé et libéré peut avantageusement remplacer le billet. La Caisse de l'Extraordinaire placera elle-Witte dans le public les assignats que la Caisse d'Escompte avait été incapable d'écouler. Les assignats de première création qui n'ont : pas trouvé preneurs seront annulés et une nouvelle émission sera faite à des conditions différentes. Par surcroît de précaution on décide, le 17 mars 1790, sur la proposition de Bailly, que les biens à vendre le seront par l'intermédiaire des municipalités. Combien de personnes, dit Thouret, traiteront avec phis de sécurité lorsque les biens ecclésiastiques leur parviendront par cet intermédiaire, après une mutation qui aura purgé leur première nature !

Certains auraient voulu que les 'assignats à recréer fussent des assignats libres qu'il serait permis à chacun d'accepter ou de refuser, bref qu'ils gardassent le caractère de bons du Trésor. Mais l'Assemblée se rendit à l'opinion des partisans du cours forcé : Il serait injuste, dit Martineau, le 10 avril, d'obliger les créanciers de l'État à les recevoir sans qu'ils puissent obliger leurs propres créanciers à lès accepter. Le décret du 17 avril stipula que les assignats auraient cours de monnaie entre boutes les personnes dans toute l'étendue du royaume et seraient reçus conne espèces sonnantes dans toutes les caisses publiques et particulières. Il fut cependant permis aux particuliers de les exclure de leurs transactions futures. Ce n'était donc pas un véritable cours forcé qui était édicté. L'Assemblée n'avait. pas pris garde qu'une concurrence allait s'exercer fatalement entre la monnaie de papier et la monnaie d'espèces et que la première succomberait forcément dans la lutte. La mauvaise monnaie chasse la bonne ! Elle n'osa pas retirer l'or et l'argent de la circulation. Elle n'en eut pas la pensée. Les assignats n'existent au début que s6us forme de grosses coupures de 1000 livres. L'or et l'argent étaient nécessaires pour faire le complément des comptes et pour les petits achats. Loin d'interdire le commerce des espèces contre l'assignat, l'Assemblée l'encouragea. Elle avait besoin d'écus et de petite monnaie pour la solde des troupes. Le Trésor acheta lui-même des espèces contre des assignats et consentit à perdre à l'échange. La perte subie alla sans cesse s'aggravant. Ainsi le commerce de l'argent monnayé contre le papier-monnaie devint mie chose légale. Le décret du 17 mai 1791 consacra et encouragea ce commerce. Le louis et l'assignat furent cotés à la Bourse. L'argent fut considéré comme une marchandise an cours variable. Ainsi le discrédit du papier sur les espèces fut légalisé par l'Assemblée elle-même. Il y avait là dans son système financier une fissure qui devait aller s'élargissant.

Les premiers assignats, créés le 19 décembre 1789, produisaient un intérêt de 5 pour 100. Ceux qui furent émis en remplacement, le 17 avril 1790, ne jouirent plus que d'un intérêt de 3 pour 100. L'intérêt se comptait par jour. L'assignat de 1.000 livres rapportait par jour 1 sou 8 deniers, celui de 300 livres, 6 deniers. Le dernier porteur touchait au bout de l'année le montant de l'intérêt total à une caisse publique. Les porteurs intermédiaires recevaient la fraction qui leur était due des mains de leurs débiteurs qui étaient toujours tenus de faire l'appoint — obligation désuète que l'État applique toujours à tous ses encaissements.

En abaissant le taux de l'intérêt, la Constituante avait voulu détourner les capitalistes de garder leurs assignats en portefeuille au lieu de les échanger contre des terres. Le député Prugnon avait demandé la suppression de tout intérêt puisque l'assignat devenait une monnaie. Les écus ne portaient pas intérêt. Ou l'assignat est bon, dit-il, ou il ne l'est pas. S'il est bon, comme je n'en doute point, il n'a pas besoin d'intérêt, s'il est mauvais, l'intérêt ne le rendra pas bon, il prouvera qu'il est mauvais et qu'on s'en défie même en le créant. L'Assemblée n'osa pas du premier coup aller jusqu'au bout de cette logique.

La création des assignats, qui n'avait été dans le principe qu'une simple opération de trésorerie, allait donner à l'Assemblée la tentation d'agrandir son dessein. La Caisse de l'Extraordinaire rendait maintenant les mêmes services qu'auparavant la Caisse d'Escompte. Les assignats remplaçaient les billets. L'Assemblée battait monnaie. Avec la première émission elle avait réussi à éteindre des dettes criardes, pourquoi l'idée ne lui serait-elle pas venue de se servir du même moyen pour éteindre la dette toute entière, pour liquider d'un coup l'arriéré de l'ancien régime ?

Le marquis de Montesquiou-Fezensac, au nom du Comité des finances, proposa à l'Assemblée, le 27 mit 1790, le choix entre deux systèmes : Ou bien créer des quittances de finances, portant intérêt à 5 %, qui seraient reçues en paiement des domaines nationaux et avec lesquelles on rembourserait les offices supprimés et les dettes exigibles ; ou bien recourir à de nouvelles émissions d'assignats au moyen desquelles on amortirait la dette par la vente rapide des biens du clergé.

Après une longue et ardente discussion qui dura plus d'un mois, la Constituante choisit le second parti. Elle décréta, le 29 septembre 1790, le remboursement en assignats-monnaie sans intérêts de la dette non constituée de l’État et de celle du clergé et elle porta en même temps à 1.200 millions la limite d'émission des assignats jusque-là fixée à 400.

Les constituants ne se déterminèrent qu'à bon escient, et après mûre réflexion. C'est ici, leur avait dit Montesquiou, la plus grande question politique qui puisse élue soumise à des hommes d'Etat.

Ils repoussèrent les quittances de finances pour des raisons très fortes. Ces quittances, qui ne seraient reçues ln en paiement des biens nationaux, avaient l'inconvénient de ne pas améliorer la situation financière jusqu'à ce que la vente des biens eût été opérée. Portant intérêt, elles ne diminuaient pas les dépenses. La dette ne cesserait pas d'exister (Beaumetz). Les quittances permettraient. aux capitalistes d'agioter, sur les domaines à vendre et de dicter la loi aux campagnes (Mirabeau). Leurs détenteurs, en effet, seraient mail ces des enchères, puisqu'on ne pourrait acheter qu'au moyen de leur papier. Les rentiers habitaient les villes, ils ne s'intéressaient pas à la terre. Ils ne seraient pas pressés de se défaire des quittances qu'on leur remettrait, puisqu'elles portaient intérêt. Dès lors il y avait lieu de se demander si les ventes seraient facilitées ou au -contraire retardées, et, c'était la grosse affaire. Tout le monde était convenu dans le comité que le salut de l'État dépendait de la vente des biens nationaux et que cette vente ne serait rapide qu'autant qu'il serait mis entre les mains des citoyens des valeurs propres à cette acquisition (Montesquiou).

Les assignats parurent préférables parce qu'ils circuleraient partout et ne s'immobiliseraient pas dans les portefeuilles, ne portant pas intérêt ; parce qu'ils réalisaient une économie sensible que Montesquiou évaluait à 120 millions par an, autant que le peuple n'aurait pas à payer en impôts ; surtout parce que sans eux les biens nationaux ne se vendraient pas : Depuis plus de 20 ans, 10.000 terres sont à vendre, personne ne les achète ; rembourser pour vendre est donc le seul moyen de décider, de hâter les ventes (Montesquiou).

Les adversaires des assignats firent valoir que le remboursement de la dette par un papier-monnaie équivaudrait à une banqueroute partielle. C’est est une illusion de croire, disait Dupont de Nemours, qu'on peut payer la dette avec des assignats. Ce sont des anticipations sur les domaines. Le paiement ne sera véritable Le que le jour où le domaine représenté par l'assignat sera vendu, et d'ici là l'assignat Aura subi une dépréciation fatale, car le papier-monnaie perdra sûrement au change contre le numéraire. Talleyrand montrait que la banqueroute se ferait sentir jusque dans les transactions privées. Tous les créanciers que l'on rembourse en billets perdent la différence — entre le cours des billets et le cours du numéraire —, tous les débiteurs à qui l'on avait prêté en argent la gagnent ; par conséquent renversement dans les propriétés, infidélité universelle dans les paiements et infidélité d'autant plus odieuse qu'elle se trouve légale. Lavoisier et Condorcet démontrèrent qu'en jetant dans la circulation une masse nouvelle de signes monétaires, les marchandises augmenteraient du prix sur-le-champ. Si vous doublez les signes représentatifs d’échange, si les objets à échanger restent toujours dans la même proportion, il est évident qu'il faut le double du signe représentatif pour avoir la même quantité de denrée (Pérès).

Le haut prix des denrées diminuera la consommation, et par conséquent, la production. Les manufactures françaises succomberont à la concurrence des manufactures étrangères, d'autant plus que le change tournera à notre désavantage. Il nous faudra payer nos achats à l'étranger avec des métaux précieux. Notre encaisse métallique disparaîtra. Il s'ensuivra une affreuse crise économique et sociale.

Sans nier absolument ces dangers éventuels, les défenseurs de l'assignat répliquaient qu'il n'y avait pas d'autre solution possible que la leur. Le numéraire ayant déjà disparu, il fallait lui substituer le papier-monnaie pour parvenir à vendre les biens du clergé. Le papier, dit-on, chasse l'argent. Fort bien. Donnez-nous donc de l'argent, nous ne vous demanderons point de papier (Mirabeau). Qu'on ne nous parle pas du système de Law. Le Mississipi sera-t-il opposé à l'abbaye de Cîteaux, à l'abbaye de Cluny ! (Montesquiou). Puis, en mettant les choses au pire, si les assignats sont discrédités, leurs possesseurs n'en auront-que plus d'empressement les convertir en terres. Or, c'est le point capital. L'assignat est nécessaire à la vente des biens nationaux. Il faut déposséder les usufruitiers, il faut détruire un chimérique espoir (Beaumetz). Autrement dit, la question n'était pas seulement d'ordre financier. Elle était politique an premier chef. Parlons-nous de la Constitution, l'émission des assignats ne peut être mise en question, c'est l'unique et infaillible moyen d'établir la Constitution. Parlons-nous de finance, il ne faut pas raisonner comme dans une situation ordinaire ; nous ne pouvons faire face à nos engagements, nous pouvons supporter des pertes légères, mais nous ne pouvons pas souffrir que la Constitution ne soit pas assise sur des bases stables et solides (Chapelier). Il s'agit, disait Montesquiou, avec plus de précision encore, d'affermir la Constitution, d'ôter toute espérance à ses ennemis, de les enchaîner au nouvel ordre par leur propre intérêt.

L'assignat était donc une arme politique en même temps qu'un instrument financier. Arme politique, il fit ses preuves, puisqu'il accéléra la vente des biens du clergé et la rendit irrévocable, puisqu'il permit à la Révolution de vaincre ses ennemis intérieurs et extérieurs. Instrument financier, il n'échappa pas aux périls que ses adversaires avaient prévus. Mais ces périls mêmes, c'est la politique qui les fit naître pour la plupart et qui les développa, les aggrava, les rendit irrémédiables.

Les grosses coupures d'assignats perdirent au change contre les espèces dès leur apparition. On ne les échangeait contre les écus qu'en payant- une prime de 6 à 7 % au début, puis de 10, 15, 20 %. Les coupures de 50 livres, au printemps de 1791, firent prime à leur tour contre les grosses coupures, et enfin, quand furent créés les : assignats de 5 livres, les corsets, qu'on commença à distribuer en juillet 1791, ils gagnèrent à leur tour sur les assignats de 50 livres. L'Assemblée avait hésité longtemps à créer des petites coupures pour des raisons très sérieuses. Les ouvriers étaient payés en écus et en billon. C'étaient leurs employeurs qui jusque-là subissaient la perte du change de l’assignat contre des espèces. Si on créait des coupures de 5 livres, il était à craindre que les écus disparaissent et que les ouvriers payés désormais en papier, ne supportent la perte qui jusque-là incombait à leurs patrons. Car, déjà, il y avait pour chaque objet, pour chaque denrée deux prix, le prix en espèces et le prix en assignats. Payer les ouvriers en papier revenait à diminuer leurs salaires. C'est bien, en effet, ce qui se produisit. En vain essayait-on de parer à la crise en frappant une énorme quantité de billon avec la fonte des cloches des églises supprimées. Les pièces d'argent disparurent parce qu'on avait intérêt à les fondre. Le manque de petite monnaie fut, au début, un sérieux embarras pour les industriels, les commerçants et les ouvriers. Dans beaucoup de villes on remplaça le paiement en espèces par le paiement en nature. On distribua en guise de salaires du blé ou des étoffes. A Besançon, en mars et avril 1792, la rareté de la petite monnaie et le discrédit du papier entraîna des troubles. Les ouvriers employés aux fortifications se mirent en grève en exigeant leur paiement en argent-monnaie. Ils menacèrent les boulangers de piller leurs boutiques. Il en fut de même dans beaucoup d'endroits. Le peuple n'admettait pas la différence de prix entre les espèces et l'assignat. Il s'irritait contre les marchands et les malmenait.

De gros commerçants parisiens les Monneron frappèrent des sous à leur marque. Leur exemple fut suivi par d'autres. On appela ce billon émis par les particuliers des médailles de confiance. Des banques à leur tour, à Bordeaux d'abord, semble-t-il, eurent l'idée de mettre en circulation des petites coupures à leur nom, des billets de confiance, qu'elles échangeaient contre les assignats. Dès le début de 1791 ces émissions de billets de confiance se multipliaient. Il y eut des administrations départementales, des municipalités, des sections parisiennes qui y recoururent. A Paris 63 espèces de billets de ce genre circulèrent simultanément.

Les banques émettrices gagnaient à cette opération de deux façons. D'abord elles faisaient paver parfois un courtage, une prime pour l’échange des assignats contre leurs billets. Ensuite, au lieu d'immobiliser les assignats qu'elles recevaient par l'échange, elles profitaient de l'absence de contrôle pour les faire servir à des spéculations commerciales ou financières. Elles spéculaient sur le sucre, le café, le rhum, le coton, la laine, le blé. Le danger était qu'en cas de non-réussite, le billet de confiance perdant sa couverture, ne pouvait plus être remboursé. La spéculation avait fait évanouir le gage. Les achats en grand de denrées opérés par les banques d'émission qui voulaient placer leurs assignats renchérirent les prix et firent baisser le signe de leur valeur. Quand certaines banques d'émission, comme la Caisse de secours de Paris, eurent suspendu le remboursement de leurs billets, ce krach qui s'éleva à plusieurs millions et d'autres analogues répandirent la panique dans le public. Le discrédit des billets de confiance, qu'il fallut finalement retirer de la circulation, rejaillit sur les assignats. N'oublions pas enfin que des faussaires adroits jetaient sur le marché de grandes quantités d'assignats faux et que Calonne, à l'armée des émigrés, en dirigeait une fabrique spéciale.

D'autres causes encore contribuèrent à la baisse de l'assignat et, par une conséquence fatale, au renchérissement de la vie. Les assignats devaient être brûlés dès qu'ils rentraient dans les caisses du Trésor, soit en paiement des domaines nationaux, soit en paiement des contributions. Il aurait été d'une prudence élémentaire de hâter ces' rentrées, afin de diminuer rapidement la masse du papier en circulation. Or la Constituante commit la faute de donner aux acquéreurs de très longs délais pour s'acquitter. Ils purent se libérer en 12 annuités.

Une autre faute consista à recevoir en paiement des biens nationaux en concurrence avec les assignats les quittances de remboursement des offices supprimés, les titres de propriété des dimes inféodées, en général tous les papiers au moyen desquels l'État soldait ses dettes (décrets des 30 octobre et 7 novembre 1790). C'était créer à l'assignat une nouvelle concurrence et c'était aussi risquer d'augmenter la circulation fiduciaire.

Enfin l'Assemblée voulut faire marcher de pair la vente des biens nationaux avec le 'remboursement de la dette. Elle fut ainsi amenée à augmenter sans cesse la niasse des assignats et à aggraver d'alitant leur dépréciation. A l'émission primitive de 1.200 millions décrétée le 25 septembre 1790 s'ajoutèrent successivement une émission de 600 millions le 18 mai 1791, une de 300 millions le 17 décembre 1791, une de 300 millions le 30 avril 1792, soit 2.500 millions, en un an et demi, Sain doute une partie de ces assignats était rentrée dans le Trésor et avait été brûlée (370 millions au 12 mars 1792). Il n'en restait pas moins que la quantité des assignats en circulation avait grossi avec une régularité inquiétante 980 millions le 17 mai 1791 ; 1.700 millions le 30 avril 17921. Et tout cela avant que la guerre ait été déclarée.

Dès le 30 janvier 1792, si on en croit la correspondance de l'internonce du pape, les assignats perdaient à Paris 44 pour 100. Le louis d'or valait 36 livres en assignats. Si le témoignage de l'aristocrate Salamon est suspect, celui des tableaux officiels sur la dépréciation du papier-monnaie ne saurait l'être. Ils nous apprennent qu'à la même date, plus de deux mois avant la déclaration de guerre, 100 livres assignats ne valaient à Paris que 63 livres 5 sous. Dans le Doubs, à la fin de ce même mois de janvier 1792, la perte était de 21 pour 100, de 28 pour 100 dans la Meurthe, de 33 pour 100 dans la Gironde et dans les Bouches-du-Rhône, de 29 pour 100 dans le Nord, etc. On voit par là que si le prix des denrées s'était relevé partout dans la proportion de la baisse du papier-monnaie, le renchérissement aurait re du tiers ou du quart.

Si les assignats perdaient en France, au printemps de 1792, de 25 à 35 pour 100 en moyenne, ils perdaient de 50 à 60 pour 100 à Genève, Hambourg, Amsterdam, Londres. D'ordinaire quand le change est au détriment d'un pays, c'est que ce pays produit peu et vend peu, mais achète beaucoup. Pour acquitter Ses achats, il est obligé de se procurer des valeurs étrangères qu'il pave d'autant plus cher Till en a plus besoin. La France de 1792 vendait beaucoup à l'étranger, elle ne lui achetait guère en grande quantité que du blé. Ce n'était pas la différence entre les achats et les ventes qui pouvait expliquer la baisse des changes Cette baisse avait d'autres causes. L'ancien régime finissant avait contracté, surtout pendant la guerre d'Amérique, de gros emprunts en Hollande, en Suisse et en Allemagne. Quand on remboursa ces emprunts, au début de la Révolution, on dut exporter de grandes quantités de numéraire, d'assignats et d'autres valeurs. Ces brusques remboursements firent affluer sur les marchés étrangers les papiers français qui en furent dépréciés. Les achats de numéraire opérés par le ministre de la guerre pour la solde des troupes agirent dans le inique sens.

Ce sont là les causes purement économiques de la baisse des assignats et des changes qui eut pour résultat la hausse du prix des denrées à l'intérieur de la France. Mais il y en eut d'autres, celles-ci d'ordre politique.

La fuite de Louis XVI à Varennes et les menaces de guerre qui suivirent inspirèrent à beaucoup de gens, en France et à l'étranger, des doutes sur le succès de la Révolution. Si on dut créer des billets de confiance pour suppléer au manque de petites coupures d'assignats c'est que l'ancien, numéraire, les louis, les écus, les pièces blanches et jusqu'au menu billon disparurent de la circulation. Les émigrés en avaient emporté avec eux une certaine quantité au delà des frontières, mais il en était resté beaucoup à l'intérieur. Si le numéraire ne circulait plus, c'est que ses détenteurs n'avaient pas confiance dans la monnaie de la Révolution et craignaient ou espéraient une Restauration monarchique. Ils gardaient jalousement et cachaient précieusement la monnaie du roi. Plus tard les assignats royaux feront prime sur les assignats républicains. La France était profondément divisée. Ces divisions sont une des raisons profondes de la crise financière comme de la crise économique.

Certains historiens, pour prouver que la masse des Français avait une confiance inébranlable dans le nouveau régime, citent d'ordinaire le succès indéniable de la vente des biens nationaux. Les ventes furent rapides et trouvèrent acquéreurs à dits prix souvent au-dessus des estimations. Ce succès de la grande opération révolutionnaire est dit à des causes diverses, dont une dei principales me paraît avoir été précisément le désir très vif que beaucoup d'acquéreurs avaient de trouver un placement pour leurs assignats, de s'en débarrasser au plus vite, en échangeant ce papier contre une propriété solide, contre la terre. Comme l'assignat était reçu à sa valeur nominale en paiement des domaines nationaux, l'acquéreur gagnait toute la différence entre la valeur nominale du papier révolutionnaire et sa valeur réelle. Il est un fait certain, c'est que des aristocrates notoires achetèrent des biens d'Église, des curés .réfractaires, des nobles comme d'Elbée et Ronchamp qui participèrent à l'insurrection vendéenne. On compte dans la Vienne 134 acquéreurs ecclésiastiques et 55 acquéreurs nobles.

D'une façon générale, c'est la bourgeoisie des villes qui acheta la plus grande partie des lots mis aux enchères. Les paysans, faute d'argent, ne recueillirent de ce riche butin qu'une portion médiocre, mais les petits acquéreurs furent nombreux parlai eux et cela suffit pour les attacher à la Révolution.

On a dit aussi que l'assignat avait ranimé au début notre industrie. Pendant quelques mois, en effet, nos fabriques connurent une prospérité factice. Les détenteurs d'assignats s'étaient empressés de s'en défaire non seulement en achetant des biens nationaux, mais aussi en les troquant contre des objets manufacturés. Les malins qui prévoyaient la guerre constituèrent des stocks de marchandises de toute sorte. Leurs achats répétés stimulèrent la fabrication, mais eurent aussi pour effet inévitable d'augmenter le prix des marchandises et de contribuer au renchérissement de la vie.

Toujours et partout, à l'occasion des crises économiques, les révolutionnaires ont dénoncé les manœuvres des aristocrates. Ils ont prétendu que ceux-ci s'entendaient, se coalisaient pour jeter le discrédit sur la monnaie révolutionnaire, pour accaparer les denrées et les espèces, pour en empêcher la circulation, ce qui créait une disette-factice et nu renchérissement grandissant. Il est certain que ces manœuvres ont existé. Le club des jacobins de Tulle dénonça, le 2 février 1792, le président du district de cette ville, un certain Parjadis, qui conseillait aux contribuables de ne pas payer leurs impôts et leur prédisait la prochaine rentrée triomphale des émigrés. Le 18 mars 1792, le directoire du département du Finistère remontra au roi qu'il lui aurait été impossible de percevoir l'impôt s'il n'avait pris le parti de mettre les prêtres réfractaires en réclusion à Quimper. Vers le même temps, un homme considérable, Séguier, parlementaire de vieille souche, lançait dans le public une brochure agressive La Constitution renversée, qui avait pour but d'alarmer les Français sur leurs propriétés. Comment pourrait-on compter sur la propriété, disait-il, dans une crise aussi violente, avec un infernal agiotage, avec une émission incalculable d'assignats et de papiers de toutes sortes, lorsque les colonies sont embrasées et la France menacée du même malheur, lorsque, par une foule de décrets, les propriétés mobilières sont confisquées, soumises à des formalités menaçantes, longues, etc. Séguier n'hésitait pas à menacer les acquéreurs des biens nationaux en leur disant que les anciens créanciers de l'État et du clergé avaient sur leurs acquisitions une hypothèque qu'ils feraient valoir un jour.

La lutte des deux France s'est exercée sur tous les terrains. Toute crise politique s'est doublée d'une crise économique et sociale. C'est ce qu'il ne faut pas oublier quand on veut juger avec équité les hommes et les choses de cette époque.

La vie chère, conséquence de l'assignat, allait contribuer bientôt à la chute de la riche bourgeoisie qui avait gouverné sous la Constituante, d'autant plus qu'aux troubles politiques et économiques se mêla une agitation religieuse de plus en plus aiguë.