LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE VII. — LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE.

 

 

Aucune Assemblée peut-être n'a été plus respectée que celle qui s'est appelée la Constituante et qui eut en effet l'honneur de constituer la France moderne. L'émeute n'a pas troublé ses délibérations. Les tribunes du Manège, où elle siège depuis son transfert à Paris, à partir de novembre 1789, sont remplies d'une foule élégante où domine la haute société. Les femmes de l'aristocratie libérale y exhibent leurs toilettes et ne se permettent que des applaudissements discrets. On s'y montre la princesse d'Hénin, la marquise de Chastenois., la comtesse de Chalabre — celle-ci a voué un culte à Robespierre —, Mmes de Coigny et de Piennes dont le patriotisme est exalté, la maréchale de Beauveau, la princesse de Poix, la marquise de Gontaud, Mmes de Sintiane et de Castellane, la belle Mme de Gouvernet, la fraîche Madame de Broglie, la piquante Madame d'Astorg, la gracieuse Madame de Beaumont, fille de Montmorin qui sera aimée de Chateaubriand, bref une bonne partie du faubourg Saint-Germain. Toutes vont à l'Assemblée comme au spectacle. La politique a pour elles l'attrait de la nouveauté, du fruit défendu. Ce n'est qu'à la fin de la session, quand la guerre religieuse d'abord, la fuite à Varennes ensuite remueront le peuple dans son fond, que le public des tribunes changera et que les artisans s'efforceront d'y pénétrer. Mais, même alors, la prévoyance de Lafayette et de Bailly saura disposer aux bonnes places 60 mouchards aux claquoirs énergiques pour soutenir la cause dé l'ordre. Les votes de la Constituante ont été émis en toute liberté.

Une pensée unique anime son œuvre de reconstruction politique et administrative et c'est une pensée tirée des circonstances : il faut empêcher le retour de la féodalité et du despotisme, assurer le règne paisible de la bourgeoisie victorieuse.

A la tête de la nation, la Constitution conserve un roi héréditaire. Mais ce roi est recréé en quelque sorte par la Constitution elle-même. Il lui est subordonné. Il lui prête serment. Il était auparavant Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, il est maintenant, depuis le 10 octobre 1789. Louis par la grâce de Dieu et la Constitution de l'Etat, roi des Français. Le délégué de la Providence est devenu un délégué de la nation. Le Sacerdoce gouvernemental s'est laïcisé. La France n'est plus la propriété du roi, une propriété qui se transmettait par héritage. Roi des Français, le nouveau titre implique un chef et non un maitre.

Les précautions sont prises pour que le roi constitutionnel ne puisse pas se transformer en despote. Fonctionnaire appointé, il ne pourra plus puiser librement dans le Trésor de l'État. Il devra se contenter désormais, comme le roi d'Angleterre, d'une liste civile qui lui sera votée au début de chaque règne et que la Constituante fixe à 25 millions. Encore est-il obligé de confier l'administration de cette liste civile à un fonctionnaire spécial qui est responsable de sa gestion au besoin sur ses biens propres, ceci afin d'empêcher le monarque de contracter des dettes qui retomberaient à la charge de la nation.

Le roi pourra être déchu par l'Assemblée en cas de haute trahison ou s'il quitte le royaume sans sa permission. S'il est mineur. et s'il n'a aucun parent mâle ayant prêté le serment civique, le Régent du royaume sera à la nomination du peuple. Chaque district élira un Électeur et ces Électeurs réunis dans la capitale désigneront le régent sans être obligés de le prendre dans.la famille royale. Correctif grave à l'hérédité. Un tel régent ne sera qu'un Président de République à ternie.

Le roi conserve le droit de choisir. ses ministres ; mais, pour l'empêcher de semer la corruption parmi les députés, on lui interdit de les prendre dans l'Assemblée, et, dans le même esprit, on interdit aussi aux députés sortants d'accepter toute chaise quelconque à la nomination du pouvoir exécutif. Il fallait préservée les représentants de la nation de la tentation des honneurs et des places, les maintenir rigoureusement dans leur rôle de surveillants indépendants et désintéressés !

Les ministres sont soumis à une responsabilité très stricte qui est judiciairement organisée. Non seulement l'Assemblée peut les mettre en accusation devant une Haute Cour, mais elle exige chaque mois un état de distribution des fonds destinés à leurs départements et cet état mensuel, examiné par le comité de Trésorerie, ne devient exécutoire qu'après l'approbation formelle de l'Assemblée. Tout virement, tout dépassement de crédit est ainsi rendu impossible. Les ministres sont tenus, en outre, de rendre compte à l'Assemblée, à toute réquisition, tant de leur conduite que de l'état des dépenses et affaires, et on les oblige à présenter les pièces comptables, les rapports administratifs, les dépêches diplomatiques. Les ministres ne seront plus des vizirs ! On exigera bientôt de ceux qui sortent de charge un compte de leur gestion, un compte moral et un compte financier. Tant que ces comptes ne sont pas approuvés les ministres examinés ne peuvent quitter la capitale. Le ministre de la justice Danton n'obtiendra sous la Convention que très difficilement un vote approbatif de son compte financier qui fut sévèrement critiqué par l'intègre Cambon. Le ministre de l'intérieur Roland, démissionnaire après la mort du roi, ne put jamais obtenir le quitus qui lui aurait permis de quitter Paris.

Le roi ne peut rien faire sans la signature de ses ministres et cette obligation du contreseing lui enlève tout pouvoir .de décision propre, le place constamment dans la dépendance de son conseil qui est lui-même dans la dépendance de l'Assemblée. Afin que les responsabilités de chaque ministre soient facilement établies, on prescrit de porter toutes les délibérations du conseil sur un registre spécial tenu par un fonctionnaire ad hoc, mais Louis XVI éluda cette obligation qui ne devint effective qu'après sa chute.

Les six ministres sont chargés à eux seuls de toute l'administration centrale. Les anciens conseils ont disparu, ainsi que le ministre de la maison du roi, remplacé par l'intendant de la liste civile. Le contrôle général des finances est divisé maintenant en deux départements ministériels : Contributions publiques d'une part et Intérieur de l'autre. Le ministre de l'intérieur correspond seul avec les autorités locales. Il a dans ses attributions les travaux publics, la navigation, les hôpitaux, l'assistance, l'agriculture, le commerce, les fabriques et manufactures, l'instruction publique. Pour la première fois toute l'administration provinciale est rattachée à un centre unique.

Le roi nomme les hauts fonctionnaires, les ambassadeurs, les maréchaux et amiraux, les deux tiers des contre-amiraux, la moitié des lieutenants généraux, maréchaux de camp, capitaines de vaisseau et colonels de la gendarmerie, le tiers des colonels et lieutenants-colonels, le sixième des lieutenants de vaisseau. le tout en se conformant aux lois sur l'avancement et avec le contreseing de ses ministres. Il continue à diriger la diplomatie, mais nous avons vu qu'il ne peut plus déchirer la guerre ou signer des traités d'aucune sorte sans le consentement préalable de l'Assemblée nationale, dont le comité diplomatique collabore étroitement avec le ministre des affaires étrangères.

En théorie, le roi reste le chef suprême de l'administration civile du royaume, Mars, en fait, cette administration lui échappe, car les administrateurs et les juges eux-mêmes sont élus par le nouveau souverain qui est le peuple.

En théorie encore, le roi garde une part du pouvoir législatif, par son droit de veto suspensif. Mais ce veto ne pouvait s'appliquer ni aux lois constitutionnelles, ni aux lois fiscales, ni aux délibérations qui concernaient la responsabilité des ministres et l'Assemblée avait encore la ressource de s'adresser directement au peuple par des proclamations soustraites au veto. C'est ainsi que la patrie sera proclamée en danger, le 11 juillet 1792, et cette proclamation, qui mobilisa toutes les gardes nationales du royaume et mit en état d'activité permanente toutes les administrations, fut le moyen détourné par lequel l'Assemblée législative brisa le veto que Louis XVI avait mis précédemment à quelques-uns de ses décrets.

Pour mettre le roi dans l'impossibilité de recommencer sa tentative du mois de juillet 1789 ; la Constitution stipule qu'aucune troupe ne pourra séjourner à une distance de moins de 30 milles du lieu des séances de l'Assemblée sans son autorisation. L'Assemblée a en outre la police de ses séances et le droit de disposer pour sa sûreté des forces en garnison dans sa résidence. Le roi conserve une garde, mais qui ne pourra dépasser 1.200 hommes à pied et 600 à cheval et qui prêtera le serment civique.

Les attributions législatives des anciens conseils supprimés sont passées à une assemblée unique élue par la nation. Cette assemblée, le corps législatif, est nommée pour deux ans seulement. Elle se réunit de plein droit, sans convocation royale, le 1e' lundi du mois de mai. Elle fixe elle-même le lieu de ses séances, la durée de ses sessions que le roi ne peut abréger. A plus forte raison le roi ne peut-il la dissoudre. Les députés sont inviolables. Toute poursuite contre l'un d'eux doit d'abord être autorisée par l'Assemblée qui ne se prononce que sur le vu du dossier judiciaire et qui désigne le tribunal chargé des poursuites. Quand le Châtelet sollicitera la levée de l'immunité parlementaire contre Mirabeau et le chic d'Orléans, que le tribunal voulait impliquer dans les poursuites commencées contre les auteurs des événements du 6 octobre 1789, la Constituante répondra par un refus.

Par son droit de regard sur la gestion des ministres, par ses prérogatives financières, par son contrôle de la diplomatie, par les immunités judiciaires de ses membres, etc., le corps législatif est le premier pouvoir de l’État. Sous des apparences monarchistes, la France était devenue en fait une république, mais c'était une république bourgeoise.

La Constitution supprima les privilèges fondés sur la naissance, mais elle respecta et consolida ceux qui étaient fondés sur la richesse. Malgré l'article de la déclaration des droits qui proclamait : La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens .ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation, elle partagea les Français en deux classes au regard du droit électoral, les citoyens passifs et les citoyens actifs. Les premiers étaient exclus du droit électoral, parce qu'ils étaient exclus de la propriété. C'était, dit Sieyès, qui a inventé cette nomenclature, des machines de travail. On craignit qu'ils ne fussent des instruments dociles entre les mains des aristocrates et on ne croyait pas au reste qu'ils fussent capables, étant la plupart illettrés, de participer, si peu que ce fût, aux affaires publiques.

Les citoyens actifs, au contraire, étaient, d'après Sieyès, les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Ils payaient au minimum une contribution directe égale à la valeur locale de trois journées de travail. Seuls ils participeraient activement à la vie publique.

Les serviteurs à gages furent placés comme les prolétaires dans la classe des citoyens passifs, parce qu'on préjugeait qu'ils manquaient de liberté.

Les citoyens actifs furent au nombre de 4.298.360 en 1791, sur une population totale, de 26 millions d'âmes. 3 millions de pauvres restaient en dehors de la cité. C'était un recul sur le mode électoral qui avait présidé à l'élection des députés du Tiers aux États généraux, car, à ce, moment aucune autre condition n'avait été exigée que l'inscription sur le rôle des contributions. Robespierre, Duport, Grég6ire protestèrent en vain. Ils ne trouvèrent de l'écho qu'au dehors de l'Assemblée, dans l'ardente presse démocratique qui se publiait à Paris. C'est un fait significatif que-, dès le 29 août 1789, 400 ouvriers parisiens venaient réclamer à la Commune la qualité de citoyens et la faculté de s'introduire dans les assemblées des divers districts et l'honneur de faire partie de la garde nationale. La protestation prolétarienne, encore bien faible, ne cessera de s'accentuer avec les événements.

Dans le bloc des 'citoyens actifs, la Constitution établissait de nouvelles hiérarchies. Les assemblées primaires qui se réunissaient dans les campagnes au chef-lieu de canton, — afin d'écarter les moins aisés par les frais de déplacement, — ne pouvaient choisir comme électeurs au second degré, à raison d'un sur 100 membres, que ceux des citoyens actifs qui payaient une contribution égale à la valeur de 10 journées de travail. Ces électeurs, qui se réunissaient ensuite au chef-lieu du département comme les délégués sénatoriaux de nos jours, formaient l'assemblée électorale qui choisissait les députés, les juges, les membres des assemblées de département et de district, l'évêque, etc. Mais les députés ne pouvaient être pris que parmi les électeurs qui payaient au moins une contribution directe égale à la valeur d'un marc d'argent (50 francs environ) et qui posséderaient en outre une propriété foncière. D'ans l'aristocratie des électeurs on créait ainsi une aristocratie d'éligibles. Les électeurs n'étaient pas très nombreux, 300 à 800 par département. Les éligibles à la députation l'étaient encore moins. A l'aristocratie de la naissance succédait l'aristocratie de la fortune.

Les citoyens actifs faisaient seuls partie de la garde nationale, c'est-à-dire qu'ils portaient les armes, tandis que les citoyens passifs étaient désarmés.

Contre le marc d'argent, c'est-à-dire contre le cens d'éligibilité, Robespierre mena une ardente campagne qui le popularisa. Marat dénonça l'aristocratie des riches. Camille Desmoulins fit observer que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably ne pourraient pas être éligibles. Loustalot rappela que la Révolution avait été faite par quelques patriotes qui n’avaient pas l'honneur de siéger dans l'Assemblée nationale. La campagne porta. `2 7 districts parisiens protestèrent dès le mois de février 1790.

Mais l'Assemblée, sûre de sa force, ne prit pas garde à ces plaintes. Ce n'est qu'après la fuite du roi à Varennes, le 27 août 1791, qu'elle se résigna à supprimer l'obligation du marc d'argent pour les éligibles à la députation, mais, par compensation, elle aggrava les conditions censitaires que devraient remplir les électeurs désignés par les citoyens actifs. Désormais il faudrait être propriétaire ou usufruitier d'un bien évalué sur les rôles de l'impôt à un revenu égal à la valeur locale de 200 journées de travail dans les villes au-dessus de 6.000 âmes, de 150 dans les villes au-dessous de 6.000 âmes et dans les campagnes, ou encore être locataire d'une habitation de même valeur ou métayer ou fermier d'un domaine évalué à la valeur de 400 journées de travail. Il est vrai que ce décret voté in extremis resta lettre morte. Les élections à la Législative étaient terminées et elles s'étaient faites sous le régime du marc d'argent.

La Constitution fit disparaître tout le chaos enchevêtré des anciennes divisions administratives superposées au cours des âges : bailliages, généralités, gouvernements, etc. A la place elle mit une division unique, le département, subdivisé en districts, en cantons et en communes.

On dit parfois qu'en créant les départements, la Constituante voulut .abolir le souvenir d'es anciennes provinces, briser à jamais l'esprit particulariste et fixer en quelque sorte l'esprit de la Fédération. Il se peut, mais il faut observer que la délimitation des départements respecta aillant que possible les cadres anciens. Ainsi la Franche-Comté fut divisée en 3 départements, la Normandie et la Bretagne chacune en 5, etc. La vérité, c'est qu'on s'inspira surtout des nécessités d'une bonne administration. L'idée primordiale fut de tracer une circonscription telle que tous les habitants pussent se rendre au chef-lieu en une seule journée. On voulut rapprocher les administrés et les administrateurs. Il y eut 83 départements dont les frontières furent fixées après un accord amiable entre les représentants des diverses provinces. On leur donna des noms empruntés aux fleuves et aux montagnes.

Alors que les anciennes généralités étaient administrées par un intendant nominé par le roi et tout puissant, les nouveaux départements eurent à leur tête un conseil de 36 membres élus au scrutin de liste par l'assemblée électorale du département et choisis obligatoirement parmi les citoyens payant au moins nue contribution directe égale à 10 journées de travail. Ce conseil, qui était un organe délibérant, se réunissait une fois par an pendant un mois. Comme les fonctions de ses membres étaient gratuites, seuls pouvaient accepter d'en faire partie les citoyens riches ou aisés. Le Conseil était nommé pour 2 ans et renouvelable par moitié tous les ans. Il choisissait dans son sein un directoire de 8 membres qui siégeaient en permanence et étaient appointés. Ce directoire était l'agent d'exécution du conseil. Il répartissait entre les districts les contributions directes, surveillait leur rentrée, payait les dépenses, administrait l'assistance, les prisons, les écoles, l'agriculture, l'industrie, les ponts et chaussées, faisait exécuter les lois, etc., bref il héritait des anciens pouvoirs des intendants. Auprès de chaque directoire un procureur général syndic, élu par l'assemblée électorale départementale pour 4 ans, était chargé de requérir l'application des lois. Il siégeait au directoire, mais sans voix délibérative. Il avait le droit de se faire communiquer toutes les pièces de toutes les affaires et aucune délibération ne pouvait être prise, sans qu'il fut admis à présenter ses observations. Il était, en un mot, l'organe de la loi et de l'intérêt public et il communiquait directe ment avec les ministres.

Le département était donc une petite république qui s'administrait librement. L'autorité centrale n'y était représentée par 'aucun agent direct. L'application des lois était remise à des magistrats qui, tous, tenaient leurs pouvoirs de l'élection. Le roi était sans doute muni du droit de suspendre les administrateurs départementaux et d'annuler leurs arrêtés, mais ceux-ci avaient la ressource d'en appeler à l'Assemblée qui prononçait en dernier ressort. On passait brusquement de la centralisation bureaucratique étouffante de l'ancien régime à la décentralisation la plus large, à une décentralisation américaine.

Les districts étaient organisés à l'image du département avec un conseil, un directoire et un procureur syndic également élus. Ils seront spécialement chargés de la vente des biens nationaux et de la répartition des impôts entre les communes.

Les cantons étaient l'unité électorale élémentaire en nième temps que le siège des justices de paix.

Mais c'est surtout par l'intensité de la vie municipale que la France révolutionnaire reflète l'image de la libre Amérique.

Dans les villes, les anciennes municipalités oligarchiques, composées de maires et d'échevins qui Relie-laient .leurs offices, avaient déjà disparu en fait presque partout avant que la loi ne les remplaçât par des corps élus. Mais, alors que les administrations de département et de district sortaient d'un suffrage censitaire à deux degrés, les nouvelles municipalités procédèrent d'un suffrage direct. Le maire et les officiers municipaux, ceux-ci en nombre variable selon la population, furent élus pour deux ans par tous les citoyens actifs mais pris obligatoirement parmi les censitaires à 10 journées de travail. Chaque quartier formait une section de vote. Il y avait autant, d'officiers municipaux que de sections, et ces officiers qui étaient chargés d'administrer avec le maire ressemblaient beaucoup plus à nos adjoints actuels qu'à nos conseillers municipaux. Le rôle de ceux-ci était rempli par les notables élus en nombre double des officiers municipaux. On réunissait les notables pour toutes les affaires importantes. Ils formaient alors avec les officiers municipaux le conseil général de la commune. A côté du maire, un Procureur de ria Commune, pourvu de substituts dans les villes importantes, était chargé de défendre les intérêts de la communauté. Il représentait les contribuables et était leur avocat d'office. Enfin il faisait -fonction d'accusateur public devant le tribunal de simple police formé par k bureau municipal.

Les communes avaient des attributions très étendues. C'était par leur intermédiaire que le département et les districts faisaient exécuter les lois, que l'impôt était réparti et recouvré. Elles avaient le droit de requérir la garde nationale et la force armée. Elles jouissaient d'une large autonomie sous l'inspection et la surveillance des corps administratifs qui autorisaient leurs délibérations financières et apuraient leurs comptes. Les maires et procureurs syndics pouvaient être suspendus, mais l'assemblée municipale ne pouvait être dissoute.

Renouvelables tous les ans par moitié, le dimanche après la saint Martin, les communes étaient en perpétuel contact avec la population, dont elles reflétaient fidèlement les sentiments. Dans les villes au-dessus de 25 000 âmes, •les sections, analogues aux cantons des campagnes, avaient des bureaux et des comités permanents et pouvaient tenir des assemblées qui contrôlaient l'action de la municipalité centrale. Au début, on choisit les maires et les officiers municipaux dans la bourgeoisie riche, mais ceux-ci subirent beaucoup plus que les directoires de département et de district la pression .continue des populations, si bien qu'en 1792, surtout après la déclaration de guerre, un désaccord se fit jour entre les communes plus démocratiques et les corps administratifs plus conservateurs. Ce désaccord s'aggrava dans la suite quand, après le 10 août, les nouvelles municipalités s'imprégnèrent d'éléments populaires. De là sortira l'insurrection girondine ou fédéraliste. Dans les campagnes et dans les bourgs, ce furent les petits bourgeois et même les artisans qui prirent le pouvoir. Il ne fut pas rare que le curé se trouvât porté à la mairie.

L'organisation judicaire fut réformée dans le même esprit que l'organisation administrative. Toutes les juridictions anciennes, justices de classe et justices d'exception, furent anéanties et, à leur place, on établit une hiérarchie de justices nouvelles égales pour tous et émanées de la souveraineté populaire.

A la base les juges de paix, élus pour deux ans parmi tous les éligibles à dix journées de travail et assistés de 4 ou 6 prud'hommes assesseurs qui forment le bureau de paix. Leur fonction est moins de rendre des jugements que de concilier les plaideurs. Ils prononcent, en dernier ressort, sur les petites causes, quand le litige ne dépasse pas 50 livres, et en première instance jusqu'à 100 livres. Justice rapide et peu coûteuse qui rendit de grands services et fut très vite populaire.

Les tribunaux de district, composés de 5 juges élus pour 6 ans, mais pris obligatoirement parmi les professionnels comptant au moins 5 ans d'exercice, jugent sans appel les causes inférieures à 1.000 livres.

En matière pénale, la justice de simple police est attribuée aux municipalités, la justice correctionnelle aux juges de paix, la justice criminelle à un tribunal spécial qui siège au chef-lieu du département et qui est composé d'un président et de 3 juges pris dans les tribunaux de district. Un accusateur public, élu comme les juges, requiert l'application de la loi. Les accusés ont la ressource d'un double jury. Le jury ou juré d'accusation, composé de 8 membres présidés par un juge de district, décide, s'il y a lieu à poursuites. Le jury de jugement, comité de 12 citoyens, prononce sur le fait reproché à l'accusé, les juges prononcent ensuite sur la peine. Une minorité de 3 voix sur 12 suffit à l'acquittement. Les membres des deux jurys sont tirés au sort sur une liste de 200 noms dressée par le procureur général syndic du département parmi les citoyens actifs éligibles, c'est-à-dire payant une imposition directe égale à 10 journées de travail. Ainsi le jury n'est composé que de citoyens riches ou aisés et la justice criminelle reste une justice de classe. Robespierre et Duport auraient voulu introduire le jury même en matière civile. Mais Thouret fit repousser leur projet.

Les peines furent dorénavant proportionnées aux crimes et soustraites à l'arbitraire des juges. La loi, avait dit la Déclaration des droits, ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires. On supprima donc la torture, le pilori, la marque, l'amende honorable, on maintint cependant le carcan pour les peines infamantes et la chaîne, autrement dit les fers. Robespierre ne parvint pas à faire supprimer la peine de mort.

Il n'y a pas de tribunaux d'appel. L'Assemblée, qui a dû frapper quelques parlements rebelles, craint de les ressusciter sous un autre nom. Les tribunaux de district font l'office de tribunaux d'appel les uns à l'égard des autres, d'après un système ingénieux qui permet aux parties de récuser trois tribunaux sur les sept qui leur sont proposés. Le privilège des avocats fut supprimé sur la motion de Robespierre. Chaque plaideur peut défendre lui-même sa cause ou se choisir un défenseur officieux. Mais les anciens procureurs furent maintenus sous le nouveau nom d'avoués.

Des tribunaux de commerce, formés de 5 juges élus parmi et par les patentés, jugèrent. en dernier ressort jusqu'à 1.000 livres.

Un tribunal de cassation, élu à raison d'un juge par département, peut annuler les jugements des autres tribunaux, mais seulement pour vice de forme. Il ne peut interpréter la loi. L'Assemblée s'est réservé ce pouvoir. Le contentieux administratif n'est attribué à aucun tribunal spécial, mais il est tranché par les directoires départementaux, sauf en matière d'impôts où les tribunaux de district interviennent. Il n'y a pas de Conseil d'État, le conseil des ministres et, dans certains cas, l'Assemblée elle-même en tiennent lieu.

Enfin, une Haute Cour, formée de juges du tribunal de cassation et de hauts jurés tirés an sort sur une liste de 166 membres, élus à raison de 2 par département, connaît des délits des ministres et des hauts fonctionnaires et des crimes contre la sûreté de l’État. Les accusés lui sont renvoyés par le corps législatif qui choisit daris son sein 2 Grands Procurateurs chargés d'organiser les poursuites.

Ce qui frappe dans cette organisation judiciaire, c'est qu'elle est indépendante du roi et des ministres. La Haute Cour est dans la main de l'Assemblée comme une arme dirigée contre le pouvoir exécutif, car l'Assemblée est seule en possession du droit d'accusation. Le roi n'est représenté dans les tribunaux que par des commissaires nommés par lui et inamovibles. Ces commissaires doivent être entendus dans les causes qui intéressent les pupilles, les mineurs. Ils doivent défendre les propriétés et les droits de la nation et maintenir dans les tribunaux la discipline et la régularité du service. Mais ils n'ont pas de pouvoir propre, ils ne peuvent que requérir ceux qui ont le droit d'agir. On rend toujours la justice au nom du roi, mais, en fait, elle est devenue la chose de la nation.

Tous les juges sont élus obligatoirement parmi les gradués en droit. Les ouvrages de Douarche et de Seligman permettent de se rendre compte que les choix des électeurs furent en général très heureux. Les plaintes fréquentes des jacobins, au temps de la Convention, contre leurs jugements aristocrates suffisent à attester leur indépendance. On dut les épurer sous la Terreur.

Si les Constituants établirent une République de fait, mais une République bourgeoise, c'est qu'ils avaient trop de raisons de se défier de Louis XVI, dont le ralliement au nouveau régime ne leur semblait pas très sincère. Ils n'avaient pas oublié qu'il n'avait sanctionné les arrêtés du 4 août que contraint par l'émeute. Ils soupçonnaient avec raison qu'il profiterait de l'occasion pour ruiner leur œuvre. D'où les précautions qu'ils prirent pour lui enlever toute autorité réelle.

S'ils confièrent le pouvoir politique, administratif et judiciaire à la bourgeoisie, ce n'est pas seulement par intérêt de classe, mais ils pensaient que le peuple, encore illettré dans sa masse, n'aurait pas été capable de prendre le gouvernail. Son éducation était à faire.

Les institutions nouvelles étaient libérales. Partout le pouvoir appartient à des corps élus. Mais si ces corps fléchissent, s'ils tombent aux mains des adversaires secrets ou avoués de l'ordre nouveau, tout est compromis. Les lois ne s'exécuteront plus ou s'exécuteront mal. Les impôts ne rentreront plus, le recrutement des soldats deviendra impossible, ce sera l'anarchie. C'est une loi de la démocratie qu'elle ne peut fonctionner normalement que si elle est librement acceptée.

Aux Etats-Unis les mêmes institutions donnèrent d'excellents résultats parce qu'elles étaient pratiquées dans un esprit de liberté par des populations depuis longtemps déjà rompues au self government. La France était un vieux pays monarchique ; habitué depuis des siècles à tout attendre de J'autorité et jeté tout d'une pièce dans un moule nouveau. En Amérique, la démocratie n'était pas discutée. Le peuple là-bas méritait qu'on lui fit confiance et qu'on lui rend" en mains le soin de ses destinées. En France une bonne partie de la population ne comprenait rien aux institutions nouvelles ou ne voulait rien y comprendre. Elle ne se servit des libertés qui lui étaient accordées que pour leur faire échec. Elle redemanda ses chaînes. Ainsi, la décentralisation inaugurée par la Constituante, loin de consolider l'ordre nouveau, l'ébranla et faillit le renverser. La bourgeoisie révolutionnaire avait cru se mettre à l'abri derrière la souveraineté populaire, organisée à son profit, contre un retour offensif de la féodalité, et la souveraineté populaire menaça de faciliter ce retour en affaiblissant partout l'autorité de la loi.

Pour défendre l'œuvre révolutionnaire ébranlée par la guerre civile et la guerre étrangère, les jacobins, deux ans plus tard, devront revenir à la centralisation monarchique. Mais, sur Je moment, personne n'avait prévu cette nécessité. Seul Marat, qui était.une tête politique, avait compris, dès le premier jour,-qu'il faudrait organiser le pouvoir  révolutionnaire sous la forme d'une dictature, afin d'opposer au despotisme des rois le despotisme de la liberté.