Les hiérarchies sociales sont plus solides que les hiérarchies légales. Les mêmes bourgeois qui avaient fait la Révolution pour s'égaler aux nobles continuèrent longtemps encore à choisir des nobles pour guides et-pour chefs. Le marquis de Lafayette sera leur idole pendant presque toute la durée de la Constituante. Pourvu d'une belle fortune, dont il faisait un usage généreux, très épris de popularité, jeune et séduisant, Lafayette se croyait prédestiné à remplir dans la Révolution de France le rôle que Washington, son ami, avait joué dans la Révolution d'Amérique. Il avait le premier réclamé les États généraux à l'assemblée des notables convoquée par Calonne. Sa maison avait été le centre de la résistance à la Cour au temps où les parlementaires et les patriotes luttaient ensemble contre les édits de Brienne et de Lamoignon. Louis XVI l'avait relevé de son commandement aux armées pour le punir d'avoir inspiré la protestation de l'assemblée provinciale d'Auvergne. Aussitôt après la réunion des ordres, il s'était empressé de déposer sur le bureau de la Constituante un projet de déclaration des droits imité de la déclaration américaine. Avec Mirabeau il avait demandé, le 8 juillet, le renvoi des troupes. Le 13 juillet, l'Assemblée l'avait porté à la vice-présidence. Deux jours plus tard le Comité permanent parisien, sur la proposition du district des Filles Saint-Thomas inspiré par Brissot, le nommait commandant de la garde nationale nouvellement formée. Il avait la force en mains, la seule force qui compte en un temps de Révolution, la force révolutionnaire. Pour en augmenter la puissance, il eut soin d'accoupler aux compagnies bourgeoises des compagnies soldées et casernées où entrèrent les anciens gardes françaises. L'ordre, reposait sur lui et par conséquent le sort de l'Assemblée et de la monarchie. Pour l'instant son ambition n'allait pas au delà de faire sentir qu'il était l'homme nécessaire, le médiateur et l'intermédiaire entre le roi, l'Assemblée et le peuple. Louis XVI, qui le craignait, le ménageait. Il crut certainement lui plaire en appelant, au ministère, le 4 août, trois hommes qui lui étaient dévoués : les deux archevêques de Bordeaux et de Vienne, Champion de Cicé et Lefranc de Pompignan, et le comte de Saint-Priest, celui-ci particulièrement lié avec Lafayette qu'il tenait au courant de ce qui se passait au conseil. Les choix que je fais dans votre assemblée même, écrivit Louis XVI aux députés, vous annoncent le désir que j'ai d'entretenir avec elle la plus confiante et la plus amicale harmonie. Il semblait que, selon les vœux de Lafayette, l'expérience du gouvernement parlementaire commençait. Le tout était maintenant de grouper dans l'Assemblée une majorité solide et dévouée. Lafayette s'y employa de son mieux. Mais il n'était pas orateur et sa charge le retenait souvent à Paris. Il ne put agir que dans les coulisses et par l'organe de ses amis dont les plus intimes étaient Lally-Tollendal et La Tour Maubourg, hommes de second plan l'un et l'autre. Déjà des signes de division se faisaient jour dans les rangs du parti patriote lors de la discussion de la déclaration des droits. Des modérés connue l'ancien intendant de la marine Malouet et comme l'évêque de Langres La Luzerne, effrayés par les désordres, estimaient cette Déclaration inutile ou même dangereuse. D'autres comme-le janséniste Camus, ancien avocat du clergé, et l'abbé Grégoire, ancien curé d'Embermesnil en Lorraine, auraient voulu tout au moins la compléter par une déclaration des devoirs. La majorité, une majorité de 140 voix seulement, passa outre, entraînée par Barnave. La Déclaration fut à la fois la condamnation implicite des anciens abus et le catéchisme philosophique de l'ordre nouveau. Née dans le feu de la lutte, elle garantit la résistance à l'oppression, autrement dit elle justifie la révolte qui venait de triompher, sans craindre de justifier d'avance d'autres révoltes. Elle proclame les droits naturels et imprescriptibles : liberté, égalité, propriété, vote et contrôle de l'impôt et de la loi, jury, etc. Elle oublie le droit d'association, par haine des ordres et des corporations. Elle met la majesté du peuple à la place de la majesté du roi et le magistère de la loi à la place de l'arbitraire. Œuvre de la bourgeoisie, elle porte sa marque. Elle proclame l'égalité, mais une égalité restreinte, subordonnée à l'utilité sociale. Elle ne reconnaît formellement que l'égalité devant l'impôt et devant la loi et l'admissibilité de tous aux emplois sous la réserve des capacités. Elle oublie que les capacités sont elles-mêmes en fonction de la richesse, elle-même fonction de la naissance par le droit d'héritage. La propriété est proclamée un droit imprescriptible sans souci de ceux qui n'ont pas de propriété et sans égards à la propriété féodale et ecclésiastique dont une partie venait d'être confisquée ou supprimée. Enfin la déclaration est d'un temps où la religion paraît encore indispensable à la société. Elle se place sous les auspices de l'Etre suprême. Elle n'accorde aux cultes dissidents qu'une simple tolérance dans les limites de l'ordre public établi par la loi. Le Courrier de Provence, journal de Mirabeau, protesta en termes indignés : Nous ne pouvons dissimuler notre douleur que l'Assemblée nationale, au lieu d'étouffer le germe de l'intolérance, fait placé comme en réserve dans une déclaration des droits de l'homme. Au lieu de prononcer sans équivoque la liberté religieuse, elle a déclaré que la manifestation des opinions de ce genre pouvait être gênée ; qu'un ordre public pouvait s'opposer à cette liberté ; que la loi pouvait la restreindre. Autant de principes faux, dangereux, intolérants, dont les Dominiques et les Torquemadas ont appuyé leurs doctrines sanguinaires. Le catholicisme gardait en effet son caractère de religion dominante. Seul il émargeait au budget. Seul il déroulait ses cérémonies sur la voie publique. Les protestants et les juifs durent se contenter d'un culte privé, dissimulé. Les juifs de l'Est, considérés comme des étrangers, ne furent assimilés aux Français que le 27 septembre 1791, quand l'Assemblée allait se séparer. Pas plus qu'elle n'accordait la liberté 'religieuse complète et saris réserves, lei déclaration des droits n'accordait la liberté d'écrire sans limitations. Elle subordonnait la libellé de la presse aux caprices du législateur. Telle quelle cependant, elle fut une page magnifique de droit public, la source de tous les progrès politiques qui se réaliseront dans le monde au siècle suivant. Ce n'est pas par rapport au futur qu'il faut la Juger, mais en considération du passé. La discussion de la Constitution commença aussitôt après le vote de la Déclaration qui en était le préambule. lei les divisions s'accentuèrent et devinrent irrémédiables. Les rapporteurs du Comité de Constitution Mounier et Lally-Tollendal proposèrent de créer une Chambre haute à côté de la chambre populaire et d'armer le roi d'un veto absolu sur les délibérations des -deux Chambres. Une pensée de conservation sociale les animait. Mounier avait exprimé la crainte que la suppression de la propriété féodale ne portât un coup redoutable à la propriété tout court. Pour réprimer la jacquerie et défendre l'ordre, il voulait rendre au pouvoir exécutif, c'est-à-dire au roi, la force dont il avait besoin. C'était aussi ravis de Necker et du garde de> sceaux Champion de Cicé. Ils conseillèrent au roi d'ajourner son acceptation des arrêtés du 4 août et jours suivants et ils lui firent signer un message où ces arrêtés étaient longuement et minutieusement critiqués. C'était remettre en question toute l'œuvre de pacification entreprise depuis la Grande Peur. C'était -risquer de rallumer l'incendie à peine éteint. C'était procurer à la féodalité l'espoir d'une revanche. Le veto absolu, lettre de cachet contre la volonté générale disait Sieyès, mettrait la Révolution à la discrétion de la Cour. Quant. au Sénat. il serait le refuge et la citadelle de l'aristocratie, surtout si le roi le composait à sa guise. Le club des députés bretons, qui s'était grossi peu à peu des représentants les plus énergiques des autres provinces, décida de s'opposer à tout prix au plan des modérés. Chapelier organisa la résistance de la Bretagne. Rennes envoya une adresse menaçante contre le veto. Mirabeau, qui entretenait à son service toute une équipe de publicistes, remua les districts parisiens. Le Palais-Royal fulmina. Les 30 et 31 août, Saint-Huruge et Camille Desmoulins essayèrent d'entraîner les Parisiens sur Versailles pour exiger la sanction immédiate des arrêtés du 4 août, protester contre le veto et la seconde chambre et ramener à Paris le roi et l'Assemblée afin de les soustraire à la séduction des aristocrates. La garde nationale eut beaucoup de peine à contenir l'agitation. Lafayette, dont les deux partis invoquaient l'arbitrage, essaya de chercher un terrain d'entente. Il avait des amis dans l'un et dans l'autre. Il réunit, chez lui et chez l'ambassadeur américain Jefferson, les plus notoires, d'un côté Mounier, Lally, et Bergasse et de l'autre Adrien Duport, Alexandre et Charles Lameth et Barnave. Il leur proposa de substituer au veto absolu du roi un veto suspensif valable pour deux législatures, de réserver à la chambre populaire l'initiative des lois et de limiter enfin à un an seulement la durée du veto de la chambre haute sur les délibérations de la chambre basse. On ne put s'entendre. Mounier voulait une chambre haute héréditaire ou à tout au moins à vie. Lafayette proposait de la faire élire pour six ans par les assemblées provinciales. Quant au triumvirat Lameth, Duport et Barnave, il ne voulait à aucun prix d'une seconde chambre, il refusait de diviser le pouvoir législatif, c'est-à-dire de l'affaiblir et il craignait de reconstituer sous un autre nom la haute noblesse. Il savait qu'en Angleterre les lords étaient à la discrétion du roi. On se quitta plein de rancune. Barnave rompit avec Monnier, dont il avait été jusque-là le lieutenant. J'ai déplu aux deux partis, écrivait Lafayette à Maubourg, et il m'est resté des regrets inutiles et des tracasseries qui me tourmentent. Il s'imagina que les Lameth, militaires et nobles comme lui, le jalousaient et cherchaient à le supplanter à la tête de la garde nationale. Il crut. que les troubles de Paris étaient excités sous main par le duc d'Orléans, dont lus factieux, c'est ainsi qu'il appelait maintenant dans le privé les députés bretons, n'auraient été que des instruments. La seconde chambre fut repoussée par l'Assemblée, le 10 septembre, à l'énorme majorité de 849 voix contre 89 et 122 abstentions. Les nobles de province avaient mêlé leurs bulletins à ceux du Tiers et du bas clergé par défiance de la haute noblesse. Mais, le lendemain, le veto suspensif était accordé au roi pour deux législatures, c'est-à-dire pour 4 ans au moins, à la majorité de 673 voix contre 325. Barnave et Mirabeau avaient entraîné le vote. Le premier parce qu'il avait négocié avec Necker et que celui-ci lui avait promis la sanction des arrêtés du 4 août, le second parce qu'il ne voulait pas se fermer le chemin du ministère. Jusqu'à la fin, Robespierre, Petiots, Buzot, Prieur de la Marne, persistèrent dans une opposition irréductible. Le vote enlevé, Necker ne put pas tenir la promesse faite à Barnave. Le roi continua d'éluder la sanction des arrêtés du 4 août et de la Déclaration des droits sous divers prétextes. Les Bretons se crurent Hués et l'agitation reprit de plus belle. Malgré la défaite retentissante qu'il avait subie sur la seconde chambre, le parti de Mounier se fortifiait tous les jours. Dès la lin d'août, il s'était coalisé avec une bonne partie de la droite. Un comité directeur de 32 membres, où figuraient Maury, Cazalès, d'Esprémesnil, Montlosier à côté de Mounier, Bergasse, Malouet, Bonnal, Clermont-Tonnerre, avait été formé pour prendre en mains la résistance. Ce comité résolut de demander au roi le transfert du gouvernement et de l'Assemblée à Soissons ou à Compiègne pour la mettre à l'abri des entreprises du Palais Royal. Montmorin et Necker appuyèrent la demande. Mais le roi, qui avait une sorte de courage passif, éprouvait comme de la honte à s'éloigner de Versailles. Tout ce qu'il accorda aux monarchiens fut de faire venir quelques troupes de cavalerie et d'infanterie et entre autres le régiment de Flandre vers la lin de septembre. L'appel des troupes parut au côté gauche une provocation. Lafayette lui-même fit des représentations. If s'étonna qu'on ne l'eût pas consulté avant de prendre une mesure qui .rallumerait l'agitation dans Paris. La capitale manquait de pain : On se battait pour en avoir aux portes des boulangeries. Les artisans commençaient à souffrir du départ des nobles pour l'étranger. Garçons perruquiers, garçons Cordonniers, garçons tailleurs en proie au chômage s'assemblaient pour demander du travail ou des augmentations de salaires. Les députations se succédaient à la Commune. Marat, qui vient de lancer son Ami du Peuple ; Loustalot, qui rédige les Révolutions de Paris, soufflent sur le feu. Les districts, la Commune réclament, comme Lafayette, le renvoi de troupes. Les députés bretons, Chapelier, Barnave, Alexandre Lameth, Duport renouvellent cette demande au Ministre de l'intérieur Saint-Priest. Déjà les anciens gardes françaises ,'parlaient de se rendre à Versailles pour reprendre leurs postes dans la garde du roi. Lafayette multiplie les avis alarmants. Mais les ministres et les monarchiens se croient maîtres de la situation parce que l'Assemblée vient de porter au fauteuil présidentiel Mounier lui-même, comme si en temps de révolution le pouvoir parlementaire pouvait quelque chose, si la force populaire lui manquait. Or, l'opinion s'insurgeait et Lafayette, qui commandait les baïonnettes, boudait : Pour calmer Lafayette et le ramener, le Ministre des affaires étrangères, Montmorin, lui fit offrir l'épée de connétable et même le titre de lieutenant général. Il-refusa dédaigneusement en ajoutant : Si le roi craint une émeute, qu'il vienne à Paris, il y sera en sûreté au milieu de la garde nationale. Une dernière imprudence hâta l'explosion. Le 1er octobre, les gardes du corps offrirent au régiment de Flandre un banquet de bienvenue dans la Salle de l'Opéra du château. Le roi et la reine, celle-ci tenant le Dauphin dans ses bras, vinrent saluer les convives : tandis que l'orchestre attaquait l'air de Grétry : Ô Richard ! ô mon Roi ! l'univers t'abandonne ! Les convives, échauffés par la musique et les libations, poussèrent des acclamations délirantes, foulèrent aux pieds la cocarde nationale pour prendre la cocarde blanche ou la cocarde noire (celle de la reine). On omit, de dessein prémédité, dans les toasts la santé de la nation.' Au récit de ces faits, apporté à Paris, le 3 octobre, par le Courrier de Gorsas, le Palais Royal s'indigna. Le dimanche 4 octobre, la Chronique de Paris, l'Ami du Peuple dénoncèrent le complot aristocrate, dont le but manifeste était de renverser la Constitution, avant qu'elle fût achevée. Le refus réitéré. du roi de sanctionner les arrêtés -du 4 août et les articles constitutionnels déjà votés attestait la réalité du complot mieux encore. que le banquet où la nation avait été méprisée. Marat appela les districts aux armes et les invita à retirer leurs canons de l'Hôtel de Ville pour marcher sur Versailles. Les districts s'assemblèrent et députèrent à la Commune. Sur la Motion de Danton celui des Cordeliers somma la Commune d'enjoindre à Lafayette l'ordre de se rendre le lendemain, lundi, auprès de l'Assemblée nationale et du roi pour réclamer le renvoi des troupes. Le 5 octobre, une foule de femmes de toutes les conditions forcèrent l'Hôtel de Ville mal défendu par des gardes nationaux qui sympathisaient avec l'émeute. L'huissier Maillard, un des vainqueurs de la Bastille, se mit à leur tête et les conduisit à Versailles où elles arrivèrent dans l'après-midi. La garde nationale s'ébranla à son tour quelques heures plus tard. Lafayette, sommé -par les grenadiers de partir pour Versailles, menacé de la lanterne, se fit autoriser par la Commune à obéir au vœu populaire. Il partit, parce qu'il craignait, dit-il, que l'émeute, si elle se faisait sans lui, ne tournât au bénéfice du duc d'Orléans. ll arriva à Versailles dans la nuit. Ni la Cour ni lés ministres ne s'attendaient à cette irruption. Le roi était à la chasse, mais le côté gauche de l'Assemblée était vraisemblablement au courant de ce qui allait se passer. Le matin même du 5 octobre, un vif débat s'était engagé à l'Assemblée sur un nouveau refus que le roi avait opposé à une nouvelle demande de sanction des décrets. Robespierre et Barère avaient déclaré que le roi n'avait pas le droit de s'opposer à la Constitution, car le pouvoir constituant était au-dessus du roi. Celui-ci, dont l'existence était en quelque sorte recréée par la Constitution, ne pourrait user de son droit de veto qu'à l'égard des lois ordinaires, mais les lois constitutionnelles, soustraites à son atteinte par définition, devaient être, non pas sanctionnées, mais acceptées par lui purement et simplement. L'Assemblée avait fait sienne cette thèse, sortie en droite ligne du Contrat social, et, sur la motion de Mirabeau et de Prieur de la Marne, elle avait décidé que son président Mounier ferait sur-le-champ une nouvelle démarche auprès du roi pour exiger une acceptation immédiate. Les choses en étaient là quand, dans l'après-midi, une députation des femmes de Paris parut à la barre. Leur orateur, l'huissier Maillard, se plaignit de la cherté des vivres et des manœuvres des spéculateurs, puis de l'outrage fait à la cocarde nationale. Robespierre appuya Maillard et l'Assemblée décida d'envoyer au roi une délégation pour lui faire part des réclamations des Parisiens. Déjà des rixes avaient éclaté entre la garde nationale de Versailles et les gardes du corps devant le château. Le régiment de Flandre rangé en bataille sur la place d'armes montrait par son attitude qu'il ne tirerait pas sur les manifestants et commençait à fraterniser avec eux. Le roi, revenu enfin de la chasse, tint conseil. Saint-Priest, porte-parole des monarchiens, fut d'avis que le roi devait se retirer à Rouen plutôt que de donner sa sanction aux décrets sous la pression de la violence. L'ordre fuit donné de faire les préparatifs du départ. Mais Necker et Montmorin firent revenir sur la décision prise. Ils représentèrent que le trésor était vide et que la disette les mettait hors d'état d'approvisionner une concentration de troupes tant soit peu importante. Ils ajoutèrent enfin que le départ du roi laisserait le champ libre au duc d'Orléans. Louis XVI se rendit à leurs raisons. Il sanctionna les décrets la mort dans l'âme. Lafayette arriva avec la garde nationale parisienne vers les minuit. II se rendit chez le roi pour lui offrir ses services et ses regrets plus ou moins sincères.. Les postes extérieurs du château furent confiés aux gardes nationaux parisiens, tandis que les postes intérieurs restaient aux gardes du corps. Le 6 au matin, à l'aube, pendant que Lafayette prenait quelque repos, une troupe de Parisiens pénétra dans le château par une porte mal gardée. Un garde du corps voulut les repousser. ll 'fit feu. Un homme tomba dans la cour de marbre. Alors la foule se rua sur les gardes du corps qui furent forcés dans leur corps de garde. Les cours et les escaliers furent envahis. La reine dut s'enfuir précipitamment chez le roi à peine vêtue. Plusieurs gardes du corps périrent et leurs têtes furent placées au bout des piques. Pour faire cesser le massacre, le roi accompagné de la reine et du dauphin dut consentir à se montrer avec Lafayette au balcon de la cour de marbre. Il fut accueilli par le cri de : Le Roi à Paris ! Il promit de se rendre dans la capitale et il vint coucher le soir même aux Tuileries. L'Assemblée décréta qu'elle était inséparable du roi. Elle alla s'établir à Paris quelques jours plus tard. Le changement de capitale avait plus d'importance encore que la prise de la Bastille. Le roi et l'Assemblée sont désormais sous la main de Lafayette et du peuple de Paris. La Révolution est assurée. La Constitution, acceptée et non sanctionnée, est soustraite à l'arbitraire royal. Les monarchiens, qui depuis la nuit du 4 août avaient organisé la résistance, étaient les vaincus de la journée. Leur chef Mounier abandonne la présidence de l'Assemblée et se rend dans le Dauphiné pour essayer de l'insurger. Mais il ne rencontre que froideur et hostilité. Découragé, il passe bientôt à l'étranger. Ses amis, comme Lally-Tollendal et Bergasse, ne réussirent pas davantage à émouvoir, les provinces contre le nouveau coup de -force parisien. Une seconde émigration, composée celle-ci d'hommes qui avaient d'abord contribué à la Révolution, alla rejoindre la première, sans d'ailleurs se confondre avec elle. Lafayette manœuvra très habilement pour recueillir le bénéfice d'une journée à laquelle il n'avait participé, en apparence tout au moins, qu'à son corps défendant. A son instigation, la Commune et les districts multiplièrent dans des adresses les démonstrations de leur loyalisme monarchique. Les scènes d'horreur du matin du 6 octobre furent désavouées, une instruction ouverte contre leurs auteurs. Le tribunal du Châtelet qui en fut chargé la prolongea très longtemps et essaya de la faire tourner contre le duc d'Orléans et contre Mirabeau, c'est-à-dire contre les rivaux de Lafayette. Un agent de Lafayette, le patriote Gonchon, organisa le 7 octobre une manifestation de dames de la Halle qui se rendirent aux Tuileries pour acclamer le roi et la reine et pour leur demander de se fixer définitivement à Paris. Marie-Antoinette, qui n'était plus habituée depuis longtemps à entendre crier Vive la Reine ! fut émue jusqu'aux larmes et, le soir même, elle exprima naïvement sa joie dans une lettre à son confident et mentor, l'ambassadeur d'Autriche, Mercy-Argenteau. Le mot d'ordre fut donné à la presse de répéter que le Roi restait à Paris volontairement, librement. Des mesures furent prises contre les libellistes, c'est-à-dire contre les publicistes indépendants. Marat fut décrété de prise de corps, c'est-à-dire frappé d'un mandat d'arrêt le 8 octobre. Après la mort du boulanger François, massacré par la foule parce qu'il avait refusé du pain à une femme, l'Assemblée vota la loi martiale contre les attroupements (21 octobre). Lafayette s'empressait autour du couple royal. Il l'assurait que l'émeute avait été provoquée malgré lui, contre lui, par 'des factieux qu'il désignait. Il inculpait leur chef le duc d'Orléans. Il intimidait celui-ci et, au cours d'une entrevue qu'il eut avec lui, le 7 octobre, chez la marquise de Coigny, il obtenait du faible prince la promesse de quitter la France, sous le prétexte d'une mission diplomatique en Angleterre. Le duc, après quelques hésitations, partit pour Londres vers le milieu d'octobre. Sa fuite le déconsidéra. Il ne fut plus pris au sérieux même par ses anciens amis. On prétend que je suis de son parti, disait Mirabeau, qui avait essayé de le retenir, je ne voudrais pas de lui pour mon valet. S'étant ainsi débarrassé de son rival le plus dangereux, Lafayette remit au roi un mémoire où il essayait de lui démontrer qu'il avait tout à gagner à ose réconcilier franchement avec la Révolution et à rompre toute solidarité avec les émigrés et les partisans d'e l'ancien régime. Une démocratie royale, lui disait-il, auomenterait son pouvoir, loin de le restreindre. Il n'aurait plus à lutter contre les parlements et contre le particularisme provincial. Il tiendrait désormais son autorité du libre consentement de ses sujets. La suppression des ordres et des corporations tournerait à son avantage. Rien ne s'interposerait plus entre' sa personne et le peuple français. Lafayette ajoutait qu'il défendrait la royauté contre les factieux. Il répondait de l’ordre, mais il demandait en revanche une confiance entière. Louis XVI n'avait renoncé à rien. Il rusa pour gagner du temps. En même temps qu'il dépêchait à Madrid un agent secret, l'abbé de Fonbrune, pour intéresser à sa cause son cousin le roi catholique et pour déposer entre ses mains une déclaration qui annulait d'avance tout ce qu'il pourrait faire et signer sous la pression des révolutionnaires, il accepta l'offre de Lafayette. Il s'engagea à prendre et à suivre ses conseils et pour lui donner un gage de sa confiance, il l'investit, le 10 octobre, du commandement des troupes régulières à quinze lieues de la capitale. Le comte d'Estaing, avait assuré la reine, le 7 octobre, que Lafayette lui avait juré que les atrocités de la veille avaient fait de lui un royaliste et d'Estaing ajoutait que Lafayette l'avait prié de persuader au roi d'avoir en lui pleine confiance. Lafayette gardait rancune à certains ministres de n'avoir pas suivi ses conseils avant l'émeute. Il essaya de s'en débarrasser. Il eut une entrevue avec Mirabeau, vers le milieu d'octobre, chez la comtesse d'Aragon. Les chefs du côté gauche, Duport, Alexandre Lameth, Barnave, Laborde étaient présents. Il s'agissait de former un nouveau ministère où seraient entrés des amis de Lafayette comme le lieutenant criminel au Châtelet Talon et le conseiller au parlement Sémonville. Le garde des sceaux Champion de Ciré menait l'intrigue. Lafayette offrit à Mirabeau 50.000 livres pour l'aider à payer ses dettes et une ambassade. Mirabeau accepta l'argent et refusa l'ambassade. Il voulait être ministre. Les pourparlers finirent par s'ébruiter. L'Assemblée, qui méprisait Mirabeau autant qu'elle le redoutait, coupa court en votant, le 7 novembre. un décret qui interdisait au roi de choisir désormais les ministres dans son sein. Si un génie éloquent, dit Lanjuinais, peut entraîner l'Assemblée quand il n'est que l'égal de tous ses membres, que serait-ce s'il joignait à l'éloquence l'autorité d'un ministre ? Mirabeau irrité se rejeta dans une nouvelle intrigue avec le comte de Provence, Monsieur, frère du roi. Il s'agissait, cette fois, de faire sortir Louis XVI de Paris en protégeant sa fuite par un corps de volontaires royalistes que le marquis de Favras fut chargé de recruter. Mais Favras fut dénoncé par deux de ses agents qui racontèrent à Lafayette que le projet avait été formé de le tuer lui et Bailly. Sur Favras on trouva, au moment de son arrestation une lettre qui compromettait Monsieur. Lafayette chevaleresque la rendit à son auteur et n'en divulgua pas l'existence. Monsieur vint lire à la Commune un discours rédigé par Mirabeau où il désavouait Favras. Celui-ci se laissa condamner à mort en gardant lé silence sur ses hautes complicités. Marie-Antoinette pensionna sa veuve. Ce complot avorté accrut encore l'importance de Lafayette. Le maire du palais, comme l'appelait Mira-rbeau, remontra au roi qu'il fallait couper court par une démarche décisive aux espoirs des aristocrates. Louis XVI docile se rendit à l'Assemblée, le 4 février 1790, pour donner lecture d'un discours que Necker avait rédigé sous l'inspiration de Lafayette. Il déclara que lui et la reine avaient accepté sans aucune arrière-pensée le nouvel ordre de choses et il invita tous les Français à en faire autant. Les députés enthousiasmés prêtèrent le serment d'être fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi et tous les fonctionnaires, ecclésiastiques compris, durent répéter le même serment. Les émigrés s'indignèrent du désaveu que leur infligeait le roi. Le comte d'Artois, réfugié à Turin chez son beau-père le roi de Sardaigne, avait des correspondants dans les provinces au moyen desquels il s'efforçait d'exciter des soulèvements. Fort peu croyant, il ne s'était pas d'abord rendu compte de l'appui précieux que pouvait fournir à sa cause le sentiment religieux convenablement exploité. Mais son ami, le comte de Vaudreuil, qui séjournait à Rome, se chargea de lui ouvrir les yeux. La quinzaine de Pâques, lui écrivait-il le 20 mars 1790, est un temps dont les évêques et les prêtres peuvent tirer un grand parti pour ramener à la religion et à la fidélité au roi des sujets égarés. J'espère qu'ils entendront assez leur intérêt et celui de la chose publique pour ne pas négliger cette circonstance et s'il y a de l'ensemble-dans leur démarche, le succès m'en parait sûr. Le conseil fut suivi. Un vaste soulèvement fut préparé dans le Midi. La présence d'un petit noyau de protestants au pied des Cévennes et dans les campagnes du Quercy permettait de représenter les révolutionnaires comme les alliés ou les prisonniers des hérétiques. On exploita la nomination du pasteur Rabaut de Saint-Étienne à la présidence de la Constituante, le 16 mars, et surtout le refus de l'Assemblée de reconnaitre le catholicisme comme religion d'État le 13 avril. On distribua une véhémente protestation du côté droit de l'Assemblée. L'agent du comte d'Artois, Froment, mit en branle les confréries de pénitents. A Montauban, les vicaires généraux ordonnèrent pour la religion en péril des prières de Quarante heures. La municipalité royaliste de cette ville choisit pour procéder aux inventaires des maisons religieuses supprimées la date du 10 mai, jour des Rogations. Les femmes s'attroupèrent sur le devant de l'église des cordeliers. Un combat s'engagea au cours duquel les protestants eurent le dessous. Plusieurs d'entre eux furent tués, blessés, les autres désarmés et forcés' de demander pardon à genoux sur le pavé ensanglanté des églises. Mais les gardes nationales de Toulouse et de Bordeaux accoururent pour rétablir l'ordre. A Nimes, les troubles furent plus graves encore. Les compagnies royalistes de la garde nationale, les Cébets ou mangeurs d'oignons, arborèrent la cocarde blanche puis un pouf rouge. Il y eut des bagarres le 1er mai. Le 13 juin, Froment occupa, après un combat, une tour sur les remparts et le couvent des capucins. Les protestants et les patriotes appelèrent à leur secours les paysans des Cévennes. Accablés sous le nombre, les royalistes furent vaincus et massacrés. Il y eut 300 morts environ en trois jours. Avignon, qui avait secoué le joug du pape, formé une municipalité révolutionnaire et demandé sa réunion à la France, fut vers le même temps le théâtre de scènes sanglantes. Des aristocrates, accusés d'avoir tourné en ridicule les nouveaux magistrats, avant été acquittés par le tribunal, les patriotes s'opposèrent à leur mise en liberté. Le 10 juin, les compagnies papalines de la garde nationale se soulevèrent, s'emparèrent d'un couvent et de l'Hôtel de Ville. Mais les patriotes renforcés par les paysans pénétraient dans le palais pontifical, chassaient leurs adversaires de l'Hôtel de Ville et se livraient à de terribles représailles. Le roi, qui avait blâmé l'essai de contre-révolution du Midi, puisa dans son échec une raison de plus de suivre le plan de conduite que Lafayette lui avait exposé dans un nouveau mémoire remis le 16 avril. Il écrivit de sa main sur ce document : Je promets à M. de Lafayette la confiance la plus entière sur tous les objets qui peuvent regarder l'établissement de la Constitution, mon autorité légitime, telle qu'elle est énoncée dans le mémoire, et le retour de la tranquillité publique. Lafayette s'était engagé à employer toute son influence à fortifier ce qui restait de l'autorité royale. Au même moment, Mirabeau faisait offrir ses services par l'intermédiaire du comte de La Marck, pour travailler dans le même sens. Le roi le prit à sa solde, le 10 mai, moyennant 200.000 livres pour payer ses dettes, 6.000 livres par mois et la promesse d'un million payable à la clôture de l'Assemblée nationale. Il essaya de coaliser Lafayette et Mirabeau et il y réussit jusqu'à 'un certain point. Mirabeau jalousait sans doute et méprisait Lafayette, il le criblait d'épigrammes, l'appelant Gilles César ou Cromwell-Grandisson, il essayait de le diminuer et de le perdre dans la faveur royale afin de l'évincer, mais en même temps il le flattait et il lui faisait de continuelles promesses de collaboration : Soyez Richelieu sur la Cour pour la Nation, lui écrivait-il, le 1er juin 1790, et vous referez la monarchie en agrandissant et consolidant la liberté publique. Mais Richelieu avait son capucin Joseph ; ayez donc aussi votre Éminence grise ou vous vous perdrez en ne vous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion, mon impulsion a besoin de vos grandes qualités. Et, le même jour, dans la première note qu'il rédigeait pour la Cour, le cynique aventurier indiquait à celle-ci la marche à suivre pour ruiner la popularité de l'homme dont il ne voulait être que l'éminence grise. Mais Lafayette ne se faisait aucune illusion sur la moralité de Mirabeau. Tous les deux, ils s'employèrent de concert à défendre la prérogative royale quand se posa devant l'Assemblée, en mai 1790, la question du droit de paix et de guerre, à l'occasion d'une rupture imminente entre l'Angleterre et l'Espagne. L'Espagne protestait contre la prise de possession par les Anglais de la baie de Nootka sur le Pacifique, dans l'actuelle Colombie britannique. Elle réclamait l'aide de la France en invoquant le pacte de famille. Alors que le côté gauche ne voulait voir dans le conflit qu'une intrigue contre-révolutionnaire destinée à jeter la France dans une guerre étrangère qui donnerait au roi le moyen de ressaisir son pouvoir ; alors. que Barnave, les deux Lameth, Robespierre, Volney, Pétion dénonçaient les guerres dynastiques, la diplomatie secrète, demandaient la révision de toutes les vieilles alliances et réclamaient pour la représentation nationale le droit exclusif de déclarer la guerre, de surveiller la diplomatie et le conclure les traités, Mirabeau et Lafayette et tous leurs partisans, Clermont-Tonnerre, Chapelier, Custine, le duc du Châtelet, Dupont de Nemours, le comte de Sérent, Virieu, Cazalès exaltaient la fibre patriotique, dénonçaient l'ambition anglaise et concluaient pour que la diplomatie restât le domaine propre du roi. Ils firent valoir que les assemblées étaient trop nombreuses et trop impressionnables pour exercer un droit aussi redoutable que celui de faire la guerre. Ils citèrent à l'appui de leur opinion l'exemple du Sénat de Suède ou de la diète de Pologne corrompus par l'or étranger, ils vantèrent la nécessité du secret, ils mirent en garde contre le danger d'isoler le roi de la nation, d'en faire un figurant sans prestige, ils remarquèrent encore que, d'après la Constitution, aucun acte du Corps législatif ne pouvait avoir son plein effet que de la sanction du Roi. Les orateurs de gauche répliquèrent que si le droit de paix et de guerre continuait d'être exercé par le roi seul les caprices des maîtresses, l'ambition des ministres décideraient [comme auparavant] du sort de la Nation (d'Aiguillon), qu'on aurait toujours des guerres dynastiques, que le roi n'était que le commis de la nation pour exécuter ses volontés, que les représentants du pays auraient toujours un intérêt direct et même personnel à empêcher la guerre. Ils raillèrent les secrets des diplomates, ils nièrent qu'il y eût une analogie quelconque entre une Assemblée élue à un suffrage très étendu comme celle de France et des assemblées féodales comme la diète de Pologne ou le Sénat de Suède. Plusieurs attaquèrent avec violence le pacte de famille et l'alliance autrichienne et rappelèrent les tristes résultats de la guerre de sept ans. Tous dénoncèrent le piège où le conflit anglo-espagnol pouvait entraîner la Révolution : On veut que les assignats ne prennent pas faveur, que les biens ecclésiastiques ne se vendent pas : voilà la véritable cause de cette guerre (Charles Lameth). Pendant ce grand débat, Paris fut en proie à une vive
agitation. On cria dans les rues un pamphlet ; que les Lameth avaient inspiré
: La grande trahison du comte de Mirabeau. Lafayette fit entourer la
salle des séances par des forces imposantes. Mirabeau prit prétexte de cette
fermentation pour faire à Barnave, le dernier jour, une réplique célèbre : Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter
en triomphe, et maintenant on crie dans les rues La grande trahison du
comte de Mirabeau. Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il
est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne ; mais l'homme qui
combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour
vaincu. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la
connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris,
m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont
renversées ou d'être le vil stipendié de ceux que je n'ai pas cessé de
combattre ; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la Révolution celui qui peut-être
n'y a pas été inutile et qui, fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait, là
seulement, trouver sa sûreté ; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé
celui qui, depuis vingt ans, combat toutes les oppressions et qui parlait aux
Français de liberté, de Constitution, de résistance, lorsque ces vils
calomniateurs vivaient de tous les préjugés dominants. Que m'importe ? Ces
coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière, je leur dirai :
répondez, si vous pouvez, calomniez ensuite tant que vous voudrez. Cette
superbe audace réussit. Mirabeau gagna ce jour-là l'argent de la Cour.
L'Assemblée, subjuguée par son génie oratoire, refusa la parole à Barnave
pour répliquer. Elle vota la priorité pour le projet de décret présenté par
Mirabeau et couvrit d'applaudissements une courte déclaration de Lafayette.
Mais, au moment du vote des articles, la gauche ressaisit la majorité. Elle
fit voter des amendements qui changeaient le sens du décret. Le roi n'eut que
le droit de proposer la paix ou la guerre. L'Assemblée statuerait ensuite. Un
cas d'hostilités imminentes, le roi serait tenu d'en faire connaitre sans
délai les causes et les motifs. Si le Corps législatif était en vacances, il
s'assemblerait sur-le-champ et siégerait en permanence. Les traités de paix,
d'alliance ou de commerce ne seraient valables qu'après ratification du Corps
législatif. Les traités existants continueraient d'être provisoirement en
vigueur, mais un comité de l'Assemblée, qu'on appela le comité diplomatique,
fut nommé pour les réviser, les mettre en harmonie avec la Constitution et
suivre les affaires extérieures. Enfin, par un article spécial, l'Assemblée
déclara au monde que la nation française renonçait à
entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et qu'elle
n'emploierait jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple. Les patriotes saluèrent le vote du décret comme un triomphe. Nous n'aurons pas la guerre, écrivait Thomas Lindet an sortir de la séance. Lindet avait raison. Par le décret qui venait d'être rendu, la direction exclusive de la politique extérieure échappait au roi. Il était désormais obligé de la partager avec la représentation nationale. Mais si sa prérogative n'avait pas subi un plus grand dommage encore, il le devait à Lafayette et à Mirabeau. La grande fête de la Fédération que Lafayette présida manifesta d'une façon éclatante l'immense popularité dont il jouissait ; les fédérés lui baisaient les mains, l'habit, les bottes, ils baisaient les harnais de son cheval, la bête elle-même. On frappa des médailles à son effigie. L'occasion était belle pour Mirabeau d'exciter la jalousie du roi contre l'homme unique, l'homme des provinces. Mais Louis XVI et Marie-Antoinette avaient recueilli, eux aussi, les acclamations des provinciaux. La presse démocratique nota avec chagrin que les cris de Vive le Roi ! avaient étouffé ceux de Vive l'Assemblée ! et de Vive la Nation ! Louis XV1 écrivait à Mme de Polignac : Croyez, Madame, que tout n'est pas perdu. Le duc d'Orléans, qui était revenu tout exprès de :Londres pour assister à la cérémonie, était passé inaperçu. Si le duc d'Orléans n'était plus à craindre, si tout n'était pas perdu, c'était à Lafayette qu'on le devait pour une bonne part. Sans doute le roi gardait rancune au marquis de sa rébellion passée et de son attachement présent pour le régime constitutionnel, et il espérait bien qu'un jour viendrait où il pourrait se passer de ses services. En attendant, il y recourait d'autant plus volontiers que son agent secret Fonbrune, qu'il avait envoyé à Vienne pour sonder l'empereur son beau-frère, lui apprenait, vers le milieu de juillet, qu'il ne fallait pas compter pour le moment sur le concours des puissances étrangères. D'ailleurs Lafayette lui était toujours indispensable, car
il était seul en état de maintenir l'ordre dans le royaume troublé. Le comte
d'Artois incorrigible essayait de nouveau après la Fédération d'insurger le
Midi. Des agents, des prêtres, comme le chanoine de la Bastide de la Mollette
et le curé Claude Allier, ou des nobles, comme le maire de Berrias, Malbosc,
convoquèrent pour le 17 août 1790 au château de Jalès, près des limites des trois
départements du Gard, de l’Ardèche et de la Lozère, les gardes nationales de
leur parti. 20.000 gardes nationaux royalistes parurent au rendez-vous en
portant la croix pour drapeau. Avant de se séparer, les chefs qui avaient
organisé cette démonstration menaçante, formèrent un comité central chargé de
coordonner leurs efforts. Ils lancèrent ensuite un manifeste où ils
déclaraient qu'ils ne déposeraient les armes
qu'après avoir rétabli le roi dans sa gloire, le clergé dans ses biens, la
noblesse dans ses honneurs, les Parlements dans leurs antiques fonctions.
Le camp de Jalès resta organisé pendant plusieurs mois. Il ne sera dissous
par la force qu'en février 1791. L'Assemblée envoya trois commissaires pour
pacifier la contrée. Plus graves peut-être que les complots aristocrates étaient les mutineries militaires. Les officiers, tous nobles et presque tous aristocrates, ne pouvaient souffrir que leurs soldats fréquentent les clubs et fraternisent avec les gardes nationales qu'ils méprisaient. Ils accablaient les soldats patriotes de punitions et de mauvais traitements. Ils les renvoyaient de leurs corps avec des cartouches jaunes, c'est-à-dire avec des congés infamants qui les gênaient, pour trouver de l'embauche. En même temps ils s'amusaient à narguer et à provoquer les bourgeois déguisés en soldats sous l'uniforme de gardes nationaux. Les soldats patriotes se sentant soutenus par la population se lassèrent assez vite des brimades de leurs chefs. Ils prirent à leur tour l'offensive. Ils réclamèrent les décomptes de leurs masses sur lesquelles les officiers exerçaient un pouvoir sans contrôle. Très souvent les masses n'étaient pas en règle. Les comptables y puisaient pour leurs besoins personnels. Aux demandes de vérification ils répondaient par des punitions. Partout des mutineries éclatèrent. A Toulon, l'amiral d'Albert empêchait les travailleurs du port de s'enrôler dans la garde nationale et de porter la cocarde dans l'arsenal. Il renvoya, le 30 novembre 1789, deux maîtres de manœuvre pour ce seul délit. Le lendemain, les matelots et les ouvriers s'insurgèrent, assiégèrent son hôtel avec l'appui de la garde nationale et finalement le conduisirent en prison, parce qu'il aurait donné l'ordre aux troupes régulières de faire feu. Il ne fut relâché que sur un décret formel de l'Assemblée. Nominé à Brest, ses équipages se révoltèrent quelques mois plus tard. Dans toutes les garnisons il y eut des faits du même genre, à Lille, à Besançon, à Strasbourg, à Hesdin, à Perpignan, à Gray, à Marseille, etc. Mais la mutinerie la plus sanglante fut celle dont Nancy fut le théâtre au mois d'août 1790. Les soldats de la garnison, particulièrement les Suisses du régiment vaudois de Châteauvieux, réclamèrent à leurs officiers les décomptes de leurs masses qui étaient en retard depuis plusieurs mois. Au lieu de faire droit aux réclamations justifiées de leurs soldats. les officiers les punirent pour indiscipline. Deux d'entre eux furent passés aux courroies et fouettés honteusement. L'émotion fut grande dans la ville où Châteauvieux était aimé parce qu'au moment de la prise de la Bastille il avait refusé de tirer sur le peuple. Les patriotes et les gardes nationaux de Nancy allèrent chercher les deux victimes, les promenèrent dans les rues et forcèrent les officiers coupables à leur verser à chacun cent louis d'indemnité. Les soldats vérifièrent la caisse du régiment et, la trouvant à moitié vicie, crièrent qu'on les avait volés. Les autres régiments de Nancy exigèrent également leurs comptes et envoyèrent des délégations à l'Assemblée nationale pour faire entendre leurs plaintes. Déjà Lafayette, dans les mutineries précédentes. avait pris le parti des chefs contre les soldats. Il était intervenu par des lettres pressantes auprès des députés de son parti 'pour que le comte d'Albert, auteur responsable de la mutinerie de Toulon, fût mi, non seulement hors de cause, mais couvert de fleurs. Cette fois, il résolut de frapper un grand coup, c'est son mot. En même temps qu'il fait arrêter les 8 soldats que le régiment du roi a délégués à Paris, il obtient de l'Assemblée, le 16 août, le vote d'un décret qui organise une répression sévère. Il écrit deux jours plus tard au général Bouillé, son cousin, qui commandait à Metz, de se montrer énergique contre les mutins. Enfin il fait nommer, pour vérifier les comptes de la garnison de Nancy, M. de Malseigne, un officier de Besançon, qui passait pour le-premier crâne de l'armée. Bien que les soldats aient fait acte de repentir à l'arrivée du décret, Malseigne les traita en criminels. Ses provocations raniment les troubles. An quartier des Suisses, il tire l'épée et Messe plusieurs hommes, puis se réfugie à Lunéville en disant qu'on avait attenté à sa vie. Alors Bouillé rassemble la garnison de Metz et quelque gardes nationales, et marche sur Nancy. Il refuse de parlementer aux portes de la ville avec les députations qui lui sont envoyées. Un terrible combat s'engage le 31 août à la porte de Stainville. Les Suisses finirent par être vaincus. Une vingtaine furent pendus et 41, traduits en conseil de guerre, condamnés sur le champ aux galères. Bouillé ferma le club de Nancy et fit régner dans toute la région une sorte de terreur. Ce massacre de Nancy, hautement approuvé par Lafayette et par l'Assemblée, eut les conséquences les plus graves. Il rendit courage aux contre-révolutionnaires qui partout relevèrent la tête. Le roi félicita Bouillé et lui donna ce conseil, le 4 septembre 1790 : Soignez votre popularité, elle peut m'être bien utile et au royaume. Je la regarde comme l'ancre de salut et que ce sera elle qui pourra servir un jour à rétablir l'ordre. La garde nationale parisienne fit célébrer une fête funèbre au Champ de Mars en l'honneur des morts de l'armée de Bouillé. Des cérémonies analogues se déroulèrent dans la plupart des villes. Mais les démocrates, qui étaient instinctivement de cœur avec les soldats, protestèrent dès le premier jour contre la cruauté d'une répression préméditée. Il y eut à Paris des manifestations tumultueuses en faveur des Suisses de Châteauvieux les 2 et 3 septembre. Le jeune journaliste, Loustalot, qui les avait défendus, mourut subitement. On dit qu'il succombait au chagrin que lui avait causé le massacre qu'il avait flétri dans son dernier article des Révolutions de Paris. La popularité de Lafayette, qui avait été jusque-là aussi grande dans le peuple que dans la bourgeoisie, ne fit plus que décliner Pendant plus d'un an, le héros des Deux Mondes a été l'homme le plus considérable de la France, parce qu'il a rassuré la bourgeoisie contre le double péril qui la menaçait, à droite contre les complots aristocrates, à gauche contre les aspirations confuses des prolétaires. Là fut le secret de sa force. La bourgeoisie se luit sous la protection de ce soldat, parce qu'il lui garantissait les conquêtes de la Révolution. Elle ne répugnait pas à un pouvoir fort pourvu que ce pouvoir s'exerçât à son avantage. L'autorité qu'exerce Lafayette est essentiellement une autorité morale, librement consentie. Le roi consent à lui abandonner son sceptre, comme le bourgeois consent à lui obéir. Il s'abrite derrière le trône. Il dispose des places, aussi bien de celles qui sont à la nomination du peuple que de celles qui sont à la nomination du roi, car sa recommandation auprès des électeurs est souveraine. Par là il a une cour ou plutôt une clientèle. Il ne manque pas d'esprit politique. Il a appris à connaître en Amérique le pouvoir des clubs et des journaux. Il les ménage et s'en sert. Après les journées d'octobre, le club des députés bretons s'est transporté à Paris avec l'Assemblée. Il siège maintenant dans la bibliothèque du couvent des jacobins de l'a rue Saint-Honoré, à deux pas du manège où l'Assemblée tient ses séances. Il s'intitule la société des Amis de la Constitution. Il s'ouvre non plus seulement aux députés, mais aux bourgeois aisés qui y sont admis par 'cooptation. On y trouve des littérateurs et des publicistes, des banquiers et des négociants, des nobles et des prêtres. Le duc de Chartres, fils du duc d'Orléans, s'y fait admettre dans l'été de 1790. Le droit d'inscription est de 12 livres et la cotisation annuelle de 24 livres payables en quatre fois. Dès la lin de 1790 le nombre des membres dépasse le millier. Il correspond avec les clubs qui se sont fondés dans les principales villes et jusque dans les bourgs. Il leur délivre des lettres d'affiliation, il leur distribue ses publications, il leur passe des mots d'ordre, il les imprègne de son esprit. Il groupe ainsi autour de lui toute la partie militante et éclairée de la bourgeoisie révolutionnaire. Camille Desmoulins, qui en fait partie, définit assez bien son rôle et son action quand il écrit : Non seulement c'est le grand inquisiteur qui épouvante les aristocrates, c'est encore le grand réquisiteur qui redresse tous les abus et vient au secours de tous les citoyens. Il semble en effet que le club exerce le ministère public auprès de l'Assemblée nationale. C'est dans son sein que viennent de toutes parts se déposer les doléances des opprimés avant d'être portées à l'auguste assemblée. A la salle des jacobins affluent sans cesse des députations, ou pour l'en féliciter, ou pour demander leur communion, ou pour éveiller leur vigilance, ou pour le redressement des torts (14 février 1791). Le club ne possède pas encore d'organe attitré, mais l'écho de ses discussions retentit dans de nombreux journaux, tels que le Courrier de Gorsas, les Annales patriotiques de Carra, le Patriote français de Brissot, les Révolutions de Paris de Prudhomme, rédigées par Loustalot, Silvain Maréchal, Fabre d'Eglantine, Chaumette, les Révolutions de France et de Brabant de Camille Desmoulins, le Journal universel d'Audouin, etc. Les jacobins deviennent une puissance. Lafayette n'a garde de les négliger. Il s'est fait inscrire parmi leurs membres. Mais il n'est pas orateur. Il sent que le club menace de lui échapper. Ses rivaux les Lameth, grands seigneurs comme lui et infiniment mieux doués pour la parole, s'y sont créé une clientèle. Ils ont avec eux le dialecticien Adrien Duport, très versé dans la science juridique autant qu'habile manœuvrier parlementaire, et le jeune Barnave, à l'éloquence nerveuse, aux connaissances étendues, à l'esprit de promptitude et de répartie. L'inflexible Robespierre, de plus en plus parce qu'il est l'homme du peuple et que son éloquence, toute de sincérité, sait élever le débat et démasquer les ruses, le philanthrope abbé Grégoire, l'ardent Buzot, le solennel et vaniteux Petion, le courageux Dubois-Crancé, l'énergique Prieur de la Marne sont à la gauche des triumvirs, mais marchent longtemps avec eux de conserve. Sans rompre avec les Jacobins, tout en leur prodiguant au contraire en public les bonnes paroles, Lafayette, aidé de ses amis, le marquis de Condorcet et l'abbé Sieyès, fonde bientôt la société de 1789, qui est une Académie politique et un salon plutôt qu'un club. Elle n'admet pas le public à ses séances qui se tiennent dans un local fastueux du Palais Royal, depuis le 12 mai 1790. La cotisation, plus élevée qu'aux Jacobins, éloigne les gens de peu. Le nombre des membres est d'ailleurs limité à 600. Là se réunissent autour de Lafayette et de Bailly, dans de grands dîners d'apparat, les révolutionnaires modérés, également attachés au roi et à la Constitution. On y voit l'avocat breton Chapelier, âpre et rude, qui fut, l'année précédente, un des adversaires de la Cour les plus déterminés, mais qui depuis s'est sérieusement apaisé parce qu'il aime le jeu et la bonne chère ; Mirabeau lui-même ; le publiciste Brissot qui a des obligations particulières à Lafayette et que le banquier genevois Clavière, agent de Mirabeau, a conduit dans ce milieu fortuné ; d'André, ancien conseiller au Parlement d'Aix, rompu aux affaires et jouissant d'une réelle autorité sur le centre de l'Assemblée ; des députés encore comme le chic de La Rochefoucauld et son cousin le duc de Liancourt. les avocats Thouret et Target, qui prendront une part importante au vote de la Constitution, les comtes de Custine et de Castellane, Démeunier, Rœderer. Dupont de Nemours ; des financiers comme Boscary, Dufresne Saint-Léon, Huber, Lavoisier ; des littérateurs comme les deux Chénier, Suard, De Pange, Lacretelle ; des évêques comme Talleyrand. L'équipe est 'nombreuse et ne manque pas de talent. Le club patronne un journal, le Journal de la société de 1789, que dirige Condorcet, mais qui est plutôt une revue. Il dispose au dehors d'une bonne partie de la grande presse, du Moniteur de Panckoucke, le journal le plus complet et le mieux informé de l'époque ; du Journal de Paris, vieille feuille qui : date du début du règne de Louis XVI et qui est lue par l'élite intellectuelle ; de la Chronique de Paris de Millin et François Noël ; de l'Ami des Patriotes que rédigent deux amis de la liste-civile, les députés Adrien Duquesnoy et Regnaud de Saint-Jean-d'Angély. Lafayette et Bailly auront un peu plus tard, pour entretenir la petite guerre contre les feuilles d'extrême gauche, des périodiques éphémères et violents, l'Ami de la Révolution ou les Philippiques, particulièrement consacrées, comme l'indique le sous-titre, à la polémique contre le duc d'Orléans ; la Feuille du jour de Parias, le Babillard, le Chant du coq, etc. A la droite du parti fayettiste, l'ancien parti monarchien se survit sous un autre titre. Stanislas de Clermont-Tonnerre, qui le dirige depuis le départ de Mounier, a fondé en novembre 1790 lé club des amis de la Constitution monarchique qui publie un journal dont Fontanes fut le premier rédacteur. Il siège, lui aussi, près du Palais Royal, rue de Chartres, dans un local appelé le Panthéon. Presque tous les députés de la droite s'y rencontrent, à l'exception de l’éloquent abbé Maury et du cynique vicomte de Mirabeau, dont l'aristocratie est trop voyante. Les amis de Clermont-Tonnerre, Malouet, Cazalès, l'abbé dé Montesquiou, Virieu, qui ne manquent ni de talent ni d'habileté, se défendent en effet d'être des réactionnaires. Ils s'intitulent les impartiaux. Ils essaient de prendre pied dans les faubourgs en distribuant aux pauvres des billets de pain à prix réduit, mais l'entreprise, aussitôt dénoncée comme une manœuvre de corruption, doit être abandonnée et le club monarchique, objet de manifestations hostiles, sera obligé de suspendre ses séances au printemps de 1791. Quant aux aristocrates purs, aux intransigeants qui applaudissent l'abbé Maury, ils se rencontrent d'abord au couvent des Capucins, puis au Salon français, pour rêver à la contre-révolution violente. Toute la gamme des opinions royalistes est représentée par de nombreuses feuilles alimentées par la liste civile : l'Ami du Roi de l'abbé Royou, dont le ton généralement sérieux contraste avec les violences du Journal général de la Cour et de la Ville de Gauthier ou de la Gazette de Paris de Durozoy, avec les diffamations parfois spirituelles des Actes des Apôtres où collaborent Champcenetz et Rivarol. Jus4u'au grand débat du mois de mai 1790 sur le droit de paix et de guerre, les relations entre le club de .89 et les Jacobins, c'est-à-dire entre les Fayettistes et les Lamethistes, gardaient une apparente cordialité et même après elles furent encore empreintes d'une réserve de bon goût. Des hommes comme Brissot et Rœderer avaient un pied dans les deux camps. Lafayette s'efforçait même au mois de juillet de faire la conquête de quelques meneurs qu'il savait accessibles à l'argent, comme Danton. Mirabeau et Talon lui servaient d'intermédiaires et Danton se calmait. Mais si des deux côtés les grands chefs se réservaient, déjà les enfants perdus des deux partis échangeaient des horions. Marat, dont la clairvoyance politique fut rarement en défaut, fut le premier à attaquer le divin Mottier et Riquetti l'infâme, qu'il dénonçait comme vendu à la Cour dès le 10 août 1790. Mal lui en prit, car son journal fut saisi par la police, lui-même frappé de décrets de prise de corps, auxquels il sut se soustraire grâce à la protection du district des Cordeliers. Après Marat, Loustalot et Fréron, celui-ci dans l'Orateur du Peuple, entrèrent en ligne contre les Fayettistes. Camille Desmoulins ne se décida qu'un peu plus tard, en révélant à ses lecteurs qu'on lui avait promis, au nom de Bailly et de Lafayette, une place de 2.000 écus s'il voulait garder le silence. Tous connurent les démêlés avec l'Hôtel de Ville ou avec le Châtelet. Au début, leurs campagnes ne trouvèrent de l'écho que dans la petite bourgeoisie et chez les artisans, dans cette classe qu'on commence à désigner sous le vocable de sans-culottes, parce qu'elle porte le pantalon. Robespierre était à peu près le seul, aux Jacobins et à l'Assemblée, à protester contre les persécutions qu'on leur infligeait et à porter à la tribune quelques-unes de leurs campagnes. C'est qu'entre les Jacobins et 89 il n'y a pas, au début tout au moins, de-divergences doctrinales essentielles, mais plutôt des rivalités de personnes. Lafayette veut fortifier le pouvoir exécutif, mais parce que le pouvoir exécutif c'est lui-même. Les triumvirs, Lameth-Duport-Barnave l'accusent de sacrifier les droits de la nation, mais c’est qu’ils ne participent pas encore aux grâces ministérielles. Quand la Cour, un an plus tard, fera appel à leurs conseils, ils s'empresseront d’adapter à leur usage l'opinion de Lafayette et de pratiquer sa politique. Pour l'instant la majorité de l'Assemblée appartient à leurs rivaux qui sont presque exclusivement en possession de la présidence depuis un an[1]. Entré 89 et les Jacobins il n'y a en somme que l'épaisseur du pouvoir. Les uns sont ministériels et les autres veulent le devenir. Les choses changeront à l'automne de 1790 quand le roi, se ravisant, retirera sa confiance à Lafayette. Alors les Lamethistes reprendront l’avantage. Ils feront nommer Barnave président de l'Assemblée le 25 octobre 1790. Les journalistes d'extrême gauche se féliciteront de cette élection comme d'une victoire de la démocratie. Marat seul ne partagea pas leur illusion. Il écrivit sagement : Riquetti ne fut jamais à nos yeux qu'un redoutable suppôt du despotisme. Quant à Barnave et aux Lameth, j'ai peu de foi en leur civisme. Marat était dans le vrai. L'idée démocratique n'eut jamais la majorité à la Constituante. Ce fut jusqu'à la fin une assemblée bourgeoise et c'est sur un plan bourgeois qu'elle reconstruisit la France. |
[1] Liste des présidents de l'Assemblée depuis les journées d'octobre : Camus, 18 octobre 1789 ; Thouret, 12 novembre ; Boisgelin, 23 novembre ; Montesquiou, janvier 1790 ; Target, 18 janvier ; Bureau de Pusv, 3 février ; Talleyrand, 18 février ; Montesquiou, 2 mars ; Rabaut, 16 mars ; De Bonnai, 13 avril ; Virieu, 27 avril ; Thouret, 10 mai ; Beaumetz, 27 mai ; Sieyès, 8 juin ; Saint-Fargeau, 27 juin ; De Bonnai, 5 juillet ; Treilhard, 20 juillet ; D'André, 2 août ; Dupont de Nemours, 16 août ; De Gessé, 30 août ; Bureau de Puzy, 13 septembre ; Emmery, 27 septembre ; Merlin de Douai, 11 octobre ; Barnave, 25 octobre.