LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE V. — LA RÉVOLTE DES PROVINCES.

 

 

Les provinces avaient été tenues régulièrement au courant des événements par leurs députés, dont les lettres, comme celles des Bretons, étaient souvent imprimées dès leur réception. Elles avaient suivi, avec la même anxiété que la capitale, le développement de la lute du Tiers contre les privilégiés. Elles saluèrent la prise de la Bastille du même cri de triomphe.

Certaines villes n'avaient même pas attendu l'éclatante nouvelle pour se dresser contre le régime abhorré. A Lyon, dès le début de juillet, les artisans en chômage brûlaient les barrières et les bureaux de l'octroi pour diminuer le prix de la vie. La municipalité aristocratique, le Consulat, dirigé par Imbert-Coloniès, était obligée de jeter du lest. Le 16 juillet, elle acceptait de partager l'administration de la ville avec un Comité permanent formé des représentants des trois ordres. Quelques jours plus tard, le Comité permanent organisait, à l'instar de Paris, une garde nationale d'où furent exclus les prolétaires.

Dans toutes les villes, petites ou grandes, il en fut de même, à quelques différences près. Tantôt, comme à Bordeaux, ce furent les électeurs qui avaient nommé les députés aux Etats généraux qui constituèrent le noyau du Comité permanent, c'est-à-dire de la municipalité révolutionnaire. Tantôt, comme à Dijon, à Montpellier, à Besançon, le nouveau comité fut élu par l'assemblée générale des citoyens. Tantôt, comme à Nîmes, à Valence, à Tours, à Evreux, le Comité permanent sortit de la collaboration de l'ancienne municipalité avec les électeurs nommés par les corporations. Il arriva que dans une même ville plusieurs Comités permanents se succédèrent rapidement suivant des formes d'élections variées, comme à Evreux. Quand les autorités anciennes firent mine de résister, comme à Strasbourg, à Amiens, à Vernon, une émeute populaire eut tôt fait de les mettre à la raison.

Partout le premier soin des Comités permanents fut de mettre sur pied une garde nationale pour maintenir l'ordre. Celle-ci, à peine formée, se fit remettre les châteaux forts et les citadelles, les bastilles locales, par leurs commandants qui la plupart cédèrent de bonne grâce. Les Bordelais s'emparèrent du Château-Trompette, les Caennais de la Citadelle et de la Tour-Lévi, prison des faux-sauniers, etc.

On se procurait de cette façon des armes, on s’assurait contre un retour offensif du despotisme et ou satisfaisait aussi ses vieilles rancunes.

Commandants militaires et intendants, en général, laissèrent faire. A Montpellier, le Comité permanent vota des remerciements à l'intendant. Les Comités permanents et les états-majors des gardes nationales groupaient avec l'élite du Tiers tous les notables de la région. Très souvent il y avait à leur tête des agents du roi. A Evreux, le lieutenant général du bailliage, le conseiller au grenier à sel, le procureur du roi v coudoyèrent des avocats, des tanneurs, des épiciers ou des médecins. Comment les hommes du roi auraient-ils essayé de résister ? Les troupes étaient aussi douteuses en province qu'à Paris. A Strasbourg, elles avaient assisté au pillage de l'Hôtel de Ville sans broncher. L'ordre ancien disparaissait sans effort comme un édifice ruiné et vermoulu qui s'affaisse tout d'un coup.

Pendant que les bourgeois s armaient de toutes parts et prenaient hardiment en mains l'administration locale, comment les paysans seraient-ils restés passifs ? Après la grande fermentation des élections, ils s'étaient un peu calmés. Les bourgeois, qu'ils avaient délégués à Versailles, leur avaient dit de patienter et que les demandes des cahiers seraient exaucées. Ils attendaient depuis trois mois et aux prises avec la disette. La révolte de Paris et des villes leur mit, à eux aussi, les armes entre les mains. Ils décrochèrent leur fusil de chasse, leurs faux, leurs fourches, leurs fléaux et, mûs par un sûr instinct, ils s'attroupèrent au son du tocsin autour des châteaux de leurs maîtres. Ils exigèrent qu’on leur livrât les chartes en vertu desquelles ceux-ci percevaient les innombrables droits seigneuriaux et ils brûlèrent dans les cours les parchemins maudits. Parfois, quand le seigneur était impopulaire, quand il refusait d'ouvrir son chartrier, quand il se mettait en défense avec ses gens, les manants brûlaient le château et se vengeaient du châtelain. Un M. de Montessori fut fusillé près du Mans, par un de ses anciens soldats qui le punissait de ses sévérités ; un M. de Barras périt dans le Languedoc, un chevalier d'Amblly fut traîné sur un tas de fumier, etc. Les privilégié payèrent cher la faute d'avoir exploité Jacques Bonhomme pendant des siècles et de l'avoir laissé dans la barbarie.

La révolte paysanne commença dans l'Île-de-France dès le 20 juillet, et s'étendit de proche en proche, avec rapidité, jusqu'aux extrémités du royaume. Comme il était naturel, les excès des émeutiers furent grossis par la voix publique. On racontait que .des brigands coupaient les blés en vert, qu'ils marchaient sur les villes, qu'ils ne respectaient aucune propriété. Ainsi se propagea une terreur panique qui contribua puissamment à la formation des comités permanents et des gardes 'nationales. Grande Peur et jacquerie se confondirent et furent simultanées.

Les brigands, dont l'irruption imminente hantait les imaginations, ne se distinguaient pas d'ordinaire de ces artisans qui brûlaient les barrières de l'octroi et qui taxaient le blé dans les marchés, ou de ces paysans qui forçaient les châtelains à livrer leurs titres. Mais, que la foule des misérables de la terre et des faubourgs ait. vu dans l'anarchie montante l'occasion d'exercer, une reprise sur l'ordre social, c'était chose trop naturelle pour qu'on puisse la mettre en cloute. Le soulèvement n'était pas dirigé uniquement contre le régime seigneurial, mais contre les accapareurs de denrées, contre les impôts, contre les mauvais juges, contre tous ceux qui exploitaient la population et vivaient de son travail. En Haute-Alsace, les paysans se précipitaient sur les marchands juifs en même temps que sur les châteaux et sur les couvents. Par centaines, à la fin de juillet, les juifs d'Alsace furent obligés de se réfugier à Bâle.

La bourgeoisie possédante aperçut tout à coup la figure farouche du 4e Etat. Elle ne pouvait laisser exproprier la noblesse sans craindre pour elle-même, car elle détenait une bonne part des terres nobles et elle percevait sur ses manants des rentes seigneuriales. Ses comités permanents et ses gardes nationales se mirent immédiatement en devoir de rétablir l'ordre. Des circulaires furent envoyées aux curés pour les inviter à prêcher le calme. Craignons, disait l'appel du club de Dijon en date du 21 juillet, de donner l'exemple d'une licence dont nous pourrions tous devenir les victimes. Mais la force fut employée sans tarder. Dans le Mâconnais et le Beaujolais, où 72 châteaux avaient été livrés aux flammes, la répression fut rapide et vigoureuse. Le 29 juillet, une bande de paysans fut battue près du château de Cormatin et perdit 20 tués et 60 prisonniers. Une autre bande, battue près de Cluny, perdit 100 tués et 170 prisonniers. Le Comité permanent de Mâcon., s'érigeant en tribunal, condamna à mort 20 émeutiers. Dans cette province du Dauphiné, où l'union des trois ordres s'était maintenue intacte, les troubles avaient pris l'aspect très nette d'une guerre de classes. Paysans et ouvriers faisaient cause commune contre la bourgeoisie alliée aux nobles. La garde nationale de Lyon prêta main-forte aux gardes nationales dauphinoises contre les insurgés avec qui sympathisaient les ouvriers lyonnais.

L'Assemblée assistait effrayée à cette terrible explosion qu'elle n'avait pas prévue. Elle ne pensa d'abord qu'à organiser la répression et les plus prompts à pousser aux rigueurs ne furent pas des privilégiés mais des députés du Tiers. L'abbé Barbotin, un de ces curés démocrates qui détestaient les évêques, écrivait de Versailles, à la fin de juillet, au capucin qui le remplaçait dans sa cure du Hainaut, des lettres inquiètes et menaçantes : Inculquez fortement que sans obéissance, aucune société ne peut subsister. C'étaient les aristocrates, à l'en croire, qui agitaient le peuple : Tout cela n'a commencé que depuis que nos ennemis que nous avons à la Cour sont dispersés. Evidemment, c'étaient les émigrés, les amis du comte d'Artois et de la reine qui se vengeaient de leur défaite en lançant les malheureux contre les propriétés ! Combien de députés du Tiers pensaient comme cet obscur curé ? Le 3 aoùt, le rapporteur du Comité chargé de proposer les mesures à prendre, Salomon, ne sut que dénoncer avec violence les fauteurs de désordre et que proposer une répression aveugle sans aucun mot de pitié pour les souffrances des misérables, sans la moindre promesse pour l'avenir. Si l'Assemblée avait suivi cet inexorable propriétaire, elle eût créé une situation dangereuse. La répression .à outrance et généralisée eût dû être confiée au roi. C'était lui rendre le moyen d'enrayer la Révolution. Et d'autre part, c'eût été creuser un fossé infranchissable entre la bourgeoisie et la classe paysanne. A la faveur de la guerre civile qu'on prolongerait, l'ancien régime pourrait se perpétuer.

Les nobles libéraux, plus politiques et plus généreux aussi que les bourgeois, comprirent qu'il fallait sortir de l'impasse. L'un d'eux, le vicomte de Noailles, beau-frère de Lafayette, proposa, le 4 août au soir, pour faire tomber les armes des mains des paysans :

1° Qu'il fût dit dans une proclamation que dorénavant l'impôt sera payé par tons les individus du royaume, dans la proportion de leurs revenus. C'était la suppression de toutes les exemptions fiscales.

2° Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés [c'est-à-dire par les communes] en argent ou échangés sur le prix d'une juste estimation. C'était la suppression des renies seigneuriales contre indemnité.

3° Que les corvées seigneuriales, les mainmortes, et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat.

Ainsi Noailles faisait deux parts dans le système féodal. Tout ce qui pesait sur la personne était supprimé purement et simplement. Tout ce qui pesait sur la propriété serait rachetable. Les hommes seraient libérés, mais la terre resterait grevée.

Le duc d'Aiguillon, un des plus grands noms et un des plus riches propriétaires du royaume, appuya avec chaleur les propositions de Noailles : Le peuple cherche à secouer enfin un joug qui, depuis tant de siècles, pèse sur sa tête, et, il faut l'avouer, cette insurrection quoique coupable — toute agression violente l'est —, peut trouver son excuse dans les vexations dont il est la victime. Ce noble langage produisit une vive émotion, mais, à cette minute pathétique, un député du Tiers, un économiste qui avait été le collaborateur et l'ami de Turgot, Dupont (de Nemours) persista encore à réclamer des mesures de rigueur. Les nobles s'ouvraient à la pitié, le bourgeois blâmait l'inaction des autorités et il parlait d'envoyer des ordres sévères aux tribunaux.

L'élan cependant était donné. Un obscur député breton, Leguen de Kerangal, qui avait vécu de la vie rurale dans le petit bourg où il était marchand de toile, vint dire avec une éloquence émouvante dans sa simplicité les peines des campagnards : Soyons justes, Messieurs, qu'on nous apporte ici les titres qui outragent non seulement la pudeur, mais l'humanité même. Qu'on nous apporte ces, titres qui humilient l'espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à une charrue comme les animaux du labourage. Qu'on, nous apporte ces titres qui obligent les hommes à passer les nuits à battre les étangs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil de leurs voluptueux seigneurs. Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins et ne porterait pas la flamme pour en faire un sacrifice sur l'autel de la patrie ? Vous ne ramènerez, Messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestation en argent, rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques, que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu'aux moindres traces dont il se plaint justement. La hardiesse, à coup sûr, était grande de justifier le brûlement des chartriers devant une assemblée de propriétaires, mais la conclusion modérée, puisqu'en somme l'orateur breton acceptait le rachat de droits dont il proclamait l'injustice.

Le rachat rassura les députés. Le sacrifice qu'on leur demandait était plus apparent que réel. Ils continueraient de percevoir leurs rentes ou leur équivalent. Ils ne perdraient rien ou presque à l'opération et ils y gagneraient de reconquérir leur popularité auprès des masses paysannes. Alors, avant compris la savante manœuvre de la minorité de la noblesse, ils se livrèrent à l'enthousiasme. Successivement les députés des provinces et des villes, les prêtres et les nobles vinrent sacrifier sur l'autel de la patrie leurs antiques privilèges. Le clergé renonça à ses dîmes, les nobles à leurs droits de chasse, de pèche, de garenne et de colombier, à leurs justices, les bourgeois à leurs exemptions particulières : L'abjuration grandiose du passé dura toute la nuit. A l'aube une nouvelle France était née sous l'ardente poussée des gueux.

L'unité territoriale et l'unité politique étaient enfin achevées. Il n'y aurait plus désormais de pays d'États et de pays d'élections, de provinces réputées étrangères, de douanes intérieures et de péages, de pays de droit coutumier et de pays de droit romain. Il n'y aurait plus de Provençaux et de Dauphinois, un peuple breton et un peuple béarnais. Il n'y aurait plus en France que des Français soumis à la même loi, accessibles à tous les emplois, pay'ant lers mêmes impôts. La Constituante supprimera bientôt les titres de noblesse et les armoiries, jusqu'aux décorations des anciens ordres royaux du Saint-Esprit et de Saint-Louis. Le niveau égalitaire passa subitement sur une nation parquée depuis des siècles en castes étroites.

Les provinces et les villes sanctionnèrent avec empressement le sacrifice de leurs anciennes franchises qui d'ailleurs n'étaient plus bien souvent que des mots pompeux et vides. Personne ou presque ne regretta le vieux particularisme régional, bien au contraire ! Dans la crise de la Grande Peur, pour se défendre à la fois contre les brigands et contre les aristocrates, les villes d'une même province s'étaient promis secours et appui mutuel. Ces fédérations se succédèrent d'abord en Franche-Comté, en Dauphiné, dans le Rouergue, à partir du mois de novembre 1789. Puis ce furent des fédérations de province à province, de belles fêtes à la fois militaires et civiles où les délégués des gardes nationales réunis aux représentants de l'armée régulière juraient solennellement de renoncer aux anciens privilèges, de soutenir le nouvel ordre, de réprimer les troubles, de faire exécuter les lois, de ne plus former enfin qu'une immense famille de frères.  Ainsi se fédérèrent les Bretons et les Angevins à Pontivy du 15 au 19 janvier 1790, les Francs-Comtois, les Bourguignons, les Alsaciens, les Champenois, à Dôle le 21 février, au milieu d'une exaltation patriotique qui prit la forme d'une religion. Puis toutes ces fédérations régionales se confondirent dans la grande Fédération nationale qui eut lieu à Paris, au Champ de Mars, le 14 juillet 1790, jour anniversaire de la prise de la Bastille.

Sur un immense amphithéâtre de terre et de gazon édifié par les corvées volontaires des Parisiens de toutes les classes, depuis les moines et les acteurs jusqu'aux bouchers et aux charbonniers, prirent place, plus de 500.000 spectateurs qui applaudirent avec transport les délégués des gardes nationales des 83 départements et des troupes de ligne. Après que l'évêque d'Autun, Talleyrand, environné des 60 aumôniers des districts parisiens en aubes tricolores, eut dit la messe sur l'autel de la patrie, Lafayette prononça en leur nom à tous le serinent non seulement de maintenir la Constitution, mais de protéger la sûreté des personnes et des propriétés, la libre circulation des grains et subsistances et la perception des contributions publiques, sous quelque forme qu'elles existent. Tous répétèrent : je le jure ! Le roi jura à son tour de respecter la Constitution et de faire exécuter les lois. Joyeuse mais trempée jusqu'aux os. la foule se retira sous les ondées au chant du Ç'a ira !

Les bonnes âmes crurent la Révolution terminée dans la fraternité. Illusion trompeuse. La fête des gardes nationales n'était pas la fête du peuple entier. La formule méfie du serment qui avait été prononcée laissait entrevoir que l'ordre n'était pas assuré, qu'il restait des mécontents aux deux bouts opposés de l'horizon, en haut les aristocrates dépossédés, en bas la foule des paysans.

Ceux-ci s'étaient d'abord réjouis de la suppression des dîmes et des servitudes féodales. Après les arrêtés du 4 août, ils avaient cessé de brûler les châteaux. Prenant à la lettre le première phrase du décret : L'Assemblée nationale abolit entièrement le régime féodal, ils n'avaient pas pris garde aux dispositions qui prolongeaient indéfiniment la perception des rentes jusqu'à leur rachat. Quand ils s'aperçurent, par les visites des porteurs de contraintes que la féodalité seigneuriale était toujours debout et qu'il leur fallait comme devant acquitter les champarts, les terrages, les cens, les lods et ventes et même les dîmes inféodées, ils éprouvèrent une surprise amère. Ils ne comprirent pas qu'on les dispensât de racheter les dîmes ecclésiastiques et qu'on leur fit une obligation d’indemniser les seigneurs. Ils se liguèrent par- endroits pour ne plus rien payer et ils accusèrent les bourgeois, dont beaucoup possédaient des fiefs, de les avoir trompés et trahis. L'accusation nu manquait pas d'une certaine justesse. Les sacrifices consentis dans la chaleur communicative de la mémorable séance du 4 août avaient laissé des regrets à bien des députes : J'ai été chagrin tout mon saoul depuis le 4 août, écrivait naïvement le curé Barbotin, qui regrettait ses dîmes et qui ne songeait pas sans angoisse qu'il allait désormais devenir un créancier de l'Etat, d'un Etat prêt à faire banqueroute. Il y eut beaucoup de Barbotins, même parmi le Tiers, qui commencèrent à se dire tout bas qu'ils avaient fait des sottises. Dans les lois complémentaires qui eurent pour objet de régler les modalités du rachat-des droits féodaux, un esprit réactionnaire se fit jour. L'Assemblée s'efforça visiblement d'atténuer dans la pratique la portée de la grande mesure qu'elle avait dû voter précipitamment à la lueur sinistre des incendies. Elle supposa que les droits féodaux, dans leur fiasse, étaient le résultat d'une transaction qui aurait été passée autrefois entre, les tenanciers et leurs seigneurs pour représenter la cession de la terre. Elle admit sans preuves que le seigneur avait primitivement possédé les tenures de ses manants. Bien mieux, elle dispensa les seigneurs de .fournir la preuve que ces conventions entre eux et leurs paysans avaient réellement existé. Une Jouissance de 40 années suffisait pour légitimer la possession. Ce fut aux censitaires à faire la preuve qu'ils ne devaient rien. Preuve impossible ! Puis les modalités du rachat furent stipulées de telle  sorte que, les paysans l'eussent-ils voulu,. ils n'auraient pu, en fait, y procéder. Tous les manants d’un même fief étaient déclarés solidaires de la dette due au seigneur. Nul redevable ayant des obligations solidaires rie peut se libérer si tous ses co-débiteurs ne le font avec lui ou s'il ne paye pas pour tous. En outre, la loi ordonne que nulle charge ou redevance fixe ne serait rachetée si en même temps on ne rachetait les droits casuels- du fond, c'est-à-dire les droits (lui auraient été dus en cas de mutation par vente ou autrement. Non seulement l'obligation du rachat maintenait indéfiniment le joug féodal sur tous les paysans sans aisance. mais encore les conditions mises au rachat étaient impraticables même pour ceux qui posséderaient quelques avances. Enfin la loi n'obligeait pas le seigneur à accepter le rachat et inversement le seigneur ne pouvait contraindre le paysan à l'effectuer. On comprend qu'un historien, M. Doniol, ait pu se demander si la Constituante avait voulu sincèrement l'abolition du régime seigneurial. La forme féodale, dit-il, disparaissait, mais les effets de la féodalité mettraient beaucoup de temps à s'éteindre, dureraient par la difficulté de s'y soustraire ; on aurait donc conservé les intérêts seigneuriaux sans manquer en apparence aux engagements du 4 août.

Il se peut que la Constituante ait fait ce calcul, mais les événements allaient le déjouer. Les paysans recommençaient à s'assembler. Ils envoyèrent à Paris des pétitions véhémentes contre les décrets et, en attendant qu'on fit droit à leurs réclamations, ils cessèrent dans plus d'un canton de paver les redevances légalement maintenues. Leur résistance sporadique dura trois ans. Les troubles qu'elle engendra ont permis à M. Taine de peindre la France de cette époque comme en proie à l'anarchie. Si anarchie il y eut, l'Assemblée en fut grandement responsable, car elle ne fit rien pour donner satisfaction aux légitimes revendications des paysans. Jusqu'à son dernier jour, elle maintint sa législation de classe. Grâce aux garde` nationales des villes en majorité bourgeoises, grâce aussi au peu d'entente des paysans, elle parvint à empêcher les troubles de dégénérer en une vaste insurrection comme en juillet 1789, mais elle ne put jamais faire régner une tranquillité absolue. Les municipalités des campagnes et des bourgs mettaient parfois une mauvaise volonté évidente à prêter main-forte aux agents de la loi. Certaines cessaient d'exiger les redevances féodales dues par les paysans des domaines ecclésiastiques confisquées par la nation. Et ainsi, dit Jaurès, elles créaient un précédent formidable, une sorte de jurisprudence d'abolition complète, que les paysans appliquaient ensuite aux redevances dues par eux aux seigneurs laïques. Il est vrai que là où la haute bourgeoisie dominait, comme dans le Cher et l'Indre, les rentes féodales continuèrent d'être exigées et perçues. Il parait bien que ce fut, le cas le plus fréquent. La régie des domaines se montra très exigeante pour faire rentrer les droits seigneuriaux qui appartenaient à la nation.

L'abolition totale des dernières rentes féodales ne s'opérera que progressivement, par les votes de la Législative, après la déclaration de guerre à l'Autriche et après la chute de la royauté, et par les votes de la Convention après la chute de la Gironde.