LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE IV. — LA RÉVOLTE PARISIENNE.

 

 

Les élections avaient affirmé avec une aveuglante clarté la ferme volonté du pays. La royauté, étant restée neutre, avait les mains libres. Mais elle ne pouvait homologuer les vœux du Tiers qu'au prix de sa propre abdication. Louis XVI continuerait de régner, mais à la façon d'un roi d'Angleterre, en acceptant auprès de lui le contrôle permanent de la représentation nationale. Pas un moment l'époux de Marie-Antoinette n'envisagea ce renoncement. Il avait la fierté de son sacerdoce. Il ne voulait pas l'amoindrir. Pour le défendre, une seule voie s'ouvrait à lui, où le poussèrent les princes, l'entente étroite avec les privilégiés et la résistance.

Necker, paraît-il, quinze jours avant la réunion des États, lui avait conseillé de faire les sacrifices nécessaires, afin de garder la direction des événements. Le roi aurait ordonné aux trois ordres de délibérer en commun et par tête sur toutes les questions d'impôts. Il aurait en même temps fusionné la noblesse et le haut clergé dans une chambre haute, comme en Angleterre, et créé une chambre basse par la réunion du Tiers et de la plèbe cléricale. Il est douteux que le Tiers se fût satisfait de ce système qui ne lui aurait donné que le contrôle de l'impôt. Mais il est certain qu'une marque non équivoque de la bonne volonté royale eût amorti les conflits et préservé la couronne.

Necker eût voulu que les États se réunissent à Paris, sans doute pour donner confiance au monde de la Bourse. Le roi se prononça pour Versailles, à cause des chasses. Première maladresse, car les hommes du Tiers allaient avoir sous les yeux ces palais somptueux, cette  Cour ruineuse qui dévoraient la nation. Puis Paris n'était pas si loin de Versailles qu'il ne pût faire sentir son action sur l'assemblée.

La Cour s'ingénia dès le début à maintenir dans toute sa rigueur la séparation des ordres, même dans les plus petits détails. Alors que le roi recevait avec prévenance, dans son cabinet, les députés du clergé et de la noblesse, les députés du Tiers lui étaient présentés en troupe et au galop dans sa chambre à coucher. Le Tiers se vit imposer un costume officiel, tout en noir, qui contrastait par sa sévérité avec les chamarrures dorées des députés des deux premiers ordres. C'est tout juste si on ne lui ordonna pas d'écouter le discours d'ouverture du roi à genoux, comme en 1614. On le fit du moins pénétrer dans la salle des États par une petite porte de derrière, que la grande porte s'ouvrait à deux battants pour les deux premiers ordres. Déjà les curés avaient été blessés de ce qu'à la procession de la veille, les prélats, au lieu d'être confondus avec eux à leur rang de bailliages, avaient été groupés à part et séparés d'eux par un long intervalle rempli par la musique du roi.

La séance d'ouverture, le 5 mai, aggrava la mauvaise impression créée par ces maladresses. Sur un ton de larmoiement sentimental, Louis XVI mit en garde les députés contre l'esprit d'innovation et il les invita à s'occuper avant tout des moyens de remplir le trésor. Le garde des sceaux Barentin, qui parla ensuite et qui fut à peine entendu, ne lit guère que célébrer les vertus et les bienfaits du monarque. Necker enfin, dans un long rapport de trois heures, tout hérissé de chiffres, se borna à traiter de la situation financière. A l'en croire, le déficit, dont il atténuait l'importance, était facile à réduire par quelques mesures de détail, des retenues, des économies, etc. On crut entendre le discours d'un administrateur de société anonyme. Les députés se demandèrent à quoi bon on les avait fait venir de leurs lointaines provinces. Necker ne se prononça pas sur la question capitale du vote par tête, et il ne dit rien des réformes politiques. Le Tiers manifesta sa déception par son silence. Pour triompher des privilégiés, il ne devrait compter que sur lui-même.

Son parti fut vite pris. Ses membres se concertèrent le soir même, province par province : les Bretons, qui étaient les plus animés contre les nobles ; autour de Chapelier et de Lanjuinais, les Francs-Comtois autour de l'avocat Blanc, les Artésiens autour de Robespierre, les Dauphinois autour de Mounier et de Barnave, etc. De tous ces conciliabules particuliers sortit une résolution identique : le Tiers, ou plutôt les Communes, appellation nouvelle par laquelle il évoquait sa volonté d'exercer les droits des communes anglaises, inviterait les deux autres ordres à se réunir avec lui pour vérifier en commun les pouvoirs de tous les députés sans distinction, et, jusqu'à ce que cette vérification en commun fût effectuée, les Communes refuseraient de se constituer en chambre particulière. Elles n'auraient ni bureau, ni procès-verbal, simplement un doyen pour faire régner l'ordre dans leur assemblée. Ainsi fut fait. Dès le premier jour les Communes affirmaient, par un acte, leur résolution d'obéir aux vœux de la France en considérant comme inexistante la vieille division des ordres.

Un mois se passa en pourparlers inutiles entre les trois chambres, qui, siégeaient séparément. Sous la pression des curés, le clergé, qui avait déjà suspendu la vérification des pouvoirs de ses membres, s'offrit pour conciliateur. On nomma de part et d'autre des commissaires pour rechercher un accord impossible. Le roi intervint à son tour et chargea le garde des Sceaux de présider lui-même les conférences de conciliation. Le Tiers profita habilement des réserves que fit la noblesse pour rejeter sur elle la responsabilité de l'échec. Puis, avant bien fait constater à la France que les privilégiés restaient irréductibles, il sortit de son attitude expectante. Il adressa aux deux premiers ordres une dernière invitation à se réunir à lui, et, le 12 juin, il procéda seul à la vérification des pouvoirs des députés des trois ordres en procédant à l'appel général de tous les bailliages convoqués. Le lendemain, trois curés du Poitou, Lecesve, Ballard et Janet, répondaient à l'appel de leur nom et, les jours suivants, 16 autres curés les imitaient. L'appel terminé, les Communes décidèrent, par 490 voix contre 90, de se constituer en Assemblée nationale. Elles affirmèrent ainsi qu'elles suffisaient à elles seules à représenter la nation, puis, faisant un pas de plus, elles décidèrent en même temps que les impôts cesseraient d'être perçus le jour où, pour une raison quelconque, elles seraient-forcées de se séparer. Ayant ainsi braqué contre la Cour la menace de la grève de l’impôt, elles rassurèrent les créanciers de l'Etat en les plaçant sous la garde de l'honneur français, et enfin, par un acte plus hardi peut-être que tout le reste, elles dénièrent au roi le droit d'exercer son veto sur les délibérations qu'elles venaient. de prendre, comme sur toutes celles qu'elles prendraient à l'avenir. Deux jours plus tard, le 19 juin, après des débats violents et à une petite majorité (149 contre 137), l'ordre du clergé décidait à son tour de se réunir au Tiers. Si le roi m'intervenait pas au plus vite pour empêcher cette réunion, les privilégiés perdaient la partie.

Princes, grands seigneurs, archevêques, magistrats poussaient Louis XVI à agir. D'Esprémesnil offrit de faire juger par le Parlement de Paris les meneurs du Tiers et Necker lui-même comme coupables de lèse-majesté. Le roi décida, le 19 au soir, de casser les délibérations du Tiers dans une séance solennelle qu'il tiendrait comme un lit de justice, et, en attendant, pour rendre impossible la réunion annoncée du clergé aux Communes, il ordonna de faire fermer immédiatement la salle des États, sous prétexte d'aménagements intérieurs. Petits moyens dans de telles circonstances !

Le 20 juin au matin, les députés du Tiers, qui se réunissaient dans cette salle, trouvèrent les portes fermées et environnées de soldats. Ils se rendirent à deux pas de là, clans la salle du jeu de paume qui servait aux divertissements des courtisans. Quelques-uns proposèrent de se transporter à Paris pour délibérer en sûreté. Mais Mounier rallia tous les suffrages en demandant à chacun de s'engager, par son serment et par sa signature, à ne jamais se séparer et à se rassembler partout où les circonstances l'exigeraient jusqu'à ce que la Constitution fût établie et affermie sur des fondements solides. Tous, sauf un seul, Martin Dauch, député de Carcassonne, jurèrent le serment immortel, au milieu d'un grand enthousiasme.

La séance royale avait été fixée au 22 juin. Elle fut reculée d’un jour pour donner le temps de faire disparaître les travées des tribunes publiques où pouvaient prendre place 3.000 spectateurs dont on redoutait les manifestations. Cette remise fut une faute, car elle permit à la majorité du clergé d'exécuter son arrêté du 19. Elle se réunit au Tiers le 22 juin, dans l'église Saint-Louis. 5 prélats, ayant à leur tête l'archevêque de Vienne, en Dauphiné, et 144 curés grossirent ainsi les rangs de l'Assemblée nationale. Deux nobles du Dauphiné, le marquis de Blacons et, le comte d'Agoult, vinrent prendre également séance. Dès lors le résultat de la séance royale était bien compromis.

La Cour accumula les maladresses. Alors que les députés privilégiés étaient directement introduits dans la salle des Etats, les gens du Tiers durent attendre sous la pluie devant la petite porte. Le déploiement des troupes, loin de les intimider, accrut leur irritation. Le discours du roi les indigna. C'était une aigre mercuriale que suivit une série de déclarations brutales et impératives. Le monarque ordonnait le maintien des trois ordres et leurs délibérations en chambres séparées. Il cassait les arrêtés du Tiers. S'il consentait à l'égalité en matière d'impôts, il prenait soin de spécifier le maintien absolu de toutes les propriétés, et Sa Majesté entend expressément sous le nom de propriétés les dîmes, cens, rentes et, devoirs féodaux et seigneuriaux et généralement toits les droits et prérogatives utiles ou honorifiques attachés aux terres et fiefs appartenant aux personnes. Qu'importait ensuite qu'il promit vaguement de consulter à l'avenir les Etats généraux sur les questions financières ? La réforme politique et sociale s'évanouissait.

Louis. XVI, reprenant la parole, termina le lit de justice par ces menaces : Si, par une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferais le bien de mes peuples, seul je me considérerais comme leur véritable représentant.... Réfléchissez, messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale,... Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. J'ordonne en conséquence au grand maître des cérémonies de faire préparer les salles.

Obéissant à un mot d'ordre que leur avaient fait passer les députés de Bretagne, réunis à leur club, la veille au soir, les Communes immobiles restèrent à leurs bancs, pendant que la noblesse et une partie du clergé se retiraient. Les ouvriers envoyés pour enlever l'estrade royale suspendirent leur travail de peur de gêner l'assemblée qui continuait. Le maure des cérémonies, De Brézé, vint rappeler à Bacilly, qui présidait, l'ordre du roi. Bailly lui répondit sèchement que la nation assemblée ne pouvait pas recevoir d'ordre, et Mirabeau lui lança de sa voix tonnante la fameuse apostrophe : Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes. Camus, appuyé par Barnave et par Sieyès, fit décréter que l'Assemblée nationale persistait dans ses arrêtés. C'était récidiver la désobéissance. Mirabeau, prévoyant que des lettres de cachet allaient être signées contre les meneurs du Tiers, proposa en outre de décréter que les membres de l'Assemblée étaient inviolables et que quiconque porterait atteinte à cette inviolabilité commettrait un crime capital. Mais, telle était la froide résolution qui animait tous les cœurs et leur défiance de Mirabeau, dont l'immoralité rendait suspectes toutes les intentions, que plusieurs députés voulurent faire écarter la motion comme pusillanime. Elle fut cependant votée.

Résolutions mémorables, plus courageuses certes que celles du 20 juin ; car, le 20juin, le Tiers était censé ignorer les volontés du roi qui ne s'étaient pas encore manifestées. Le 23 juin, il réédite et aggrave sa rébellion dans la salle même où vient de retentir la parole royale.

La Révellière, qui siégeait dans l'Assemblée comme député de l'Anjou, raconte que Louis XVI, sur le rapport du marquis de Brézé, donna l'ordre aux gardes du corps de pénétrer dans la salle et de disperser les députés par la force. Comme les gardes s'avançaient, plusieurs députés de la minorité de la noblesse, les deux Crillon, d'André, Lafayette, les ducs de La Rochefoucault ut de Liancourt, d'autres encore mirent l'épée à la main et empêchèrent les gardes de passer. Louis XVI, prévenu, n'insista pas. Il aurait fait volontiers sabrer la canaille du Tiers Etat. Il recula devant la nécessité de faire subir le méfie traitement à une partie de sa noblesse.

Necker n'avait pas paru au lit de justice. Le bruit courait qu'il était démissionnaire ou renvoyé. Une foule immense manifesta devant son domicile et dans les cours du château. Le roi et la reine le firent appeler et le prièrent de rester à son poste. Le couple royal dissimulait pour mieux préparer sa vengeance.

Une violente fermentation régnait à Paris, comme à Versailles, et dans les provinces, qui étaient régulièrement tenues au courant par les lettres de leurs représentants qu'on lisait publiquement. Depuis le début de juin, la Bourse baissait sans cesse. A l'annonce du lit de justice, toutes les banques de Paris avaient fermé leurs guichets. La Caisse d'escompte avait envoyé ses administrateurs à Versailles exposer les dangers dont elle était menacée. La Cour avait contre elle toute la finance.

Dans ces conditions, les ordres du roi étaient inexécutables. Les humbles crieurs publics eux-males refusèrent do les proclamer dans les rues. Le 24 juin, la majorité du clergé, désobéissant à son tour, se rendit à la délibération du Tiers et, le lendemain, 47 membres de la noblesse, à la suite du duc d'Orléans, en firent autant.

Louis XVI dévora l'affront, mais le soir même, il décida en secret d'appeler 20.000 hommes de troupe, de préférence des régiments étrangers qu'il croyait plus sûrs. Les ordres partirent le 26. Le lendemain, afin d'endormir les défiances, il invitait les présidents de la noblesse et du clergé à se réunir, à leur tour, à l'Assemblée nationale, et, pour les décider, il leur faisait dire, par le comte d'Artois, que cette réunion était nécessaire pour protéger sa vie menacée.

Aucune émeute ne se préparait contre le roi, mais les patriotes, depuis la séance royale, restaient en éveil. Le 25 juin, les 400 électeurs parisiens, qui avaient nommé les députés aux Etats généraux. s'étaient réunis spontanément au Musée de Paris, d'où ils passèrent, un peu plus tard, à l'Hôtel de Ville. pour surveiller les menées des aristocrates et se tenir en rapports étroits avec l'Assemblée nationale. Dès le 29 juin, ils jetaient les bases d'un projet de garde bourgeoise qui comprendrait les principaux habitants de chaque quartier. Le Palais-Royal, qui appartenait au chic  d'Orléans, était devenu un club en plein air qui ne désemplissait ni le jour ni la nuit. Les projets de la Cour v étaient connus et commentés aussitôt que formés.

Déjà les patriotes travaillaient la troupe. Les gardes-françaises, le premier régiment de France, furent vite gagnés. Ils étaient mécontents de leur colonel, qui les astreignait à une discipline sévère, et ils comptaient parmi leurs bas officiers des hommes comme Hulin, Lefebvre, Lazare Hoche, qui n'auraient jamais l'épaulette tant que le règlement de 1781 resterait en vigueur. Le 30 juin, 4000 habitués du Palais-Royal délivraient une dizaine de gardes-françaises enfermés à l'Abbaye pour désobéissance et les promenaient en triomphe. Les hussards et les dragons envoyés pour rétablir l'ordre criaient : Vive la nation ! et refusaient de charger la foule. Les gardes du corps eux-mêmes avaient donné à Versailles des signes d'indiscipline. Les régiments étrangers seraient-ils plus obéissants ?

Si Louis XVI était monté à cheval, s'il avait pris en personne le commandement des troupes, comme l'aurait fait. Henri IV, peut-être aurait-il réussi à les maintenir dans le devoir et à faire aboutir son coup de force. Mais Louis XVI était un bourgeois.

L'arrivée des régiments qui campèrent à Saint-Denis, à Saint-Cloud, à Sèvres et jusque sur le Champ de Mars, fut accueillie par de vives protestations. Toutes ces bouches de plus à nourrir allaient aggraver la disette ! Plus de doute, on voulait disperser par la force l'Assemblée nationale ! Des motionnaires du Palais-Royal proposèrent, le 2 juillet, de détrôner Louis XVI et de le remplacer par le duc d'Orléans. Les électeurs parisiens réclamèrent à l'Assemblée le renvoi des troupes. Mirabeau fit voter leur motion, le 8 juillet, après un terrible -discours ou il dénonçait les mauvais conseillers qui ébranlaient le trône. Louis XVI répandit à la démarche de l'Assemblée qu'il avait appelé des régiments pour protéger sa liberté, niais crue si elle craignait pour sa sécurité, il était prêt à la transférer à No-von ou à Soissons. C'était ajouter l'ironie à la menace. Le soir de. cette réponse, 100 députés se réunirent au club breton, avenue de Saint-Cloud, pour concerter la résistance.

Louis XVI brusqua les choses. Le 11 juillet, il renvoya Necker en grand  secret et reconstitua le ministère avec le baron de Breteuil, contre-révolutionnaire déclaré. Le bruit courut le lendemain, que la banqueroute allait être proclamée. Aussitôt les agents de change se réunirent et décidèrent de fermer la Bourse VII signe de protestation contre le renvoi de Necker. De l'argent fut répandu pour gagner les soldats. Des banquiers, connue Etienne Delessert, Prévoteau, Coindre, Boscarv, s'enrôlèrent avec leur personnel dans la garde bourgeoise en formation. Les bustes de Necker et du duc d'Orléans furent promenés dans Paris. On fit fermer les spectacles. Sur l'invitation de Camille Desmoulins, qui annonça au Palais-Royal une prochaine Saint-Barthélemy de patriotes, on arbora la cocarde verte, qui était la couleur de la livrée de Necker. Enfin, à la nouvelle que le Royal Allemand du prince de Lambèse chargeait la foule au jardin des Tuileries, on sonna le tocsin, on réunit la population dans les églises pour l'enrôler et l'armer, à l'aide des armes prises dans les boutiques des armuriers. Les gens sans aveu furent écartés avec soin. L'armement continua le lendemain 13 juillet par la prise de 28.000 fusils et de quelques canons trouvés aux Invalides. De son côté, l'Assemblée décréta que Necker emportait les regrets et l'estime de la nation. Elle siégea en permanence et rendit les nouveaux ministres responsables des événements.

Chose étrange, la Cour interdite laissait faire. Bezenval, qui commandait les régiments massés au Champ-de Mars, attendant des ordres, n'osa pas pénétrer dans Paris.

Le 14 juillet, les électeurs qui avaient fouiné à l'Hôtel de Ville, avec l'ancienne municipalité, un Comité permanent, firent demander à plusieurs reprises au gouverneur de la Bastille de livrer des armes à la milice et de retirer les canons qui garnissaient les tours de la forteresse. Une dernière députation. ayant été reçue à coups de fusil, malgré qu'elle portât le drapeau blanc des parlementaires, le siège commença. Renforçant les artisans du faubourg Saint-Antoine, les gardes-françaises, conduits par Hulin et Elie, amenèrent du canon et le braquèrent contre le pont-levis pour briser les portes. Après une action très vive, au cours de laquelle les assiégeants perdirent une centaine de morts, les invalides, qui avec quelques Suisses formaient la garnison et qui n'avaient pas mangé faute de vivres, forcèrent le gouverneur De Launay à capituler. La foule se livra à de terribles représailles. De Launay, qui avait, croyait-on, ordonné de tirer sur les parlementaires, le prévôt des 'marchands Flesselles, qui avait essayé de tromper les électeurs sur l'existence des dépôts d'armes, furent massacrés sur la place de Grève et leurs têtes portées au bout des piques. Quelques jours plus tard le conseiller d'Etat Foullon, chargé du ravitaillement de l'armée sous Paris, et son gendre l'intendant Berthier furent pendus à la lanterne de l'Hôtel de Ville. Babeuf, qui assista à leur supplice, le cœur serré, faisait cette réflexion dans une lettre à sa femme : Les supplices de tout genre, l'écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares, parce qu'ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu'ils ont semé.

On rie pouvait soumettre Paris qu'ati prix d'une guerre de rues, et les troupes étrangères elles-mêmes n'étalent pas sûres. Louis XVI, chapitré par le duc de Liancourt 'qui revenait de Paris, se rendit à l'Assemblée le 15 juillet, pour lui annoncer le- renvoi des troupes. L'Assemblée insista pour le rappel de Necker. Mais le roi n'était pas encore décidé à une capitulation complète. Pendant qu'une députation de l'Assemblée se rendait à Paris et que les Parisiens vainqueurs nommaient Bailly, l'homme du Jeu de Paume, maire de la ville, et Lafayette, l'ami de Washington, commandant de la garde nationale, pendant que l'archevêque de Paris faisait chanter un Te Deum à Notre-Dame en l'honneur de la prise de la Bastille et que déjà le marteau des démolisseurs s'acharnait sur la vieille prison politique, les princes s'efforçaient de décider le, faible monarque à s'enfuir à Metz d'où il serait revenu à la tête d'une armée. Mais le maréchal de Broglie, commandant des troupes, et le comte de Provence s'opposèrent .au départ. Louis XVI craignait-il qu'en son absence l'Assemblée proclamât le duc d'Orléans ? Ce n'est pas impossible. Il resta et il dut boire le calice jusqu'à la lie. Il éloigna Breteuil et rappela Necker et, le lendemain, 17 juillet, avant donné des gages, il se rendit à Paris sanctionner, par sa présence à l'Hôtel de Ville, l'ouvre de l'émeute et souligner sa propre déchéance, en acceptant du maire Bailly la nouvelle cocarde tricolore.

Indignés de la lâcheté royale, le comte d'Artois et les princes, Breteuil et les chefs du parti de la résistance s'enfuyaient à l'étranger, donnant ainsi le branle à l'émigration.

Louis XVI humilié gardait sa couronne, mais il avait dû reconnaître au-dessus de lui un nouveau souverain, le peuple français, dont l'Assemblée- était l'organe. Personne en Europe ne se méprit sur l'importance de l'événement. De ce moment, écrivit à sa Cour le duc de Dorset, ambassadeur d'Angleterre, nous pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme un monarque dont les pouvoirs sont limités et la noblesse comme réduite au niveau de la nation. La bourgeoisie universelle, comprenant que son heure sonnait, tressaillit de joie et d'espérance.