La situation
religieuse de la France en 1802. — Les effets de la Séparation de 1794. —
Théophilanthropie et culte décadaire. — Opinions de Bonaparte sur la
religion. — Les raisons politiques du Concordat. — La part de Bonaparte. —
Mainmise sur la puissance de l'Église. — Les « articles organiques ». — La
part du pape. — Fin du schisme. — Disparition des cultes révolutionnaires. —
L'instruction publique sous la tutelle de l'Église. — Les rapports de droit
et de fait entre l'Église et l'État sous le régime concordataire.
Quand
Bonaparte étrangla sournoisement la République au 18 brumaire, sous prétexte
de la sauver de périls imaginaires, depuis six ans déjà le catholicisme
n'avait plus en France de caractère officiel, depuis six ans l'État était
indépendant de l'Église. La
Révolution ne s'était pas élevée à cette solution du premier coup. Les hommes
de 89 avaient cru possible et utile une transaction avec l'Église. Ce
n'étaient pas des esprits laïques, tant s'en faut, mais des âmes religieuses,
incapables de concevoir un État sans religion, sans culte, sans morale
officielle. Bien loin de penser à séparer l'Église de l'État, les
Constituants voulurent, au contraire, les unir plus étroitement et ils
essayèrent d'instituer, par la Constitution civile du Clergé, une sorte de catholicisme
national, affranchi de la sujétion romaine et mis en harmonie avec l'ordre
nouveau par l'application du principe de la souveraineté populaire à
l'élection des prêtres et des évêques. Mais la Constitution civile échoua, la
transaction tentée entre la Révolution et l'Église se retourna contre la
Révolution. La moitié du clergé environ avait prêté le serment civique et
s'était séparée du pape L'autre moitié était restée fidèle à Rome et avait
engagé contre les hommes et les choses de la Révolution une guerre
inexpiable, soufflant la révolte dans les âmes ignorantes et damnant les
acheteurs de biens nationaux. Les
révolutionnaires essayèrent d'abord de défendre le clergé constitutionnel et
patriote contre le clergé réfractaire et aristocrate, mais ils comprirent
assez vite qu'ils faisaient fausse route. Les prêtres jureurs s'étaient
épouvantés à leur tour de la marche rapide de la Révolution, de la chute,
puis de l'exécution du Roi, de la proclamation de la République. Beaucoup se
rétractèrent. Presque tous furent girondins et firent une opposition sourde
et opiniâtre aux mesures révolutionnaires, que les grands périls de 93
avaient obligé la Convention d'adopter. On saisit leur main dans
l'insurrection fédéraliste. Alors, puisque l'Église constitutionnelle se
mettait, elle aussi, en travers de la Révolution, l'Église constitutionnelle
fut condamnée. Dans une grande partie de la France les églises furent
fermées, les prêtres jureurs abjurèrent, ou se marièrent, ou furent
emprisonnés. Le deuxième jour sans-culottide an II (18 septembre
1794) la Convention
décréta, sur la proposition de Cambon, qu'elle ne paierait plus les salaires
d'aucun culte. D'autres
grandes mesures avaient précédé celle-là. Depuis le 20 septembre 1792, l'état
civil cessa d'être aux mains des prêtres et passa des sacristies aux mairies.
Désormais, les Français purent naître, se marier et mourir sans que le prêtre
les marquât obligatoirement de son empreinte ! Le divorce, condamné par la
loi religieuse, fut inscrit dans la loi civile ! Toutes les congrégations
religieuses, même hospitalières, furent supprimées ! Gardons-nous
de croire cependant que les révolutionnaires, qui séparèrent ainsi, à coups
de hache, la société civile de la société cléricale, fussent des esprits
laïques, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot. Profondément
anticléricaux, certes, profondément convaincus, par la leçon des événements,
que le catholicisme, doctrine de servitude, était incompatible avec un
gouvernement de liberté ; — mais non pas laïques, mais non pas neutres en
matière religieuse ! Ils restent incapables de concevoir, un. État sans
religion officielle. L'idée que la France pourrait être privée de culte leur
causa « une sorte d'effroi moral », — c'est le mot du Montagnard Baudot. Les
plus affranchis d'entre eux croient au moins, avec Voltaire, qu'il faut une
religion pour le peuple, et les athées même, comme Lalande et Sylvain
Maréchal, imaginent des projets de cultes sans prêtres et d'églises «
d'hommes sans Dieu ». Au moment même où ils détruisent le catholicisme,
qu'ils rendent responsable des malheurs de la France, ils s'efforcent de le
remplacer par une religion nouvelle, par la religion de la Patrie,
spontanément éclose aux Fédérations, et dont ils portent dans le cœur la foi
ardente. Au calendrier romain, ils substituent le calendrier républicain,
avec ses décades remplaçant les semaines et ses mois de trente jours aux noms
poétiques. Tous les décadis, ils célèbrent maintenant la Liberté, la Nature
et la Raison par des cérémonies patriotiques et morales destinées à
supplanter l'ancienne messe catholique. Ce culte décadaire durera autant que
la République elle-même qu'il incarnait, et ne disparaîtra qu'avec le
Concordat devant le rétablissement officiel du catholicisme. Au
début, pendant les grands périls de 93, le nouveau culte s'était montré aussi
exclusif que l'ancien. Décadi avait essayé de tuer Dimanche. Il l'avait
expulsé des églises converties en temples républicains. Il lui avait fait
défense d'exhiber son nom en public, sur les affiches ou sur les journaux. Il
avait frappé de châtiments divers ceux qui l'honoraient en portant de beaux
habits, ou en fermant leurs boutiques, etc. Mais,
après la Terreur, Décadi s'humanisa. La persécution contre les prêtres se
ralentit, puis s'arrêta. La
Convention rouvrit les églises aux anciens constitutionnels et même aux
réfractaires, n'exigeant des uns et des autres qu'une déclaration, par
laquelle ils reconnaissaient la République et s'engageaient à se soumettre à
ses lois. Le culte catholique fut ainsi rétabli dans 32.000 églises[1]. Jusqu'au
18 fructidor an V (4 septembre 1797) le Directoire resta fidèle à la politique de
tolérance et de liberté qui avait été celle de la Convention finissante.
Décadi continua d'être chômé par les fonctionnaires et célébré par des messes
civiques dans les villes patriotes. Mais Dimanche, n'étant plus persécuté, reprit
peu à peu son ancien empire et Dimanche devint séditieux. Les catholiques
s'emparèrent des élections. Le traître Pichegru fut nommé président des
Cinq-Cents, le royaliste Barbé-Marbois, des Anciens. La République faillit
sombrer, le Directoire la sauva par un coup d'État. Dimanche
alors, plus que jamais suspect de royalisme, recommença d'être traité en
ennemi. Décadi revint en honneur. La messe civique s'efforça de supplanter la
messe catholique, sans cependant recourir aux grands moyens de l'an II. Si
quelques prêtres furent déportés et leurs églises fermées, nulle part, cette
fois, l'ancien culte ne s'arrêta complètement. On peut
donc dire qu'à part quelques exceptions l'exercice des différents cultes ne
subit pas d'interruptions pendant les sept années qui précédèrent le
Concordat (1795-1801). Pendant
ces sept années de liberté et de tolérance, au moins relative, on assista à
un développement très varié et très sincère de la vie religieuse. La liberté porta
ses fruits habituels. A la place de l'ancienne Église dominante et tyrannique
d'avant la Révolution, il se constitua des groupes nouveaux, indépendants et
rivaux, luttant entre eux par les armes pacifiques de la raison et de la
persuasion. Le catholicisme se dissocia en trois groupes presque d'égale
force. Les
anciens prêtres constitutionnels ou jureurs, qui n'ont plus maintenant de
caractère officiel, se réorganisent à la voix de l'évêque de Blois,
l'éloquent et habile Grégoire, qui savait, allier de solides et ardentes
convictions républicaines à une foi chrétienne intransigeante. Les
constitutionnels sont nombreux dans les villes et dans les départements de
l'Est. Même dans les contrées plus arriérées de l'Ouest, ils sont
représentés. A deux reprises, en 1797 et en 1801, ils tiendront à Paris des
conciles nationaux. Leur église, d'esprit démocratique, reste hostile à
l'ultramontanisme et défend avec énergie les vieilles traditions gallicanes.
Mais ses accointances révolutionnaires lui aliènent les sympathies des
classes riches et conservatrices. En général, ses ministres sont très pauvres
et leur pauvreté sera une des raisons pour lesquelles ils accepteront le
Concordat qui les réconciliera avec Rome, sans abdication ni humiliation. En face
des Constitutionnels, les réfractaires. Mais les réfractaires sont eux-mêmes
divisés. Les uns, qu'on appelle les insoumissionnaires, plus dévoués au fond
au roi qu'au pape, ont refusé de reconnaître la République et de souscrire la
déclaration qu'elle leur demandait pour obtenir l'usage des églises. Ils
craignent que si les églises se rouvrent, les paysans ne s'habituent à la
République et ne se détachent peu à peu de la monarchie. Ils s'efforcent, de
leur mieux, de faire durer la guerre civile et attisent la chouannerie.
N'ayant pas d'existence légale, ils errent de cachette en cachette, célébrant
leur culte, le seul bon, dans des chambres particulières à la ville, dans des
granges à la campagne. Mais leurs prédications intempérantes, leur attitude
batailleuse, leur participation à la chouannerie les rendent suspects à la
grande majorité des Français et, en première ligne, aux acheteurs de biens
nationaux. D'autres
réfractaires, plus dévoués au pape qu'à l'ancienne monarchie, ont consenti la
déclaration de soumission aux lois de la République, afin de disputer le
peuple des villes aux constitutionnels. Ces soumissionnaires partagent les
églises avec les jureurs. Insensiblement ils attirent à eux les classes
aisées et, à la veille du Concordat, leur Église est florissante. Mais, parce
qu'ils ont reconnu la République, ils sont l'objet des vives et méprisantes
attaques des réfractaires purs qui les assimilent aux intrus, refusent de
communiquer in divinis avec eux et considèrent comme nuls leurs
baptêmes et leurs mariages, qu'ils recommencent à nouveau. Divisé
en trois groupes ennemis, le catholicisme cesse d'être un danger pour l'État,
une menace pour les minorités dissidentes ; d'autant plus que les cultes
rationalistes, qui s'organisent, lui font un sérieux contre-poids, en
groupant la partie éclairée de la nation. Autour de la théophilanthropie,
église déiste et civique, se rangent ceux des patriotes qui ont horreur des
religions, mais qui ont besoin de croire en Dieu. En dépit des railleries des
catholiques, la nouvelle Église a prospéré rapidement ; elle a conquis la
bourgeoisie lettrée et tranquille ; elle a pénétré dans certains
départements, comme dans l'Yonne, même dans les plus petits villages ; elle a
essaimé jusqu'à l'étranger. Même quand l'appui du pouvoir lui fait défaut,
même quand elle doit lutter, après le 22 floréal an VI (11 mai 1798), contre la concurrence du culte
officiel ou décadaire, elle réussit à se maintenir sur ses positions. A la
veille du Concordat, elle était encore bien vivante et se réorganisait à la
voix d'hommes considérables, comme l'économiste Dupont (de Nemours), un des chefs de l'école
physiocratique, le financier Le Coulteux, un des futurs régents de la Banque
de France, les poètes Andrieux et Marie-Joseph Chénier, l'écrivain à la mode
Bernardin de Saint-Pierre, etc. Obligés
de vivre côte à côte, en concurrence continuelle mais pacifique, les
différents cultes ont dû déposer une partie de leur fanatisme et adopter pour
vivre des rapports de tolérance pratique. La loi leur donne en commun la
jouissance des mêmes édifices. Aux heures fixées par les municipalités se
succèdent l'un après l'autre l'office théophilanthropique et l'office
réfractaire, suivis ou précédés de la cérémonie décadaire. Sans doute, ce
n'est pas toujours de bonne grâce que les différents cultes cohabitent dans
le même local. Il arrive que les prêtres catholiques procèdent avec
ostentation à des aspersions d'eau bénite pour purifier les places que
quittent les théophilanthropes, et c'est le prétexte de gros mots et de
disputes qui finissent chez le commissaire. Mais, par contre, il arrive aussi
que dans certaines églises, comme à Saint-Germain-l'Auxerrois,
théophilanthropes et catholiques font, si bon ménage qu'ils se servent du
même autel ! Les Français font ainsi l'apprentissage de la liberté religieuse. Le
nouveau régime a eu d'autres résultats heureux. Les fidèles, jusque-là
complètement subordonnés aux prêtres, exclus de toute participation à la
direction du culte, à plus forte raison à l'élaboration du dogme, sortent peu
à peu de leur rôle effacé. Depuis que l'État ne les subventionne plus, les
prêtres sont obligés, pour vivre, de recourir aux souscriptions volontaires.
Les voilà dans la dépendance économique des fidèles, dans la position — toute
révérence gardée — de fournisseurs à l'égard de clients. Groupés en conseils
d'administration — nous dirions aujourd'hui en associations cultuelles —
chargés de recueillir et de gérer les fonds du culte, les fidèles choisissent
leurs prêtres et, comme ils les paient, ils ne se gênent pas pour leur
imposer certaines obligations, pour exiger d'eux des innovations dans la
liturgie, dans la discipline, jusque dans l'enseignement. Dans le diocèse de
Versailles, pour soutenir la concurrence des théophilanthropes, les prêtres
constitutionnels sont, obligés de dire la messe en français. Ils auraient
perdu autrement une grande partie de leur clientèle. Dans certaines églises
de Paris, occupées par les réfractaires soumissionnaires[2], à Saint-Jacques-du Haut-Pas
par exemple, c'était l'assemblée générale des fidèles qui nommait les prêtres
au suffrage universel, et les femmes elles-mêmes étaient appelées à voter. La
rivalité des différents cultes, la propagande des théophilanthropes et des
orateurs des cérémonies civiques officielles avaient eu encore ce résultat de
détacher beaucoup de Français de toute idée religieuse et de jeter sur les
cultes et leurs ministres comme un discrédit dont profitaient l'État et la
tolérance. Les
témoignages sur l'incrédulité régnante sont innombrables. En voici
quelques-uns de probants et de décisifs. Chaptal, qui fut ministre de
l'Intérieur aux débuts du Consulat, et qui était par conséquent l'homme de
France le mieux placé pour être renseigné, écrit dans ses Souvenirs : « L'opération
la plus hardie qu'ait faite Bonaparte pendant les premières années de son
règne a été le rétablissement du culte sur ses anciennes bases. Pour bien
juger de l'importance et de la difficulté de cette entreprise, il faut se
rapporter à cette époque où la haine la plus acharnée et le mépris le plus
profond pesaient sur le clergé[3]. » Le
préfet d'Indre-et-Loire, Pommereul, écrit à la veille du Concordat, le
quatrième jour complémentaire an IX (21 septembre 1801), dans une lettre officielle : « Le
tiers de ce département est sans ministres du culte. Ce tiers paie exactement
ses contributions, jouit d'une tranquillité parfaite et offre peut-être moins
de délits que les deux autres tiers, où des ministres dirigent les opinions,
les familles et souvent pour des intérêts fort temporels[4]. » Les
catholiques donnent à leur tour ce son de cloche : « Autrefois, lit-on dans
les Annales de la religion, tout le monde se piquait d'honorer Dieu à sa
manière et de remplir les devoirs extérieurs de sa religion. A présent, le
plus grand nombre n'y pense même plus[5]... » Je ne
puis que souscrire à ce jugement impartial d'un écrivain conservateur, M.
Lanzac de Laborie : « Le vrai critérium de la piété, dans une population
catholique, est la fréquentation des sacrements. » A cet égard, il parait
constaté que la ferveur laissait étrangement à désirer. D'après le témoignage
de Frochot (préfet de la Seine), si l'on était assez exact à préparer les
enfants à la première communion, la plupart des adultes, même assidus aux
offices «... ne veulent plus entendre parler de confession ni de communion ».
Aux offices du dimanche et des jours de fête, les hommes formaient à peine la
dixième partie de l'assistance... Un élève de l'École Polytechnique de ce
temps-là (Armand
d'Hautpoul),
racontant plus tard comment il se dissimulait derrière un pilier de
Saint-Roch pour suivre la messe, en donnait cette raison : « Si j'avais été
découvert, ma position à l'École n'aurait plus été tenable[6]... » A lire
ces témoignages, on comprend mieux la raison d'être de cette disposition des
articles organiques qui défendra aux prêtres de porter le costume
ecclésiastique et les obligera à se vêtir de l'habit noir à la française. Ce
n'était pas une mesure de vexation mesquine, c'était une mesure de précaution
et de prudence destinée à soustraire leur caractère aux injures et aux
violences. N'oublions
pas enfin que l'Institut, qui donnait le ton à la bonne société, était
ouvertement antichrétien, surtout la classe des Sciences morales et
politiques où siégeaient les idéologues. La
politique religieuse de la Révolution avait donc fait ses preuves quand
Bonaparte y renonça. Elle avait mis l'État et la société moderne à l'abri des
entreprises d'une religion dominante. Elle avait dissocié le catholicisme en
trois groupes ennemis, provoqué la naissance d'églises rationalistes et
développé dans le public une large indifférence. La
France demandait-elle à Bonaparte de revenir en arrière et de rendre au
catholicisme reconstitué un caractère officiel ? Une
réponse nette et précise est bien difficile à donner. Il y avait en ce
temps-là plusieurs France. La France réfractaire, à part quelques
intransigeants, applaudit à une initiative qui la surprit. La France
constitutionnelle, heureuse d'être réconciliée honorablement avec Rome, ne
fut guère moins satisfaite. Mais la France patriote se montra franchement
défiante ou hostile. L'armée, alors si républicaine, les grands corps de
l'État, peuplés d'anciens conventionnels, manifestèrent une vive désapprobation.
Le cardinal Consalvi lui-même en témoigne dans cette lettre au pape du 2
juillet 1801 : « La guerre qui a été suscitée pour empêcher cette
réunion avec Rome est incroyable. Tous les corps de magistratures, tous les
philosophes, tous les libertins, une très grande partie de l'armée sont très
contraires. Ils ont dit en face au Premier Consul que s'il veut détruire la
fl République et ramener la monarchie, cette réunion en est le moyen sûr. Il
en est consterné : Il est le seul ait fond qui désire celle réunion[7]. » Bonaparte
devra épurer les Chambres, joindre au Concordat les articles organiques et le
règlement des cultes protestants pour obtenir la ratification du traité •
passé avec Rome. Les
preuves du mécontentement de l'armée et des patriotes abondent. On fit
circuler une caricature représentant le Premier Consul se noyant dans un
bénitier et les évêques le repoussant au fond à coups de crosse. Les généraux
ne se rendirent au Te Deum, chanté à Notre-Dame, le 18 avril 1802, que
contraints et forcés. L'un d'eux, le brave Delmas, interrogé par Bonaparte
sur la cérémonie, ne put s'empêcher de lui lancer cette repartie qu'il paya
cher : « Oui, c'est,' une belle capucinade. Il n'y manque que le million
d'hommes qui se sont faits tuer pour détruire ce que vous rétablissez ! »
L'ambassadeur d'Autriche, Cobenzl, nous apprend que les soldats qui faisaient
la haie avaient une attitude inconvenante « et se permettaient les propos les
plus irréligieux[8] ». Il faut
donc se demander pourquoi Bonaparte, qui était encore au début de sa
dictature, passa outre à une opposition aussi manifeste et aussi générale ?
pourquoi il n'hésita pas à conclure ce Concordat qu'il était seul à vouloir,
selon le mot de Consalvi ? Il n'a pas dû se déterminer sans de puissants motifs.
Ce n'est pas de gaieté de cœur assurément qu'il a pu rendre à l'Église
catholique ce double et immense service, d'une part de faire cesser les
schismes qui l'affaiblissaient, et, d'autre part, de lui restituer son ancien
empire sur la société. Était-ce
par piété ardente, par fanatisme ? On l'a insinué parfois. On a rappelé qu'il
parlait avec attendrissement de sa première communion et qu'il rêvait en
écoutant la cloche de Rueil. Mais c'est vraiment bien mal le connaître ou
faire preuve de trop de naïveté que de s'arrêter à cette supposition ! Il
était marié civilement. Il ne pardonna pas à Joséphine la ruse par laquelle
elle le força, la veille même du sacre, à régulariser son union devant
l'Église. En Égypte, il honorait l'Islam et se vantait, dans ses
proclamations, d'avoir vaincu le pape. Singulier
catholique qui s'affranchit toujours de toutes les pratiques, ne se confessa
ni ne communia jamais, même à son lit de mort, semble-t-il ! — La vérité,
c'est qu'il considérait la religion, en homme politique et réaliste qu'il
était, comme un simple moyen de gouvernement ou, mieux encore, comme une
force de conservation sociale, comme une sorte d'assurance contre le vol et
l'anarchie. Il disait à Pelet (de la Lozère) : « Quant
à moi, je ne vois pas dans la Religion le mystère de l'Incarnation, mais le
mystère de l'ordre social ; elle rattache au ciel une idée d'égalité qui empêche
que le riche ne soit massacré par le pauvre. La religion est encore une sorte
d'inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux,
nous garantit des charlatans et des sorciers : les prêtres valent mieux que
les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs d'Allemagne[9]. » Il
tenait à Rœderer, son confident du 18 brumaire, le même langage : « La
société ne peut exister sans l'inégalité des fortunes, et l'inégalité des
fortunes ne peut subsister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à
côté d'un autre qui regorge, il lui est impossible d'accéder à cette
différence, s'il n'y a pas là une autorité qui lui dise : Dieu le veut ainsi,
il faut qu'il y ait des pauvres et des riches dans le monde, mais ensuite et
pendant l'éternité le partage se fera autrement[10]. » Bonaparte
pense donc, avec Voltaire, qu'il faut une religion pour le peuple ou plutôt
pour les possédants. Pour lui, il s'en passe. Faisons
attention qu'au moment où il parlait ainsi, la bourgeoisie était encore sous
l'impression toute fraiche du spectre rouge. C'étaient les lois de l'emprunt
forcé et des otages, votées par les jacobins des Conseils, qui avaient
préparé le 18 brumaire, mieux que toutes les intrigues de Sieyès. Comment
Bonaparte n'aurait-il pas été convaincu que cette bourgeoisie, devenue
conservatrice depuis que la Révolution l'avait comblée, ne serait pas longue
à lui pardonner le Concordat, qui choquerait peut-être ses habitudes
d'esprit, mais qui, en tout cas, rassurerait ses intérêts ? L'avenir montra
qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul. Mais
Bonaparte avait d'autres motifs encore pour faire le Concordat. S'il voulait
reformer l'union de tous les catholiques sous l'hégémonie de Rome, c'est
qu'il comptait se faire payer cher ce service. Les catholiques étant la
majorité de la nation, leur appui lui était indispensable pour faire durer sa
dictature et la transformer en un régime normal. Il n'y a pas de trône
possible sans autel. L'Église lui préparerait des sujets obéissants. Il
craignait l'esprit démocratique et rationaliste des théophilanthropes et des
idéologues. Il n'avait pas confiance dans le clergé constitutionnel, trop
républicain à son gré. Il ne pouvait s'appuyer sur les groupes protestants
trop peu nombreux. Seuls, les catholiques unis pouvaient donner à ses
ambitions une base suffisante. Puis, le Concordat, en réconciliant la
Révolution et l'Église, ôterait au prétendant Louis XVIII son meilleur -moyen
d'action. La Vendée serait pacifiée, la chouannerie enfin terminée. On
bénirait dans toutes les chaumières le nom de Bonaparte. Sans
doute, l'opposition des patriotes était gênante, mais cette opposition,
Bonaparte l'estimait au fond assez superficielle et il se disait qu'il en
viendrait facilement à bout. Essayer
de faire servir la religion à la politique, — ce qui était son but en
négociant le Concordat, — était-ce donc, au bout du compte, une politique si
nouvelle et si scandaleuse ? Les révolutionnaires avaient-ils donc jamais
rêvé d'un État proprement laïque ? N'avaient-ils pas, au contraire,
constamment cherché à subordonner l'Église et l'État, à amalgamer la religion
et l'institution politique, pour le grand avantage de celle-ci ? Quand ils
avaient rompu, — à regret, — avec le catholicisme, n'avaient-ils pas essayé
de le remplacer par une religion nouvelle, officielle comme l'ancienne ? Le
Directoire, en instituant le culte décadaire, n'avait-il pas d'avance
autorisé Bonaparte à restaurer une église d'État ? Bonaparte pouvait se dire,
jusqu'à un certain point, l'héritier, le continuateur des Constituants et
même du Directoire. Qu'était-ce au fond que le Concordat dans sa pensée ?
Sinon une sorte de Constitution civile du clergé, plus habile que la
première, parce que négociée avec Rome et pourvue de son estampille, une
Constitution civile adaptée à une monarchie, mais laissant, comme l'ancienne,
la haute main sur l'Église au pouvoir politique ; — il le croyait du moins et
c'était à ses yeux l'essentiel. Quand Durand de Maillane, un des auteurs et
des apologistes de l'œuvre religieuse de la Constituante, applaudissait au
Concordat, ses éloges ne manquaient pas d'une certaine logique[11], et son approbation est
peut-être la meilleure justification du dessein de Bonaparte. En
dépit des apparences enfin, la politique de Bonaparte n'était pas tellement
opposée à celle du Directoire. Il avait été un moment, lors de Tolentino, où
le Directoire, ce gouvernement impie, avait entamé avec le pape, au sujet de
la pacification religieuse, des négociations qui furent poussées assez loin.
Qu'il fût question alors d'un Concordat ou seulement d'une entente partielle
et temporaire, le point est controversé et importe peu. Le fait est là. Le
Directoire avait consenti à traiter avec le pape des affaires intérieures de
la République ! Bonaparte
aurait pu invoquer ce précédent qu'il connaissait mieux que personne, lui, le
négociateur de Tolentino ! Rendons-lui donc la justice qui lui est due. En se
rapprochant de l'Église, il ne rompait pas, comme on le répète, avec la
tradition révolutionnaire. Il n'y avait qu'une tradition révolutionnaire,
elle ne consistait pas à affranchir, à- séparer l'État de l'Église, mais à
subordonner celle-ci à celui-là, et Bonaparte ne voulait pas autre chose ! Si
les révolutionnaires lui firent tant d'opposition, prenons garde que ce fut
moins sans doute pour des raisons de principe que pour des raisons
d'opportunité. Ils craignirent que la réconciliation de la Révolution avec
l'Église ne fût payée d'un prix trop élevé et que Bonaparte ne fût, en
définitive, le mauvais marchand d'un marché prématurément conclu, et l'avenir
prouva que leurs appréhensions étaient fondées. Mais ne leur prêtons pas des
préoccupations de laïcité qui sont de notre époque et qui n'étaient pas de la
leur ! Donc,
au lendemain de Marengo, Bonaparte fit célébrer un Te Deum, « malgré
ce qu'en pourront dire nos athées de Paris ». Il annonça au cardinal
Martiniana, archevêque de Verceil, qu'il voulait faire cadeau au pape de 24
millions de Français. Pie VII, ravi et surpris à la fois, accueillit
immédiatement ces ouvertures et envoya à Paris d'abord Mgr Spina, puis son
propre secrétaire d'État, Consalvi. Les négociations durèrent huit mois avant
d'aboutir. Au fur et à mesure qu'il affermissait sa situation par ses victoires
sur l'Autriche et qu'il tenait davantage le pape à sa discrétion, Bonaparte
augmentait ses exigences, ce qui retarda l'accord final. La victoire de
Moreau à Hohenlinden, suivie du traité de Lunéville, eut raison des dernières
difficultés et l'acte définitif fut signé le 15 juillet 1801. Ce n'est que
sept mois plus tard qu'il devint loi de l'État par le vote des Chambres. Bonaparte
n'avait voulu que fortifier son autorité en France. Quels avantages lui
donnait donc le Concordat ou plutôt quels avantages s'en promettait-il ? D'un
mot, il s'imaginait qu'il serait, par le Concordat et les articles organiques
qu'il y ajouta, le maître de l'Église et par l'Église le maître des Français. Il
nommait les évêques ! Évêques réfractaires et évêques constitutionnels
devaient donner leur démission, les premiers entre les mains du pape, les
seconds entre les mains du premier Consul. Les constitutionnels s'exécutèrent
de bonne grâce, mais une forte minorité des réfractaires refusa d'adhérer à
une innovation si étrange, sur laquelle le droit canon était muet. Le pape
passa outre à la résistance de la petite Église[12] et la place fut nette pour
installer un clergé nouveau. Bonaparte, qui avait un profond mépris de
l'humanité, se disait qu'il trouverait toujours dans le clergé, en cherchant
bien, des gens assez souples, assez ambitieux, pour devenir ses évêques, ses
évêques dociles et dévoués. Comment en aurait-il été autrement, quand les
nouveaux évêques étaient tenus de jurer le serment suivant, lors de leur
nomination : « Je jure et promets sur les saints Évangiles de garder
obéissance et fidélité au gouvernement établi par la Constitution de la
République Française. Je promets aussi de n'avoir aucune intelligence, de
n'assister à aucun conseil, de n'entretenir aucune ligue, soit au dedans,
soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique et si, dans mon
diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'il se trame quelque chose au préjudice de
l'État, je le ferai savoir au gouvernement. » Ce même
clergé réfractaire, qui refusa de jurer le serment civique de la Constitution
civile, ne fit aucune difficulté à prêter le nouveau serment, infini_ ment
plus exigeant que le premier et même quelque peu humiliant. Par le
Concordat, l'Église s'engageait en outre à ne pas troubler les acquéreurs de
biens nationaux et Bonaparte s'attirait ainsi la reconnaissance de cette
classe considérable par la richesse et par l'influence. L'Église devait prier
pour le chef du gouvernement. Salves fac Consules ! — Les
congrégations religieuses, dont il n'était pas question dans le Concordat,
restaient par conséquent supprimées et c'étaient les moines que Bonaparte
redoutait le plus. Il savait bien qu'ils étaient la partie militante de
l'Église, les soldats du pape par excellence. Mais
Bonaparte comptait surtout sur les articles organiques pour s'assurer la
fidélité, ou mieux la servilité du clergé. Les articles organiques
remettaient en vigueur l'ancienne discipline gallicane et Bonaparte pouvait
croire qu'il serait aussi obéi des évêques que l'avait pu être Louis XIV. Le
gallicanisme, tel que les légistes de l'ancienne France l'interprétaient,
c'était en effet la subordination étroite de l'Église au souverain. L'un
d'eux, dont Bonaparte fit comme son ministre des cultes, Portalis, limitait
le domaine de l'Église aux dogmes purement dogmes, aux mystères purement
mystères, « ces mystères, disait-il, qui occupent la place que la raison
laisse vide et que l'imagination remplirait incontestablement plus mal[13] ». Tout le reste, d'après lui,
la morale, la prédication, l'enseignement, devait relever des lois de l'État.
L'Église était dans l'État, et non l'État dans l'Église ! Il n'est pas
admissible que l'autorité spirituelle puisse tenir en échec l'autorité temporelle,
que les lois civiles, par suite de l'opposition des lois religieuses, ne
puissent recevoir leur complète et entière application ! Le gallicanisme,
ainsi compris et défini, donnait au chef de l'État non seulement la
surveillance du clergé, mais le contrôle de l'enseignement et de la
prédication, c'est-à-dire la tutelle des âmes comme des corps. Afin
d'empêcher toute intrusion du pape dans les affaires de l'Église de France,
la vieille défense était renouvelée qu'aucune bulle, bref ou écrit quelconque
du Saint-Siège ne pût être publié en France sans la permission du
gouvernement, qu'aucun délégué du pape ne pût y faire acte de juridiction
sans la même permission, qu'aucune assemblée délibérante d'ecclésiastiques ne
pût s'y tenir sans son consentement. Pour empêcher la reconstitution des
biens de mainmorte, défense à l'Église de recevoir des dons sans
l'autorisation du gouvernement. Les legs devront être constitués en rentes
sur l'État. Tous ecclésiastiques contrevenant aux libertés gallicanes seront
traduits comme d'abus au Conseil d'État. Le
pouvoir civil s'érigeait en juge de la doctrine des candidats à l'épiscopat
et les faisait examiner par une commission spéciale. Moyen d'empêcher
l'infiltration des théories ultramontaines, comme l'article qui obligeait les
évêques à faire enseigner dans les séminaires la déclaration de 1682. Le
gouvernement connaîtra le nom de tous les clercs comme de tous les membres
des chapitres, réglera le nombre des candidats à la prêtrise, exigera que le
sujet ordonné possède un revenu de 300 francs et vérifiera s'il a atteint
l'âge de vingt-cinq ans. Il n'y aura en France qu'une seule liturgie et qu'un
seul catéchisme, approuvé par l'autorité. On enseignera dans ce catéchisme
que les fidèles doivent payer les impôts (les tributs) à l'Empereur sous
peine de commettre un péché mortel ! Aucune fêle ne pourra être établie,
aucunes prières solennelles ordonnées sans la permission du gouvernement.
Sans la même permission, aucune chapelle ne pourra être ouverte. Les
représentants du Premier Consul auront une place d'honneur dans les
cérémonies. Les processions seront interdites dans les villes qui renferment
un temple protestant. Les prêtres ne pourront critiquer au prône les actes de
l'autorité. Ils ne pourront procéder au mariage religieux qu'après s'être
assurés que les épousés ont régulièrement contracté le mariage civil. Bonaparte
était persuadé qu'au moyen de tout cet arsenal d'armes gallicanes, il
déjouerait toutes les intrigues ultramontaines et resterait le maître obéi
d'un clergé fidèle et docile. Il était si rassuré qu'il multiplia, dans les
premières années de son règne, les largesses à l'Église. De nombreux
avantages, non prévus par le Concordat, lui furent gracieusement concédés. Au
moment du couronnement, un traitement fut payé aux desservants, comme une
sorte de don de joyeux avènement (11 prairial an XII). Des traitements furent
accordés aux chanoines, vicaires généraux, cardinaux, évêques, qui avaient
démissionné avant le Concordat. Tous ces traitements, par privilège, furent
déclarés insaisissables. Le budget des cultes, qui s'élevait à 1.200.000
francs la première année, s'éleva à 17 millions en 1807, sans compter les 23
millions de pensions payées aux anciens détenteurs de dîmes. Les séminaristes
furent exemptés du service militaire. Malgré la loi, beaucoup de communautés
et de congrégations religieuses purent se reformer en toute liberté. A côté
de ces avantages matériels, que l'Église retira du Concordat et de son
application, notons encore les avantages moraux. A la demande de Mgr Spina,
la théophilanthropie fut expulsée des édifices publics et l'autorisation lui
fut refusée de se réfugier dans des locaux privés, ce qui était une
suppression hypocrite, une violation flagrante du principe de la liberté des
cultes inscrit dans la Constitution. La classe des Sciences morales et
politiques de l'Institut fut supprimée comme suspecte d'idéologie (23 janvier
1803). Les
principes de la religion catholique devinrent la base de l'enseignement
public. Les évêques inspectèrent les lycées. Les curés surveillèrent les
instituteurs et les notèrent. L'instruction primaire ne tarda pas à être
confiée aux Frères de la Doctrine chrétienne. N'oublions pas enfin, qu'en
violation formelle du Code civil, Bonaparte mit l'autorité publique au
service de la discipline ecclésiastique et interdit aux prêtres de se marier
! Si
Bonaparte avait, spontanément accordé à l'Église tous ces avantages
supplémentaires, non prévus au Concordat, c'est qu'il croyait pouvoir le
faire sans danger aucun, c'est qu'il s'imaginait naïvement que le clergé
français était pour toujours dans sa main. Bonaparte avait compté sans son
hôte. Le
pape, lui aussi, s'était réjoui hautement de la conclusion du Concordat. Ce
ne devait pas être pour les mêmes raisons que le Premier Consul. Notre
ministre à Rome, Cacault, trouva, pour peindre l'allégresse du Pontife, des
accents pittoresques : Pie VII, écrivait-il, « était dans l'agitation,
l'inquiétude et le désir d'une jeune épouse qui n'ose se réjouir du grand
jour de son mariage ![14] » L'entourage du pape, les
cardinaux partageaient cette jubilation. Consalvi, immédiatement après la
signature du traité, mandait au pape : « Tous les ministres des
puissances étrangères, ici présents, de même que toutes les personnes de bien
et instruites, considèrent la conclusion du Concordat comme un vrai miracle,
et particulièrement qu'on l'ait pu conclure d'une manière si avantageuse
qu'il paraissait impossible dans la situation actuelle des choses. Moi-même,
qui le vois conclu, c'est à peine si je peux y croire » (27 juillet
1801). Même de nos
jours, cette expression de miracle, pour qualifier le Concordat, revient
constamment sous la plume des écrivains catholiques. Le cardinal Mathieu,
dans son ouvrage, ne parle pas autrement que Consalvi. Le Concordat ne
s'explique pour lui que par une intervention de la Providence et Napoléon est
un nouveau Cyrus. Cette
joie profonde, ressentie par le monde clérical, aurait dû faire réfléchir
Bonaparte, s'il en avait été témoin. S'il eût été moins confiant en lui-même,
ou seulement s'il eût mieux connu l'Église, peut-être se serait-il moins
félicité sur le moment et n'aurait-il pas multiplié ensuite les largesses au
clergé ! L'Église
obtenait du Premier Consul des avantages inespérés. Le
Concordat mettait fin à ce schisme constitutionnel qui durait depuis onze ans
et qui menaçait de s'éterniser. Le clergé recouvrait sa place officielle dans
l'État, en même temps qu'un traitement. Dans un pays aussi centralisé que la
France, ce n'était pas un mince privilège que de représenter l'État et de se
couvrir de son autorité ! Le Premier Consul faisait profession de
catholicisme. Autrement, comment aurait-il pu nommer les évêques ? Le
Président de la République française était naguère encore chanoine du Latran.
Ainsi se trouvait violé, pour la première des magistratures, l'article de la
Déclaration des droits qui dit que tous les Français sont accessibles à
toutes les fonctions publiques, sans distinction de religion. Bonaparte
avait cru prendre toutes ses précautions pour empêcher l'immixtion du pape
dans les affaires de France. Il avait cru rétablir et fortifier le
gallicanisme. Et il se trouvait justement que, sur un point essentiel, le
Concordat augmentait les pouvoirs du pape et transgressait outrageusement les
fameuses libertés gallicanes. Le Concordat donnait au pape le droit d'exiger
la démission des anciens évêques, droit inouï, car jusque-là le caractère
épiscopal avait été considéré comme indélébile. Celui qui en était revêtu ne
pouvait en être privé que pour indignité et après un jugement régulier. Or le
pape, sans autre raison que l'intérêt du moment, destituait d'un trait de
plume tous les anciens évêques d'avant la Révolution qui existaient encore.
L'opération était aussi hardie, aussi scandaleuse en son genre, que celle par
laquelle les Constituants avaient destitué les évêques non-jureurs. Donner
au pape un tel pouvoir, n'était-ce pas se créer pour l'avenir des difficultés
redoutables ? Si le
Concordat spécifiait que le chef de l'État nommait les évêques, il restait
muet sur le point de savoir comment les évêques seraient destitués ! Ce droit
de destitution appartiendrait-il au pape, ou bien au Premier Consul ? Le
silence de l'acte laissait au pape libre carrière. Ayant destitué les anciens
évêques, ne pourrait-il pas être tenté de destituer les évêques
concordataires ? On sait qu'il ne s'en fit pas faute, ces derniers temps[15]. Aussi n'est-il pas exagéré de
dire que le Concordat fit plus pour l'absolutisme pontifical que toute
l'éloquence des docteurs ultramontains. Bonaparte
s'était dit que son droit de nomination aux évêchés lui assurerait un clergé
fidèle. Il n'avait oublié qu'une chose : c'est que le Concordat ne lui
donnait pas, à lui tout seul, le pouvoir de faire un évêque. Le pape devait
donner l'institution canonique et rien ne spécifiait qu'il fût dans
l'obligation de la donner à coup sûr à tous les évêques nommés par le Premier
Consul. Le pape restait au fond le maître de la nomination. Dès le temps de
Napoléon, il introduisit dans les bulles d'investiture le fameux Nobis
qui consacrait ses prétentions. Il exigea et obtint des gouvernements faibles
qu'aucun évêque ne serait nommé par le pouvoir civil sans une entente
préalable avec le Saint-Siège. Ainsi le droit de nomination, accordé au chef
de l'État, était réduit dans la pratique à un simple droit de présentation.
La querelle du nobis nominavit a duré tout le XIXe siècle et n'était
pas résolue au XXe. En fait, le nouveau clergé fut infiniment plus
ultramontain que l'ancien. Bonaparte
avait cru s'abriter derrière le rempart des articles organiques contre les
envahissements de la papauté. Ce rempart devait être bien fragile. Le pape
protesta contre les organiques et ne se résigna à les subir qu'à contre-cœur,
se réservant de les éluder chaque fois qu'il en aurait l'occasion et le
moyen. L'esprit du siècle, le progrès continu des libertés publiques
travailla ici pour l'Église. La plupart des articles organiques devinrent
rapidement inapplicables. Déjà Napoléon dut fermer les yeux sur l'observation
de l'article 26, qui exigeait des candidats à la prêtrise l'âge de vingt-cinq
ans et la possession d'un revenu de 300 francs. Il autorisa les fondations
pieuses autrement qu'en rentes sur l'État. Le costume à la française,
l'appellation de Monsieur et de Citoyen imposée aux évêques et aux prêtres,
ne furent jamais sérieusement en usage. Comment s'y prendrait-on, à notre
époque de liberté illimitée de la presse, pour empêcher en France la
publication des actes du Saint-Siège ? Depuis que l'enseignement est déclaré
libre, comment obligerait-on les séminaires à enseigner la déclaration de
1682 ? Depuis que le domaine civil et le domaine religieux sont regardés
comme des domaines distincts, on voit mal le chef de l'État faisant examiner
la doctrine des futurs candidats à l'épiscopat ! Quant au serment, qui
faisait aux citoyens évêques une obligation de dénoncer au gouvernement tout
ce qui se tramait contre lui dans leur diocèse, je n'ai pas besoin de dire
quel empressement ont mis les citoyens évêques à se faire les délateurs
officiels des régimes qui leur déplaisaient ! Je ne crois pas que beaucoup de
ministres aient jamais légiféré sur les prédications du Carême et de l'Avent,
qu'ils aient souvent corrigé la liturgie et le catéchisme ! Comme on l'a dit,
nous ne concevons plus aujourd'hui les articles organiques qu'illustrés par
le crayon du caricaturiste Forain. Le
calcul de Bonaparte se trouva déjoué. Il avait voulu se rendre maître de
l'Église et l'Église lui échappa presque aussitôt. Elle accepta ses présents,
elle fortifia ses positions, et, un beau jour, quand elle se sentit assez
puissante pour ne plus rien craindre, elle se retourna contre son
bienfaiteur. Le Concordat n'était pas signé depuis six ans que le pape
excommuniait l'Empereur, que l'Empereur arrêtait le pape, l'emprisonnait à
Gênes, à Savone, à Fontainebleau et annexait ses États. Dans cette crise
d'une gravité exceptionnelle, Napoléon n'eut pas, comme Louis XIV dans une
occasion analogue, la bonne fortune de pouvoir compter sur un clergé fidèle.
On comprend que Napoléon ait regretté amèrement la faute du Concordat. S'il
avait mieux connu l'Église, il n'aurait pas commis cette faute dont les
conséquences ont pesé lourdement sur notre patrie. Il aurait su que l'Église
romaine n'a jamais renoncé à son vieil idéal théocratique du moyen âge, à son
rêve de domination absolue. Pour
s'en convaincre, il n'est besoin que d'ouvrir les récents ouvrages qui
paraissent tous les jours sous la plume d'ecclésiastiques. Je lis dans une Histoire
du Concordat, qui a paru en 1903, cette définition typique des rapports
de l'Église et de l'État : « Comme
l'âme est supérieure au corps, ainsi la société religieuse doit se
subordonner la société civile. L'Église doit commander à l'État...
L'Église, étant la société majeure, à considérer la nature des intérêts
confiés à son gouvernement et la sublime fin qu'Elle se propose d'atteindre,
a le droit à la suprême direction. Sans se laisser envahir par Elle,
l'État a le devoir de se placer sous sa bienfaisante tutelle... Un État,
soucieux du bien public, acceptera avec courage cette sage subordination. Ce
fut la règle de conduite des puissances séculières au moyen âge, époque de
l'apogée du catholicisme, qui étendait son influence sur toutes les
manifestations de la vie individuelle, sociale et publique[16]... » Et M.
l'abbé Sevestre ajoute que si l'Église a signé parfois des Concordats avec
les, puissances séculières, c'est par « pure et maternelle condescendance ». Les
États sont avertis. L'Église romaine ne condescend à traiter avec eux que
pour les remettre sous son autorité. C'est en vain qu'ils multiplieront les
précautions et les moyens de défense, l'Église ne cédera qu'en apparence à
leur pression et n'attendra qu'une occasion pour reprendre son dessein
immuable. Entre
l'État et l'Église, il ne peut donc pas exister d'accord sincère et sans
arrière-pensée. Le Concordat de 1802 n'a été qu'une trêve, qu'un compromis,
consenti par un ambitieux maladroit, qui s'est trouvé sacrifier ses propres
intérêts bien entendus en même temps que ceux de la France. Loin d'avoir eu
le mérite de trancher les conflits entre l'Église et l'État, il les a posés
sous de nouvelles formes, mais plus avantageuses à l'Église. L'excuse
de Bonaparte, c'est que son erreur fut en grande partie celle de son temps.
Il vivait à une époque où on croyait la religion absolument nécessaire à la
société. La Révolution, qui fit à certains moments une guerre implacable au
catholicisme, ne s'était point élevée pourtant jusqu'à l'idée de laïcité.
Elle avait séparé l'État de l'ancienne Église, mais elle avait laissé à
l'État le caractère religieux, et tout son effort avait consisté à remplacer
le catholicisme par un culte civique. Il est
remarquable cependant que la Séparation, incomplète et bâtarde, accomplie par
la Convention et le Directoire, produisit d'excellents résultats. 11 y a un
siècle, l'expérience était tentée dans les conditions les plus fâcheuses. La
lutte de la Révolution et de la Contre-Révolution faisait de la France
entière un immense champ de bataille. Le fanatisme politique aiguisait le
fanatisme religieux. La Terreur toute récente laissait dans les cœurs des
haines formidables, des rancunes inexpiables. La masse enfin croupissait
encore dans l'ignorance et la superstition, et l'élite même n'était pas
délivrée de tout préjugé. Et, néanmoins, en dépit de toutes les influences
contraires, la Séparation, survenant en pleine bataille, fut dans une large
mesure un bienfait pour les idées laïques. Il n'est pas malaisé de deviner ce
qu'elle sera dans notre France du XXe siècle, infiniment moins religieuse que
la France d'il y a cent ans, parce qu'elle a été façonnée, par l'école
gratuite et obligatoire, au raisonnement et à la liberté. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
C'est le chiffre cité par l'abbé Grégoire, d'après un relevé du ministère des
Finances, Histoire du mariage des prêtres, Paris, Baudouin, 1826, p. V.
[2]
Abbé J. Grente, Le culte catholique à Paris, de la Terreur au Concordat, Paris,
Lethielleux, 1903, p. 22.
[3]
Chaptal, Souvenirs, p. 326.
[4]
Archives nationales, F¹⁹ 866.
[5]
Annales de la Religion (journal du clergé constitutionnel), t. X, n° 1.
[6]
Le Correspondant du 10 novembre 1904, p. 468-469.
[7]
Boulay (de la Meurthe), Documents sur la négociation du Concordat, III,
159.
[8]
A. Debidour, Histoire des rapports de l'Église et de l'État en France au
XIXe siècle, Paris, Alcan, 1898, p. 226.
[9]
Cité par Aulard, Histoire politique de la Révolution, Paris, A. Colin,
p. 734.
[10]
Aulard, Histoire politique de la Révolution, p. 734.
[11]
Lettres inédites de Durand de Maillane, dans mes Contributions à l'histoire
religieuse de la Révolution.
[12]
On appelle ainsi les réfractaires anti-concordataires.
[13]
Cité par Aulard, Histoire politique de la Révolution française, p. 741.
[14]
Cité par Aulard, Histoire politique de la Révolution française, p. 738.
[15]
On n'a pas oublié les « démissions » de MM. Geay, Le Nordez, L. Lacroix.
[16]
L'histoire, le texte et la destinée du Concordat, par l'abbé E.
Sevestre, 1re édition, Angers, Siraudeau, 1903, p. 145 et 146.