IV. — Hébertistes et
Dantonistes. - La politique de Robespierre approuvée par la Convention et
légalisée par le décret du 1513 frimaire an II. - Robespierre a-t-il sauvé le
catholicisme ? Ce que fut sa politique.
IV Si
Robespierre, comme on le veut, avait été d'accord avec Danton pour écraser
les Hébertistes, l'occasion était belle de les englober dans la conspiration,
puisque Chabot avait formellement accusé leurs chefs[1]. Mais
Robespierre, malgré les préventions qu'il avait contre eux, refusa de croire
à la culpabilité des Hébertistes. Les dires de Chabot à leur égard lui
parurent dictés par la rancune et la vengeance. Non seulement il n'en tint
pas compte, mais il prit la défense de Pache, de Chaumette et d'Hébert auprès
du Comité de Sûreté générale et réussit à les préserver de l'arrestation[2]. Loin de
songer à élargir le complot, il' voulait au contraire le restreindre, afin de
ne pas compromettre cette union des patriotes qui seule, il l'avait dit le 27
brumaire, pourrait sauver la république. Les meneurs du Comité central des
sociétés populaires lui parurent les plus coupables et c'est contre eux qu'il
essaya de détourner l'indignation nationale. Rien ne
prouve d'ailleurs que Danton eût accepté d'aider Robespierre contre les
Hébertistes. A cette date, Danton et Hébert ne sont pas encore des ennemis
irréconciliables. Hébert prononça, le 1er frimaire, aux Jacobins, à l'adresse
de Danton, les paroles suivantes qui renfermaient une avance directe : « On
disait aussi que Danton était émigré, chargé, disait-on, des dépouilles du
peuple et qu'il était allé en Suisse... Je l'ai rencontré ce matin dans les
Tuileries, et, puisqu'il est à Paris, il faut qu'il vienne s'expliquer
fraternellement aux Jacobins. Tous les patriotes se doivent de démentir les
bruits injurieux qui courent sur leur compte. Il faut qu'ils se réunissent à
la masse commune[3]. » Il
n'est pas nécessaire, pour rendre compte de la politique de Robespierre, de
faire intervenir des manœuvres sourdes, des ententes secrètes. Cette
politique s'est développée au grand jour, elle porte en elle-même son
explication. Il n'est besoin pour la comprendre que de relire avec attention
le discours que Robespierre prononça à la séance du 1er frimaire aux
Jacobins. Hébert
venait de se féliciter que tout malentendu fût désormais dissipé entre lui et
Robespierre. Il avait mis sur le compte de Proly et de Dubuisson les
intrigues des jours précédents et il avait conclu que, pour épouvanter les
aristocrates, on mit promptement en jugement ce qui restait de la race de
Capet. Momoro
après Hébert avait renchéri sur les intrigues royalistes et avait ajouté que
le seul remède était la prompte punition de tous les prêtres : « Il
faudra toujours trembler s'il reste un seul prêtre ». Dès le
premier mot, Robespierre écarta la politique préconisée par Hébert et par
Momoro. Au premier il répondit : « A qui persuadera-t-on que la punition de
la méprisable sœur de Capet imposerait plus à nos ennemis que celle de Capet
lui-même et de sa criminelle compagne ? » C'était s'opposer au jeu continu de
la guillotine. A Momoro, Robespierre fit une réponse plus longue où il exposa
toute sa politique religieuse. « Vous craignez, dites-vous, les prêtres
! Les prêtres craignent bien davantage les progrès de la lumière. Vous avez
peur des prêtres ! et ils s'empressent d'abdiquer leurs titres pour les
échanger contre ceux de municipaux, d'administrateurs et même de présidents
de sociétés populaires. Croyez seulement à leur amour de la patrie, sur la
foi de leur abjuration subite, et ils seront très contents de vous. » —
Et Robespierre raillait le désintéressement de ces évêques qui abdiquaient
leur bénéfice constitutionnel, maintenant qu'il avait été réduit à une
indemnité dérisoire. Il les montrait plus redoutables sous l'habit laïque,
sous le masque patriotique que sous la soutane : « Oui, craignez non pas
leur fanatisme, mais leur ambition, non pas l'habit qu'ils portaient, mais la
peau nouvelle dont ils se sont revêtus. Au reste, ceci ne s'applique point à
tous les prêtres ; je respecte les exceptions, mais je m'obstine à croire
qu'elles sont rares. » Après avoir ainsi jeté le soupçon et le mépris sur les
prêtres abdicataires, il montrait les dangers d'une déchristianisation
violente : « ... Je ne vois plus qu'un seul moyen de réveiller parmi nous le
fanatisme, c'est d'affecter de croire à sa toute-puissance. Le fanatisme est
un animal féroce et capricieux, il fuyait devant la raison ; poursuivez-le
avec de grands cris, il retournera sur ses pas... » La déchristianisation
était impolitique. Elle pouvait diviser les patriotes, car il y a des
croyants qui sont sincères patriotes. « On a supposé qu'en accueillant des
offrandes civiques, la Convention avait proscrit le culte catholique. Non, la
Convention n'a point fait cette démarche téméraire. La Convention ne la fera
jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes qu'elle a
proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour
troubler l'ordre public ; on a dénoncé les prêtres pour avoir dit la messe ;
ils la diront plus longtemps, si on les empêche de la dire. Celui qui veut
les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe... » Robespierre
ne se contentait pas d'affirmer le droit du catholicisme à l'existence et de
préjuger par avance la décision de la Convention, il semblait croire que le
mouvement déchristianisateur était un mouvement athée, parce qu'en effet
l'athée Cloots venait de s'y tailler une place retentissante, et il se
mettait alors à défendre non pas la vérité, mais l'utilité sociale de la
croyance en Dieu : « ... Tout philosophe, tout individu peut adopter
là-dessus (sur Dieu)
l'opinion qu'il lui plaira. Quiconque voudrait lui en faire un crime est un
insensé ; mais l'homme public, mais le législateur serait cent fois plus
insensé qui adopterait un pareil système. La Convention nationale l'abhorre.
Ce n'est point en vain qu'elle a proclamé la déclaration des droits de
l'homme en présence de l'Être suprême. On dira peut-être que je suis un
esprit étroit, un homme à préjugés ; que sais-je ? un fanatique. J'ai déjà
dit que je ne parlais ni comme un individu, ni comme un philosophe
systématique, mais comme un représentant du peuple. L'athéisme est
aristocratique ; l'idée d'un grand Être qui veille sur l'innocence opprimée
et qui punit le crime triomphant est toute populaire (vifs
applaudissements).
Le peuple, les malheureux m'applaudissent, si je trouvais des censeurs, ce
serait parmi les riches et parmi les coupables. J'ai été dès le collège un
assez mauvais catholique[4] ; je n'ai jamais été ni un ami
froid, ni un défenseur infidèle de l'humanité. Je n'en suis que plus attaché
aux idées morales et politiques que je viens de vous exposer. Si Dieu
n'existait pas, il faudrait l'inventer... » Si on
s'en tenait à Ces seules citations et si on faisait abstraction des autres
discours de Robespierre, on pourrait à la rigueur s'imaginer qu'il condamnait
absolument le mouvement de déchristianisation et qu'il s'apprêtait à le
refouler sans merci. C'est bien ainsi que l'a compris M. Aulard. M. Aulard
n'a sans doute lu le discours de Robespierre que clans le Moniteur.
S'il avait parcouru la version qu'en donne l'Anti-Fédéraliste, journal
inspiré par Robespierre lui-même, il serait peut-être moins pressé de porter
contre l'incorruptible l'accusation de fanatisme que celui-ci prévoyait. Loin de
condamner en bloc le mouvement de déchristianisation, Robespierre
s'appliquait soigneusement à distinguer les résultats utiles de ce
mouvement et les voulait intangibles : « Que l'argent des églises soit porté
au trésor public, la raison et la patrie sourient à celte offrande ; que tous
les prêtres soient surveillés, la patrie et la raison y sourient encore...
L'argenterie est bien au trésor, tous ceux qui abjurent leurs pratiques
religieuses méritent noire estime, il ne faut pas inquiéter ceux qui sont
attachés non à la superstition, mais à l'idée de la divinité ; nous n'en
poursuivrons pas moins les prêtres rebelles à la loi...[5] » Autrement dit, les
églises continueraient d'être dépouillées, les prêtres abjureurs de mériter
l'estime (les patriotes par cette abjuration, les autres seraient surveillés.
Ce qui était proscrit, ce qui était impolitique, c'était moins la guerre au
catholicisme que la guerre à la divinité. La campagne anticléricale
continuerait, mais on éviterait de lui donner un caractère officiel[6]. Robespierre
termina son discours en protestant à son tour contre les mensonges impudents
des intrigants qui l'avaient représenté comme hostile à Hébert. II demandait
l'expulsion de ces intrigants, agents de l'étrangers, les Proly, les
Dubuisson, les Deffieux, les Pereira, il proposa d'expulser aussi leurs
complices par un scrutin épuratoire, — ce qui fut adopté d'enthousiasme. L'émotion
produite par la dénonciation de Chabot était telle que personne, parmi les
plus fougueux déchristianisateurs, n'osa résister ouvertement à la nouvelle
politique proposée par Robespierre. La presse fut unanime à louer sa sagesse.
Pas un cri discordant ne s'éleva. Tel qui parlait auparavant d'exterminer les
prêtres, n'eut plus à la bouche que la liberté des cultes. Dès le
2 frimaire, la Convention s'associait officiellement aux vues exposées la
veille par Robespierre. Le
député Forestier, au nom de plusieurs Comités réunis, vint rapporter un
projet de décret qui avait pour but d'accorder des secours aux prêtres
abdicataires[7] cette occasion, les opinions de
ceux qui voulaient continuer et accélérer le mouvement et de ceux qui
voulaient le modérer et le ralentir s'entrechoquèrent. Les premiers
demandèrent ou bien qu'on supprimât tout subside aux prêtres, qu'ils fussent
ou non abdicataires, ou bien qu'on accordât aux uns et aux autres la même
pension. Les seconds, au contraire, ne voulurent attribuer aux abdicataires
qu'un secours inférieur au traitement qui continuerait d'être payé à leurs
confrères restés en fonctions. Leur but était visible. Ils visaient à enrayer
les abdications. Ce furent ceux-ci qui triomphèrent et avec eux la politique
de Robespierre et du Comité de Salut public. Quand
Forestier eût fini son rapport, un membre inconnu qualifia d'absurde son
projet de décret, absurde, « parce qu'il continue un salaire à des évêques, à
des prêtres, tandis que vous propagez dans la république ce principe
d'éternelle vérité que les prêtres ont été les fléaux des nations et que
c'est par leurs mains que la terre a été arrosée du sang des peuples ». Il
fallait laisser « un libre cours à la raison », dont les progrès
s'apercevaient chaque jour. Merlin (de Thionville), après cet Hébertiste, demanda
que la pension accordée aux prêtres fût égale pour tous, afin que « ceux
qui continueraient à enseigner le mensonge et l'erreur ne fussent pas mieux
traités que ceux qui abdiqueraient leur état ». Mais la
Convention fut sourde à cette logique. Cambon, Levasseur et Danton, tout en
disant beaucoup de mal des prêtres, firent voter le décret, qui était un
frein à la déchristianisation. Les évêques, curés et vicaires qui
abdiqueraient recevraient des secours annuels, gradués suivant leur âge, mais
inférieurs à leurs pensions d'activité — 800 livres jusqu'à 50 ans, 1.000
livres jusqu'à 70, 1.200 au-dessus —. Sur la proposition de Thuriot, on
décida de ne point parler dans le décret des traitements des ecclésiastiques
qui resteraient en fonctions, les traitements étaient donc tacitement
maintenus[8]. Cambon,
alors bien changé, depuis le jour de l'automne précédent où il avait proposé
la suppression complète du budget des cultes, s'était exprimé comme
Robespierre sur les dangers d'aller trop vite et de heurter le sentiment
public. Il aurait voulu ajourner la discussion du décret jusqu'au 1er janvier
1794. Quant à
Danton, il avait eu l'air, lui aussi, d'adopter la politique de Robespierre,
mais il en avait singulièrement élargi la portée et lui avait donné une
extension que Robespierre n'aurait certainement pas avouée : « Le règne
des prêtres est passé, mais le règne politique vous appartient. C'est à vous
d'adopter ce qui est utile au peuple, et de rejeter ce qui peut le perdre ou
lui nuire. Sur quelle considération fondez-vous les décrets que vous rendez ?
Sur l'économie du sang des hommes., Sachez, citoyens, que vos ennemis ont mis
à profit pour vous perdre jusqu'à la philosophie qui vous dirige ; ils ont
cru qu'en accueillant les prêtres que la raison porte à abandonner leur état,
vous persécuteriez ceux qui sont aveuglés par le bandeau de l'erreur. Le
peuple est aussi juste qu'éclairé. L'Assemblée ne veut salarier aucun culte ;
mais elle exècre la persécution et ne ferme point l'oreille aux cris de
l'humanité Citoyens, il faut concilier la politique avec la saine raison ;
apprenez que, si vous ôtez aux prêtres les moyens de subsister, vous les
réduisez à l'alternative ou de mourir de faim ou de se réunir aux rebelles de
la Vendée... je demande l'économie du sang des hommes... » C'était
là un langage tout nouveau, même dans la bouche d'un Indulgent. Danton
parlait tout différemment de Merlin (de Thionville) ou de Thuriot. La réaction
qu'il préconisait n'était pas seulement une réaction politique, mais une
réaction religieuse. Il ne réclamait rien moins que la fin de la Terreur. Les
Indulgents avaient essayé jusque-là d'abriter leur modérantisme derrière la
façade d'un anticléricalisme intransigeant. Danton dédaignait ce subterfuge
ou l'estimait usé. Très adroitement, il s'efforçait de dériver au profit de
sa politique rétrograde le courant de prudence ouvert par Robespierre. Il se
disait sans doute qu'il grouperait ainsi tous ceux qu'effrayaient la Terreur,
tous ceux qui étaient las de la Révolution et qu'avec leur appui il serait
assez fort pour rentrer au pouvoir. Je ne
sais si Robespierre s'est félicité intérieurement du prétendu concours de
Danton, mais je remarque que, dans les jours qui suivent, celui-ci émit des
avis, fit des propositions qui génèrent les Comités. Le 3
frimaire, Danton proposa d'augmenter les pouvoirs du Comité de Salut public
et de lui donner notamment le droit de nommer et de destituer les procureurs
généraux syndics des départements. Billaud-Varenne, loin de se féliciter du
cadeau, le repoussa avec énergie au nom du Comité de Salut public et déclara
même que la proposition de Danton était subversive du gouvernement électif.
Il est visible qu'il lui imputait des arrière-pensées. La chose se comprend
de reste quand on songe que déjà Danton avait proposé, le fer août, de
transformer le Comité de Salut public en gouvernement provisoire. Cette
proposition avait paru à Billaud, à Barère et à Robespierre un moyen de
paralyser le nouveau Comité de Salut public, dont Danton depuis peu de jours
ne faisait plus partie[9]. Le 6
frimaire, Danton fit une sortie contre les « mascarades antireligieuses » qui
continuaient de se dérouler à la barre de la Convention : « Nous ne voulons
nous engouer pour personne. Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur
et du fanatisme, nous ne voulons pas plus honorer le prêtre de l'incrédulité,
nous voulons servir le peuple. » Robespierre n'aurait pas mieux dit, mais
Danton passait aussitôt à des considérations d'un ordre tout différent. « Il
faut que les Comités préparent un rapport sur ce qu'on appelle une
conspiration de l'étranger. » Le reproche, pour être voilé, n'en était pas
moins clair. Danton trouvait que le scandale Chabot avait trop duré. La critique
se précisait ensuite et s'aggravait : « Il faut nous préparer à donner
du ton et de l'énergie au gouvernement ». Danton estimait-il que le
gouvernement manquait de ton et d'énergie ? « Le peuple veut et il a raison
que la terreur soit à l'ordre du jour ; mais il veut que la terreur soit
reportée à son vrai but, c'est-à-dire contre les aristocrates, contre les
traîtres amis de l'étranger. Le peuple ne veut pas que celui qui n'a pas reçu
de la nature une grande force d'énergie, mais qui sert sa patrie de tous ses
moyens, quelques faibles qu'ils soient, non, le peuple ne veut pas qu'il
tremble... » Reporter la Terreur à son vrai but ? N'était-ce pas insinuer
assez nettement qu'elle servait maintenant à opprimer les patriotes, quels
patriotes ? Fallait-il comprendre ceux que le gouvernement, qui manquait
pourtant d'énergie, venait de faire-arrêter, les Osselin, les Chabot, les
Delaunay, les Basire, tous chers au cœur de Danton[10] ? Un
partisan des Comités, Fayau, ne s'y trompa pas. Il releva vertement les
insinuations et les critiques qui venaient d'être lancées contre le
gouvernement : « Danton a dit que nous faisons un essai de gouvernement
républicain. Je suis bien loin de partager cette opinion. N'est-ce pas donner
à penser qu'un autre gouvernement peut convenir au peuple ? Non, nous
n'aurons pas juré en vain la République ou la Mort, nous aurons toujours la
République... » C'était
accuser Danton de nourrir des arrière-pensées royalistes et on sait que le
bruit courait que Danton voulait délivrer le dauphin, le faire proclamer et
gouverner comme régent sous son nom. Comme
s'il avait été frappé à l'endroit sensible, Danton recula, tel un simple
Basire. Il protesta que Fayau avait dénaturé sa pensée, qu'il voulait
toujours que la terreur fût à l'ordre du jour, qu'il était républicain, «
républicain impérissable ». Et, à la fin de la séance, sans doute pour mieux
couvrir sa retraite, il réclama la prompte organisation des fêtes nationales
et de -l'instruction publique. « Si la Grèce eut ses jeux olympiques, la
France solennisera aussi ses jours sans-culottides. Le peuple aura ses fêtes
dans lesquelles il offrira de l'encens à l'Être suprême, au maître de la
Nature, car nous n'avons pas voulu anéantir la superstition pour établir le
règne de l'athéisme[11]. » La
Convention décréta une fois de plus que son Comité d'Instruction publique lui
présenterait sous peu un projet d'organisation des fêtes nationales. Au
moment même où elle désapprouvait la déchristianisation violente, elle
décidait d'organiser le culte de la Raison. Cette
séance montre bien que la Convention entendait suivre Robespierre et le
Comité de Salut publie dans leur politique religieuse. Elle voulait bien ne
pas accorder de prime aux prêtres abdicataires. Elle voulait bien refuser de
mettre les prêtres encore en fonctions hors la loi. Elle n'était pas fâchée
qu'on fît cesser le scandale des « mascarades ». Mais, d'autre part, elle se
gardait de démolir le culte républicain. Elle se contentait de l'opposer au
catholicisme, sans essayer de l'y substituer par la force. Si elle supposait
des arrière-pensées aristocrates à certains acteurs de la déchristianisation,
en revanche, elle supposait aussi des arrière-pensées analogues aux prôneurs
à tout prix de la clémence et de la modération. Bref, elle s'apprêtait à marcher
entre les deux écueils contraires. Voilà pourquoi elle suivit Robespierre,
dans la conviction que Robespierre ne l'entraînerait pas au-delà des bornes
de la prudence, mais qu'il renfermerait la réaction contre la
déchristianisation entre de sages limites. Elle suivait Robespierre mais elle
se défiait de Danton. Robespierre,
lui, était alors moins défiant que la Convention. Le 13 frimaire, Danton
avait été accueilli par des murmures, aux Jacobins, pour avoir combattu avec
violence une proposition qui avait pour but d'inviter la Convention à fournir
un local à chaque société populaire, autrement dit à transformer les églises
en salles de réunion publique. Il avait dû, en réponse aux rumeurs, présenter
son apologie et demander la nomination d'une commission chargée d'examiner
les accusations portées contre lui. Généreusement, Robespierre vint à son
secours, prononça son éloge, traita de calomnies les bruits qui couraient et
fit écarter la commission d'enquête. C'est
que Robespierre, à cette date, malgré les difficultés mêmes que lui
suscitaient parfois Danton et ses amis, entendait poursuivre sa politique
d'union. « La cause des patriotes est une, s'écriait-il, comme celle de la
tyrannie, ils sont tous solidaires. » Pendant tout le mois de frimaire, il
tenta de rallier au Comité de Salut public les hommes des deux partis qui lui
semblaient de bonne foi et qui n'étaient peut-être qu'égarés. Si les
Dantonistes n'entrèrent qu'à moitié, avec des réticences et des
arrière-pensées, dans la politique tracée par Robespierre, les Hébertistes
eux, dans ces premières décades qui suivirent la dénonciation de Chabot et le
retour de Danton, semblèrent s'y rallier en toute sincérité. Le 3
frimaire, en l'absence de Chaumette, le Conseil de la Commune, sans doute
poussé par les amis de Proly et de Dubuisson, prit un arrêté qui était une
sorte de réplique violente au discours prononcé par Robespierre
l'avant-veille aux Jacobins. L'arrêté ordonnait la fermeture immédiate de
toutes les églises de Paris encore ouvertes, l'arrestation comme suspect de
tout individu qui demandait l'ouverture soit d'un temple protestant ou juif,
soit d'une église. Il décidait enfin qu'une pétition serait faite à la
Convention pour réclamer un décret qui expulserait tous les prêtres de toute
espèce de fonctions et d'administrations publiques, de tout emploi dans les
manufactures d'armes et « pour quelque classe d'ouvrage que ce soit ». Chaumette
s'empressa de décliner toute responsabilité dans le vote de cet arrêté et
s'efforça de le faire rapporter. Le 5 frimaire, il déclarait que ce serait
violer les droits de l'homme que d'interdire aux ex-prêtres le moyen de
gagner leur pain. « De quel droit condamneriez-vous un ci-devant prêtre
à mourir de faim ? N'est-il pas homme ? » Il ne put obtenir ce
jour-là que le rapport de la dernière phrase de l'arrêté où se trouvaient les
mots : « pour quelque classe d'ouvrage que ce soit ». Mais il
revint à la charge, le S frimaire, et prononça un grand discours tout
imprégné de la pensée robespierriste. Il s'y élevait avec énergie contre les
intrigants pervers qui voulaient « faire dépasser le but » aux patriotes. Il
mettait en garde contre « leur exagération perfide ». Il raillait les «
demi-savants », les « philosophes d'un jour », « plus fanatiques que ceux
contre lesquels ils pensent s'élever » et il résumait son point de vue par
cette formule : « Pour moi, si j'ai méprisé la superstition, je ne me crois
pas en droit de persécuter celui qui en est atteint ». La persécution fait
des martyrs. Elle pousse les simples au désespoir : « Peu nous importe
que tel soit théiste ou athée, catholique ou grec, ou calviniste, ou
protestant, qu'il croie à l'Alcoran, aux miracles, aux loups-garous, aux
contes de fées, aux damnés, cela ne nous regarde pas, qu'il rêve tant qu'il
voudra, pourvu que ces rêves ne soient ni trop bruyants, ni trop furieux, peu
nous importe. Ne nous informons pas s'il va à la messe, à la synagogue ou au
prêche, informons-nous seulement s'il est républicain ; ne nous mêlons pas de
ses lubies ; mêlons-nous d'administrer, de lui assurer le libre exercice de
ses droits, même de celui de rêver. » De cet exposé de principes Chaumette
tirait des conclusions pratiques. Il requit : 1° « que le conseil de la
Commune n'entendît plus aucune proposition, pétition ou motion sur aucun
culte ni sur aucune idée métaphysique ou religieuse », et 2° « qu'il
déclarât que, l'exercice des cultes étant libre, il n'a jamais entendu et
n'entendra jamais empêcher les citoyens de louer des maisons, de payer leurs
ministres, pour quelque culte que ce soit, pourvu que l'exercice de ce culte
ne nuise pas à la société par sa manifestation ; que, du reste, il fera
respecter la volonté des sections qui ont renoncé au culte catholique pour ne
reconnaître que celui de la raison, de la liberté et des vertus républicaines
». Chaumette
entendait donc, comme Robespierre, maintenir ce qui était acquis,
c'est-à-dire la désaffectation des églises paroissiales consacrées désormais
aux fêtes décadaires, mais il ne voulait pas aller plus loin, il réclamait
pour les catholiques l'exercice du culte privé. Les
déchristianisateurs de la Commune répondirent bien à Chaumette que sa
proposition allait rendre au fanatisme une nouvelle vigueur, que, tout au
moins, elle arrêterait l'heureuse impulsion donnée à l'esprit public par les
sections défanatisées. Chaumette, soutenu par Pache, eut gain de cause. Et,
en fait, les chapelles privées catholiques à Paris furent paisiblement
ouvertes au culte pendant tout l'hiver de 1793-1794[12]. Ce
n'était pas seulement Chaumette qui secondait Robespierre avec cet entrain,
Hébert lui embouait le pas à son tour, le 8 frimaire, aux Jacobins. Au
début de cette séance, Robespierre monta à la tribune pour se défendre contre
les malveillants qui le représentaient comme un protecteur déguisé du
catholicisme. Il exhiba une lettre qu'on lui avait envoyée cachetée avec
l'empreinte d'un gros évêque. « Le premier, continue-t-il, j'ai osé dire
à cette tribune qu'il pouvait être un prêtre honnête homme : je le crois
encore. Il en est venu à la Convention faire de bonne foi le sacrifiée de
leurs titres. Ceux-là obtiendront notre estime : ceux-là, nous les soutiendrons.
Mais les aristocrates qui, en portant au milieu de farces ridicules les
dépouilles des églises, semblaient se faire un mérite de cette offrande,
tandis qu'ils allaient dire au peuple : « Voyez-vous ce qui vous est
arrivé ? Quand nous vous avions dit que la Convention était un rassemblement
d'athées, que les Jacobins sont des impies ! Voyez-vous jusqu'où ils ont
porté leur audace et leurs desseins criminels ? » Ceux-là porteront la
peine de leur perfidie[13]. » Robespierre précisait
ensuite la politique qu'il recommandait à la société : « Oui, dans le
mouvement subit et extraordinaire qui vient d'être excité, nous prendrons tout
ce que le peuple peut avouer et nous rejetterons tous les excès par lesquels
nos ennemis veulent déshonorer notre cause : nous tirerons de ce mouvement
les ressources dont la patrie a besoin pour foudroyer ses ennemis ; nous en
tirerons un hommage rendu à la morale et à la liberté ; mais, nous ne
souffrirons pas qu'on lève l'étendard de la persécution contre aucun culte,
que l'on cherche à substituer des querelles religieuses à la grande cause de
la liberté que nous défendons. Nous ne souffrirons pas que l'on confonde
l'aristocratie avec le culte et le patriotisme avec l'opinion qui les
proscrit[14]. » Loin de proscrire en
bloc la déchristianisation, Robespierre distinguait parmi ses auteurs. Il y
découvrait des prêtres philosophes à intentions droites qui méritaient la
protection du gouvernement ; — des aristocrates déguisés qui « affectaient
d'insulter aux choses que le peuple a vénérées pour irriter les esprits, qui
prêchaient l'athéisme avec un fanatisme outré » ; — des gens qui
voulaient faire oublier leurs taches originelles en révolution par des
démonstrations d'un zèle exagéré ; — d'autres enfin qui « avaient été
guidés par une sorte de manie philosophique et par l'ambition du bel esprit,
semblables à ce Manuel qui, pendant tout le temps de sa magistrature, sua
sang et eau pour faire des épigrammes contre les prêtres[15]. » A la
fin de la séance, Hébert s'associa formellement aux vues exprimées par
Robespierre et dénonça comme lui les déchristianisateurs hypocrites : « Il
est des hommes, dit-il, qui voudraient faire croire que nous ne voulons que
substituer un culte à l'autre. Ils font des processions et des cérémonies
religieuses pour Marat, comme on en faisait pour les saints. Ce sont ceux
qui, pendant quatre ans, forcèrent Marat à se cacher dans une cave qui
rendent aujourd'hui des honneurs si éclatants à sa mémoire. Marat, s'il eût
vécu, aurait, comme vous, méprisé et conspué ces adorations. Plusieurs
sections s'empressent de lui rendre des hommages ; l'on voit autour de sa
statue des hommes qui furent ses plus ardents persécuteurs. Déjà nous avons
empêché cette profanation. Continuons une surveillance rigoureuse. Il faut
vous dire que c'est un nouveau piège des ennemis du peuple pour discréditer
la révolution et lui donner un vernis de ridicule. Déjà l'on a dit que les
Parisiens étaient sans foi, sans religion, qu'ils avaient substitué Marat à
Jésus. Déjouons ces calomnies. » Le 21
frimaire encore, Hébert se défendit vivement contre le reproche que lui avait
adressé Bentabole d'avoir attaqué la croyance en Dieu : « On m'accuse
d'athéisme. Je nie formellement l'accusation... Quant aux opinions
religieuses, qu'on m'accuse d'avoir émises dans mon journal, je nie
formellement le fait et je déclare que je prêche aux habitants des campagnes
de lire l'Évangile. Ce livre de morale me paraît excellent et il faut en
suivre toutes les maximes pour être parfait jacobin. Le Christ me semble le
fondateur des sociétés populaires[16]. » Quand
on lit de pareils témoignages, on peut se demander s'il existait encore à
cette date des Hébertistes, selon la formule devenue classique, c'est-à-dire
des adversaires fanatiques et violents non seulement du christianisme, mais
de l'idée religieuse. La vérité, c'est que tous les partis s'empressaient à
l'envi de répudier les excès des 17 et 20 brumaire et des jours suivants. La
vérité, c'est que s'il y eût une réaction religieuse, tous les partis y
participèrent, avec plus ou moins de bonne foi. La
Convention montrait de jour en jour une froideur plus grande à l'égard de la
propagande antichrétienne. Le 9 frimaire, la société populaire de Blois lui
écrivait : « La philosophie fait des progrès dans les campagnes...
Les saints se lèvent en masse pour venir au secours de la patrie, les cloches
se fondent en canons, les confessionnaux se changent en guérites et les croix
en arbres de la liberté. Tout ce qui reste de la superstition va être
détruit, un temple consacré à la Raison, un autre à la Liberté et à
l'Égalité, où la Société populaire tiendra ses séances, vont la remplacer[17]. » L'adresse invitait la
Convention à nommer des commissaires patriotes et éclairés pour aller porter
la lumière dans les départements et surtout dans ceux qui avaient été le
théâtre de la guerre de Vendée. L'Assemblée passa dédaigneusement à l'ordre
du jour motivé sur la liberté des cultes qui était proclamée clans la
Constitution. Le 15
frimaire, la Convention approuva la célèbre Réponse aux manifestes des
rois ligués contre la République que Robespierre vint lui soumettre au
nom du Comité de Salut public et ordonna sa traduction dans toutes les
langues. Dans son souci de conserver à la France les sympathies des peuples
neutres, Robespierre y élevait une longue et vive protestation contre les
accusations de fanatisme irréligieux lancées aux révolutionnaires : « Vos
maîtres vous disent que la nation française a proscrit toutes les religions,
qu'elle a substitué le culte de quelques hommes à celui de la Divinité ; ils
nous peignent à vos yeux comme un peuple idolâtre ou insensé. Ils mentent :
le peuple français et ses représentants respectent la liberté de tous les
cultes et n'en proscrivent aucun. Ils honorent la vertu des martyrs de
l'humanité sans engouement et sans idolâtrie ; ils abhorrent 1 l'intolérance
et la persécution, (le quelque prétexte qu'elles se couvrent. Ils condamnent
les extravagances du philosophisme comme les folies de la superstition et
comme les crimes du fanatisme. Vos tyrans nous imputent quelques
irrégularités inséparables des mouvements orageux d'une grande révolution.
Ils nous imputent les effets de leurs propres intrigues et les attentats de
leurs émissaires. » La Convention avait le devoir « d'intervenir entre
le fanatisme qu'on réveille et le patriotisme qu'on veut égarer et de rallier
tous les citoyens aux principes de la liberté, de la raison et de la justice
». Robespierre
avait demandé à la Convention de prendre la direction du mouvement contre le
culte afin de le régler et de le faire tourner au profit de la République. La
séance n'était pas terminée que le Comité de Salut public proposait à
l'Assemblée, par l'organe de Barère, un projet de décret destiné à remplir
l'objet tracé par Robespierre, c'est-à-dire à « anéantir les influences
étrangères dans l'intérieur, comprimer les fanatiques et rassurer les
citoyens sur les idées religieuses ». Le
projet était ainsi conçu : « La Convention nationale, considérant ce
qu'exigent d'elle les principes qu'elle a proclamés au nom du peuple français
et le maintien de la tranquillité publique, décrète :1° Toutes violences et
mesures contraires à la liberté des cultes sont défendues ; 2° La
surveillance des autorités constituées et l'action de la force publique se
renfermeront, à cet égard, chacune pour ce qui la concerne, dans les mesures
de police et de sûreté publique ; 3° La Convention, par les dispositions
précédentes n'entend déroger en aucune manière aux lois et aux précautions de
salut public contre les prêtres réfractaires ou turbulents, ou contre tous
ceux qui tenteraient d'abuser du prétexte de la religion pour compromettre la
cause de la liberté. La Convention invite tous les bons citoyens, au nom de
la patrie, à s'abstenir de toutes disputes théologiques ou étrangères au
grand intérêt du peuple français pour concourir de tous leurs moyens au
triomphe de la République et à la ruine de tous ses ennemis. » En
termes généraux, mais clairs, ce texte signifiait que les prêtres
constitutionnels — en tant que prêtres — ne devraient plus être inquiétés,
qu'ils pourraient continuer leurs cérémonies, — si toutefois ces cérémonies
ne leur servaient pas de prétexte « pour compromettre la cause de la
liberté ». Les autorités étaient invitées à ne pas employer la force '
pour déchristianiser, mais il ne leur était pas prescrit de rouvrir les
églises là où elles étaient fermées. Il leur était au contraire recommandé de
prendre garde que l'usage de la liberté des cultes ne portât pas préjudice à
la sûreté publique, et elles étaient invitées à prendre à cet effet toutes
les « mesures de police » et les « précautions de salut public »
indispensables. C'était donc une liberté singulièrement restreinte,
singulièrement précaire que celle que le Comité de Salut public trouvait
politique d'offrir aux prêtres constitutionnels encore en fonctions. La
Convention avait approuvé à plusieurs reprises la politique de Robespierre.
Elle montra cependant quelques hésitations à voter le décret qui lui était
présenté. « Quelques membres, dit le Moniteur, demandent l'ordre du
jour, motivé sur la déclaration des droits. » Les journaux sont muets
sur les noms de ces membres et sur leurs raisons. On peut supposer qu'ils
écartèrent le projet comme inutile, qu'ils estimèrent qu'un simple rappel de
la déclaration des droits suffirait pour tranquilliser les catholiques
inoffensifs. L'Assemblée
se rangea d'abord à leur avis et le texte de Barère fut renvoyé à un « nouvel
examen du Comité de Salut public » Mais la séance n'était pas achevée
que Robespierre revenait à la charge et justifiait l'urgence du décret. Le
décret était nécessaire, disait-il en substance, pour « ramener les
autorités constituées dans la ligne de leurs fonctions » et pour défendre
« à qui que ce soit d'imprimer un mouvement à l'opinion sans l'aveu des
représentants du peuple ». A l'en
croire, il fallait empêcher les intrigants, les agents de l'étranger, de
continuer plus longtemps d'agiter le peuple avec la question religieuse. Il
montrait les paysans du Midi émigrant en Suisse, « depuis qu'on avait
imprimé ce mouvement extraordinaire ». Il invoquait les réclamations de
certaines communes qui protestaient contre la suppression forcée du culte. La
Convention avait le devoir de faire entendre sa voix, d'éclairer les
patriotes et de leur montrer le droit chemin : « Qu'avez-vous à faire
dans ces circonstances ? Parler en philosophes ? Non, mais en législateurs
politiques, en hommes sages et éclairés[18]. Vous devez protéger les
patriotes contre leurs ennemis, leur indiquer les pièges qu'on leur tend et
vous garder d'inquiéter ceux qui auraient été trompés par des insinuations
perfides ; protéger enfin ceux qui veulent un culte qui ne trouble pas la société.
Vous devez encore empêcher ces extravagances, ces folies qui coïncident avec
les plans de conspiration, il faut corriger les écarts du patriotisme, mais
faites-le avec le ménagement qui est dû à des amis de la liberté, qui ont été
un instant égarés... » Encore
une fois, Cambon appuya l'avis exprimé par Robespierre. La Convention ne
pouvait pas permettre à des autorités subalternes d'innover en matière
religieuse. « Ce serait déplacer la représentation nationale. »
Elle avait donc le devoir de rappeler les autorités au respect de la loi.
Cambon émettait cependant le vœu, en terminant, que le texte du décret
stipulât expressément le maintien des mesures d'exception prises
antérieurement contre les prêtres. L'heure
étant avancée, le débat fut renvoyé au lendemain, sur la demande de
Philippeaux. Le
Comité de Salut public prit bonne note des observations de Cambon. Il ajouta
au texte de Barère une phrase qui en précisait la portée. « La
Convention n'entend pas non plus improuver ce qui a été fait jusqu'à ce jour
en vertu des arrêtés des représentants du peuple ni fournir à qui que ce soit
le prétexte d'inquiéter le patriotisme et de ralentir l'essor de l'esprit public. »
L'addition fut votée sans discussion, le 18 frimaire. Barère, en la
présentant, expliqua qu'elle avait pour but de prévenir tout malentendu. Les déchristianisations
déjà faites seraient maintenues, les arrêtés des représentants du peuple, qui
avaient eu pour but « d'aider les citoyens à détruire la superstition »,
étaient validés. L'essor de l'esprit public ne serait pas ralenti. Cela
voulait dire que les déchristianisations pourraient continuer, à condition
d'être réclamées par les populations. Le catholicisme constitutionnel ne
subsisterait que là où il y aurait danger à le supprimer, que là où cette
suppression heurterait le sentiment public. Tel fut
le décret par lequel se réalisa légalement la politique religieuse de
Robespierre. On peut la résumer ainsi : faire tourner la déchristianisation
au profit de la République en l'arrachant à la direction des intrigants ou
des violents pour la placer sous le contrôle de la Convention. Ce
n'est pas le lieu de rechercher dans quelle mesure l'application que reçut le
décret du 18 frimaire remplit l'attente de son auteur. Une telle recherche
dépasserait les bornes de cette étude, mais on me permettra de constater
qu'après le décret la déchristianisation ne s'arrêta pas un instant, qu'elle
prit même une extension nouvelle, après quelques instants de flottement. On a vu
jusqu'à quel point il était exact de représenter la politique religieuse de
Robespierre comme inspirée par des préoccupations confessionnelles. Quand
M. Aulard écrit que Robespierre « fut vraiment et autant qu'on pouvait
l'être en ce moment le patron et le défenseur du catholicisme[19] », il fait litière des
documents et des faits pour n'écouter que sa passion. Quand il prétend que le
décret du 18 frimaire sauva le catholicisme, lui rendit le service le
plus efficace[20], il donne une entorse manifeste
à la vérité et au bon sens. Quant à
l'opinion d'après laquelle les Hébertistes seraient tombés victimes du
prétendu fanatisme de Robespierre, je ne crois pas nécessaire de la discuter.
J'attends qu'on prouve ce fanatisme autrement que par les pamphlets girondins
et thermidoriens. M. Aulard lui-même nous a dispensés de prendre son opinion
au sérieux quand il a eu soin d'écrire que « Robespierre, alors qu'il se
battait contre Danton et contre Hébert, parut avoir oublié[21] la question religieuse ». Je me
résume et je conclus : 1°
Robespierre n'a pas condamné la déchristianisation en principe. Comme
philosophe, il en admettait la légitimité. Il n'en a condamné que la forme et
le moment. L'homme d'État chez lui a fait taire le philosophe. 2° II a
été mis en garde contre le mouvement, parce que ses auteurs, venus des points
opposés de l'horizon politique, menaient l'assaut à la fois contre le Comité
de Salut public et contre l'Église. Il a cru saisir dans la
déchristianisation la main de l'étranger, parce qu'en effet des individus
suspects y jouèrent un rôle. La dénonciation de Basire et de Chabot vint au
reste confirmer ses soupçons en les aggravant. 3° Il
n'est pas exact que Robespierre ait attendu le retour de Danton pour se
prononcer. Il fit connaître ses critiques et ses réserves dès le premier
moment et rien ne dit qu'il se soit jamais concerté avec Danton. Il apparaît
au contraire que Danton n'eut l'air d'adopter sa politique que pour
l'exagérer et la dénaturer. 4° Tous
les partis se rallièrent expressément à l'opinion de Robespierre et
particulièrement les Hébertistes, qu'on représente faussement comme les seuls
auteurs responsables de la déchristianisation. 5° Enfin Robespierre voulait si peu offrir aux catholiques une revanche que le décret du 18 frimaire, voté sous son inspiration, sauvegardait les résultats acquis et en préparait de nouveaux. Mais il est exact que ce fanatique, tout en s'efforçant d'enlever aux différents cultes tout caractère officiel, s'est acharné à faire respecter leur droit à l'existence comme organisations privées. C'est son respect fanatique de la liberté de penser qui lui a valu la haine de prétendus libéraux qui ne sont pas fanatiques. |
[1]
Pour donner quelque apparence à son hypothèse gratuite de l'entente conclue
entre Robespierre et Danton, M. Aulard a été obligé de supposer que Robespierre
resta muet sur la déchristianisation jusqu'au retour de Danton. (Culte de la
Raison, 2e éd., p. 213.) Nous avons vu comment Robespierre est resté muet
depuis le 17 brumaire !
[2]
Cf. à la séance de la Commune du 2 frimaire, les déclarations de Chaumette et
d'Hébert.
[3]
D'après la version de l'Anti-fédéraliste, Hébert aurait adressé
personnellement à Danton son invitation fraternelle, lorsqu'il l'avait
rencontré le matin même « Il (Hébert) parle des calomnies dirigées contre
Danton, il annonce qu'il l'a rencontré aux Tuileries et qu'il l'a invité à
revenir aux Jacobins pour avoir des éclaircissements fraternels ». (Anti-fédéraliste
du 3 frimaire.)
[4]
Il disait vrai. Son ancien professeur de Louis-le-Grand, l'abbé Proyart, a
confirmé plus tard que Robespierre, dans ses dernières années de collège,
refusait de s'approcher des sacrements, que les pratiques lui étaient odieuses.
[5]
Anti-Fédéraliste du 4 frimaire.
[6]
Le Journal Universel d'Audoin a très bien commenté et expliqué la pensée
de Robespierre : « Proclamer la liberté des cultes, c'est abattre toute espèce
de fanatisme et reconnaître un Être suprême en laissant à chacun la faculté de
déterminer les rapports qu'il peut y avoir entre cet être et lui. Un
gouvernement qui professerait l'athéisme, pour être conséquent, serait obligé
de proscrire tous les cultes.... Un homme peut être athée, c'est son affaire
particulière, mais un gouvernement ne l'est pas... Qu'une commune, persuadée
que le faste ne plaît point à la divinité et que la représentation informe des
images la dégrade, en consacre la valeur matérielle au service de la patrie en
danger, elle fait un acte de raison et de patriotisme ; qu'elle ne veuille plus
d'intermédiaire entre elle et l'Être suprême, en présence duquel a été faite sa
Constitution, sa marche vers la raison en est plus rapide et plus méritoire.
Mais tout cela est l'effet de la volonté et des lumières du peuple et non une
loi, une prescription de la part des législateurs, ainsi que les exagérateurs
auraient voulu le persuader » (N° du 8 du 3e mois de l'an II, compte rendu du
discours de Robespierre du 1er frimaire.)
[7]
Nous avons vu plus haut, qu'à la suite de la pétition du Comité central des
sociétés populaires, le 21 brumaire, la Convention, sur la proposition de
Thuriot, avait invité son Comité des finances à déposer ce projet.
[8]
Il faut dire que beaucoup d'administrations de districts interprétèrent le
silence du décret dans un sens défavorable aux prêtres non abdicataires et
refusèrent dès lors d'acquitter leurs traitements.
[9]
Cf. la séance du 1er août 1793 à la Convention. Robespierre a fait dater de
cette proposition l'intrigue de la « faction Fabre d'Églantine » contre le
Comité de Salut public. (Cf. le projet de discours de Robespierre publié en
annexe du rapport de Courtois du 16 nivôse an III, p. 194.)
[10]
Merlin (de Thionville) prit la défense de Basire et de Chabot devant la
Convention, le 15 frimaire, Danton celle de Fabre d'Églantine, quand il fut
arrêté à son tour pour la même affaire. Camille Desmoulins éleva la voix dans
son premier n° du Vieux Cordelier, daté du 15 frimaire, en faveur des patriotes
incorruptibles accusés de corruption par les agents de Pitt. Les Indulgents se
solidarisèrent jusqu'au bout avec les pourris. Il ne faut pas chercher ailleurs
la raison de leur perte.
[11]
Cette profession de foi déiste dans la bouche de Danton a embarrassé M. Aulard,
qui s'est empressé de mettre en doute qu'il l'ait réellement prononcée. Mais ce
n'est pas la seule fois que Danton e parlé avec respect de l'Être suprême. Le
déisme n'était Sas pour gêner un homme qui s'était marié en secondes noces
levant un prêtre réfractaire, en pleine Terreur.
[12]
M. Aulard a prétendu qu'en demandant l'annulation de l'arrêté de la Commune du
3 frimaire, Chaumette parlait contre ses sentiments intimes, « chantait la
palinodie ». M. J. Guillaume a déjà fait bonne justice de cette légende dans
son article sur la Liberté des cultes paru dans La Révolution française
des 14 juin et 14 juillet 1896, — ce qui n'a du reste pas empêché M. Aulard de
reproduire ses accusations contre Chaumette dans la 2° édition de son Culte
de la Raison parue en 1904, sans même discuter les raisons de M. Guillaume.
J'ai repris depuis la même question dans une réplique à un jeune disciple de M.
Aulard. (Cf. La Révolution française du 14 janvier 1909 et les Annales
révolutionnaires, t. Il, p. 142.)
[13]
Moniteur.
[14]
Journal de la Montagne, ainsi que ce qui suit. Le Moniteur a
passé tout cela sous silence.
[15]
Pierre Manuel avait été procureur de la Commune en 1792 ; j'ai étudié sa
politique religieuse dans nos Origines des Cultes révolutionnaires.
Paris, Cornély, 1904.
[16]
Hébert disait la vérité. Sa plus grande hardiesse fut d'écrire une fois : «
S'il existe un Dieu, ce qui n'est pas trop clair ». Le Père Duchêne
faisait souvent l'éloge du Sans-Culotte Jésus.
[17]
Procès-verbal.
[18]
Le philosophe en Robespierre condamnait donc absolument tout culte, mais le
législateur consentait à les tolérer. Cette distinction seule aurait dû
empocher les historiens de travestir sa pensée.
[19]
Culte de la Raison, p. 240.
[20]
Culte de la Raison, p. 233.
[21]
Culte de la Raison, p. 243.