LA RÉVOLUTION ET L'ÉGLISE

 

CHAPITRE III. — ROBESPIERRE ET LA DÉCHRISTIANISATION.

PREMIÈRE PARTIE

 

 

I. - La thèse de M. Aulard : La religiosité de Robespierre, cause déterminante de sa lutte contre la déchristianisation. Discussion. — II. - Collaboration des Indulgents et des Exagérés dans l'œuvre de déchristianisation. — Rôle du Comité central des Sociétés populaires et de la Commune. — III. - Les Indulgents et les « pourris » contre Robespierre. Séances des 18, 20 et 21 brumaire aux Jacobins. - Les « agents de l'étranger » attaqués par Robespierre.

 

I

Le dernier historien du Culte de la Raison et du Culte de l'Etre suprême a donné de la résistance opposée par Robespierre à la déchristianisation violente une explication qui a fait fortune. Elle était simpliste et elle était malveillante. Par suite, elle devait faire plaisir à la fois aux conservateurs sociaux, toujours prêts à se réjouir de tout ce qui peut jeter du discrédit sur l'homme qui a eu le grand tort d'incarner les espérances de la démocratie honnête et pensante, et aux anticléricaux professionnels incapables, dans leur indigence d'esprit historique, de comprendre la lutte contre l'Église autrement que sous la forme actuelle de la propagande athée.

D'après M. Aulard, Robespierre s'est mis en travers « du mouvement hébertiste », pour deux motifs, un motif religieux et un motif politique. Le motif religieux : « Ame mystique, Robespierre était enthousiaste du néo-christianisme de J.-J. Rousseau. Ce n'est pas le dogme qu'il attaquait : il reprochait seulement aux prêtres d'avoir défiguré et compliqué le dogme. » — Le motif politique : « Le mouvement [de déchristianisation] menaçait l'existence même du gouvernement. Hébert dépopularisait sournoisement kt Comité de Salut public, en réclamant la tête de 74 girondins, en demandant « que tout ce qui restait de la race de Capet fût immolé ». D'autre part, la déchristianisation ne donnait-elle pas aux rois des griefs plausibles contre nous ? Ne plaidait-elle pas auprès des peuples la cause de l'ancien régime ? Scandaliser ainsi l'opinion européenne, surtout l'opinion anglaise et l'opinion espagnole, n'était-ce pas tuer les germes de négociations qu'on avait semés avec tant de peine ? La paix semblait impossible avec une nation sacrilège et, d'autre part, la Vendée ne s'éteindrait jamais[1]. »

De ces deux motifs, le religieux et le politique, c'est le religieux qui aurait été le principe d'action de Robespierre. M. Aulard n'hésite pas À écrire que « c'est pour n'avoir pas pensé sur Dieu comme Robespierre que ces infortunés (Chaumette, Hébert, Cloots, etc.) furent traînés à l'échafaud[2] », « victimes d'une inquisition nouvelle », condamnés pour « crime de libre-pensée[3] »

L'habileté de Robespierre aurait été de dissimuler à ses collègues du Comité de Salut public ses motifs religieux d'hostilité à la déchristianisation pour ne leur faire valoir que ses motifs politiques : « Les arguments religieux, dit-il, auraient eu peu de 'prix sur la majorité d'entre eux. En leur montrant qu'Hébert et consorts voulaient prendre leur place, que la déchristianisation nuisait au gouvernement devant l'Europe et auprès de la majorité muette de la France, Robespierre les convainquit que, dans l'intérêt de la défense nationale, il était urgent de désavouer l'impiété militante[4]. »

Une autre habileté de Robespierre aurait consisté à attendre pour se prononcer que Danton revînt d'Arcis-sur-Aube. Il aurait gagné Danton à sa politique et Danton nous est représenté comme « un homme d'action que les opinions religieuses ne passionnaient guère ». « Les arguments politiques de Robespierre le persuadèrent d'autant plus aisément, continue M. Aulard, qu'après tout, arrêter le mouvement religieux, c'était détruire les projets sanguinaires des Hébertistes ; quand Danton, à Arcis, avait appris le meurtre des Girondins, il avait pleuré. Voilà pourquoi il promit, comme ses actes vont le montrer, de suivre Robespierre. La preuve de cet accord préalable est dans ce fait que Robespierre ne partit en guerre contre les Hébertistes qu'après le retour de Danton[5]. »

Telle est la thèse de M. Aulard, thèse touffue où les affirmations intrépides, les contradictions manifestes, les insinuations gratuites et surtout les erreurs graves sont mêlées à quelques grains de vérité.

Jean-Jacques chrétien ! Robespierre chrétien ! Voilà qui est bientôt dit. Pour condamner Jean-Jacques, il suffit à M. Aulard de la profession de foi du Vicaire Savoyard, comme s'il était démontré que la pensée du Vicaire et celle de Jean-Jacques sont identiques, et comme si le Vicaire n'était après tout autre chose qu'un déiste sentimental ! M. Aulard connaît bien cependant le chapitre du Contrat social sur la religion civile. A-t-on écrit réquisitoire plus terrible contre le christianisme ? En réalité, Jean-Jacques réduit la religion « aux devoirs éternels de la morale ». S'il admire l'Évangile, c'est non pas comme un livre inspiré, mais comme « un code de droit divin naturel[6] ». On est chrétien à peu de frais pour M. Aulard ! Il suffit de croire en Dieu. Croire en Dieu est tout le crime de Robespierre, crime irrémissible. Robespierre, dit M. Aulard, n'a jamais attaqué « le dogme[7] ». M. Aulard joue sur les mots, il abuse de la crédulité de ses lecteurs, car il oublie de définir ce qu'il entend par cette expression « le dogme ». Si elle signifie autre chose que la croyance en Dieu, je le mets au défi de découvrir dans toute l'œuvre de Robespierre une phrase, un mot qui pourrait donner à penser que Robespierre croyait à un dogme quelconque du christianisme. La vérité, c'est que Robespierre appelait Dieu la loi morale et que, par sentiment, par besoin de justice, il voulait croire que la loi morale, que Dieu a toujours le dernier mot. La Nature, avec laquelle il lui arrive de confondre Dieu[8], lui paraissait bienfaisante, et cette bonté intime et ultime des choses constituait pour lui la Providence. Jamais il n'a essayé de définir Dieu, jamais il n'a fait de métaphysique. La Providence, Dieu, la Nature, la loi morale étaient pour lui autant d'idées communes dont il ne retenait que l'utilité sociale. Son déisme n'était qu'une forme de son appétit de justice. Voilà quel fut son mysticisme, semblable à celui dé Gambetta qui parlait de la justice immanente.

J'oubliais de mentionner un des derniers arguments qui permet à M. Aulard de condamner le « sombre doctrinaire » qu'il découvre en Robespierre. — Oui, il est vrai que Robespierre a dénoncé le pharisaïsme des Encyclopédistes qui prônaient la liberté dans les antichambres des rois et manifestaient leur violent amour du peuple en se faisant des rentes dans les salons des fermiers généraux. Toucher à Voltaire, quelle impiété ! Avouons que Robespierre l'a commise, cette impiété, d félicitons-le de l'avoir commise, par respect pour l'histoire ! Mais admirons une fois de plus la liberté d'esprit des dévots du dieu Voltaire !

Il n'y a pas dans la thèse de M. Aulard que des affirmations intrépides. Il y a aussi des contradictions manifestes.

Pour rendre Robespierre plus antipathique, il fallait transformer ses adversaires en libres penseurs. M. Aulard n'y a pas manqué. Il écrit à la page 243 de son livre : « Pour tuer la libre pensée, cet homme d'ancien régime ne vit rien de mieux à faire que de tuer les libres penseurs », et il avait écrit à la page 212 : « Par un habile sophisme, Robespierre fit admettre qu'on présenterait comme athées les déchristianisateurs qui étaient pourtant presque tous déistes ». — Est-ce que les Hébertistes, qui voulaient remplacer le catholicisme par une religion civique, étaient des libres penseurs ? Et si les déchristianisateurs étaient « presque tous déistes », en quoi leur opinion religieuse différait-elle de celle de Robespierre lui-même ? Est-ce qu'un déiste, pour M. Aulard, peut être un libre penseur ? J'entends bien que parmi les déchristianisateurs on pourra distinguer entre les chefs et les soldats. Mais, pour M. Aulard, les chefs n'étaient pas plus athées que les soldats. Athées, Cloots, Hébert, Chaumette ? Cloots ? Certainement. Il l'était avec truculence ! mais Cloots était un isolé, il n'appartenait en propre à aucun parti. Hébert se défendit énergiquement d'être athée et il faut avouer que s'il l'était intérieurement, il garda ses convictions pour lui et interdit au Père Duchesne de les répandre parmi le peuple. C'est du moins l'avis de M. Aulard : « Hébert, pas plus que Chaumette, ne peut être considéré comme ayant voulu faire triompher par le culte de la Raison la philosophie encyclopédiste aux dépens de celle de Rousseau[9] ». Quant à Chaumette, je crois qu'on peut le classer comme athée, au moins en 1793, mais mon opinion se fonde sur la seule confidence de son ami Doin dans une lettre particulière[10]. Et M. Aulard, qui ne connaissait pas cette lettre et qui s'en tenait aux seuls écrits publics de Chaumette, a protesté que celui-ci ne fut pas un disciple d'Helvétius, qu'il ne fit jamais profession d'athéisme. « C'est un mystique, a-t-il écrit, un attendri, philanthrope jusqu'au délire, rêveur tour à tour doux et furieux, toujours en quête d'idéal. Que dis-je ? Il l'a rencontré, son idéal. Il en est plein, il porte en lui la loi et les prophètes : c'est à la philosophie du Vicaire Savoyard que sa dialectique de prédicateur municipal a emprunté ses armes. Vous louez Chaumette de son athéisme, eh bien ! c'est Chaumette qui, le 29 brumaire, fait voter par la Commune une statue à J.-J. Rousseau. Voilà un singulier athée[11]. »

Alors, si Chaumette, si Hébert ne sont pas des athées mais des disciples de Rousseau, comme Robespierre, comment comprendre que Robespierre les ait fait guillotiner au nom d'une croyance religieuse qu'ils partageaient avec lui ? Cruelle énigme. De deux choses l'une, ou Robespierre était un fanatique, comme le dit M. Aulard, et il. a cru qu'Hébert et Chaumette étaient réellement des athées. C'est pour cela, pour ce motif religieux, qu'il les a fait conduire au supplice. Ou bien, comme le dit encore M. Aulard, mais dans un autre endroit[12], Robespierre a présenté hypocritement ces déistes comme des athées et l'accusation d'athéisme n'était dans sa bouche qu'un prétexte. Le motif religieux, qui les aurait fait monter à l'échafaud, n'est plus le motif principal, mais c'est le motif politique, contrairement à ce que nous enseignait M. Aulard au début. N'ai-je pas le droit de dire que la contradiction est manifeste ?

 

II

Mais la thèse que je combats est surtout fautive par ses lacunes et par ses erreurs.

Pour M. Aulard, la déchristianisation fut un « mouvement hébertiste », que Danton, pour des motifs politiques, aurait aidé Robespierre à refouler. La Commune de Paris aurait été « le véritable foyer de la propagande antichrétienne ». Les Hébertistes qui la composaient, auraient « hardiment frayé la voie[13] ». Vue simpliste que tout dément.

Ce qui inquiéta Robespierre, c'est que les déchristianisateurs venaient des deux points opposés de l'horizon politique. Hébertistes et Dantonistes — ou plutôt Exagérés et Indulgents, car ni Hébert ni Danton ne furent vraiment des chefs — qui se dénonçaient mutuellement et se menaçaient à l'envi de la guillotine, s'accordaient cependant pour pousser de toutes leurs forces à la fermeture des églises et à l'abdication des prêtres. Il est rigoureusement exact que la chute du catholicisme constitutionnel et l'établissement simultané du culte de la Raison furent l'œuvre des Indulgents autant que celle des Exagérés[14].

Le point de départ de la révolution religieuse fut l'institution du calendrier républicain, que M. Aulard qualifie avec raison « la mesure la plus antichrétienne que prit la Convention[15] ». « Par le nouveau calendrier, proclamait le conventionnel Charlier à la tribune, le 13 brumaire, vous avez voulu tuer le fanatisme[16]. » Or, des deux décrets du 5 octobre 1793 et du 3 brumaire an II (24 octobre 1793), qui promulguèrent l'ère nouvelle, le premier eut pour rapporteur Gilbert Romme, qui était un admirateur de Rousseau[17], et le deuxième Fabre d'Églantine, dont l'amitié avec Danton est connue.

C'est un Indulgent, Philippeaux, qui fait décréter, le 15 brumaire, l'impression du rapport de Fabre d'Églantine sur le calendrier en même temps qu'était votée l'impression d'un rapport de M. J. Chénier sur l'instruction publique, où on lisait : « Enfin, libres de préjugés et dignes de représenter la nation française, vous saurez fonder, sur les débris des superstitions détrônées la seule religion universelle qui apporte la paix et non le glaive, qui fait des citoyens et non des rois ou des sujets, des frères et non des ennemis, qui n'a ni sectes, ni mystères, dont le seul dogme est l'égalité, dont les lois sont les oracles, dont les magistrats sont les pontifes et qui ne fait briller l'encens de la grande famille que devant l'autel de la patrie, mère et divinité commune ». On n'a pas l'habitude de ranger M. J. Chénier parmi les Hébertistes.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la main des Hébertistes dans le mouvement de déchristianisation à Paris n'apparaît qu'en second lieu. Les Conventionnels qui encouragent la destruction du catholicisme sont des Indulgents. Nul n'a joué un rôle plus actif que Thuriot, encore un ami de Danton. Thuriot avait attaché le grelot aux Jacobins dès le 6 brumaire, trois jours après le vote du décret présenté par Fabre sur le nouveau calendrier. « Il est temps, s'écriait-il, puisque nous sommes parvenus à la hauteur des principes d'une grande révolution, de développer la vérité sur toutes espèces de religion. — Toutes les religions sont de convention. Les législateurs les ont faites selon qu'il était convenable aux peuples qu'ils organisaient et ce ne fut jamais que lorsqu'ils ne furent pas assez forts en principe, qu'ils s'avisèrent de créer des cultes pour contenir les peuples. C'est la morale de la république, de la révolution qu'il faut prêcher maintenant, c'est elle qui fera de nous un peuple de frères, un peuple de philosophes. »

Le 16 brumaire, après que son ami Basire[18] eut fait reconnaitre le droit des communes à supprimer le culte (sur une pétition de la commune de Mennecy en Seine-et-Oise), il fit décréter que les départements pourraient se prononcer désormais en dernier ressort sans en référer à la Convention sur les réunions et suppressions de paroisses.

Le lendemain, 17 brumaire, il joua son rôle dans la grande scène d'abdication de l'archevêque de Paris Gobel et des autres évêques de la Convention. Comme l'évêque Grégoire se défendait de vouloir imiter ses collègues, en abdiquant à son tour et qu'il cherchait des excuses, Thuriot l'interpella rudement, en lui demandant « de consulter sa conscience pour savoir si la superstition était utile aux progrès de la liberté. » Quelques instants plus tard, Fabre d'Églantine faisait décréter que le procès-verbal de la séance et les discours des prêtres abdicataires seraient distribués à tous les départements.

Le même jour, après la séance de la Convention, Thuriot, accompagné de Lullier, procureur général syndic du département, se rendait à la société populaire de la section des Tuileries, « l'électrisait » contre le fanatisme et lui faisait décider d'organiser, à partir du 20 brumaire et toutes les décades suivantes, une fête à la Vérité qui serait célébrée à dix heures du matin, heure de l'ancienne messe, par des discours moraux et des hymnes à la Patrie. En outre, « la déclaration de l'évêque de Paris et des vrais citoyens qui l'ont imité seroit gravée sur une pierre scellée dans la salle de la société pour constater ce moment heureux et apprendre à la postérité que ç'a été dans ce jour que le dernier chaînon qui tenoit encore la raison captive a été brisé[19] ».

Le 19 brumaire, Thuriot fit décréter par la Convention que les renonciations des prêtres seraient traduites en langues étrangères pour propager le mouvement dans le monde entier.

Le lendemain, 20 brumaire, jour de la fameuse fête de la Raison, c'est sur la proposition de Thuriot que la Convention se rendit en corps à Notre-Dame, c'est sur la proposition de Chabot, son ami, que Notre-Dame fut débaptisée et appelée officiellement Temple de la Raison, conformément au vœu exprimé par Chaumette.

Le 23 liminaire, c'est encore sur la proposition de Thuriot que la Convention autorise tous les corps constitués à recevoir les déclarations d'abdication faites par les ecclésiastiques.

On comprend que, pour répondre aux attaques dont il était l'objet ce jour même, 23 brumaire, de la part des Hébertistes, Thuriot se soit écrié : « On m'accuse d'être contre-révolutionnaire ? N'est-ce pas moi qui ai dit que le flambeau de la vérité luirait bientôt sur toute la république, qu'il n'y aurait bientôt plus d'autre temple que celui de la Raison, d'autre culte que celui de la liberté, qu'on n'y parlerait d'autre langage que celui de la vérité ? Depuis, les autorités constituées ont imprimé le mouvement qui opère cette révolution sur le fanatisme.

Si donc, on en croit ce Dantonien, c'est lui qui a donné le branle au mouvement de déchristianisation.

Les Exagérés, les Hébertistes n'entrèrent en scène qu'à la suite de Thuriot et de Fabre d'Églantine. Craignirent-ils d'être dépopularisés par la surenchère anticléricale de leurs adversaires ? La chose, pour être inattendue, n'est peut-être pas impossible. En tout cas, ce n'est que le 16 brumaire, le lendemain du grand discours de M. J. Chénier contre le fanatisme qu'un Hébertiste notoire, Léonard Bourdon[20], donna aux Jacobins son adhésion au mouvement. C'était le soir du jour où la commune de Mennecy avait offert à la Convention les dépouilles de son église : « La ville de Paris, s'écria Léonard Bourdon, qui a donné tant d'exemples magnanimes dans la Révolution, restera-t-elle seule en arrière dans un si beau chemin ? Seule elle n'aurait pas le courage de rendre à la raison ce grand hommage de la destruction des monuments de nos vieilles sottises ? » Léonard Bourdon appuyait ensuite la pétition par laquelle la section des Gravilliers venait réclamer la suppression du budget des cultes et il concluait que « tous ceux qui se trouvent catholiques dans l'arrondissement d'une section se réunissent, louent un emplacement où, pour leurs deux sous, ils puissent se procurer toutes les cérémonies qui leur sont agréables ; mais que l'État cesse de payer des hommes inutiles et dangereux[21] ». La conclusion était relativement modérée après les véhémences qui l'avaient précédée.

Léonard Bourdon avait-il concerté son intervention à la tribune des Jacobins avec ses amis de la Commune et du département de Paris ? Il paraît bien que non et qu'au lieu d'être, ce jour-là, l'organe des Hébertistes, il n'était que le porte-voix d'un autre groupement qui a pris à la déchristianisation une part très importante, du Comité central des sociétés populaires, dont les chefs, le belge Proly, bâtard du prince de Kaunitz, le juif portugais Pereira, le négociant bordelais Deffieux, l'auteur dramatique Dubuisson, étaient également suspects à Robespierre et à Hébert[22]. Le discours prononcé par Léonard Bourdon aux Jacobins n'était que l'écho d'une pétition, dont le Comité central des sociétés populaires venait de prendre l'initiative pour demander la suppression du salaire des prêtres, « dernier coup au fanatisme sacerdotal[23] ». Notons que cette pétition fut présentée aux Jacobins, juste au moment oh Léonard Bourdon descendait de la tribune.

Le soir même, Anacharsis Cloots, Léonard Bourdon, le juif Pereira, accompagnés d'une délégation des sociétés populaires, se rendaient chez Gobel déjà couché, le faisaient relever, lui démontraient la nécessité de se sacrifier pour le bien public et lui arrachaient la promesse de sa démission pour le lendemain.

Le lendemain, 17 brumaire, Gobel s'exécutait. Il se rendait avec son conseil épiscopal à la Commune et au département pour faire sa déclaration d'abdication. La Commune et le département, qui n'avaient pas sollicité cette déclaration[24], décidaient d'accompagner l'évêque et ses vicaires à la Convention. Gobel renouvelait sa démission. Chaumette demandait une place dans le calendrier pour le jour de la Raison. C'est à cette démarche, dont ils n'avaient pas pris l'initiative, que se réduisit l'intervention des Hébertistes dans la grande scène si retentissante du 17 brumaire.

La Commune décida, puisque les prêtres quittaient leurs fonctions, de remplacer leurs messes abolies par des fêtes civiques qui auraient lieu chaque décadi. Chaumette et Thuriot avaient eu en même temps la même pensée[25]. La première des fêtes décadaires célébrées par la Commune fut la fameuse cérémonie du 20 brumaire à Notre-Dame.

Notons que la Commune, que M. Aulard considère comme la source de toutes les mesures exagérées, se montra hostile, du moins au début, aux attaques injurieuses contre le catholicisme, aux mascarades. Le 18 brumaire, Léonard Bourdon vint à la Commune lui demander d'inviter « les 48 sections à indiquer une fête où les citoyens revêtus et chargés de toutes les bagatelles qui servaient à entretenir les erreurs du peuple, aillent en procession déposer toutes ces riches futilités à la Convention nationale ». Un membre observa que la procession, projetée par

Léonard Bourdon, « serait une mascarade proprement dite », et que « de pareils procédés ne seraient pas propres à donner une idée avantageuse de la dignité et de la circonspection qui conviennent aux magistrats du peuple ». Léonard Bourdon retira sa proposition.

La pétition, que le Comité central des sociétés populaires avait soumise aux Jacobins, le 16 brumaire, fut également soumise à la Commune, le 18 brumaire. La Commune applaudit à la pétition mais ne la prit pas à son compte. Elle se borna à inviter ses auteurs à « la faire passer aux 48 sections pour avoir leur approbation[26] ». Les sociétés populaires ne suivirent pas cet avis. Elles présentèrent leur pétition, sans plus tarder, à la Convention, le 21 brumaire. De quel côté de l'Assemblée leur vinrent les applaudissements et les encouragements ? Du côté des Indulgents, du côté de Thuriot et de ses amis. Chabot félicita la ville de Paris, « qui avait toujours devancé les départements dans toutes les mesures révolutionnaires, de leur donner encore ce bel exemple ». « Il est temps, ajouta-t-il, que le culte de la Raison et de la Loi prenne la place de toutes les superstitions, mais il faut préparer l'esprit public... » Pour préparer l'esprit public, Chabot proposa d'insérer la pétition au Bulletin, avec la mention la plus honorable, et de la renvoyer aux Comités des finances et d'instruction publique, où devront être renvoyées aussi toutes les pétitions similaires qui vont suivre.

Après Chabot, Thuriot vint déclarer qu'assez et trop longtemps la république avait soldé l'armée du fanatisme et de l'erreur. Puis il proposa de charger le Comité des finances « de présenter sous huit jours un projet de décret pour accorder des secours aux prêtres qui, n'ayant pas de ressources, renonçaient à leurs fonctions ecclésiastiques », moyen infaillible pour multiplier les abdications. Les propositions de Thuriot et de Chabot furent adoptées.

On voit par ce court exposé que la déchristianisation sortit à Paris de l'initiative combinée des Indulgents, des sociétés populaires et des Exagérés ; que ces derniers ne jouèrent nullement le rôle capital qui leur est généralement attribué ; qu'ils suivirent le mouvement plutôt qu'ils n'en prirent la tête. On voit, à certains indices, une entente se conclure entre Exagérés et Indulgents.

Que devient alors l'explication simpliste que nous donnait M. Aulard de la politique de Robespierre ?

On dit quelquefois que la haine est clairvoyante. La haine, cette fois, a mal servi l'historien du culte de la Raison. Faute d'une sympathie suffisante, il n'a pas essayé de reconstituer l'état d'esprit de Robespierre dans ces premiers jours de la révolution religieuse. Il ne s'est pas demandé si l'Incorruptible, pour s'y opposer, pouvait avoir des raisons sérieuses, des raisons avouables. Il a cru que Robespierre, dans cette grande bataille, ne fut guidé que par la passion mystique qu'il lui prête. Il n'a pas pris au sérieux les arguments tout politiques que Robes-, pierre fit valoir dans ses discours. Il n'a pas fait attention que la déchristianisation coïncide avec une double campagne des Indulgents et des Exagérés contre les Comités de gouvernement et qu'on ne peut l'étudier sainement sans avoir présents à l'esprit tous les épisodes de cette campagne ; bref, que la politique de Robespierre ne peut se comprendre que si on la replace au milieu des circonstances où elle s'est développée.

Abordons la tâche devant laquelle M. Aulard s'est dérobé. Demandons-nous ce que dut penser Robespierre des motifs qui animaient les différentes catégories de déchristianisateurs, du but qu'ils poursuivaient.

D'abord, quels étaient ces hommes assez hardis pour prendre des initiatives si graves sans même en référer au Comité du Salut public qui avait assumé la lourde tâche de faire triompher la République ? Quels étaient ces hommes irresponsables qui frappaient des coups si retentissants, peut-être irréparables, sans se préoccuper de leur répercussion à l'intérieur et à l'extérieur ? Étaient-ils donc plus clairvoyants que les patriotes éprouvés à qui la Convention avait remis le fardeau du gouvernement ? Ou étaient-ils plus dévoués au bien public ?

Examinons.

Ce même Thuriot, qui pousse maintenant de toutes ses forces à la déchristianisation, avait, il n'y a pas longtemps, une attitude toute différente. Le 18 février 1793 ; huit mois auparavant, il avait fait passer les Jacobins à l'ordre du jour sur la plainte d'un prêtre qui dénonçait les persécutions dont il avait été l'objet et qui demandait qu'on organisât une campagne contre les crimes du fanatisme. « Le moyen le plus efficace de combattre l'hydre du fanatisme, avait-il déclaré, était le mépris le plus profond. Pourquoi Thuriot ne trouvait-il plus efficace cette campagne du mépris qu'il préconisait autrefois ?

Thuriot avait été accusé aux Jacobins, le 18 septembre, de faire de l'obstruction au sein du Comité de Salut public, dont il était membre depuis le 10 juillet. Couppé lui avait reproché d'avoir pris la défense de Houchard ; Boissel, d'avoir voulu détourner le Comité d'Instruction publique des tâches sérieuses en proposant à la Convention de rédiger une feuille de morale à l'usage des soldats, diversion que le côté droit avait applaudie. Deux jours après, le 20 septembre, Thuriot avait donné sa démission du Comité de Salut public. Robespierre devait savoir à quoi s'en tenir sur les raisons vraies de cette démission que Thuriot motiva aux Jacobins, le 27 septembre, par son état de santé. Il devait savoir à quoi s'en tenir sur les démentis que Thuriot infligea ce jour-là à ses accusateurs, quand il prétendit qu'il n'avait jamais pris la défense de Houchard et qu'il n'avait jamais eu d'altercation avec aucun membre du Comité.

Depuis sa démission, Thuriot était devenu un opposant. Le 1er octobre, cet Indulgent, appuyant une pétition des sociétés populaires des sections, sommait les Comités de gouvernement de traduire promptement Brissot et ses complices au tribunal révolutionnaire : « Si le Comité de Sûreté générale, disait-il, éprouve des obstacles, qu'il le déclare, mais s'il est en mesure, qu'à deux heures, il monte à la tribune et lise l'acte d'accusation ! » Il sommait le Comité de faire connaître les raisons du retard qu'il avait mis à déposer son rapport et d'afficher ces raisons sur un placard public. Si on songe que le retard du Comité de Sûreté générale à déposer son rapport suries Girondins provenait sans doute de l'opposition que mettait le Comité de Salut public et particulièrement Robespierre à traduire les 73 au tribunal révolutionnaire en même temps que les 22 et que les 12[27], on comprendra où tendait la manœuvre de Thuriot.

Un autre Indulgent, non moins altéré du sang des Girondins, Julien (de Toulouse), s'était déjà plaint aux Jacobins, le 9 septembre, des lenteurs apportées à leur procès, et ce même Julien (de Toulouse) fit sur le mouvement fédéraliste un rapport que Saintex, Robespierre et Collot d'Herbois traitèrent de feuillantin[28].

Le jour même où Julien (de Toulouse) aiguisait le couteau de la guillotine pour les Girondins, Danton refusait, en termes hautains, de rentrer au Comité de Salut public où il avait été réélu le 6 septembre.

Robespierre était en droit de se demander si les Indulgents ne préparaient pas une intrigue contre les Comités. L'intrigue échoua. Les deux Comités ne se divisèrent pas. Robespierre parvint à sauver les 73. Mais Thuriot et ses amis ne se découragèrent pas.

Dès le 4 octobre, Thuriot a lié partie avec Chabot, Julien (de Toulouse), Basire, tous les pourris du parti dantoniste[29]. Ce jour-là, Hassenfratz dénonça aux Jacobins les employés de la commission des charrois et les administrateurs de cette commission, les fameux fournisseurs d'Espagnac et Malus. Léonard Bourdon, Raison demandèrent une enquête. Raison inculpa les députés qui avaient nommé les membres de la commission des charrois. Il accusa Julien (de Toulouse), qu'il dit avoir été chassé du Comité de Sûreté générale, parce qu'il blanchissait tous les suspects dans ses rapports. Il somma Julien de se justifier. Chabot, complice de Julien, essaya de venir à son secours en faisant écarter la demande d'enquête. En vain, Julien paya d'audace. Il avoua ses liaisons avec d'Espagnac, mais il en donna une plaisante raison. Il s'était lié avec ce fournisseur, parce que celui-ci lui avait fait part de son intention de léguer par testament 70.000 livres aux Jacobins ! « J'invoque, continua-t-il, le témoignage de Danton et de plusieurs Jacobins. » L'appel à Danton fut accueilli par des murmures. Les Jacobins savaient en effet que Danton avait cautionné de sa confiance l'ancien Comité de Sûreté générale, le 13 septembre, et que cette caution n'avait pas empêché la Convention de renouveler ce Comité le lendemain et d'en expulser le trio Basire, Chabot, Julien (de Toulouse), dont Drouet et Maure avaient déjà accusé publiquement la moralité[30]. Bravant les murmures, Thuriot n'en tenta pas moins la défense de ses compromettants amis. Il dénonça ceux qui avaient décidé de calomnier les meilleurs patriotes, afin de jeter la division parmi la Montagne. Les murmures recommencèrent. Thuriot, interpellé par Sijas, dut battre en retraite et pourvoir à sa propre défense. Il nia qu'il eût entretenu des relations particulières avec Julien (de Toulouse). Les Jacobins nommèrent une commission d'enquête.

Dès lors, les Indulgents, qui se sont compromis en venant au secours des pourris, ne cessent de déclamer contre le « système de division » qu'on mettait en œuvre contre les patriotes[31]. Pour se mettre à l'abri, ils recourent aux grands moyens. Ils réclament la tête des Girondins, ils dénoncent les Hébertistes, ils déchaînent le mouvement de déchristianisation, savantes surenchères qui leur créeront de nouveaux états de services patriotiques. Danton, qui était resté jusque-là dans la coulisse, s'éclipsait à Arcis-sur-Aube, le 12 octobre[32].

Comment Robespierre aurait-il cru au désintéressement de ces hommes, à leur amour du bien public, à leur clairvoyance, quand tout les lui montrait à l'affût du radeau qui les sauverait du naufrage.

« Les déserteurs de la cause du peuple, a-t-il dit, cherchaient à couvrir leur défection par une affectation de zèle contre ce qu'ils appelaient les préjugés religieux, comme s'ils avaient voulu compenser leur indulgence pour l'aristocratie et la tyrannie par la guerre qu'ils déclaraient à la divinité[33]. »

Nous aurons l'occasion de montrer, au cours de notre récit, que Robespierre n'a point exagéré et que Thuriot et ses amis firent bien le calcul qu'il leur a prêté.

Autant Robespierre soupçonnait les intentions des Indulgents, autant les projets des chefs du Comité central des sociétés populaires devaient le mettre en défiance. Il avait depuis longtemps les yeux fixés sur ces étrangers et sur ces intrigants qui avaient trouvé moyen de créer, en face des Jacobins, de la Commune et de la Convention, un pouvoir rival, une puissance irresponsable d'autant plus redoutable qu'elle prétendait être le peuple rassemblé. De ces sociétés populaires très nombreuses — il y en avait une soixantaine dont plusieurs de femmes — pouvait sortir un jour un nouveau 31 mai qui épurerait la Convention elle-même et livrerait la France à l'anarchie. Proly, Pereira et leurs amis ne cachaient pas le mépris où ils tenaient une partie de la Convention, leur défiance des députés en général.

Les Comités de gouvernement n'avaient pas tardé à engager la lutte contre ces censeurs turbulents et incommodes. Dès le 24 vendémiaire, le Comité de Sûreté générale faisait arrêter Proly et Deffieux. Mais il les relâchait aussitôt sur l'intervention de Collot d'Herbois. Ils n'en furent que plus hardis. De nouveau, on les dénonça aux Jacobins, le 3 brumaire, comme des intrigants, des conspirateurs, qui avaient été autrefois les agents de Dumouriez et de Brissot[34]. Pourquoi Robespierre n'aurait-il pas été sur ses gardes, quand il voyait Pereira figurer dans la délégation qui arracha à Gobel la promesse de son abdication dans la nuit du 16 au 17 brumaire ? Depuis longtemps il n'aimait pas Cloots. Il lui reprochait d'avoir poussé avec Brissot à la guerre contre l'Autriche au début de 1792, d'avoir encensé Roland, de fréquenter les banquiers el les gens suspects. Son cosmopolitisme ne lui disait rien qui vaille. Enfin il avait la défiance instinctive de ces étrangers qui étaient venus donner aux Français à Paris même des leçons de patriotisme. Leur sincérité lui semblait un problème.

Il avait contre les Hébertistes des griefs d'autre sorte. Les jurons populaciers du père Duchêne choquaient son goût sévère d'homme de bonne compagnie. « Il reprochait à Léonard Bourdon d'avoir avili la Convention en introduisant la coutume de parler le chapeau sur la tête et d'autres formes indécentes[35]. » Les surenchères sanguinaires d'Hébert ne révoltaient pas seulement ses sentiments d'humanité, mais encore irritaient ses susceptibilités d'homme de gouvernement qui n'aimait pas recevoir des sommations de la rue. Il s'attendait d'un jour à l'autre à être dénoncé par le grand dénonciateur pour la protection qu'il accordait aux 73. Bref, il était dans un état d'esprit à chercher des arrière-pensées à tous les actes des Hébertistes. Quand il les vit emboîter le pas aux Indulgents leurs ennemis et aux étrangers et s'associer, à leur tour, les 16 et 17 brumaire, au mouvement de déchristianisation, il ne pouvait pas ne pas se demander si ce mouvement n'était pas le résultat d’une intrigue, d'un complot.

Sa résolution fut prise aussitôt. Courageux comme il l'était, il n'était pas homme à reculer devant les difficultés. Comment a-t-on pu supposer qu'il attendit le retour de Danton pour se prononcer et pour agir ? C'est bien mal le connaître. Lui, demander des conseils à Danton, à cette date, alors que les amis de Danton étaient dans l'intrigue et que Danton avait laissé prise au soupçon !

 

III

Le jour même de l'abdication de Gobel, 17 brumaire, Robespierre fit connaître nettement sa désapprobation. En sortant de la Convention, le philosophe Cloots était allé naïvement se vanter de son bel exploit au Comité de Salut public. Il croyait recevoir des félicitations. Robespierre lui fit des reproches très vifs : « Mais, lui dis-je, vous nous avez dit dernièrement qu'il fallait entrer dans les Pays-Bas, leur rendre l'indépendance et traiter les habitants comme des frères... Pourquoi donc cherchez-vous à nous aliéner les Belges en heurtant les préjugés auxquels vous les savez fortement attachés ? — Oh ! oh ! répondit-il, le mal est déjà fait. On nous a mille fois traités d'impies. — Oui, répondit Robespierre, mais il n'y avait pas de faits !... » Cloots pâlit, n'osa répondre et sortit[36].

Ce qui préoccupait donc Robespierre à cette date du 17 brumaire, c'était la répercussion qu'allait exercer sur notre politique étrangère la destruction du catholicisme. Nous étions en guerre avec la plus grande partie de l'Europe. Nous ne gardions plus de relations diplomatiques qu'avec les États-Unis, la Suisse et quelques Etats secondaires. Les États-Unis nous fournissaient le blé nécessaire à nos armées. La Suisse, par sa neutralité, couvrait notre flanc droit. Robespierre craignait que le mouvement contre le culte ne nous aliénât les deux républiques qu'il savait attachées à la religion[37]. Il préparait en ce moment même le grand rapport prononcera dix jours plus tard sur la politique extérieure de la République.

Dès le lendemain, il dut se dire qu'il y avait au fond du mouvement une intrigue contre le Comité de Salut public. Ce jour-là (18 brumaire, 9 novembre), Hébert dénonça aux Jacobins plusieurs généraux et représentants : son ancien ami Fréron, qui n'était plus qu'un aristocrate et qu'un muscadin, et qui s'entourait à Nice de femmes de la haute société et faisait une dépense effroyable ; — le beau-frère de Fréron, le général Lapoype, ci-devant marquis ; — le général Duquesnoy, frère du représentant du même nom, général incapable qui persécutait Jourdan et compromettait l'armée du Nord[38]. Hébert reprochait encore à Laveaux d'ouvrir dans le Journal de la Montagne, dont la rédaction lui était confiée, des disputes sur Dieu « être inconnu et abstrait », disputes « qui ne convenaient qu'à un capucin en théologie ». Il blâmait Laveaux d'avoir imprimé des articles calomnieux sur la Suisse, au risque de nous aliéner cette nation, dont la neutralité nous était précieuse. Il se plaignait enfin du journal l'Anti-Fédéraliste qu'il trouvait très fédéraliste et qu'il dénonçait au Comité de Sûreté générale.

Après Hébert, Chaumette dénonçait à son tour notre agent en Suisse, Soulavie, et demandait son rappel. Un autre membre dénonçait Genêt, notre ambassadeur aux États-Unis, « comme s'étant brouillé avec Washington pour donner à la nation française de nouveaux ennemis ».

La plupart de ces dénonciations tombaient indirectement sur le Comité de Salut public, coupable de laisser en fonctions de mauvais ambassadeurs et d'envoyer en mission des représentants douteux.

Les rédacteurs du Journal de la Montagne et de l'Anti-Fédéraliste, inculpés par Hébert, étaient des amis de Robespierre. La sortie d'Hébert contre les disputes théologiques, son affirmation qu'il ne devait y avoir d'autre religion que celle de la liberté et de la patrie, devaient montrer à Robespierre que la campagne contre le Comité de Salut public était liée au mouvement contre le culte.

Robespierre fit front à l'attaque. Le lendemain, 19 brumaire, il se plaignit avec véhémence, aux Jacobins, qu'un homme — il ne nommait pas Hébert — eût calomnié Duquesnoy, « un représentant du peuple qui a toujours montré un patriotisme qui ne s'est pas encore démenti », « calomnié le gouvernement dont les travaux et les services sont connus ». Après que le député Duquesnoy eût justifié son frère le général au milieu des applaudissements, Robespierre reprit la parole pour entretenir les Jacobins « de questions importantes », dit-il. En termes encore voilés, il dénonça les deux factions qui s'agitaient au milieu des patriotes pour les diviser, la faction des Indulgents et la faction des agents de l'étranger : « Deux espèces d'hommes s'attachent particulièrement à servir nos ennemis et à perdre la république. Ce sont, d'une part, des patriotes faibles, égarés, qui ne sont que l'écho des fripons. » Ceci s'adressait nettement aux amis du trio Basire, Chabot, Julien (de Toulouse). « De l'autre, continuait Robespierre, des émissaires de nos ennemis cachés parmi nous. Doute-t-on qu'il n'y en ait qu'ils n'entretiennent, avec de grandes dépenses, pour deviner nos secrets, et rendre nul l'effet de nos plus heureuses résolutions ? » Ceci s'adressait sans doute à la bande Pereira, Proly. Chose remarquable, Robespierre, au début de cette crise, ménageait les Hébertistes. Non seulement il ne les désignait pas nettement parmi les deux factions, mais il voulait bien admettre qu'Hébert n'ait été que peu instruit ou trompé.

Il ajoutait toutefois qu'il avait démontré à Hébert, avant la séance de la veille, que son accusation contre Duquesnoy était fausse. De tous les dénoncés de la veille, il ne défendait que les Duquesnoy, il ne disait rien de Barras, de Fréron, de Soulavie, de Genêt. Son silence dut paraître aux Hébertistes un acquiescement. Il conclut son discours par une véhémente apologie du Comité de Salut public : « Je voudrais les voir, ces hommes qui nous calomnient et se prétendent plus patriotes que nous ! Ils veulent nos places... Eh bien ! qu'ils les prennent ! » Le mouvement empoigna l'insistance. « Non, non, s'écrièrent toutes les voix, vous resterez à votre poste ! »

Comme pour donner raison aux soupçons de Robespierre sur « les agents de l'étranger », une députation de la société populaire des Invalides vint justement déclarer qu'il s'était « fourré » dans son sein des fauteurs du massacre du Champ de Mars. Robespierre saisit immédiatement l'occasion de dénoncer plus clairement le Comité central de Proly et de ses amis : « Si, dans une société populaire, il s'est présenté des assassins du Champs de Mars, des complices de Lafayette, des aristocrates reconnus, quelle crainte ne doit pas donner l'établissement de 48 clubs de sections, surtout gangrenées et corrompues ». Il conclut que les patriotes ne sauraient trop se délier des propositions qui sortent de ces clubs. Allusion très directe à la pétition que le Comité central faisait signer au moment même, pour inviter la Convention à supprimer complètement le salaire des prêtres.

Hébert, sans essayer de répondre au précédent discours de Robespierre, fit au contraire chorus avec lui sur la nécessité d'épurer les sociétés populaires. Il dénonça la société des Hommes du 10 août comme gangrenée d'aristocrates déguisés.

La séance s'achevait pour Robespierre et le Comité de Salut public par un succès incontesté.

 

Par les débats qui avaient eu lieu le même jour à la Convention, Robespierre avait pu se rendre compte que la faction des Indulgents prenait de plus en plus les corrompus sous sa protection et qu'il fallait sans tarder faire tête aussi de ce côté.

Dubarran, au nom du Comité de Sûreté générale, avait demandé à la Convention de ratifier la mise en accusation d'un de ses membres, Osselin, convaincu d'avoir soustrait une émigrée au châtiment de la loi[39]. Les Indulgents virent dans cet incident un moyen d'attaquer les Comités dont les pouvoirs allaient arriver à expiration.

Merlin (de Thionville), l'ami de Basire et de Chabot, proposa que la Convention ne prononçât pas sur Osselin sans l'avoir entendu. Voulland fit remarquer que si Osselin avait voulu parler, il ne serait pas sorti de la salle quand Dubarran avait, commencé son rapport. Le décret d'accusation fut voté. Les Indulgents ne se tinrent pas pour battus. Ils livrèrent, le lendemain, 20 brumaire, jour de la fête de la Raison, et les jours suivants, une grande bataille, qu'ils perdirent.

Le 20 brumaire, l'honnête et naïf Philippeaux vint proposer d'obliger tous les représentants et tous les magistrats de faire connaître, dans une décade, l'état de leur fortune depuis la Révolution. Homme appuya la proposition. Basire, qui défendait alors sa propre cause, la combattit comme « très propre à favoriser les projets des aristocrates et à diviser les patriotes ». Puis, élargissant le débat, il fit, une charge contre la terreur qu'on s'efforçait de faire peser sur les patriotes les plus éprouvés : « Ce n'est pas par patriotisme qu'on dénonce, qu'on calomnie, c'est souvent par chicane, par tracasserie, c'est dans des intentions contre-révolutionnaires. Les persécutés ne seraient-ils pas ceux qui ont, les premiers, attaqué la Cour, qui ont dévoilé ses conspirations, lorsqu'elle était encore toute-puissante[40] ? Les persécuteurs sont des hommes nouveaux. Je sais bien quel sort m'attend peut-être pour avoir si franchement émis mon opinion ; mais, quand on sait parler ainsi à la tribune, on sait mourir... » Montaut interrompit : « Président, rappelez l'opinant à l'ordre, la Convention ne frappe que les conspirateurs, les contre-révolutionnaires ». Basire se défendit d'avoir voulu regretter la mort des Girondins : « Je sais que des conspirateurs ont péri ; la Convention devait les frapper, la France entière les accusait d'avoir voulu perdre la république. Mais je parle du système de terreur qui semble annoncer la ruine des patriotes et nous menacer d'une nouvelle tyrannie... » Ce « système de terreur » qui effrayait Basire, c'était le système de surveillance qu'exerçaient non sans motifs sur les députés, les Jacobins, les comités et la presse dite hébertiste.

Couppé demanda que le débat sur la proposition de Philippeaux fut remis au lendemain, — sans doute afin de permettre aux membres des Comités absents à la séance de dire leur mot et au besoin de se défendre.

Thuriot s'y opposa avec violence et couvrit Couppé d'invectives : « Je m'y oppose. Il ne faut pas que, par un moyen jésuitique, celui qui a fait semblant hier d'abdiquer la prêtrise[41], et qui est encore prêtre aujourd'hui, vous fasse prendre le change. Si l'on veut passer à l'ordre du jour, je demande qu'il soit motivé sur l'existence de la loi précédemment rendue sur le même objet[42]. »

La Convention donna raison à Thuriot. Ce premier succès enhardit les Indulgents.

Chabot revint fort adroitement sur la mise en accusation d'Osselin, votée la veille. Il demanda, par motion d'ordre, qu'aucun député ne pût être frappé du décret d'accusation sans avoir été au préalable entendu par l'Assemblée.

Déjà délivrés par le vote précédent de toute enquête indiscrète sur leur situation de fortune, les Indulgents entendaient aussi être soustraits en fait à la redoutable surveillance des Comités qui n'oseraient plus arrêter aucun d'eux, s'il leur fallait affronter chaque fois un débat public et contradictoire devant la Convention.

En termes plus véhéments et plus nets que Basire, Chabot fit le procès de la tyrannie que les Comités et notamment celui de Sûreté générale, dont il n'était plus membre, faisaient peser sur l'Assemblée : « Si vous n'adoptez cette mesure, quel est l'homme vertueux qui ne sera pas exposé à être frappé du glaive de la loi sans avoir pu répondre à l'accusation ? Quel est l'homme vertueux qui voudra s'occuper des intérêts de la république, s'il peut être atteint d'un décret d'accusation, à l'instant où il lui donne tous ses soins ? On ne dira pas que nous craignons l'échafaud en combattant pour la liberté, tandis que nous avons bravé la mort en attaquant le despotisme. La mort ne saurait m'effrayer : si ma tête est nécessaire au salut de la république, qu'elle tombe. Mais, ce qui m'importe, c'est que la liberté triomphe, c'est que la terreur n'écrase pas tous les départements ; ce qui m'importe, c'est que la Convention discute et non pas qu'elle décrète simplement sur un rapport ; ce qui m'importe, c'est qu'il n'y ait pas toujours qu'un seul avis sur tous les décrets. Car, s'il n'y a pas de côté droit, j'en formerai un à moi seul, dussé-je perdre la tête, afin qu'il y ait une opposition et qu'on ne dise pas que nous rendons des décrets de confiance et sans discussions. »

Chabot s'efforçait, en concluant, de jeter l'inquiétude dans toutes les parties de l'Assemblée : « Qui vous a dit, citoyens, que des contre-révolutionnaires ne comptent pas envoyer vos têtes à l'échafaud ? Un de nos collègues a entendu dire : « Aujourd'hui, c'est le tour de celui-ci, demain le tour de Danton, après-demain celui de Billaud-Varenne, nous finirons par Robespierre ». Ce mot doit effrayer les républicains. Qui vous dit qu'on ne viendra pas, sur une lettre falsifiée, solliciter un décret d'accusation contre les meilleurs patriotes ? »

Chabot avait déchiré le voile. Ses paroles, dont le grand tort était de sortir de sa bouche, constituaient une déclaration de guerre en bonne et due forme aux Comités de gouvernement, et la déclaration était placée sur un excellent terrain.

Thuriot renchérit sur Chabot : « Il n'est que trop vrai qu'il existe un système de terreur et de calomnie contre les citoyens les plus dévoués à la patrie », et Thuriot se mit à dénoncer, sans le nommer, le parti hébertiste : « Je suis convaincu que le parti de la tyrannie existe encore. Ses agents se transportent successivement dans les clubs, dans les groupes, dans les places publiques, et y prêchent le carnage Allez dans ces rassemblements formés par l'innocente curiosité, vous y verrez ces hommes y prêcher des maximes qui tendent à anéantir le génie et tout ce qui tient au commerce et à l'industrie. Ils prennent un dehors grossier ; mais, à travers le nuage dont ils se couvrent, ils laissent apercevoir une éducation soignée[43]... Ces hommes ne sont pas des amis de la liberté, qui n'ont pas de patrie, qui veulent se baigner dans le sang de leurs semblables. »

Thuriot fut applaudi. Jusque-là, personne ne s'était levé pour prendre la défense des Comités et des Hébertistes. Bourdon (de l'Oise), avec une netteté brutale, mit les points sur les i et déchira l'intrigue des Indulgents : « Nous sommes en révolution ; pour sauver la révolution, agissons révolutionnairement. Parmi les nombreuses arrestations commandées par le salut public, qu'on m'en cite qui aient été faites mal à propos ! Que signifient ces lamentations ? Pourquoi s'irriter de ce qu'il n'y a plus de côté droit dans la Convention ? Tout cela est venu à l'occasion de l'homme le plus immoral, d'Osselin, connu pour avoir soustrait des papiers importants, lorsqu'il était clerc de notaire. Est-ce aux jurys politiques, aux Comités révolutionnaires qu'on déclare la guerre ? Si leur établissement datait de plus loin, la révolution serait plus avancée. Est-on fâché que la terreur soit à l'ordre du jour ? Elle n'y est que contre les aristocrates ! Il faudrait être imbécile pour ne pas voir dans ces petites motions une coalition formée par la lâcheté ou la mauvaise foi. Ceux qui les ont faites devraient rougir de n'avoir été applaudis que par les hommes suspects qui sont encore ici. La Convention doit tenir ferme, ainsi je demande l'ordre du jour. »

Les dures vérités de Bourdon firent baisser le ton aux Indulgents. Thuriot et Chabot se défendirent d'avoir voulu critiquer le décret d'accusation rendu la veille contre Osselin. Chabot persista cependant à demander le vote de sa proposition. Bourdon fit remarquer que le décret d'accusation avait été rendu contre les Girondins, sans qu'il leur fût permis de présenter leur défense. On voulait donc créer un privilège pour les accusés futurs.

Après d'orageux débats auxquels prirent part Basire, Camille Desmoulins, Julien (de Toulouse) pour la proposition de Chabot, Bourdon, Charlier, Voulland contre, cette proposition fut décrétée en principe.

C'était un échec pour les Comités du gouvernement, un succès pour les Indulgents, une menace pour les Hébertistes.

Robespierre pouvait trouver étrange que les Indulgents aient choisi pour démasquer leurs projets le jour même de la fête de la Raison, le jour même où la Convention, sur la motion de deux des leurs, Thuriot et Chabot, se rendait à Notre-Dame pour donner au mouvement contre le culte la consécration suprême. II pouvait trouver étrange que ces mêmes Indulgents qui dénonçaient âprement les excès des Hébertistes, quelques heures auparavant, missent ensuite, et séance tenante, leurs mains dans les leurs à la société populaire de la section des Tuileries, pour abattre ce qui restait du catholicisme.

S'il crut les Hébertistes sincères dans leur fureur iconoclaste, crut-il à la même sincérité de la part de leurs adversaires qui étaient aussi les siens ?

Le lendemain, aux Jacobins, Hébertistes et partisans des Comités firent bloc contre les Indulgents. Dufourny dénonça Basire, Chabot, Thuriot, qui voulaient faire rétrograder la Révolution : « Je prétends que la terreur ne doit cesser, dit-il, que lorsque nous serons parvenus à la paix... Si la Convention mollit, bientôt elle sera inondée de pétitions de la part des parents et des partisans de ceux qui sont maintenant dans les maisons d'arrêt et alors ceux qui ont contribué aux arrestations de ces individus seront eux-mêmes traduits dans les prisons et peut-être conduits au supplice... » C'est précisément ce qui devait se produire après le 9 thermidor, quand Indulgents et Exagérés réconciliés prirent le pouvoir.

Après Dufourny, Montant développa des considérations analogues en termes plus énergiques et dénonça la formation d'un nouveau parti brissotin : « Si les orateurs de la faction des hommes d'État ont payé de leurs têtes tous leurs forfaits, la faction n'est pas anéantie pour cela, et il ne lui manque plus qu'un chef[44] pour se relever aussi forte qu'auparavant. La Convention est convenue que nous étions en révolution, il faut nous y tenir : reculer d'un pas, c'est vouloir tout perdre. Si vous vous arrêtez, vous êtes perdus. Le moyen proposé par Thuriot, Chabot et Basire est contre-révolutionnaire. »

Renaudin, à son tour, parla avec mépris de l'audace de ces trois hommes, qui « n'ont pas, dit-il, grande réputation de patriotisme ». Il conclut, au milieu des plus vifs applaudissements, que le peuple devait se porter en masse à la Convention pour l'encourager à punir les complices des Brissotins.

Hébert enfin demanda l'expulsion de Thuriot de la société, l'examen de la conduite de Chabot et de Basire, le prompt jugement des députés complices de Brissot et de sa faction. A la fin de la séance, il remonta à la tribune pour déclarer qu'il s'était trompé sur le compte de Duquesnoy. Hébert et Duquesnoy se donnèrent le baiser fraternel.

Encouragés par l'attitude des Jacobins, les Comités de gouvernement purent reprendre l'offensive contre les Indulgents. Le 21 brumaire, avait été lue à la Convention une lettre par laquelle Osselin s'empressait de profiter du décret rendu la veille, en demandant à être entendu sur les griefs qui avaient motivé son arrestation. La lettre avait été renvoyée au Comité de Sûreté générale avec ordre de faire un rapport sur son contenu dès le lendemain. Le Comité s'exécuta. Le 22 brumaire, Dubarran donna lecture en son nom des principales pièces de la procédure instruite contre Osselin, puis il conclut que la Convention devait refuser de l'entendre. L'impression faite par la séance de la veille aux Jacobins était telle que la Convention se rangea à l'avis de Dubarran sans discussion, à l'unanimité. Les Indulgents se turent. Barère, au nom du Comité du Salut public, précipita leur déroute. Il demanda formellement le rapport de la proposition de Chabot, votée l'avant-veille sur la mise en accusation des députés. « Il ne doit plus exister de privilège. L'inviolabilité est détruite. Il n'y a d'inviolable que le peuple et sa liberté... Ici, tous, représentants et citoyens doivent passer sous le même niveau. Devant le jury d'accusation[45] tous sont les mêmes. Le jury d'accusation doit prononcer sur les pièces, et jamais il ne doit être influencé par l'audition de l'accusé... » Et Barère s'écriait que, si la Convention rétrogradait, tout était perdu : « Non ; nous ne rétrograderons pas ».

Les Indulgents n'osèrent pas répondre de front à cette terrible argumentation. Comme s'ils étaient figés par leur mauvaise conscience, les agresseurs de l'avant-veille s'empressèrent de faire amende honorable. Les plus perfides essayèrent de la surenchère. Merlin (de Thionville) déclara qu'il adoptait les principes présentés par Barère : « Je les adopte et je veux seulement les étendre. Oui, tous les citoyens doivent être poursuivis sans distinction. Eh bien ! je demande que les députés eux-mêmes ne soient plus traduits à la Convention pour être décrétés d'arrestation ! » Le piège était visible, si visible qu'on demanda de toutes parts la question préalable sur cette motion à double tranchant.

Thuriot se borna à chanter la palinodie, en donnant à son ami Osselin le coup de pied de l'âne : « J'eus toujours le plus profond mépris pour Osselin ! » Puis il présenta sa propre apologie. On le calomniait en prétendant qu'il avait pris la défense de Custine, qu'il avait intrigué contre le Comité de Salut public : « Je puis encore adjurer tous mes collègues et Barère qui est ici présent de cette vérité que tous les arrêtés, toutes les mesures générales et révolutionnaires du Comité de Salut public ont toujours reçu mon entier assentiment ». Vain appel du nageur qui se noie ! Barère garda un silence dédaigneux et personne ne cautionna les plates rétractations de Thuriot.

En quelques mots, Billaud-Varenne perça à jour la manœuvre de Merlin (de Thionville) : « ... La Convention doit se tenir également en garde contre les mesures exagérées et contre les suggestions du modérantisme. Il faut que rien n'altère ce principe, qu'aucun tribunal, aucune autorité dans la république ne peut prononcer sur un représentant du peuple avant que l'assemblée elle-même ait pris connaissance des motifs qui déterminent son arrestation ; autrement, il n'y a plus de représentation. La première autorité contre-révolutionnaire pourrait paralyser l'autorité nationale... »

Billaud, pas plus que Barère, n'avait donné toutes les raisons qu'on pouvait invoquer en faveur de la thèse des comités. Si un débat public s'engageait sur chaque arrestation de député ordonnée par les comités, c'était chaque fois posée la question de gouvernement car, si la Convention entendait l'accusé et lui donnait raison, c'était le gouvernement renversé. D'autre part, si la Convention se prononçait après un débat public et contradictoire sur le fond de l'affaire, c'était le procès rendu inutile, car le tribunal n'oserait jamais acquitter ceux que la Convention aurait condamnés. La thèse des Comités était la seule pratiquement possible, vu les circonstances, vu la confusion de tous les pouvoirs.

La Convention rapporta unanimement son décret du G20 sur la mise en accusation de ses membres. La victoire des Comités était complète. Les pouvoirs du Comité de Salut public étant expirés, Barère demanda que la Convention procédât à son renouvellement. L'Assemblée prorogea ses membres pour un mois.

Le lendemain 23, Dufourny présenta à la Convention, au nom des Jacobins, une longue et violente adresse contre le péril modérantiste. « ... La terreur, elle est le salut même de ces lâches ennemis que la pitié veut bien épargner ; continuez donc, représentants, par pitié même, la Méduse de la Terreur ; opposez aussi cette Méduse à ces mielleux et perfides orateurs qui, avant la paix générale, voudraient vous toucher en faveur de leurs complices. — Oui, il existe encore un côté droit, il n'attend que du courage et un chef. Ses plaintes trémulantes ne sont pas, à la vérité, du courage ; mais suspendez, ajournez la terreur, et ce chef, n'en doutez pas, ce chef paraîtra, peut-être même est-il déjà indiqué. » Dufourny termina et réclamant le maintien de toutes les mesures révolutionnaires, une surveillance encore plus étroite sur les généraux et les représentants, l'augmentation des pouvoirs des Comités de gouvernement afin qu'ils puissent empêcher la résurrection du côté droit.

Si les Indulgents avaient été des hommes convaincus de leur bon droit, convaincus qu'ils défendaient le bien public, s'ils ne s'étaient pas sentis faibles au dedans d'eux-mêmes et peu qualifiés pour se poser en champions de la vertu, ils n'auraient pas manqué de riposter comme il convenait aux outrages, aux mépris, aux menaces dont Dufourny venait les accabler jusqu'au sein de la Convention. Plus platement encore que la veille, ils capitulèrent, aggravant ainsi, par leurs dénégations mêmes, l'aveu de leur mauvais coup.

Basire regretta hypocritement « la malheureuse discussion du 20 brumaire. » Il rougit d'avoir donné à croire qu'il pouvait être le chef d'un parti d'opposition à la Montagne. Il protesta que le mouvement révolutionnaire ne devait s'arrêter qu'à la paix. Il rappela son passé révolutionnaire et finit même par proposer de décréter que la société des Jacobins avait bien mérité de la patrie ! Un membre inconnu lui répondit sèchement en demandant l'ordre du jour, « motivé sur ce que la société n'avait jamais cessé de bien mériter de la patrie », et la Convention vota l'ordre du jour ainsi motivé.

Puis ce fut le tour des pénibles désaveux de Chabot et de Thuriot. « Je remercie mes frères les Jacobins, dit Chabot, de leur active surveillance, et, s'il m'arrivait de faillir, je les remercierais encore de me dénoncer à la Convention et de me faire conduire à l'échafaud. » Remerciements anticipés que les Jacobins n'allaient pas tarder à justifier !

Thuriot détailla longuement ses services révolutionnaires. Il ne manqua pas d'y comprendre la grande part qu'il avait prise au mouvement qui s'opérait contre le culte, donnant ainsi à croire que ses violences anti-religieuses n'étaient qu'un paravent commode pour abriter son modérantisme. Il se joignit à Montaut pour demander le prompt jugement des 73 et à Lebon pour qu'on réhabilitât la mémoire du chevalier de La Barre.

Thuriot s'imaginait naïvement que sa participation à la campagne anti-chrétienne lui ferait trouver grâce devant les Hébertistes. Le soir même il se présenta aux Jacobins et chanta de nouveau l'air qu'il avait fait entendre à la Convention quelques heures auparavant : « On me reproche de vouloir arrêter la Révolution, alors que j'y travaille... regardant comme un devoir de fonder dans la section des Tuileries un culte à la patrie et à la liberté seulement[46]... » Il essaya ensuite de se justifier d'être intervenu en faveur de Custine, mais Hébert lui répliqua durement : « Thuriot... vous donne l'historique de ce qu'il a fait dans sa section, où il a, dit-il, prêché le culte éternel de la nature ; mais, dans la Convention nationale, il n'a pas prêché celui de la Révolution. Condorcet aussi s'était fait une réputation et, comme Thuriot, il a abandonné le peuple. Que prouvent les services anciens ? Toujours les conspirateurs suivirent cette marche. Pour tromper le peuple, il faut l'avoir servi, car c'est par sa confiance qu'on l'abuse. » Hébert accablait ensuite Thuriot de faits précis prouvant qu'il avait bien défendu Custine. Il lui reprochait encore d'avoir dit à la Convention qu'on menaçait Robespierre et Billaud-Varenne et il faisait un splendide éloge de Robespierre, « l'homme à qui nous devons la révolution, la liberté... l'homme à qui le peuple a donné l'épithète d'incorruptible ! » Il révélait que les intrigants, envoyés par Thuriot et ses amis, venaient l'assiéger lui, Hébert, depuis plusieurs jours pour chercher à l'animer contre Robespierre : « J'avais dénoncé Duquesnoy. On m'avait induit en erreur, Robespierre releva cette erreur et l'on saisit ce prétexte pour me persuader qu'il m'a indiqué comme faisant partie des agents soudoyés par Pitt. Je ne l'ai pas cru. Robespierre ne s'est pas permis cette étrange assertion contre un patriote, j'ose le dire, aussi éprouvé que moi. » Hébert finissait en racontant les intrigues auxquelles Thuriot s'était livré la veille pour obtenir de Pache et de Bouchotte et même d'Hébert lui-même des certificats de civisme in extremis. Il conclut que la société devait confirmer l'arrêté par lequel elle avait expulsé Thuriot.

En vain, Thuriot voulut répondre, en entonnant pour la troisième fois le couplet connu sur sa participation à la déchristianisation. « Il se flatta que le mouvement même qui entraîne aujourd'hui la destruction du système de fanatisme et de superstition, c'est lui qui l'avait donné. » Un cri universel l'interrompit : « Non, non, c'est le peuple ! »

Renaudin, Montaut lui donnèrent le coup de grâce : « Depuis que je suis de retour de l'armée, lui dit Montaut, tu es un feuillant, tu n'as plus d'énergie, tu ne cries plus contre le côté droit, tu es assis au milieu d'eux ! » Le maintien de l'expulsion de Thuriot fut voté.

La leçon de ces tumultueux débats qui s'étaient précipités en quelques jours, juste au moment où la déchristianisation prenait son élan, apparaissait très nette à Robespierre et à tous les esprits clairvoyants.

A la faveur du mouvement contre le culte, les Indulgents avaient cru pouvoir se débarrasser de la surveillance gênante des Comités de gouvernement et même reprendre le pouvoir par une alliance momentanée avec la démagogie des sociétés populaires de sections et par une adroite combinaison avec les Hébertistes opportunément excités contre Robespierre.

L'intrigue cousue de fil blanc avait échoué. La Convention, un instant entraînée, s'était reprise sous la pression des Jacobins. Hébert s'était réconcilié avec Robespierre. Robespierre et Hébert dénoncèrent de concert les agents de l'étranger qui, à les en croire, inspiraient les sociétés populaires des sections. Les Indulgents n'osèrent défendre leurs alliés. Après leurs vives attaques du 28 brumaire suivies d'un premier succès, ils capitulèrent honteusement au premier froncement de sourcils des Jacobins et leur plate reculade diminua encore "le peu de crédit qui pouvait leur rester.

Nous voilà loin des explications sommaires de l'historien du Culte de la Raison. Les faits, les documents prouvent lumineusement que Robespierre et son parti ne sollicitèrent nullement l'appui des Indulgents pour résister au mouvement contre le culte, qu'ils eurent au contraire l'appui des Hébertistes contre les démagogues de l'indulgence, que le mouvement contre le culte les préoccupait moins encore que les intrigues dont ils supposaient, non sans raison, que ce mouvement était le prétexte.

C'est ce que confirme l'étude attentive des événements qui suivirent immédiatement cette première escarmouche.

L'intrigue que Robespierre avait flairée sous le mouvement de déchristianisation ne tarda pas à éclater au grand jour. Les « agents de l'étranger », qu'il avait dénoncés dès le premier moment, se démasquèrent d'eux-mêmes.

Nul parmi les Indulgents n'avait montré plus d'habileté et de décision dans l'attaque des Comités que l'ex-capucin Chabot. Nul n'avait plus applaudi à la fermeture des églises, à l'abjuration des prêtres.

Marié à la sœur des banquiers autrichiens Frey, avec une dot de 200.000 livres, Chabot, par sa vie privée scandaleuse et par ses liaisons équivoques, était depuis longtemps suspect aux patriotes honnêtes. Il savait qu'il jouait sa tête si les Comités découvraient les preuves de sa criminelle conduite dans l'affaire de la liquidation de la Compagnie des Indes[47]. La victoire des Comités à la Convention, l'expulsion de Thuriot votée par les Jacobins, les menaces de Dufourny lui donnèrent la chair de poule. Il se vit perdu. Rassemblant tout ce qui lui restait d'audace, il se présenta aux Jacobins le 26 brumaire et y prononça une apologie désespérée. La société l'accueillit par des murmures, des cris hostiles, couvrit d'applaudissements le réquisitoire dont l'accabla Dufourny et, finalement, nomma des commissaires pour examiner sa conduite.

Chabot, qui avait demandé lui-même la nomination des commissaires, n'attendit pas leur enquête. Le lendemain matin, 27 brumaire, il alla trouver Robespierre au Comité de Salut public[48] et lui dénonça une horrible conspiration où il n'était entré, disait-il, que pour la mieux connaître et la faire avorter en la dénonçant. La conspiration était dirigée par le baron de Batz, ancien constituant, devenu l'agent des princes, l'agent de Pitt et de Cobourg. Batz avait lié partie avec Proly, Pereira, Dubuisson, Deffieux, les chefs des sociétés populaires qui avaient déchaîné la déchristianisation.

La Compagnie des Indes était dans le complot. Elle avait acheté Delaunay (d'Angers) et Julien (de Toulouse) et ceux-ci avaient falsifié le récent décret qui réglementait la liquidation de la Compagnie. Chabot lui-même avait reçu 100.000 livres en assignats pour prix de son silence sur cette falsification. Il exhibait comme preuve de ses dires la liasse d'assignats qu'on lui avait remise. A l'en croire, la conspiration aurait eu des ramifications très étendues. Pache, Hébert, Chaumette, d'antres encore y étaient impliqués. Le but n'était pas seulement de soutirer au trésor quelques millions. Les conspirateurs visaient plus haut. Il s'agissait de discréditer la Convention en faisant peser sur tous ses membres indistinctement le soupçon de corruption, puis de la dissoudre par une journée populaire.

Robespierre adressa Chabot au Comité de Sûreté générale. Basire vint l'y rejoindre et confirma son récit en le complétant. On lui avait offert à lui aussi une somme de 100.000 livres. A l'en croire, Chabot et Delaunay avaient déjà reçu des sommes importantes pour sauver Fonfrède et Ducos, lors du procès des Vingt-deux. Le Comité de Sûreté générale garda Chabot et Basire sous les verrous et ordonna l'arrestation de Delaunay, de Julien et de leurs complices.

 

Il est facile de se représenter ce que dut penser Robespierre en écoutant les révélations de Chabot. Ses soupçons ne l'avaient donc pas trompé ! Il y avait parmi les déchristianisateurs à outrance des agents de l'étranger !

Le jour même où Chabot dénonçait le complot, Anacharsis Cloots faisait hommage à la Convention, dans un langage orgueilleux, de sa Certitude des preuves du mahométisme, qu'il présentait comme un ouvrage destructif de toutes les idées religieuses. S'élevant à soi-même un piédestal, il se vantait d'avoir préparé, par : dix ans de travaux, de voyages et de persécutions, « l'explosion philosophique. » qui frappait les regards du monde. Il exposait ensuite, en termes enflammés et comme mystiques, ce qu'il appelait son utopie, c'est-à-dire sa république universelle du genre humain et il terminait par une charge à fond contre ceux qui voulaient arrêter ou modérer la révolution religieuse commencée : « Je ne réfuterai pas les déraisonneurs qui verraient là-dedans des intrigues contre-révolutionnaires et qui s'imagineraient qu'on mène le peuple dans un précipice. Rassurez-vous, bonnes gens, le peuple ne se laisse plus mener, il a brûlé ses lisières, il en sait plus que tous les docteurs. Quant aux aristocrates déguisés qui répètent leurs vieilles calomnies contre la commune centrale en ajoutant que les départements ne sont pas mûrs, je les enverrai dans la Nièvre, dans la Somme, à Rochefort, à Ris, à moins qu'ils ne préfèrent le séjour de la Vendée dont les saintes fureurs ont accéléré la guérison de nos républicains victorieux[49]... »

Robespierre était du nombre de ces déraisonneurs, de ces bonnes gens, de ces docteurs, de ces aristocrates déguisés ! Il dut s'imaginer que pour nier avec cette assurance la réalité de l'intrigue contre-révolutionnaire, au moment même où l'intrigue était démasquée, Cloots devait avoir ses raisons, que cet étranger était sans doute du complot, encore que Chabot ne l'eût pas nommé[50]-. Et Cloots présidait les Jacobins ! Et la Convention entraînée acceptait l'hommage de son livre, ordonnait l'impression de son discours, son envoi aux départements, et chargeait le Comité d'Instruction publique d'examiner la proposition d'élever une statue à Jean Meslier, le premier des prêtres abjureurs !

Robespierre devait présenter, le jour même, au nom du Comité de Salut public un grand rapport sur la politique extérieure de la République. Il ne manqua pas d'y glisser des avertissements significatifs mêlés à une critique très directe des théories cosmopolites. Il montra longuement la main de Pitt dans toutes les agitations dont la France avait été le théâtre depuis 1789. Pitt s'était tour à tour servi de Necker, du duc d'Orléans, de Lafayette, des Lameth, de Dumouriez, de Custine et de Brissot. « Ce n'était point assez d'avoir armé les tyrans contre nous ; on voulait nous vouer à la haine des nations et rendre la Révolution hideuse aux yeux de l'Univers... Nos journalistes étaient à la solde des cours étrangères, comme nos ministres et une partie de nos législateurs... Ils se sont attachés particulièrement à mettre en opposition l'opinion de Paris avec celle du reste de la République et celle de la République entière avec les préjugés des nations étrangères. Il est deux moyens de tout perdre : l'un de faire des choses mauvaises par leur nature, l'autre de faire mal ou à contre-temps les choses mêmes qui sont bonnes en soi. Ils les ont employés tour à tour. » L'allusion était assez claire. Robespierre la précisait : « Dumouriez, dans la Belgique, excitait nos volontaires nationaux à dépouiller les églises et à jouer avec les saints d'argent ; et le traître publiait en même temps des manifestes religieux, dignes du pontife de Rome, qui vouaient les Français à l'horreur des Belges et du genre humain. Brissot aussi déclamait contre les prêtres et il favorisait la rébellion des prêtres du Midi et de l'Ouest... » Sans doute, Robespierre ne s'expliquait pas directement sur les faits récents, sur l'abjuration de Gobel et la fête de la Raison, mais chacun saisit l'allusion transparente. On comprit quels étaient les nouveaux Dumouriez, les nouveaux Brissot.

Dans le corps de son discours, il s'était appliqué à rassurer les puissances neutres, les États-Unis, la Suisse, la Turquie, sur les intentions des Français qui ne voulaient pas intervenir dans leurs propres affaires. Sa conclusion fut consacrée tout entière à la politique intérieure de la République : « Vos ennemis cherchent à couvrir la cause sainte que vous défendez d'un air de légèreté et de folie, défendez-la avec la dignité de la raison », c'était condamner nettement les scènes burlesques qui se déroulaient depuis dix jours. « On veut vous diviser, on veut réveiller au milieu de vous l'orgueil, la jalousie, la défiance et toutes les petites passions... », c'était condamner les intrigues nouées contre les comités. « Soyez révolutionnaires et politiques... fuyez à la fois le cruel modérantisme et l'exagération systématique. » Par cette formule, Robespierre marquait vigoureusement sa position également éloignée des deux périls. Il sous-entendait par là même que de la déchristianisation il n'entendait proscrire que les excès mais qu'il garderait l'essentiel. « Vous pouvez concevoir un orgueil légitime, vous avez aboli la royauté et puni les rois ; vous avez brisé toutes les idoles coupables devant qui vous avez trouvé le monde prosterné. » Les idoles ne se relèveraient pas.

Ses dernières phrases avaient été écrites sous le coup de l'émotion que lui avait causée la dénonciation de Chabot, encore secrète au moment où il parlait. « Portez la lumière dans l'antre de ces modernes Cacus où l'on partage les dépouilles du peuple en conspirant contre sa liberté ! Étouffez-les dans leurs repaires et punissez enfin le plus odieux de tous les forfaits, celui de revêtir la contre-révolution des emblèmes sacrés du patriotisme et d'assassiner la liberté avec ses propres armes. Tous les indices, toutes les nouvelles, toutes les pièces saisies depuis quelque temps se rapportent à ce sujet. Corrompre les représentants du peuple susceptibles de l'être ; calomnier ou égorger ceux qu'ils n'ont pu perdre ; enfin arriver à la dissolution de la représentation nationale, voilà le but auquel tendent toutes les manœuvres dont nous sommes les témoins tous les moyens patriotiquement contre-révolutionnaires[51] que la perfidie prodigue pour exciter une émeute dans Paris et bouleverser la République entière. Avilir et dissoudre la Convention, voilà le but auquel ils marchent avec rapidité. »

La conspiration, annoncée en ces termes, si clairs pour les initiés, devint publique le lendemain, 28 brumaire, quand Amar vint faire approuver par la Convention les arrestations ordonnées la veille par le Comité de Sûreté générale.

Le scandale fut énorme. Les Indulgents atterrés restèrent muets à leurs bancs. Je ne serais pas surpris qu'ils n'aient pris le parti clans leur désarroi de rappeler Danton à leur secours. Danton revint d'Arcis-sur-Aube, le 1er frimaire[52].

 

 

 



[1] A. Aulard, Culte de la Raison, Paris, Alcan, 1904, 2e édit., p. 210-211.

[2] A. Aulard, Culte de la Raison, p. 245.

[3] A. Aulard, Culte de la Raison, p. 217.

[4] A. Aulard, Culte de la Raison, p. 211.

[5] A. Aulard, Culte de la Raison, p. 212-213.

[6] Contrat, éd. Beaulavon, p. 322.

[7] Culte de la Raison, p. 210.

[8] Comme dans son discours du 18 floréal an II.

[9] Culte de la Raison, p. 85.

[10] J'ai publié cette lettre dans mon étude sur Chaumette franc-maçon. On la trouvera dans mes Contributions à l'histoire religieuse de la Révolution, Paris, Alcan, 1907, p. 161-162.

[11] Culte de la Raison, p. 82.

[12] P. 212. « Par un habile sophisme, Robespierre fit admettre qu'on présenterait comme athées les déchristianisateurs, qui étaient pourtant presque tous déistes, et qu'on affirmerait officiellement la croyance en Dieu. » Robespierre était-il dupe du sophisme ? Si oui, on pourra soutenir qu'il persécuta les Hébertistes au nom d'un idéal religieux différent du leur. Mais M. Aulard n'admet pas qu'il ait été dupe. Pour que Robespierre soit complet, il faut qu'il réunisse Machiavel et Torquemada. Quant à la reconnaissance officielle du déisme, elle était chose faite depuis juin 1793, ayant été inscrite dans la Constitution ! Alors, à quoi bon le sophisme ?

[13] Culte de la Raison, p. 12.

[14] M. Aulard, qui aime assez à prendre Auguste Comte et ses disciples comme têtes de turc, a relevé l'erreur qu'aurait commise Comte en attribuant « aux Dantoniens en général l'initiative du Culte de la Raison ». (Culte de la Raison, p. 204). Les pages qui suivent prouveront aux plus sceptiques que le philosophe est ici mieux informé que le professeur de Sorbonne.

[15] Culte de la Raison, p. 12.

[16] Moniteur, réimp., XVIII, p. 361. Toutes les autres citations qui suivent sans références sont également empruntées au Moniteur.

[17] A la séance du 15 brumaire, Romme propose de surmonter de la statue de Rousseau une pendule décimale offerte à l'Assemblée.

[18] Basire et non Barère comme l'imprime M. Aulard d'après le Moniteur. La rectification a été faite d'après le Journal des Débats par M. J. Guillaume dans son article sur la Liberté des cultes et le Comité d'Instruction publique. (La Révolution française, 1896, t. I, p. 490.)

[19] Procès-verbal de la Convention, séance du 18 brumaire, et Registre des procès-verbaux de la société populaire de la section des Tuileries, séance du 17 brumaire. (Bibliothèque de la ville de Paris, fonds Liesville.) Thuriot fut prié par la société de prendre la présidence. Lullier invita les assistants à se rendre, le decadi 20, à l'église métropolitaine « pour assister à la fête qui devoit y être célébrée én réjouissance du triomphe de la Vérité ». Thuriot proposa alors d'instituer dans la salle de la société, à partir du même jour et tous les decadis suivants, « une pareille fête de la Vérité ».

[20] Je range Léonard Bourdon parmi les Hébertistes, moins encore pour ses opinions philosophiques que parce qu'il demanda aux Jacobins, le 9 pluviôse, la liberté de Vincent et de Ronsin.

[21] D'après la version du Journal de la Montagne, Léonard Bourdon aurait aussi demandé des indemnités pour les prêtres abdicataires.

[22] M. J. Guillaume a le premier attiré l'attention sur le rôle du Comité central des sociétés populaires dans le mouvement de déchristianisation.

[23] M. J. Guillaume a publié le texte de cette pétition dans La Révolution française, 1896, I, 505.

[24] Dans la lettre que Chaumette, Momoro, Lulier et Pache écrivirent, le 17 brumaire, pour annoncer à la Convention leur arrivée et celle de Gobel, ils eurent bien soin de spécifier que Gobel et son ci-devant clergé avaient rendu hommage à la raison « de leur propre mouvement ». (Procès-verbal.) Dans son interrogatoire au tribunal révolutionnaire, Chaumette déclara qu'il n'avait pas eu la moindre relation avec Gobel, ni avec Cloots, quand celui-ci vint lui annoncer qu'ils avaient décidé Gobel à abdiquer et à ne reconnaître d'autre culte que celui de la Raison.

[25] Il est remarquable que Lullier et Thuriot se présentent en même temps à la société populaire des Tuileries, s'y fassent recevoir comme membres, séance tenante, et prononcent l'un après l'autre des discours d'inspiration identique. (Registre cité de la société populaire de la section des Tuileries.)

[26] J. Guillaume, d'après le Journal de la Montagne, art. cité, p. 502. La pétition du Comité central pour la suppression du salaire des prêtres reçut « l'approbation générale » et les « applaudissements unanimes » de la société populaire de la section des Tuileries, à sa séance du 14 brumaire. Le même jour, la société, alors présidée par Grouvelle, nomma deux de ses membres pour la représenter au Comité central, Saint-Paul et Deal. (Reg. cite.)

[27] Les 73 sont les députés qui signèrent une protestation contre les événements du 2 juin 1793 ; les 22 sont les députés décrétés d'arrestation ce jour-là, les 12 ; les membres de la commission extraordinaire des 12 qui traduisit Marat et Hébert au tribunal révolutionnaire.

[28] Cf. aux Jacobins les séances des 20 et 23 du 1er mois, du 24 à la Commune.

[29] Je dis pourris, parce que c'est le terme de l'époque et que ce terme est d'ailleurs amplement justifié pour les personnages auxquels je l'applique.

[30] Voir l'étude de M. J. Guillaume sur le Comité de Sûreté générale, La Révolution française, t. XXXIX, p. 124, 219.

[31] Ainsi Chabot, le 30 septembre aux Jacobins : « On sème les défiances, tantôt sur un comité, tantôt sur l'autre ».

[32] L'Assemblée ne lui accorda son passeport qu'après « de légers débats », dit le Moniteur.

[33] Rapport du 18 floréal.

[34] Dubuisson et Pereira avaient été chargés en mars 1793 d'une mission auprès de Dumouriez.

[35] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 197.

[36] Robespierre aux Jacobins, séance du 22 frimaire, Moniteur.

[37] Nulle part Robespierre ne s'est préoccupé spécialement de l'opinion anglaise et de l'opinion espagnole. La conjecture de M. Aulard sur ce point ne me parait reposer sur rien.

[38] Les tiraillements qu'Hébert dénonçait entre Duquesnoy et Jourdan avaient certainement existé. Cinq jours auparavant, le 13 brumaire, Robespierre écrivait à Hentz, en mission auprès de l'armée des Ardennes, de se rendre à l'armée du Nord pour aplanir la rivalité qui s'était élevée entre Duquesnoy et Jourdan au sujet de leur mérite respectif dans le gain de la bataille de Wattignies. La lettre de Robespierre est analysée dans le catalogue de la vente d'autographes Victorien Sardou, n° 128.

[39] Osselin, ancien président du tribunal du 17 août, avait proposé le décret destiné à abréger le procès des Girondins. Rapporteur du décret sur les émigrés, il avait pris sous sa protection la marquise de Charry, jeune personne de vingt-six ans qui ne lui fut pas cruelle. Il usa de son influence de membre du Comité de Sûreté générale pour faire remettre en liberté la belle marquise, qui avait été arrêtée, puis il lui procura des asiles chez Danton et chez son frère, curé marié. (Cf. H. Wallon, Le Tribunal révolutionnaire, t. II, p. 126-142.)

[40] Basire, Chabot et Merlin (de Thionville) se vantaient d'avoir précipité sous la Législative la ruine de la royauté.

[41] Couppé (de l'Oise), ci-devant curé de Sermaize, près Noyon, avait abdiqué le 17 brumaire, après Gobel.

[42] Allusion au décret du 14 mai 1793 qui avait déclaré, en principe, que tout député était comptable de son état de fortune.

[43] Le trait tombait très justement sur Hébert.

[44] Quel était ce chef dans la pensée de Montant ? Ce n'était pas Danton. Les Dantonistes étaient alors beaucoup moins nombreux, même parmi les hommes qu'on rattache à ce parti, qu'ils le sont devenus de nos jours, depuis que les manuels classiques de la troisième république ont fait une auréole à Danton. Ce chef, c'était Basire, qui se sentit visé et protesta. Mais qui conne aujourd'hui Basire ?

[45] La Convention, faisant fonctions de jury d'accusation.

[46] Si la manœuvre de Thuriot a échappé à M. Aulard, ce n'est pas faute d'avoir été dénoncée bien des fois. C'est ainsi que l'auteur de la notice biographique consacrée à Thuriot dans la Biographie des hommes vivants (1815 et suiv.), après avoir retracé le rôle de Thuriot dans la déchristianisation, trouvait bon d'ajouter : « Il paraît néanmoins que, dans l'intention de M. Thuriot, tout cela n'était qu'une jonglerie pour fermer la bouche à la faction des athées qu'il redoutait, et à la tête de laquelle étaient Hébert et Chaumette. »

[47] Cf. sur cette affaire, A. \Vallon, Histoire du tribunal révolutionnaire, t. III, p. 135 et suiv., et particulièrement le rapport d'Amar du 26 ventôse an II et le précis apologétique de Fabre d'Églantine.

[48] D'après H. Wallon, III, p. 140.

[49] Moniteur, t. XVIII, p. 454. Toutes les citations qui suivent sans références sont également empruntées au Moniteur.

[50] Il va sans dire que je ne crois pas du tout que Cloots ait été « un agent de l'étranger ». Mais j'essaie de me représenter le contre-coup des événements sur la pensée de Robespierre. Que Robespierre se soit mépris sur l'orateur du genre humain, ceux qui admirent tant les Dantonistes ne devraient pas lui en faire un crime. Qu'ils se souviennent que Canaille Desmoulins attaqua le prussien Cloots avec la dernière violence dans son n° 2 du Vieux Cordelier paru le 20 frimaire, deux jours avant que Robespierre n'exécutât Cloots aux Jacobins. Entre le morceau du Vieux Cordelier et le discours de Robespierre, prononcé deux jours plus tard, il y a d'ailleurs plus qu'une parenté d'idées, mais une similitude d'expressions.

[51] L'expression fit fortune et fut répétée à satiété dans la presse et dans la tribune.

[52] Danton a pu être prévenu de ce qui se passait par une lettre envoyée de Paris le 27 brumaire au matin. Il a eu le temps nécessaire pour rentrer à Paris le 1er frimaire. Il arriva à Troyes le 28 brumaire à deux heures après-midi, venant d'Arcis. Il descendit à l'auberge du Petit-Louvre, où Rousselin était logé. Il eut avec Rousselin une longue conférence et repartit pour Paris le lendemain matin, 29 brumaire. (Babeau, Histoire de Troyes, t. II, p. 126.)