Ce
livre n'est pas un ouvrage d'ensemble sur l'histoire religieuse de la
Révolution, mais seulement un recueil d'études critiques et documentaires sur
des points mal connus ou controversés. Que d'autres, plus résolus et plus
pressés, qui ne s'étaient jamais livrés auparavant à l'examen d'un détail
quelconque de cette histoire, se lancent du premier coup dans une ambitieuse
synthèse, j'admire leur confiante audace, sans prétendre l'imiter. Les dix
années que j'ai consacrées au sujet ne m'ont pas encore suffi pour en prendre
une complète possession, je l'avoue sans fausse honte. Je ne
donne donc ici que des études détachées comme dans l'ouvrage pour lequel mon
maître, M. Gabriel Monod, a écrit une préface si suggestive[1]. Pour
être détachées, ces études ne sont pourtant pas dépourvues de tout lien.
Elles reposent sur une même méthode. Une même pensée les anime. Ce sont des
études critiques. Tout mon effort a consisté à m'abstraire le plus possible
de nos manières actuelles de penser et de juger pour retrouver celles des
hommes du XVIIIe siècle. Aucune opinion, aucune thèse communément admise de
nos jours n'a été acceptée par moi qu'autant qu'elle était conforme aux
documents interprétés d'après les idées des contemporains qui les ont écrits
ou pour lesquels ils ont été écrits. L'historien
ne doit pas interroger le passé avec les formules du présent. Sa tâche est
plus modeste, mais plus difficile. Elle consiste à retrouver les formules
sous lesquelles se sont posés aux différentes époques les problèmes éternels
de l'humanité et à montrer quelles solutions variées ils ont reçues. Comme le dit M. Gabriel Monod dans une page à
méditer : « Le devoir de l'historien est de noter ce qu'il y a de
particulier, d'individuel dans chaque époque, chaque pays, chaque peuple ;
mais ce particulier, cet individuel n'est intéressant qu'à la condition
d'être rattaché au mouvement général de la société et aux éléments
constitutifs de l'évolution humaine[2]. » L'anticléricalisme
est aussi vieux que l'Église, mais il n'a pas été plus immuable que l'Église
elle-même. Il n'avait pas à beaucoup près, à la fin du XVIIIe siècle, le même
programme que de nos jours. J'examine dans ma première étude comment les
philosophes français du XVIIIe siècle ont conçu les rapports de l'Église et
de l'État. Il m'a semblé que ces anticléricaux n'étaient pas les esprits «
laïques » qu'on dit parfois, qu'ils se proposaient beaucoup moins de séparer
l'Église de l'État que de les unir plus étroitement dans un mariage de raison
où l'État aurait exercé tous les droits du mari, y compris le droit de
correction. Les
hommes de 89 se sont appliqués avec une grande sincérité à réaliser le
programme des philosophes. Ils ont essayé de nationaliser le catholicisme et
de l'incorporer à l'ordre nouveau. Leur confiance dans le clergé était telle
qu'ils ont tenté dès le début de l'employer à faire connaître au peuple leurs
décrets, à les lui expliquer, à les lui faire aimer. Ma seconde étude,
consacrée à la lecture des décrets au prône, nous fait pénétrer dans l'âme
des révolutionnaires et dans l'âme des prêtres et met en relief les raisons
profondes de leur rapide divorce. Entre la société parfaite qu'est l'Église
et la société parfaite que rêvent les révolutionnaires l’union est
impossible, parce que ni l'une ni l'autre ne veulent obéir qu'à leurs propres
lois. Pour résister aux empiétements de l'État, les prêtres réfractaires
reprennent dès lors à leur compte la vieille théorie des deux puissances, que
les papes avaient dressée au moyen âge contre les empereurs, et ils ouvrent
ainsi la voie par où passera la séparation de l'Église et de l'État. L'idée
de la séparation est lancée par les prêtres comme une mesure de défense bien
avant d'être adoptée par les révolutionnaires qui finissent par s'y résigner,
après combien de crises, comme à une nécessité inéluctable. Ma
troisième étude, Robespierre et la déchristianisation, retrace un des
épisodes les plus émouvants du combat tragique qui se livre dans l'âme des
révolutionnaires quand il leur faut décidément choisir entre leur passion
d'unité et l'existence même de la Révolution. Exterminera-t-on le
catholicisme pour le punir de n'avoir pas voulu s'adapter à la société
nouvelle ? L'entreprise est-elle possible ? Ne risque-t-elle pas de se
retourner contre ses auteurs ? Ne cache-t-elle pas d'autre part une intrigue
contre le Comité de Salut public ? Telles sont les questions redoutables qui
se posent en brumaire an II et que sut résoudre la sagesse de Robespierre. Ma
quatrième étude nous transporte à un moment tout différent. La Révolution a
dû avouer son impuissance à supprimer l'Église. Elle a dû renoncer, à
contre-cœur, à son rêve unitaire et laisser vivre en liberté les différents
clergés. La séparation est passée des faits dans les lois. Quel fut alors le
régime légal des cultes ? Comment fonctionna-t-il ? Cette séparation-là
ressemble-t-elle à celle dont nous venons d'être les témoins ? En
diffère-t-elle et en quoi ? J'ai tenté une réponse à toutes ces questions. Ma
cinquième étude, Les théophilanthropes et les autorités à Paris, a
pour objet de ruiner, à l'aide de documents nouveaux, le préjugé tenace qui
représente l'Église déiste née sous le Directoire, de l'initiative du
libraire Chemin et de l'instituteur des aveugles Valentin Haüy, comme une
entreprise gouvernementale. Comment
les cultes mystiques se comportèrent-ils à l'égard de la nouvelle législation
? Quelle fut la résistance qu'ils opposèrent à cette force dissolvante qui
s'appelle la liberté ? Jusqu'à quel point leur hiérarchie fut-elle atteinte,
comment durent-ils modifier leur propagande et leur organisation ? C'est ce
qu'examine mon étude sur Le culte privé et le culte public sous la
première séparation. Dans
une dernière étude, enfin, j'ai recherché quelle fut la signification exacte
du Concordat, de quel prix fut payée une trêve momentanée et dénuée de
sincérité entre l'Église et l'État. Si on
en croyait un des derniers venus dans l'histoire religieuse de la Révolution,
les ecclésiastiques seraient plus qualifiés que les laïques pour en aborder
l'étude. « Étant de la maison, ils risqueraient moins que d'autres de
s'égarer et de prendre le Pirée pour un homme[3]. » Je
crains précisément qu'ils ne soient trop de la maison pour qu'ils puissent se
dégager de l'esprit qui y règne. La difficulté n'est pas pour eux de
connaître la mentalité de leurs confrères disparus, mais de pénétrer celle
des adversaires de l'Église ou des simples laïques. Les prêtres, ne
l'oublions pas, ne sont, même dans l'Église, qu'une minorité. La grande masse
qu'ils commandent n'est pas toute, tant s'en faut, imprégnée de leur esprit.
Réduire l'histoire religieuse à l'histoire des prêtres serait une singulière
entreprise. Ce serait alors vraiment prendre le Pirée pour un homme. Supposez
le prêtre le plus intelligent, le plus moderne. S'il est un croyant
convaincu, s'il est pénétré de son caractère sacré, comment n'aurait-il pas
l'horreur instinctive de tout ce qui rompt avec la tradition religieuse, de
tout ce qui nie le divin ? il lui faudrait un effort surhumain pour se
montrer juste envers les personnes et les choses de la libre pensée. Sans
qu'il puisse même s'en rendre compte sa ferveur se trahira par des
déformations inconscientes, des altérations insensibles, des appréciations
dépourvues de bienveillance et de justice à l'égard des adversaires de son
Église. Tantôt il passera sous silence les vertus et les mérites des
incrédules et grossira leurs vices, tantôt il jettera un voile pudique sur
les défaillances des hommes de Dieu. Les lois, les institutions contraires à
l'esprit de l'Église lui seront lettre morte. Il les confondra toutes dans
une même réprobation muette. Le point de vue de la foi est au fond
inconciliable avec le point de vue de la science. Certes,
on a vu des prêtres devenir de grands historiens. Mais les Renan et les Loisy
ont dû quitter l'Église. Les
incrédules seraient, paraît-il, incapables de comprendre les choses
ecclésiastiques et d'en parler sans haine. Le lecteur dira si je mérite le
reproche, qui fait sourire, quand ce sont des ecclésiastiques qui le
formulent. Paris, 2 décembre 1909. |
[1]
Contribution à l'histoire religieuse de la Révolution française, Paris,
Alcan, 1907.
[2]
Gabriel Monod, L'Histoire, dans le recueil intitulé La méthode des
sciences, par P.-F. Thomas, Paris, Alcan, 1908, p. 393.
[3]
J. Lacroix, Du rôle de la critique dans l'histoire de l'Église, Paris,
Plon, 1909, p. 41.