Le 24 nivôse, quand Amar, au nom du Comité de Sûreté générale, était venu faire ratifier par la Convention l'arrestation de Fabre d'Églantine, Danton avait essayé de prendre la défense de son ami. Il avait demandé qu'il fût autorisé à venir plaider sa cause devant l'Assemblée, mais il s'était attiré de Billaud-Varenne cette terrible réplique : Malheur à celui qui a siégé à côté de Fabre d'Églantine et qui est encore sa dupe ! Il fallait que Danton, remarque M. Madelin[1], se crût tenu à la prudence ou qu'il fût déjà quelque peu démoralisé pour qu'il n'ait point bondi sous cette menace. Il se contenta de réclamer derechef la lumière ; mais Amar, membre du Comité de Sûreté générale, étant venu défendre ses collègues, Danton recula : Mon intention, dit-il, n'a pas été d'accuser le Comité, je lui rends justice. Et Fabre fut maintenu sous les verrous. Nouvelle et cruelle atteinte au prestige de Danton ! Autrement dit, M. Madelin croit que Danton aurait mieux fait de se taire que de se livrer à cette débile intervention qui ne fit que souligner son impuissance. Mais, si Danton s'était tu, il risquait de provoquer le mécontentement de ses amis et complices, les Chabot, les Basire, les Fabre d'Églantine, qui, de leur prison, pouvaient être tentés de se venger en l'entraînant avec eux. Sa situation était telle qu'il ne pouvait plus garder le silence. Il ne pouvait pas davantage entrer en lutte ouverte avec le Comité, où déjà Billaud-Varenne demandait son arrestation, à laquelle Robespierre presque seul s'opposait encore. Il était donc réduit à l'intrigue, à guetter l'occasion qui lui permettrait de renverser le gouvernement sans se compromettre. Par malheur pour lui, le prestige du Comité grandissait tous les jours. L'insurrection fédéraliste était maintenant vaincue à l'intérieur. Au dehors, une offensive victorieuse était commencée. Même dans le domaine de la diplomatie, le grand Comité recueillait le fruit de sa politique aussi ferme que vigilante. Le temps n'était plus où la République demandait humblement l'ouverture des négociations. C'était maintenant les puissances coalisées qui se mettaient en posture de solliciteuses. La plus fière de toutes, l'Espagne, donnait l'exemple. Dès le début de décembre, son ministre à Copenhague, Musquiz, réclamait un entretien secret avec notre représentant dans cette ville, Grouvelle. Il lui expliquait qu'une négociation pouvait se nouer par l'intermédiaire du ministre danois, Bernstorff. Il revit Grouvelle à la fin du mois et confirma ses ouvertures, en ajoutant qu'il s'agissait de négocier non pas une paix séparée, mais une paix générale. Bernstorff garantit à Grouvelle que ces ouvertures étaient sérieuses. Après l'Espagne, l'Angleterre. Miles écrivait à Noël, le 5 janvier 1794, pour lui offrir ses bons offices en vue du rétablissement de la paix. Il priait Noël d'avertir Danton que, si la France exprimait le désir d'ouvrir des pourparlers, il se rendrait aussitôt à son vœu Communiquez mon adresse sans délai à Danton et demandez-lui de m'indiquer une ville en Suisse où je pourrai converser avec lui au sujet de la paix. Il ajoutait, huit jours plus tard, que, si Danton ne pouvait pas se déplacer, il n'eût qu'à envoyer en Angleterre un agent de confiance qu'il recevrait dans sa propre maison à Londres. Je le recevrai comme un hôte et, pour prévenir tout soupçon, il pourra être pourvu d'un passeport d'un habitant des Treize Cantons et voyager comme un négociant suisse. Ce sera mon affaire de lui obtenir un entretien avec le ministre. Miles agissait d'accord avec son gouvernement, ainsi que le prouve cette lettre que lui adressait le duc de Leeds, le 20 janvier, et qui 'figure dans sa correspondance : Je serai vraiment content d'apprendre votre réussite dans l'objet que vous désirez, que vous iriez à Bâle pour vous dévouer à obtenir la paix. L'ami de Pitt n'avait pas tort de songer à Danton pour l'aider à préparer la pacification. Il connaissait bien Danton. Mais il s'illusionnait sur l'autorité que Danton exerçait encore en France. Noël le lui fit sentir. Il lui répondit de Venise, le 23 janvier, qu'il ne pouvait s'occuper de négociations avant d'être formellement autorisé par le Comité de Salut public. Il transmit pourtant les ouvertures qui lui avaient été faites : J'ai écrit avec la plus grande précaution à mes amis de Paris et j'attends leur réponse, mais je vous répète que mes compatriotes sont exaspérés. Il écrivit, en effet, sans délai à Danton et à Barère[2], et il admit, avec son correspondant, que la France ne s'abaisserait pas en faisant elle-même les premières ouvertures : La France peut faire les premiers pas parce qu'elle a développé une énergie sans exemple dans les annales de l'histoire et parce qu'elle est victorieuse. Noël ajoutait encore : Je désire de tout mon cœur être capable de hâter le succès de vos désirs. Après l'Angleterre et l'Espagne, hi. Hollande donnait des signes de lassitude. Notre agent secret à Amsterdam, Caillard, écrivait à Deforgues le 2 pluviôse, 21 janvier 1794, que le gouvernement du stathouder lui avait fait des ouvertures par l'intermédiaire d'un Hollandais patriote, Lestevenon. Celui-ci proposait, au nom de ce gouvernement, de remettre au Comité de Salut public un sauf-conduit en blanc pour un négociateur à envoyer à La Haye[3]. De Bâle encore arrivaient à Paris des informations analogues. Notre agent Bacher mandait à Deforgues, le 28 nivôse, 17 janvier 1794, que des personnes en relations avec la maison d'Autriche avaient cherché à le sonder pour voir avec qui il faudrait traiter dans le cas où il y aurait des propositions de paix à faire. J'ai répondu, poursuit-il, que nous avions 100.000 négociateurs à l'armée du Rhin et autant à celle du Nord, sans compter ceux de la Moselle. Nous ne pouvons, en effet, dans ce moment, parler à nos ennemis qu'à coups de canon. On assure qu'il est question de te faire parvenir, citoyen Ministre, des propositions insidieuses qui consisteraient à reconnaître provisoirement la République française et à convenir d'une trêve de deux années pendant laquelle on étudierait sa constitution et organiserait un gouvernement. Ce préalable rempli, on traiterait définitivement de la paix, et le traité conclu serait soumis à la ratification nationale[4]... Déjà, un peu de la fierté qui animait notre gouvernement avait passé dans l'âme de quelques-uns de ses agents. Si un Noël et un Caillard, encore imbus de l'esprit de l'ancien Comité, se félicitaient des ouvertures de paix qu'ils recevaient et transmettaient avec empressement, un Bacher répondait à l'ennemi avec la fermeté d'un vrai républicain. Le même agent écrivait encore au ministre quelques jours plus tard : Des gens qui passent pour instruits m'ont encore répété hier que des propositions de paix seraient faites incessamment au gouvernement de la République française, et peut-être les puissances coalisées réclameront-elles l'intervention et la médiation de la Suisse. On se flatte même qu'un Congrès pourrait se tenir à Baden, où le citoyen Barthélemy occupe en ce moment le logement du prince Eugène, qui fut chargé, avec le maréchal de Villars, au commencement de ce siècle, de traiter les plus grands intérêts de l'Europe[5]... De toutes ces informations concordantes venues des quatre points de l'horizon, il résultait que les Coalisés tentaient une offensive de paix qui se trouvait répondre à la même campagne menée du dedans par les Dantonistes. Si ceux-ci avaient été au pouvoir, nul doute que la paix aurait été conclue rapidement. Ils se seraient jetés avec avidité sur les premières ouvertures des rois, et il est probable que les intérêts des peuples réunis n'auraient pas pesé lourd dans leur détermination. Danton ne confiait-il pas à Garat, un mois plus tôt, en frimaire, qu'il était résolu, pour obtenir la paix, à faire l'amnistie et à sacrifier au besoin la Constitution de 1793 ? Courtois, l'ami de Danton, ne reprochera-t-il pas à Barère, dans son fameux rapport. sur la conjuration de Robespierre, d'avoir dit que notre diplomatie ne devait se faire qu'à coups de canon ; et ces politiques ineptes n'ont pas senti, continue-t-il, qu'on ne pouvait faire la guerre sans négocier en même temps ![6] Par bonheur, Robespierre avait fini par pénétrer les secrets desseins de l'homme qui se disait encore_ son ami et qui n'était plus, dans son ambition effrénée et dans sa peur, que l'instrument de la Coalition. Hébertistes et Dantonistes, ultra et titra-révolutionnaires servaient également, par des voies différentes, les intérêts de l'ennemi, les premiers par leurs outrances démagogiques, les seconds par leurs faiblesses calculées. Entre les deux factions, entre les deux écueils, Robespierre se tint ferme, et le Comité de Salut public le suivit. Aux premières ouvertures de Musquiz, transmises par Grouvelle, aucune réponse n'avait été faite. Grouvelle ne reçut pas les instructions qu'il sollicitait. Pas de réponse non plus aux ouvertures de Miles transmises par Noël. Celui-ci se décida à en avertir son correspondant anglais le 14 mars : Au sujet de votre grand objet du rétablissement de la paix, je n'ai pas reçu la moindre réponse à mes lettres, et j'infère de ce silence qu'ils ne désirent pas que j'intervienne dans la chose. Noël ajoutait, dans cette même lettre à Miles, que la prudence lui recommandait de renoncer au plaisir de lui écrire. Mais il continua cependant sa correspondance. Caillard ne fut pas plus heureux que Grouvelle et que Noël. Il n'obtint pas plus -de réponse Ce n'était pas de la part du Comité sot orgueil et méfiance bornée, comme l'a jugé un peu trop vite M. Albert Sorel. C'était le résultat d'une connaissance parfaite des intérêts de la République et des résolutions que la sagesse commandait. A la diplomatie secrète, que Danton avait pratiquée avec le succès qu'on a vu, Robespierre et ses collègues entendaient substituer désormais une diplomatie au grand jour, seule digne d'une République véritable, seule capable de garantir les fruits de nos victoires. Le Comité ne fit pas de réponse particulière aux ouvertures des -coalisés, parce qu'il se réservait de leur faire à tous une réponse publique et une réponse identique. Ce fut l'objet du discours de Barère du 3 pluviôse, 22 janvier 1794. Après avoir annoncé la prise de Spire par les Sans-Culottes : Dans les guerres ordinaires, dit-il, après de pareils succès on eût obtenu la paix. Les guerres des rois n'étaient que des tournois ensanglantés, dont les peuples payaient les frais et dont les rois commandaient insolemment la pompe. Mais, dans la guerre de la liberté, il n'est qu'un moyen ; c'est d'exterminer les despotes. Lorsque l'horreur de la tyrannie et l'instinct de la liberté ont mis les armes à la main d'hommes braves, ils ne doivent les poser qu'en dictant la paix. Lorsque des républicains ont formé quinze armées, il n'y a ni paix, ni trêve, ni armistice, ni aucun traité à faire avec les despotes qu'au nom d'une république affermie, triomphale et dictant la paix aux nations. Ayons seulement la conscience de nos forces et nos forces seront centuplées... Cependant quelques voix se font entendre et vantent déjà les avantages de la paix ; quel politique habile, quel patriote sincère, quel républicain prononcé oserait parler de paix sans craindre de compromettre la liberté et de faire perdre à la République française l'attitude qu'elle a prise aux yeux du monde ? Qui donc ose parler de paix ? Les aristocrates qui sentent que la Révolution a pu enfin les atteindre ; les modérantistes, qui ne peuvent vivre dans l'atmosphère élastique et forte de la République ; les riches, qui comprennent que leur avare résistance n'a plus de succès à espérer ; les descendants des castes ci-devant privilégiées, qui voient que le règne de l'égalité s'établit ; les amis des conspirateurs, qui savent enfin que la justice nationale les observe et les punit ; les âmes pusillanimes et timides, parce qu'elles ne peuvent se faire au régime vigoureux de la démocratie ; les mauvais citoyens, parce qu'ils espèrent échapper à la surveillance des hommes libres ; les prétendus patriotes, qui peuplent facilement le parti de l'étranger, parce que les gouvernements royalistes ont besoin d'attiédir notre ardeur patriotique, d'atténuer nos forces guerrières et de refroidir la chaleur de la révolution ou d'arrèter son mouvement salutaire. Oui ose parler de paix ? Ceux qui espèrent ajourner la contre-révolution à quelques mois, à quelques années, en donnant aux étrangers, aux tyrans, le temps de se restaurer, le temps de sucer les peuples, de refaire leurs approvisionnements, de reculer leurs armées... Il faut la paix aux monarchies ; il faut l'énergie guerrière à la République ; il faut la paix aux esclaves, il faut la fermentation de la liberté aux républicains. Il faut la paix aux gouvernements, il faut toute l'activité révolutionnaire à la République française... La prise de Spire, que Barère avait annoncée au début de son discours, ne contribuait pas peu à donner à ses paroles une autorité irrésistible. Danton, qui avait eu en mains les lettres de Noël, resta silencieux à son banc pendant que la majorité de l'Assemblée saluait de ses vifs applaudissements le rapporteur du Comité. Quand il eut fini, un membre proposa, pour empêcher que les aristocrates ne se mêlassent parmi le-peuple pour lui faire désirer la paix, de décréter que quiconque serait surpris à demander la paix fût arrêté comme suspect. Mais la proposition n'eut pas de suite. Tout étourdis du coup qui venait de leur être asséné, les pacifistes essayèrent de se ressaisir les jours suivants. Les Jacobins avaient mis à leur ordre du jour, sur l'invitation de Robespierre, les crimes du gouvernement anglais, non pas pour créer une diversion aux luttes des partis, comme l'enseignent des historiens aveugles, mais pour faire comprendre à l'opinion pourquoi la paix avec le gouvernement de Pitt était impossible. Les Dantonistes du club, à la séance du 11 pluviôse, essayèrent d'une manœuvre qui fit long feu. Bontemps venait de prononcer, sur les vices de la
Constitution anglaise, un discours qui avait obtenu les suffrages de Momoro
et de Robespierre, c'est-à-dire des partisans de la continuation de la
guerre. Robespierre, en votant l'impression du discours, avait dit que
l'orateur avait saisi le faible des Anglais en leur
offrant le tableau de leur misère et de l'anéantissement de leur commerce, et
qu'il leur fournissait ainsi les moyens de combattre avec succès leurs tyrans
et de se soustraire au despotisme qui les opprime... Alors, un membre
combattit en ces termes la demande d'impression : Une
phrase du discours porte ces mots : Ce n'est que, quand les peuples ligués
contre nous viendront à genoux nous demander la paix, que nous pourrons
consentir à la leur accorder. Je demande que cette phrase disparaisse. A
genoux comme debout, nous n'accorderons la paix aux peuples que quand ils
auront brisé leurs chaînes. Cette observation fut l'occasion d'un vif
débat. Sijas et Saint-André ayant fait remarquer qu'il n'était pas d'une
bonne politique, pour susciter une révolution en Angleterre, d'insulter le
peuple anglais, le boucher Legendre, ami très intime de Danton, monta à la
tribune : On dit ici, dans un discours fort
éloquent, qu'il faut détruire Carthage, mais ne sentez-vous pas que Pitt va
se servir de nos propres armes et ranimer le courage des Anglais ; il va leur
peindre Londres en cendres et tous les Anglais égorgés. Nous devons nous
borner à offrir des secours au peuple anglais... Robespierre crut
comprendre où Legendre voulait en venir. Il foudroya son dessein secret d'une
de ses plus ardentes improvisations : Pourquoi
veut-on que je distingue I un peuple qui se rend complice des crimes de son
gouvernement, de ce gouvernement si perfide ? Je n'aime pas les Anglais, Moi,
parce que ce mot me rappelle l'idée d'un peuple insolent osant faire la
guerre au peuple généreux qui a reconquis sa liberté. Je n'aime pas les
Anglais parce qu'ils ont osé entrer dans Toulon pour y proclamer un roi, ce
que n'a pas voulu souffrir le peuple qui a reconquis ses droits. Je n'aime
pas les Anglais parce que leur gouvernement, perfidement machiavélique envers
le peuple même, qui le souffre, parce que ce même gouvernement a osé dire et
proclamer qu'il ne fallait garder aucune foi, aucune règle d'honneur avec les
Français dans cette guerre, parce que c'était un peuple de rebelles qui avait
foulé aux pieds les lois les plus saintes ; parce qu'une partie du peuple,
les matelots, les soldats, a soutenu par les armes cette odieuse
proclamation. En qualité de Français, de représentant du peuple, je déclare
que je hais le peuple anglais. Je déclare que j'augmenterai, autant qu'il
sera en moi, la haine de mes compatriotes contre lui. Que m'importe ce qu'il
en pense ! Je n'espère- qu'en nos soldats et la haine profonde qu'ont les
Français pour ce peuple ! Je ne m'intéresse au peuple anglais qu'en qualité
d'homme ; alors j'avoue que j'éprouve quelque peine à en voir un si grand
nombre lâchement soumis à des scélérats qui les conduisent insolemment. Cette
peine chez moi est si grande que j'avoue que c'est dans ma haine pour son
gouvernement que j'ai puisé celle que je porte à ce peuple ; qu'il le
détruise donc, qu'il le brise. Jusqu'alors je lui voue une haine implacable.
Qu'il anéantisse son gouvernement ; peut-être pourrions-nous encore l'aimer.
Nous verrons si un peuple de marchands vaut un peuple agriculteur ; nous
verrons si quelques vaisseaux valent nos terres fertiles. Il est quelque
chose de plus méprisable encore qu'un tyran, ce sont des esclaves !...
Ce n'est point à nous à faire les frais de la
révolution d'Angleterre. Qu'on voie ce peuple s'affranchir lui-même, et nous
lui rendrons toutc notre estime et notre amitié... Deux jours après que Robespierre poussait 'avec cette conviction son cri de guerre contre l'Angleterre, Barère revenait à la charge contre les défaitistes, dont les sourdes menées n'avaient pas cessé. Il posait en principe, le 13 pluviôse, devant la Convention, qu'une paix solide et honorable ne deviendrait possible qu'autant que nos flottes compléteraient sur mer les victoires de nos armées sur le Continent et que, par conséquent, il fallait plus que jamais intensifier les armements. Rappelant ensuite son discours du 3 pluviôse, il s'en prenait à ceux qui l'avaient critiqué dans l'ombre : Cette attitude guerrière a été cependant l'objet des satires contre le gouvernement national et révolutionnaire. On a accusé le Comité de Salut public d'avoir un système exagéré, des prétentions funestes et de vouloir une paix impossible à présenter ou à faire. Quoi, disait-on aux oreilles, vous voulez effacer les Anglais du système de l'Europe ? Vous voulez confondre le gouvernement britannique avec la nation ? Vous voulez populariser la guerre ? Vous voulez faire insurger Londres contre Paris et verser Plymouth sur Brest ? Vous voulez populariser les impôts en Angleterre, faire approuver la coalition des rois au parlement anglais, et donner de nouveaux trésors, de nouvelles armées, de nouvelles escadres à l'ambitieux Pitt et à l'imbécile Georges ? Le peuple ne ressentira-t-il jamais les bienfaits de la paix ? Les citoyens seraient-ils donc toujours frappés des fléaux inséparables de la guerre ? Le volontaire ne pourra-t-il espérer de rentrer dans ses foyers ? Le cultivateur ne retournera-t-il plus dans cette terre défrichée ? Les départements révoltés ne pourront-ils pas être repeuplés ?... Ayant ainsi résumé les critiques que colportaient les pacifistes, Barère leur répondait : Généreux amis de la paix, prenez garde, l'aristocratie vous applaudit et la coalition des rois vous écoute ; elle aurait proféré les paroles que je viens d'écrire. Vous voulez la paix ; mais le Comité de Salut public, la Convention nationale et le peuple français la veulent aussi la paix ; mais le Comité a préparé une guerre terrible pour arriver à une paix solide ; mais la Convention ne peut signer qu'une paix franche et durable ; mais le peuple français ne peut vouloir qu'une paix dictée par lui à des gouvernements machiavéliques. Et Barère faisait alors connaître les conditions de paix infâmantes et dangereuses, disait-il, que les despotes avaient eu l'audace de transmettre à nos agents. Il analysait les propositions contenues dans la lettre de Bacher du 28 nivôse, et il les commentait en ces termes : Ils reconnaîtront la République ! Comme si la République avait besoin d'eux pour exister ! Comme si sa destinée ne la plaçait pas dans le rôle imposant de tolérer les rois et de reconnaître provisoirement les gouvernements des tyrans coalisés ! Ils demandent une trêve de deux ans ! Comme si c'était à des républicains à mettre bas les armes devant des rois et à leur donner le temps de remplir leurs trésors, de recruter leurs armées, de semer au milieu de nous des divisions d'exciter dans nos départements des guerres civiles et de créer par leurs émissaires des Vendées nouvelles et mieux combinées à l'extérieur que la première !... Au bout de deux années, quand nous aurons établi un gouvernement, on pourra traiter de la paix ! Comme si la contre-révolution la plus adroitement organisée n'était pas de paralyser tout à coup quinze armées en les faisant rentrer dans leurs foyers, de refroidir l'ardeur militaire, de livrer nos frontières et nos ports, de faire rentrer les émigrés, d'ouvrir les prisons aux conspirateurs et aux hommes suspects, notre territoire aux espions de l'ennemi, nos cités aux agents des puissances' coalisées, et nos sociétés populaires au parti de l'étranger ! Comme si l'on avait pu déjà oublier que la faction qui a voulu anéantir la liberté a commencé par méditer la dissolution de la Convention nationale, et qu'en parlant de paix on cherche à briser cet instrument principal de la Révolution !... Citoyens, voilà les présents que les prétendus amis de la paix, que ces Grecs modernes nous apportent. Eh quoi ! La paix avec des tyrans ! La paix avec des gouvernements sans morale et sans foi publique ! La paix avec des traîtres et des émigrés !... Venait ensuite l'énumération glorieuse des défaites des coalisés, préludes de leur ruine assurée et prochaine. Puis Barère rappelait le mot de Bacher aux agents de l'ennemi qui lui demandaient où s'adresser pour négocier : Nous avons cent mille négociateurs à l'armée du Rhin et cent mille autres à l'armée du Nord... Il terminait en faisant honte aux trembleurs : Citoyens, démentirons-nous cette réponse ? Le représentant du peuple aura-t-il l'énergie d'un diplomate ? Et pourra-t-on nous faire illusion par la distinction usée des peuples et des gouvernements ? Il concluait qu'il ne fallait pas cesser de former des bataillons, de fabriquer des canons, de forger des armes, de construire des vaisseaux : C'est de vos arsenaux, c'est de vos ports, c'est de vos fabriques de poudre que sortiront les articles du traité de paix ! Ce discours d'une logique puissante eut un énorme retentissement. Le club de Besançon félicita Barère et invita la Convention à n'entendre à aucune condition de paix que les dévorateurs d'hommes ne fussent entièrement vaincus. D'autres clubs envoyèrent les mêmes félicitations. Sur le moment, personne à la Convention n'avait répliqué
au rapporteur du Comité de Salut public. Mais, deux jours plus tard, Camille
Desmoulins prenait sa plume et écrivait dans le numéro 7 du Vieux
Cordelier une philippique contre Barère : Étrange
bizarrerie ! En Angleterre, c'est tout ce qu'il y a d'aristocrates, de gens
corrompus, d'esclaves, d'âmes vénales ; c'est Pitt, en un mot, qui demande à
grands cris la continuation de la guerre, et c'est tout-ce qu'il y a de
patriote, de républicains et de révolutionnaires qui votent pour la paix, qui
n'espère que de la paix un changement dans leur constitution. En France tout
au rebours : ici ce sont les patriotes et les révolutionnaires qui veulent la
guerre, et il n'y a que les modérantins et les feuillants, si on en croit
Barère, il n'y a que les contre-révolutionnaires et les amis de Pitt qui
osent parler de paix. C'est ainsi que les amis de la liberté, dont les
intérêts semblent pourtant devoir être communs, veulent la paix à Londres et
la guerre à Paris, et que le même homme se trouve patriote en deçà de la
Manche et aristocrate au delà ; Montagnard dans la Convention et ministériel
dans le Parlement. Mais, au moins, dans le parlement d'Angleterre, on n'a
jamais fait l'incroyable motion que celui qui ne se déciderait pas d'abord
pour la guerre, par assis et levé, fût réputé suspect, pour son opinion, dans
une question de cette importance et si délicate, qu'on ne pouvait ne pas être
de l'avis de Barère sans être en même temps de l'avis de Pitt. Il faut avouer
au moins que la tribune de la Convention ne jouit pas de l'inviolabilité
d'opinion de la tribune anglaise et qu'il ne serait pas sûr de parler de nos
échecs comme Sheridan parle de leurs défaites de Noirmoutiers, de Dunkerque,
de Toulon... Réponse assez peu fière. Du silence de ses amis à la
Convention, Desmoulins ne donnait en somme que cette raison qu'ils avaient
peur ! La fin valait un peu mieux, bien que l'argument qui
consistait à reprocher au Comité de Salut public de nationaliser la guerre ne
fut pas très nouveau : Barère, par son fameux
rapport sur la destruction de Londres, a véritablement fait le miracle de
ressusciter Pitt, que tout le monde jugeait mort depuis la prise de Toulon,
et il devait arriver immanquablement qu'à son arrivée à Londres, ce beau
rapport ferait remonter le ministre aux nues et lui ouvrirait toutes les
bourses des Carthaginois... Pitt a dû bien
rire en voyant Barère, qui l'appelle lui, Pitt, un imbécile, faire lui-même
cette lourde école d'enraciner Pitt plus que jamais dans le ministère ; en
voyant Barère le dispenser de réfuter le parti de l'opposition, et donner
ainsi un pied de nez à Sheridan et à Stanhope avec leurs beaux discours sur
la neutralité constitutionnelle de la République à l'égard du gouvernement
des autres peuples. Qui ne voit que la réception de ce fameux discours de
Barère a dû charmer Pitt plus que a nouvelle de la prise de Pondichéry et que
les Anglais n'auront pas manqué de se dire : Puisque Londres est Carthage,
ayons le courage des Carthaginois ; faisons plutôt, comme eux, des cordages
et des arcs avec nos cheveux et donnons à Pitt jusqu'au dernier shilling, et
levons-nous aussi en masse ! Accuser Barère de faire le jeu de Pitt était sans doute un argument de bonne guerre, mais ce n'était qu'un argument. Barère et le Comité, qui ne voulaient qu'une paix victorieuse, ne distinguaient pas entre Pitt et l'opposition. Ils faisaient la guerre à l'Angleterre tout entière. Camille Desmoulins, qui s'accommodait d'une paix de transaction, affectait de la croire possible par un changement de gouvernement en Angleterre. Il savait bien pourtant que l'opposition, conduite par Fox et Sheridan, n'avait montré que son impuissance. Le numéro 7 du Vieux Cordelier ne parut pas du vivant de son auteur. Les épreuves en étaient corrigées quand l'éditeur Desenne fut arrêté par ordre des Comités. Ainsi le réquisitoire de Barère contre les défaitistes ne rencontra aucune contradiction publique. Il leur porta un coup mortel. On nota dans les clubs que l'offensive de paix des
indulgents avait coïncidé avec l'offensive de paix des despotes. De là, à
supposer que despotes et indulgents étaient d'accord, il n'y avait qu'un pas.
Le Père Duchesse ne manqua pas de tirer la conclusion. Il dénonça,
dans son numéro 337, ces mêmes viédases qui
voulaient la guerre quand nous n'étions pas en force pour la soutenir et qui
demandent aujourd'hui la paix à hauts cris pour nous arrêter au milieu de nos
victoires... La paix ne serait possible que le jour où les Anglais, les Autrichiens, les Prussiens, les
Espagnols, comme les Français, joueraient à la boule avec la tête de leurs
derniers tyrans. Ceux qui parlaient de paix n'étaient pas seulement
des lâches, mais des agents masqués de l'ennemi. Quels
sont donc les j... f..., dont la langue emmiellée ose prononcer ce mot de
paix ? Ce sont des scélérats qui ont la rage dans le cœur et qui nous
préparent dans l'intérieur la guerre la phis meurtrière. Ce sont les mêmes
qui déjà nous ont proposé d'ouvrir les prisons et de donner la clef des
champs aux corbeaux que nous avons mis en cage... A ce portrait des
pacifistes, chacun reconnaissait Danton et ses amis. L'hiver touchait à sa fin, et la campagne allait s'ouvrir. Les luttes des partis troublaient l'opinion et entravaient la marche du gouvernement. Le Comité de Salut public décida d'en finir. Le 8 ventôse, Saint-Just prononça contre les factions un véhément discours où il inséra ce couplet à l'adresse des indulgents : Ceux qui cherchent à nous énerver ne font rien et ne proposent rien pour énerver nos ennemis. On croirait, à les entendre, que l'Europe est tranquille et ne fait point de levées contre nous : on croirait, à les entendre, que les frontières sont paisibles comme nos places publiques. Danton crut habile de ne retenir du discours de Saint-Just que les attaques et les menaces contre les Hébertistes. Il s'y associa sans oser relever le coup que Saint-Just avait porté aux pacifistes. Tout au plus essaya-t-il d'une vague et molle transaction. En évinçant, dit-il, les faux patriotes à bonnets rouges, on permettrait aux vrais patriotes d'être sûrs de la paix et de la liberté. L'homme de l'audace se réfugiait dans l'équivoque quand ce n'était pas dans le silence. Il était perdu. Le i6 ventôse, Barère renchérit sur Saint-Just. Il faut surveiller la faction des Indulgents et des
Pacifiques, autant que celle des prétendus insurgents — c'est-à-dire
des Hébertistes qui venaient de violer les droits de l'homme —... Citoyens, la campagne va s'ouvrir, déblayons le sol de
l'intérieur de tant d'intrigues afin que nous puissions ne plus nous occuper que
de combats et de victoires contre les ennemis étrangers... Les Hébertistes, après leur tentative insurrectionnelle avortée, ayant été arrêtés les premiers, les Indulgents se félicitèrent de la chute de leurs rivaux comme d'une victoire. Les imprudents ! Le 24 ventôse, Tallien, l'un d'eux, déclara aux Jacobins que les Hébertistes étaient cause de 'la prolongation de la guerre de la Vendée : Mais le jour de la vérité luira bientôt ; on verra que ces hommes. et d'autres qui ne sont pas encore arrêtés, ont cherché à éterniser la guerre pour se procurer des généralats lucratifs et autres places... Le trait tombait juste, mais il avait le défaut d'être tardif. Le Comité de Salut public n'entendait pas plus faire grâce à ceux qui voulaient abréger la guerre qu'à ceux qui voulaient l'éterniser. Les partisans de la paix plâtrée, de la paix des despotes, allèrent rejoindre sur l'échafaud les partisans du propagandisme et de la république universelle. Le Comité de Salut public les accusait les uns et les autres de faire le jeu de l'ennemi, et il soupçonnait, non sans raison, que certains étaient ses agents. Le procès de Danton fut essentiellement un procès d'intelligences avec l'ennemi, avec l'ennemi intérieur et avec l'ennemi extérieur. L'affaire financière, le chantage exercé contre la Compagnie des Indes, n'était là que pour mettre en évidence la vénalité des principaux accusés, Chabot, Delaunay, Basire, Fabre d'Églantine, Danton lui-même. Mais la présence des sujets ennemis comme les Frey et leur secrétaire Diederichsen, comme l'Espagnol Gusman, sur les bancs des accusés, dominait les débats et leur donnait leur vrai sens. C'est pourquoi Hérault de Séchelles, que Fabre d'Églantine avait dénoncé comme suspect pour ses liaisons avec Proli, put être englobé dans le même procès que son dénonciateur, du moment que celui-ci était considéré, lui aussi, comme un agent de l'étranger. Proclamer une amnistie, renverser la Constitution et faire la paix, ces trois points de son programme que Danton exposait à son ami Garat, en frimaire, furent aussi parmi les principaux chefs d'accusation dont il eut à répondre devant le Tribunal révolutionnaire. On donna lecture aux débats de la lettre interceptée, adressée en juillet 1793 par l'ambassadeur espagnol à Venise, Clemente de Campos, au premier ministre Godoï, duc d'Alcudia, pour l'avertir que Danton et Lacroix, qui étaient du parti de la Montagne, s'étaient faits Girondins et avaient eu une conférence avec la reine. Vadier et Amar communiquèrent aux jurés, en chambre du Conseil, plusieurs pièces secrètes. Dans le nombre était peut-être ce billet de Danton à la reine : Citoyenne, mettez sur votre porte ces mots : Unité, Indivisibilité de la République, Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort. Danton. Ce billet, détourné par Courtois, fit partie des papiers de Fouquier-Tinville, car il porte encore la signature de Fouquier-Tinville et des députés Legot, Guffrov, Massieu, Lecointre, qui furent chargés du rapport sur son affaire. Quand Courtois, inquiété comme votant après 1815, fut perquisitionné chez lui à Rambluzin, dans la Meuse, il essaya de faire fléchir la loi qui le condamnait à l'exil en restituant au conseiller d'État, Becquez, différentes pièces qu'il avait détournées aux Archives[7]. Le billet de Danton à la reine était du nombre. Ce billet existe toujours, j'en ai vu une photographie. Quand, de Londres, l'agent de Pitt, Miles, apprit le supplice de Danton, il écrivit aussitôt à son ami Noël, le 11 avril 1794 : Danton n'est plus. Sa chute, je l'ai depuis longtemps prédite, comme le triomphe de Robespierre, d'après la connaissance personnelle que j'ai de ces deux hommes. Danton, en février 1793, aspirait à la régence. J'ai connu alors, par les intéressés eux-mêmes, qu'il a facilité la sortie en France de quelques royalistes[8]. Son caractère n'était pas considéré comme incorruptible. Noël répondit à Miles qu'il craignait d'être englobé dans la chute de Danton, et il lui demanda de lui procurer un passeport avec lequel il pourrait traverser l'Allemagne et de là gagner l'Angleterre. La correspondance diplomatique prouve que l'opinion de Miles, bien placé pour être au fait de bien-des choses, était l'opinion générale. Le 3 germinal, 23 mars, un agent de Bacher en Allemagne, H... (sans doute Haupt) écrivait à Deforgues : Les arrestations de Chabot, Basire, Delaunay d'Angers, Julien de Toulouse, Fabre d'Églantine et de quelques faux Jacobins, sont des coups de foudre pour les émigrés et pour tous les despotes coalisés qui comptaient sur l'exécution ponctuelle de cet infâme complot... J'ai eu l'occasion, hier soir, de parler avec un ci-devant baron de Vincennes, l'un des aides de camp du général Wurmser, sur ce chapitre, qui lui assura en toute confidence que les ci-devant princes, ainsi que les coalisés, travaillaient depuis plusieurs mois à ce plan et qu'il était surtout question d'enlever le petit Capet[9]... Ce rapport parvint à Paris juste à la veille de l'arrestation de Danton. Il figure aujourd'hui au dossier du procès, et il n'est pas douteux qu'il n'ait contribué à faire l'opinion des juges[10]. Un peu plus tard, le 3 août 1794, un agent des princes et du gouvernement de Vienne, Mallet du Pan, affirmera, dans une lettre au comte Elgin, que Danton fut exécuté pour avoir projeté de proclamer roi Louis XVII et M. de Malesherbes régent[11]. Il est très remarquable qu'aucun témoignage du même genre n'a pu être produit contre les Hébertistes, condamnés cependant, eux aussi, comme agents de l'étranger. Les jurés qui condamnèrent Danton n'avaient pas à leur disposition, pour asseoir leur jugeaient, toutes les pièces que nous possédons aujourd'hui : les confidences de Théodore Lameth, les correspondances de Noël et de Miles, les aveux de Talon et de Courtois, les lettres de Pellenc, le témoignage de Garat, etc. tant de documents authentiques et probants que nous avons invoqués au cours de notre récit ! Mais ils connaissaient Danton et son entourage pour les avoir vus à l'œuvre. Ils les avaient entendu pendant des mois réclamer la paix ; ils savaient que, depuis qu'ils fréquentaient les banquiers et les fournisseurs, leur misère d'autrefois s'était changée en un luxe qui s'étalait. Les présomptions morales s'ajoutèrent dans leur esprit aux charges qui résultaient des témoignages oraux ou écrits produits aux débats. Ils crurent, en condamnant, sauver la patrie. On leur communiqua sans doute, en chambre du Conseil, la lettre que le Foreign Office avait adressée au banquier Perregaux pour ouvrir un crédit important à des meneurs jacobins qui servaient ses desseins[12]. La lettre avait été trouvée dans les papiers de Danton et, si le Comité de Salut public ne lui donna pas de publicité, c'est sans doute qu'il craignit de brûler le banquier Perregaux, auquel il avait confié au moment même une importante mission en Suisse[13]. Il est très remarquable que la Convention thermidorienne elle-même, qui comptait pourtant plus d'un ami de Danton, n'ait pas osé réhabiliter sa mémoire, alors qu'elle réhabilitait d'un seul coup, le ri vendémiaire an IV, quarante-huit de ses membres tombés victimes de la Terreur. Gardons-nous de réformer les jugements des contemporains. Ils possédaient sur les hommes et sur les choses des informations qui ne sont pas toutes parvenues à notre connaissance. Les documents qui subsistent, et dont nous avons analysé et commenté, dans cette étude, les principaux, suffisent à montrer que Danton n'a pas été l'innocent martyr- que nous peint une légende d'origine récente, le rival malheureux de l'hypocrite et ambitieux Robespierre. En frappant Danton, le Comité de Salut public et la Convention ont cru frapper un aventurier sans scrupules, très capable de se vendre à l'ennemi comme il s'était vendu à la Cour, le chef honteux mais redoutable de tous les défaitistes, le traître à la République et à la France. Cette vérité, qui s'impose à qui lit les documents sans parti pris, à qui les rapproche et qui les interprète en les replaçant au fil des événements, cette vérité, si étrangement travestie à notre époque, a percé cependant par éclairs jusque dans le récit des historiens les plus sympathiques au Mirabeau de la populace. Robespierre, dit Albert Sorel[14], décida la perte de Danton, justement parce que Danton lui paraissait capable de faire la paix, de mettre fin à la Terreur et d'organiser la République. Le premier grief seul est fondé. Les deux autres sont dénaturés. Danton ne voulait pas organiser la République, mais la renverser, et la fin de la Terreur, autrement dit l'amnistie et la rentrée des émigrés, eût été le prélude de la Restauration. Marc Dufraisse, dans son Histoire du droit de guerre et de paix de 1789 à 1815, s'est approché d'assez près de la vérité. Il faut reproduire cette page remarquable, à laquelle il ne manque que des preuves et des références : Dès l'automne de 1793, le parti des Indulgents, Danton, Desmoulins, Fabre d'Églantine font opposition à la guerre et au Comité de Salut public, qu'ils accusent de la prolonger. On n'a peut-être pas remarqué que le Vieux Cordelier est autant une ode en faveur de la paix qu'une élégie en faveur de la clémence. Camille persifle la politique de guerre comme il flétrit la politique d'échafaud. Au moment où on lui impute de ne vouloir pas la paix, le Comité de Salut public négocie pour la faire. J'en trouve la preuve dans quelques mots voilés de Jay de Sainte-Foy à une séance où il fut le confident et l'orateur des Douze : Renouveler le Comité, dit-il, ne croira-t-on pas qu'il a perdu la confiance de la Convention ? Et cela lorsque de grandes négociations sont entamées ?[15] Les lois de la Convention contre les réfugiés avaient pour but de disposer les puissances à la paix. Le mouvement contre le culte exaspéra le Comité de Salut public, parce que les saturnales hébertistes compromettaient son système de pacification à l'égard de l'Europe et les opérations commencées. C'est au même sentiment qu'il faut attribuer les fureurs de la Convention contre la faction de l'Étranger. Je n'oserais affirmer que l'exécution d'Anacharsis Cloots et de ses amis fut un holocauste à la paix. Il y a cependant une coïncidence qui me frappe : c'est au printemps de l'an II, au moment de l'ouverture de la campagne, que les cosmopolites sont envoyés à l'échafaud[16]. A part l'erreur grave qui consiste à attribuer au Comité de Salut public des négociations pour la paix qu'il a repoussées, le jugement de Marc Dufraisse s'approche de la vérité, à condition qu'on le limite au seul parti dantoniste. S'il a deviné juste, c'est qu'il gardait dans l'étude de la diplomatie révolutionnaire une âme républicaine. Les Sorel et autres historiens académiques n'ont pas compris grand'chose à la politique du grand Comité de Salut public, parce qu'ils étaient incapables de se remettre dans l'esprit de l'époque, dans l'esprit des Jacobins, et qu'ils ne concevaient qu'une seule diplomatie, celle qu'ils avaient apprise dans la Carrière[17], la diplomatie des salons et des tapis verts, la diplomatie secrète et gourmée, aristocratique et aveugle, celle qui nous a fait faire tant de fautes dans notre histoire ! La guerre actuelle, avec ses récents développements aura cette conséquence inattendue de nous remettre .de plain-pied avec la guerre révolutionnaire : Similia siinilibus. Les Dantons du présent nous aideront à comprendre les Dantons du passé. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] MADELIN, Danton, p. 270.
[2] Voir sa lettre à Miles du 9 février. La lettre de Noël à Danton, datée du 8 nivôse, a été publiée par M. AULARD, la Révolution française, 1893, t. I. Noël faisait observer à Danton que la lettre de Miles était antérieure à la reprise de Toulon et que cet événement ne pouvait qu'accroître le désir de paix de l'Angleterre.
[3] Voir la lettre de Caillard dans H.-T. COLENBRANDER, p. 329.
[4] KAULEK, t. III,
p. 354.
[5] KAULEK, t. III, 339. C'est en effet à Baden que fut signé le traité qui mit fin entre la France et l'Empire à la guerre de succession d'Espagne.
[6] Rapport de Courtois, au III, p. 99.
[7] Voir Eugène WELVERT, La saisie des papiers de Courtois, s. d., p. 17.
[8] Confirmé par les Mémoires de Théodore Lameth.
[9] Papiers de Barthélemy publiés par J. KAULEK, t. III, p. 150.
[10] Archives nationales, W. 342.
[11] The manuscripts of J.-B. Fortescue preserved at Dropmore, vol. II, p. 616.
[12] Voir cette lettre, dans la seconde série de nos Études robespierristes, p. 131-132.
[13] Voir mon article sur Perregaux dans les Annales révolutionnaires de mars-avril 1919.
[14] Albert SOREL, t. IV, p. 59.
[15] Voir dans le Moniteur, XVIII, p. 611, le discours de Jay de Sainte-Foy à la séance du 23 frimaire an II.
[16] Cité par ROBINET, Danton émigré, p. 117-118.
[17] Sur une énorme erreur de Sorel, produite par son inaptitude à comprendre la démocratie, voir notre étude : Un faux rapport de Saint-Just, dans la seconde série de nos Études robespierristes.