Depuis la réunion de la Convention jusqu'à l'institution du Comité de Salut public, ou plus exactement du 11 octobre 1792, date de son remplacement au ministère de la Justice jusqu'au 5 avril 1793, date de son entrée dans le Comité de Salut public, Danton reste en dehors du gouvernement, mais son action se fait sentir non seulement à la tribune de la Convention et dans les deux comités diplomatique et de Constitution dont il est membre, mais encore dans l'importante mission qu'il reçoit pour l'armée de Belgique, le 30 novembre 1792, et qu'il conserve jusqu'à la fin de mars de l'année suivante. Ces six mois sont parmi les plus remplis de l'histoire de la Convention. A l'intérieur, c'est la lutte des Girondins et des Montagnards, à laquelle Danton ne prit part que tardivement et à son corps défendant, et c'est le procès du Roi, dont les Montagnards font comme la pierre de touche du républicanisme. A l'extérieur, c'est la brillante conquête des frontières naturelles. Les armées sans-culottes, que les rois avaient tant méprisées et dont Danton lui-même avait douté, volent de triomphe en triomphe, s'emparent de la Belgique après la victoire de Dumouriez à Jemappes des pays rhénans après la marche glorieuse de Custine, de la Savoie et de Nice après les promenades militaires de Montesquiou et d'Anselme. Les Girondins qui gouvernent sont fiers de ces rapides conquêtes, qu'ils attribuent à la propagande des principes révolutionnaires. Ils se félicitent d'avoir fait déclarer la guerre et ils lâchent la bride aux ambitions impérialistes, qui auront pour résultat de renforcer la coalition par l'adhésion de l'Angleterre, de la Hollande, de l'Espagne, de Naples et de l'Empire, après la mort du Roi. Quelle fut l'attitude de Danton devant les grands problèmes qui se posèrent coup sur coup, problème des frontières naturelles, problèmes des alliances, de la neutralité et de la guerre ? Lui qui négociait la paix prussienne et la médiation anglaise au lendemain de Valmy, vit-il alors le péril des imprudences girondines ? Fit-il quelque chose pour prévenir une rupture qu'il avait un instant redoutée ? Comprit-il que la mort du Roi renforcerait la coalition et risquerait de faire perdre à la République les frontières naturelles un instant conquises ? Ici encore, comme toujours, nous sommes en présence de deux hommes différents, le Danton de la tribune et le Danton des coulisses. Le 14 octobre, au nom des Jacobins qu'il vient présider ce jour-là, il dit à Dumouriez venu pour recevoir les félicitations du club après sa victoire de Valmy : Que la pique du peuple brise le sceptre des rois et que les couronnes tombent devant le bonnet rouge dont la société vous a honoré ! Trois jours plus tard, le 17 octobre, comme Brissot, au nom du Comité diplomatique, proposait d'obliger Genève à renvoyer les troupes de Berne et de Zurich qu'elle avait appelées au moment de l'entrée de Montesquiou en Savoie, mais de respecter néanmoins la neutralité et l'indépendance de la petite république, Danton s'opposait à cette dernière réserve. Il voulait que nous ne nous interdisions pas la faculté d'occuper Genève, si cette occupation devenait absolument indispensable pour notre sûreté. Le même jour, à propos de quelques mouvements de troupes signalés sur la frontière des Pyrénées, il proclamait que la révolution du 10 août avait supprimé le pacte de famille, le vieux traité qui nous liait avec l'Espagne : Je demande qu'on ajourne à une séance très prochaine la question de savoir si nous devons enfin non pas nous mettre en défense contre l'Espagne, mais l'attaquer vigoureusement. Il ne faut pas attendre que nos ennemis envahissent notre territoire ; nous sentons tous les avantages qu'il y a à les prévenir. Il faut donc nous mettre en mesure pour leur faire la guerre chez eux et à leurs dépens. Danton, qui frappait à toutes les portes pour obtenir la paix quand il était au gouvernement, trouvait maintenant que la République n'avait pas encore assez d'ennemis. Les attaques brusquées avaient sa préférence. Et c'était le moment où le prudent d'Aranda, premier ministre d'Espagne, essayait à Madrid d'empêcher le conflit ! Danton ne témoignait plus aucun désir de finir promptement la guerre. Bien au contraire ! Il disait aux volontaires, dans un projet d'adresse que la Convention n'adopta pas, le 19 octobre : Non, l'espoir du monde ne sera pas déçu ! Ce n'est point assez que les despotes affaiblis cèdent à nos armes ; il faut que nos ennemis nous respectent et nous demandent la paix ! Les lois contre les émigrés lui paraissant trop douces, il veut qu'on prononce contre eux le bannissement à perpétuité et la peine de mort contre ceux qui tenteraient de rentrer en France : Il est, dit-on, des hommes émigrés par faiblesse : ce sont des lâches. Celui-là qui fuit son pays quand il est menacé n'est plus citoyen ; et s'il osait revenir, la patrie lui dirait : Malheureux, tu m'as laissée dans les jours de péril, eh bien, éloigne-toi à jamais ; ne reparais plus sur mon territoire ; il est devenu un gouffre pour toi. Et s'il ose braver la loi, que la loi fasse tomber sa tête ! (23 octobre.) Danton fut un des premiers à réclamer l'annexion de la Savoie (séance des Jacobins du 28 octobre). A cette occasion, il ne manqua pas de menacer de nouveau tous les rois d'une chute prochaine : Portons chez tous les peuples les droits de la nature ; que la terre entière n'offre des rois qu'un exemple terrible pour quiconque aura la témérité de vouloir l'être. C'est désormais chez lui comme un refrain. Quand commencent les premiers débats sur le procès de Louis XVI, les répercussions que ce procès peut avoir sur notre situation extérieure ne le frappent pas. Le 6 novembre, il appuie en ces termes la publication du rapport d'accusation rédigé par Valazé : Vous avez à justifier à l'univers et à la postérité le jugement que vous devez porter contre un roi parjure et tyran... Il est évident que si le ci-devant roi a voulu violer, trahir, perdre la nation française, il est dans la justice éternelle qu'il soit condamné. Ce qui attire alors son attention, c'est uniquement la fermentation que cause dans l'opinion le procès du roi dont il blâme les lenteurs (discours du 30 novembre). Les deux imprudents décrets, celui du 19 novembre qui promettait
au nom de la France fraternité et secours à tous les
peuples qui voudraient recouvrer leur liberté, et celui du 13 décembre
sur l'administration révolutionnaire des pays conquis, n'ont pas eu alors de
partisan plus ardent, sinon plus convaincu, que Danton. Quand la Convention
prononça, le 31 janvier 1793, la réunion de Nice à la France, il réclama la
réunion de la Belgique : Je dis que c'est en vain
qu'on veut faire craindre de donner trop d'étendue à la République : ses
limites sont marquées par la nature. Nous les- atteindrons toutes des quatre coins
de l'horizon : du côté du Rhin, du côté de l'Océan, du côté des Alpes. Là
doivent finir les bornes de notre République, et nulle puissance humaine ne
pourra nous empêcher de les atteindre. On vous menace des rois, vous avez
déclaré la guerre aux rois ; vous leur avez jeté le gant, et ce gant est la
tête d'un tyran. C'est ce discours du 31 janvier, ce discours fameux, qui a posé Danton devant la postérité en continuateur de Richelieu et de Louis XIV ; c'est à ce discours que se réfèrent aujourd'hui encore les impérialistes partisans de la plus grande France. Ainsi, tant que la victoire a souri à nos drapeaux, Danton a suivi l'opinion publique ; il a cédé au torrent. Ce n'est pas assez dire, car il a tenté de dépasser Brissot et Anacharsis Cloots eux-mêmes dans les fureurs de leur prosélytisme agressif. Était-il sincère ? Avec lui, c'est toujours la question qu'il faut se poser. Confrontons donc encore une fois ses déclarations publiques et ses actes privés. Au moment même où Danton déclamait à la tribune contre les émigrés et réclamait contre eux de nouvelles rigueurs, il recevait chez lui un de ces émigrés, et non des moindres, l'un des trois frères Lameth, Théodore, qui revenait exprès d'Angleterre lui demander son appui pour sauver Louis XVI. Il écoutait cet émigré, il lui promettait même son concours conditionnel. Après avoir été, avec Barnave et Duport, les chefs du côté gauche à la Constituante, Charles et Alexandre-de Lameth avaient évolué après la mort de Mirabeau et s'étaient de plus en plus rapprochés de la Cour. L'opposition des démocrates conduits par Robespierre en avait fait des conservateurs. Dès la fin d'avril 1791, ils disposaient pour leur politique rétrograde des fonds de la liste civile[1]. Après-la Constituante, Charles et Alexandre avaient été remplacés auprès de la Cour par leur frère Théodore, qui siégea à la Législative. Un cousin de Danton, Philippe, écrira plus tard, en germinal an II, au Comité de Salut public et affirmera devant plusieurs témoins que Danton avait reçu des Lameth un paquet d'assignats de 150.000 livres. Il tenait le fait, disait-il, de la propre femme de Danton[2]. La chose n'a rien d'invraisemblable, quand on sait, par le témoignage de Théodore Lameth, lui-même, confirmé par le témoignage du montagnard Choudieu, que Danton sauva Charles de Lameth, qui avait été arrêté après le 10 août avec sa femme dans la Seine-Inférieure et conduit à Rouen[3]. C'est également l'intervention de Théodore Lameth auprès de Danton qui fit relâcher Adrien Duport, arrêté près de Melun à la même époque, et Théodore nous affirme encore qu'il obtint de Danton le passeport qui permit à Talleyrand de passer en Angleterre. Théodore Lameth était si sûr de Danton que, malgré la rigueur terrible des lois portées contre les émigrés, il n'hésita pas à quitter Londres vers le milieu d'octobre 1792[4] pour revenir en France, afin d'agir en faveur de Louis XVI et de sa famille. Dès le lendemain de son arrivée à Paris, vers la fin d'octobre, il se rendit chez Danton. Voici comment il raconta son entrevue dans ses Mémoires, qui ont été déposés à la Bibliothèque nationale en 1883 et qui n'ont été publiés qu'en 1913 : Dès le lendemain, aussitôt que le jour parut, j'allai chez Danton, il n'était plus ministre de la Justice, il habitoit dans un assez médiocre logement, rue des Cordeliers. Sa femme, jeune, jolie, avec des manières douces, me conduisit à sa chambre, où je le trouvai couché sur un lit de sangles. Que faites-vous à Paris, me dit-il, je vous croyois sauvé, d'où venez-vous ? — De Londres, lui répondis-je : — Êtes-vous fou, reprit-il, de me le dire, ignorés-vous qu'il y a peine de mort ? — Non, je le sçais, mais vous avez voulu sauver la vie de mon frère ! La seule marque de reconnoissance que je puisse vous donner est de mettre la mienne entre vos mains et je n'hésite point. Cependant je ne veux pas m'en faire un trop grand mérite, car si j'ignore tous les crimes dont vous êtes capable, je sçai ceux qui vous sont impossibles. — Vous ne m'épargnez jamais les duretés, mais je prends ce qu'il y a de bon dans ce que vous venez de dire et il y en a assez pour que j'en éprouve de la satisfaction ; mais vous n'êtes pas ici sans motifs, que voulez-vous ? — Vous donner encore une plus grande preuve de confiance, vous montrer en même temps la seule route de salut qu'il y ait pour vous, car vous alléz à votre perte en perdant la France. — Vous avéz des idées timides. — Je croyois prouver le contraire. — Vous ne savéz donc pas, dit-il avec force, qu'il faut passer par la sale démocratie pour arriver à la liberté. — Je ne le pense pas, mais la part que déjà vous lui avéz faite, n'est-elle pas asséz grande, asséz déplorable ! — Tout cela aura son terme, j'accrocherai le char de la Révolution. — Non, Danton, on vous accrochera si vous ne vous hâtez. --.- II est vrai, j'en con-. viens, la retraite sera difficile, mais voyons votre confidence. — Vous l'avez deviné en me voyant en France dont j'avois pu sortir. — Je le vois, il s'agit du roy. — Oui, ce qu'on a ozé peut faire tout craindre. Ceux qui l'ont enfermé dans la tour du Temple croyent peut-être avoir besoin d'un denier crime, mais vous êtes, au moins directement, étranger à sa déposition, à sa captivité, sauvéz-le, alors il ne restera de vous que de glorieux souvenirs. — Tout ce que vous déplorés est son propre ouvrage. — Dites plutôt rcenvre des circonstances, trop fortes pour lui et peut-être pour tout autre, ainsi que de la pluspart de ceux qui l'environnaient. — Que n'étoit-il sincère ? — On peut paroître manquer de droiture quand on est aux prises avec de tels évènements. Vous ne nieréz pas la sincérité de ses vertus, de ses vœux pour le bonheur des Français, dont, librement, spontanément, il a donné des gages inattaquables avant la Révolution. — La faiblesse souvent semble bonté, vertu. — Cela peut-être vrai quelquefois, mais ici l'application tombe à faux. Ce qui distingue éminemment Louis XVI, c'est ce que vous mettéz en doute, en oubliant tout ce qui presse votre conviction. Les faits parlent plus haut que les paroles. Ils sont nombreux, mais en voici un qui se retrouve en ma mémoire, écoutez. Je n'étois point admis dans la familiarité du roi, mais je le voyois souvent ; un jour où je l'avois suivi à la chasse, il me fit appeller pour souper dans son cabinet, alors il étoit dans la plénitude du pouvoir ; en sortant de table le roi me demanda si je sçavois jouer au billard, ayant répondu affirmativement, il me dit : venéz, mais nous ne jourons pas cher, je ne joue pas plus d'un écu. Je répondis V. M. ne veut pas se ruiner. Aussitôt, avec vivacité, le roi répliqua : Vous, vous jouez ce qui est à vous, et moi je joue l'argent de tout le monde. Cet hommage à la propriété, du petit fils de Louis XIV, cet oubli du roi, cet amour des autres, exprimé avec tant de simplicité, allèrent au fond de mon cœur et y sont restés. Seroit-il possible que vous n'en soyéz pas touché ? — Non, ce trait lui fait honneur, cependant gardéz-le pour vous. Ceux qui ont résolu sa perte ne peuvent que s'irriter des éloges dont il seroit l'objet. — Mais comment mettre en jugement celui qui de tout tems et par la volonté légalement, solennellement exprimée de toute la nation, est impeccable, inviolable ? Quelle enfance, qu'est-ce que tout cela auprès de ceux qui veullent et qui peuvent ? Charles Ier a-t-il été tué légalement ? — Croyéz-vous donc que la majorité de la Convention le condamneroit ? — Sans aucun doute, il est rare que l'on veuille donner sa vie pour celle d'un autre. La majorité n'est jamais là. S'il est mis en jugement, il est perdu, car, en supposant même que le plus grand nombre fît ce que vous feriez, le plus petit le feroit assassiner ! — Il y a pourtant des gens de cœur dans l'Assemblée et les Girondins, quelque coupable qu'ait été leur conduite, ne le condamneroient pas, leur parti est nombreux. — Belle ressource ! ce sont eux qui l'on conduit où il est. Ils en sont effrayés, ils feront de beaux discours et finiront par le condamner tous. — Vous penséz bien, dis-je à Danton, que le secours, le dévouement que je vous demande a pour objet avant tout d'arracher du Temple le roi et sa famille, soit par un mouvement audacieux, soit au moins en trouvant le moyen de le faire évader. — Voilà, reprit-il, ce qu'il faut ; peut-on sauver un roi mis en jugement, il est mort quand il paroît devant des juges. — Ce que vous dites est épouvantable de vérité, mais qu'attendre du plus affreux des crimes si ce n'est de voir ensuite la France s'en couvrir, de faire haïr votre république même par ceux qui, privés de lumières ou de réflection, croyent à la possibilité de son existence. — Faites donc entendre cela à Robespierre, à Marat, à leurs adorateurs ! — Mais enfin, vous Danton, que vouléz-vous, que pouvéz-vous ? Êtes-vous convaincu qu'au nom de la justice, de tous les intérêts, même de toutes les conceptions, il faut sauver le bon et malheureux prince ainsi -que sa famille. Soyéz sincère. — Vous dites ce que je pense, ce que je veux. Quant à ce que je peux, je l'ignore. Dans la situation où nous sommes, que peut affirmer pour le lendemain l'homme le plus populaire ? mais terminons. Je ne veux me montrer ny meilleur ny pire que je ne suis, j'ai toute confiance dans votre caractère, voici le fond de ma pensée et mes intentions que vous décidez. Sans être convaincu que le roi ne mérite aucun reproche, je trouve juste, je crois utile de le tirer de la situation où il est. J'y ferai avec prudence et hardiesse tout ce que je pourrai ; je m'exposerai si je vois une chance de sucées, mais si je perds toute espérance, je vous le déclare, ne voulant pas faire tomber ma tête avec la sienne, je serai parmi ceux qui le condamneront. — Pourquoi, dis-je à Danton, ajoutéz-vous ces derniers mots ? — Pour être sincère, comme vous me l'avéz demandé, reprit-il, puis il ajouta : Mais songéz à vous, personne n'est plus en danger d'être arrêté, et si vous l'êtes ! — Eh bien, vous viendréz à mon aide. — Sans doute, mais ce que je pourois peut-être pour d'autres, je le tenterois inutilement pour vous. Je ne manquerai pas à mes promesses, il est inutile de me les rappeller, croyéz-moi, hâtez-vous de quitter la France si vous le pouvéz... Un peu plus loin, Théodore Lameth raconte qu'avant de se mettre en sûreté il revit Danton une seconde fois encore et qu'il le trouva, comme lors de notre dernière entrevue, préoccupé du désir de sauver le roi. Dans ce projet, il s'était associé Lacroix, conventionnel, ancien militaire d'une taille et d'une éloquence effrayantes ; ambitieux, avide, mais pouvant être utile. Quelle que fut la couleur qu'il portât, Danton pouvait compter sur le dévouement des Cordeliers ; il s'était occupé à organiser des moyens, il avait conçu plusieurs tentatives dont il me parla[5]. Une autre fois encore, dans des notes où il consignait ses
observations sur les ouvrages historiques qu'il lisait, Théodore Lameth est
revenu sur le rôle de Danton dans le procès de Louis XVI. Mme de Créquy avait
écrit dans ses Souvenirs que, si le duc d'Orléans Philippe Égalité avait voté
la mort de Louis XVI, c'est que Danton l'avait effrayé. Théodore Lameth proteste
contre ce racontar : Tout est erreur (ou intention) dans
ceci et dans les pages qui suivent employées à l'établir. J'ai dit ailleurs (avec détails) que
Danton, tant qu'il eut l'espoir d'y parvenir, fit tout ce qui dépendait de
lui pour sauver le Roi, abandonné (si
ce n'est pas trahi) par les Cours étrangères,
plus qu'abandonné par M. Pitt, par tout ce qui devait le secourir, si ce
n'est à Paris par quelques particuliers et par le chevalier Ocariz,
ambassadeur d'Espagne, dont les efforts méritèrent la plus haute estime.
Sous le nom de Pitt, Théodore Lameth a ajouté ce renvoi : J'en ai la preuve de celui qui, à ses pieds pour obtenir
deux millions avec lesquels on sauvait le roi, désespéré, disait en le
quittant : Il veut un pendant à Charles
Ier. Dans un autre renvoi, Lameth ajoute qu'il n'a pas été
étranger aux efforts d'Ocariz pour sauver le Roi[6]. Théodore Lameth lut aussi les Mémoires tirés des
papiers d'un Homme d'État qui parurent de 1831 à 1835. Ces mémoires,
attribués au chancelier prussien Hardenberg, étaient l'œuvre d'un ancien
agent du Comité de Sûreté générale, Beauchamp, qui fut attaché ensuite à la
police du Directoire. Beauchamp avait écrit à propos du procès du roi : Chabot, s'étant mis en relation avec Ocariz, traita
lui-même pour les deux millions qu'on devait compter à quatre des principaux
membres de son parti. Ceux-ci s'engageaient à faire changer un grand nombre
de votes pour la mort en votes pour l'appel au peuple. Mais, pour
Beauchamp, Chabot ne voulait que soutirer de l'argent à l'Espagne. Théodore
Lameth n'est pas de cet avis. Il écrit dans ses notes ce commentaire : L'auteur a été trompé, lorsqu'on lui a dit que le député
Chabot agissait seul et qu'il jouait M. Ocariz en paraissant partager son
vœu. Il est possible que Chabot, qui était un insensé peu estimable, ait
voulu trouver un profit dans sa démarche ; mais il était alors un des agents
de Danton qui voulait sauver Louis XVI. Je ne puis douter de ce qui eut lieu
alors, car j'étais revenu d'Angleterre, où je n'étais que depuis six
semaines, malgré la loi qui condamnait les émigrés à mort et qui venait
d'être rendue[7], pour voir Danton, que je déterminai aux démarches qu'il
fit. J'ai traité ailleurs avec détail cette circonstance. Ce que j'ajouterai
seulement ici, c'est ce que mon frère Charles, qui était alors en Angleterre,
m'a dit depuis et répété souvent. Le voici : — J'étais avec d'Aiguillon à Londres ; nous logions ensemble, lorsque
Talon — le père de Mme du Cayla —, avec
lequel il était lié, entra. Il était dans une extrême agitation. — Quelle horreur.
dit-il. M. Pitt veut la mort du roi de France. Je sors de chez lui, et rien
de ce que j'ai pu exprimer ne l'a ému ni ébranlé. Danton répond du salut de Louis
XVI, si l'Angleterre veut ajouter deux millions à ce dont peut disposer le
chevalier Ocariz ; il ne demande point qu'ils soient livrés ; il suffit
qu'ils soient déposés chez un banquier anglais. Je suis accouru de Paris pour
cette négociation que j'ai eu la simplicité de croire facile ; elle est
impossible. M. Pitt veut en France le pendant de Charles 1er. C'est hideux, effroyable,
mais il n'y a rien à faire. Tel est le témoignage de Théodore Lameth, témoignage d'autant plus grave qu'il est d'un homme qui manifeste à toute occasion, dans ses écrits, sa sympathie ou Son indulgence pour Danton. Ce témoignage étonnera ceux qui croient à la sincérité du républicanisme de Danton. Théodore Lameth dit à Danton qu'il est, lui, au moins directement étranger à la déposition et à la captivité du Roi. Il lui fait dire qu'il faut passer par la sale démocratie pour arriver à la liberté. Il met dans sa bouche des propos injurieux pour Marat et pour Robespierre. Il le représente comme méditant un coup de main audacieux contre la Commune qui gardait le Temple, etc. Sur le républicanisme de Danton, nous avons un témoignage capital, celui du duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, -qui eut un entretien avec Danton dans les derniers jours de septembre, un mois environ avant l'entrevue de Danton avec Théodore Lameth. Cet entretien est célèbre. Taine, informé par le duc d'Aumale, l'a résumé dans une note de la Conquête jacobine[8]. Le marquis de Flers, puis M. Gruyer l'ont résumé à leur tour en ajoutant quelques traits à la note de Taine[9]. Plus récemment enfin, M. Denys Cochin a eu communication du manuscrit où Louis-Philippe a couché ses souvenirs[10]. Le duc de Chartres, qui avait figuré à Valmy, venait d'être nommé lieutenant-général. Il ne voulait pas quitter l'armée de Kellermann et était venu à Paris pour demander à y être conservé. Servan l'avait assez mal reçu. Mais Danton, qui était présent, lui avait donné un rendez-vous en lui promettant d'arranger son affaire. Au cours de la conversation, le prince s'était lamenté sur les massacres de septembre. Danton en avait fait l'apologie et lui avait conseillé d'être prudent et de ne pas parler inconsidérément de cet événement : Savez-vous qui a fait les massacres de septembre ? C'est moi... Frémissez à votre aise, mais taisez-vous. Et Danton avait ajouté : On a les yeux sur vous. Votre père, simple député, ne marque pas autant dans les rangs de la Convention que vous dans ceux de l'armée. On ne demande rien à votre conscience, sinon de ne point juger celle des autres. Enfermez-vous dans votre métier de soldat, sans vous occuper de nos actes ni vous mêler de politique. Cela est essentiel pour vous, pour les vôtres, même pour nous, et surtout pour votre père... Dans la version donnée par M. de Flers, Danton dit nettement qu'il ne croit pas à la durée de la République, qui vient d'être proclamée. Il dit au duc de Chartres : Vous avez de grandes chances de régner. Il lui conseille de se populariser à l'armée, et il lui trace d'avance le programme d'une monarchie nationale, qui saurait défendre et fortifier Paris. Dans le récit de M. Denys Cochin, Danton s'engage moins franchement, mais il s'engage tout de même : On a les yeux sur vous. Popularisez-vous à l'armée, cela est essentiel pour votre père et pour votre famille, même pour nous, c'est-à-dire pour les révolutionnaires de l'espèce de Danton. C'était faire entendre à mots couverts que Danton tenait en réserve la solution orléaniste. M. de Flers a-t-il accentué à cet égard le témoignage de Louis-Philippe ? Pour l'affirmer, il faudrait connaître en entier le manuscrit dont M. Denys Cochin n'a donné que des fragments très courts. Mais ce que nous pouvons dès maintenant affirmer, sans crainte de nous tromper, c'est que l'attitude et le langage prêtés à Danton sont conformes à tout ce que nous savons de sa politique et de son rôle. Pourquoi aurait-il protégé le duc de Chartres, pourquoi aurait-il eu avec lui cette longue conversation s'il n'avait eu quelque arrière-pensée ? Les contemporains ont confondu le parti dantoniste avec le
parti orléaniste. Ils avaient pour cela des raisons sérieuses, dont il suffit
de rappeler quelques-unes. Ils se souvenaient qu'au lendemain de la fuite de
Louis XVI à Varennes Danton avait proposé aux Jacobins, le 23 juin 1791, de
nommer un conseil à l'interdiction , qui
gouvernerait à la place du roi déclaré imbécile ; que le 3 juillet suivant,
précisant sa pensée, il avait proposé, avec Réal, d'instituer un garde de la
royauté vacante. Ce garde ne pouvait être que le duc d'Orléans. Ils se
souvenaient que peu après, le 16 juillet 1791, Danton avait été nommé, avec
Laclos et Brissot, le rédacteur de la pétition célèbre qui réclamait le
remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels,
c'est-à-dire par la régence du duc d'Orléans.
Ils savaient que c'était par l'influence de Danton et de Chabot que le duc
d'Orléans, baptisé Philippe-Égalité par la Commune, avait été élu à la
Convention par le corps électoral du département de Paris, le dernier de la
liste et à une voix de majorité, contre l'opposition de Robespierre[11]. Ils savaient
que, le 4 septembre 1792, quand Guadet fit voter par la Législative une
adresse républicaine à la nation, la seule voix discordante dans l'Assemblée
avait été celle du dantoniste Thuriot, qui avait adjuré ses collègues de ne
point préjuger de la volonté du pays. Ils savaient que, le 21 septembre 1792,
quand : Grégoire avait proposé à la Convention, dans sa première séance, de
prononcer l'abolition de la royauté, la voix du dantoniste Basire avait
essayé d'écarter le vote sous prétexte qu'il ne fallait pas délibérer dans
l'enthousiasme. C'était quelques jours à peine avant .la conversation de
Danton avec le duc de Chartres. Ils n'ignoraient pas enfin que, lorsque les
Girondins proposèrent l'exil des d'Orléans, les dantonistes de la Convention
combattirent la mesure. Il n'y a donc aucune raison de suspecter la véracité des mémoires et des notes de Théodore Lameth, pour cela seul qu'il prête à Danton des sentiments peu. républicains et peu démocratiques. Mais nous avons le devoir d'en vérifier les données par toutes les autres sources d'information. Que des efforts pécuniaires aient été faits pour essayer d'acheter des votes favorables dans le procès de Louis XVI, c'est ce dont il est impossible de douter. Le Montagnard Choudieu nous dit dans ses mémoires[12], qu'à la fin de décembre 1792 le député de l'Aude, Azéma, lui fit part que plusieurs députés, qu'il lui nomma, lui avaient dit qu'il leur avait été proposé des sommes assez considérables s'ils voulaient s'engager à ne pas voter la mort et que les sommes seraient proportionnées au degré d'influence que ces députés pourraient exercer sur l'Assemblée. Choudieu ajoute que bien peu de ses collègues qui lui furent désignés par Azéma votèrent la mort et que ceux qui l'ont fait votèrent pour l'appel au peuple et pour le sursis, c'est-à-dire que leur vote ne fut pas compté contre le Roi. Je ne les nomme point ici, dit-il, parce que je n'ai pas la preuve matérielle de la corruption. Mais, dans mon opinion, la chose est plus que vraisemblable. Choudieu fut lui-même l'objet d'une curieuse tentative de séduction. Il était bel homme et avait servi autrefois dans les gardes du corps. Une jeune dame royaliste l'invita à déjeuner le 16 janvier 1793 quand commençait le scrutin. A peine est-il introduit chez la dame, dans sa chambre à coucher, que la soubrette se retire en fermant la porte à double tour. Choudieu comprit. Il se leva pour sortir, mais, pour faire ouvrir les portes, il dut menacer de crier à la garde. Il assure que plusieurs de ses collègues furent mis à la même épreuve. Pour ce qui concerne Danton, le mot de lui que rapporte Théodore Lameth : Si je perds toute espérance, je serai parmi ceux qui le condamneront, était déjà connu, bien avant que parussent ses mémoires, puisque le comte de Ségur le cite presque textuellement dans son Tableau historique et politique de l'Europe, paru sous le Premier Empire[13]. Le changement d'attitude de Danton dans le procès du Roi lui fut reproché par Robespierre au moment de son procès : Il ne voulait pas la mort du tyran, dit Robespierre, il voulait qu'on se contentât de le bannir, comme Dumouriez qui était, venu à Paris avec Westermann, le messager de Dumouriez auprès de Gensonné, et tous les généraux ses complices, pour égorger les patriotes et sauver Louis XVI. La force de l'opinion détermina la sienne, et il vota contre son premier avis, ainsi que Lacroix, conspirateur décrié, avec lequel il ne put s'unir en Belgique- que par le crime. Ce qui le prouve encore plus, c'est le bizarre motif qu'il donna de cette union : ce motif était la conversion de Lacroix, qu'il prétendait avoir déterminé à voter la mort du tyran[14]. Comment aurait-il fait les fonctions de missionnaire auprès d'un pécheur aussi endurci pour l'attirer à une doctrine qu'il réprouvait lui-même ?[15] Il a été de mode de suspecter ces notes de Robespierre. Je les ai vérifiées aussi souvent qu'il m'a été possible, dans la récente édition critique que j'en ai donnée, et je les ai toujours trouvées très exactes. Mais, si on rejette le témoignage de Robespierre, il y en a d'autres qu'il est impossible de récuser et qui vont nous permettre de serrer la question de plus près. Le feu lord Acton, historien de talent, a affirmé, dans son livre Lectures on the French Revolution[16] que Danton offrit secrètement à Pitt de sauver Louis XVI si on lui remettait une somme de 40.000 livres sterling, environ un million de francs. Les libéraux anglais avec lesquels Danton était en relations, lord Landsdowne, Sheridan et Fox, pressèrent Pitt d'accepter la proposition. Mais Pitt informa l'agent français Maret qu'il ne voulait pas intervenir, parce que l'exécution de Louis XVI ruinerait dans l'opinion anglaise les amis de la France qui étaient ses adversaires politiques. Lord Landsdowne invita en effet Pitt, à. la séance des Communes du 21 décembre 1792, à envoyer un ambassadeur à Paris pour améliorer les relations déjà très tendues entre . les deux pays et pour atténuer l'hostilité manifestée contre Louis XVI, dont le procès était commencé. Le livre de lord Acton est dépourvu de références, mais il a puisé son renseignement à une source différente des mémoires de Théodore Lameth,-qui n'étaient pas publiés au moment où il a écrit. Il dit que l'offre de Danton fut faite à Pitt par un intermédiaire auquel celui-ci pouvait avoir confiance, et cela est exact. Les intermédiaires furent sans doute les agents de Danton, Maret et Noël et ce mystérieux T..., dont il est si souvent question dans sa correspondance, t qui n'est autre que Talon. Vingt ans avant que lord Acton publiât son livre, avait paru à Londres la correspondance d'un agent de Pitt, William Augustus Miles, très lié avec le beau-frère de Grenville[17] ; le ministre des Affaires étrangères. Miles avait été employé à des missions secrètes à Liège en 1784-1788, à Francfort en 1789, à Paris de 1790 à 1791. Sa maison de Londres était ouverte à tous les agents français et particulièrement à Noël. Quand Lebrun, qu'il avait connu à Liège, devint ministre des Affaires étrangères, Miles lui écrivit à diverses reprises pour s'efforcer de lui donner des conseils pacifiques. Or, la correspondance de hiles, publiée par un de ses descendants, renferme dans son premier volume (p. 398-400), une minute, datée du 18 décembre 1792, trois jours avant l'intervention de Landsdowne à la tribune. Cette minute, intitulée par Miles lui-même : Projet pour sauver Louis XVI, est le résumé d'une conversation qu'il a eue ce jour-là avec Noël. Elle est ainsi conçue : La personne de confiance envoyée par le Conseil exécutif — c'est-à-dire l'abbé Noël — est venue ce soir à neuf heures et demie. Elle s'est déclarée elle-même amie de l'humanité et, quoique républicaine, elle était parfaitement persuadée que la mort du roi ne serait d'aucune utilité pour le nouveau gouvernement de la France ; qu'après avoir réduit Louis XVI au rang de simple citoyen, la France n'avait plus rien à craindre du monarque détrôné ; que, ce que recherchait la France, ce n'était pas le supplice d'un homme, mais la destruction de la royauté, et que ce dernier objet était maintenant pleinement réalisé. Après ces prémisses qui furent longues, il me dit qu'il voyait une disposition dans le Conseil exécutif à éviter de répandre le sang de Louis XVI et qu'il supposait que M. Pitt et le gouvernement attachaient quelque importance à ce désir charitable. Il en vint alors à me proposer de me communiquer la seule méthode certaine par laquelle la vie du roi pourrait être sauvée. Il me dit que c'était un individu qui rassemblait à Londres les moyens, mais qu'étant suspect[18] il lui était impossible de le voir à ce sujet. Il insista sur l'esprit vigoureux de cet individu ; il dit que ses ressources étaient immenses, ses connaissances étendues et qu'ayant eu une part active à la Révolution, qu'étant resté en bons termes avec tous les partis, qu'étant très profondément et confidentiellement engagé dans les affaires du roi, lui seul pouvait réussir dans l'entreprise. Il a demandé alors si je voudrais parler de la chose à M. Pitt, mais qu'il ne devait pas être nommé lui-même ; qu'il n'avait plus rien à dire sur le sujet, sinon de me donner le nom et l'adresse de l'individu — M. Talon, 116, Sloane-Street, à Chelsea —, et que j'étais alors libre de faire ce que je jugerais à propos. Je demandai de quelle façon M. Pitt pourrait intervenir. Il me fut répondu que ce devait être secrètement et non ouvertement. Je le priai de s'expliquer. Il dit qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, qu'il m'avait soumis la chose en confidence et que l'affaire, autant qu'elle le concernait, devait en rester là. Soupçonnant que ce pouvait être une feinte de la part du Conseil exécutif pour découvrir si notre gouvernement s'intéressait lui-même à la préservation de la vie du roi et me rendant compte que, si une telle idée devait être admise, l'Angleterre pourrait être accusée de désirer effectuer la contre-Révolution, je crus prudent de paraître extrêmement indifférent à la vie ou à la mort de Louis. XVI, si bien que le monsieur qui vint à moi a lieu de se plaindre de la rudesse et du mauvais accueil qui lui fut fait au sujet du roi. C'était aussi dans l'opinion qu'il était prudent de renforcer à Paris la conviction que M. Pitt s'était fait à lui-même un devoir de ne pas se mêler du gouvernement intérieur de la France dans aucun cas, sous aucun prétexte, ni directement ni indirectement. L'observation fut faite que c'était chose secrète. Je répondis que j'avais trop l'expérience du monde pour croire que l'intervention proposée pût rester secrète vingt-quatre heures et que, comme je savais l'aversion de M. Pitt à se mêler des affaires intérieures de la France[19], relativement à la question qu'on pût penser qu'il interviendrait au sujet du jugement du roi, je devais décliner la proposition, non seulement dans la pleine conviction où j'étais que ce serait chose inutile, mais aussi par raison de délicatesse à l'égard de M. Pitt lui-même. Il exprima le désir que, puisque je ne voulais pas en parler à M. Pitt, ce qu'il avait dit restât confidentiel — entre quatre yeux. Ceci mit fin à la conversation. Je vis qu'il était très satisfait d'apprendre que le ministère était neutre. En sortant, il exprima l'espoir que l'état de la France pût être un exemple pour l'Angleterre et nous détournât de détruire notre excellente Constitution. Ce texte décisif met fin, ce me semble, à toute
discussion. Il confirme exactement sur le fond des choses le récit de
Théodore Lameth. Noël, cela n'est pas douteux, n'agissait pas, le soir du 18
décembre 1792, en son nom personnel ni au nom du Conseil exécutif. S'il avait
été mandaté par le Conseil, il n'aurait pas fait tant de mystère ni demandé
le secret à Miles. Sans doute celui-ci n'a pas écrit le nom de Danton dans le
procès-verbal qu'il a dressé de la conversation. Mais il est significatif
qu'un an plus tard, quand Miles demandera au même Noël, alors ambassadeur de
la République à Venise, de transmettre à Danton des propositions de paix du
gouvernement anglais, il lui rappellera opportunément, dans sa lettre du 21
février 1794, la conversation du 18 décembre 1792[20]. Il est plus
significatif encore que Miles, qui fait à différentes reprises l'éloge de
l'honnêteté foncière de Robespierre, ne parle de Danton que sur le ton du
mépris. Il écrira à Noël, le 11 avril 1794, au lendemain de l'exécution des
Dantonistes : Danton, en février 1793, aspirait à la
régence ; j'ai su alors par les intéressés eux-mêmes qu'il a facilité la
sortie de France de quelques royalistes. Son caractère n'était pas considéré
comme incorruptible[21]. Miles avait pour Talon le même mépris que pour Danton. Quand il était encore à Paris, alors qu'il fréquentait le club des Jacobins et le club de 8g, les salons de La Fayette et de Mme de Tarente, il écrivait à l'amiral Rodney, le 12 mars 1791 : Beaucoup de députés de Bretagne sont payés par le roi. M. Talon est l'homme de confiance de ce malheureux monarque. Il a distribué beaucoup d'argent à plusieurs membres de l'Assemblée nationale, mais il n'est pas douteux qu'il s'en est réservé pour lui-même une bonne part, c'est du moins ce qu'on dit, et un de ces députés s'est cité lui-même comme une preuve de la malhonnêteté de Talon en déclarant qu'il n'avait jamais reçu un sol et que l'autre avait gardé ce qu'il aurait dû donner aux amis du roi[22]. Pour Miles, Talon était donc un aventurier. On comprend qu'en dehors des raisons de principe qu'il avait pour refuser de se prêter à une démarche qui était une intervention dans nos affaires intérieures, Miles répugnait à se mettre en rapport avec un individu qu'il considérait comme un intrigant de bas étage. Ainsi, voilà un fait acquis. Pendant que Danton à la tribune provoque les rois, il cherche secrètement à s'entendre avec eux pour leur soutirer des millions afin de sauver Louis XVI ; pendant qu'il voue les émigrés au supplice, il les reçoit chez lui, les protège et leur donne des espérances. Toujours la même contradiction, la même duplicité. Mais n'est-il pas possible d'en savoir davantage ? Cherchons à reconstituer l'action souterraine de Danton et de ses amis ou agents dans le procès du Roi. Dans presque toutes ses dépêches écrites de Londres à Danton ou à Lebrun en septembre et en octobre, Noël ne cesse de leur répéter que le cabinet anglais mettra la grâce de Louis XVI comme prix à sa neutralité, par exemple le 26 octobre : Je me suis confirmé dans l'opinion où j'étais déjà, que la première et presque la seule condition que proposera le cabinet de Saint-James sera la grâce de Louis et de sa famille[23]. Il n'était pas possible, nous l'avons vu, de se tromper plus grossièrement sur les intentions de Pitt. Mais Danton, qui avait vu lord Gower insister sur la mise en liberté de la famille royale, au moment de son rappel après le Io août, Danton qui avait lu la note de Manstein et le manifeste de Brunswick, par lesquels le gouvernement prussien, après Valmy, formulait la même exigence, Danton crut que Noël avait raison et que la personne du Roi était un otage précieux dont rien n'était plus facile que de tirer argent en négociant avec les rois. Théodore Lameth affirme qu'il ne revint pas seul sur le continent pour tenter cette négociation avec Danton, que Talon lui aussi revint à Paris. La chose est très vraisemblable, car je vois qu'un passeport .fut délivré à Talon par l'ambassade française de Londres à la date du 28 septembre 1792[24]. C'est un fait significatif qu'avant cette date il était très souvent question du mystérieux T... et de ses services dans la correspondance de Noël et de Benoist, et qu'après il n'en est plus question. Cela prouve à mon sens que T... était bien Talon. Noël ne parle plus de T... dès .que Talon a quitté Londres. Le ministre Lebrun était-il au courant de l'intrigue ? C'est très possible, puisqu'il a reçu les dépêches où il est question de T... Mais Lebrun entendait dégager ses responsabilités officielles. Il écrivait à Chauvelin le 19 octobre : La République ne peut donner aux étrangers aucune garantie sur cet article ; ce serait un abandon absolu de ses droits... La nation seule a le droit de juger Louis. Il ajoutait cependant : On peut préjuger que non par crainte, non par des considérations étrangères, mais par générosité, par magnanimité, la nation croira. Louis suffisamment puni par la perte du trône, et la vengeance nationale suffisamment satisfaite par l'anéantissement de la royauté. Vous pouvez présenter ces considérations comme étant le vœu présumé de la nation française...[25] Un peu plus tard, le 1er décembre, il écrivait de même à Bourgoing, notre ambassadeur à Madrid : Il ne me paraît pas possible d'empêcher que le ci-devant roi ne soit jugé. Toute la nation paraît d'accord pour le demander. Quant à l'issue, je crois la nation disposée à donner, en cette occasion, un grand exemple de clémence et de générosité[26]. Autrement dit, Lebrun secondait officieusement l'intrigue, mais ne voulait pas se compromettre. Aussi Noël fit-il auprès de Miles sa démarche du 18 décembre en son nom personnel. Combien de temps Talon, de retour de Londres, resta-t-il en France ? Un événement redoutable par -ses conséquences, la découverte de l'armoire de fer, le 20 novembre, l'obligea à pourvoir de nouveau à sa sûreté et rendit beaucoup plus difficile la tâche de ceux qui avaient entrepris de sauver le Roi. On avait trouvé dans l'armoire une partie de la correspondance que Talon adressait à Louis XVI quand il dirigeait son atelier de corruption. Plusieurs pièces compromettaient Dumouriez et Talleyrand. Dès le 22 novembre, une perquisition fut faite au domicile de Talon à Paris, rue Saint-Florentin, n° 878[27]. On ne le trouva pas. Le 3 décembre, Guadet dénonça sa présence à l'armée de Dumouriez. La Convention ordonna le jour même l'envoi d'un courrier extraordinaire en Belgique pour procéder à son arrestation. Mais Talon s'échappa. Nous avons vu qu'il était de nouveau à Londres vers le milieu de décembre. Son oncle Sainte-Foy, moins heureux, fut - arrêté le 24 novembre dans son appartement du Palais-Royal[28] et interrogé devant la Commission extraordinaire de la Convention, le 25 novembre[29]. Dans ses papiers, on découvrit une lettre des plus compromettantes que Talon venait d'adresser à Dumouriez, qu'il tutoyait : Tu sais, mon ami, que je suis en voyage, mais je n'en partage pas moins tes succès, et l'amitié te fait un compliment bien sincère. Mon oncle (Sainte-Foy) va te faire une proposition bien avantageuse pour ton armée et, si tu peux l'accepter, tu m'obligerais dans la personne d'un de nos amis que tu connais, je crois, un peu, M. Parck. Je t'embrasse et te souhaite toutes sortes de prospérités. Si nous avions pu nous voir, la chose publique n'y aurait pas perdu. L'ami que je te recommande est un bon Jacobin ; il envoie à mon oncle des échantillons que l'on mettra sous tes yeux. Adieu, mon ami, tu m'obligeras, toi aussi. La fourniture sera composée de drap pour habits complets, bonnets, bas, couvertures[30]. Au dossier figurait aussi une lettre de Parck adressée à Talon de Dunkerque, le 18 novembre. Il lui demandait d'intervenir de nouveau auprès de Dumouriez pour un marché de fournitures et de l'avertir aussitôt qu'il saurait qu'il y aurait une apparence de paix entre les Français et les Autrichiens et la certitude que les Français entreraient en Hollande[31]. Les documents prouvaient l'intimité qui unissait Talon et Dumouriez et que tous les deux s'intéressaient aux fournitures. Par une singulière malchance, Dumouriez venait justement d'être attaqué très vivement par Cambon à la tribune de la Convention et par Hassenfratz aux Jacobins pour les marchés de fournitures qu'il avait passés avec un agioteur très suspect, l'abbé d'Espagnac[32]. La Convention avait ordonné l'arrestation de d'Espagnac, de Malus, commissaire ordonnateur en chef, et de Petit-Jean, payeur général de l'armée de Dumouriez. Dans cette crise, Danton mit toute son influence au service de Dumouriez et de ses agents, comme au service de Talon et de Talleyrand. Entre Dumouriez et Danton, il y avait des liens très forts déjà anciens. C'était Danton qui, après le 10 août, avait fait nommer Dumouriez au commandement de l'armée du Centre, en remplacement de La Fayette. Danton avait approuvé les désastreuses négociations entamées avec le roi de Prusse après Valmy. 11 avait présenté Dumouriez aux Jacobins le 14 octobre et cautionné son civisme. Dumouriez avait pris dans son état-major, non seulement Westermann, mais encore Mergez, le cousin de Danton, qui avait d'abord suivi Noël à Londres. Quand Dumouriez fut accusé par Cambon pour ses marchés avec d'Espagnac, il dépêcha Westermann à Paris pour le défendre. Westermann se présenta à la barre avec le fournisseur accusé. Celui-ci, interrogé par Barère, le 1er décembre, invoqua pour justifier ses marchés de fusils le témoignage de Danton, qui était présent, et Danton ne dit mot. Qui ne dit mot consent. Le fournisseur et les agents de Dumouriez ne tardèrent pas à être remis en liberté, malgré les charges écrasantes qui pesaient sur eux. Sainte-Foy, l'oncle de Talon, interrogé par Ruhl, l'ami de Danton, fut simplement renvoyé devant le tribunal criminel du département de Paris, qui l'acquitta, après une déposition de Barère en sa faveur. Barère nous dit lui-même que Dumouriez lui avait écrit pour l'intéresser à Sainte-Foy. Le tribunal criminel était présidé par Paré, l'ancien clerc de Danton[33] ! Talleyrand, qui avait été lui aussi décrété d'accusation, fut également défendu par Danton. Son apologie parut dans le Moniteur du 15 décembre. Elle est signée D... et paraît bien être de la plume ou de l'inspiration de Danton. On retrouvera dans les papiers de celui-ci, quand il fut mis en arrestation, un mémoire diplomatique[34] que Talleyrand lui avait adressé de Londres le 25 novembre et dont le double se trouve aux Affaires étrangères. Dans ce mémoire, Talleyrand se prononçait fortement contre toute politique de conquêtes, c'est-à-dire contre la politique que Danton soutenait à la tribune. Pour que Danton ne lui en ait pas tenu la moindre rigueur, il faut qu'il n'ait pas attaché une grande importance à ses propres discours, qu'il considérait simplement comme des exercices oratoires. Personne ne se méprit sur les motifs véritables pour lesquels Danton couvrit de sa protection Talon, Sainte-Foy, d'Espagnac, Talleyrand, Dumouriez. De Londres, le 29 décembre 1792, un ancien agent de Mirabeau, réfugié en Angleterre après le Io août et passé au service de l'Autriche, le provençal Pellenc écrivait à Mercy-Argenteau, l'ancien ambassadeur d'Autriche à Paris : Je dois encore vous dire que l'évêque d'Autun dirige d'ici Dumouriez. Cette liaison est tout à la fois politique et mercantile. Dumouriez était depuis une année dans tous les tripots d'argents et d'affaires du sieur Sainte-Foy, de Talon, de l'évêque d'Autun et de Dufresne Saint-Léon ; ils ont encore plus gagné depuis l'Assemblée constituante qu'ils n'avaient fait auparavant...[35] Et Pellenc ajoute que Danton fait partie du même groupe d'agioteurs, qu'il a sauvé Talon, que Talleyrand est capable de tout pour de l'argent et qu'on peut s'en servir pour aider à sauver le Roi en lui faisant conseiller à Dumouriez de faire prendre par les Autrichiens les deux fils de Philippe d'Orléans, qui serviraient d'otages, qu'on échangerait ensuite contre la famille royale[36]. Il n'est guère possible de -douter que Dumouriez n'ait été tenu au courant des projets de Danton, de Noël et de Talon pour sauver Louis XVI, moyennant récompense, bien entendu. Aussitôt que la nouvelle de la découverte de l'armoire de fer fut parvenue à Londres, Noël revint précipitamment sur le continent, précisément pour conférer avec Dumouriez. Il quitta Londres le 25 novembre, après avoir prévenu la veille Lebrun, en lui disant que son voyage avait pour objet d'insister auprès du général sur l'intérêt que le gouvernement anglais attachait au respect de la neutralité de la Hollande. En Belgique, Noël se rencontra à Liège avec Danton, qui avait quitté Paris le 1er décembre. Il n'est pas interdit de supposer que Noël revint en Angleterre avec Talon, car c'est exactement six jours après son retour, le 18 décembre, qu'il demanda à Miles de faciliter à Talon une entrevue avec Pitt pour sauver le Roi. Un fait plus suggestif encore est l'incident qui se produisit aux Jacobins, cinq jours exactement après cette démarche, le 23 décembre 1792. Le député Robert, dont l'intimité avec Danton était notoire, monta à la tribune du club pour inviter ses auditeurs au calme : Il dit qu'il ne faut pas que les patriotes s'opposent au délai que pourrait demander Louis Capet. Il ajoute qu'il serait de la justice et de la saine politique que ce fût un Jacobin qui fît la demande d'un délai pour Louis Capet. Albitte et Saint-André protestèrent vivement contre cette motion dilatoire, qui fut accueillie avec défaveur, mais il est évident que l'action de Robert à Paris se liait avec les tentatives de Noël et de Talon à Londres. Le célèbre prince de la paix, Manuel Godoï, qui venait de succéder à d'Aranda comme premier ministre, fit de grands efforts pour sauver Louis XVI. Il raconte dans ses mémoires qu'il ne se borna pas à offrir au gouvernement français un traité de neutralité, à répandre de l'argent parmi les Conventionnels, mais qu'il demanda au gouvernement anglais d'appuyer ses démarches. Notre ambassadeur à Londres, dit-il, reçut l'autorisation d'employer avec réserve et prudence tous les moyens qu'il estimerait efficaces auprès des membres influents des deux Chambres du Parlement d'Angleterre... M. Pitt refusa obstinément de concourir avec nous à cet acte d'humanité. Il est juste de dire que plusieurs Anglais cherchèrent à émouvoir le cœur de cet homme inexorable. Fox, Sheridan, Grey, Landsdowne et d'autres dignes membres du Parlement y perdirent leur éloquence. Pitt demeura insensible[37]. Comme on le voit, Godoï confirme les mémoires de Théodore Lameth. Je remarque que le frère de Godoï arriva à Londres au début de décembre[38], et que c'est immédiatement après son arrivée, qui coïncide avec le retour de Noël de Liège, que Talon cherche à voir Pitt. La conversation de Noël et de Miles est du i8 décembre ; l'intervention de Landsdowne aux Communes du 21 décembre, celle de Robert aux Jacobins du 23 décembre. Dumouriez a raconté longuement dans ses mémoires les efforts qu'il fit pour sauver Louis XVI. Il séjourna à Paris du 1er au 26 janvier, pendant la phase suprême du procès. Il dit qu'il s'était fait précéder de nombreux officiers et soldats de son armée qui lui avaient procuré leurs bons offices pour un coup de main. Il eut des entrevues avec des meneurs jacobins très dévoués à Danton, avec Santerre, avec Desfieux, avec Proli. Dumouriez avait connu Proli dans la Révolution belge en 1790. Desfieux était l'ami de Chabot. Ils protégeaient tous deux le tripot de la Sainte-Amaranthe. Dans une lettre écrite de sa prison à Robespierre, le 23 frimaire an II, Chabot prétendra qu'au moment du procès du Roi il avait refusé 4 millions du ministre d'Espagne (Ocariz)[39]. La dénégation d'un voleur comme Chabot, qui cherche à sauver sa tête, ne peut valoir contre l'affirmation de Théodore Lameth, qui déclare que Chabot avait bel et bien été l'agent de Danton auprès d'Ocariz. Il est possible, il est probable que Dumouriez était au courant de ces manœuvres. Mais le refus de Pitt de compléter la somme dont disposait le ministre d'Espagne déconcerta Danton et sa bande. Au dernier moment, Danton manqua aux royalistes. Si on en croit Dumouriez, une maladresse de Bertrand de Moleville aurait été cause de son revirement. De Londres où il était réfugié, l'ancien ministre de la marine, écrivit à Danton pour le menacer de révéler les sommes qu'il avait reçues de la Cour s'il ne votait pas bien dans le procès du Roi. Mettant sa menace à exécution, il adressait au ministre de la Justice, Garat, un paquet de documents compromettants pour les Girondins et pour Danton. Mais Garat était un ami de Danton. Il étouffa les pièces[40]. Danton fut outré du mauvais procédé des royalistes. Il pouvait craindre les vengeances de Marat et de Robespierre si les pièces étaient divulguées. Il courait désormais trop gros jeu à vouloir quand même sauver Louis XVI. Comme il l'avait dit à Théodore Lameth, il ne voulait pas faire tomber sa tête avec la sienne. Il arriva de Belgique le 14 janvier, le jour même où
commençaient les scrutins décisifs. Le 16, il se rua à la tribune pour
réclamer que la Convention prononçât sans désemparer sur le sort de Louis. A
quatre heures du matin, il réclama que le vote eût lieu à la majorité
ordinaire et non à la majorité des deux tiers, comme dans les tribunaux. Au
troisième appel nominal, il vota la mort en ces termes provocants : Je ne suis pas de cette foule d'hommes d'Etat qui
ignorent qu'on ne compose pas avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe
les rois qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre de ceux de
l'Europe que par la force de nos armes. Je vote pour la mort du tyran. Après le scrutin, le chargé d'affaires d'Espagne fait déposer sur le bureau une dépêche officielle dont tout le monde devine le contenu. C'est une suprême intercession en faveur du Roi[41]. Avec violence, Danton s'oppose à la lecture de cette dépêche : Quant à l'Espagne, je l'avouerai, je suis étonné de l'audace d'une puissance qui ne craint pas de prétendre à exercer son influence sur votre délibération. Si tout le monde était de mon avis, on voterait à l'instant, pour cela seul, la guerre à l'Espagne. La lettre ne fut pas ouverte. Deux jours plus tard, quand il fallut se prononcer sur le sursis, dernière espérance des défenseurs du Roi, Danton vota non ! Ce vote étonna le côté droit, qui fit entendre des oh ! oh ! M. Madelin, qui a noté cette exclamation recueillie par le Logotachygraphe, dit avec raison que les historiens qui considèrent Danton comme un révolutionnaire extrême ne peuvent parvenir à l'expliquer[42]. Ce oh ! n'a de sens que si on admet que la droite comptait malgré tout sur Danton. Elle n'a pu retenir sa déception. Est-il besoin de tirer la morale de ces faits ? Quand Danton avait été au pouvoir, du 10 août au 10 octobre, il s'était montré très préoccupé de terminer la guerre par des négociations. Après Valmy, il avait facilité la retraite des Prussiens, cherché à obtenir leur alliance et fait des offres à l'Angleterre pour la retenir dans la neutralité. Il aurait même accepté la médiation anglaise pour une paix générale, et il aurait payé cette médiation. Tombé du pouvoir, Danton pousse au contraire à la guerre à outrance. Il se fait le champion des frontières naturelles. Il menace tous les rois et jusqu'à la petite république de Genève. Il affecte une assurance entière dans les succès de nos armes. Il ne craint pas la coalition de l'Europe, il la provoque. Entre ces deux politiques, la contradiction est saisissante. Mais ce qui fait quand même l'unité de la conduite de Danton, c'est qu'au ministère ou dans l'opposition, il ne pense qu'à ses intérêts personnels et cherche à tirer des événements le plus de pro fit possible pour son ambition et sa cupidité. Ministre, il se sert déjà de l'aventurier Talon, qu'il fait passer en Angleterre. Il donne des espérances au conspirateur royaliste La Rouarie. Redevenu simple député, il voit dans le procès du Roi une affaire, une mine à exploiter. Il met son influence à l'enchère. Il fait des promesses cyniques à l'émigré Théodore Lameth. Il fait mouvoir ses agents, les Talon, les Noël, les Chabot, les Dufresne, les Benoist, les Proli. Il intéresse à la chose Dumouriez, qu'il protège contre la vigilance de Pache et de Cambon. Le refus imprévu et méprisant de Pitt, la maladresse de Bertrand de Moleville, qui le menace et le dénonce, renversent ses plans. Il se retourne brusquement et vote la mort, sans se préoccuper d'autre chose que de sa rancune personnelle, de sa déception et de sa propre sécurité. Mais où est la France dans tout cela ? Où est la République ? Et par quels mots qualifier une telle conduite ? |
[1] Avec l'argent de la Cour, ils fondèrent le Logographe. Voir sur ces faits les Annales révolutionnaires, 1913, p. 102, 103 ; voir aussi les Mémoires de BERTRAND DE MOLEVILLE, 1816, t. I, p. 346.
[2] Voir les documents publiés dans les Annales révolutionnaires, t. IV, 1911, p. 526, 530.
[3] CHOUDIEU, Mémoires, p. 233 ; Mémoires de THÉODORE LAMETH, dans les Annales révolutionnaires, 1913, p. 17, 27.
[4] Le passeport que lui délivra Chauvelin est daté du 14 octobre. Archives des Affaires étrangères, Angleterre, 585, fol. 188).
[5] Annales révolutionnaires, 1913, t. VI, p. 28-34. Le texte que j'ai publié dans cette revue d'après les manuscrits diffère quelque peu de celui qui a été publié quelques mois plus tard par M. WELVERT sous le titre de Mémoires de Théodore Lameth.
[6] On trouvera ces textes dans la pénétrante étude de M. G. ROUANET, Danton et la mort de Louis XVI (Annales révolutionnaires, 1916, t. VIII, p. 1-33). Je fais à cette étude d'importants emprunts.
[7] Ce décret fut voté le 23 octobre.
[8] Hachette, 8e édition, p. 284.
[9] Marquis DE FLERS, Le Roi Louis-Philippe, p. 30, 31. — GRUYER, La jeunesse de Louis-Philippe, p. 124, 126.
[10] Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1917.
[11] Voir notre édition des Notes de Robespierre contre les Dantonistes dans les Annales révolutionnaires de juillet-septembre 1918, p. 450. Chabot, dans sa réponse à Lanjuinais (séance de la Convention du 16 décembre 1792) et Camille Desmoulins (dans son Histoire des Brissotins) ont reconnu que Robespierre combattit la candidature de Philippe-Égalité à la Convention.
[12] Mémoires, p. 274, 275.
[13] Édition de 1810, t. I, p. 165.
[14] C'est dans son discours du 1er avril 1793 que Danton félicita Delacroix de s'être séparé des Girondins, ses anciens amis, pour voter la mort de Louis XVI.
[15] Notes de Robespierre dans les Annales révolutionnaires de juillet-septembre 1918, p. 456.
[16] MAC MILLAN, 1910, p. 253.
[17] Dépêche de Noël à Lebrun en date du 26 octobre 1792, Angleterre, 583, fol. 96.
[18] Talon, compromis dans les pièces de l'armoire de fer, venait d'être mis en accusation par la Convention (décret du 3 décembre 1792).
[19] Un mois auparavant, le 18 novembre, Miles avait eu une longue conversation avec Long, qui était le principal collaborateur de Pitt, et Long lui avait déclaré que la vie de Louis XVI ne devait pas entrer en compétition avec les intérêts de l'Angleterre. (Correspondance, t. I, p. 353.) Miles était donc averti.
[20] Correspondance de Miles, t. I, 398-400.
[21] Correspondance de Miles, t. II, p. 168. Voir, dans la seconde série de nos Études robespierristes, le chapitre intitulé : Danton, Talon, Pitt et la mort de Louis XVI.
[22] Correspondance, t. I, p. 255.
[23] Affaires étrangères, Angleterre, 583, fol. 96.
[24] Affaires étrangères, Angleterre, 585, fol. 188.
[25] Albert SOREL, t. III, p. 190.
[26] Albert SOREL, t. III, p. 190.
[27] TUETEY, t. VIII, n° 861.
[28] TUETEY, t. VIII, n° 863.
[29] Archives parlementaires, t. I.IV, p. 442.
[30] Archives parlementaires, t. I.IV, p. 481.
[31] Archives parlementaires, t. LIV, p. 434.
[32] Voir dans la première série de nos Etudes robespierristes le chapitre consacré à l'abbé d'Espagnac.
[33] Mémoires de Barère, t. II, p. 52 et suiv. Dufresne de Saint-Léon, liquidateur de la dette publique, avait été compromis avec Talon et Sainte-Foy par les pièces de l'armoire de fer. Il écrivait à Sainte-Foy dans une lettre qui y figure : Mandez-moi quand vous serez arrivé à Bruxelles. J'en sais un peu plus qu'un autre en finances... D'ailleurs il y a à gagner à être l'agent d'un gouvernement qui n'a pas de tête et je nagerai phis à mon aise dans un grand canal que dans un cuvier étroit et d'ailleurs plein de gravier. (Moniteur, t. XIV, p. 680.) Dufresne de Saint-Léon était l'ami de collège de Talleyrand. Dans sa lettre à Mercy du 29 décembre 1792, Pellenc déclare que Talon, Sainte-Foy, Dufresne Saint-Léon étaient des coquins qui agiotaient de concert avec Talleyrand, avec Dumouriez, avec d'Espagnac. Dufresne fut acquitté par le Tribunal criminel du département de Paris, le 22 février 1793, après une audience qui dura treize heures.
[34] Ce mémoire de Talleyrand a été publié par ROBINET, Danton émigré, p. 243-252. Dans un discours qu'il prononça devant la Convention, le 11 fructidor an III, pour défendre Talleyrand du reproche d'émigration, M. J. Chénier dira : J'ai entre les mains un mémoire dont on a pu trouver le double dans les papiers de Danton. Ce mémoire, daté du 25 novembre 1792, prouve qu'il s'occupait à consolider la République quand, sans rapport préalable, on l'a décrété d'accusation.
[35] Lettre copiée par Flammermont aux Archives de Vienne et reproduite dans son article sur l'Authenticité des mémoires de Talleyrand (La Révolution française, t. XXIII, p. 401).
[36] Le plan que Pellenc traçait ainsi à Mercy-Argenteau ne fut pas réalisé. Soit qu'il n'ait pu trouver l'argent nécessaire, soit que Talleyrand n'ait pas voulu tenter l'aventure, Dumouriez ne livra pas à Clerfayt, au moins immédiatement, les enfants de Philippe-Egalité. Il ne les livrera que trois mois plus tard, lors de sa trahison, ou plutôt ils le suivront de bon gré chez les Autrichiens, Mais il est curieux de voir, par cet important document, quelle idée on se faisait dans les cercles royalistes de la moralité de Dumouriez et de celle de ses amis et complices.
[37] Mémoires du Prince de la paix, dom Manuel Godoï, traduits par J.-G. ESMÉNARD, 1836, t. I, p. 58, note.
[38] Le frère du duc d'Alcudia (Godoi) est arrivé ici samedi dernier. Noël à Lebrun, 13 décembre 1792. (Affaires étrangères, 584).
[39] Pièces trouvées dans les papiers de Robespierre et complices, imprimées en exécution du décret du 3 vendémiaire an III, p. 31.
[40] M. Edmond SÉLIGNAN, dans son livre La justice en France pendant la Révolution, t. II, p. 447, note 4, déclare que l'envoi de Bertrand de Moleville a est sûrement celui qui est mentionné dans l'inventaire de la Commission des Douze, ch. III, n° 97, sous le titre : Envoi au ministre de la justice d'un paquet venu de Londres pour la défense du Roi, adressé à Malesherbes, reçu le 24 décembre 17925. Dumouriez, dans ses Mémoires, parus à Londres en 1794, t. I, p. 48-49, s'exprime ainsi : Les émigrés eux-mêmes devaient, par un attachement mal entendu, hasarder des démarches funestes. Bertrand, ex-ministre de la Marine, réfugié en Angleterre, crut pouvoir sauver le roi, en envoyant à la Convention des pièces qui compromettaient les chefs de tous les partis, qui prouvaient que tous avaient négocié avec le Roi pour le tromper et lui soutirer de l'argent. Danton et Lacroix surtout étaient impliqués d'une manière si précise qu'ils eussent été perdus, si Danton, maitre de la Montagne, c'est-à-dire du parti jacobin, et Lacroix, qui influençait la Plaine, c'est-à-dire les Impartiaux de l'Assemblée, n'eussent réuni tous leurs efforts pour ensevelir les pièces avec le malheureux Roi. Ainsi la démarche du ministre Bertrand, au lieu de sauver Louis, précipita sa mort. Tout s'est réuni pour le perdre.
Voir sur la remise des pièces à Danton par son ami Garat l'article Danton dans la Biographie Didot. L'article est signé MALLET.
[41] Ocariz proposait la médiation de l'Espagne entre les puissances belligérantes et se flattait d'obtenir la paix et la reconnaissance de la République.
[42] MADELIN, p. 210.