La guerre, qui changea le cours de la Révolution, fut voulue, fut provoquée avec obstination par Marie-Antoinette et par Louis XVI, qui ne voyaient que ce moyen extrême de se débarrasser des jacobins et de reprendre leur pouvoir absolu. Dans cette crise décisive, qui emplit l'hiver de 1791-1792, quelle fut l'attitude de Danton ? Ce sera notre première question. Rappelons brièvement quelle était la situation diplomatique quand la Législative commença de siéger à l'automne de 1791. Au moment de la fuite de Louis XVI à Varennes, l'empereur Léopold avait protesté, par la circulaire de Padoue du 6 juillet 1791, contre l'arrestation du roi de France, son beau-frère ; il avait qualifié cet acte d'attentat inouï. Il s'était rencontré ensuite à Pillnitz, en Saxe, avec le roi de Prusse et, le 25 août, les deux souverains avaient lancé un manifeste célèbre par lequel ils attiraient l'attention de -tous les autres rois sur les atteintes portées en France au principe monarchique, et où ils leur demandaient de s'entendre avec eux pour une intervention concertée. Les Français s'étaient émus de ces menaces, et la Constituante, à la fin de sa carrière, avait décrété une première levée de volontaires. Cependant il apparut très vite que les craintes d'une coalition des rois contre la Révolution, étaient mal fondées, étaient chimériques. Le concert préalable envisagé par la déclaration de Pillnitz ne parvint pas à se former. L'Empereur ne reçut aucune promesse de concours. L'Espagne n'avait pas d'argent. Elle redoutait l'Angleterre, qui lui avait cherché chicane aux colonies l'année précédente. La Russie n'avait pas encore terminé sa guerre avec les Turcs, et elle s'occupait de la Pologne. L'Angleterre, tout entière à la réorganisation administrative entreprise par Pitt, restait fermement attachée à la neutralité. L'Empereur lui-même ne tenait pas à la guerre. Il regardait du côté de la Pologne et de l'Orient, et ses circulaires de Padoue et de Pillnitz n'avaient été lancées que pour faire plaisir à sa sœur Marie-Antoinette. A la fin d'octobre, les dangers d'un conflit semblaient écartés. Cela ne faisait pas l'affaire de Marie-Antoinette et de Louis XVI. Ils écrivaient lettres sur lettres à Vienne pour se plaindre de l'abandon où on les laissait. Ils poussaient l'Empereur à convoquer, à Aix-la-Chapelle, un congrès de souverains, qui sommerait l'Assemblée de rendre à la royauté française son pouvoir légitime et qui appuierait cette sommation d'un déploiement de forces. Léopold faisait la sourde oreille et conseillait la patience. Pour le décider, il importait de lui prouver que la situation en France s'aggravait. Brissot et ses amis les Girondins, consciemment ou inconsciemment, fournirent à la Cour les prétextes qui lui étaient indispensables pour triompher des hésitations de l'Empereur. Ils firent voter, à la fin d'octobre et dans le courant de novembre, les premières mesures de rigueur contre les émigrés et contre les prêtres réfractaires. Le 29 novembre, un nouveau décret invita le Roi à requérir les électeurs de Trèves, Mayence et autres princes de l'Empire qui accueillent les Français fugitifs, de mettre fin aux attroupements et aux enrôlements qu'ils tolèrent sur la frontière. Marie-Antoinette et Louis XVI furent ravis. Ils tenaient enfin le moyen de forcer Léopold à prendre une attitude martiale. En même temps que Louis XVI frappait de son veto les décrets contre les réfractaires et contre les émigrés, afin de rendre confiance aux aristocrates et d'augmenter les discordes intérieures, il eut bien soin d'exécuter à la lettre le décret du 29 novembre qui l'invitait à sommer les princes allemands de disperser la petite année du prince de Condé, de manière à accentuer la tension diplomatique qui aboutirait à la rupture qu'il désirait. Il croyait tenir enfin ce congrès armé des puissances qui le délivrerait, pensait-il, de la tutelle des révolutionnaires et de leur monstrueuse Constitution. Le 7 décembre, la reine, dans une lettre à son ami Fersen,
se plaignait de son frère Léopold qui les avait trahis : S'il nous avait bien servis, seulement depuis le mois de
septembre que je lui ai écrit en détail, le congrès aurait peut-être été
établi le mois prochain, et cela aurait été trop heureux ; car la crise
marche à grands pas ici et peut-être devancera-t-elle le congrès. Et,
deux jours plus tard, le 9 décembre, elle précisait crûment sa pensée : Je crois que nous allons déclarer la guerre, non pas à une
puissance qui aurait des moyens contre nous, — nous sommes trop lâches pour
cela, — mais aux électeurs et à quelques princes d'Allemagne, dans l'espoir
qu'ils ne pourront se défendre. Les imbéciles ! Ils ne voient pas que, s'ils
font telle chose, c'est nous servir ; parce qu'après il faudra bien, si nous
commençons, que toutes les puissances s'en mêlent pour défendre les droits de
chacun... Ce fut donc avec joie que, le 14 décembre, Louis XVI vint en personne annoncer à l'Assemblée que, représentant du peuple, il avait senti son injure, et qu'il avait fait déclarer à l'Électeur de Trèves que, si avant le 15 de janvier, il ne faisait pas cesser dans ses États tout attroupement et toutes dispositions hostiles de la part des Français qui s'y sont réfugiés, il ne verrait plus en lui qu'un ennemi de la France. Louis XVI écrivait en même temps une lettre publique à l'Empereur pour l'engager à déployer au besoin son autorité pour éloigner les malheurs que ne manquerait pas d'entraîner une plus longue obstination de quelques membres du corps germanique. Il annonçait enfin qu'il prenait des mesures militaires et, quand il eut terminé, son ministre de la guerre, tout nouvellement nommé, le comte de Narbonne, annonça que trois armées seraient organisées aux frontières sous le commandement de Rochambeau, de Luckner et de La Fayette. Pour juger la bonne foi de Louis XVI et le dessein réel qu'il poursuivait, il suffit de jeter un coup d'œil sur les instructions secrètes qu'il envoya le jour même, le 14 décembre, au baron de Breteuil, qui le représentait auprès des cours étrangères. Il lui disait nettement qu'il ne souhaitait point que l'électeur de Trèves fît droit à ses réclamations : Le parti de la Révolution en concevrait trop d'arrogance, et ce succès soutiendrait la machine pendant un temps. Son but était toujours de se débarrasser de la Constitution absurde et détestable qui le mettait au-dessous de ce qu'était un roi de Pologne. Il invite Breteuil à agir auprès des puissances pour qu'elles prennent l'affaire en mains et qu'elles viennent au besoin au secours des électeurs. Au lieu d'une guerre civile, ce sera une guerre politique, et les choses en seront bien meilleures. L'état physique et moral de la France fait qu'il lui est impossible de la soutenir une demi-campagne ; mais il faut que j'aie l'air de m'y livrer franchement, comme je l'aurais fait dans des temps précédents... Il faut que ma conduite soit telle que, dans le malheur, la nation ne voie de ressource qu'en se jetant dans mes bras... Toujours même duplicité naïve et même illusion sur la force de la Révolution. Louis XVI va précipiter la France dans la guerre, dans l'espoir que, la France n'étant pas prête, la guerre tournera mal et que la défaite lui rendra son peuple repentant et son pouvoir absolu. Louis XVI avait confié le portefeuille de la Guerre au comte de Narbonne pour jouer son rôle jusqu'au bout, parce qu'il espérait que Narbonne, par ses liaisons avec les Fayettistes et avec les Brissotins, serait en mesure de donner à la guerre une couleur populaire. M. de Narbonne était un de ces aristocrates élégants et sceptiques comme il y en avait tant à la fin du XVIIIe siècle. Il était, pour l'instant, l'amant de la jeune Mme de Staël qui, d'après le mot spirituel de M. Jaurès, dépensait avec les hommes politiques le feu de son esprit et avec les hommes d'épée le feu de son tempérament. Il affectait le patriotisme, mais il donnait des gages à la Cour. La reine avait applaudi à sa nomination. Elle trouvait qu'il avait assez d'esprit pour rallier les constitutionnels et bien le ton qu'il faut pour parler à l'assemblée actuelle. (Lettre à Fersen du 7 décembre 1791.) Plus tard, après la Révolution, Narbonne s'est ouvert à Villemain de ses secrets desseins. En faisant déclarer la guerre aux princes allemands, il voulait, lui dit-il, donner à Louis XVI l'occasion de se mettre à la tête de l'armée réorganisée. L'armée une fois formée pouvait être pour Louis XVI un appui libérateur, un refuge d'où il aurait soutenu la majorité saine et intimidé les clubs. La Fayette, Dumouriez rêveront des projets analogues et essaieront aussi de faire servir les troupes à la restauration de la monarchie. Or, pour le moment, La Fayette, qui devait commander une des armées sur la frontière, voyait la guerre avec plaisir et appuyait Narbonne de toutes ses forces. Il espérait qu'elle forcerait Louis XVI à se rapprocher franchement de la nation, qu'elle le populariserait et que l'armée victorieuse lui servirait ensuite à mettre à la raison les démocrates qui avaient voulu proclamer la République après Varennes et qu'il avait fait fusiller au Champ de Mars. Narbonne et ses amis fayettistes atténuaient leurs divergences avec les hommes de gauche et s'efforçaient de capter leurs suffrages. Ils se rencontraient avec Condorcet et Isnard dans le salon de Mme de Staël, et ils décidaient Brissot à combiner avec eux une action parallèle pour déclencher la guerre. Mais quelqu'un troubla la fête Robespierre, qui était allé dans son pays natal à Arras se reposer de ses fatigues après la clôture de la Constituante, revint à Paris, au premier bruit de guerre, le 28 novembre. Le jour même, il parla aux Jacobins pour exprimer sa défiance contre ceux qui voulaient faire déclarer la guerre non pas à l'Empereur, qui accueillait lui aussi les émigrés aux Pays-Bas à Tournay, mais à de petits princes allemands sans pouvoir réel. Pourquoi cette distinction entre l'Empereur et les princes ? Robespierre flaira du premier coup une intrigue. Depuis le massacre du Champ de Mars, Robespierre se défiait de Brissot et de Condorcet, dont les fluctuations politiques et les attaches fayettistes inquiétaient sa probité rigide. Il ne croyait pas à la sincérité du républicanisme de Brissot, qui avait rédigé la pétition orléaniste du i6 juillet 1791. Il ne croyait pas à la sincérité des déclarations démocratiques de Condorcet, qui avait fondé le club fayettiste de 1789 et combattu tant de mesures populaires, comme la suppression des titres de noblesse et la confiscation des biens du clergé. Il les savait ambitieux l'un et l'autre, et il connaissait le passé trouble de Brissot, sa banqueroute à Londres, ses agiotages avec Clavière aux États-Unis, son rôle à la chancellerie du duc d'Orléans, ses ménagements pour La Fayette. Défiant comme il l'était, Robespierre se demandait si ces deux hommes ne se livraient pas à une surenchère savamment combinée avec la Cour, pour orienter la Révolution sur de mauvaises voies. Les Girondins, les Vergniaud, les Guadet, les Isnard, avec leurs outrances verbales, leur propagandisme lyrique, lui paraissaient des esprits creux. Il connaissait leurs goûts aristocratiques, leurs liaisons avec le haut commerce bordelais, et il se mettait en garde. Depuis qu'il avait combattu le cens électoral, la distinction des citoyens actifs et passifs, depuis qu'il s'était énergiquement opposé, après Varennes, au rétablissement de Louis XVI dans ses fonctions royales et qu'il avait demandé sa mise en accusation, depuis que, presque seul parmi les députés de la Constituante, il était resté aux Jacobins après le massacre des républicains au Champ de Mars, Robespierre était devenu le chef reconnu du parti démocratique. Sa popularité était déjà très grande et capable de balancer celle de Brissot. Dès le 12 décembre, deux jours avant que Louis XVI eût
fait à l'Assemblée sa communication belliqueuse, il poussa un premier cri
d'alarme aux Jacobins : A qui confierez-vous,
disait-il, la conduite de cette guerre ? Aux agents
du pouvoir exécutif ? Vous abandonnerez donc la sûreté de l'Empire à ceux qui
veulent vous perdre. De là résulte que ce que nous avons le plus à craindre,
c'est la guerre. Avec une pénétration singulière, comme s'il avait lu
dans la pensée de Marie-Antoinette, comme s'il avait connu ce qu'elle
écrivait à Mercy-Argenteau et à Fersen sur la nécessité de faire peur aux
révolutionnaires par un congrès armé et de les amener à capituler, il
écrivait encore : On veut vous amener à une
transaction qui procure à la Cour une plus grande extension de pouvoir.
Il ne voyait dans la guerre qu'une manœuvre de politique intérieure. Comment
croire, en effet, à la sincérité de la Cour quand elle opposait le veto aux
décrets destinés à frapper les ennemis de l'intérieur et qu'elle brandissait
en même temps des foudres imaginaires contre ceux de l'extérieur, bien moins
redoutables ? Pour Robespierre, il n'y avait qu'une chose à faire : attendre,
éviter de tomber dans le piège ministériel, dédaigner les menaces ridicules de
la petite armée des émigrés[1]. Le 14 décembre, le jour même où Louis XVI donna lecture à l'Assemblée de sa proclamation belliqueuse, Robespierre reprit la parole aux Jacobins. Il les mit en garde contre tin enthousiasme précipité. Il fallait examiner de près le discours du Roi, tenir compte de la situation politique. Il réclama une discussion approfondie, afin que le club ne s'engageât pas à la légère dans un piège. Il montra les dangers d'une guerre où pouvait sombrer la Révolution. C'est alors que Danton intervint à son tour. Il se taisait depuis le massacre du Champ de Mars, où il s'était compromis. Il n'avait pas reparu aux Jacobins depuis le 17 septembre, au lendemain de son piteux échec aux élections à la Législative. La question de la guerre lui parut une excellente occasion de faire sa rentrée dans la politique active. Il venait d'être élu difficilement, le 5 décembre, second substitut du procureur de la Commune, à la majorité relative, par 1.174 voix sur 4.137 votants — il y avait à Paris 80.000 électeurs —. Il détestait La Fayette, qui avait percé à jour ses ambitions et sa vénalité. Il restait en excellents termes avec les Lameth, grâce à la protection desquels il avait pu échapper aux poursuites dirigées contre lui après l'affaire du Champ de Mars. Les Lameth étaient brouillés avec La Fayette, leur rival en influence et en popularité. Ils craignaient que la guerre ne fît passer le pouvoir à La Fayette et à ses alliés, les Brissotins, et ils agissaient de toutes leurs forces sur le ministre des Affaires étrangères Delessart, leur homme, pour le maintien de la paix. Robespierre ne voulait pas de la guerre, parce qu'il la savait désirée par la Cour et qu'il craignait qu'elle ne fût le signal d'une réaction à l'intérieur. Les Lameth n'en voulaient pas non plus, mais pour une raison inverse, de peur que la guerre ne compromît la royauté constitutionnelle, leur œuvre, et ne provoquât une révolution démocratique. Danton comprit, avec son coup d'œil habituel, les
ressources qu'offrait à son savoir-faire cette situation complexe. En se
joignant à Robespierre pour combattre la guerre, il rafraîchirait sa
popularité, et les Lameth seraient contents de lui. Double profit ! Puis il
satisferait du même coup sa haine contre La Fayette. Il monta donc à la
tribune, après l'incorruptible, pour demander avec lui qu'une discussion
approfondie fût instituée au club sur la guerre ou la paix. Je vous prouverai, dit-il, les
dangers de cette guerre ; je vous donnerai les développements de la coalition
— c'est-à-dire de la coalition des Fayettistes et des Brissotins avec
la Cour —. Je vous ferai voir ce La Fayette que j'ai
démasqué en votre présence. Pour Danton, comme pour Robespierre, la
campagne pour la guerre cachait un piège. Ceux qui la voulaient, avaient des
arrière-pensées réactionnaires. Il dénonçait une faction qui voulait donner à
la France la constitution anglaise avec l'espérance
ultérieure de nous donner bientôt celle de Constantinople. Et Danton menaçant terminait par ce défi : Que ceux qui se complaisent dans une confiance stupide se préparent à entrer en lice avec moi à la prochaine séance ! Retenons cette constatation dont nous verrons tout à l'heure l'importance. A cette date du 14 décembre 1791, Danton était entièrement d'accord avec Robespierre. Il s'était même élevé avec plus de violence que celui-ci contre les partisans de la guerre. La grande discussion qu'ils avaient réclamée tous les deux commença le 16 décembre. Brissot défendit devant le club sa politique guerrière et protesta vivement contre les défiances de ceux qui ne croyaient pas à la bonne foi de la Cour : Vous avez voulu la guerre, dit-il, le pouvoir exécutif va la déclarer ; il fait son devoir et vous devez le soutenir quand il fait son devoir. En le soutenant, il vous reste à le surveiller et, s'il vous trahit, le peuple est là. Il vous crie sans cesse : l'Union ! l'Union ! Eh bien ! qu'il soit patriote, et les Jacobins deviendront ministériels et royalistes. Brissot produisit une grande impression, et, malgré Robespierre, le club vota l'impression de son discours. Danton qui avait pourtant menacé l'avant-veille de pulvériser les partisans de la guerre, Danton qui avait dénoncé la confiance stupide de ceux qui croyaient à la bonne foi de la Cour, rentra son tonnerre. L'accueil fait à Brissot lui donna sans doute à réfléchir. Danton n'était pas, comme Robespierre, un homme à braver l'opinion quand iL croyait avoir raison. Il était plus diplomate. Il savait s'adapter. Puis il avait été très lié avec Brissot, qui avait rédigé avec lui la pétition orléaniste du 16 juillet précédent, avec Brissot qui, seul ou presque parmi les journalistes, avait recommandé la récente candidature de-Danton à la Commune. Peut-être Danton aurait-il bien voulu alors garder le silence. Mais il s'était trop avancé pour reculer. Il se tira d'affaire en biaisant, en équivoquant. Il commença par encenser Brissot : Vous avez ordonné l'impression de l'excellent discours de M. Brissot, de cet athlète vigoureux de la liberté ; de cet homme de qui nous attendons de si grands services et qui ne trompera pas nos espérances ! Puis, au lieu de critiquer Brissot, au lieu de s'attaquer directement à ses thèses, il se répandit en distinctions embarrassées, qui trahissaient l'avocat : Si la question était de savoir si, en définitif, nous aurons la guerre, je dirais : Oui, les clairons de la guerre sonneront ; oui, l'ange exterminateur de la liberté fera tomber les satellites du despotisme. Ce n'est point contre l'énergie que je viens parler ! Mais, Messieurs, quand devons-nous avoir la guerre ? -N'est-ce pas après avoir bien jugé notre situation, après avoir tout pesé, n'est-ce pas surtout après avoir bien scruté les intentions du pouvoir exécutif qui vient nous proposer la guerre ? C'était faire entendre que Danton ne différait de Brissot que par une nuance sur l'opportunité de la date de la guerre. Danton répandait ensuite de vagues soupçons sur la sincérité des rois et de leurs agents. Il dénonçait, toujours en termes vagues, la faction de La Fayette, qui voulait rétablir les deux Chambres : Nous avons à nous prémunir contre cette faction d'hommes qui veulent mettre à profit une guerre générale, qui voudraient, comme je l'ai déjà dit, nous donner la constitution anglaise, dans l'espérance de nous donner le gouvernement de Constantinople. Mais il ajoutait aussitôt, comme pour se rapprocher de Brissot : Je veux que nous ayons la guerre, elle est indispensable. Nous devons avoir la guerre, mais il fallait avant tout épuiser les moyens qui peuvent nous l'épargner. De ces considérations incohérentes et confuses ne sortait aucune conclusion nette. Rien d'un peu précis que cette phrase peu compromettante dans laquelle Danton invitait l'Assemblée à agir auprès du Roi pour lui faire retirer son veto sur le décret qu'elle avait rendu contre les émigrés : Quand j'ai dit que je m'opposais à la guerre, j'ai voulu dire que l'Assemblée nationale, avant de s'engager par cette démarche, doit faire connaître au Roi qu'il doit déployer tout le pouvoir que la Nation lui a confié contre ces mêmes individus (les émigrés), dont il a disculpé les projets et qu'il dit n'avoir été entraînés hors du royaume que par les divisions d'opinion... Et ce fut tout le secours que Danton apporta à Robespierre dans la longue et difficile campagne que celui-ci continua pendant plusieurs mois encore, avec une ténacité admirable, pour le maintien de la paix. Danton ne se borna pas à se renfermer dans un silence obstiné et à déserter la tribune des Jacobins. Il fut bientôt évident qu'il avait changé d'avis et qu'il était passé du côté de Brissot. Le 20 janvier 1792, lors de son installation comme second substitut du procureur de la Commune, il prononça un discours habile dans lequel il faisait sa propre apologie, répondait aux accusations, aux calomnies, dont il avait été l'objet, mais surtout s'efforçait de rassurer et de se concilier les patriotes bien intentionnés qui aiment la liberté, disait-il, mais qui en craignent les orages. Oui, Messieurs, je dois le répéter : quelles qu'aient été mes opinions individuelles, lors de la révision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerais à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l'attaquer, fût-ce mon frère, mon ami, fût-ce mon propre fils ; tels sont mes sentiments ! Et, faisant allusion à la guerre qui se préparait, il ajoutait que le peuple purgerait bientôt la terre de tous ses tyrans s'ils ne renonçaient pas à la ligue qu'ils avaient formée contre lui. Dès lors, changeant son fusil d'épaule, Danton s'était enrôlé derrière Brissot. Camille Desmoulins, qui restait hostile à la guerre, écrira à son père, le 3 avril, que Danton était passé au parti opposé. Deux ans plus tard, quand le Comité de Salut public aura à lutter contre la politique pacifiste ou plutôt défaitiste, pour la nommer par son nom, de Danton et de ses amis, quand il ne verra pas d'autre moyen pour la briser que de recourir au suprême moyen du tribunal révolutionnaire, Robespierre se souviendra de l'attitude équivoque de Danton dans le grand débat de la déclaration de guerre, il notera son revirement et il écrira, dans le mémoire qu'il remit à Saint-Just pour préparer le rapport d'accusation, les phrases suivantes : Tant que dura l'Assemblée législative, il (Danton) se tut. Il demeura neutre dans la lutte pénible des Jacobins contre Brissot et contre la faction girondine. Il appuya d'abord leur opinion sur la déclaration de guerre. Ensuite, pressé par le reproche des patriotes, dont il ne voulait pas perdre la confiance usurpée, il eut l'air de dire un mot pour ma défense et annonça qu'il observait attentivement les deux partis et se renferma dans le silence. C'est dans ce temps-là que, me voyant seul, en butte aux calomnies et aux persécutions de cette faction toute-puissante, il dit à ses amis : Puis, s'il veut se perdre, qu'il se perde ; nous ne devons point partager son sort. Legendre lui-même me rapporta ce propos qu'il avait entendu[2]. A distance, une légère confusion s'est faite dans l’esprit de Robespierre. Danton ne partagea pas d'abord, nous l'avons vu, l'avis de Brissot. Il combattit d'abord la guerre et ne se dégagea qu'ensuite. Mais le revirement que signale Robespierre est exact. Pouvons-nous en savoir davantage ? Est-ce simplement par prudence, par souci de sa popularité que Danton fit volte-face ?- Deux curieux incidents qui se passèrent aux Jacobins et dont Danton, qui n'y faisait plus que de rares apparitions, fut le héros, nous mettent sur la voie. Le 26 janvier 1792, le jacobin Doppet, ami de Robespierre, demanda au club la formation d'une garde pour défendre l'Assemblée nationale. Danton s'opposa à la motion, qui fut repoussée, sous prétexte qu'elle contrariait les principes : Je suis surpris, dit-il, que cette société s'égare au point de désirer une garde particulière pour l'Assemblée nationale ; il viendra un temps où les baïonnettes n'éblouiront pas les yeux des citoyens ; car, Messieurs, en parcourant l'Angleterre, on ne voit des baïonnettes que dans le lieu qu'habite le pouvoir exécutif de ce pays. Voilà ce que peut la liberté : c'est que tout citoyen puisse commander sans armes au nom de la loi ; voilà le terme de la liberté. Le rejet de la motion de Doppet ne pouvait cependant profiter qu'à la Cour, qui était armée quand les représentants de la nation ne l'étaient pas. L'attitude de Danton est d'autant plus singulière que la garde royale était tellement suspecte d'aristocratie qu'on dut la licencier quelques mois plus tard. On a fait à Danton une réputation d'homme d'état réaliste qui ne se payait pas de mots. Avouons que ce jour-là il ne mérita pas cette réputation, ou admettons qu'il avait, pour parler comme il l'a fait, d'autres raisons plus sérieuses qu'il n'a pas dites. Mais l'autre incident est plus curieux encore. Le 4 mars 1792, une députation du bataillon des Feuillants déposa, sur le bureau des Jacobins, le produit d'une quête en faveur des Suisses de Chateauvieux qui venaient de sortir des galères de Brest et que les Jacobins se proposaient de promener en triomphe à Paris. La famille royale avait contribué à cette quête pour une somme de 110 livres. Dans ses remercîments, le président du club avait compris le Roi et sa famille. Aussitôt Danton de prendre feu : Est-ce par une aumône que le pouvoir exécutif croit pouvoir récompenser des hommes exposés par lui aux baïonnettes du traître Bouillé ? De quel front la famille royale ose-t-elle faire une telle aumône ? Comment oseriez-vous ratifier cette insolence ? Ces violences déclamatoires et gratuites causèrent des murmures. Danton n'en persista pas moins à demander que le club refusât les 110 livres : Que chacun se dise à lui-même : que penserais-je si j'eusse été à la place des soldats de Châteauvieux ? Accepterais-je les dons d'une main qui devait voler à leurs secours quand ils étaient accablés par le traître Bouillé ? En acceptant cette somme, nous prenons l'engagement de la faire accepter par les soldats de Châteauvieux. Les murmures recommencèrent et dégénérèrent en tumulte. Robespierre dut intervenir. Il donna tort à Danton : Tout ceci ne regarde pas la société ; elle n'est que la dépositaire des sommes qu'on remet entre ses mains... Ce que la famille royale fait comme individu ne nous regarde pas. Si, comme fonctionnaire public, elle fait du bien, nous la bénirons ; si elle n'en fait pas, nous lui représenterons les droits du peuple et nous les défendrons contre elle[3]. Le club se rangea à l'avis de Robespierre. Quand on connaît Danton, quand on sait combien de calcul se cachait souvent sous sa fougue en apparence la plus spontanée, on est amené' à se demander si, en poussant les Jacobins à provoquer la Cour en une telle occasion, à répondre à son geste généreux par un refus outrageant, le démagogue n'écoutait que sa passion patriotique. La Cour n'avait-elle pas besoin, à la veille de la guerre qui n'était pas encore déclarée et qui tardait par suite des hésitations de Léopold, de prouver aux rois, par des exemples éclatants, qu'elle ne pouvait vraiment pas s'entendre avec les Jacobins ? N'avait-elle pas intérêt à se faire insulter ainsi sans raison ? N'était-ce pas le moyen de triompher des derniers scrupules des monarques étrangers ? Toutes les suppositions sont permises quand on constate que, quinze jours plus tard, l'homme qui injuriait la Cour avec cet emportement faillit être choisi par elle comme ministre lorsqu'elle se décida, pour endormir les soupçons des Jacobins, à appeler au pouvoir les amis de Brissot, qui avaient si bien servi sa politique belliqueuse. C'est Brissot, toujours l'allié de La Fayette, qui désigna la plupart des nouveaux titulaires de portefeuilles, nommés dans l'ordre suivant : Degrave à la Guerre le 10 mars, Lacoste à la Marine et Dumouriez aux Affaires étrangères le 16 mars, Clavière aux Finances et-Roland à l'Intérieur le 24 mars, Duranthon enfin à la Justice le 14 avril 1792. Une note de la Correspondance secrète, en date du 19 mars, dit qu'il avait été question de Danton pour le ministère de la Justice, qui fut le dernier pourvu. M. Aulard avait cru cette information tout à fait mal fondée, tant elle lui paraissait invraisemblable. Cependant le témoignage de la Correspondance secrète est confirmé par Danton lui-même, qui déclara au Tribunal révolutionnaire : Dumouriez essaye de me ranger dans son parti ; il cherche à flatter mon ambition en me proposant le ministère. Ce passage du Bulletin du Tribunal révolutionnaire est presque exactement reproduit dans les notes du juré Topino-Lebrun, qui prête à Danton la phrase suivante : Je n'ai vu qu'une fois Dumouriez, qui me tâta pour le ministère ; je répondis que je ne le serais qu'au bruit du canon. Il m'écrivit ensuite... Il m'avait semblé que ces deux textes étaient décisifs et qu'il fallait désormais enregistrer comme un fait acquis, hors de discussion, que Danton avait failli entrer dans le premier ministère girondin qui précipita la France dans la guerre avec l'Europe[4]. Biographe indulgent, M. Madelin, tout en me concédant que Brissot a pu penser à Danton pour le ministère, a cru pourtant qu'il était abusif de rapprocher à cette date l'information de la Correspondance secrète et les déclarations de Danton au Tribunal révolutionnaire. D'après cet historien, Dumouriez n'aurait tâté Danton qu'un peu plus tard, lors de la chute du cabinet girondin, vers le 10 juin suivant. A ce moment seulement, dit-il, Dumouriez, investi un instant de la confiance du roi, après la révocation de Roland, Clavière et Servan, peut être en mesure d'offrir à quelqu'un un portefeuille[5]. M. Madelin se trompe, et, pour démontrer son erreur, j'ai aujourd'hui autre chose à invoquer que des vraisemblances, mais des textes nouveaux à verser au débat. Au moment même où circulait la liste des nouveaux ministres, Camille Desmoulins écrivait à son père dans sa lettre du 3 avril 1792 : J'ai espéré deux jours que je parviendrais à faire nommer Danton, un camarade de collège que j'ai dans le parti opposé, et qui m'estime assez pour ne pas étendre jusqu'à moi la haine qu'il porte à nies opinions. Je m'étais employé de mon mieux et l'avais fortement recommandé à qui il appartient. Nous avons échoué. Si on songe que Desmoulins menait alors, aux côtés de Robespierre, une violente campagne contre la guerre et qu'il venait de lancer contre Brissot son terrible pamphlet : Brissot démasqué, on comprend que ce n'est pas à Brissot que Camille Desmoulins a pu recommander Danton. Les mots à qui il appartient désignent quelque autre personnage puissant, qui a exercé une action parallèle à celle de Brissot sur la formation du ministère. Quand on connaît les liaisons de Desmoulins et de Danton lui-même avec les Lameth, on songe naturellement à ceux-ci. Mais les Lameth avaient perdu toute influence depuis la mise en accusation de Delessart, leur homme. Ils s'étaient vainement opposé à la nomination de Dumouriez[6]. Il est peu probable que Desmoulins se soit adressé à eux pour faire nommer Danton. Il était trop fin pour commettre un tel impair. D'ailleurs, les Lameth représentaient contre La Fayette le parti de la paix, et Danton, Desmoulins nous le dit, était maintenant du parti opposé, c'est-à-dire du parti de la guerre, du parti de Brissot. M. Madelin méconnaît Dumouriez quand il suppose que celui-ci ne fut en mesure d'offrir à quelqu'un un portefeuille qu'après qu'il eut débarrassé le roi des ministres jacobins, ses anciens collègues et amis, le 10 juin 1792. La correspondance de Dumouriez avec Gensonné montre que, dès le mois de janvier 1792, le premier jouait auprès de la Gironde le rôle d'un conseiller très écouté et presque d'un mentor, on disait alors d'un souffleur. Sans doute Brissot, en faisant l'éloge du général dans le Patriote français, semblait le prendre sous sa protection, mais ce n'était qu'une apparence. Pour s'emparer des portefeuilles ministériels, Brissot avait plus besoin de Dumouriez que Dumouriez de Brissot. M. A. Chuquet l'a bien vu. Comme les Girondins, dit-il, la Cour souhaitait l'avènement de Dumouriez. Dumouriez avait juré à La Porte (l'intendant de la liste civile) de sauver la monarchie. Il assurait qu'il vaincrait les Jacobins parce qu'il était lui-même Jacobin, qu'il n'adoptait leur esprit et leur langage que pour se retourner contre eux[7]. Et M. Chuquet renvoie avec raison à un mémoire que Sainte-Foy, le distributeur des fonds de la liste civile, adressait au roi précisément au moment de la formation du ministère girondin. Ce dernier, écrivait Sainte-Foy en parlant de Dumouriez, a sur eux (sur Brissot et sa faction) un crédit vraiment magique. Il a de l'esprit, une dot suffisante de connaissances ; il est d'ailleurs bien moins exagéré qu'on ne le croit, nous en sommes sûrs, puisque c'est nous et nous seuls qui l'avons fait venir dans des vues utiles[8]. Bref, Brissot répondait de Dumouriez auprès des députés et des Jacobins, Dumouriez répondait de Brissot et de ses amis auprès du Roi. Pellenc, l'ancien secrétaire de Mirabeau, qui servait maintenant d'agent de liaison entre Marie-Antoinette et le comte de La Marck, confirme, dans ses lettres écrites au moment même, le mémoire secret de Sainte-Foy. On lit, en effet, dans sa lettre du 15 mars 1792 : On savait dans le conseil, qui nommait Dumouriez et qui s'est prolongé jusqu'à trois heures du matin, que Dumouriez soupait dans ce temps-là avec Brissot et Condorcet[9]. A ces témoignages déjà probants, il faut ajouter ceux du procès des Girondins. Dumouriez, dit Chabot, dut sa nomination non pas directement à Brissot, mais à Gensonné et à un nommé Sainte-Foy, qui voulait sauver la Cour par les Jacobins ou perdre, comme Brissot, les Jacobins, en les mettant aux pieds dé la Cour et des ministres... La nomination de Dumouriez, intrigant, vendu à la faction, en releva les espérances, et ce fut par le moyen de Dumouriez que Brissot parvint à placer ses créatures, Roland, Clavière et Servait. C'est de Dumouriez lui-même que je tiens ces promotions. Bernard de Saintes peut rendre le même témoignage[10]. Brissot, en répondant à Chabot, confirme l'essentiel de sa déposition : Chabot m'a reproché d'avoir fait nommer Roland et Clavière ministres. Voici le fait : Dumouriez parut au ministère, me demanda quels étaient les hommes qui pouvaient le mieux remplir les places de ministres des Finances et de l'Intérieur. Je nommai Clavière, dont les connaissances en finances étaient connues, et Roland, dont la probité était attestée de tous ceux qui le connaissaient. Dumouriez les fit nommer[11]. Vergniaud précise à son tour l'action prépondérante de Dumouriez dans la formation du ministère girondin : Delessart, ministre des Affaires étrangères, chancelait alors, et tout assurait qu'il ne resterait pas longtemps au ministère. Dumouriez me dit qu'il avait quelque espérance de le remplacer. Je lui dis :Tant mieux, si vous vous conduisez aussi bien que vous avez fait dans la Vendée. Dumouriez, parvenu au ministère, vint me trouver chez un négociant de Bordeaux où je dînais. Il me dit : Le roi vient de renvoyer son ministre de la Justice et j'ai fait nommer à sa place le procureur de la Commune de Bordeaux (Duranthon)... Ces textes, semble-t-il, sont décisifs. Il n'y a donc aucune raison de croire que Dumouriez n'était pas en mesure, à cette date, d'user de son crédit pour les attributions de portefeuilles. Sainte-Foy, l'ami et le subordonné de Laporte, était, de son propre aveu, l'ami intime de Dumouriez depuis sa jeunesse[12]. Sainte-Foy était l'oncle de Talon, qui avait organisé, sous la direction de Mirabeau, la police politique de la Cour. Talon a reconnu, devant la justice du Consulat, qu'il avait pris Danton à son service. Si Danton a fait faire une démarche pour entrer au ministère en mars 1792, il n'a pu que s'adresser à Talon et à Sainte-Foy et, par leur intermédiaire, à Dumouriez. Camille Desmoulins, qui s'employa de son mieux, qui se donna du mouvement pour le recommander à qui il appartient, a éprouvé quelques embarras à désigner par leurs noms des hommes aussi fâcheusement connus que Talon et Sainte-Foy. On comprend son embarras. Sainte-Foy, Dumouriez échouèrent. Danton ne fut pas nommé ministre. D'où vint la résistance ? Non pas de Brissot, que Danton ménageait et flattait et dont il adoptait la politique guerrière, mais sûrement de Louis XVI. Comment Louis XVI n'aurait-il pas éprouvé quelque dégoût à s'asseoir au Conseil à côté d'un agent payé par sa liste civile, d'un agent provocateur qui venait naguère de le couvrir d'injures, lui et sa famille, dans la séance des Jacobins du 4 mars précédent ? M. Madelin a regretté que Danton ne fût pas entré dans le ministère aux côtés de Dumouriez. Qui sait, dit-il, si Danton... ne se fût point consacré à défendre celui qu'il attaquait naguère et à fonder ce gouvernement révolutionnaire qui était la dernière ressource de Louis XVI aux abois. Personne, à mon avis, plus que Danton n'était capable de justifier ce que Mirabeau venait d'affirmer avec sa clairvoyance ordinaire, à savoir qu'un Jacobin ministre n'est pas toujours un ministre jacobin. Je me garderai bien de contredire ici l'indulgent biographe de Danton, car je n'oublie pas, pour l'avoir entendu et vu si souvent en action, ce mot précieux d'un de nos hommes d'État : Ce sont les pires braconniers qui font les meilleurs gardes-chasses ! Nous commençons à comprendre les raisons du revirement si rapide de Danton dans la question de la guerre. Quand il vit que l'avis de Brissot prévaudrait, quand il comprit que Brissot serait le grand distributeur de portefeuilles, le maître de l'heure, il se hâta de rallier le drapeau de Brissot. Ainsi qu'il le disait crûment à son ami le boucher Legendre en parlant de Robespierre, ce naïf : Puisqu'il veut se perdre, qu'il se perde ; nous ne devons point partager son sort. Danton n'était pas un homme à défendre des causes désespérées, même quand il estimait dans son for intérieur qu'elles étaient justes et qu'elles servaient les intérêts du pays. Il ne voulait pas se perdre. Le Champenois Danton voulait si peu se perdre que, n'ayant pas réussi à entrer dans le premier ministère girondin, dans le ministère qui déclara la guerre à l'Autriche, il retourna immédiatement dans l'opposition. Il se mit de nouveau à menacer la Cour et à agiter le peuple de Paris, sans doute pour mieux faire apprécier ses services, car, d'après La Fayette et Malouet, bien placés pour être renseignés, il reçut de la liste civile, à la veille de l'insurrection du 10 août, une forte somme pour calmer ceux qu'il avait excités[13]. Son ami Fabre d'Églantine négociait lui aussi avec la Cour. Le royaliste Beaulieu a raconté dans-ses mémoires[14] que Fabre écrivit à Louis XVI, clans les premiers jours du mois d'août, pour lui offrir ses services et que le roi permit au ministre de la Marine Dubouchage de se mettre en rapport avec l'ami de Danton, qui lui demanda 3 millions[15]. Chose curieuse, un autre ami de Danton, au passé plus que louche, l'aventurier Westermann, qui avait été condamné pour vol avant 1789, et qui avait été arrêté sous la Constituante pour son rôle dans les troubles d'Haguenau déposa, en avril 1793, devant une commission de la Convention, que des hommes inconnus qu'il ne pouvait nommer, quelques jours avant le 10 août, lui avaient proposé à lui aussi 3 millions s'il voulait se ranger du parti du Roi. Westermann ajouta qu'il avait aussitôt prévenu Danton et que celui-ci lui avait répondu qu'il n'était qu'une f... bête. Sans doute Westermann, qui à ce moment avait grand besoin de Danton, car il était poursuivi comme complice de la trahison de Dumouriez, Westermann ajouta que Danton lui dit qu'il aurait dû faire arrêter ses suborneurs. Mais, quand on lit le procès-verbal de l'interrogatoire qu'il subit, il est visible que la commission devant laquelle il comparut ne mit aucun empressement à faire la lumière sur le fond de l'affaire[16]. M. Madelin lui-même, qui réserve à Danton des trésors de bienveillance, n'a pu s'empêcher de rappeler le mot que Mme Élisabeth, sœur de Louis XVI, prononça la veille de l'insurrection : Nous sommes tranquilles, nous pouvons compter sur M. Danton[17]. Les pièces de l'armoire de fer, notamment les lettres de Scipion Chambonas, éphémère ministre des Affaires étrangères, prouvent que la liste civile négocia effectivement avec les meneurs populaires et que de l'argent leur fut versé[18]. M. Madelin admet que Danton dut accepter l'argent de la Cour. Le Champenois Danton n'était pas une f... bête ! Trop d'historiens officieux ont laissé jusqu'ici dans l'ombre les faits et les documents de nature à peindre Danton sous son vrai jour. Ils ont cru vraisemblablement que la réputation de Danton importait à la République et ils ont jeté sur lui le manteau de Noé. La République n'a pas besoin qu'on- la défende par de pareils moyens, qui se retournent d'ailleurs contre elle. Qui ne voit qu'en prodiguant l'indulgence aux Dantons du passé on assure .la sécurité des Dantons d'aujourd'hui ? Mais l'histoire, qui n'est pas la servante des partis ni des hommes, n'a pas à entrer dans les mesquines considérations de ce genre. Sous peine de perdre son crédit et sa raison d'être, elle est débitrice de la vérité, de toute la vérité. Nous ne sommes encore qu'au début de la recherche que nous avons entreprise, et nous avons déjà constaté que, sur la question capitale de la déclaration de guerre, question dont dépendait l'avenir de la Révolution et, jusqu'à un certain point, l'existence de la France, Danton faisait bon marché de ses propres convictions, dès que son ambition politique était en jeu. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Ce sera bien autre chose quand Danton entrera au gouvernement. |
[1] Le discours de Robespierre, qui manque au recueil de M. AULARD sur la société des Jacobins, est reproduit dans BUCHEZ et ROUX, Histoire parlementaire de la Révolution, t. XII, p. 406-409.
[2] Notes de Robespierre, dans les Annales révolutionnaires de juillet-septembre 1918, p. 453.
[3] Ernest HAMEL, Histoire de Robespierre, t. II, p. 147.
[4] Voir mon article Danton sous la Législative dans les Annales révolutionnaires, 1912, t. V, p. 309, 310.
[5] MADELIN, Danton, 1914, p. 90-91.
[6] Voir le billet des Lameth en appendice à la lettre de Pellenc à La Marck du 15 mars 1792 dans GLAGAU, Ursprung des Revolutionskriege, p. 301.
[7] Dumouriez, p. 70.
[8] Ce mémoire de Sainte-Foy, découvert dans l'armoire de fer, est publié aux Archives parlementaires, t. LIV, p. 437.
[9] GLAGAU, p. 300.
[10] Moniteur, XVIII, p. 243.
[11] Moniteur, XVIII, p. 250.
[12] Interrogatoire de Sainte-Foy devant la Commission des Douze, le 23 novembre 1792, (Archives parlementaires, t. LIV, P. 445).
[13] La Fayette dit qu'il reçut 50.000 écus (Mémoires, t. III, p. 376).
[14] Essais historiques, t. IV, p. 15, 16. Voir les Annales révolutionnaires, t. VII, 1914, p. 565.
[15] Les intrigues de Fabre d'Églantine avec la Cour à la veille du 10 aout ont été dénoncées aux Jacobins dès le 24 frimaire an II.
[16] Voir notre article Westermann à la Cour à la veille du 10 août dans les Annales révolutionnaires, t. IX, 1917, p. 398.
[17] MADELIN, Danton, p. 99, p. 128.
[18] Soulavie affirme dans ses mémoires que Chambonas gagna Brissot par l'intermédiaire du député Delacroix et explique ainsi le revirement de Brissot qui menaça les Républicains du glaive de la loi dans son discours du 25 juillet. Voir les Annales révolutionnaires de mars-avril 1917.