NAPOLÉON À SAINTE-HÉLÈNE

 

IV. — LE DRAME.

 

 

Lorsque Napoléon aborda le Bellérophon, ce fut en empereur qu'il fut traité ; il reçut les honneurs royaux et prit partout la première place. Le gouvernement anglais s'avisa ensuite de lui refuser son titre impérial, se fondant, non pas sur la double abdication, mais sur ce qu'il ne le lui avait jamais officiellement reconnu. En effet, durant quinze années, il avait esquivé, avec une persévérance remarquable, toutes les occasions où il aurait eu à qualifier le chef du Gouvernement-français du titre que le peuple lui avait conféré, que le chef de la religion catholique lui avait confirmé et dont l'avaient salué tous les rois et tous les empereurs. Mémo traitant avec lui, comme à Châtillon, les plénipotentiaires anglais avaient évité de le lui donner : il est vrai qu'en ce dernier cas ils avaient trouvé d'étranges facilités de la part du représentant de l'Empereur qui, dans tous les protocoles, avait admis qu'on l'appelât le plénipotentiaire de France ou le plénipotentiaire français, et n'avait jamais réclamé les droits de son maître. Il y avait mieux : ratifiant, en ce qui la concernait, le 11 avril 1814, le traité de Fontainebleau, la Grande-Bretagne avait une première fois présenté une rédaction, qui ne fut point admise ; elle y revint te 27 avril et elle envoya alors son accession au traité ayant pour objet d'accorder à la personne et à la famille de Napoléon Buonaparte la possession en toute souveraineté de l'île d'Elbe, et des duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, ainsi que d'autres objets, sous cette réserve que Son Altesse Royale ne devrait pas être considérée comme étant, par cet acte d'accession, devenue partie cocontractante, au nom de Sa Majesté, à aucune des autres stipulations qui y étaient contenues. Sans doute, s'agissait-il d'abord des titres conservés à Napoléon et aux membres de sa famille.

Lorsque l'excès des violations du traité de Fontainebleau par le gouvernement de Louis XVIII eut contraint l'Empereur, dans les conditions que l'on sait, à venir réclamer en France le droit qu'il avait à vivre, les Puissances alliées accusèrent Napoléon Buonaparte d'avoir détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvât attachée, et déclarèrent qu'il s'était placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'était livré à la vindicte publique. Sans doute se proposaient-elles, d'après ces derniers mots, de mettre sa tête à prix ; elles ne l'osèrent point — au moins officiellement. A partir de ce moment, l'Empereur ne fut plus pour elles que Napoléon Buonaparte, — l'U étant pris pour une injure et une aggravation de peine. Les souverains légitimes régnant en Europe prononcèrent donc sa déchéance au nom de la Sainte-Trinité et en vertu des droits qu'un souverain légitime à sur son peuple ; sous les mêmes autorités, ils avaient transformé en prisonnier l'hôte qui était venu s'abriter sous le pavillon britannique. Désormais, il serait interné dans une enceinte fortifiée, gardé à vue, traité comme un officier général presque régulièrement investi de son grade, et l'on comptait même qu'étant donné son point de départ, c'était là une faveur grande.

Si cuisantes que fussent les blessures faites ainsi à sa dignité, Napoléon pouvait, à bord du Northumberland, se considérer comme un voyageur obligé de subir, dans une auberge flottante, les manques d'égards de son hôte ; d'ailleurs, si l'amiral avait marqué nettement qu'il entendait rester le maître à son bord, il avait des déférences ; il venait dans le salon, à cinq heures, dire à l'Empereur qu'on était servi ; il ne parlait et ne faisait parler que français, et, si les deux services prolongeaient le dîner pendant une heure ou une heure et demie, c'était une politesse qu'il fût le plus abondant et le plus luxueux possible, et présenté par quantité de domestiques civils. L'amiral s'efforçait a faire les- honneurs y il abrégea le repas que l'Empereur trouvait trop long ; il ne se formalisa point qu'il quittât la table à son temps, et lorsqu'il se lovait, tous les convives se tenaient debout jusqu'à ce qu'il fut sorti de la chambre. Aussi, l'Empereur s'était-il familiarisé jusqu'à jouer avec lui au Vingt et un. Tout ce qui était sur le vaisseau, du dernier des élèves de marine au colonel du 53e, Sir George Bingham, lui témoignait un respect et une déférence qui s'attestaient par des gestes, des actes, l'attitude générale. L'amiral venait, au sortir du dîner, se présenter à l'Empereur, l'avertir de l'humidité, et, si l'Empereur prenait son bras et prolongeait la conversation, il en paraissait très honoré. Ainsi, ses préjugés s'étaient dissipés ; devant le Grand Soldat, ces soldats avaient compris à qui ils avaient affaire ; tout ennemis qu'ils étaient, ils avaient admiré et ils avaient plaint celui que la fortune n'avait tant élevé que pour le précipiter de plus haut ; ils avaient cédé à l'attrait de son génie, à cette séduction qu'il exerçait sur quiconque l'approchait et qui mettait l'éclair froid de ses yeux gris au service de la grâce irrésistible de sa bouche souriante. Ils avaient vu comme il était simple en ses mœurs et ses habitudes, sobre, sans exigences et sans besoins, et ils avaient pris pour lui cette forme d'admiration qu'inspire à tout homme qui pense le contraste entre la magnificence des dignités et le stoïcisme de celui qui en fut revêtu.

A ce moment, rendu, par la captivité même, plus libre de ses mouvements vis-à-vis des personnages de sa suite, l'Empereur montrait ses préférences et presque uniquement vivait avec le Grand maréchal et Las Cases. Celui-ci lui fournissait l'interlocuteur, qui lui plaisait, car presque tout de sa vie et de son histoire lui était nouveau. Las Cases lui' donnait la réplique juste ce qu'il fallait pour qu'il rebondît ; il lui suggérait des dates, lui rappelait les noms, établissait le rapport de parenté ou d'alliance entre les familles souveraines, fournissant des notions sur ce qui était d'ancien régime, sur la France de l'Émigration dont il avait été. Enfin, il témoignait, une admiration dont son dévouement, sa volontaire expatriation attestaient la sincérité.

L'Empereur savait qu'il tenait un journal ; et il avait paru l'approuver ; seulement ; les récits qui s'y trouvaient rapportés étaient faits à bâtons rompus, et Las Cases rêvait d'écrire l'Histoire ou les Mémoires de l'Empereur. Napoléon, de son côté, avait de longue date formé un pareil projet : Je veux, avait-il dit aux soldats de sa Vieille-Garde en leur faisant ses adieux à Fontainebleau, je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. Il fallut donc peu d'instances pour le déterminer, et, sans attendre qu'il fût débarqué à Sainte-Hélène, qu'il eût des livres où trouver des dates, des indications de faits et un contrôle pour sa mémoire, il commença à dicter à Las Cases, et bientôt ce travail le passionna au point qu'il devint le seul auquel il se livrât. Il avait bien essayé d'apprendre l'anglais de Las Cases qui, à ce qu'il semble, le savait assez mal, — car les traductions de pièces anglaises qu'il a données, dans ses mémoires, sont singulièrement fautives ; mais, après quelques leçons dont il subsiste de curieux devoirs, il s'était rebuté, le parler ne correspondant point à l'écrit, et d'ailleurs son inaptitude aux langues étrangères étant un des phénomènes caractéristiques de son cerveau. Il semble n'avoir jamais parlé correctement l'italien ; malgré les rapports forcés qu'il eut avec les Allemands depuis la campagne d'Ulm jusqu'à celle de Leipsick, pendant près de neuf années, il n'a jamais eu le goût ni la patience de chercher à entendre l'allemand, Pour l'anglais, bien qu'il eût d'abord marqué quelque zèle, il ne s'y était point attardé, et si, par intermittences, il s'y reprit, on ne voit pas qu'il y ait jamais assez réussi pour consulter l'Annual Register ou lire un journal. Seule, de fait, son histoire ou ce qui se rapportait à son histoire, ou ce qui avait avec elle une relation qu'il pût établir, était pour l'intéresser. Il n'était pas un spéculatif, et l'Histoire même était pour lui son histoire. Tout ce qui était d'autres études ne le retenait point à présent. La seule façon qu'il eût d'agir encore était de se souvenir de son action, d'en repasser les traits, d'en expliquer les conséquences, d'imaginer ou de déduire les raisons de ses succès et les causes de ses revers, toutefois sans entrer dans aucune discussion philosophique ou morale.

Ce fut le 9 septembre qu'il commença de dicter à Las Cases l'histoire de sa vie, et il la prit au siège de Toulon ; puis, il passa aux campagnes d'Italie. Après la première dictée, il avait montré peu de ferveur, mais la régularité avec laquelle Las Cases le suivait, l'habitude prise, l'effort déjà réalisé, l'attachèrent, et il y trouva un charme qui lui rendit le travail nécessaire.

Il avait dès lors adopté un procédé de travail qui resta identique tant qu'il put s'y livrer avec quelque suite, qu'il y trouva une sorte de diversion à ses maux, et qu'il eut des collaborateurs capables de l'entendre. Vers onze heures du matin, il faisait appeler Las Cases, qui lui lisait la dictée prise la veille, telle que son fils l'avait mise au net. Il faisait des corrections et dictait la suite, ce qui le menait jusqu'à quatre heures : Las Cases courait alors au réduit qui lui était assigné, par le travers du grand mât, — l'embrasure d'un canon isolée par une toile, — et il dictait a son fils, son compagnon de cabine, ce qu'il avait recueilli grâce a une sorte d'écriture hiéroglyphique et à l'impression toute fraîche de sa mémoire. Le soir, en se promenant sur le pont, l'Empereur revenait sur la dictée du matin ; le lendemain matin, en commençant, il se plaignait que ces objets lui fussent devenus étrangers ; il semblait se défier de lui, disant qu'il ne pourrait jamais arriver au résultat ; il rêvait alors quelques minutes, puis se levait, se mettait à marcher et commençait à dicter. Dès cet instant, c'était un tout autre homme : tout coulait de source ; il parlait comme par inspiration ; les expressions, les lieux, les dates, rien ne l'arrêtait plus.

Chaque dictée corrigée engendrait une dictée nouvelle qui répétait le même sujet, mais avec des différences sensibles. La seconde version, plus positive, plus abondante, mieux ordonnée, différait parfois même sur le fond. Le jour d'après, on présentait à l'Empereur cette deuxième version ; à la première correction, il dictait tout à nouveau, et cette troisième dictée tenait des deux premières et les mettait d'accord. Désormais, eût-il dicté une quatrième, une septième, une dixième fois, ce qui ne fut pas sans exemple, c'étaient toujours les mêmes idées, la même contexture, presque les mêmes expressions. Cela explique le nombre de versions qui se rencontrent de certains récits et l'espèce de similitude qu'elles présentent, — point telle pourtant qu'il n'y ait pas un intérêt majeur à les confronter, ne serait-ce que pour mettre en regard les mots dont il s'est servi pour exprimer la même pensée.

Car l'Empereur ne se contenta point de dicter à Las Cases ; il commença, à partir du 7 octobre, à dicter à Gourgaud, et sur les mêmes époques de son histoire, siège de Toulon, campagnes d'Italie, comme s'il eût voulu comparer les rédactions que suggéraient ses dictées et en tirer profit pour une version définitive.

Ce fut là, assurément, l'occupation principale de la traversée, dont le jeu — les échecs après le vingt-et-un — était la distraction. Durant les premiers temps du séjour à Sainte-Hélène, il en fut de même.

L'Empereur, ayant débarqué à Jamestown le mardi 17 octobre, après son diner, ne resta qu'une nuit dans l'auberge que tenait un sieur Porteus ; dès le lendemain matin, à six heures, il monta à cheval, et, accompagné de l'amiral Cockburn et du Grand maréchal, suivi d'un seul domestique, il alla visiter la maison de Longwood, qu'on lui destinait, et il y déjeuna avec la famille Skelton, qui l'occupait. Suivant sa disposition du moment, qui était d'échapper aux importuns, il trouva que cette solitude n'était pas déplaisante et il n'approfondit point les inconvénients graves que présentait le site, et que multipliaient la légèreté de la construction et l'absence de caves. Si les Skelton, très bien intentionnés, donnèrent des renseignements, ce fut sur les mois d'été, durant lesquels Longwood était assurément bien moins chaud, bien moins étouffé que Jamestown, puisqu'il y avait, a-t-on dit, entre les deux points, une différence de dix degrés fahrenheit, mais ils ne savaient point ce que serait une résidence continue d'hiver et d'été, une vie sédentaire sans aucune course à la ville, dans ce paysage où la végétation misérable contrastait plus encore avec la hauteur des montagnes, l'a prêta des rochers, la vertigineuse profondeur des gouffres. Cette nature ne souffre point qu'on l'égayé de verdure ou de fleurs. Elle demeure rude et désespérante, avec ses arbres nains au feuillage gris, tous penchés par la persistance du vent d'un même côté, qui semblent s'enfuir dans la terreur. Pourtant l'Empereur, qui venait de passer trois mois à la mer et qui se trouvait, pour juger Sainte-Hélène, dans le même étal que les passagers venus de la Chine-ou de l'Angleterre, par qui s'établit la légende du Paradis terrestre, parut satisfait. D'autre part, eût-il voulu témoigner alors un désir ou une impression personnelle au sujet de sa prison ? Dès que l'Angleterre s'arrogeait le droit de le détenir, eût-il estimé qu'il fût digne de lui de discuter le plus ou le moins de confort dont il serait entouré ? Le Grand maréchal n'était point homme à suggérer, de telles plaintes, pas plus que Napoléon, de lui-même, n'eût été, au début du moins, homme à en exprimer.

En descendant de Longwood, l'Empereur remarqua, au milieu d'un cirque désolé, une petite maison bâtie sur une sorte de tertre vert ; une avenue de figuiers banians la précédait, et elle était comme noyée parmi les laquiers énormes, les grenadiers et les myrtes. Des fleurs partout, et, derrière, un verger où les raisins, les citrons, les oranges, les goyaves, les mangues mûrissaient on même temps. Une cascade, tombant d'une hauteur de deux cents pieds et pulvérisée dans sa chute, emplissait de fraîcheur et d'une surprenante intensité de vie ce coin de terre, et par une fonte dans l'enceinte de rochers, on apercevait, à une demi-lieue, Jamestown et l'Océan. Mais ici l'Océan n'était point importun ; il n'opprimait point, n'imposait point son immensité déserte, qui prolongeait jusque dans l'infini les murs du cachot. On ne saurait dire que Napoléon s'y sentirait libre, mais il pourrait y oublier parfois qu'il ne l'était point.

Seulement, la maison était habitée par un sieur Balcombe, négociant, qui, comme la plupart des marchands généraux, procurait l'approvisionnement des navires et qui avait le titre de pourvoyeur de la Compagnie des Indes. Ce fut lui qui fut chargé de fournir tout le matériel nécessaire à la maison de l'Empereur, et il s'en acquitta au mieux de ses intérêts. Balcombe était là aux Briars (Les Ronces) avec sa femme et ses deux filles, Jane et Betzy, deux blondes gentilles, du fruit sauvage, acide et inattendu.

L'Empereur désirait tellement ne point entrer dans la ville, où l'eût importuné la curiosité des habitants, qu'il s'estima presque heureux de trouver asile, à trente ou quarante pas de la maison des Balcombe, dans un petit pavillon, une espèce de guinguette, sur un tertre à pic, où dans les beaux jours la famille venait prendre le thé. Une pièce au rez-de-chaussée, à peu près carrée, de sept pieds sur sept, avec deux portes et deux fenêtres : une sur chaque face ; au-dessus, un comble où l'on avait peine à se tenir debout.

Ce fut là qu'il voulut s'installer : l'amiral loua à Balcombe ce petit pavillon et il plaça à distance, pour la garde du prisonnier, un capitaine d'artillerie et deux sergents. On dressa, quelques jours plus tard, en prolongement de la chambre, une assez grande tente qu'avait offerte Bingham, le colonel du 53e ; on apporta des rideaux et quelques meubles ; mais qu'importait à Napoléon ? Il pouvait rêver encore qu'il était à la guerre et qu'il avait son bivouac en une des chaumières où le menait le hasard de la victoire, et qui, pour une nuit, se nommait le Palais impérial. Il renvoya à la ville le Grand maréchal et ordonna que Las Cases seul le rejoignit.

Ce furent des journées presque heureuses, ces journées de campagne où, pour compléter la similitude, ses valets de chambre, enveloppés dans leurs manteaux, couchaient devant la porte, où Las Cases, avec son fils, occupait ce comble qu'emplissaient tout entier leurs deux lits. Pire qu'en guerre, la nourriture— deux ou trois plats — devait, les premiers jours, être apportée de Jamestown, où la préparait le cuisinier ; les éléments étaient médiocres ; refroidis et, ainsi remués, ils devenaient pires. Mais Napoléon avait la liberté d'aller et de venir dans ce jardin où tout lui était nouveau ; il y trouvait, avec les rires, la gaieté, les sottes questions et les coq-à-l'âne des petites Balcombe, cette fraîcheur veloutée, ces cheveux blonds, cette naïveté délurée des jeunes Anglaises coloniales, pétulantes, inéduquées et sans gêne. Celles-ci eussent pu servir de type, mais elles n'en déplaisaient pas plus à Napoléon, qui avait toujours eu comme une réserve de jeunesse et même d'enfance ; la vie austère et grave qu'il avait menée durant ses années d'école, de régiment et, presque tout de suite, de commandement, cette vie de pauvreté qui ne lui permettait même pas les distractions de ses camarades officiers, cette vie de demi-solde après les campagnes de Toulon et d'Italie ; puis, tout de suite, dans un ouragan de passion, cette course dans la gloire, cette envolée icarienne vers la toute-puissance, — cette vie lui avait laissé un arrière-besoin déjouer, de courir, d'entendre des naïvetés, presque d'en dire. Ainsi, parfois avec Joséphine, avec la petite cousine Stéphanie, avec Marie-Louise surtout, qui ne comprenait pas ces .jovialités ; et les Miss Balcombe apparaissaient à propos, avec leur jargon anglo-français, leur chronologie bizarre, leur questionnaire comique, et l'horreur qu'elles éprouvaient pour le terrible Boney et qui, si aisément, eût tourné à la passion.

Avec Las Cases que, par ordre de l'Empereur, son fils, indispensable aux écritures, était venu rejoindre, la journée passait au travail. L'Empereur, levé de bon matin, faisait quelques tours dans le jardin ; il déjeunait à dix heures et se promenait encore Puis Las Cases lui lisait ce qui avait été dicté la veille et, dès le matin, recopié par le jeune Las Cases ; l'Empereur dictait alors de nouveau, cela le menait jusqu'à cinq heures, où il sortait ; à six heures, le dîner arrivait de la ville. Les soirées étaient pénibles, Las Cases ne jouant ni aux échecs, ni au piquet, et six heures de conversation, précédant six heures de dictée, ayant épuisé les sujets. L'Empereur, parfois, restait à table, faisait apporter son butin, guère plus volumineux que son bagage de lieutenant d'artillerie, montrait les tabatières, les portraits, les médailles et on tirait des histoires ; mais, très souvent, ayant besoin de se distraire un peu, d'échapper à cette attention de Las Cases qui, constamment éveillée, recueillait tous ses mots, las de ne parler que pour l'Histoire, il allait passer la soirée à la maison Balcombe, où il jouait au whist avec la mère et les petites quand le père avait la goutte. On n'y prétendait point au langage des Cours, et les questions très sottes étaient souvent indiscrètes et d'ordinaire saugrenues, mais au moins l'arc se détendait, Las Cases était mécontent ; il y perdait son temps et n'attrapait plus d'anecdotes, car il ne se contentait pas des dictées, qui étaient pour l'Histoire et étaient du sévère, il remplissait les intervalles avec des récits, des confidences qui lui fournissaient la chronique et lui semblaient du badinage. Que parfois les récits qu'il donne ne soient point d'une exactitude rigoureuse, on ne sait s'il faut s'en prendre à la mémoire grossissante du narrateur ou aux ornements et aux erreurs qu'y a certainement ajoutés le rapporteur, d'abord en les écrivant, puis en les rédigeant pour la publication et en y intercalant alors des pièces apocryphes qui rendent contestable l'authenticité de l'ensemble, et cela est très fâcheux. On peut dire que, dès ce moment, toute l'activité de Las Cases et tous ses moyens étaient tendus à ce que, le plus promptement et le plus largement possible, l'Empereur racontât et dictât son histoire publique et privée, militaire et diplomatique. Aussi épuisait-il la matière, si bien qu'à la fin d'octobre 1815, nous étions déjà, dit-il, à la fin de la campagne d'Italie.

Ce tête-à-tête, qu'interrompaient seulement les apparitions des petites Balcombe, que coupaient quelques promenades dans le jardin, évacué par les surveillants militaires et devenu, pour le travail et la marche, une annexe de la guinguette impériale, n'était plus troublé, comme aux premiers jours, par des visites inopinées. Alors, parfois, quelqu'un, soit l'amiral, soit quelque capitaine de vaisseau, venait jusqu'aux Briars, frappait à la porte, entrait même sans frapper ; ce n'était point impertinence ou mauvaise volonté : ignorance seulement ; aussi bien l'Empereur en profita pour remettre au capitaine Desmond, du Redpole, et faire passer en Angleterre une note contenant ses protestations contre les étranges mesures adoptées contre lui. Il affirmait une fois de plus qu'il ne pouvait être considère comme un prisonnier de guerre ; que s'il avait choisi l'Angleterre, c'était par la confiance qu'il avait dans ses lois ; que d'ailleurs il ne pouvait être prisonnier de guerre, puisqu'il n'y avait point de guerre, et que, puisque l'on violait à son égard le droit des gens, le gouvernement anglais pouvait adopter vis-à-vis de lui les principes des sauvages qui donnent la mort à leurs prisonniers. Ce droit eût été plus humain, plus conforme à la justice que de le porter sur cet affreux rocher ; la mort qui lui eût été donnée à bord du Bellérophon, en rade de Plymouth, eût été un bienfait en comparaison. Il terminait on disant que les premiers principes de la Morale chrétienne l'empêchaient de mettre lui-même un terme à cette horrible existence, mais que, si le gouvernement britannique devait persister dans ses injustices et ses violences, l'Empereur regarderait comme un bienfait qu'on lui fit donner la mort.

Un tel état d'esprit ne lui était d'ailleurs point habituel : il protestait pour le principe, il laissait à ses protestations un caractère politique ; il se maintenait sur le-terrain du-droit outragé en sa personne ; il ne s'abaissait point directement à des plaintes sur le local, la vie et la nourriture.

A chaque fois pourtant que ses compagnons de captivité venaient de Jamestown lui rendre visite, il était accablé de leurs lamentations et de l'aigreur de leurs récriminations. Prirent-ils assez d'influence sur lui pour le déterminer à porter plainte a l'amiral ou estima-t-il qu'il était utile de faire entendre des réclamations, fussent-elles de nature telle que l'amiral malgré la bonne volonté ne pût y satisfaire sans doute ?

Certaines privations lui étaient pénibles, il eût souhaité qu'on y pourvut : ainsi une baignoire, une voiture, des chevaux ; mais déjà l'amiral avait pris ses dispositions. Il souhaitait avoir la disposition de ses armes, on venait de les lui rendre ; mais il souhaitait aussi ne jamais voir ses surveillants, circuler dans l'île à sa guise sans être accompagné et cela était contraire aux instructions qu'avait reçues l'amiral ; enfin, il demandait que tous ses compagnons logeassent auprès de lui, ce qui serait bon à Longwood, mais était impossible aux Briars. Au moins ne mit-il pas son nom à ce factum. Le Grand maréchal, après beaucoup d'hésitations, moyennant un grand nombre de corrections et la suppression de détails inopportuns, rédigea une note qu'il signa et qu'il adressa à l'amiral. Elle contenait encore bien des mots superflus l'on y parlait de Napoléon expressément, comme l'Empereur, ce qui, en réponse, amena Cockburn à déclarer officiellement qu'il ignorait qu'il y eût actuellement un empereur dans cette île ou que quelque personne possédant ce rang y fût venue avec lui sur le Northumberland. D'ailleurs, l'amiral protestait de ses bonnes intentions, et il en ont pu donner comme prouve que, dès le 22 octobre, il avait prévenu par ses ordres la plupart des désirs que le Grand maréchal lui exprimait le 5 novembre, mais, aux demandes contraires a ses instructions, il ne pouvait répondre que par une fin de non-recevoir péremptoire.

Ce fut donc — et ce ne pouvait être autrement — un coup d'épée dans l'eau ; cela servit à rendre un peu moins aisés les rapports avec l'amiral : toutefois la polémique ne continua point, alors ; et une accalmie se produisit durant laquelle Montholon fréquenta assidûment Plantation House. Tous les Français, jusqu'à Las Cases, assistèrent même, le 20, à un bal que donna l'amiral, et restèrent à souper.

A défaut de querelles avec les Anglais, celles entre Français ne chômaient point. Déjà, sur le Northumberland, il y avait ou des prises très fortes entre Las Cases et Gourgaud, celui-ci accusant celui-là d'avoir rapporté à l'Empereur ses propos indiscrets. L'Empereur avait dit son fait à Gourgaud lequel ne pardonna jamais à Las Cases. Ce fut bien pis lorsque l'on constata la préférence que Napoléon lui marquait, qu'il l'emmena aux Briars, qu'il fit de lui son confident et son secrétaire intime. Montholon croyait avoir la direction de la maison et se plaignait, Bertrand faisait sentir une résistance à laquelle l'Empereur n'était pas habitué ; Gourgaud, dont la susceptibilité était constamment en éveil, guettait tout un chacun et rugissait s'il croyait que quoiqu'un fût mieux traité que lui ; les deux dames se querellaient et se disaient des mots durs, Mme Bertrand accusant Montholon de faire l'espion. On en était la un mois après l'arrivée.

L'oisiveté y était sans doute pour autant que la jalousie. Aussi, l'Empereur, peut-être sur les suggestions de Las Cases, qui voyait les tempêtes se former contre lui et cherchait la paix, imagina d'employer ses compagnons tous ensemble à son travail et d'attaquer ainsi à la fois les campagnes d'Italie, celles d'Egypte, le Consulat, le retour de l'île d'Elbe. Sans doute pouvait-on penser, comme Las Cases, que les heures lui deviendraient plus courtes, que ce bel ouvrage marcherait plus vite, et que ces Messieurs seraient beaucoup moins malheureux. A partir du 22 octobre Gourgaud fut employé à une version du siège de Toulon, de l'Armement des côtes, du 18 Brumaire, des débuts du Consulat ; Montholon, un peu plus tard, à un 13 vendémiaire ; Bertrand à l'Egypte. Comme on avait maintenant quelques livres, entre autres l'Annual Register qu'il fallait traduire, cela occupa Gourgaud. Après la dictée reçue, et après lecture faite de la mise au net de la dictée précédente, ces Messieurs restaient à diner ; le cuisinier était en effet venu s'établir aux Briars ; on avait sorti des malles du linge et de l'argenterie ; et lé repas devenait une distraction salutaire ; mais ensuite les visiteurs regagnaient la ville et il fallait, non sans peine, atteindre onze heures où l'Empereur se couchait ; aussi essaya-t-il de la promenade, maïs sans succès ; souvent il restait assis devant la table, sous la tente, à causer avec Las Cases ; plus souvent, il s'asseyait dans une allée où les Balcombe venaient le rejoindre avec leur mère et lui conter des nouvelles : les bruits qui couraient dans la bourgade ou dans le camp, les racontars qu'apportaient d'Angleterre ou du Cap les navires en relâche, sottes histoires démontées à peine narrées où s'accrochait quelques instants la curiosité ou l'espérance. Napoléon se plut toujours à Paris comme à Vienne ou à Berlin, à entendre, sa femme, sa maîtresse, son valet de chambre au besoin, lui faire ainsi des récits, même sur des gens qu'il ne connaissait pas et que, selon toute probabilité, il n'avait aucune chance de rencontrer jamais.

L'on ne saurait dire qu'il ne trouva point dans ces soirées, où la température rafraîchie se rendait délicieuse, des moments agréables. Il s'asseyait dans une allée favorite où on lui apportait son café, puis il s'y promenait longuement on causant. Il recherchait dans l'azur profond que ne tachait aucun nuage, parmi les constellations nouvelles, s'il ne trouverait pas son étoile ; il revenait aux époques heureuses, parlait de Joséphine et de Marie-Louise, s'attendrissait à la pensée de son fils. Peut-être un jour, disait-il, cette allée ne reviendra pas sans charme dans notre souvenir.

Jusqu'à la fin de novembre, sa santé avait été parfaite ; vers le milieu du mois, il prit un rhume avec de la fièvre, et, le 23, il fut souffrant, garda la chambre, refusa de voir qui que ce fut ; mais ce rhume dont il eut une légère reprise au début de décembre n'avait pas d'importance ; ce ne fut jamais de ce côté que sa santé donna des inquiétudes : bien plus que son rhume, l'ennui commençait a lui être insupportable. Le tête-à-tête avec Las Cases durait depuis un mois et demi, et jadis il vidait un homme en moins d'une heure. Il voulut au moins varier les interlocuteurs et fit venir de la ville Gourgaud qu'on logea sous la tente. Certes, il était actif, intelligent, débrouillard ; il donnait la réplique Sur la guerre et les campagnes puisqu'il avait suivi l'Empereur depuis 1812, il écrivait vite, rédigeait bien, savait quantité d'anecdotes sur les gens de la Cour qui pouvaient amuser, mais il était, par nature, contradicteur, susceptible, ombrageux, chercheur d'affaires ; à toute occasion il excitait l'Empereur contre l'amiral , contre le colonel Bingham qui pourtant multipliait les attentions et s'employait à des prévenances. Sous prétexte que, a un premier bal, l'amiral n'avait point donné aux Français, — et surtout à lui, Gourgaud,— les places qui leur étaient dues, il arriva a faire défendre a tous ses compagnons d'aller à un bal du gouverneur Wilkes et Mme Bertrand, comme Mme de Montholon, replia 'dans la caisse la robe dont elle avait compté se parer. Au surplus, aux Briars, croyant se faire bien venir, il. racontait à tout moment que l'amiral, ou le colonel, ou le gouverneur, tel officier ou tel autre, celui-ci ou celui-là, lui avait manqué, donc avait manque à l'Empereur ; Montholon arrivant de la ville, colportait, pour flatter autrement son maitre, d'étranges nouvelles sur qui l'imagination travaillait : La France en insurrection, une armée de 100.000 hommes s'organisant, le peuple entier réclamant l'Empereur ; l'Angleterre tremblante, armant ses milices ; et l'on vivait là-dessus, sans se douter qu'il n'y avait plus d'armée française et que iS0.000 étrangers occupaient toutes les positions militaires. Quant au Grand maréchal, souvent repris parce qu'il ne voulait point porter de plaintes inutiles, il boudait quelque peu, dignement.

 

***

 

Il était temps pour la colonie que survint une distraction, qui la sortit de ce marasme ; et qu'elle trouvât une occupation qui, du moins pendant quelque temps, fit diversion aux mauvaises humeurs : le 8 décembre, l'amiral vint annoncer que tous les travaux étaient terminés à Longwood ; il demanda à l'Empereur quel jour il pourrait venir le prendre pour y aller et voir si toutes choses étaient à sa convenance. L'Empereur désigna le lendemain 9 : le Grand maréchal et l'amiral l'accompagnèrent ; il indiqua quelques détails de distribution, demanda quelques meubles dont il pouvait avoir besoin, remercia personnellement l'amiral de la prompte exécution de tous les travaux qu'il avait fait faire.

Tels avaient été les récits qu'on lui avait faits qu'il avait dû croire l'installation pire encore qu'elle n'allait être ; chacun de ses compagnons tirait à soi et cherchait à s'établir le mieux possible : Montholon, en flattant l'amiral qu'il ne quittait guère et chez qui, de Jamestown, il venait dîner avec sa femme aussi fréquemment qu'il était invité ; Gourgaud, en cherchant querelle à Montholon et a Las Cases pour le local qui lui serait réservé ; Bertrand, en invoquant pour être logé à part* le bruit que feraient ses enfants et les habitudes qu'avait prises la comtesse. Pour mettre tout le monde d'accord, il eut fallu au moins un beau château avec de larges dépendances et Longwood tel que l'avait vu l'Empereur à son débarquement n'était qu'une misérable bicoque, un rez-de-chaussée de cinq chambres avec grenier au-dessus. Il avait fallu, en toute hâte, joindre à ces cinq chambres les bâtiments indispensables pour loger les deux Montholon, les deux Las Cases, O'Meara, l'officier de service chargé de la surveillance, et les domestiques. On avait donc ajouté, en équerre sur le bâtiment primitif, une bâtisse en bois comprenant une pièce destinée à servir d'antichambre ou de salon d'attente et une seconde, le salon de réception. Celui-ci ouvrait sur une pièce de l'ancienne dont, malgré qu'elle fût singulièrement obscure, n'étant plus éclairée que par une étroite fenêtre, on fit la bibliothèque et qui, plus tard, devint la salle à manger. L'on fit alors la bibliothèque d'une pièce qui ouvrait à gauche sur cette salle a manger ; le cabinet de travail ouvrait à droite sur cette même salle ; quoique à deux fenêtres à guillotine, il était singulièrement étroit : une assez grande table en occupait le centre, resserrée entre une armoire-bibliothèque et un petit lit de campagne ; la chambre, d'égale dimension et tendue de nankin décoré d'une bordure de rose au pourtour, suivait, remplie presque entière par un lit de campagne, un canapé de pied au-dessus duquel était placé le portrait de l'Impératrice Marie-Louise tenant son fils dans ses bras, une commode entre les deux fenêtres, un petit guéridon sur lequel devait déjeuner l'Empereur, et un grand lavabo en argent apporté de l'Elysée par Marchand. Les chaises, les fauteuils et le canapé étaient a fond de canne, avec le bois peint en vert. En face de la porte du salon, était une cheminée dont le chambranle et les tablettes étaient en bois peint en gris, et dont le foyer était muni d'une petite grille à charbon de terre ; elle était ornée d'un petit parquet à colonnettes dorées renfermant une petite glace de dix-huit pouces sur quinze. Marchand disposa sur la tablette deux flambeaux d'argent du grand nécessaire, une tasse on vermeil avec sa soucoupe et une cassolette aussi en vermeil. De chaque côté du trumeau, il suspendit un portrait du Roi de Rome, et, au-dessous, le réveille-matin du Grand Frédéric et la montre de l'Empereur. A gauche de la cheminée, sur une petite table, il ouvrit le nécessaire de l'Empereur et, sur le panneau au-dessus, il plaça encore un portrait du Roi de Rome. Derrière la chambre, communiquant avec elle par une petite porte de service, était une sorte de corridor fort peu largo : a l'une des extrémités coucha le valet de chambre ; de l'autre côté, séparée par une cloison, fut placée l'énorme caisse de bois doublée de zinc, que l'amiral Cockburn avait commandée au charpentier de son navire pour servir de baignoire. Cette partie des bâtiments était isolée par une courette intérieure généralement fangeuse, sur laquelle ouvrirent les logements construits plus tard pour les domestiques ; la cuisine venait ensuite, et, contiguë à la cuisine, une petite pièce carrée où fut logé Las Cases : par une trappe au plafond et moyennant une échelle de cordes, Emmanuel de Las Cases pénétrait dans un grenier où il pouvait s'étendre. De l'autre côté, les Montholon avaient, pour eux trois, le père, la mère, et le petit garçon de quatre ans, la jouissance de trois pièces : une chambre plus grande que celle de l'Empereur, une antichambre et un cabinet. Pour le moment, en attendant qu'on eût construit, entre le bâtiment de la cuisine et celui destiné aux Montholon, trois chambres pour les deux Las Cases et leur domestique, deux pour le général Gourgaud, une pour O'Meara et une pour l'officier de service, ces trois derniers étaient logés sous la tonte. Les serviteurs avaient des abris dans les greniers qu'on avait planchéiés ; ils ne pouvaient se tenir debout que sous l'arête du toit et la chaleur y était insupportable. Plus tard, on leur construisit au rez-de-chaussée, des chambres et une salle à manger.

Au moment où l'Empereur s'installa, il n'y avait, outre la vieille maison, que l'aile avancée construite par ordre de l'amiral et composée des deux pièces se commandant : cette avancée tombait sur le milieu du bâtiment principal assez long et fort peu large, lequel, sur l'autre face, ouvrait sur la cour des communs où étaient la cuisine et quelques servitudes : a quelques pas, se trouvait la petite maison construite pour les Montholon.

Les Bertrand étaient à plus d'un mille de là, à Hut's Gate où leur installation était assez peu commode, mais où ils étaient garés des querelles quotidiennes. Plus tard, ils se rapprochèrent et s'installèrent dans une petite maison que l'on construisit pour eux, à trois cents pas de la demeure présente de l'Empereur, beaucoup plus près du bâtiment, vraiment bien disposé et d'assez bonne apparence, que, durant plus de quatre années, on édifia pour lui et qu'il n'occupa jamais. Cet éloignement du Grand maréchal amena des complications préjudiciables au repos de l'Empereur. A cette distance, Bertrand ne pouvait conserver la direction efficace de la maison ; on ne manqua point de l'on dépouiller, tout en lui conservant les honneurs de la place et, comme dit Las Cases, le commandement et la surveillance du tout en grand : M. de Montholon se fit attribuer tous les détails domestiques, M. Gourgaud eut la direction de l'écurie, Las Cases le détail des meubles avec l'administration intérieure de ce qui serait fourni. Cette dernière partie lui semblait tellement en contact avec les détails domestiques et il trouvait que l'unité sur ce point devait être si avantageuse au bien commun qu'il se prêta le plus, qu'il put à s'en faire dépouiller : ce qui ne fut ni difficile, ni long.

M. de Montholon se trouva donc réunir tous les pouvoirs que lui abandonnaient également Bertrand et Las Cases, et, sauf à l'écurie, il régna. Lui seul traita avec les fournisseurs et donna les ordres aux gens. Lui seul forma les plaintes, à propos de la nourriture, des viandes, des poulets et des légumes. Comme il s'entendait a merveille à tout ce qui était de la table et de la tenue de maison et qu'il portait à être bien traité d'étonnantes exigences, il ne se rendait pas seulement personnellement ridicule par ses désespoirs si un plat manquait, et par ses joies s'il découvrait une cuisinière experte, mais il entraînait l'Empereur à des récriminations, dont le Grand maréchal et même Gourgaud s'efforçaient de le détourner et qui semblaient aux Anglais d'autant moins intéressantes qu'ils savaient à merveille combien l'Empereur était sobre et qu'ils attribuaient à qui de droit l'indiscrétion de telles réclamations. Seul, Montholon était responsable de l'étonnant gaspillage qui se faisait dans la maison, et qu'une meilleure administration eût prévenu, moyennant quoi l'Empereur eût donné bien autrement de force à ses justes plaintes, en même temps qu'il eût enlevé à ses geôliers certains arguments qui ne manquaient point de porter.

De Montholon tout se trouva dépendre : aussi bien Gourgaud qui déjeunait dans : sa chambre et y dînait assez souvent, que les Bertrand qui, faisant ménage à part, recevaient pourtant certains plats de Longwood ; les Las Cases ne se plaignaient de rien, et avaient pris le parti de tout supporter ; mais O'Meara parlait, et en même temps recueillait pour en faire des gorges chaudes les propos de Montholon.

Il échappe à Las Cases d'écrire : Toutes ces dispositions, quelque raisonnables qu'elles fussent, ne laissèrent pas de semer parmi nous des germes d'éloignement qui poussèrent de légères racines et reparurent parfois à la surface ; l'un trouvait qu'il avait, perdu, l'autre voulait donner trop de lustre à sa partie ; un autre se trouvait lésé dans le partage. Sous les ordres de M. de Montholon, Cipriani, maître d'hôtel, s'entendit avec lui pour la distribution des vivres tant à Longwood qu'à Hut's Gate... M. Balcombe devint le pourvoyeur et, au dire de Marchand, les allocations du gouvernement parurent raisonnables ; on eut, bien quelquefois à se plaindre de la qualité, mais en général on devait plutôt s'en prendre au défaut de ressources qu'à l'amiral qui, lorsqu'il en était instruit, y remédiait autant que possible. Le gaspillage était tel que, un peu plus tard, Gourgaud disait à l'Empereur : L'on ne boit pas dix-sept bouteilles de vin, ni ne mange quatre-vingt-huit livres de viande et neuf poulets ! L'Empereur eut volontiers adopté un système de nourriture en argent — huit francs par jour à chaque domestique français et trois francs aux autres — mais, Montholon le détourna de la seule organisation qui eût prévenu les réclamations et les discussions.

L'écurie que commandait Gourgaud se composait de dix chevaux : quatre de voiture venant du Cap, et six de selle — dont quatre venant du Cap et deux des écuries impériales : le Fringant et le Vizir. Le Vizir dont le portrait avait été point par Horace Vernet et payé a5o francs en 1813, était vraisemblablement un des chevaux offerts en 1808 à l'Empereur par le Sultan ; il fut ramené en Angleterre après la mort de Napoléon, et il y mourut. On l'empailla et, après des aventures diverses, sn peau est aujourd'hui au Musée de l'Armée, à Paris. L'amiral avait acheté au Cap, pour le service de l'Empereur, une calèche, la seule qui se trouvât dans l'île ; l'Empereur se procura par la suite de petites voitures, en particulier pour l'usage de Mme Bertrand. Sous les ordres du général Gourgaud, les deux Archambault étaient chefs de service et menaient l'Empereur à la d'Aumont. Ils avaient avec eux six matelots du Northumberland habillés à la livrée impériale, qui devinrent rapidement des cochers suffisamment habiles.

La course à grande vitesse autour de l'enceinte où l'Empereur avait le droit de se promener sans être accompagné devint plus tard le seul exercice qu'il prit : il emmenait Mme de Montholon, ou Montholon, parfois, Mme Bertrand. La voiture ne faisait pas question : c'était l'Empereur qui ordonnait ; mais on allait pour l'ordinaire a Jamestown a cheval et comme il fallait qu'on demandât a Gourgaud, cela devenait une affaire. Il acquiesçait ou refusait selon les jours et l'humeur, car chacun voulait être maître et le faisait sentir. Et puis, les comptes de l'écurie étaient quelque chose de terrible, l'Empereur voulant toujours rogner sur la nourriture, la livrée, les réparations, et Gourgaud s'indignant.

Outre à l'écurie, des matelots avaient été appliqués aux divers services : trois à la cuisine, un à l'office, deux, sous Rousseau, à l'argenterie qui était immense.

A la cuisine, où Lepage succombait à la besogne, trois matelots étaient employés, et un a l'office ; on leur adjoignit des Chinois qui plus tard les remplacèrent. A la garde-robe, Marchand avait obtenu de l'Empereur un garçon chinois. Le service de Marchand était permanent, de jour et de nuit. Saint-Denis et Noverraz, de deux jours l'un, se tenaient dans le petit corridor précédant la salle de bains et ils y couchaient. Santini était chargé du service extérieur et se plaçait dans la première pièce, dite depuis cabinet topographique, pour ouvrir les portes du salon.

Il y avait donc alors autour de l'Empereur, au gré du gouvernement anglais et par la bonne volonté de l'amiral, une sorte de train. Sir George Cockburn se prêtait à offrir à l'Empereur tout ce qui pouvait lui apporter quelques aisances ; après s'être employé avec la plus grande activité à faire construire, les bâtiments qui lui étaient personnellement destinés, il né mit pas moins de zèle a disposer les chambres que devaient occuper les officiers de la suite ; il redoubla de soins pour les Bertrand ; il prêta des tentes pour le service, en même temps qu'il détacha des matelots de son vaisseau-amiral ; en quelques mois, il parvint à mettre tout le monde à couvert, à la vérité sous des toits en carton bitumé et entre des murs qui n'eussent point résisté à un choc un peu violent ; mais enfin les Montholon, Gourgaud, les Las Cases étaient logés mal que bien ; et le Grand maréchal, quittant Hut's Gate, était installé dans l'enclos, à moins de trois cents pas de l'habitation principale ; il ne dépendait point de l'amiral si Bertrand, conservant ses habitudes d'indépendance d'Hut's Gate, se refusa malgré le désir qu'avait exprimé l'Empereur, a venir dîner tous les soirs, alléguant l'état de santé et les habitudes d'inexactitude de Mme Bertrand.

En ce qui les concernait, comme en tout le reste, l'amiral faisait preuve de bonne volonté, mais, s'il se montrait respectueux de l'infortune, il ne se tenait pas moins obligé, par son devoir, comme officier, et par sa conviction comme Anglais, à observer la consigne lorsqu'il s'agissait de la garde du prisonnier et des mesures prescrites par le ministère.

Autour de Longwood, l'Empereur ne pouvait se promener librement, sans être accompagné par un officier anglais, que sur un espace d'environ douze milles de circonférence ; il y avait pour le garder un camp à Deadwood, un autre à Hut's Gate, des postes à l'infini ; des cordons de sentinelles autour des limites ; des factionnaires si rapprochés, à partir de neuf heures du soir, qu'ils communiquaient de l'un à l'autre et qu'ils enveloppaient complètement la maison dont nul ne pouvait sortir à moins d'être accompagné par un officier, où nul ne pouvait entrer sans le mot d'ordre.

Pendant le jour, l'amiral avait d'abord ordonné que nul ne put dépasser Hut's Gate et aborder Longwood sans un laissez-passer du gouverneur, du commandant ou de lui-même. Plus tard, il admit des tempéraments qui pouvaient donner une illusion de liberté : il se plia lui-même et il plia tout Anglais, à s'adresser au Grand maréchal pour obtenir audience de l'Empereur ; il porta, dans ses relations avec les officiers de la suite, une cordialité qui les attirait et leur permit de jouir d'une hospitalité luxueuse, mais il n'en était pas moins le geôlier, et un changement déconsigne dont l'Empereur n'était point prévenu, une mauvaise interprétation par un officier ou par un soldat, un récit amplifié par un compagnon d'exil, rappelait à la réalité et, du côté anglais, il fallait : compter à chaque instant avec les inquiétudes d'hommes que leur responsabilité pouvait affoler.

A Longwood même, était détaché un officier du gouverneur : qui avait pour mission de surveiller constamment l'Empereur, de rendre compte de tous ses actes, de l'accompagner chaque fois qu'il témoignerait l'intention de sortir des limites et qui, par des pavillons de couleurs différentes hissés à un mat de signal, se tenait constamment en communication avec Plantation House. Sur un pavillon bleu, toute la garnison de l'île eût été mobilisée, et des patrouilles eussent été envoyées dans toutes les directions, car c'eût été qu'on ne trouvait pas le général Buonaparte.

Pour cet officier, la situation était singulièrement difficile ; s'il tenait à exécuter sa mission, il était contraint a une surveillance qui, outre qu'elle prenait des apparences d'espionnage, lui rendait impossible la vie commune avec des hommes près desquels il était obligé de vivre. Il faisait table avec le médecin de l'Empereur qui, à la vérité, était Anglais et officier au service anglais, mais il eut d'autres commensaux et ses relations avec les personnages de la suite qu'il devait accompagner ou faire accompagner, lorsqu'il leur plaisait de se rendre à Jamestown, étaient quotidiennes.

De la part de l'Empereur, il y avait surtout à redouter des espiègleries : le mot ne va guère au personnage, parce que l'on a laissé dans l'ombre ce côté de son caractère, que l'on reconnaît aisément en le regardant d'un peu près. Il ne demeure pas toujours sérieux, il attache ses distractions aux moindres choses ; il joue avec les enfants ; il taquine, il brime, et ici, il prend comme il peut ses revanches de la captivité en inquiétant, en affolant, en désespérant les gardiens, en leur adressant de vive voix ou par écrit des réclamations injurieuses qu'ils ne pourraient satisfaire qu'en violant leurs instructions. Avec l'officier d'ordonnance duquel on a obtenu qu'il suivrait à une certaine distance, le jeu est de le perdre, de prendre un vif galop à un tournant de route, de se dissimuler ensuite dans quelque ravin, et, durant que l'officier court les chemins, donne l'alarme, met l'île entière on rumeur, de rentrer tranquillement a Longwood. Ce qu'on y gagne : que l'officier a ordre de suivre au plus près et que Napoléon, par dégoût de se sentir ainsi gardé, renonce au cheval.

L'épreuve de Longwood est bien autrement grave que celle des Briars. Aux Briars, Napoléon pouvait se considérer comme un voyageur gardant l'incognito. Il campait, littéralement. Il n'avait près de lui que Las Cases qui ne lui demandait que de parler et qui l'écoutait avidement. Point d'étiquette, en une chambre, la même pour manger, travailler et dormir. S'il y avait des plaintes formées par ceux de la suite qui restaient à la ville, elles s'évanouissaient avec eux et ne traçaient point.

Tout autre la vie à Longwood. C'est l'installation définitive : c'est ici que Napoléon Buonaparte sera reclus jusqu'à ce qu'il meure : ce mot prison perpétuelle abolit tout espoir. Tout rêve de liberté se perd sur l'immensité des mers qui, bien autrement que des murailles, cernent l'horizon. Ce n'est point pourtant que les illusions auront péri : chacun, pour flatter le maître, s'efforcera d'en créer et d'en entretenir ; elles naîtront chaque matin pour disparaître chaque soir, ne laissant que l'amertume de la déception, et l'on n'en continuera pas moins, sitôt qu'un navire arrivera d'Europe, à recueillir ou à imaginer des nouvelles qui semblent des contes de nourrice, tant elles sont invraisemblables et suspectes. Toutes vont naturellement à la délivrance prochaine, à un changement de ministère ou de gouvernement, à une révolution en France, à la venue d'un navire libérateur : et, à chaque fois que les illusions s'effacent, la prison se fait plus étroite.

Plus haut, les Anglais proclament que Napoléon vivra à Sainte-Hélène jusqu'à ce qu'il y meure ; plus haut, Napoléon doit attester que cette prison où on l'enferme est inique, qu'il n'est prisonnier que par un abus de la force et, à toute occasion, en toute circonstance, élever la voix pour le dire. De même, plus les Anglais lui refusent le titre qui atteste sa dignité, plus il doit le réclamer, le porter haut, l'exiger de tous ceux qui l'approchent. Ce n'est point là, de sa part, un cas où la vanité le guide, c'est l'orgueil, et tel qu'il est élevé à la hauteur d'un principe. Quatre fois élu par la nation française, sacré par le Souverain pontife, et par là, pour tout catholique, seul souverain légitime, reconnu comme tel par tous les empereurs et les rois de l'Europe continentale, son titre est indélébile, comme est le sacre. Les Anglais le lui enlèvent. Ce qui fut l'Empire n'existe point pour eux ; d'un trait de plume, ils ont aboli la consultation nationale, le couronnement, dix années — ces dix années de 1804 à 1814 : il n'y a pas eu d'Empire, et il n'y a point d'Empereur. Je ne connais pas, écrit l'amiral Cockburn au général Bertrand, la personne que vous désignez sous le titre d'empereur : il n'y a dans cette île personne que je puisse considérer comme ayant droit à une telle dignité, nos pays respectifs étant actuellement gouvernés par des rois. Si Napoléon tolère d'être ainsi disqualifié, il reconnaît que tout ce qui fut fait par le peuple est inexistant, que le peuple n'eut point le droit de disposer de lui-même, que lui. Napoléon ne fut qu'un rebelle ; bien mieux, il avoue qu'il est légitimement prisonnier et il accepte la captivité, il abolit les droits que son fils a reçus de lui et qu'il entend d'abord lui conserver. Sans doute, il a abdique la couronne, mais l'abdication n'abolit point la qualité : aussi bien eût-il été disposé, si on ne le lui avait point contesté, à se conformer à l'usage suivi par la plupart des souverains non régnants et à adopter un titre, même un nom, de fantaisie et de convention. Mais ce.ne pouvait être, que de son chef et de son gré, Nul n'avait le pouvoir de le lui imposer ; et si ce n'était point un nom de fantaisie, mais le nom qu'il avait ci-devant porté, avant son élévation l'offense, devenait intolérable.

Il n'y a-point ici, comme on l'a dit, une affectation puérile ; il y a, d'une part, le souci de sa dignité, d'autre part le souci de son hérédité ; il y a la revendication du droit de la nation ; il y a l'affirmation des droits de son fils.

C'est une chaumière que Longwood ; l'eau coule sur les murs ; du parquet pourri, à même le sol, les rats en bandes sortent et courent ; un petit bourgeois anglais ne voudrait point des meubles ; et pourtant ce sera là, le Pâlais.impôriâl. L'étiquette y sera aussi sévèrement observée qu'aux Tuileries ; les généraux ne se présenteront devant Sa Majesté qu'en uniforme ; nul ne s'assoira devant l'Empereur ; les étrangers de passage ne seront admis à le saluer que sur une lettre d'audience délivrée par le Grand maréchal. Après avoir passé le poste, ils devront encore se présenter au Grand maréchal. A la grille de Longwood, un des serviteurs de l'Empereur remplira les fonctions de suisse et les sentinelles devront lui adresser les visiteurs pour qu'il leur apprenne s'ils seront reçus. Arrivés à la maison, si ce sont des personnages d'importance, ils trouveront, dans le salon d'attente, les généraux de la suite de l'Empereur, en uniforme, qui leur feront les honneurs et ils seront introduits dans le cabinet de l'Empereur, qui les recevra debout, et, s'ils ne parlent pas le français, leur adressera par Las Cases quelques paroles ; parfois même il entrera en conversation. Par la suite, le général Gourgaud parie suffisamment l'anglais pour servir d'interprète ; Bertrand, dont la femme est Anglaise, et dont certains des enfants ne parlent qu'anglais, arrive assez vite à se faire comprendre. Les Montholon à la fin parlent anglais, et M. de Montholon, lors de son retour en France, se trouvera l'anglomane le plus décidé.

Lorsque les visiteurs sont des habitués, comme les Wilkes, les Skelton, les Balcombe, souvent l'Empereur fait atteler, invite les dames à monter près de lui, dans sa calèche menée en d'Aumont, et l'on fait le tour de l'enceinte. Malgré l'adressé connue des Archambault, les dames, toutes neuves à un tel jeu, sont fort effrayées et ne sont pas moins contentes ; quant aux hommes, parfois il les emmène faire un tour à cheval, ou se promène à pied avec eux dans l'enclos, mais nul ne s'assoit en sa présence

Il a abandonné l'uniforme des Chasseurs à cheval de sa garde qu'il a le plus souvent porté et qu'il a endossé encore le jour où il a quitté les Briars pour Longwood ; mais le costume qu'il a adopté, l'habit de chasse, a encore une certaine allure militaire Il le porte avec la veste et la culotte de basin blanc, les bas de soie et les souliers découverts à boucles d'or : c'est en pareille tenue qu'on doit se présenter à Longwood.

A déjeuner, il n'invite presque jamais personne, sauf de ses officiers, lorsqu'il déjeune dans le jardin ; il préfère déjeuner dans sa chambre pour ne pas avoir à s'habiller et prolonger ainsi la matinée en robe de chambre jusque vers deux heures ; mais, à sept heures du soir (où était d'abord le diner) il fait très souvent, presque quotidiennement, inviter quelques convives : les Wilkes, les Skelton, l'amiral, le colonel Bingham, des officiers du 53e par séries, tout ce qui, dans l'île, est d'une certaine tenue. Et les convives sortent de là fort impressionnés. Santini, faisant fonction d'huissier, en livrée de son emploi, tient la porte et introduit. Gentilini, comme chef des valets de pied, fait avec Rousseau, l'argentier, fonction de couvreur de tables, et dirige le service des matelots devenus valets de pied. On ne sert qu'en argent : l'argenterie est si considérable que lorsque, plus tard, on en eut brisé et vendu plus de 130 livres pesants, il restait deux cent trente-quatre assiettes, trente-quatre plats, trois soupières, deux saucières, quatre-vingt-seize couverts, et quantité de menus objets. La cuisine n'est point excellente, au gré d'un palais aussi exercé que celui de Montholon[1], mais elle parait sublime aux officiers anglais peu familiarisés avec les délicatesses françaises. On sert d'ordinaire un potage, un relevé, deux entrées, un rôti et deux entremets dont un de douceur. Cela est l'extrême sobriété pour une époque où, chez les particuliers, quatre entrées étaient de rigueur. L'Empereur tient pourtant au nombre des plats lorsqu'il a des convives de qualité, mais le diner ne dure point, même les grands jours, au delà de quarante minutes. Le maître d'hôtel Cipriani, en habit vert brodé d'argent, gilet blanc, culotte de soie noire, bas de soie blancs, souliers à boucles, dispose les plats. A droite et à gauche du fauteuil de l'Empereur, se tiennent Saint-Denis et Noverraz— même costume sauf la broderie en or au collet, parements et baguette — ils ne s'occupent que de Sa Majesté. Les autres convives sont servis par Gentilini et ses matelots-valets de pied, en livrée verte à galons d'or, veste et culotte rouge, et par Bernard, le domestique de Bertrand. Au dessert, l'officier Pierron place les huit compotiers et les quatre bouts de table assortis au grand service de porcelaine de Sèvres représentant les divers champs de bataille d'Egypte et d'Europe. Les assiettes de ce précieux service, exécuté à Sèvres et dénommé Service des quartiers généraux, ont le marli vert décoré en or d'épées antiques rejointes par des lauriers, et, au fond, est peint un paysage exécuté d'après un dessin pris le plus souvent sur nature et animé de soldats. L'on ne saurait guère caractériser autrement ces peintures. Si l'Empereur n'avait point disposé, comme présents, de quelques-unes de ces assiettes ; si, au 1er janvier 1817, il n'avait donné à Mme Bertrand, le tableau du Passage du Danube où s'immortalisa le Grand maréchal, et à Mme de Montholon un épisode de la Campagne d'Egypte, l'on ne pourrait en avoir idée. Des cinq douzaines d'assiettes apportées à Sainte-Hélène, il en restait cinquante-quatre à l'inventaire de 1821 ; quatre, outre ces deux, ayant été données ou brisées. On ignore ce que le dépositaire a fait de ces cinquante-quatre assiettes.

Avec le sèvres, on servait le vermeil, qui était d'un travail admirable. Il n'y en avait que vingt-huit couverts, mais tous les accessoires.

Pour le café, on passait au salon. On présentait le café dans une cafetière de vermeil qu'accompagnaient les sucriers et les présentoirs et on le servait dans des tasses de porcelaine de Sèvres. Le service à café, écrit Sir George Bingham à sa femme après avoir dîné à Longwood, était le plus beau que j'aie jamais vu : sur chaque tasse était une vue d'Égypte et, sur la soucoupe, le portrait d'un bey ou d'un autre personnage distingué. Elles coûtaient, en France, vingt-cinq guinées les deux pièces, tasse et soucoupe. L'Empereur fit présent a des dames anglaises de deux ou trois de ces tasses — une entre autres représentant l'Aiguille de Cléopâtre — une soucoupe fut cassée. L'Empereur ne voulut plus alors qu'on se servit de son sèvres. Si les vingt et une tasses et les vingt soucoupes ont disparu comme les assiettes à dessert et l'argenterie tout entière, au moins peut-on se représenter comme elles étaient, l'Empereur ayant, aux étrennes de 1814, offert à la duchesse de Bassano un service à café dont les tasses et les soucoupes sont identiques à celles qui furent emportées à Sainte-Hélène : les paysages, comme les portraits, exécutés d'après les dessins faits on Egypte par Vivant Denon : le fond des unes et des autres d'un beau bleu avec décor d'hiéroglyphes on or ; sur les soucoupes, les portraits peints en grisaille, au milieu de cette bordure d'or trois fois reprise en hauteurs diverses et couvrant en entier le marli.

Sir George Bingham exagère lorsqu'il parle, pour chaque tasse, de vingt-cinq guinées. Le déjeuner de dix pièces offerts à Mme de Bassano avait été facturé par Sèvres 1.355 francs, compris le plateau de tôle : mais que Napoléon eût indiqué ce chiffre, c'est probable : son sèvres lui semblait inestimable ; c'était le débris de sa grandeur qui lui paraissait le plus caractéristique, et, à le montrer ainsi aux Anglais, il lui semblait qu'il leur apprenait son histoire, en même temps que le progrès des arts sous son règne.

On ne saurait prétendre que les officiers anglais invités s'amusassent à ces repas, où les Français, par respect, attendaient que l'Empereur leur parlât, où l'on mangeait en grande hâte, où l'on ne restait point à table pour boire le vin, où, enfin, les habitudes étaient toutes continentales, mais ils étaient flattés et quelque peu éblouis, et c'était là sans doute ce que cherchait l'Empereur. De même, dans ses promenades a cheval, il pénétrait dans tout enclos qu'il trouvait sur sa route, mettait pied à terre, causait avec les habitants, distribuait quelques napoléons, se rendait populaire ; cela n'allait pas loin : toutefois, dans ces premiers temps, il eut trouvé facilement des commissionnaires pour passer des lettres ou des paquets en Europe.

Pour le moment, sa pensée ne s'y portait point, elle était occupée par son travail que, d'après sa méthode, il mettait au point par les dictées réitérées jusqu'à ce qu'il eût trouvé cette forme précise, dépouillée et formelle qui seule lui paraissait propre à l'histoire. Il a achevé presque la première période, mais il donne à certaines parties bien plus d'importance qu'à d'autres. L'Egypte, en particulier, l'entraîne. Comme il revient toujours à son désastre, qui lui demeure incompréhensible, il a sauté du Consulat, et encore des premiers temps, a 1815, au retour des Bourbons, à la campagne de Belgique ; il a divisé le travail et à présent Las Cases semble entre les moins favorisés. Pour cela, peut-être, ses compagnons, malgré les bouderies qui continuent, vivent entre eux dans des termes en apparence tolérables.

 

***

 

Un personnage inattendu, dont la venue fut un mystère et demeure une énigme, a jeté quelque imprévu dans cette existence dont l'uniformité est le grand supplice : c'est un Polonais, prétendant s'appeler Charles-Frédéric-Jules Piontkowski et avoir obtenu des grades dans l'armée saxonne. Il est venu à l'île d'Elbe, s'est engagé comme simple soldat dans le Bataillon Napoléon, d'où il est passé chevau-léger à l'Escadron polonais. Ayant suivi l'Empereur en France, il a été nommé lieutenant le 12 avril et placé au 7e, puis au 2e Lanciers. Il a peut-être fait, en cette qualité, la campagne de Belgique ; ensuite, sans qu'on comprenne comment, il est parvenu à s'insinuer à Malmaison ; il a obtenu d'être inscrit sur la liste de ceux qui suivraient l'Empereur ; il a accompagné Mme Bertrand et ses enfants de Malmaison à Rochefort ; il s'est embarqué sur la Méduse lorsque l'Empereur est monté sur la Saale, et il était sur le Myrmidon lorsque l'Empereur fut sur le Bellérophon. A Plymouth, il a été admis à prendre congé de l'Empereur on même temps que les officiers de son grade, qui n'étaient point autorisés à le suivre. Avec eux, il a regagné l'Eurotas, où ils étaient détenus ; mais, tandis qu'ils étaient déportés à Malte, lui seul, ce Polonais inconnu, a été amené a bord du Saint-George, où il a attendu le départ pour Sainte-Hélène d'un vaisseau marchand. On l'a marié à bord du Saint-George à une demoiselle, Mélanie Despout, ex-élève du Conservatoire de Paris, qui était venue le rejoindre en Angleterre, où elle avait quantité d'amis ; il est parti aussitôt après ; il est arrivé à Jamestown le 29 décembre 1815, et l'amiral, croyant être agréable à l'Empereur, l'a amené à Longwood. Piontkowski, pour cette occasion, a revêtu l'uniforme bleu barbeau, brodé d'argent, des officiers d'ordonnance, et, comme les officiers d'ordonnance portaient la distinction de capitaine, il s'est ainsi promu capitaine. L'Empereur d'abord ne veut pas le recevoir : il ne sait ni qui il est, ni d'où il vient. Il s'indigne de cette usurpation d'uniforme. Mais on lui fait observer que peut-être ce Piontkowski apporte des nouvelles, qu'il a été envoyé par des amis ; sans répondre de lui officiellement, Bertrand atteste qu'il l'a vu à l'île d'Elbe. On l'introduit et il s'incruste ; il arrive à être toléré ; puis presque accepté ; sous Gourgaud, il est chargé de l'écurie ; il chasse et tue parfois quelque perdrix ; il va quêter des nouvelles à Jamestown et quand il n'en apprend pas, il en invente ; car cet homme n'est pas un menteur, c'est le Menteur. Toute son existence repose sur un échafaudage de prodigieux mensonges ; dans ce nombre, il en est qu'on s'explique, car ils sont profitables ; il en est d'inutiles qui pourraient indiquer la manie ; mais il n'en est pas de dangereux : donc il sait se garder et il se garde. On le fait manger seul, puis, sur sa demande, avec le médecin et l'officier d'ordonnance, il s'y trouve bien, car il parle anglais couramment. On ne sait pas pourquoi il est venu ; on ne saura pas davantage pourquoi il part. Les Anglais, sans que l'Empereur en eût jamais témoigné le désir, l'ont autorisé à venir à Sainte-Hélène et à y résider ; de même, ils lui retirent l'autorisation et le chassent. Au surplus, les neuf mois qu'il aura passés près de Napoléon lui seront singulièrement profitables ; il vivra sur eux le restant de ses jours ; il sera honoré et pensionné pour son courageux dévouement et on lui consacrera des biographies louangeuses, puis des oraisons funèbres où l'on exaltera toutes ses vertus, même sa sincérité, et, avec une merveilleuse adresse, il se glissera ainsi en marge de l'histoire[2].

 

***

 

Cela forme l'intermède mystérieux auquel il ne semble pas que l'Empereur et ses compagnons aient attaché l'intérêt qu'il pouvait mériter ; aussi bien, les événements allaient devenir si graves que Ton conçoit à merveille que ce détail ait été négligé : Hudson Lowe entre en scène ; ce qui s'est passé jusqu'à présent n'a été que le prologue : le drame commence.

Par une étrange illusion, l'Empereur, sur un article paru dans le Morning Chronicle blâmant les rigueurs de sa captivité, s'est flatté que le nouveau gouverneur arrive avec des instructions plus libérales ; aussi attend-il avec impatience sa venue, et, à chaque bâtiment qu'on signale, se demande-t-il si ce ne sera pas enfin lui. Le 14 avril, jour de Pâques, il allait sortir en calèche avec ces dames quand on vint lui annoncer que la frégate Phaelon, portant le gouverneur et sa suite, était on vue. Il dirigea sa promenade de façon à voir la frégate jeter l'ancre dans la rade de Jamestown.

Dès le lendemain, l'on sut à quoi s'en tenir sur l'altitude que prendrait Hudson Lowe. Il fit savoir, par l'officier d'ordonnance, que le 16, à neuf heures du matin, il se présenterait pour voir le général Buonaparte. A cette heure, l'Empereur ne recevait pas ; de plus, il avait fait admettre par Sir George Cockburn que quiconque demandait à être reçu par lui, fût-ce l'amiral, s'adressât au Grand maréchal. Ce n'était point une audience que sollicitait le gouverneur, il imposait sa visite, son inspection réglementaire. A neuf heures précises, suivi de son état-major, il entra au galop dans Longwood, et mit pied-à-terre devant la maison. Montholon le fit entrer dans le parloir où Gourgaud le rejoignit. Saint-Denis, qui était de service, répondit a sa demande de voir le général, que l'Empereur était souffrant et n'était pas encore levé. Lowe fit le tour de l'habitation, vit l'officier d'ordonnance et lui commanda d'aller demander s'il pouvait être reçu ; on répondit que l'Empereur dormait et qu'on ne pouvait entrer chez lui. Il se détermina alors à venir trouver Bertrand pour le prier d'annoncer son arrivée au général Buonaparte et lui demander quand il voudrait le recevoir.

Ce fut le lendemain à deux heures. Sir Hudson Lowe, à la tête de son état-major, arriva exactement avec l'amiral Cockburn, qui se proposait de présenter son successeur à l'Empereur. Ils furent reçus dans le parloir par ces messieurs, comme on disait, Las Cases, Gourgaud et Montholon. Bertrand devait introduire ; il était au salon avec l'Empereur ; il donna l'ordre de faire entrer le gouverneur. Noverraz tenait la porte. La consigne chez l'Empereur était de ne laisser passer que la seule-personne désignée. Lors donc que, Lowe étant entré, l'amiral se présenta, Noverraz ferma la porte devant lui et lui barra le passage avec son bras. L'amiral, déconcerté et mortifié, n'insista point.

Cependant, Lowe avait abordé l'Empereur en lui disant en français : Je suis venu, Monsieur, pour vous présenter mes devoirs. L'Empereur avait tout de suite fait allusion au Régiment corse, et la conversation avait continué en italien, sur les Corses, l'expédition d'Abercromby en Egypte, rien de sérieux. On n'aborda pas les affaires. Avant de prendre congé, Lowe présenta son état-major, L'amiral n'entra point, et partit fort irrité. L'Empereur, sur le moment, était ravi ; il dit que, pour un million, il rio donnerait pas cette journée A la réflexion, il se reprit, fit -exprimer ses regrets à l'amiral par O'Meara et envoya Montholon lui. porter des excuses. Mais le coup était porté : Hudson Lowe savait à quoi il devait s'attendre.

Or, il arrivait avec des instructions qui, si elles étaient en substance semblables à celles qu'avait emportées Sir George Cockburn, et qu'il devait regarder comme les principes généraux qui devaient régler sa conduite, les aggravaient sur certains points, surtout lui donnaient des pouvoirs discrétionnaires. Vous observerez, lui était-il dit, que le désir du gouvernement de Sa Majesté est d'accorder au général Buonaparte toutes les indulgences compatibles avec l'entière sécurité de sa personne. Qu'il ne puisse en aucune manière s'échapper ni avoir de communication avec qui que ce soit, excepté par votre entremise, doit être votre soin incessant ; et, ces deux points une fois assurés, toutes les ressources, tous les amusements de nature à réconcilier Buonaparte avec sa captivité doivent être permis. Cela ne suffisait-il pas pour inspirer à un homme timoré et scrupuleux toutes les inquiétudes et à le porter à toutes les restrictions ?

Lord Bathurst lui annonçait encore que des commissaires nommés par la Russie, l'Autriche et la France devaient venir résider à Sainte-Hélène, mais ces commissaires n'auraient aucun pouvoir pour intervenir dans les mesures que le gouverneur jugerait utile de prendre, ils seraient simplement les correspondants de leurs Cours respectives.

Ces instructions étaient provisoires ; elles devaient être complétées lorsque le Parlement aurait rendu l'acte qui aurait pour effet de revêtir l'iniquité d'une forme somptueuse et légale. Néanmoins, avant même que cet acte fût proposé, Lord Bathurst, par une dépêche en date du 10 janvier, avait informé Sir Hudson que, par ordre du Prince régent, il devait, dès son arrivée, avertir toutes les personnes composant la suite de Napoléon Buonaparte, y compris les domestiques, qu'ils étaient libres de quitter immédiatement l'île et de retourner en Europe ou de se retirer aux États-Unis d'Amérique. Mais qu'aucun d'eux ne pourrait rester à Sainte-Hélène, à moins de déclarer par écrit qu'il y restait de son plein gré et qu'il se soumettrait aux restrictions qu'il serait nécessaire d'imposer à Napoléon Buonaparte.

A bord du Northumberland, on avait déjà signifié verbalement aux compagnons de l'Empereur cette exigence, mais elle avait paru de style ; à présent, on ne pouvait s'y méprendre ; en les obligeant à souscrire une telle formule, on entendait qu'ils contractassent un engagement personnel, et comme, dans cette formule, on déniait à l'Empereur ses titres et sa dignité, par là même, ses compagnons reconnaissaient la légalité, la légitimité même de la captivité. D'ailleurs libre à eux de ne point signer : on en serait même fort aise, car on les déporterait au Cap.

Hudson Lowe communiqua le 18 avril la formule exacte, en langue anglaise ; l'Empereur la fit traduire et, refusant de l'admettre, dicta lui-même une formule que devaient signer les domestiques. Las Cases, Gourgaud, Montholon, Bertrand, en présence de ce qu'on exigeait d'eux, hésitaient, éprouvaient des scrupules que l'Empereur ne se souciait point de lever. Il entendait laisser à chacun l'initiative et la responsabilité de son acquiescement. Toutefois, si ses compagnons ne s'engageaient point, qu'ils fussent obligés de quitter Sainte-Hélène, allait-il se trouver seul ? Du 18 au 20 avril, il y eut de Longwood à Plantation House, des allées et des venues du gouverneur, des aides de camp et du Grand maréchal. A la fin, le 20, Las Cases, Montholon et Gourgaud apportèrent un engagement ; non pas tel qu'il avait été formulé par le Ministère anglais et proposé par le gouverneur, mais tel que le lotir inspiraient leur goût à la déclamation et leur vanité personnelle. Seul, le Grand maréchal, mis en demeure de signer ou de s'embarquer dans la huitaine, avec sa famille, sur le Phaeton pour être déporté au Cap, trouva une rédaction qui répondait à toutes les convenances : La santé de l'Empereur ne me permettant pas de le quitter à présent, et aucun autre moyen ne m'étant laissé de remplir l'engagement que j'ai contracté, je déclare que c'est ma volonté de rester à Sainte-Hélène et de me soumettre aux mêmes restrictions qui sont imposées à l'Empereur.

Lowe eût pu refuser ces déclarations dont aucune n'était conforme au modèle imposé et déporter au Cap tous les compagnons de l'Empereur : il ne le fit point ; mais c'est qu'il ne s'y crut point autorisé pour le moment. C'est pourquoi il on fit la proposition d'abord. Il savait qu'il répondrait aux vœux de son gouvernement en diminuant les dépenses et en écartant le plus grand nombre possible des serviteurs de Napoléon, mais il était obligé de constater qu'aucun ne partirait de soi-même, ce que le ministère avait supposé. Il proposa donc formellement, et dès ce moment, de les éloigner tous à l'exception peut-être de Las Cases. La manière, écrivait-il, dont ils manifestent, en toute occasion, soit verbalement, soit par écrit, leur opinion sur les mesures que le gouvernement a jugé convenable d'adopter, à l'égard de Napoléon lui-même, pourrait fournir un prétexte suffisant pour leur éloignement.

 

***

 

Il était en cela dans l'esprit de ses instructions écrites, il en avait, avant son départ, reçu de verbales sur les économies à réaliser dans l'établissement de Longwood, puisque, dès son débarquement, il s'était enquis des comptes de quinzaine présentés par le pourvoyeur Balcombe, et que, d'après deux de ces comptes, il avait évalué la dépense annuelle entre 325 et 400.000 francs (13.000 à 16.000 £). Cette dépense, disait-il, était motivée par la présence de cinquante et une personnes dont neuf seulement, avec quatre enfants, formaient la suite du général ; les autres, à l'exception des deux officiers de garde, étant des domestiques.

Ce chiffre de cinquante et un était sensiblement encore au-dessous de la vérité et s'expliquait à merveille, si l'on considérait l'éloignement de Longwood, le nombre des maîtres et leurs habitudes ; et, quanta la dépense, elle était majorée singulièrement, sur les cours déjà si élevés dans l'île, par les difficultés du transport et par l'avidité du pourvoyeur ; mais ce n'était pas là ce que regardait le ministère et il n'avait garde d'y chercher un remède.

Par la frégate Newcastle étaient arrivées des dépêches, en date du 15 avril, où Lord Bathurst précisait quelles avaient été les vues de son gouvernement en exigeant des compagnons de l'Empereur la déclaration qu'il leur avait imposée. J'espère, écrivait-il, que vous aurez réussi à réduire de beaucoup le nombre des personnes attachées à la maison de Buonaparte en encourageant la disposition dans laquelle plusieurs d'entre eux ont été de retourner chez eux ou de quitter Sainte-Hélène. Sans doute, se proposait-onde supprimer ainsi des menées possibles avec les habitants ou même avec les commissaires des Puissances, qui auraient trop peu de chose à faire pour ne pas être tentés de faire un peu de mal, mais le but essentiel était de réduire les dépenses de la table et de la maison de Buonaparte de façon qu'elles ne dépassassent pas 8.000 £ (200.000 francs) par an, en y comprenant le vin et l'extraordinaire quoiqu'il fût. Et le ministre de S. M. B. ajoutait au nom de son gouvernement : Dans le cas où il (Buonaparte) se plaindrait des retranchements que pourra, occasionner cette modification, il sera loisible de lui permettre tout le superflu qu'il désirera (à l'égard de la table et du reste) pourvu qu'il fournisse les fonds nécessaires pour couvrir les dépenses au delà des 8.000 £. D'après ce que j'ai appris, les moyens pécuniaires ne lui manquent pas et il devra payer les appointements et les gages des personnes de sa suite et des domestiques qui persistèrent à rester avec lui ; mais j'espère que vous persuaderez à la plupart d'entre eux d'accepter le congé que vous leur avez offert.

Donc, lorsque Hudson Lowe prenait à partie les domestiques de l'Empereur et exigeait que, en sa présence, chacun, individuellement, réitérât la déclaration qu'il entendait demeurer à Sainte-Hélène, déclaration que tous avaient déjà faite en présence de Sir Thomas Read, il agissait sur l'ordre exprès du ministère, ordre verbal renouvelé ici par écrit et, lorsqu'il engageait contre l'Empereur cette chicane misérable sur les dépenses, il se conformait strictement aux instructions qu'il avait reçues. Môme n'oserait-il pas aller jusqu'au bout.

L'amiral Cockburn avait évalué les frais annuels de l'établissement à 18.000 £. Depuis lors, la réalité semblait avoir démontré que les dépenses d'entretien ne pouvaient guère descendre au-dessous de 19.000 £ et atteindraient vraisemblablement 30.000. La dépense fixe montait à 5.500 £ pour l'entretien des bâtiments, les gages du fournisseur, les transports de Jamestown à Longwood, la table des officiers de garde et l'écurie. Restaient donc 13.500 £ qui, réparties entre trente-neuf individus composant la maison de Longwood (il y en eut jusqu'à cinquante-cinq), donnaient, par tête et par jour, 14 sh. lesquels, à Sainte-Hélène, vu les prix quadruples de ceux de Londres, équivalaient à 3 sh. 6 d. et dévoient suffire à toutes les dépenses d'éclairage, de chauffage et de table.

En fixant la somme de 8.000 £, dont il convenait de retirer 5.500 £ de dépense fixe, restaient 2.500 £ pour les besoins de la maison ou 10 pence par jour et par homme. C'est ce qui est alloué à un soldat, disait l'Empereur en achevant ce raisonnement que Lowe ne tenta même pas de réfuter.

Quel but poursuivait le gouvernement anglais en réduisant ainsi la somme allouée à l'entretien de l'Empereur ? Le contraindre à renvoyer la plupart de ses compagnons, afin de l'isoler et de le rendre plus maniable ; — cet objet était formellement avoué dans les dépêches de Lord Bathurst ; réaliser une économie et, puisqu'on n'avait point, par politique, jugé à propos d'engager les Puissances à payer leur quote-part de la dépense, la réduire au strict minimum ; enfin, en contraignant l'Empereur à fournir aux besoins dosa vie matérielle, l'obliger a déclarer où étaient ; cachés ses trésors. Pour recevoir de l'argent, il faudrait qu'il écrivit ; ses lettres, comme celles de ses compagnons, passeraient ouvertes parles mains du gouverneur qui les transmettrait ouvertes au ministre. Quoi de plus simple dès lors que d'arriver aux détenteurs des fonds et de saisir les immenses capitaux que l'Empereur n'avait pu manquer 'de mettre en sûreté ? Telle était en effet, chez ses ennemis, qui le jugeaient d'après eux-mêmes,  l'opinion unanimement 1 admise : que celui-là qui, durant, treize années, avait été le maître de l'Europe, qui avait manié toutes les contributions imposées par ses victoires aux souverains et aux peuples, devait être prodigieusement riche et cette richesse revenait de plein droit aux vainqueurs, comme un fruit essentiel de leur victoire. S'il arrivait qu'au lieu des trésors attendus, on ne-trouvât que quelques milliers de francs, on ne lès prendrait pas moins, mais, au lieu de les confisquer, on les placerait sous séquestre, de façon qu'ils servissent jusqu'à la mort de Napoléon à ses besoins. Ainsi s'était-on déjà emparé lors du transbordement du Bellérophon sur le Northumberland de 4.000 napoléons (80.000 fr.).

A cette époque, l'Empereur était parvenu à soustraire aux Anglais 250.000 francs, en les reparaissant dans huit ceintures distribuées à ses compagnons, et rendues à Marchand, institué trésorier, lors de l'arrivée à Sainte-Hélène. Cette somme provenait pour la plus grande partie de la remise faite à l'Empereur, le 28 juin, par son trésorier général, de la somme de 183.333 francs, produit de la vente d'une inscription de rente 5 p. 100 consolidé, de 15.150 francs : tout ce que Napoléon possédait en propre. Il appela cette somme sa réserve ; il était résolu à n'y toucher qu'en cas de nécessité absolue ; il y joignit par la suite quelques économies, en sorte qu'en 1821, elle montait à 300.000 francs.

Inconnus aux Anglais, ces 250.000 francs n'existaient point pour eux, et l'Empereur ne pouvait s'en servir qu'en dévoilant qu'il les avait dissimulés. Restaient, avant d'avoir recours à l'argent que l'Empereur pouvait avoir en Europe, les capitaux que ses compagnons avaient emportés : Las Cases, avant de quitter Paris, s'était procuré 4.000 louis qu'il mit à la disposition de l'Empereur ; Bertrand, depuis le 19 juillet, avait, par son notaire M. Fourcault de Pavant et par Baring frères, de Londres, employé en 5 p. 100 Navy annuities une somme de 300.000 francs environ (315.375 faisant 12.615 £) et il présumait que les titres seraient, dès qu'il écrirait, vendus sur son ordre par Baring. Il avait, en outre, avec lui, une somme de 1.500 £ (37.500 fr.) immédiatement utilisable. Gourgaud n'avait rien ; Montholon moins que rien. Ce que la petite colonie se trouvait posséder allait donc aux environs de 500.000 francs, et 500.000 francs ne mèneraient pas loin, surtout si le gouvernement anglais restreignait à 8.000 £ une dépense qui, normalement, d'après les calculs de Cockburn, pouvait aller à 20.000 et ne pouvait guère descendre au-dessous de 16.000 (400.000 fr.). Outre les 2 à 300.000 francs qu'il en coûterait, n'y avait-il pas a payer des traitements aux officiers, des gages aux serviteurs, l'habillement et l'entretien des uns et des autres ? Ce n'est pas impunément qu'une maison est montée sur un pied impérial. Ce n'est pas impunément qu'elle est administrée par l'homme le plus prodigue de ses propres deniers, le plus imaginatif en dépenses, le moins fait pour tenir une comptabilité, restreindre le gaspillage et prévenir le désordre ; Montholon excellait à procurer l'un et l'autre et, pour y remédier, ne faudra-t-il pas que l'Empereur à un moment revoie lui-même les comptes de son maître d'hôtel ? Ce n'était donc pas sous le consulat de Montholon qu'on vivrait économiquement. Or, les 500.000 francs épuisés, que ferait l'Empereur ?

Il avait formé trois dépôts : le premier, en 1814, où il avait confié au comte Lavallette 1.600.000 francs. De ces 1.600.000 francs, Lavallette avait remis 800.000 francs au prince Eugène et 400.000 à la Maison Perregaux et Laffitte. Suivant un compte présenté à l'Empereur en 1815, il avait payé à divers ta0.000 francs. Restaient 280.000 francs dont, à la connaissance de l'Empereur, 125.000 à recouvrer sur un tiers mort insolvable. Des 1.600.000 francs, il subsistait donc : aux mains de Lavallette 155.000 fr. dont plus tard il se déclara débiteur, aux mains du prince Eugène 800.000 francs à la disposition de l'Empereur et chez Perregaux et Laffitte 400.000 fr. ; soit 1.355.000 francs.

Chez Perregaux et Laffitte, ces 400.000 francs (auxquels, pour ordre, on ajouta les 800.000 francs du prince Eugène) étaient venus s'ajouter aux trois millions (et non six millions comme il le croyait) que, le 28 juin 1815, l'Empereur, sur les instances de Peyrusse, son trésorier général, avait ordonné qu'on prit des Tuileries et qu'on portât à la Banque Laffitte. Il était déjà bien tard et il fallut, pour que les fourgons sortissent, une autorisation que donna Fouché. Fouché savait de quoi il s'agissait et, par lui comme par les autres intermédiaires, le secret fut bien garde.

S'il avait été trahi, nul doute que, comme tous les biens mobiliers et immobiliers des Bonaparte, les trois millions de l'Empereur n'eussent été confisqués.

Enfin, et c'est ici le troisième dépôt, peut-être le plus important : l'Empereur avait, en 1815, remis au roi Joseph des valeurs considérables qui furent déposées chez le comte Clary ou emportées aux États-Unis, sur lesquelles l'Empereur tira à peine quelque centaine de mille francs et qui ne figurèrent sur aucun compte. Il est nécessaire d'en faire mention, attendu les imputations qui y furent faites.

Pour Napoléon, il était essentiel que les Anglais continuassent à ignorer s'il avait des fonds et, au cas qu'il fut obligé d'en tirer d'Europe, qui les fournirait ; pour Lowe, il était urgent qu'il se conformât à ses instructions et qu'il réduisit les dépenses à la somme fixée par le ministère ; il s'y employa avec zèle, espérant que, grâce aux vaisseaux d'avitaillement envoyés d'Angleterre, le prix des denrées baisserait de moitié, et qu'ainsi on réaliserait une réduction dans la dépense sans qu'il en résultat une diminution très sensible dans le confort ou dans le nécessaire qui leur (aux prisonniers) avait été accordé jusqu'ici ; mais, ajoutait-il, dans le cas où je ne pourrais restreindre les dépenses de manière qu'elles ne dépassent pas la somme indiquée, ils ont été positivement prévenus que les dépenses de surplus seront à leur charge ou qu'une réduction dans les dépenses sera effectuée. Pour prouver que l'Empereur était en état de fournir les fonds nécessaires à ses dépenses, Lowe rapportait tenir de M. Balcombe que Montholon avait offert de lui donner au nom de Bonaparte un billet pour 30.000 £ (750.000 fr.) sur Hope d'Amsterdam — chez lequel il n'avait pas un florin et sur lequel il n'avait point de lettres de Laffitte. C'était là une des vanteries habituelles à Montholon lequel était revenu sur sa proposition, disant qu'il fallait d'abord dépenser les 4.000 napoléons mis sous séquestre par les Anglais.

Le 16 juillet, l'Empereur aborda directement la question avec Hudson Lowe ; il avait, dit-il, assez d'argent pour subvenir a toutes choses... Mais il lui déplaisait d'envoyer des lettres non cachetées et il ne s'y soumettrait point.

Le 19, Montholon, dans une conversation avec le major Gorrequer, entra dans les détails i l'Empereur ne demandait pas mieux que de payer même la totalité de ses dépenses, pourvu qu'on lui permit d'user de ses propres ressources au moyen de lettres cachetées ; ou qu'on le mit à même de tirer sur quelques-uns de ses parents, Mme la princesse Pauline, le prince Joseph, son propre fils ou le prince Eugène, et que ces demandes d'argent pussent être adressées par lettres cachetées. Si le Gouvernement désirait faire à cet égard quelque proposition, l'Empereur serait prêt à l'accueillir.

S'emparant de cette énumération de parents, sans doute disposés à concourir à l'entretien de l'Empereur, Lowe écrivit à Bathurst : Votre Seigneurie a tant de moyens de communications avec ces personnes que la question d'argent pour son état de maison parait être maintenant une des moins embarrassantes de celles qui le concernent, si ses parents et ses anciens amis éprouvent pour lui les sentiments qu'il leur suppose.

En attendant, les réductions opérées dans les fournitures de la maison se faisaient sentir d'autant plus que les pourvoyeurs déployaient une mauvaise volonté, qui tenait sans doute à ce qu'on rognait quelque pou leurs bénéfices ; ils envoyaient des provisions de qualité inférieure, fort souvent avariées et en si petite quantité qu'il y avait disette à Longwood ; de plus, bien que le gouverneur eût annoncé que l'on pouvait acheter des volailles, du poisson et des légumes et envoyer les factures à Balcombe, Balcombe se refusait a rien payer ; le boucher ne voulait plus fournir de bœuf parce que, disait-il, les Français étaient trop difficiles n contenter ; les légumes étaient immangeables ; le pain atroce, fait avec de la farine échauffée ; bref, le régime économique du gouverneur aboutissait à affamer les prisonniers : c'était le rétablissement de la Question.

Se tenant comme suffisamment instruit des besoins des prisonniers, le gouverneur vint, le 17 août, à Longwood en vue d'entretenir l'Empereur de la nécessité qu'il prit à sa charge une partie de ses dépenses s'il entendait conserver autour de lui une maison aussi nombreuse. Une première entrevue avec Bertrand, auquel il fut renvoyé, fut singulièrement orageuse. Le Grand maréchal fit remarquer que toute correspondance ayant été arrêtée par !a défense d'envoyer ni de recevoir aucune lettre cachetée, l'Empereur ne pouvait s'entretenir de ses affaires personnelles avec ceux auxquels il les avait confiées. Lowe répliqua qu'il n'était point venu pour entrer dans ces détails, qu'il avait eu un entretien avec le général Buonaparte lui-même et aussi avec le comte Montholon et que ni l'un ni l'autre n'avaient fait de difficulté sur la manière de se procurer des fonds. Bertrand rompit et, renvoyant le gouverneur à M. de Montholon, lui signifia qu'il désirait avoir avec lui aussi peu de communications que possible, soit verbalement, soit par écrit. Le gouverneur répliqua, alla pour se plaindre a Napoléon qui refusa de le recevoir, et, le jour même, il écrivit à Montholon pour lui déclarer qu'il était dans l'impossibilité de pourvoir aux dépenses de la maison sur la somme prescrite par son gouvernement, à moins qu'il ne fit sur plusieurs articles une réduction qui pourrait diminuer naturellement le confortable dont avaient joui jusque-là les personnes qui étaient autour de lui. Ayant été très franchement informé par le général Buonaparte qu'il avait à sa disposition dans diverses parties de l'Europe des ressources pécuniaires au moyen desquelles l'excédent et même lu totalité de ses dépenses pourraient être défrayés, il le priait de l'informer, avant qu'il essayât quoique réduction considérable qui serait peut-être désagréable soit à lui, soit aux personnes de sa suite, s'il convenait au général qu'un semblable essai fût tenté ou s'il préférait mettre à la disposition du gouverneur des fonds suffisants pour les dépenses du surplus.

Lowe revint à Longwood le lendemain 18 août : c'était la cinquième entrevue qu'il avait avec l'Empereur : ce fut la dernière. Il était accompagné de l'amiral Sir Pulteney Malcolm qui avait succédé à Cockburn, et il arrivait avec la résolution de porter ses plaintes contre Bertrand et d'obtenir, au sujet de la question d'argent, une réponse formelle. Napoléon, las des procédés qu'employait Lowe pour l'exécution formaliste, et de plus en plus stricte de la consigne, parut saisir avec un certain empressement l'occasion qui se présentait de l'humilier devant témoin, de lui exprimer avec virulence les sentiments qui l'animaient. Le gouverneur exposa donc ses griefs ; l'Empereur resta quelque temps silencieux et, lorsqu'il se détermina à parler, il s'adressa à l'amiral, affectant de ne point regarder le gouverneur, disant de lui, à la troisième personne : Il a fait ceci, Il a fait cela, le flagellant de paroles brèves, et, à chacune de ses dénégations, répondant par des mots qui valaient des coups de fouet. C'est la question des lettres, des communications quelles qu'elles soient, qui est sur le lapis, mais l'affaire d'argent est au fond, quoique, dans le récit très détaillé de cette suprême visite, Lowe n'insère que cette phrase qu'il attribue à l'Empereur : Vous voulez de l'argent ; je n'en ai pas, si ce n'est entre les mains de mes amis ; mais je ne puis envoyer de lettres. On dirait que, dans une dépêche officielle, Lowe a honte d'appuyer sur ce sujet, qu'il sent lui-même combien le ministère s'avilit à insister sur les réductions. L'Empereur et lui ont certainement dit autre chose avant que Lowe le quittât, le chapeau sur la tête, sans autre salutation que : Je vous souhaite le bonjour. Napoléon ne lui a-l-il pas dit, comme le rapportent Las Cases et O'Meara, qu'il irait s'asseoir à la table des bravos officiers du 53° et qu'ils ne refuseraient point, il en était sûr, une part de leur dîner à un vieux soldat comme lui ? Cela est vraisemblable quoique Lowe n'en dise rien et peut-être parce qu'il n'en dit rien ; autrement on ne s'expliquerait point le post-scriptum à la protestation (sans date mais dite du 23 août) que l'Empereur fit endosser par Montholon. Après avoir rappelé que, à une lettre en date du 17, Lowe avait joint un aperçu des dépenses de l'établissement de Longwood, montant au minimum à 20.000 £ (500.000 fr.), il disait : Vous demandez à l'Empereur un fonds de 12.000 £, votre gouvernement ne vous en allouant que 8.000 pour toutes les dépenses. J'ai eu l'honneur de vous dire que l'Empereur n'avait pas de fonds ; que, depuis un an, il n'avait reçu ni écrit aucune lettre et qu'il ignorait totalement tout ce qui se passe ou a pu se passer on Europe. Transporté violemment sur ce rocher à deux mille lieues, sans pouvoir recevoir ni écrire aucunes lettres, il se trouve entièrement à la discrétion des agents anglais. L'Empereur a toujours désiré et désire pourvoir lui-même à toutes ses dépenses quelconques, et il le fera aussitôt que vous le lui rendrez possible en levant l'interdiction faite aux négociants de ce pays de servir à sa correspondance et qu'elle ne sera soumise à aucune inquisition de votre part ou de la part de vos agents. Puis, faisant allusion aux ordres de Lord Bathurst que Lowe avait communiqués : Vos ministres ignoraient-ils donc, Monsieur, lui dit-il, que le spectacle d'un grand homme aux prises avec l'adversité est le spectacle le plus sublime ? Ignoraient-ils que Napoléon à Sainte-Hélène, au milieu des persécutions de toutes espèces, auxquelles il n'oppose que la sérénité, est plus grand, plus sacré, plus vénérable que sur le premier trône du mondé où si longtemps il fut l'arbitre des rois ? Ceux qui, dans celte position, manquent à Napoléon n'avilissent que leur propre caractère et la nation qu'ils représentent.

Cette protestation, passant par-dessus la tête de Lowe, s'élevait comme une plainte d'une éloquence suprême : en tant que lettre privée, elle eût paru déclamatoire, mais elle était destinée à la publicité et celle qu'elle reçut fut immense. La question d'argent ne fut assurément pas de celles qui frappèrent le moins la sensibilité des peuples ; le contraste entre l'opulence d'hier et la misère d'à présent ne pouvait manquer d'émouvoir, et si quelques-uns des compagnons de l'Empereur craignaient que, par de telles réclamations, on ne diminuât le prestige de Napoléon, ils se trompaient à cette fois. L'âme populaire n'a point de ces petitesses, et l'Empereur la jugeait bien.

Mais plus vivement Napoléon menait contre Lowe et le gouvernement anglais sa campagne de paroles et d'écrits, plus strictement Lowe s'affermissait dans ses consignes et aspirait à mater son prisonnier. La question des dépenses lui était un excellent prétexte pour l'isoler, lui enlever des compagnons qui ne manquaient point de l'exciter, pour le réduire par la solitude et par l'ennui : la prison cellulaire sous l'équateur. Il ne manqua donc pas de se prévaloir des dépenses qu'exigeait la présence de cinquante-cinq personnes pour réclamer le renvoi d'un certain nombre : C'est seulement, écrivait-il, par une diminution dans le nombre des personnes que l'on peut effectuer une réduction matérielle dans la dépense. On devrait commencer par les officiers de sa suite, lesquels ne se considéraient assujettis à aucune loi de discipline, ni au respect dû aux autorités de l'île, et il demandait des mesures de rigueur contre l'Empereur lui-même à cause de sa conduite insolente et non provoquée ; il vantait la modération dont il avait fait preuve et l'indulgence qu'il lui avait témoignée ; mais il paraissait croire que l'Empereur ne l'avait traité comme il avait fait que J pour le provoquer à quoique acte de violence qui lui rendit impossible la continuation de son commandement : tant la préoccupation de conserver sa place primait chez cet homme tout autre sentiment !

Dans quel but, Lowe, si respectueux des instructions de son gouvernement, prit-il sur lui d'excéder d'un tiers, juste à ce moment (5 septembre), la somme allouée pour l'entretien de la maison de l'Empereur et de la porter de son chef de 8 à 12.000 £ ? Faut-il penser qu'il s'était convaincu de l'impossibilité de soutenir rétablissement de Longwood avec une somme moindre, celle-ci encore ne devant suffire que moyennant des réductions considérables dans le personnel des domestiques anglais, ou moyennant une contribution de 8.000 £ de la part de l'Empereur ; ou bien attendait-il que, sur l'énoncé d'un tel chiffre, son gouvernement prit le parti qu'il avait tant de fois suggéré et chassât de l'île ces insolents Français ? Y avait-il à sa détermination des mobiles secrets ? Imaginait-il qu'il adoucirait ainsi l'Empereur et le déterminerait a demander de l'argent en Europe ? Comme ce ne pourrait être que par son canal et par lettres ouvertes, il tiendrait ainsi le secret et l'on ne manquerait pas de lui en savoir gré.

Il ne s'attendait point que Montholon répondit, le 7, à l'officier d'ordonnance que l'Empereur, dans l'impossibilité de restreindre davantage les dépenses de Longwood, s'était déterminé à disposer d'environ 25.000 livres de son argenterie en la vendant à quelque négociant de l'île, de façon à fournir, pendant deux ans, les 12.000 livres qu'on lui demandait — 12.000 ou 8.000, c'est tout un, car peu importait la somme, Lowe, devant le scandale qu'il pressentait, s'ingénia : il déclara par lettre à Montholon qu'il n'hésiterait pas à garantir au général Buonaparte que toutes lettres ou communications écrites qu'il pourrait transmettre au sujet d'argent, par l'intermédiaire du gouverneur, ne seraient portées par celui-ci à la connaissance d'aucun individu de l'île ni d'ailleurs, le secrétaire d'État pour les Colonies seul excepté.

Cette proposition était inadmissible : l'Empereur mit donc à exécution la vente de l'argenterie : on arracha des cloches les aigles ciselés qui les ornaient ; on brisa à coups de marteau les assiettes, les plats et les pièces d'ornement, et Cipriani en porta 942 onces chez Balcombe, assez pour payer les dettes courantes. Une seconde fois, on en vendit 1.227 onces, une troisième, 2.048 ; le taux, d'après le cours de l'argent en Angleterre, fut fixé à cinq shillings l'once. En francs, les 4.227 onces venues auraient donc produit 26.418 fr. 75. Étant donné que l'Empereur devait fournir rien que pour l'approvisionnement de la maison 100.000 francs par an, qu'il avait à payer les appointements de ses officiers, les gages des gens et les dépenses courantes, ces 26.000 francs suffisaient à peine pour un trimestre. Il y avait assurément une quantité d'argenterie, non, comme avait dit Montholon, pour une valeur de 25.000 £ ou 1.423.000 francs, ce qui eût supposé 10.000 onces en poids, mais peut-être pour une centaine de mille francs. Cette ressource épuisée, restaient les treize lettres de change de 300 £ chacune que Las Cases avait offertes, puis l'argent de Bertrand, mais on n'eut besoin d'aller à ces extrémités que parce qu'on le voulut ainsi. Le gouvernement anglais avait capitulé. Pour le petit-fils de l'alderman Bathurst, l'idée de faire une économie avait été plus forte que la haine, que l'inquiétude, que la superstition du règlement. Vous pouvez vous regarder comme libre, avait-il écrit à Lowe, le 22 novembre 1816, d'informer le général Buonaparte que vous vous chargerez d'envoyer ici, sans l'examiner, une lettre cachetée pour être remise à la maison de commerce d'Angleterre à laquelle elle sera adressée, pourvu que votre complaisance en cette occasion ne soit pas considérée comme autorisant une permission générale de continuer cette correspondance, que la somme à laquelle montera cette traite vous soit indiquée et que la manière dont il en disposera dans l'île soit soumise à votre approbation.

Ainsi, moyennant qu'il atténue dans une mesure infime les charges qu'il s'est lui-même imposées, le ministère britannique est le premier à violer les règlements qu'il a imposés au prisonnier, mais il le lui fait payer.

Cette mesure d'ailleurs ne fut point suivie d'exécution ; soit que Lowe, plus strict en sa consigne que son ministre même, ait remis pour donner communication de la dépêche de Lord Bathurst, soit qu'il ail jugé à propos de passer cette concession sous silence. Ce ne fut point par une voie officielle que l'Empereur fit passer l'ordre au prince Eugène d'envoyer les fonds nécessaires à un banquier de Londres et si, à dater du mois d'avril 1818, le Grand maréchal fut autorisé à tirer, une fois par mois, sur les banquiers Andrews, Street et Parker, de Londres, une traite de 10.000 francs, ce fut sous le visa du gouverneur, et moyennant qu'on lui remit un état de répartition réel ou fictif ainsi formulé : à Marchand, pour la toilette de l'Empereur, 1.000 francs ; à Pierron, pour les besoins de la maison, 3.475 ; au comte Bertrand, 2.000 ; au, comte Montholon, 2.000 ; aux domestiques, pour gages, 1.025. Ci-devant Gourgaud .touchait 5oo francs par mois ; Piontkowski, 300 ; le chirurgien, les prêtres eurent de même un traitement. Mais les gages n'étaient pas entièrement versés et, pour la plus grande partie, ils étaient portés en compte, de façon à augmenter la réserve de l'Empereur, en même temps qu'à prévenir certains abus et à constituer pour chaque serviteur une petite fortune.

On ne s'enquit point trop ni de qui fournissait les fonds, ni de qui faisait les remises. On le soupçonnait, on le disait ; même on le savait officieusement, mais officiellement on l'ignorait. Cela permit qu'on tolérât que l'Empereur reçût cet argent, et que le gouvernement anglais fit cette économie. Lowe n'intervenait que pour viser les traites, mais il les visait, et il ne s'étonnait même pas que le général Bertrand fût si riche.

Au moment où la vente de l'argenterie, ménageait à tort ou à raison, devant l'opinion européenne, une victoire certaine à Napoléon, le gouverneur obtenait gain de cause sur les points qu'il considérait comme le plus importants : sa conduite recevait l'approbation entière du Prince régent ; Lord Bathurst lui recommandait de redoubler de surveillance, de faire vérifier par l'officier d'ordonnance, au moins deux fois par vingt-quatre heures, si le général Buonaparte était présent, de prohiber toute correspondance clandestine avec les habitants, d'éloigner de la personne du général au moins quatre des individus venus avec lui, en particulier Piontkowski ; les autres, Lowe les choisirait en se laissant guider par l'opinion défavorable qu'il aurait de leur conduite. Si on lui recommandait de supporter de la part de Napoléon toutes les violences qui se borneraient à des paroles, on l'autorisait à faire transporter hors de l'île toutes les personnes de sa suite qui n'observeraient pas à son égard le respect qu'exigeait sa position ainsi que cette stricte attention aux règlements qui était la condition indispensable mise à leur résidence dans l'île. Pour renforcer s'il on était besoin les armes dont il disposait, pour donner n ceux des compagnons de l'Empereur qui, sans vouloir le paraître, seraient disposés à l'abandonner, les moyens de sembler obligés à le quitter, le ministère renvoyait les déclarations précédemment signées par les officiers et les domestiques, déclarations non conformes à la formule officielle, entourées de restrictions, accompagnées de protestations et attribuant toutes à Napoléon le titre et les qualités que l'Angleterre lui refusait. Le ministère exigeait que, dans la huitaine, on signât, sinon déportation au Cap. L'Empereur paraissait préférer le départ de ses compagnons à l'aveu de sa déchéance qu'ils eussent ainsi contresigné : en réalité, il n'était point si libéré de toute humanité qu'il se résignât a vivre seul, de tout orgueil qu'il consentit à licencier cette petite cour qui lui donnait encore une illusion de souveraineté. Il défendit que l'on signât et il accueillit à merveille ceux qui avaient signé.

La vie devenait de plus eu plus difficile. La prohibition de toute correspondance avec les habitants allait entraîner la suppression de toute relation avec eux, les restrictions aux pauvres libertés dont l'Empereur jouissait, le resserrement des limites où il pouvait évoluer sans son gardien, de façon qu'il n'eût plus pour promenade qu'un désert. Les chimères ne procuraient même plus un instant d'espérance ; on s'enlisait dans la monotonie des jours ; si l'on avait cru trouver des distractions à la venue des commissaires, ç'avaient été des déceptions nouvelles. L'Empereur n'avait-il point imaginé que les commissaires seraient porteurs de lettres de leurs souverains les accréditant on quelque sorte près de lui ; qu'une fois introduits, — ce qui lui semblait fort simple, puisqu'ils n'auraient, selon le règlement institué par l'amiral Cockburn, qu'à demander leur audience par le Grand maréchal, — ils formeraient le corps diplomatique accrédité à Longwood ? Il avait pris ses renseignements ; il savait comme étaient le Russe et l'Autrichien, et quelles ressources il tirerait d'eux. Le Français, sans doute, était grotesque et rébarbatif. S'il représentait au naturel l'émigré intransigeant, l'Empereur n'avait-il pas maté et séduit des personnes bien autrement hostiles ? — au moins l'avait-il cru. Il pensait se souvenir de l'avoir vu à Valence, au temps où lui était lieutenant et l'autre colonel ; cela forait un lien. Et puis, si M. le marquis de Montchenu ne voulait point venir à Longwood, libre à lui, on se dédommagerait avec le Russe et l'Autrichien. Et là-dessus, on avait rêvé. Évidemment, l'empereur de Russie n'aurait pas envoyé un de ses officiers sans le charger de quelque commission pour celui auquel, à Tilsitt et à Erfurt, il jurait une amitié éternelle ; rien ne serait plus simple que d'ouvrir une correspondance aven le czar, et, grâce à lui, on obtiendrait ce qu'on voudrait : qui sait si même il n'offrirait pas un asile dans ses États ? Quant a l'Autrichien, pas de doute : il apportait au proscrit des nouvelles de sa femme et de son fils ; il y avait là, de la part de l'empereur d'Autriche, une attention dont il fallait lui tenir compte. Et l'Empereur attendit ; et il dépêcha Mme Bertrand en éclaireur, et puis Las Cases, et puis tout le monde. Ce qu'on lui apporta, ce fut le texte du traité signé le 2 août 1815 qui le constituait le prisonnier de l'Europe et qui réduisait les fonctions de ces commissaires a délivrer chaque mois son certificat de vie. S'il ne connut point, par bonheur, les prétentions qu'avait eues le marquis de Montchenu, de réquisitionner quelques soldats pour entrer baïonnette au canon dans la maison de Longwood et y constater si l'Usurpateur était vivant, il apprit que, pour couper court à toute tentative des commissaires, Lowe avait enlevé au Grand maréchal et s'était réservé à lui-même le droit de délivrer les passes. Sur une lettre imprudente que l'Empereur lui fit écrire, il saisit l'occasion de couper les visites, de supprimer par là toute distraction, mais aussi d'abolir tout moyen qu'eût ou Napoléon de communiquer avec l'Europe, d'y porter ses plaintes, d'y faire valoir ses griots ; car loi était l'Empereur qu'il rendait le geôlier responsable du traitement qu'il subissait, ne pouvant admettre qu'une grande nation assumât, devant la postérité, la honte du traitement qu'on lui taisait subir.

Par le fait même de l'Empereur, Hudson Lowe réalisait ainsi un des objets qui lui avaient été proposés et qu'il tenait comme essentiels pour assurer la garde du prisonnier : la séquestration. Non seulement il avait coupé toutes les communications que l'Empereur eut pu adresser à des personnages du dehors ou même à des habitants de l'île ; il était parvenu, grâce à une persévérance obstinée, à écarter les visiteurs et à donner à l'Empereur les apparences d'une misanthropie aussi contraire à son caractère que nuisible à ses intérêts. Les quelques personnes qui, des habitudes données par Sir George Cockburn, avaient gardé celle de venir à Longwood et d'y fréquenter même dans une sorte d'intimité, allaient bientôt regagner l'Europe, soit que leur temps de service fût achevé ou que leurs affaires les y rappelassent, et Lowe se tiendrait alors pour certain que nulle parole de son prisonnier ne serait répétée hors de Longwood.

Si, à des personnages d'importance allant à la Chine ou aux Indes, ou en revenant, il ne pouvait fermer les portes de la prison ; s'il était obligé d'admettre que leur désir d'être reçus les fit s'adresser au Grand maréchal, au moins, de ces visiteurs, parents ou alliés de ministres, employés, partisans et soutiens du grand ministère, était-il assuré de ne recevoir aucun démenti ; leurs rapports venaient confirmer les siens, et, alors que l'Empereur se berçait de l'idée que le ministère, mieux instruit, allait enfin l'aire droit a ses demandes, c'était un redoublement de sévérité qui se préparait pour lui, avec des félicitations pour le gouverneur.

L'Empereur ne devait ni envoyer des messages, ni faire porter des paroles ; il devait moins encore en recevoir, à moins que ce fût par la voie officielle ; que les lettres, remises sans être closes, traînassent dans les bureaux où l'on en prendrait copie, fussent violées par des regards hostiles ou gouailleurs, et, à l'arrivée à Sainte-Hélène, défrayassent les conversations des adjudants du gouverneur. Aussi,' lorsqu'on lui remettait ces lettres fanées, impersonnelles et vides, l'Empereur, d'un geste las, les laissait tomber, souvent sans les lire... A quoi bon ?

Les livres qu'il demandait et que le ministère se chargea d'acheter, — moyennant sans doute une commission, car quelle quantité de volumes imprimés n'eût-on pas eue pour cette somme de 1.396 £, 25.000 francs à peu près, qu'on lui réclama ! — lui étaient bien plus précieux. C'était de la pensée, disposée pour être lue par tous, mais dont il lui semblait, dans les feuillets hâtivement coupés, qu'il saisit la primeur. Il en faisait maculer la première page de son cachot impérial, il y faisait écrire son nom : L'Empereur Napoléon. Comme jadis d'un royaume, il prenait possession de ces brochures, qui lui devenaient précieuses comme des conquêtes. N'était-il point question, à chaque page, de ce qu'il avait fait ? Quiconque écrivait et imprimait en Europe ne prononçait-il pas son nom ? Qu'importait que quelque Anglais eût imaginé de le rayer du vocabulaire de l'Humanité ? Lowe ne pouvait couper toutes les pages où était imprimé le nom de Napoléon, ces livres étant envoyés par le ministre ! Il prit sa revanche quand un volume arriva envoyé par un particulier : et quel ? — un membre de l'opposition libérale, M. Hobhouse. Il avait adressé à Lowe, pour être remis à l'Empereur, un exemplaire de son ouvrage : The Last Reign of the Emperor Napoleon ; cet exemplaire, honorablement relié, portait sur le plat une assez longue inscription, débutant par : A Napoléon le Grand, et, à la première page, M. Hobhouse avait transcrit une phrase de Tacite. Sous prétexte que M. Hobhouse s'en était rapporté a ses bons soins, Sir Hudson Lowe, qui était amateur, s'empara du livre, le plaça au milieu des siens, l'emporta plus tard en Angleterre ; mais, lorsqu'il vendit sa bibliothèque, ne se souciant point qu'on trouvât la preuve de son larcin, il l'excepta du marché, et ce fut à la suite de circonstances romanesques qu'un amateur bien connu en fit l'acquisition.

Evidemment, si Hobhouse avait été alors ce qu'il devint, un lord du Royaume-Uni, — Lord Broughton, — l'embarras eût été bien plus grand. Car Lowe ne renvoyait ni ne gardait ce qu'expédiait Lady Holland.

C'est ici assurément l'un des épisodes les plus émouvants de la captivité. Cette femme n'a point de préjugés, et elle l'a prouvé : Élizabeth Vassall, fille unique de Richard Vassall, de la Jamaïque, et de Mary Clark, de New-York, a épousé, en 1766, à l'âge de quinze ans, Sir George Webster, de Battle-Abbey, plus vieux qu'elle de vingt-trois ans. Il fut membre du Parlement, et, n'ayant point été réélu, s'en fut sur le continent, où sa femme désirait voyager. Malgré qu'Elizabeth eût eu cinq enfants de 1789 à 1795, le ménage n'allait guère : Lady Webster était dans les pires termes avec sa belle-mère, contre laquelle elle imaginait toute sorte de grosses farces que ses amis ne manquaient point de trouver spirituelles, car elle était jolie, et riche à 7.000 £ de revenus. Sa famille déclare que quoiqu'elle eût des amis très dévoués, elle n'en eut point d'intime avant 1794, où, en février, elle rencontra, à Florence, Henry Richard, troisième Lord Rolland, le neveu de Fox, de Lord Ossory et de Lady Warwick, de deux ans, plus jeune qu'elle. Cette rencontre laissa des traces, car, au mois d'avril 96, Lady Webster, ayant quitté Florence et étant rentrée chez son mari, se trouva obligée de le quitter pour donner, au mois de novembre, le jour à un fils sur lequel Sir Godfrey n'avait aucun droit, et qui fut d'ailleurs baptisé Charles-Richard Fox.

Lady Webster pensa ensuite à divorcer ; Sir Godfrey ne parut point d'abord y mettre obstacle ; mais ensuite il se ravisa, et le procès qu'il intenta coûta à Lord Holland 6.000 £, et à Lady Webster tous ses revenus, sauf 800 c. Privée de la garde de ses enfants, elle ne conserva près d'elle qu'une fille, dont elle avait annoncé la mort, simulé l'enterrement et porté le deuil. Trois ans plus tard, Sir Godfrey lui fit la gracieuseté de mourir, et elle épousa son complice, lequel l'aimait au point de changer son nom de Fox pour celui de Vassall, et de devenir entièrement sa créature. Elle prit une très grande place dans la société anglaise, s'entend la société masculine, car il n'était question ni qu'elle reçût des femmes, ni qu'elle sortit de Holland House pour pénétrer dans quelque salon. Mais telle était cette société que les femmes les plus notoires, les plus puissantes et exerçant l'influence, étaient des déclassées, vivant en marge, mais y régnant ; même elles avaient leur cour masculine, donnaient le mot d'ordre à leurs amis, et comme elles n'éprouvaient aucun embarras à se mêler de politique et que leur tempérament les poussait à jouer un rôle, elles se jetaient dans le mouvement et risquaient des démarches qui eussent compromis d'autres femmes, et qui semblaient toutes simples de leur part. Lady Holland s'établit donc la bénévole commissionnaire de Napoléon. Avec un tact extrêmement fin, une délicatesse d'attentions qui venait du cœur, elle s'ingénia à découvrir les friandises qui pouvaient plaire à l'exilé, les livres qui le distrairaient, les joujoux qui, mettant un éclair dans les yeux des enfants, amèneraient un sourire dans les yeux de ceux qui verraient leur joie. Elle n'avait, semble-l-il, jamais parlé à l'Empereur ; elle l'avait aperçu seulement à une parade, lors du Consulat ; mais ce n'est ni au Général, ni au Consul, ni à l'Empereur qu'elle s'adressait, si grande que fût son admiration, c'était au prisonnier, à celui dont la captivité lui semblait un opprobre pour sa nation. Ce qu'elle pouvait pour le réparer, elle le faisait ; elle se rendait l'intermédiaire entre la Famille et les ministres. Avec le marquis de Douglas, devenu l'attentif de la princesse Pauline, qui envoyait ou apportait les lettres de Rome, elle demandait, exigeait au besoin les autorisations, car Lord Bathurst ne se fût guère avisé de refuser à cette puissance qu'était Lady Holland, doublée de cette autre puissance, le marquis de Douglas, devenu en 1819, par la mort de son père, duc de Hamilton en Ecosse, duc de Brandon en Angleterre, duc de Châtellerault en France. Il fallait l'audace d'un Blacas pour faire la leçon sur ses opinions à un tel grand seigneur, pair de France de 1848. L'arrivée des caisses de Lady Holland faisait à chaque fois un événement à Sainte-Hélène, y mettait pour quelques heures, même quelques jours, une sorte de bonheur, et Hudson Lowe, s'il désapprouvait, était contraint, par l'ordre du ministre, de laisser passer.

Ce n'était point sans ennui, et il fallait le culte qu'il professait pour la discipline pour qu'il se soumit. Sans doute, le ministre avait le droit d'autoriser ces envois, mais si, dans les caisses, au milieu des confitures, a l'intérieur des joujoux, on avait y glissé une correspondance suspecte ; si, moyennant cette correspondance, on avait préparé une évasion, qui serait responsable ? Et puis, cela n'était point régulier, et la régie, l'observance de la règle, c'était comme la religion de cet homme. Il fût tombé malade à la pensée que la régie put être violée de son chef, qu'elle le fût par sa faute, qu'elle le fût sans qu'il eût pu s'y opposer, qu'elle le fut encore par des personnages Vis-à-vis desquels il était désarmé.

Nul affolement pareil au sien, lorsqu'il apprit qu'une mèche de cheveux blonds, qu'on présumait être des cheveux du Roi de Rome, avait été remise a l'Empereur. Quelle importance cela eût-il présenté pour un homme bien élevé, qui eût eu du tact et le sentiment des convenances ? Il eût fermé les yeux, fait connaître qu'il n'était point dupe, donné peut-être un avertissement, mais se lut gardé de faire d'un tel incident une affaire où, de son côté, le ridicule l'eût disputé a l'odieux. Mais Lowe ne sait point ce que c'est que le ridicule, et où irait-on si l'on admettait que la consigne pût être odieuse et pût commander des actes odieux ? Le baron Stürmer, commissaire autrichien, avait reçu de sa cour l'ordre d'introduire à Sainte-Hélène et d'y protéger un jardinier de Schœnbrunn, nommé Philipp Welle, chargé par l'empereur d'Autriche lui-même de recueillir tout ce que cette île pourrait offrir d'intéressant pour l'histoire naturelle et en particulier pour la botanique. Cet homme s'arrangea pour rencontrer, à Jamestown, Marchand, le valet de chambre de l'Empereur, le fils de la berceuse qui avait accompagné à Vienne le Roi de Rome. De la part de cette Mme Marchand, il remit à son fils un morceau de papier plié sur lequel était écrit : Je t'envoie de mes cheveux. Si tu as le moyen de te faire peindre, envoie-moi ton portrait. Ta mère : MARCHAND. Dans le papier, une boucle de cheveux blanchâtres, blonds de filasse. Marchand ne s'y trompa pas : c'étaient des cheveux du Roi de Rome. L'empereur d'Autriche a interdit qu'on donnât au père des nouvelles de son fils et n'a même pas chargé son commissaire à Sainte-Hélène de certifier que cet enfant n'est pas mort ; Marie-Louise n'a point admis que Napoléon y prit plus d'intérêt qu'elle-même, et n'a pas même songé qu'elle put en donner des nouvelles. Le grand-père et la mère n'ont eu garde ; leurs Alliés pourraient les en reprendre. Ce qu'ils ne font pas, une vieille femme française, domestique, bonne, rien de plus, le veut faire et y parvient. Elle attendrit Boze, l'inspecteur des jardins de Schœnbrunn ; elle obtient qu'il remette à Welle, son élève, cette enveloppe où il y a des cheveux, et ainsi, à travers ces pitiés conspirantes des humbles, le proscrit saura que son enfant existe.

Lowe apprend qu'on a remis à Napoléon des cheveux de celui qu'on appelle le Roi de Rome. Qui a commis ce crime ? Un domestique sans doute, mais à qui ? Au commissaire français sûrement. On cherche, on s'enquiert ; on pose d'insidieuses questions à Montchenu, qui s'indigne. Rien de ce côté. On se retourne sur l'Autrichien, dont la femme est Française, Parisienne, inquiétante : mais ce n'est point la baronne ni ses gens. On arrive à Welle. Déjà le gouverneur a cherché chicane à Stürmer à propos de ce Welle : il était suspect, il restait trop longtemps ; il était en rapports avec un nommé Prince, Anglais, auquel il n'y avait rien à reprocher de positif, mais qui n'en avait pas moins été expulsé. Lowe interroge Welle : Welle dit simplement ce qu'il a fait : il ne peut croire qu'il soit criminel pour avoir remis à Marchand un papier dans lequel il y a des cheveux. En vain Stürmer prend sa défense. Tout ce qu'il obtient, c'est qu'on ne le pende point, car il n'en serait rien moins s'il passait en justice et qu'on lui appliquât les lois de la Grande-Bretagne, mais il est expulsé, et Stürmer, après avoir été repris avec une dureté singulière par le prince de Metternich, qui pourtant le protège, est cassé aux gages et, pour quoique temps au moins, disgracié.

En droit, qui avait raison ? Lowe, assurément. Il remplissait sa consigne, mais de telle façon que, si cette histoire était connue, il tournait contre lui l'humanité soulevée. Nul doute que ce ne soit un des griefs principaux que la postérité, sur la parole de Napoléon, ait formés contre lui ; il est vrai que Napoléon ne s'est point borné au fait tel qu'il l'a reçu de Marchand. Il a pris pour acquis que Welle avait vu le Roi de Rome à Schœnbrunn et que Lowe le savait ; que Welle avait demandé à venir à Longwood et que Lowe l'avait refusé. Rien de moins sûr ; mais il part de là, dans la lettre qu'il remet à Las Cases le 11 décembre 1816 et qu'il destine à être publiée ; il écrit : Si vous voyez ma femme et mon fils, embrassez-les. Depuis deux ans, je n'en ai aucune nouvelle, ni directe ni indirecte. Il y a, depuis six mois, dans ce pays, un botaniste allemand qui les a vus dans le jardin de Schœnbrunn quelques mois avant son départ. Les barbares ont empoché qu'il vint me donner de leurs nouvelles. Cinq mois plus tard, dans un document dont il prévoyait l'immense retentissement, il écrit : D'après le même esprit d'inquisition, un botaniste de Schœnbrunn, qui a séjourné plusieurs mois dans l'île et qui aurait pu donner à un père des nouvelles de son fils, fut écarté de Longwood avec le plus grand soin.

L'Empereur supposait gratuitement que Welle avait vu l'Impératrice et le Roi de Rome ; plus gratuitement encore, qu'il avait demandé à venir à Longwood. Mais l'argument devait frapper l'imagination, et Lowe ne pouvait y opposer sa consigne sans être taxé de cruauté. Aussi, quelque inquiétude qu'il eût prise et si animée qu'eût été sa correspondance avec Stürmer, glissa-t-il par la suite, alléguant que seule la manière clandestine dont la mèche de cheveux avait été remise avait motivé son observation.

Dans le cas de Welle, Lowe, en définitive, avait cédé, et il n'avait tiré de sa condescendance relative aucun bénéfice — tout au contraire Ce fut pis encore dans le second cas. Le 28 mai 1817, un store-ship, le Baring, capitaine Lamp, arrive à Sainte-Hélène. A bord est un maître canonnier, Philippe Radovitch, lequel a été chargé, par la maison de commerce Biagini, de Londres, de présenter à Napoléon un buste en marbre de son fils. C'est un buste de commerce dont on rehausse la valeur de quantité de légendes : qu'il a été taillé d'après un portrait exécuté sur nature aux bains de Livourne, où le prince se trouvait avec sa mère ; qu'il n'y en eut que deux exemplaires, l'un qu'a conservé l'illustre mère du prince et celui-ci ; qu'il a fallu de grands frais pour obtenir la ressemblance ; tout cela est faux. L'on a décoré l'enfant de la plaque de la Légion d'honneur, alors que depuis son arrivée a Vienne on la lui a enlevée ; l'on a inscrit sur le piédouche : Napoléon-François-Charles-Joseph, comme si le nom de Napoléon n'était point proscrit dans le ciel et sur la terre ; mais ces erreurs ne sont point involontaires, comme est celle de Livourne où l'enfant n'alla jamais, et encore moins avec sa mère...

Radovitch tombe malade sitôt le Baring en rade. Lowe se met en possession du buste et il délibère, même il consulte. Doit-il attendre des instructions de Lord Bathurst ? N'est-ce pas, ce buste, un signe de reconnaissance ? Ne renferme-t-il pas une correspondance ? Cela se pourrait, lui dit-on, s'il était en plâtre, mais il est en marbre ! Cet argument lui semble si fort que, le 10 juin, après douze jours de réflexions, il se détermine à venir chez le Grand maréchal pour lui parler du buste. Or, dès le lendemain de l'arrivée du Baring, l'Empereur a su que ce buste était à bord et il a bâti sur cet envoi tout un système. On lui a rapporté les délibérations de Lowe et de son adjudant : supprimer le buste, le briser, le jeter à la mer. Il guette le gouverneur, et, dès lors, il a fait de cette affaire un de ses griefs dans des notes qu'il a dictées à Montholon. Lowe expose au Grand maréchal qu'un statuaire de Livourne a fait un mauvais buste du fils de l'impératrice Marie-Louise et l'a envoyé à Sainte-Hélène par le Baring ; il n'en a pas fixé le prix, mais il espère cent louis de la générosité du général Buonaparte ; celte prétention est si exorbitante qu'elle doit suffire polir que le buste ne soit pas accepté, car c'est évidemment une honteuse spéculation de quelque mauvais sculpteur toscan. A l'appui de son dire, Lowe communique à Bertrand la lettre de Biagini et le mémorandum d'embarquement. Voilà donc ses scrupules ; et comment pourrait-il plus maladroitement se tirer d'affaire qu'en mettant au défi la libéralité de l'Empereur ?

Le Grand maréchal ne s'en laisse pas imposer. Il répond que l'Empereur a un grand désir de revoir les traits de son fils, et il engage vivement le gouverneur à envoyer le buste le soir même. Il est bien exact que l'Empereur y attache un prix extrême ! outre que la remise constituera un avantage sur le gouverneur, il ne met pas en doute que ce buste a été fait d'après les ordres de l'impératrice Marie-Louise pour être offert au père et au mari en hommage de ses tendres sentiments.

Le n, le buste est apporté : l'Empereur envoie aussitôt Gourgaud chez le Grand maréchal pour ouvrir la caisse et lui rendre compte. Au retour, son premier mot : Quelle décoration ?L'Aigle. — Ce n'est pas celui de Saint-Étienne, au moins ?Eh ! non ! c'est l'aigle que Votre Majesté porte elle-même. Il est content ; il renvoie Gourgaud chercher le buste ; tout de suite il regarde la décoration : Est-ce l'Impératrice ou le sculpteur qui aura voulu l'Aigle ? Il trouve que l'enfant est joli, quoiqu'il ait le col enfoncé ; il ressemble à sa mère. Il fait appeler les Montholon ; il montre le buste à O'Meara, aux petites Balcombe. C'est l'impératrice Marie-Louise qui le lui a envoyé.

Le croit-il ? Se le figure-t-il vraiment ? On le dirait : Sa figure rayonne ; elle exprime d'une façon frappante l'amour paternel et l'orgueil qu'il éprouve d'être le père d'un si aimable enfant. Il est évidemment enchanté des éloges enthousiastes qu'y donnent les Balcombe, mais il tient presque autant à l'avantage qu'il doit en tirer sur le gouverneur. Lowe n'a-t-il pas pensé à briser le buste, a le jeter à la mer ? Ne l'a-t-il pas retenu pendant plusieurs jours ? S'il ne me l'avait point remis, dit l'Empereur, je me proposais de faire une plainte qui eût fait dresser les cheveux sur la tête à tout Anglais ; j'eusse raconté des choses qui l'eussent fait exécrer par toutes les mères en Angleterre comme un monstre a figure humaine. Mais il l'a remis ; la plainte alors n'a plus d'objet. Assurément ; mais il a voulu le briser : Regardez cela, dit l'Empereur, regardez cette figure. Il faudrait être bien barbare, bien atroce pour vouloir briser une figure semblable. Je regarderais l'homme capable de le faire ou de l'ordonner comme plus méchant que celui qui administre le poison à un autre, car celui-ci a quelque but en vue, tandis que celui-là n'est poussé que par la plus noire atrocité, et il est capable de tous les crimes.

Ce n'est pas assez : ces discours ne sortent pas de l'entourage auquel ils s'adressent, et l'Empereur veut qu'ils retentissent. Lowe a dit que le buste ne vaut pas les cent louis qu'on en demande. Pour moi, il vaut un million, dit l'Empereur, et il commande à Bertrand de donner trois cents guinées a celui qui l'a apporté ; du même coup, on verra cet homme, on saura d'où il vient, qui l'envoie ; peut-être est-il chargé de quelque message. Radovitch est conduit, en effet, chez Mme Bertrand, mais l'officier ne le quitte pas une seconde II dit seulement que le buste lui a été remis par un banquier avec qui il partagera l'argent qu'on lui donnera ; qu'il a été fait lorsque le petit Napoléon était aux eaux de Pise. — Nouveau mensonge ; mais qu'on savait-on à Sainte-Hélène ? Le 16 juillet, Radovitch reçoit de Bertrand, avec un bon de trois cents livres (7.500 francs), cette lettre, qui ne manquera point d'être publiée : Je regrette que voué n'ayez pu venir nous voir et nous donner quelques détails, qui sont toujours intéressants pour un père. Des lettres que vous avez envoyées, il résulte que l'artiste évalue à 100 £ la valeur de son ouvrage. L'Empereur m'a ordonné de vous faire passer un bon de 300 £. Le surplus sera pour vous indemniser de la perte qu'il sait que vous avez éprouvée dans la vente de votre pacotille, n'ayant pu débarquer, et des tracasseries que vous a occasionnées cet événement si simple et qui devait vous mériter des égards de la part de tout homme sensible. Veuillez faire agréer les remerciements de l'Empereur aux personnes qui vous ont donné cette aimable commission. Cette phrase vise Marie-Louise ; elle affirme la croyance où l'Empereur est, ou veut paraître, que le buste vient d'elle. Pour Hudson Lowe, il a gagné d'apprendre qu'il n'est pas un homme sensible. Pourtant, n'aurait-il pas eu le droit, d'après ses instructions, d'intercepter un objet qui n'était point adressé par la voie ministérielle, qui portait des emblèmes séditieux et étalait un nom proscrit ? Il a obéi, après quelque hésitation sans doute, à un sentiment de déférence et, peut-on ajouter, dé commisération ; il pouvait en être repris sèchement par ses chefs, — et il le fut, — mais, de la part de son prisonnier, cela ne lui valut que quelques injures.

Au surplus, quoi qu'il fit ou qu'il tentât, on ne lui en savait pas plus de gré ; qu'il prit sur lui d'offrir du café ou des faisans, on acceptait le présent, mais on n'avait garde de remercier. Tentait-il de se faire un mérite d'avoir adressé à Longwood cinq caisses contenant un jeu d'échecs, une botte de jetons et deux- paniers d'ouvrage en ivoire qu'avait envoyés de Canton un M. Elphinstone, frère dé Lady Malcolm et d'un officier que l'Empereur avait fait panser à Waterloo ; faisait-il remarquer que, s'il avait agi en entière conformité aux règlements établis, il aurait dû en suspendre l'envoi, parce que, sur les jetons, il y avait une couronne impériale, il recevait aussitôt une lettre dictée par l'Empereur et d'un ton qu'il ne pouvait méconnaître. Il y apprenait qu'il n'était pas à la connaissance des prisonniers qu'ils ne pussent pas posséder un objet sur lequel il y avait une couronne, et avec quel mépris on lui disait : L'Empereur ne veut de grâce de personne et ne veut rien du caprice de qui que ce soit.

S'il avait intercepté ces jetons, il eût été approuvé comme s'il avait intercepté le buste. Jamais le ministre ne le reprit pour avoir exécuté ses consignes, mais toujours pour s'en être relâché. Telle était la crainte que l'Empereur trouvât moyen de correspondre avec l'Europe, que les ministres anglais, aussi bien que les ambassadeurs des Puissances alliées, en arrivaient à donner de l'importance à des annonces chiffrées insérées dans le journal The Anti-Gallican, que publiait à Londres Lewis Goldsmith, juif anglais, ci-devant employé par le ministère de France à de basses besognes de journalisme, telles que la rédaction de The Argus ou du Moniteur Anti-Britannique, et rachetant à présent, par ses injures à la France, ses insultes à l'Angleterre. On prétendait que Napoléon correspondait avec ses partisans par ces annonces, dont voici une péniblement déchiffrée :

D. O. L'Anti-Gallican vient d'arriver ici. Il est fâcheux que l'éditeur vous ait adressé une lettre. Cela a donné l'éveil ; cela sera vexant si l'on ne peut pas communiquer avec vous par la voie de son journal, car je crains que les autres ne voudront pas insérer les annonces en chiffres. Ainsi, il ne faut pas lui répondre. Harel est parti pour l'Amérique. Des fonds ont été envoyés à votre frère Joseph. Lucien est devenu ladre. Hortense est toujours dans les meilleures dispositions. Vannée sera augmentée à 500.000 hommes. La Russie travaille Vannée. Davoust a été sondé par Pozzo di Borgo. Carnot est tout à fait russe. Si le gouvernement anglais vous fait des propositions, n'en dites rien à Stürmer. Quoique Metternich a promis de vous être utile, il ne faut pas vous confier à lui. En tout cas, suivez le conseil qui vous a été donné, ne vous couchez pas la nuit.

Des hommes qui eussent conservé leur sang-froid eussent vu dans cette annonce l'expédient d'un journaliste aux abois pour intriguer, par un scandale, quelques lecteurs et se procurer des subsides. Ils se fussent demandé comment l'Empereur eût pu écrire à Lewis Goldsmith ; comment il eût pu lire l'Anti-Gallican, qui regorgeait à l'ordinaire d'injures contre lui et d'insultes contre la France ; comment il eût pu y faire passer des annonces ; comment un Français eût pu s'adresser à Goldsmith, et pour exprimer de telles niaiseries, sur un chiffre combiné tout exprès pour être deviné. Mais, loin qu'on prit la chose pour ce qu'elle était, on s'en émut dans toutes les ambassades ; il y eut des notes que M. d'Osmond passa à M. de Lieven, et Lord Castlereagh fit part de ses inquiétudes à Lord Bathurst, lequel conclut que si l'on pouvait communiquer au général Buonaparte les journaux qui traduisaient les inspirations du ministère, l'on devait bien se garder de l'autoriser à recevoir régulièrement, et surtout par abonnement, des journaux de l'opposition où ses partisans ne manqueraient point d'insérer des avis en langage convenu qui mettraient l'Empire britannique en péril.

De là peut-on déduire comme on envisageait dans les cours d'Europe la pensée que l'Empereur pût entretenir des correspondances clandestines, et comme Hudson Lowe devait s'inquiéter à la pensée qu'un tel fait put se produire. Et dans quel émoi fut-il jeté lorsqu'il apprit qu'il y avait eu, à de telles tentatives, un commencement d'exécution, et que, selon toute vraisemblance, il y avait eu déjà des communications échangées.

 

***

 

Las Cases avait pour domestique un mulâtre nommé James Scott, qu'il avait employé à des commissions que le gouverneur avait trouvées suspectes. Comme il n'y avait point de preuve que Sir George Cockburn eût autorisé Las Cases à engager ce domestique, Lowe lui ôta sa place, le fit venir, l'interrogea avec sévérité sur les messages qu'il aurait pu porter, et le menaça des plus terribles châtiments, — soit, de la peine de mort — s'il était surpris en récidive. Le père de ce James, John Scott, blanc et libre, vint deux jours après trouver Lowe et lui révéla que Las Cases avait revu, à Longwood, son ancien domestique, engagé pour suivre un nouveau maître on Angleterre ; qu'il lui avait proposé (à moins que ce ne fût James Scott qui se fût offert) pour faire quelques commissions ; que Las Cases alors lui avait remis un certificat signé de son nom et scellé de ses armes, et un papier portant l'adresse ostensible de Lady Clavering. Puis, il lui avait donné un gilet rouge que Scott ne devait quitter qu'à Londres ; dans la doublure de ce gilet, étaient cousues deux bandes de taffetas blanc gommé, sur lesquelles le jeune Las Cases avait copié deux longues lettres adressées par son père, l'une à Lady Clavering et l'autre à Lucien Bonaparte, près duquel, aux Cent-Jours, Las Cases avait été détaché comme chambellan lorsque l'Empereur, se réconciliant avec son frère, lui avait constitué une sorte de maison.

Aussitôt prévenu, Hudson Lowe ordonna qu'on arrêtât James Scott, qu'on saisit les bandes de taffetas gommé et qu'on transcrivit l'écriture trop fine du jeune Las Cases. Puis, il se transporta à Longwood, fit arrêter Las Cases par Sir Thomas Reade, et, en présence d'Emmanuel, fit apposer les scellés sur ses papiers. Las Cases fut mis momentanément au secret à Hut's Gate.

Il avait accueilli avec un calme surprenant son arrestation. Ainsi, avait-il dit, je suis arrêté en conséquence de la dénonciation de Scott ? Je savais bien que le gouverneur me l'avait envoyé. S'il le savait, comment avait-il.eu recours a lui ? N'était-il pas averti, depuis le Bellérophon, de ce qu'il risquait à ouvrir une correspondance clandestine ? Ne s'était-il pas, par deux fois, soumis, par écrit aux restrictions que l'Angleterre imposait à ceux qui voudraient demeurer auprès de l'Empereur ? En violant la consigne, ne connaissait-il pas la peine qui l'attendait ? Et c'était à un mulâtre esclave — et esclave d'un père anglais et loyaliste — qu'il avait eu l'idée de remettre des documents signés de son nom, copiés par son fils, dont le texte n'avait pu être rédigé que par lui, et dont l'un au moins ne pouvait qu'être destiné à la publicité ?

La lettre au prince Lucien renfermait le récit des événements depuis le départ de Malmaison jusqu'au mois d'août 1816. Ce récit avait la forme d'un pamphlet plutôt que d'une narration ; il était déclamatoire et peu exact. La lettre à Lady Clavering était compromettante pour elle, pour Lord Holland, auquel Las Cases annonçait avoir adressé ci-devant un paquet, pour le prince Lucien, pour tout le monde. Las Cases y justifiait les craintes exprimées par les ambassadeurs au sujet des journaux. Que n'auriez-vous, disait-il à Lady Clavering, pour m'écrire sous votre dictée ?..... Il pourrait faire insérer des articles dans le Times et le Morning Chronicle, dont la lecture nous apprendrait que ma lettre vous est parvenue. Enfin, il révélait que des billots, cachés dans des effets d'habillement, étaient ainsi parvenus entre les mains des prisonniers.

On eût dit que Las Cases avait réuni sur cette bande de taffetas tous les griefs qu'on pût former contre lui. D'ailleurs, tout était invraisemblable dans cette histoire : la proposition de James Scott, la confiance que Las Cases lui avait témoignée aussitôt, l'impossibilité matérielle que Scott remit a Lucien Bonaparte, à Rome, la lettre qui lui était destinée, le peu d'urgence et le médiocre intérêt de ces documents pour lesquels Las Cases risquait son renvoi et la pendaison de son ancien domestique.

Sans doute, Las Cases annonce qu'il a déjà, sur une bande de ce même taffetas gommé, fait passer en Europe la protestation de l'Empereur contre le traité du 2 août ; il révèle même qu'il l'a adressée à Lord Holland, mais on ne saurait croire que c'ait été par cette voie que Lord Holland en a eu connaissance. D'ailleurs, ce qui a pu réussir, dans des conditions différentes, avec la connivence d'un Anglais, pour un intérêt majeur, sous le bon plaisir et par ordre de Napoléon, devait-il être tenté, avec toutes les chances contre soi, sans l'autorisation ni l'agrément de l'Empereur, pour expédier en Europe un document qui n'importait ni à la politique, ni à la gloire, ni à la vie de Napoléon, et qui ne pouvait avoir pour objet que de mettre en relief la personnalité de Las Cases ?

C'était là la plus favorable hypothèse, celle où les lettres parviendraient aux mains de Lady Clavering et de Lucien Bonaparte, et que celui-ci donnerait au factum qui lui était adressé la plus large publicité... dans le Diario romano, dans les journaux des Deux-Siciles ou dans ceux du Royaume lombard-vénitien ! Mais l'autre hypothèse, celle très vraisemblable, où Scott, même s'il n'était point agent provocateur, serait pris avec ses bandes de taffetas, Las Cases ne l'avait-il pas envisagée ?

Depuis qu'on était réuni à Longwood, l'existence y était intenable pour lui. Aux Briars, il avait été l'unique compagnon de l'Empereur, travaillant et causant avec lui, passant la journée entière et souvent la nuit à écouter le récit de sa surprenante fortune. Lorsque Gourgaud était venu rejoindre l'Empereur aux Briars, le charme de cette intimité avait été diminué, mais il n'avait été définitivement rompu que lors de l'installation à Longwood. Si peu de place que prissent les deux Las Cases, si accommodant que se montrât le père pour ce qui était des fonctions, du rang, des prérogatives, si peu gênant que fût le fils, presque constamment absorbé par des écritures sans fin, où eût succombé un homme plus âgé et où il avait presque ruiné sa santé, c'avaient été, de la part de Gourgaud et des Montholon, pour cette unique fois alliés, des attaques, d'abord cachées, puis ouvertes, de continuelles contradictions, enfin des offenses qui eussent mis à un homme moins résolu d'être calme l'épée à la main. A Longwood, les pires coins avaient été assez bons pour le père et le fils. On avait voulu faire manger celui-ci avec Piontkowski, le Polonais suspect. Plus de travail particulier. Chacun réclamait sa tranche d'histoire, qu'il fût ou non capable de la traiter. Au lieu de dictées réitérées, formulant peu à peu la rédaction définitive, au lieu d'une suite ménagée où la mémoire se retrouvait et s'exaltait, le dispersement entre des époques, si fort éloignées qu'il fallait, à chaque fois, un effort considérable pour se retrouver, se reprendre et arriver à quelque précision ; au lieu d'une rédaction où il était impossible de méconnaître la touche du maître, et où la collaboration du secrétaire ne se révélait qu'à la mise du point de certains détails, à l'unité des vues et à l'enchaînement du récit, quatre différentes façons de recevoir la pensée et d'en suggérer l'expression. La dictée, si précise soit-elle, implique toujours un travail de révision, et à ce travail chacun s'appliquait à sa façon, y portant ses qualités ou ses défauts, au détriment de la pensée initiale et de l'unité de l'œuvre. Le plus grand défaut de cette quadruple collaboration, c'est qu'elle avait dégoûté l'Empereur d'un labeur suivi et que, avant même qu'il eût abordé son règne, il devait interrompre son récit pour n'en reprendre que les dernières péripéties, en vue d'expliquer comment il n'était point responsable du désastre de Waterloo. Las Cases n'avait donc plus, dans ce travail collectif, qu'un quart de confiance, et c'était là assurément la désillusion la plus pénible qu'il pût éprouver. Ne se mêlant en quoi que ce fût aux intrigues des commensaux de l'Empereur, dédaignant aussi bien les manœuvres des Montholon que les colères de Gourgaud, ne pouvant, comme le Grand maréchal, chercher un peu de paix dans son intérieur ; n'ayant point eu d'autre but que d'entrer dans la confidence de l'Empereur et n'ayant point cherché d'autre emploi à son activité que de recevoir ses dictées et recueillir ses paroles, il pouvait penser -que s'il avait réussi dans le premier cas, il échouait présentement dans le second, et qu'il n'avait point à poursuivre une œuvre qui appartiendrait à Napoléon et nullement à Las Cases. Il n'en était point de même dans le cas de son journal : là, il s'était si étroitement mêlé à l'Empereur qu'on ne pouvait les séparer ; Napoléon pariait, mais il avait un interlocuteur, et c'était Las Cases. Las Cases donnait la réplique, mais il ne s'abstenait pas d'émettre ses idées, de raconter sa vie, de vanter son Atlas, de faire valoir son dévouement. Il tenait registre de ces propos, mais le manuscrit se gonflait et devenait énorme. Si, pour un peu moins de deux années, quatre mille pages étaient noircies, que de pages pour dix ans, au cas que la captivité et la vie de l'Empereur se prolongeassent dix années ? Il y avait le dégoût, la lassitude, l'ennui. On ne va pas jusqu'à penser que Las Cases a préparé sa sortie en se faisant prendre ainsi en flagrant délit, mais qu'il a sciemment risqué d'être déporté pour un si médiocre profit et avec d'aussi médiocres chances ; autrement faudrait-il douter que cet homme de cinquante ans fût de bon sens. Or, malgré l'obscurcissement momentané de sa faveur, il était le compagnon le plus utile à l'Empereur, le seul dont la conversation lui agréât, le seul qui occupât son oisiveté et fournit un aliment à son esprit. Seul avec Bertrand, — lui de 1766, Bertrand de 1773, — il était d'âge à se rappeler les événements qui intéressaient l'Empereur, et, tandis que Bertrand, absorbé entre sa femme, et ses enfants, ne paraissait chez l'Empereur qu'à heures fixes et pour un travail donné, Las Cases était toujours là, et sa parole n'était point enchaînée, comme celle de Bertrand, par le lien d'une discipline subie depuis vingt ans. Cela, tout la monde le sentait et le savait à Longwood et hors de Longwood, et l'espèce de rage qu'éprouvaient, contre Las Cases, les Montholon et Gourgaud, suffisait à le montrer. Las Cases était pour l'Empereur le seul homme nécessaire, parce qu'il était le seul qui pût encore l'intéresser à la vie, fut-ce à sa vie passée, et, par là, à sa vie présente.

Mais, Las Cases avait entrevu une autre mission qui n'était pas pour flatter moins son amour-propre, son zèle et son dévouement, ni pour procurer moins de retentissement à son nom. Il rêvait d'être en Europe le porte-paroles de Napoléon : arrivant de l'île maudite, couvert d'un prestige que lui assuraient son désintéressement, la noblesse de sa conduite et la pureté de son caractère, il porterait au tribunal, des : rois les plaintes du proscrit, il agiterait l'opinion des peuples, il obtiendrait des adoucissements à la captivité, il prouverait que la santé de l'Empereur se trouvait compromise par le séjour à Sainte-Hélène et qu'il fallait au moins changer le lieu de la relégation.

Si ferme était sa détermination que, dès le premier jour de son arrestation, il s'était mis personnellement en conflit avec l'Empereur pour obtenir qu'on lui remit le manuscrit de son journal, que l'Empereur de son côté réclamait comme lui appartenant ; sans s'inquiéter si la chose conviendrait ou non à l'Empereur, il avait pris sur lui d'adresser à Hudson Lowe un réquisitoire où il s'établissait, avec une audace, tranquille, l'avocat d'office et le porte-paroles de Napoléon et ne faisait en réalité que creuser le fossé et élever la barrière. Devant de tels documents, où il sacrifiait si largement à la littérature, s'inquiétait si pou des conséquences, on ne peut que se demander si Las Cases, ayant constamment en vue un autre public et, si l'on veut la postérité, n'excitait point l'Empereur comme le disaient les agents anglais, aux protestations écrites, aux manifestations de toute espèce qui devaient donner du dramatique a l'histoire de la captivité et du piquant au livre qu'il préparait.

Rien ne pouvait faire qu'il restât à Sainte-Hélène, vu que, disait-il, il avait été flétri par son arrestation. Vainement le Grand maréchal lui écrivit et lui dit que l'Empereur souhaitait qu'il restât ; vainement Hudson Lowe lui proposa de retourner à Longwood pourvu qu'il en fit la demande par écrit ; Lowe, par égard pour les convenances de l'Empereur, acceptait ainsi de tenir pour non avenue l'infraction la plus grave qui eût pu être faite aux règlements ; il ne manqua point de rendre compte au ministre, lequel, par retour du courrier, approuva cette indulgence : mais Las Cases n'entendait point retourner près de l'Empereur et, au milieu des fleurs de rhétorique dont il l'entourait, cette résolution, lé plus nettement du monde, se faisait jour.

L'Empereur couvrit son départ en lui adressant une lettre qui contenait une approbation positive : Votre conduite à Sainte-Hélène, lui disait-il, a été comme votre vie, honorable et sans reproche... Votre société m'était nécessaire. Seul, vous lisez, vous parlez et entendez l'anglais... Cependant, je vous engage, et au besoin je vous ordonne, de requérir le commandant de ce pays de vous renvoyer sur le continent : il ne peut point s'y refuser puisqu'il n'a d'action sur vous que par l'acte volontaire que vous avez signé... Et il terminait ainsi cette lettre où il avait réuni les plus fortes imprécations contre le gouverneur : ... Consolez-vous et consolez mes amis. Mon corps se trouve, il est vrai, au pouvoir de la haine de mes ennemis : ils n'oublient rien de ce qui peut assouvir leur vengeance ; ils me tuent à coups d'épingle ; mais la Providence est trop juste pour qu'elle permette que cela se prolonge longtemps encore. L'insalubrité de ce climat dévorant, le manque de tout ce qui entretient la vie, mettront, je le sens, un terme prompt à cette existence dont les derniers moments seront un acte d'opprobre pour le caractère anglais ; et l'Europe signalera un jour avec horreur cet homme astucieux et méchant : les vrais Anglais le désavoueront pour Breton.

 

***

 

Las Cases allait donc partir avec les honneurs de la guerre : non seulement l'Empereur ne paraissait plus se souvenir d'avoir blâmé son imprudence, mais il semblait admettre que, comme le disait Las Cases, il serait plus utile en Europe qu'à Longwood. Si son départ pouvait surprendre, surtout après la déclaration qu'il avait donnée le 20 avril 1816, où il affirmait en même temps que son dévouement, sa volonté de demeurer auprès de l'empereur Napoléon, il y devait donner une excuse qui expliquerait tout : l'état de santé de l'Empereur, la nécessité de le rendre public, et l'impulsion qu'une telle révélation donnerait à l'opinion.

Depuis que le gouverneur avait, de son chef, restreint les limites de l'enceinte tracée paf l'amiral Cockburn pour les promenades de l'Empereur et qu'il s'était ingénié a multiplier les sentinelles, rêvant même une grille continue pour clôture aux jardins de Longwood, Napoléon avait cessé de prendre un exercice qui avait toujours été indispensable à sa santé ; il avait, de plus en plus, pris ses aliments à des heures irrégulières ; il avait cherché à calmer par des bains prolongés des douleurs dont l'apparition remontait au commencement de 1816 et dont la marche avait paru être rapide.

Le médecin qu'il avait dû s'attacher, à défaut du médecin français qui avait refusé de le suivre, n'avait qu'une instruction sommaire et il avait une âme basse. Il ne s'était point mis en avant tant qu'avait duré le commandement de l'amiral Cockburn. Dès l'arrivée d'Hudson Lowe, il s'était proposé a lui et lui avait adressé, sur l'Empereur et ses compagnons, des rapports qui n'étaient point d'un médecin, pas même d'un officier subordonné, mais d'un espion. Il y tournait en ridicule ceux près desquels il vivait et n'épargnait pas même les femmes. Comme il s'imaginait que, plus il serait agressif, et mieux il ferait sa cour, il ne ménageait personne ni dans sa correspondance avec le gouverneur, ni dans celle qu'il entretenait, au su du ministère, avec un Mr. Finlaison, clerc de l'Amirauté, lequel ne manquait point de faire passer les lettres sous les yeux de qui de droit. Ainsi O'Meara avait-il contribué plus que qui que ce soit à créer autour des prisonniers une atmosphère de défiance qui leur était singulièrement défavorable.

Lowe ne s'était pourtant point laissé prendre à ses finesses. Il avait amené d'Angleterre, avec le titre d'inspecteur des hôpitaux de Sainte-Hélène, un certain docteur Baxter, son chirurgien aux Corsican Rangers, qui avait toute sa confiance. Son intention fermement arrêtée était de l'imposer à l'Empereur, sinon comme médecin ordinaire, au moins comme consultant, chargé d'empêcher que la santé de Napoléon servit de prétexte à des adoucissements préjudiciables à sa garde. Dès qu'il avait parlé de Baxter à l'Empereur, celui-ci s'était cabré, mais Lowe était patient, et il n'attendait qu'une occasion pour montrer a O'Meara qu'il le prisait peu et qu'il ne lui accordait pas sa confiance. Celte occasion se présenta d'autant plus naturellement qu'O'Meara était léger et indiscret, qu'il se pliait malaisément aux règlements, qu'il était vaniteux et susceptible et qu'il entendait que sa mission près de l'Empereur profitât à son avancement et à sa solde ; repris durement par Lowe, il se retourna vers l'Empereur dont il avait beaucoup à attendre, soit comme argent, puisque Napoléon passait pour disposer d'inépuisables trésors, soit comme renommée, puisqu'il en restait le maître. Il entrevit, car il n'était point sot, le parti qu'il en pouvait tirer et il s'y livra.

O'Meara avait si bien joué son rôle que, durant le temps où il servait au gouverneur d'espion volontaire, il n'avait pas moins su, par quantité de menus services près des compagnons de l'Empereur, se rendre agréable à celui-ci. Il était le fournisseur de nouvelles, parfois il apportait des journaux et des brochures ; il restait à sa place, montrait une discrétion qui plaisait et, dans l'exercice de son art, indiquait, sans l'imposer, le traitement qu'il estimait utile. Pour Napoléon, dont la santé n'avait eu besoin qu'en des cas fort rares et tout à fait accidentels, d'un révulsif, et qui, de là, tirait une incrédulité affichée et quelque peu méprisante pour la médecine, il s'était rendu supportable et l'on ne pouvait qu'en être surpris. Que son assiduité tint à ce qu'il enregistrait avec soin tout ce que l'Empereur disait devant lui, d'abord pour en faire son rapport, ensuite pour en composer un journal dont il tirerait parti, nul ne le savait à Longwood, et Napoléon constatait seulement que le chirurgien était toujours là, pour lui donner ses soins et s'efforcer de le soulager. Les souffrances qu'il éprouvait provenaient vraisemblablement du développement d'une affection au foie, peut-être héréditaire, car Madame était venue de Corse pour prendre les eaux à Bourbonne, et, à diverses reprises, elle fit des saisons à Vichy. Le climat avait contribué à l'empirer, comme eut fait tout climat tropical ; l'Empereur était matériellement dans l'impossibilité de suivre le seul traitement qui eût pu l'enrayer, celui des eaux minérales ; toutes les conditions matérielles de l'existence portaient à l'aggraver, et, devant la méconnaissance absolue des lois d'hygiène les plus sévèrement imposées aujourd'hui, on s'étonne que quelqu'un des habitants de Longwood ait résisté à la captivité.

En l'absence de tout autre praticien qui eût été appelé à en connaître, le diagnostic de la maladie de l'Empereur ne relevait que d'O'Meara, ne dépendait que de lui, et nul que lui n'attestait sa réalité et sa gravité. Cette maladie était gênante pour Lowe et contrariait ses mesures, O'Meara lui devenait par là même de plus on plus antipathique, la guerre s'accentuât et le médecin mettait comme une taquinerie à embrunir les nouvelles. D'ailleurs, cela servait l'Empereur, qui, ne fût-il point malade — et il l'était — avait tout intérêt à passer pour être atteint d'une maladie causée par le climat et qu'atténuerait, s'il ne la guérissait pas, un changement de prison. Un jour ou l'autre, l'opinion serait saisie, les bulletins d'O'Meara foraient foi et il faudrait bien que, devant le fait, on s'inclinât.

Las Cases, s'il en avait eu le dessein, n'eut point l'honneur d'être le premier à porter en Europe ces plaintes retentissantes. Elles éclatèrent avant qu'il eut quitté le Cap de Bonne-Espérance et elles reçurent alors toute la publicité dont elles étaient susceptibles, étant donné le temps où elles se produisaient et l'assemblée qui dut en juger. Pour rendre moins coûteux l'établissement de Longwood, Lord Bathurst, on l'a vu, avait ordonné qu'on en distrayât quatre personnes : ce capitaine Piontkowski que nul n'avait regretté, Santini dont les fonctions étaient peu définies, Rousseau l'argentier, moins utile depuis qu'une partie de l'argenterie était vendue, et Archambault jeune, sous-piqueur. Embarqués le 28 octobre 1816, ils n'étaient arrivés a Portsmouth que le 25 février 1817. Rousseau et Archambault avait seulement touché barre et étaient aussitôt repartis pour les États-Unis où ils devaient porter au roi Joseph des commissions verbales ; Piontkowski avait retrouvé sa femme a Londres et se livrait, de concert avec elle, à de fructueuses escroqueries ; Santini qui, avant de quitter Sainte-Hélène, avait appris de façon imperturbable le texte de la protestation de l'Empereur contre le traité du a août, avait proposé pour but à sa ténacité corse d'y donner toute la publicité possible. Il était seul, il était pauvre, il ne parlait pas l'anglais. De heureux hasards le servirent : un de ses compatriotes qu'il rencontra dans une rue de Londres, le mena-t-il, comme il l'a dit, au colonel Wilson, ou, comme l'a prétendu Maceroni, se confia-t-il à cet étrange colonel auquel il aurait été adressé par les prisonniers, on ne sait trop, mais, selon toute probabilité, Wilson joua le premier rôle ; il se prêta à faire rédiger, sous la dictée de Santini, ce pamphlet en langues anglaise et française : Appel à la nation anglaise sur le traitement éprouvé par Napoléon Buonaparte dans l'île de Sainte-Hélène, qui eut sept éditions en moins de quinze jours ; enfin et surtout, il mena Santini chez Lord Holland. Celui-ci s'est défendu d'avoir tenu d'un domestique ses renseignements sur le captif et il a prétendu les avoir reçus d'ailleurs ; il n'a point nié avoir vu Santini et certains faits qu'il a produits n'avaient pu lui être révélés que par lui. Lorsque, le 18 mars 1817, il interpella à la Chambre des Lords le gouvernement en vue de préserver le caractère du Parlement et du pays de la tache qu'il encourrait si Napoléon Buonaparte était traité d'une manière rigoureuse et sans générosité, il proposa, en terminant, de présenter une adresse au Prince régent pour le prier de communiquer la copie des instructions données au gouverneur touchant le traitement personnel de Napoléon, des extraits des communications du gouverneur sur le même sujet, ses dépêches relativement à la demande de Buonaparte d'envoyer une lettre au Prince régent et d'obtenir les moyens de faire donner une instruction religieuse aux enfants des personnes qui l'avaient accompagné.

C'étaient là assurément des désirs modérés et Lord Holland, en commençant ; avait eu soin de déclarer qu'il ne poserait point la question de la légitimité de la détention ; il n'était point entré dans les détails qui eussent pu émouvoir une assemblée d'hommes bien élevés, et pourtant, sur presque tous les points, il fît reculer Lord Bathurst, l'obligea à une suite d'audacieux mensonges qui pouvaient compter pour des aveux. Lord Bathurst prit d'abord à partie le papier signé par un nommé Santini, auquel on ne pouvait accorder aucun crédit. En traitant ainsi un serviteur fidèle, il oubliait trop quels avaient été ses ancêtres ; mais ensuite il retrouva son sérieux. Il donna connaissance aux Nobles Lords des instructions qu'avait reçues Lowe ; il en assuma entièrement la responsabilité ; il déclara, ce qui était vrai, que le gouverneur les avait strictement appliquées et qu'on n'avait rien à lui reprocher à ce sujet. Il trouva dans les dépêches que Lowe lui avait adressées tous les arguments qu'il devait invoquer, au sujet des correspondances clandestines, comme au sujet de la réduction des limites où Napoléon pouvait se promener sans être accompagné, réduction que Lowe n'avait point jugé à propos de justifier autrement que parce qu'il avait trouvé que le général abusait de la confiance qu'on lui avait accordée en pratiquant les habitants. Il supposa habilement le cas d'une évasion, pour triompher avec les précautions qu'il avait prises ; il affirma que Longwood était le lieu le plus gai et le plus sain de l'île entière, qu'il n'avait jamais été question au congres de Vienne de déporter Napoléon à Sainte-Hélène ; il entra ensuite dans des détails au sujet de la dépense, se targua de générosité parce que le conseil des ministres avait, sur les représentations de Lowe, élevé de 8 à 12.000 £, sa contribution à une dépense qui ne pouvait être moindre de 17 à 18.000 ; il ne dit mot de l'argent qu'on exigeait de l'Empereur, mais il inspira des terreurs en parlant des fonds immenses que Napoléon avait à sa disposition en Europe et il acheva par un couplet sur les exigences des Français dont l'effet était irrésistible, dès qu'on montrait les neuf personnes de la suite de Buonaparte consommant, par quinze jours, 266 bouteilles de vins divers, plus 42 bouteilles de porter.

Malgré que Lord Holland n'eût point répliqué et que, après un court débat auquel avaient pris part, pour appuyer le ministère, le marquis de Buckingham et Lord Darnley, la motion mise aux voix eût été rejetée sans division, Lord Bathurst, victorieux devant les Lords, ne l'était point devant l'opinion. Ce pamphlet de Santini, malgré qu'il l'eût tourné en dérision, se vendait à des milliers d'exemplaires et son réalisme naïf venait s'ajouter aux lettres de Warden, d'une portée plus haute, ou au mystérieux Manuscrit venu de Sainte-Hélène qui attirait toutes les curiosités et provoquait un étrange enthousiasme. Certes, fallait-il s'attendre que l'Empereur répondit à Lord Bathurst des qu'il aurait connaissance de son discours, mais ce ne pourrait être avant trois mois (mai 1817), et encore travailla-t-il à sa réponse jusqu'en juillet ; ne la remit-il à Lowe et aux commissaires qu'en octobre, et ne parvint-il à la faire passer en Europe qu'à la fin de l'année.

Les Observations sur le discours de Lord Bathurst ne furent imprimées qu'en anglais et semblent être demeurées inconnues en France jusqu'en 1821 ; on y lisait : On manque de tout à Sainte-Hélène ; les calculs de Lord Bathurst sur ces objets sont faux de plus de moitié. L'orateur se complaît à agiter publiquement des matières qui, de leur nature, ont quelque chose de vil et prêtent au ridicule Que de mépris dans le ton, dans toutes les manières de l'honorable ministre ! C'est de même dans la partie de sa correspondance dont on a eu communication. Dans quinze ou vingt générations, en lisant le discours et les ordres de Lord Bathurst, ses descendants se défendront d'être du même sang que celui qui, par un mélange de haine sauvage et de ridicule pusillanimité, a flétri le caractère moral du peuple anglais dans le temps que ses pavillons triomphants couvrent l'univers.

Il n'y avait pas eu besoin de ces sévères paroles : l'opinion avait fait-justice des mensonges embarrassés du ministre anglais, de ses tranchantes affirmations, de sa pitié pire que ses injures. Je crois devoir ajouter, écrivait cet homme à Hudson Lowe, un mois après avoir prononcé son discours, qu'il n'existe dans ce pays aucune répugnance à lui accorder les plaisirs de la table et particulièrement du vin. Cela suffit : à l'Empereur, il offre du vin : Le vin qu'il aime le mieux, à ce que j'ai toujours entendu dire, est le bourgogne, et il donnera à Napoléon du bourgogne tant qu'il en voudra. Et telle est l'opinion qu'ont prise des rois, d'après l'original qu'ils ont sous les yeux, les ministres du Prince régent...

On ne pouvait douter que, en Angleterre comme sur le continent, un revirement ne se fût produit dans l'opinion au sujet de l'Empereur. Ce n'était point que les Oligarques fussent moins décidés dans leur haine ou qu'ils hésitassent sur l'emploi des moyens, mais tels étaient chez les peuples — et non pas seulement en France, mais en Italie et dans une partie de l'Allemagne — les regrets qu'inspiraient ses institutions et son administration, tel était rattachement qu'avaient gardé, aussi bien a sa personne qu'à ce qu'elle représentait, ses anciens soldats, que les gouvernants se trouveraient, bon gré mal gré, obligés à faire des concessions, à apporter quoique adoucissement à la captivité, surtout s'il était démontré que le climat de Sainte-Hélène lui fût fatal et qu'il se rencontrât un homme qui groupât les bonnes volontés, qui saisit les moyens de remuer l'opinion et qui eût assez de prestige et d'autorité pour s'instituer devant l'Europe l'avocat du prisonnier.

Las Cases, en se réservant un tel rôle, n'avait certes pas mal raisonné. Qu'il y fut inférieur, cela est probable, mais c'était assez qu'il eût voulu le jouer pour donner l'idée de son ambition et de son sens politique. Seulement, les Anglais savaient fort bien quelle mission il s'était attribuée et ils n'avaient eu garde de le laisser retourner directement en Europe. Enlevé de Longwood le 25 novembre 1816, embarqué pour le Cap le 31 décembre, il y était arrivé le 17 janvier 1817, et, pendant huit mois d'une quarantaine politique, il avait attendu le bon plaisir de ceux qui qualifient crime la détention ou l'emprisonnement illégal. A la fin, le 20 août, on le laissa s'embarquer sur le navire le plus mauvais marcheur de toute la flotte britannique, en sorte qu'il mit trois mois, du 20 août au 15 novembre, pour gagner l'Angleterre. Là, on lui interdit de débarquer et il dut errer encore durant un mois, avant de trouver une ville où l'on tolérât sa présence. Mais, à présent, il faudrait bien, à moins qu'on l'emprisonnât de nouveau, qu'on entendit sa parole.

Ce qui ne pouvait manquer de donner à son plaidoyer un accent particulièrement émouvant, c'est que, depuis quelque temps, on pouvait concevoir des inquiétudes au sujet de la santé de l'Empereur.

Elle s'était maintenue bonne durant l'année 1816, mais, dès le début de 1817, certains accidents apparurent ; l'Empereur avait subi, dans les premiers jours de mars, un dérangement d'estomac assez notable pour l'arrêter et, vers la fin du mois, une enflure aux jambes, accompagnée d'éruption, l'obligea à faire des remèdes. Cette enflure s'aggrava vers le mois d'août. Le 3o septembre, le général Bertrand écrivait à Hudson Lowe : L'existence de l'Empereur depuis six semaines est extrêmement douloureuse ; l'enflure des jambes va en augmentant tous les jours ; les symptômes de scorbut qui s'étaient fait remarquer aux gencives sont déjà tels qu'il y a presque constamment des douleurs aiguës ; il ajoutait que les gens de l'art attribuaient cet état au manque d'exercice et il partait de là pour demander le rappel des restrictions mises par le gouverneur aux promenades de l'empereur, telles que les limites en avaient été réglées par l'amiral Cockburn. Lowe ne jugea point à propos de le prendre sur lui, mais, à ce moment même, il reçut des instructions lui permettant dans le cas où l'état de la santé du général Buonaparte rendrait vraiment cette concession nécessaire de porter de huit à douze milles la circonférence où il pourrait se promener sans être accompagné par un officier, et les nouvelles données par O'Meara devenant pires, il se détermina, le 2 octobre, à faire des propositions que l'Empereur rejeta avec insulte : Je suis, répondit-il par Bertrand, à deux cents lieues de l'Europe, sur un rocher, à la merci de mon plus implacable ennemi qui, pendant les dix-huit mois qu'il a passés dans ce pays, n'a pas laissé passer une semaine sans m'insulter et me blesser. Il refusait toute concession qui vint du gouverneur. L'état de choses approuvé par le Gouvernement anglais, qui était lui-même très intolérable et constituait une violation dotons les droits, me permettait néanmoins de sortir, ma santé souffre surtout des insultes qu'il me faut endurer à tout moment de l'homme .pervers qui commande en ce pays.

Rendu inquiet par les nouvelles que lui donnait O'Meara, Lowe était disposé à entrer en négociations, mais ses démarches n'eurent aucun succès ; Napoléon voulait tout ou rien. La santé de l'Empereur s'est fort détériorée, écrivait Bertrand, le 27 octobre ; et il ajoutait : Si vous adoptez le principe que toutes choses doivent être rétablies telles qu'elles ôtaient lors de votre arrivée... il sera facile, dans un quart d'heure, de constater, par vingt preuves écrites et vingt témoins, cet état de choses. Lowe contestait, discutait, ergotait. Un mois passa encore ; le 13 novembre Bertrand écrivit : La santé de l'Empereur continue à être mauvaise.

Lowe était disposé à capituler, au moins sur les points les plus importants, tant il s'effrayait à la pensée que, par sa faute, son prisonnier périt, mais une nouvelle querelle surgit au sujet des bulletins de la santé de l'Empereur. Napoléon ne consentait qu'O'Meara communiquât de tels bulletins au gouverneur qu'à condition qu'ils lui fussent montrés d'abord et qu'il y fût dénommé l'empereur Napoléon, faute de quoi il déclarait qu'il se refuserait absolument à voir O'Meara et à suivre aucune prescription. Lowe consentit qu'on supprimât les rapports écrits et il se contenta de rapports verbaux qu'O'Meara devait faire, soit à lui, soit au docteur Baxter : celui-ci ne manquait point ensuite de les mettre par écrit.

La situation était telle, et, à en croire O'Meara, l'état de l'Empereur empirait chaque jour ; des insomnies nocturnes l'obligeaient à se coucher dans la journée ; l'appétit était nul ; l'enflure des jambes augmentait. Le médecin diagnostiquait une hépatite chronique et parlait de l'influence qu'exerçait sur le patient le climat de Sainte-Hélène. Lowe était de plus en plus inquiet et il ne manquait point de rendre compte d'un état de santé sur lequel les commissaires russe et autrichien, de leur côté, renseignaient leurs cours, on leur communiquant d'abord les bulletins d'O'Meara, puis, lorsque l'Empereur les ont interdits, les bulletins plus rassurants rédigés par Baxter, d'après les conversations qu'il avait, peut-être, avec O'Meara...

Entre celui-ci et le gouverneur, les choses s'envenimaient au point que Lowe pensait sérieusement à l'expulser de l'île. Habitué qu'il était à le trouver complaisant et à recevoir de lui des détails circonstanciés, il s'étonnait qu'O'Meara déclarât infâme à présent un métier pour lequel il s'était de lui-même offert et qu'il avait jusque-là rempli sans répugnance. S'il n'allait point jusqu'à en deviner exactement les raisons, tout le moins il soupçonnait entre le malade et son médecin des rapports nouveaux, des relations suspectes, et il ne put se contenir lorsque O'Meara lui déclara qu'il avait promis à Napoléon de ne rien révéler des conversations qu'il aurait avec lui, hormis s'il s'agissait de projets pour une évasion ou pour quelque rébellion contre le souverain d'Angleterre. A coup sûr, cette déclaration était tardive, mais il n'eût tenu qu'à O'Meara de ne la point faire et, de là, n'eût-il point dû devenir moins odieux au gouverneur ? Mais celui-ci devait envisager les choses de façon qu'il ne pût être tranquillisé que par le départ d'O'Meara. En effet, il croyait que l'Empereur n'était pas malade, au moins qu'il ne l'était pas comme le disait O'Meara, mais il avait beau chercher des renseignements, faire interroger des domestiques et des gens de service, il n'apprenait rien ou si peu de chose qu'il ne pouvait se former une conviction. Il était obligé de se fier à O'Meara, puisque seul O'Meara approchait de l'Empereur et seul lui donnait des soins, alors qu'il ne trouvait chez lui aucune garantie de fidélité, ni de sincérité, et il s'agitait désespérément autour de cette énigme, qui trouverait sa solution dès qu'O'Meara serait parti. Il faudrait bien, si Napoléon était réellement malade, qu'il acceptât les soins d'un des médecins résidant dans l'île, de Baxter, par exemple, ou d'un de ses sous-ordres. Alors, on saurait d'une façon positive ce qu'il fallait penser de cette maladie. S'il était démontré que l'Empereur n'était pas malade, on n'aurait plus à s'inquiéter de ces restrictions qui n'auraient ainsi exercé aucune influence sur sa santé, et, dans le cas où Baxter constaterait une maladie, on la soignerait, on la guérirait peut-être ; si le malade y succombait, on présenterait à l'Europe une attestation certifiée que le Général n'avait succombé, ni aux atteintes du climat, ni aux persécutions de ses geôliers, mais à une affection caractérisée dont on détaillerait soi-même les origines, l'évolution et la terminaison.

Cette combinaison était excellente, mais l'Empereur ne s'y prêtait pas. Il persistait à être malade, à l'être de plus en plus, à ce qu'affirmait O'Meara, à n'admettre aucun consultant qui eût la confiance du gouverneur, à ne point sortir de sa chambre, à ne point prendre l'air ; et, d'autre part, Lowe, n'osant prendre sur lui d'enlever au malade le seul médecin dans lequel il dit avoir confiance, avait demandé des instructions à Londres d'où on lui avait interdit, jusqu'à nouvel ordre, de se défaire du médecin. .

 

Telle était la situation, en Europe et à Sainte-Hélène, lorsqu'un incident déplorable vint la dénouer au profit des Anglais et réduisit à néant toutes les espérances qu'avaient formées les amis de l'Empereur sur la convocation d'un Congrès européen devant lequel ils comptaient porter la question de la Captivité, des rigueurs inutiles dont on affligeait l'Empereur et du préjudice qu'elles portaient à sa santé. Un des compagnons de Napoléon sortit exprès de Longwood pour donner le plus formel démenti aux bulletins d'O'Meara et, sur tous les points, rendre justifiables les persécutions d'Hudson Lowe.

Contre Las Cases, Gourgaud s'était fait l'allié de Montholon. L'un et l'autre haïssaient le jésuite, cherchaient à lui nuire, à l'écarter de l'Empereur, à lui rendre la vie à ce point insupportable qu'il cédât la place. Las Cases parti, Gourgaud et Montholon s'étaient trouvés, en présence et les alliés d'hier étaient devenus des ennemis irréconciliables. Gourgaud qui, la veille, éprouvait pour Montholon des sentiments fraternels, ne rêvait plus qu'à le tuer. Tout lui était un objet d'envie et de revendication : la place que Montholon occupait à table, le traitement qu'il recevait, les sommes qu'il le soupçonnait de toucher en Europe ; tout, la préférence que donnait l'Empereur à Mme de Montholon pour une partie d'échecs, les plats qu'on portait aux Montholon lorsqu'ils ne dînaient pas avec l'Empereur, les petites et les grandes choses, s'il en était de grandes en cette misérable vie ! que Montholon n'était pas un officier à comparer à lui Gourgaud, que son ancienneté de grade — à la vérité de quelques jours — ne devait pas compter... et de tout il rendait l'Empereur responsable. Il le signifiait par de la mauvaise humeur, des bouderies, puis des violences, des brutalités, des manques de respect. L'Empereur portait à le calmer une patience d'autant plus .admirable qu'elle était moins dans son caractère. Il le flattait, l'amadouait, essayait de le faire rire ; comme Gourgaud se plaignait à tout instant que sa mère n'eût point de quoi vivre, l'Empereur faisait écrire qu'on payât annuellement à Mme Gourgaud une pension de douze mille francs, qui serait réversible sur son fils. Mais, sur ce même papier, il avait fait d'autres recommandations, et Gourgaud, craignant que ce papier ne fût saisi, et que la pension ne fût compromise, entra dans une terrible colère. Loin de témoignera l'Empereur la moindre gratitude, il sembla prendre à tache, depuis lors, de rendre sa présence de plus en plus insupportable. A entendre ses discours, il mettait au compte de Napoléon aussi bien ses ambitions déçues que les privations — à coup sûr médiocrement cruelles — qu'il éprouvait et dont il ne se lassait de se plaindre : Sa pauvre mère ! Sa pauvre sœur ! Le pauvre Gourgaud ! Et on ne le respectait pas, et on le traitait mal, et on ne lui servait pas tous les plats auxquels il avait droit, et surtout on ne le fournissait point de femmes ; et cette question amenait entre l'Empereur et lui des discussions qui eussent paru a Napoléon lui-même d'un ridicule achevé, n'était le ton de violence que l'autre y mettait et qui prouvait assez comme il était l'esclave de son tempérament. Par là, son caractère était rendu intolérable et son intelligence était obscurcie. Bertrand, Montholon, Lowe avaient leurs femmes ; les domestiques trouvaient des maitresses et, s'il le fallait, allaient jusqu'à épouser. Gourgaud chassait désespérément et tout gibier lui eût paru bon, mais il n'attrapait rien.

Autre sujet de controverse avec l'Empereur : ses rapports avec le gouverneur. Gourgaud avait eu soin de se tenir constamment avec lui dans des termes de courtoisie déférente. Tandis que Lowe considérait Bertrand comme l'homme qui excitait l'Empereur, le poussait à ne céder sur rien et à n'admettre aucun compromis, qu'il le détestait au point de solliciter constamment l'autorisation de l'expulser de Sainte-Hélène ; tandis qu'avec Montholon, signataire à présent des lettres que rédigeait l'Empereur, il était, pour le moment, dans des polémiques violentes ; avec Gourgaud, tout était politesses et grâces. Lowe n'avait point trop insisté pour découvrir si le botaniste autrichien avait apporté à Gourgaud, de la part des siens, autre chose qu'un mouchoir de soie. Il s'empressait à faire passer la correspondance de Gourgaud avec sa mère, et Gourgaud reconnaissait ces attentions par des politesses qui ne manquaient pas de déplaire à l'Empereur. Il n'en persévérait pas moins, tenant Lowe pour un supérieur et pour un homme qui pouvait servir.

L'incident qui amena Gourgaud à adresser un cartel à Montholon est médiocrement expliqué : Mme de Montholon y joue assurément le premier rôle et, en provoquant le mari, c'est de la femme que Gourgaud prétend se venger. L'Empereur, qui a déjà fait apaiser par le Grand maréchal de semblables querelles, ne peut cette fois garder la même réserve. Montholon, qui profite de toutes les fautes de son adversaire, lui apporte le cartel, reçoit de lui l'injonction de ne point se battre. Gomment donner aux Anglais un tel spectacle ! Quoi ! deux Français ne peuvent vivre en bonne intelligence et leur dévouement à leur maître commun n'est point assez, fort pour commander à leurs passions ; il faut qu'ils se provoquent et qu'ils s'entre-tuent, et, comme l'Empereur a donné tort à l'agresseur, celui-ci, par O'Meara, fait déclarer au gouverneur qu'il entend quitter Longwood et Sainte-Hélène. Tout aussitôt, il reçoit son exeat ; tout aussitôt, il est installé par Lowe dans une jolie maison en compagnie d'un officier anglais auquel il fait ses confidences ; tout aussitôt, il se répand chez les commissaires étrangers, et reçoit leur hospitalité ; tout aussitôt, il devient le commensal du gouverneur ; et aux uns et aux autres, à qui veut l'entendre, il dit que l'Empereur n'est pas malade, qu'il ne l'a jamais été, qu'il n'a pas les jambes plus enflées que d'ordinaire, qu'il ne souffre pas, qu'il est parfaitement alerte, qu'il pourrait s'évader comme il voudrait et que rien ne serait plus facile. 11 parle, dans une sorte de délire — un délire qui persiste pourtant, car il sera pareil sur le bateau qui, directement, sans escale au Cap, le ramènera en Angleterre ; pareil dans le cabinet du sous-secrétaire d'État, M. Goulburn, dans le cabinet de l'ambassadeur de France, le marquis d'Osmond, pareil tant que Gourgaud conservera l'espérance d'être réintégré dans l'armée royale avec son g ratio d'après Waterloo. Quand il s'apercevra de sa faute — et que ses anciens camarade la lui feront toucher du doigt — il se retournera, publiera un manuscrit sur la campagne de 1815 qu'il a emporté de Sainte-Hélène, malgré que l'Empereur l'ait fait réclamer, et il insérera dans les journaux une lettre qu'il sera censé adresser à l'impératrice Marie-Louise. Sur quoi, par application de l'Alien-Bill, il sera transporté à Hambourg, d'où il réclamera au prince Eugène la pension de 12.000 francs que l'Empereur a assignée à Mme Gourgaud. De cela il vivra jusqu'au 20 mars 1821, quarante-cinq jours avant que meurt Napoléon, quatre mois avant que la nouvelle en parvienne en Europe, où le gouvernement du roi lui ouvrira généreusement les frontières de la patrie.

Cependant, ses confidences, restées un mystère pour ses anciens compagnons comme pour les membres de la Famille impériale et les libéraux du monde entier, ses confidences qu'il aura beau jeu à nier plus tard, déclarant que seul l'écrit compte et que l'oral ne signifie rien, ses confidences, qu'on voudrait croire inconscientes et désintéressées, ont produit des effets d'une incalculable portée pour le prisonnier ; par elles, sa captivité s'est resserrée et tout espoir a été perdu d'une amélioration possible à son sort[3].

Depuis son arrivée à Francfort le 11 décembre 1817, Las Cases s'était employé avec une activité extraordinaire au grand motif qui lui avait fait quitter Sainte-Hélène. Il avait adressé des lettres, qui étaient à la vérité des morceaux oratoires, à toutes les personnes qu'il pensait pouvoir influer sur le sort de Napoléon ; il y en avait eu pour Marie-Louise, pour Metternich, pour l'empereur de Russie ; il y avait eu des factums dont il est difficile de comprendre l'utilité, pour Lord Bathurst et les autres ministres anglais ; il y avait ou des pétitions au parlement d'Angleterre ; puis une correspondance à l'infini avec les parents de l'Empereur et avec quantité de gens qui étaient présumés vouloir le servir. Il n'y a point à parler des lettres par lesquelles il donnait au Grand maréchal, avec les précautions nécessaires et en empruntant la voie officielle, des nouvelles de la Famille. Quoique traduit en un style déplaisant à force de prétendre à l'éloquence et de se guinder au sublime, l'effort de Las Cases n'en était pas moins méritoire ut, s'il ne produisait point tout l'effet que son auteur en espérait, au moins celui-ci pouvait-il prendre l'illusion qu'il imprimait à l'opinion un mouvement dont témoignaient d'autres indices qui n'avaient point rapport à lui. Ainsi avait-on presque atteint le milieu de l'année 1818 et s'attendait-on que le Congrès devait se tenir à l'automne.

Cependant, le général Gourgaud a fait diligence ; ayant quitté Longwood le 13 février 1818, par faveur spéciale, il a fait voile directement pour l'Angleterre le 14 mars ; le 1er mai il était en vue de Plymouth ; le 8 il a été autorisé à débarquer ; le lendemain, il était à Londres, où il a vu le sous-secrétaire d'État pour les Colonies, puis l'ambassadeur de France et l'ambassadeur de Russie. A la fin de mai, au plus tard dans les premiers jours de juin, tous les Cabinets sont informés que la maladie de l'Empereur est une farce et que les mesures prises pour prévenir son évasion ne sont pas assez sévères, car il pourrait partir comme il voudrait. Lors donc que, moyennant une lettre interceptée, Lord Bathurst apprend que c'est l'intention de Las Cases et de certains amis du général Buonaparte d'appeler l'attention des souverains assemblés à Aix-la-Chapelle sur le traitement auquel il est soumis à Sainte-Hélène, il s'empresse de fournir à Lord Castlereagh, qui doit représenter l'Angleterre, les armes nécessaires, et ce sont d'abord et uniquement les communications faites par le général Gourgaud à son arrivée de Sainte-Hélène.

Et ces communications viendront d'autant plus à propos et seront accueillies avec d'autant plus de faveur que les souverains sont inclinés déjà à établir une relation entre les efforts tentés pour améliorer le sort du Captif et pour obtenir qu'on lui assigne une autre résidence, et l'état de l'Europe où ils sentent partout les symptômes d'un mécontentement qu'ils n'ont garde d'attribuer à leur administration et dont ils trouvent plus simple de rendre responsable l'homme de la Révolution, chef permanent de la grande conjuration des peuples contre leurs souverains légitimes. Je m'étais donné, a écrit Las Cases, tous les soins pour qu'ils se trouvassent entourés, assaillis de sollicitations et de lumières. J'avais écrit à Marie-Louise ; j'étais chargé de présenter aux souverains une lettre de Madame mère, tous les autres parents devaient agir de leur côté, et j'avais moi-même soigneusement réuni, pour chacun des souverains, tous les documents authentiques existant et tracé une note relative, incluse dans une lettre adressée a eux-mêmes. Il n'est pas jusqu'à Lord Castlereagh, auquel je ne crusse devoir la communiquer à son titre de représentant le roi d'Angleterre. Et pompeusement le comte de Las Cases publie ces lettres, les moins faites, à coup sûr, pour émouvoir ceux auxquels elles sont adressées. Dans celle qu'il a écrite sous le nom de Madame mère, il n'a pas même su garder un ton de simplicité et de grandeur tel que la situation l'imposait ; quant à la note et aux lettres qu'il a écrites en son propre nom, l'infatuation qu'elles dénotent atteint presque le délire. Qu'importe ! Eussent-elles été les plus attendrissantes, les plus éloquentes et les plus belles qu'un homme eût tracées, le résultat en eût été pareil. Le 13 novembre, les plénipotentiaires russes présentent au Congrès un mémoire qui est annexé au protocole XXXI et dans lequel ils invoquent ainsi d'une façon expresse les témoignages du général Gourgaud. Napoléon, selon lui (Gourgaud), n'excite envers le gouverneur de Sainte-Hélène toutes les tracasseries dont il le fatigue que pour mieux cacher ses véritables desseins.

Les correspondances secrètes avec l'Europe et le trafic d'argent ont lieu dans toutes les occasions qui se présentent.

Le projet d'évasion a été agité par les gens attachés à sa suite et il aurait été exécutable si leur chef n'avait pas mieux aimé le différer.

Quant à sa santé : Il se dit malade, et il refuse la visite d'aucun autre médecin que de celui qui est devenu son complice et qui même n'a jamais pu certifier que le général Buonaparte fût travaillé d'aucune indisposition sérieuse ou apparente dont quelques jours d'exercice ne le délivreraient complètement.

La conclusion, c'est l'approbation par l'Europe de toutes les mesures qu'a ordonnées le gouvernement britannique, et qu'a exécutées le gouverneur Hudson Lowe — sous la réserve que les restrictions seront encore plus strictement appliquées, que toutes les précautions seront prises pour empêcher les correspondances clandestines dénoncées par Gourgaud et pour prévenir l'évasion que Gourgaud a déclaré si aisée. Les représentants de l'Europe — Autriche, Grande-Bretagne, Prusse, Russie, auxquels se joint pour la France M. le duc de Richelieu — adoptent, à l'unanimité, des résolutions en six articles destinées à légitimer, approuver et resserrer la captivité. D'abord, ils adhèrent unanimement aux aperçus présentés avec autant de vérité que de force dans le mémoire des plénipotentiaires russes, ils flétrissent comme il convient les rapports mensongers répandus sur le compte de ce prisonnier par une malveillance active, recueillis par l'esprit de parti ou la crédulité ; puis ils font leurs déclarations solennelles — et tel est en Europe le résultat des bavardages de ce Gourgaud pour lequel on ne saurait alléguer que cette atténuation : qu'il fut peut-être sous l'empire de certaines excitations momentanément délirantes et qu'il émit alors des allégations qui dépassaient sa pensée.

A Aix-la-Chapelle les dénonciations de Gourgaud ont procuré le resserrement du prisonnier et une captivité désormais sans espoir ; à Longwood c'est l'existence même de l'Empereur qu'elles mettent en cause. Par le retour du courrier qui a apporté les dépêches de Lowe énonçant ce que Lord Bathurst appelle la confession du général Gourgaud, le gouverneur a reçu l'ordre d'établir, entre les personnes de la suite du général Bonaparte et les habitants de Sainte-Hélène, toutes les restrictions qui lui paraîtraient nécessaires pour empêcher la continuation des correspondances clandestines. Si les personnes de la suite ne se soumettent pas aux restrictions nouvelles, vous leur interdirez, écrit Bathurst, tout rapport avec le général Buonaparte.

Le 9 mai, Goulburn donne audience à Gourgaud. Le 16, Lord Bathurst, considérant que les rapports fournis par Mr. O'Meara sont très mensongers, et que, d'après les informations données par le général Gourgaud à M. Goulburn, la santé du général Buonaparte n'a en aucune manière souffert de sa résidence à Sainte-Hélène, enjoint à Hudson Lowe de faire cesser ses fonctions à O'Meara et de lui interdire tout rapport ultérieur avec les habitants de Longwood. L'amiral Plampin recevra les ordres nécessaires pour sa future destination. Et comme l'éloignement d'O'Meara occasionnera une grande sensation et que l'on essaiera de donner une mauvaise tournure à cette affaire, Lowe pourra laisser généralement connaître la substance de ses instructions, afin que l'on apprenne que, s'il a été éloigné, c'est en conséquence des informations fournies sur sa conduite par le général Gourgaud en Angleterre. Ce n'est pas tout : la résidence à Longwood est odieuse à l'Empereur ; il aurait ardemment désiré une habitation où il eût de l'eau, des arbres, de l'ombre et des fleurs : il eu était une telle à Sainte-Hélène, Rosemary Hall. Il n'avait point fait exprimer formellement au gouverneur un tel désir, mais il l'avait tant de fois laissé entendre à d'autres que, de lui-même, Lowe avait engagé des négociations en vue de louer ou d'acheter Rosemary Hall. Il les avait poussées si loin qu'il n'attendait plus qu'une approbation de forme de Lord Bathurst. J'espère, lui écrit celui-ci, que ma dépêche au sujet de Rosemary Hall vous parviendra avant que vous en ayez terminé l'achat. Le général Gourgaud regarde Longwood comme la situation la mieux adaptée à la surveillance...

Les ordres de Bathurst sont exécutés le 25 juillet. O'Meara reçoit l'ordre de quitter Longwood sur-le-champ. L'Empereur est en plein traitement ; n'importe. D'ailleurs le gouverneur a envoyé un homme à lui, le docteur Verling, pour prendre le service d'O'Meara. Celui-ci, violant la consigne, pénètre chez Napoléon, lui donne quelques vagues indications sur sa santé, reçoit ses instructions, une note pour l'impératrice Marie-Louise, des ordres précis au sujet de la publication qu'on devra faire des lettres que les souverains lui ont jadis adressées et qu'il a gardées comme une arme suprême[4].

Depuis le 5 janvier où Lowe a déjà voulu l'expulser, ne s'arrêtant que devant une crise dont l'Empereur avait été atteint, le docteur est en possession d'un bon de cent mille francs payable par le prince Eugène ou par le roi Joseph. Son sort est assuré ; il le fut bien plus amplement par les Bonaparte ; mais au moins, s'efforça-t-il de gagner son argent. Arrivé à Londres vers la mi-septembre, il s'empressa de communiquer les faits dont il avait été témoin. Je pense, écrivait-il le 28 octobre au secrétaire de l'Amirauté, que la vie de Napoléon est en danger, s'il réside plus longtemps dans un climat tel que celui de Sainte-Hélène, surtout si les périls de ce séjour sont aggravés par la continuité de ces contrariétés et de ces violations auxquelles il a été jusqu'à présent assujetti et dont la nature de sa maladie le rend particulièrement susceptible d'être affecté. En manière de réponse, l'Amirauté l'informa, le 2 novembre, que son nom était rayé de la liste des chirurgiens de la Marine. Attribuant, non sans raison apparente, ses disgrâces à Lowe, et provoqué en quelque façon par un pamphlet officieux certainement émané des entours du ministère des Colonies et intitulé : Facts illustrative of the treatment of Napoleon Bonaparte at St. Helena, il publia, dans les premiers jours de 1819, chez Ridgway ; un volume intitulé : Exposition of some of the transactions that have taken place at St. Helena since the appointment of Sir Hudson Lowe as governor of that Islande où des documents bien choisis chargeaient le gouverneur d'une façon singulièrement pénible. Traduit immédiatement en français et publié à Paris en juillet, ce livre avait eu en Angleterre un immense retentissement, et le ministère n'avait ni pu le démentir, ni osé le poursuivre. Les verdicts de Londres sont très incertains, écrivait Lord Bathurst à Lowe. Dans l'état des choses, ajoutait-il, vous aurez la satisfaction de voir qu'après toutes leurs publications et leurs menaces, personne n'a osé ouvrir la bouche dans le parlement en faveur de Buonaparte. Cela, on effet, répondait à tout, et il n'est point d'autre morale pour un parlementaire que d'avoir la majorité.

Les efforts d'O'Meara semblent bien s'être arrêtés là. Il publia, cette fois sous son nom, en février 1820, le tome IX des Historical Memoris of Napoleon, qui lui furent apportés en octobre, de Sainte-Hélène, par un Anglais auquel on donna 10.000 francs pour sa commission ; ce n'était rien d'autre qu'une version différente et définitive de cette Campagne de 1815, dont Gourgaud avait, malgré l'Empereur, emporté un brouillon mis au net et publié par lui dès 1818. Ce qui rend la publication d'O'Meara intéressante, c'est que l'Empereur, bien qu'il ignorât qu'il dut à Gourgaud toutes les persécutions qu'il essuyait, avait tenu expressément à lui infliger un démenti par l'expédition et la publication d'un texte authentique de la Campagne de 1815. La forme adoptée pour la publication, l'apposition sur le titre des armoiries impériales, l'annonce que les huit premiers livres de ces Mémoires historiques paraîtraient sous peu de semaines, tout proclamait l'authenticité de cette édition et infirmait celle de Gourgaud, demeurée pourtant la plus, et même la seule connue.

L'effet produit fut médiocre. Ce que le public attendait de l'Empereur ce n'étaient point des récits historiques d'une sécheresse voulue, d'une aridité stratégique, dépouillés de toute anecdote et de toute conclusion ; non plus des controverses au sujet des fournitures et des provisions à Sainte-Hélène, de telle ou telle restriction aux promenades sur un terrain inconnu, mais une vue d'ensemble, une sorte de confession, tout le moins d'explication, de révélation : une telle destinée posait une énigme dont on voulait le secret, et c'est pourquoi, en même temps que le public faisait un médiocre accueil aux publications réellement émanées de Sainte-Hélène, — fût-ce à ce Manuscrit de l'île d'Elbe, où abondaient sur les Bourbons les aperçus ingénieux et puissants, — il s'était précipité sur ce Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue ; pourquoi sa curiosité ne se trouvait point satisfaite par les éditions qu'on multipliait en Angleterre, en Belgique, même en France ; pourquoi des milliers et des milliers de fidèles s'évertuaient à copier ce médiocre pamphlet. Tout y était manqué comme pastiche, le style et les idées ; mais, sous une forme accessible, en peu de pages d'une allure vivo et décidée, s'y trouvaient formulées les appréciations qu'on attendait et qui plaisaient parce qu'elles confirmaient des opinions acquises. L'Empereur avait si bien compris que le Manuscrit venu de Sainte-Hélène emporterait tout et qu'il créerait une légende particulièrement tenace, qu'il avait spécialement chargé O'Meara de publier les Raisons dictées en réponse à cette question : La publication intitulée Le Manuscrit de Sainte-Hélène, imprimée à Londres en 1817, est-elle l'œuvre de Napoléon ou non ? Cette réponse fut publiée pour la première fois à la suite des Historical Memoirs, Book IX, en 1820. L'édition française parue sous le titre : Mémoires pour servir à l'histoire de France en 1815, ne les contint pas. Le général Gourgaud s'autorisa sans doute de ce qu'elles avaient paru à la suite d'un ouvrage presque semblable à celui qu'il avait emporté de Sainte-Hélène pour, les prendre à son compte et les publier en 1821, sous le titre : Le Manuscrit de Sainte-Hélène, publié pour la première fois avec les notes de Napoléon.

 

***

 

O'Meara avait piteusement échoué dans ses tentatives pour obtenir quelque allégement à la captivité de l'Empereur, surtout ce que Napoléon souhaitait davantage : le changement du gouverneur, l'éloignement d'Hudson Lowe. Comment n'aurait-il point échoué ? Les seules cartes qu'il pût jouer étaient la santé de l'Empereur et l'impossibilité matérielle qu'il s'évadât. Le général Gourgaud venait d'affirmer que l'Empereur n'avait jamais été mieux portant et qu'il pouvait sortir de Sainte-Hélène quand il lui plairait. Désormais, à toute demande, à toute plainte, la réponse est prête : l'Empereur n'est pas malade. Ce pourquoi Lowe trouve inutile qu'il ait son médecin. Il a posté à Longwood, dans l'ancien logement d'O'Meara, son homme, Verling, qui est médecin, que le général Buonaparte connaît, puisqu'il a fait avec lui la traversée sur le Northumberland. Si le général est malade, il n'a qu'à consulter Verling. S'il ne le consulte pas, c'est qu'il n'est pas malade.

Napoléon pourtant refuse tout contact avec Verling et il reste ainsi sans secours durant la période où les affections dont il est atteint commencent à évoluer et auraient le plus besoin d'être surveillées. Dans la nuit du 16 janvier 1819, alors que, depuis six mois, il est privé de tous soins médicaux, un accident se produit. Pris de vertige, Napoléon s'évanouit. Selon les ordres qu'il a reçus, Montholon n'a point recours à Verling, mais il fait demander le médecin du vaisseau-amiral le Conqueror, un certain docteur Stokoë, ami d'O'Meara, lequel l'avait présenté à l'Empereur ; il avait été question déjà de l'appeler comme consultant en juin précédent. Stokoë étant venu à Longwood le 17 au matin, ne voit pas l'Empereur, dont les douleurs ont cédé à un bain-chaud. Entre Montholon, Bertrand et lui, il est parlé qu'il reste à Longwood ; mais l'acte qu'ils rédigent de concert doit être soumis à l'approbation du gouverneur et de l'amiral, lesquels n'y trouvent aucune urgence ni aucune opportunité. Retourné à son bord, Stokoë est rappelé dans la nuit. Il rédige un bulletin : Les symptômes les plus alarmants sont ceux qui se sont montrés l'avant-dernière nuit. Leur retour peut être fatal si les secours tardaient. Le 19, appelé de nouveau, il enfreint des ordres que Lowe vient de donner et qui ne pouvaient, matériellement, être exécutés ; il voit l'Empereur sans que Vorling soit présent ; fait une saignée, passe la nuit. Le 21, malgré qu'il sente sa position en jeu, il obéit à l'amiral, qui lui enjoint de se rendre a Longwood : il y est retenu par l'Empereur une heure et demie de plus que l'amiral ne l'a permis, et, devant les menaces dont il est l'objet, il se décide, demande à rentrer en Angleterre pour raison de santé. Il l'obtient ; arrivé à Londres, il est renvoyé immédiatement à Sainte-Hélène ; il y est traduit devant un conseil de guerre assemblé sur le Conqueror et est condamné à être rayé des cadres de la Marine pour avoir trouvé et avoir écrit que l'Empereur était malade, et malade d'une hépatite, pour s'être montré, dans l'ensemble de ses actes, disposé à contrecarrer les intentions et les prescriptions du gouverneur et de l'amiral, et à favoriser les vues des prisonniers français en leur fournissant de sérieux prétextes de plaintes.

Donc, le général Gourgaud en ayant ainsi décidé, nul médecin, sous peine de destitution, n'a le droit de dire que l'Empereur soit malade. A cette date de janvier 1819, il y aurait peut-être quelque chose encore à tenter pour le soulager, mais du ai janvier jusqu'au ai septembre, pendant huit mois, l'Empereur ne verra aucun médecin. Pour obtenir une sorte d'atténuation a des douleurs qui deviennent insupportables et qu'il continue à attribuer uniquement à la maladie de foie, il passe une partie de sa journée et de sa nuit dans des bains très chauds, qu'il prend dans le misérable petit cabinet derrière sa chambre a coucher.

 

***

 

Il ne travaille plus : avec qui travaillerait-il ? Las Cases avait été le grand excitateur, et, s'il fût resté à Sainte-Hélène, au lieu du Mémorial, que le personnalisme aigu rend parfois suspect, et où l'interpolation de pièces tantôt douteuses, tantôt formellement apocryphes, jette un certain discrédit sur l'ensemble, sans doute eût-il pu, moyennant les dictées de l'Empereur, élever à sa gloire un monument intégral et digne de lui ; c'eut été, il est vrai, du Napoléon et non du Las Cases. Néanmoins, une partie des manuscrits publiés comme mémoires de l'Empereur avaient été écrits par Las Cases sous sa dictée, et il en avait laissé les manuscrits à Longwood. Une autre partie, assez importante, avait été dictée au général Gourgaud qui, dans la colonie, était le travailleur. Il n'avait, pour emplir sa journée, que les dictées de l'Empereur, le travail que celui-ci lui demandait — recherches historiques, problèmes de mathématiques, éludes de questions militaires techniques — et son journal où chaque soir, avec une étonnante prolixité, il consignait ses actes, ceux des autres, ses regrets, ses tendresses, et les accidents de la vie commune. De Gourgaud, à cause de son caractère, l'Empereur n'avait point tiré tout le profit possible, car, ayant assista depuis i8o5 a toutes les campagnes, Gourgaud eût pu l'aider à en fixer l'histoire et à déterminer les mobiles des grandes opérations.

Las Cases et Gourgaud partis, restaient Montholon, avec lequel il travailla certainement, mais, à ce qu'il semble, à bâtons rompus, jetant, à propos d'un livre récemment arrivé d'Europe, quelques phrases de réfutation ou d'apologie, mais sans rien entreprendre de longue haleine ; puis Bertrand, avec lequel il reprit de bout en bout les campagnes d'Egypte et de Syrie, déjà travaillées légèrement avec Gourgaud.

Il employa Marchand aux guerres de Jules César, Saint-Denis, vraisemblablement, aux guerres de Turenne et de Frédéric ; mais, lorsqu'on les publia, ces œuvres qui n'eussent valu que par le développement d'un parallèle avec sa méthode de guerre, semblèrent, il faut le reconnaître, d'un intérêt médiocre et d'une documentation parfois déconcertante.

En réalité, le goût n'y était plus : il lui fallait le coup de fouet d'une contradiction où il sentit une compétence, d'une attaque qui ne fût point uniquement d'un pamphlétaire, pour qu'il se déterminât à prendre ce crayon des traits duquel, à présent, il couvrait de grandes feuilles de papier. A quoi bon ? Il avait perdu toute confiance en son œuvre, qu'il n'avait considérée comme utile que si elle constituait un acte. L'acte serait posthume et il ne s'en souciait plus. Quant aux pamphlets qu'il eut pu écrire d'indignation, a quoi bon, puisqu'il ne se présentait plus de moyen de les envoyer en Europe, et puis les autres, ceux qu'il avait fait éditer auparavant : les Lettres du Cap, la Réponse à Lord Bathurst, qu'avaient-ils produit ?...

C'était là la suprême douleur, l'impuissance. A quoi bon écrire, à quoi bon penser, à quoi bon vivre ? Quiconque a porté intérêt au captif, quiconque a semblé le distraire a disparu : mort Cipriani, le seul aux rapports duquel il eût confiance, l'ingénieux observateur qui faisait son profit de tous les bruits de Jamestown, qui se tenait au courant de tout ce qu'apportaient les store-ships, et qui pratiquait, avec son habileté de policier, les domestiques des commissaires étrangers et ceux même des officiers anglais ; et, pour mener Cipriani à sa dernière demeure, point de prêtre catholique ; il a fallu, pour qu'une prière fut dite sur la tombe, avoir recours à un ministre protestant ; — ce fut là même ce qui détermina l'Empereur à demander qu'un prêtre fût envoyé à Sainte-Hélène pour l'assister à l'heure de la mort. Partis, l'amiral et Lady Malcolm, celle-ci pleine d'enthousiasme, celui-là pénétré de respect, tous deux sachant unir en leur attitude la déférence et la pitié avec le plus pur loyalisme ; Malcolm pris par l'Empereur comme juge de ses griefs contre Lowe, quelle plus grande preuve de confiance ! Lady Malcolm, qui est la fille aînée de l'Hon. William Fullerton Elphinstone, troisième fils du dixième Lord Elphinstone, qui est la nièce de l'amiral Lord Keith, pénétrée de reconnaissance, comme tous les Elphinstone, envers celui qui a sauvé leur frère, et si agréable à l'Empereur qu'au départ elle reçoit on présent une de ses belles tasses de porcelaine ; quelle plus grande marque de bienveillance ! Aux étrennés, Madame Bertrand et Madame de Montholon avaient chacune une assiette, encore pas tous les ans.

Parties, ces petites Balcombe aux cheveux de lin, dont les enfances avaient amusé l'Empereur aux Briars et qui, dans leurs visites de pouliches échappées, mettaient à sac l'enclos de Longwood. Balcombe n'avait pas précisément été expulsé par Lowe, mais il avait été poussé hors de l'île. Sur le moment, l'Empereur ne s'en était pas plaint : Balcombe qui, comme fournisseur, avait été chargé de l'approvisionnement de Longwood, devait, moyennant une somme de 3.000 £, porter des nouvelles à la Famille, envoyer à Longwood des gazettes et des livres, et faire diverses commissions ; il n'alla point lui-même sur le continent et se contenta d'y envoyer M. Holmes, l'ami d'O'Meara, lequel toucha les 3.000 £ ; Balcombe, après prélèvement d'un peu plus de 1.000 £ pour son traitement, s'en rapporta, pour l'emploi du surplus, à O'Meara, qui en appliqua la plus grande partie à des dépenses qu'il déclara plus tard avoir faites soit à Sainte-Hélène, soit sur le continent, soit à Londres, et dont il donna de piètres justifications.

Balcombe, au moment de son départ, en mars 1818, avait promis qu'il reviendrait avant six mois, et c'était bien avec esprit de retour et moyennant un congé donné par le gouverneur, que la famille s'était embarquée le i5 mars 1818 ; mais des lettres, destinées à O'Meara et arrivées après son expulsion, démontrèrent surabondamment qu'il était d'accord avec le chirurgien pour faire passer des manuscrits à Londres et en tirer parti ; une place de trésorier dans la Nouvelle-Galles du Sud lui ôta toute velléité de revenir à Sainte-Hélène.

Partis les commissaires, ceux au moins avec lesquels on eût pu espérer pouvoir causer : le baron Stürmer, le 11 juillet 1818 ; le comte de Balmain, bien plus tard, en mai 1820 ; mais, antérieurement, celui-ci avait fait de longues absences et un voyage de près de six mois au Brésil. L'Empereur avait fondé des espérances sur les commissaires ; mais, dès le début, il avait lui-même rendu impossible qu'ils vinssent à Longwood, en demandant s'ils avaient apporté des lettres de leurs souverains qui les accréditassent près dé lui ; plus tard, lorsqu'il fut revenu à une appréciation moins aventurée de la situation, il exigea encore que, s'ils voulaient le voir, ils s'adressassent officiellement au Grand maréchal. Lowe devait nécessairement mettre tous les obstacles à une telle démarche, et ses instructions lui prescrivaient expressément d'éviter que les commissaires entrassent en rapport avec l'Empereur. Leur surveillance lui donna presque autant de peine que celle de son prisonnier, et l'une des infractions qu'il considéra comme les plus gravos n'en vint pas moins du commissaire autrichien. Les plaintes de Lowe à propos de la conduite de Philippe Welle ne manquèrent point d'émouvoir le gouvernement autrichien, auquel il était insupportable de penser que quelqu'un on Europe put lui attribuer quelque attention pour Napoléon. Dès le 26 mars 1817, Metternich écrivit a Stürmer que Sa Majesté désapprouvait entièrement sa conduite avec Sir Lowe, le style de sa correspondance avec le gouverneur et les déclarations qu'il lui avait faites au sujet du jardinier Philipp Welle. Cette même affaire amena Metternich à proposer à l'empereur, le 13 octobre, le rappel de Stürmer ; la dépêche, expédiée le 29 novembre, ne parvint à sa destination que le 8 juin 1818, et Stürmer quitta Sainte-Hélène le 11 juillet. Par ailleurs, on n'eût certes rien à lui reprocher ; il n'eut avec les officiers de Longwood que de très simples rapports de politesse, et si, au fond de son cœur, la baronne Stürmer portait à l'Empereur, ainsi que l'a dit Betzy Balcombe, un respect religieux, elle l'avait si bien dissimulé que Las Cases immortalisa son ingratitude. Il n'avait point si grand, tort, car elle a pris soin de l'attester elle-même, quelque vingt, ans plus tard à M. de Montbel, qui s'en porte garant. Il est vrai qu'alors elle était comtesse et ambassadrice, ce qui la mettait encore plus loin des Las Cases.

Des rencontres sur les routes, dans des endroits publics ; des saluts échangés, des mots de banalité courtoise, avec la perpétuelle inquiétude que le gouverneur ne soit averti, qu'il ne prenne l'éveil, qu'il n'écrive a son gouvernement, voilà ce qu'on a eu du baron Stürmer.

Le comte de Balmain aurait pris plus d'initiative que son collègue d'Autriche ; ses instructions l'y autorisaient et son caractère le poussait à l'action ; il eut souhaité fournir à sa cour des détails qui intéressassent l'empereur et qui montrassent l'utilité de sa mission, particulièrement des anecdotes rétrospectives sur le rôle de quelques hommes ou sur la conception de certaines opérations stratégiques. Nul doute qu'il ne s'exagérât la curiosité de l'empereur Alexandre : si celui-ci, en 1815, avait pu croire qu'il y prendrait une sorte de distraction, il s'en était fort écarté deux ans plus tard et ne s'en souciait plus ; mais, si l'on peut admettre qu'il y eût, fût-ce un trait de temps, curiosité, il n'y eut jamais pitié ; jamais non plus Bal ? main ne força sa consigne au point de donner : au Captif l'espérance d'une intervention de l'empereur Alexandre. Jamais ces entretiens ne prirent, même de la part des compagnons de l'Empereur, un tour quelque peu intéressant tant que Gourgaud fut à Sainte-Hélène.

Les premières démarches sérieuses furent faites par Bertrand et par Montholon dans les premiers jours d'avril, alors que Gourgaud était embarqué depuis le 14 mars, Balmain en rendit compte dans ses dépêches du 10 avril, du 11 juillet et du 14 août. Pour se soustraire aussi bien aux poursuites indiscrètes des Français qui, pressés par l'Empereur, le relançaient en toutes ses promenades, qu'aux soupçonneuses investigations de Lowe, qui ne lui laissait plus un instant de calme, il s'enfuit au Brésil, espérant qu'a son retour tout serait calmé. Et bien lui en a pris de donner une telle preuve de sa sincérité, car, le 25 septembre, Lord Bathurst transmet à Lord Castlereagh, pour être mis sous les yeux des souverains et des ministres réunis à Aix-la-Chapelle, la copie d'une lettre que Sir Hudson Lowe pense qu'il est désirable d'envoyer au comte de Balmain en reproche de sa conduite, vu qu'il appréhende que les fréquentes entrevues entre le comte de Balmain et les personnes de la suite du Général Buonaparte aient donné au comte une opinion défavorable. Sous cette forme diplomatique, la dénonciation est aussi formelle que possible. A son retour du Brésil, au commencement de novembre 1818, Balmain eût été disposé à renouer des conversations avec les Français, mais, après une explication avec le gouverneur, au début de janvier 1819, il prit le parti d'acquiescer à ses prétentions et rompit avec les Français ; depuis lors, malgré quelques intermittences, quelques tentatives de révolte contre les exigences d'Hudson Lowe, il se désintéressa du prisonnier : Je vais à Plantation House continuellement, écrivait-il le 18 juin 1819 ; on m'y reçoit à bras ouverts ; les dîners, bals et soirées s'y multiplient. Les beaux yeux de Suzanne Johnson avaient opéré la conversion de Balmain, en même temps que les dépêches du comte Lieven lui avaient inspiré la crainte du Seigneur : cela finit par un mariage, comme dans les comédies, et beau-père et gendre s'accordèrent d'autant mieux que le nouveau couple partit pour la Russie dans les premiers jours de mai 1820. Nommé aide de camp de l'empereur on récompense de ses services, Balmain devait, jusqu'à sa retraite, en 1837, jouir des bonnes grâces de son souverain. Il ne mourut qu'en 1848.

Sir George Bingham, lui aussi, était parti en mai 1819, malgré les avantages et le brillant du poste d'adjudant général à Sainte-Hélène. A la vérité, par crainte de querelles avec le gouverneur, il ne paraissait plus guère chez l'Empereur, mais il était toujours dans les meilleurs termes avec les Français, et Lady Bingham, qui était venue le rejoindre, était d'une précieuse ressource pour la pauvre Mme Bertrand.

Celle-ci sortait à peine de la petite maison où elle était confinée ; elle ne paraissait plus guère chez l'Empereur qui, d'ailleurs, passait presque toutes ses journées dans son appartement, vêtu d'une robe de chambre, la tête coiffée d'un madras. Et elle n'avait plus les visites des femmes d'officiers du camp de Deadwood, depuis la terrible histoire entre le lieutenant-colonel Lys ter et le Grand maréchal.

Ce Lyster, que Lowe avait amené avec lui, qui peut-être avait été son camarade de régiment, mais qui depuis longtemps ne faisait plus partie de l'armée régulière, avait été revêtu pour la circonstance des fonctions d'inspecteur de la milice avec le grade local de lieutenant-colonel. Lowe avait imaginé de le placer à Longwood comme officier d'ordonnance, avec un lieutenant sous ses ordres. L'Empereur, auquel on avait rapporté que Lyster avait servi dans un régiment corse à Ajaccio et qu'il ne comptait pas dans l'armée, s'en était indigné et avait fait écrire par Bertrand une lettre des plus fortes au gouverneur. Celui-ci avait fait la sottise de montrer la lettre à Lyster, lequel avait débuté à Longwood en cherchant querelle à O'Meara de la façon la plus grossière. Sur la plainte formée contre sa nomination, Lyster avait envoyé aussitôt au Grand maréchal un cartel où il insultait l'Empereur en même temps que le Grand maréchal dans les termes de la plus basse vulgarité. Bertrand n'ayant point répondu à cette provocation, le lieutenant-colonel Lyster avait redoublé le lendemain par une lettre où il menaçait le Grand maréchal de coups de fouet au cas où il ne lui donnerait pas satisfaction. Bertrand avait envoyé ces cartels au gouverneur avec une lettre dictée par l'Empereur, et, prenant que Lyster avait agi comme le champion et le second de Lowe, il s'était mis à la disposition de celui-ci. Lowe avait dû faire des excuses et ordonner à Lyster de se retirer de Longwood, mais il n'avait donné aucune autre suite à cette surprenante affaire où un inspecteur des milices, en service commandé, avait pris à partie un lieutenant général prisonnier, et avait prétendu, par ses injures, le contraindre à se battre avec lui. Il n'avait point, semble-t-il, envoyé les lettres de Lyster à Lord Bathurst, non plus que la lettre qu'il, avait lui-même adressée au Grand maréchal, et, par amitié pour son ancien camarade de régiment, il avait gravement manqué à son devoir.

A quoi il avait ajouté une lâcheté : il avait saisi cette occasion pour faire entendre que les officiers de l'île — officiers réguliers de l'armée de Sa Majesté — étaient solidaires du lieutenant-colonel Lyster — officier local, que lui seul avait nommé — et qu'ils devaient — eux et leurs femmes — mettre on quarantaine pauvre Mme Bertrand.

Ces tracasseries indignes avaient un objet déterminé. Lowe s'était donné pour but de lasser Mme Bertrand, de lui rendre l'existence à Sainte-Hélène à ce point odieuse qu'elle décidât son mari à la laisser partir, et le Grand maréchal l'eût certainement accompagnée. Que Bertrand partit et tout irait bien.

Mme Bertrand était un être sociable ; elle avait toujours vécu dans le monde, elle avait besoin du monde. Elle s'était médiocrement pliée à obéir au lieu de commander, si bien qu'elle était en réalité assez mal avec l'Empereur, qu'elle le voyait rarement et ne participait pour ainsi dire à rien de ce qui faisait l'unique intérêt de la vie à Longwood.

Elle avait eu la douleur de perdre sa mère, morte à Paris, le 20 octobre 1817, et, lorsque la nouvelle lui en arriva plus de trois mois plus tard, combien elle regretta de n'avoir point exigé que le Grand maréchal tint la promesse qu'il lui avait faite et dont elle avait pris acte solennellement, de ne pas rester plus d'une année à Sainte-Hélène. Au moins aurait-elle revu cette mère dont elle s'était séparée à si grand trouble ; ne fallait-il pas qu'elle fût bien vivement attachée à sa famille anglaise pour que, à ce petit garçon né à Sainte-Hélène, sous les yeux de l'Empereur, le premier Français, comme elle lui dit, qui fût entré dans l'île sans l'autorisation des Anglais, elle donnât le nom de son père, Arthur Dillon, et qu'elle priât. Lady Jerningham d'en être la marraine ? Elle était très Anglaise, n'était, sauf Bouges, entourée que de domestiques anglais, ne parlait qu'anglais aux enfants. Le départ de Lady Bingham, celui de Lady Malcolm, avec laquelle elle s'était liée au point de la charger pour ses parents d'Angleterre de communications tout à fait intimes, l'avaient fort attristée. Elle était constamment malade ; après deux ou trois fausses couches, elle avait mené à bien la grossesse du petit Arthur, né le 9 janvier 1817, mais ensuite, en moins de dix-neuf mois, elle avait eu trois accidents, et à chaque fois elle avait manqué mourir. Elle en demeurait affaiblie aux sources mêmes de la vie. Elle avait peine à se lever, à s'habiller ; très rarement elle sortait, restait presque toute la journée au lit, et cette petite, minuscule maison était emplie du bruit que faisaient ses enfants dont elle était folle, et qui s'élevaient comme ils voulaient. Au moins étaient-ils naturels, intelligents et très vifs. Ils ne craignaient rien et passaient partout ; à présent, ils étaient quatre, terribles : Napoléon, Henri, Hortense et Arthur, qui, pour être le plus petit, pour ne baragouiner qu'anglais, n'était pas le moins hardi.

Il y avait à leur égard, de la part de l'Empereur, un sentiment de fond et, si l'on peut dire, un sentiment de reflet : le sentiment de fond : une tendresse pour les enfants qu'on constate chez lui depuis le moment où l'on a des indications sérieuses sur son caractère ; une sorte de tendresse un peu bourrue, brutale parfois, allant de préférence aux enfants stoïques, durs à eux-mêmes, agiles et vivaces ; le sentiment de reflet : le rappel, la représentation de son fils. Il a une sorte de pudeur à parler de son fils ; il parle de son passé — c'est-à-dire de sa naissance ; il parle de son avenir — des chances qu'il a de régner ; très rarement, presque jamais, de sa situation présente. Son esprit s'en détourne comme d'une épreuve trop pénible. Il ne parle point de lui en niaiserie ; il évite de s'attendrir ; mais, chaque fois que son regard se pose sur un des enfants Bertrand, est-ce que sa pensée n'évoque pas le petit être aux cheveux blonds et aux yeux bleus, l'enfant sans père qui grandit dans ce Schœnbrunn où il n'est plus permis de prononcer le nom de celui qui, par deux fois, y établit son quartier général ? Les jolies tendresses qu'il a avec les enfants Bertrand, et comme il les gâte, comme il se plaît à leur faire plaisir ! Tantôt il recommande à Pierron de reprendre son ancien métier de chef d'office pour fabriquer des bonbons au goût des enfants, les disposer par espèce dans de jolies boites en cartonnage ; tantôt il imagine de percer avec une lardoire les oreilles de la petite Hortense afin d'y passer des boucles d'oreilles en corail, puis d'autres et d'autres ; apprenant comme elle envie son frère Napoléon qui, à l'occasion, fait l'écuyer à sa portière, il lui fait prendre mesure d'un habit de cheval par la femme de Noverraz ; quelques jours après, il la fait habiller en amazone, l'assoit sur le Fringant, et Archambault conduit le cheval à la longe sous les fenêtres de Mme Bertrand. Celle-ci est bien obligée d'en prendre son parti, et, depuis lors, Hortense, comme son frère, fait l'écuyer de Sa Majesté.

Un matin qu'Hortense, habillée d'une robe jaune ; d'une vilaine couleur et d'une vilaine étoile, est venue avec son père dans la chambre de l'Empereur, il lui dit : Tu es bien mal habillée, aujourd'hui. — Sire, répond le Grand maréchal, la robe vient de Sainte-Hélène, et le choix n'est pas grand. — Attends, Hortense, dit l'Empereur, je vais te donner de quoi faire un joli caraco. Et il fait chercher par Marchand un habit de velours cerise, brodé en or et en soie — un des quatre qui, en 1800, ont été offerts au Premier Consul par la ville de Lyon. Nuls mots ne sauraient rendre l'éclat et la douceur chatoyante de l'étoffe, la perfection des broderies de fils d'or et de soie verte et jaune. Il l'a porté, cet habit, le jour de la signature du Concordat et le jour où il visita à Rouen la manufacture des frères Sévenne ; Gérard et Isabey l'ont dessiné. Il le prend, cet habit lourd de gloire, et le met sur les épaules de la petite : Au moins, lui dit-il, avec cela tu seras belle.

Si Hortense est favorisée, ce n'est pas au détriment des autres. L'Empereur imagine, un jour, de mettre au concours la table de multiplication, et Napoléon Bertrand, qui la sait le mieux, a, pour récompense, une montre en or. Tout de même, le préféré est peut-être le petit Arthur : il a voulu défendre sa sœur contre l'Empereur, lors du fameux percement d'oreilles, et l'Empereur s'en est fort amusé. Un bel après-midi, Arthur s'en vient chez l'Empereur et, dans son baragouin anglais, il lui demande un cheval. Dans la journée, il a vu un petit cheval de Java, tout mignon et rare, qu'un habitant de Jamestown avait amené à Longwood, et il meurt d'envie de l'avoir. L'Empereur comprend à moitié et dit à Arthur que le lendemain, au coup de canon de midi, il sera satisfait. Au coup de canon, Arthur court chez l'Empereur, qui dort. Marchand ne voudrait pas laisser entrer l'enfant ; mais, craignant que, à ses cris, l'Empereur ne se réveille, il lui permet de s'asseoir sur un tabouret au pied du lit. L'Empereur, on ouvrant les yeux, voit Arthur qui, sans s'intimider, lui dit que le coup de canon est tiré et qu'il attend son cheval. L'Empereur appelle Marchand et le charge d'acheter le petit java, dont le propriétaire demande cinquante napoléons. Depuis lors, Arthur le monta tous les jours et, avec son Chinois qui le menait par la bride, et sa bonne Betzy, qui le tenait sur son cheval, il venait en grand, équipage se montrer à l'Empereur. Pour compléter son costume, il eût voulu des éperons, et des éperons d'or, et comme il ne douta jamais de rien, — cet amant futur de Déjazet et Rachel, — il s'en vint les demander. Demande les-moi en français, lui dit l'Empereur, et je te les donnerai. Mais la construction d'une telle phrase était hors des moyens d'Arthur, et il eut beau s'y reprendre à dix fois, il y échoua toujours.

C'étaient ces enfants qui l'attachaient surtout aux Bertrand, car la comtesse, le plus souvent malade, ne venait presque jamais chez l'Empereur, et le Grand maréchal, ponctuel en son service comme s'il était au régiment, apparaissait à l'heure précise pour le rapport, se présentait de la même façon, prononçait les mêmes paroles, recevait les mêmes réponses, et, à la même heure, prenait congé avec les mêmes gestes. Lui, disait Lady Malcolm à Lady Jerningham, à qui elle avait été porter des nouvelles de Mme Bertrand, lui est la meilleure espèce d'homme qui puisse être, mais il est le plus déprimé d'esprit de tout le monde ; elle a l'horreur d'être là, et lui, quoique avec grand sentiment pour elle et ses enfants, est attaché de cœur à Buonaparte. C'était cette dépression, résultant à la fois du climat, de l'hygiène, de l'ennui et de la lutte perpétuelle avec sa femme, qui rendait Bertrand d'une société si terne et si médiocrement attrayante.

De plus, il s'était imposé une mission qui ne pouvait manquer de lui donner des apparences de dureté et de raideur. Dans la maison, comme Las Cases et pour d'autres motifs, il représentait l'intransigeance, et, en cela, Hudson Lowe l'avait bien jugé : il était convaincu que l'Empereur ne pouvait, sans se dégrader, céder sur aucun des points où son passé exigeait qu'il se maintint ferme ; il s'était établi le conservateur de l'étiquette ; il veillait à ce que nulle lettre ne sortit de Longwood qui ne fût selon les règles : il n'admettait point que quiconque fût' admis sans en avoir près de lui formé la demande et sans être introduit par lui ; il ne tolérait aucune concession, ne s'abaissait à aucune complaisance ; il se tenait en termes courtois avec les commissaires étrangers, mais il ignorait le commissaire français, et, vis-à-vis du gouverneur, il suivait exactement les ordres de l'Empereur, sans que jamais, par des démarches clandestines, il tentât de séparer la personnalité du Grand maréchal de celle du comte Bertrand. S'il répugnait à transmettre des récriminations sur la vie matérielle qui lui paraissaient peu dignes de son maître et qu'inspirait à d'autres leur goût du confort, nul doute qu'il ne fut d'avis des protestations lorsque la dignité, de l'Empereur était en jeu, et qu'il ne fût pour en élever le ton plutôt que pour l'abaisser. Un officier tel que lui, qui avait pris une part glorieuse aux plus étonnantes victoires de l'armée française, qui avait été gouverneur général d'une grande province, qui avait commandé des corps d'armée, ne pouvait manquer de regarder de haut un officier tel que Lowe, et il ne lui cédait rien. Bertrand n'était point agréable, il ne savait point se rendre courtisan, mais il était vrai et droit ; seul il servait par devoir et non par intérêt ; seul il considérait l'honneur préférablement au plaisir de vivre, aux agréments de la .société et à toutes les aisances qu'on eût pu obtenir, moyennant qu'on portât l'Empereur à des concessions qui, par une pente insensible, l'eussent amené à une suprême et définitive déchéance.

Mais le général Bertrand avait charge d'âmes. Qu'il sacrifiât sa vie à l'Empereur, c'était son devoir, mais avait-il le droit d'y sacrifier sa femme et ses enfants ? Ceux-ci n'avaient, à Sainte-Hélène, aucun moyen d'éducation, ni professeurs, ni livres. En 1817, par la voie ministérielle, le Grand maréchal avait fait demander à son père, lequel avait ses procurations et faisait ses affaires, de bien vouloir lui envoyer, pour ses enfants, les livres de classe nécessaires. M. Bertrand était venu exprès de Châteauroux à Paris pour les acheter et renouveler en même temps la garde-robe de sa belle-fille et de ses petits-enfants. Lorsqu'il avait demandé les autorisations nécessaires pour l'expédition de ces caisses, qui devaient passer par l'administration anglaise des Colonies, le ministre français de la Police l'avait renvoyé au ministre des Affaires étrangères, et celui-ci, M. le duc de Richelieu, n'avait pas daigné répondre.

En 1820, l'ainé des garçons allait sur ses douze ans ; la fille était dans sa onzième année. La comtesse n'avait pas l'exactitude et la patience nécessaires pour instruire elle-même ses enfants ; le général ne les avait pas non plus. Pour une jeune fille, le séjour de Longwood n'était pas sans inconvénients. Arthur, avec ses trois ans, y faisait provision près des soldats qui s'occupaient de lui, de tous les jurons usités dans le bas peuple. La position devenait très difficile. Toutefois, avant d'oser parler à l'Empereur de la nécessité que la comtesse Bertrand conduisit ses enfants en France ou en Angleterre pour leur procurer une éducation convenable, quelles humeurs il dut essuyer ! L'Empereur savait à quoi s'en tenir des désirs de Mme Bertrand, du dégoût qu'elle éprouvait à vivre à Sainte-Hélène, et des plaintes par quoi elle espérait obtenir son départ ; mais.il avait déjà gagné cinq ans, alors que Mme Bertrand n'avait promis de rester qu'une année, et il ne perdait pas l'espérance de retenir encore le Grand maréchal. Le 7 juillet, Lowe fit passer une lettre du Secrétaire d'État aux Colonies en date du 16 mars : ayant appris l'intention où étaient le comte et la comtesse Bertrand de retourner en Europe, Lord Bathurst pensait que la société du général Buonaparte à Longwood serait par suite essentiellement diminuée et qu'il y aurait lieu de saisir la première occasion pour faire connaître au général les dispositions de Sa Majesté de complaire à tous les désirs qu'il pourrait exprimer en faveur de toute personne dont l'arrivée a Longwood serait agréable ; il ajoutait : Si le général Buonaparte préférait on laisser le choix au cardinal Fesch ou à la princesse Pauline de Borghèse, je leur ferais immédiatement une communication à cet effet.

Doit-on penser qu'il y eut eu, à ce moment, demande en règle formée par les Bertrand ou que ce ne fut pas plutôt sur des plaintes exprimées dans une correspondance privée, dont par sa charge il avait eu connaissance, que Bathurst avait pris l'initiative d'une telle démarche ? L'on ne saurait dire que l'Empereur ignorât les projets de Mme Bertrand, mais il ne pensait point qu'elle eut pu, sans prendre ses ordres, en faire l'objet d'une communication au gouverneur ; et c'est en effet invraisemblable. On n'en a pas moins cherché à établir une corrélation entre, cette annonce du prochain départ et une aggravation dans la santé de Napoléon, mais ce fut là l'effort d'une inimitié qui profitait de tout. Ce que l'on peut légitimement penser, c'est que l'Empereur n'avait point réalisé ce départ, si même on admet que les Bertrand eussent, de son aveu, formulé une demande — ce qui semble impossible — et la nouvelle survenant lui causa une vive contrariété. Il eut, avec Bertrand, une longue explication, à la suite de laquelle il fut à peu près convenu que l'on chercherait en Europe quelqu'un qui vînt relever le Grand maréchal. En effet, sur le bureau de la chambre à coucher, je vis, dit Marchand, écrits au crayon, les noms suivants en forme de liste, tels que ducs de Vicence, de Rovigo, Ségur, Montesquiou, Daru, Drouot, Turenne, Arnault, Denon ; c'étaient les mêmes qui devaient être prononcés six mois plus tard officiellement. Jusqu'à ce qu'un de ces personnages consentit à partir et arrivât à Sainte-Hélène, des années auraient passé.

Très vite, d'ailleurs, on se restreignit à ce que la comtesse partit seule ; mais, là encore, l'Empereur ne renonçait pas au jeu. Lorsque le bâtiment sur lequel elle devait s'embarquer fut dans le port, l'Empereur trouva de grandes difficultés : La comtesse Bertrand, dit-il, serait fort embarrassée en France ; elle y serait dans une faussé position vis-à-vis du gouvernement. Il en résulterait les inconvénients les plus graves : que si le général voulait absolument envoyer sa femme et ses enfants en France, il fallait qu'il les conduisit lui-même, et, alors, qu'il donnât le temps de faire venir un de ses anciens serviteurs pour le remplacer pendant son absence. Il prenait ainsi à bon marché des apparences de générosité. C'est moi, dit-il à Marchand, qui engage Bertrand à accompagner sa femme en Europe pour aller mettre ordre à ses affaires qui, s'il n'y allait pas, pourraient bien en souffrir.

Bertrand ne fut point dupe ; il trouvait naturel que l'Empereur voulût le garder, et quels que fussent, dans son intérieur, les reproches qu'il eût à subir, il se soumit ; il obligea sa femme à rester, mais il demanda, ce qui fut accorde, que si, dans une année, il n'y avait pas de changement dans la situation des choses, l'Empereur lui accordât un congé de neuf mois, temps qui lui paraissait suffisant pour aller, en Angleterre, pourvoir à l'éducation de ses enfants et revenir. Le général priait Sa Majesté de se rappeler que, s'il s'éloignait de Sainte-Hélène, c'était contre son gré et sur les indications de l'Empereur, lui-même.

Pourtant, nul n'eût eu de meilleures raisons pour partir. Il venait d'apprendre la mort de son père, décédé à Châteauroux au mois de mars 1820. Il avait à recueillir une belle fortune territoriale bien administrée, mais qu'il devait partager avec son frère Bertrand-Boislarge et son neveu Duris-Dufresne. Celui-ci était mineur ; le Grand maréchal, condamné à mort par contumace, était mort civilement. Le fisc, légalement, pouvait intervenir, exiger la vente des immeubles, le ruiner et ruiner ses enfants ; n'importe, il resta.

Si l'Empereur ne parut pas lui en vouloir d'avoir pensé à faire partir sa femme, — et ce ne fut qu'une apparence, — il se détacha complètement de Mme Bertrand : il ne vint plus, comme il on avait pris l'habitude depuis qu'il avait renoncé à son travail, s'asseoir chez elle durant des heures, causer avec elle et regarder les enfants ; il ne lui demanda plus de monter dans la calèche et de faire avec lui le tour de l'enceinte ; la rupture fut complète. Il ne consentit à la revoir que quelques jours avant sa mort.

Avec Bertrand, il traita à diverses reprises la question, mais chaque fois avec une irritation croissante. Bertrand lui-même, disait-il à Marchand, ne voit pas que, si je le laisse conduire sa femme en Europe, il ne me retrouvera plus à son retour. Et il balançait alors s'il ne devait pas faire pour Mme Bertrand ce qu'il avait fait pour Mme de Montholon. Sans doute ; mais tandis que celle-ci arrangeait les affaires de son mari, celle-là, par son laisser-aller, dissiperait la fortune de ses enfants. Bertrand sont chaque jour s'éloigner la bienveillance de son maître : son cœur s'en attriste, mais son dévouement reste pareil ; au dedans, de plus en plus agité et nerveux, de plus en plus calme et froid en dehors, il cache sous ce silence une des plus nobles âmes qu'on puisse rencontrer ; et comment ne pas plaindre poor Mme Bertrand ! comme dit Lady Jerningham ?

Ailleurs, on en prend plus à son aise. Lorsque, à la fin de 1820, Bertrand fait avec l'Empereur cette sorte de convention, il y a près d'un an et demi que Mme de Montholon a quitté Sainte-Hélène. Vers le début de l'année 1819, elle a annoncé qu'elle était atteinte d'une maladie de foie fort grave, et qu'elle devait aller prendre les eaux en Europe. Il s'agit, disait-elle, de vie ou de mort ; sans doute, vécut-elle trente ans encore, mais les médecins se trompent à moins. Elle avait d'ailleurs bien des affaires à régler en France ; le partage de la succession de sa mère, Mme Vassal, et surtout la liquidation des dettes de son mari. Enfin, elle avait laissé derrière elle deux enfants : Edouard, qu'elle avait eu de son mariage avec M. Roger, et Charles qu'elle avait trouvé trop petit pour l'emmener ; elle allait les rejoindre avec les autres : Tristan, né en 1812 ; Napoléone, née à Sainte-Hélène le 18 juin 1816, et Joséphine, née le 26 janvier 1818. Tous ces motifs sont plausibles ; mais Mme de Montholon est-elle donc si maternelle où si malade ? Quelles raisons si pressantes à ce départ qui annonce à l'Empereur celui de Montholon et l'en menace directement ? Montholon est-il si inquiet de la santé d'une femme que, dans ses lettres, il parait adorer ? Se préoccupe-t-il des consultations qu'elle devra prendre, des régimes qu'elle devra suivre ? S'étonne-t-il lorsqu'elle lut rond compte que, refusée en Angleterre et débarquée à Ostende en septembre, elle ne va ni à Spa, ni à Aix-la-Chapelle, ni nulle part pour prendre les eaux dont elle a un si urgent besoin ? Point du tout, mais, a chacune de ses lettres, — ces lettres qu'il remet tout ouvertes à Hudson Lowe, qu'il laissé peut-être voir à Napoléon, si curieux de tout ce qu'on écrit, — il presse sa femme de lui trouver un remplaçant ; il n'annonce nul esprit de retour ; c'est un départ définitif qu'il prépare ; c'est d'un tel départ qu'il menace l'Empereur. Les démarches qu'il indique sont-elles sérieuses ? Où trouve-t-on des traces que Mme de Montholon se soit adressée à qui que ce soit, hormis — et combien tardivement ! — à Planât qui, depuis cinq ans, depuis qu'il avait quitté l'Empereur sur le Bellérophon, s'offrait avec une constance d'autant plus méritoire qu'il avait été plus souvent rebuté, et peut-être à Casimir Bonjour, lequel, à la place qu'il prétend lui avoir été proposée, dit avoir préféré l'éventualité qu'on jouât aux Français une de ses pièces ! Mais Planat, qui fut capitaine ou, tout le plus et tardivement, chef d'escadron ; Bonjour, qui n'est rien qu'auteur sifflé, sont-ce là des personnages pour remplacer le marquis de Las Cases, comte de l'Empire, chambellan de Sa Majesté et conseiller en son Conseil d'État ; le baron Gourgaud, premier officier d'ordonnance ; le générai comte et marquis de Montholon, ancien chambellan et ministre plénipotentiaire ? En vérité, cette négociation unique est pour prouver que Montholon n'a guère l'idée de quitter avant d'avoir tiré de la situation ce qu'elle peut rendre.

La place est bonne : à Sainte-Hélène, il n'y a d'ostensible qu'un traitement de 2.000 francs par mois ; cela serait médiocre, mais l'on ne saurait douter que l'Empereur ne l'ait gratifié de sommes très importantes, antérieurement a 1818 ; sans ajouter une foi entière à ce qu'affirme Gourgaud, on doit en tenir compte ; son envie a du l'éclairer. A partir de 1818, on trouve une traite de 3.000 £ (75.000 francs) sur le roi Joseph, payable pour le comte de Montholon au sieur Bertrand, notaire, demeurant rue Coquillière ; lors d'u départ de Mme de Montholon, le brevet, en date du 15 juin 1819, d'une pension de 20.000 francs par an, payable par le prince Eugène, à raison de 10.000 francs à la fin de juin et autant à la fin de l'année ; un bon on date du 28 juin, d'une somme de 6.000 £ (150.000 francs) payable par le roi Joseph ; enfin, sur lettre du général Bertrand, un bon d'une somme annuelle de 24.000 francs, payable par Madame mère. Montholon ajoute à ces' diverses remises les 24.000 francs qu'il reçoit annuellement de l'Empereur, et celui-ci se charge de pourvoir à toutes ses dépenses à Sainte-Hélène. Il y pourvoit, en effet, mais il n'a point pourvu aux dettes, qu'elles soient de Monsieur ou de Madame : il y en a pour 900 à 1.000 livres (22 à 25.000 francs), à Jamestown, et, & la mort de l'Empereur, les créanciers ne se décideront qu'à grand'peine à laisser s'embarquer leur débiteur.

Est-ce une telle source de bienfaits qu'on tarit volontairement, alors qu'en France on serait aux expédients ? Par Bouges, le domestique venu de France retrouver le général Bertrand, le marquis de Sémonville a fait dire à son beau-fils de ne jamais quitter l'Empereur ; que, cela étant, tout serait sauvé ; qu'au cas contraire, tout serait perdu. A partir de 1820, Montholon entretient constamment le commissaire de France, le marquis de Montchenu, avec lequel il s'est mis en confiance et duquel il se sert pour d'obscurs desseins, des immenses trésors que l'Empereur possède et qu'il lui léguera. Il se croit certain que l'Empereur donnera au moins deux millions à Tristan et deux millions à Napoléone : c'est l'Empereur qui le lui a dit, et il s'empresse de l'écrire à M"0'de Montholon. C'est cette fortune qu'il abandonnerait à celui qui viendrait le remplacer, car il est bien sûr que, parti, il serait rayé du testament ou n'y serait inscrit que pour une misère ?

Pourquoi serait-il venu à Sainte-Hélène, s'il s'en allait ainsi les, mains vides ? Comme on trouverait bien mieux dans la réalité de son caractère qu'il tînt l'Empereur sous la continuelle menace d'un départ, et que, par là, il parvint à augmenter sa part aux dépens des Bertrand, que leur caractère écarte de toute intrigue. Et c'est lui-même qui en fournit la preuve par un ancien testament que l'Empereur avait confié au Grand maréchal, qu'il redemanda, dit Montholon, le 7 avril 1821 ; qu'il brûla, mais dont subsista une note, Napoléon avait, sur les six millions qu'il croyait lui appartenir, disposé de 750.000 francs en faveur des Bertrand, de 600.000 francs on faveur des Montholon. Par son testament officiel, il lègue a Montholon deux millions sur les fonds confiés à Laffitte ; par le codicille du 16 avril, 50.000 francs sur l'argent comptant qu'il possède ; par le codicille du 24 avril (Italie), 100.000 francs ; par l'autre codicille du 24 avril (Marie-Louise), 100.000 francs — au total, 2.250.000 francs. Et Bertrand n'aura plus que 500.000 francs par le testament, 50.000 francs sur l'argent comptant, 200.000 francs sur le codicille d'Italie, 200.000 francs sur le codicille Marie-Louise, 950.000 francs. — Les deux codicilles du 24 avril sont singulièrement hasardés, l'Empereur le sait à merveille, et, c'est, d'un côté, 2.050.000 francs qu'il donne contre 550.000 francs de l'autre. Nulle preuve aussi topique. Par-dessus les autres avantages que Montholon a pu en tirer, c'est 1.500.000 francs, et, vis-à-vis de Bertrand, qui, par son rang, son Age, son grade, ses dignités, devrait se tenir assuré du premier rang, une supériorité établie par les termes des dispositions, par des commissions d'extrême confiance, au point que, quoique nommés au même titre que Montholon pour l'exécution du testament, Bertrand comme Marchand, crurent devoir s'effacer, ce qui entraîna des conséquences déplorables et amena une fois de plus le Grand maréchal à montrer son désintéressement et sa générosité.

 

***

 

On peut dire que, plus l'Empereur se sentait malade, plus il se cramponnait à l'espoir que Montholon ne l'abandonnerait pas, que, si Bertrand partait, quelqu'un au moins qui n'aurait pas figure de domestique recevrait son dernier soupir. Le débarquement du chirurgien et des prêtres que lui avait envoyés le cardinal Fesch, sans les accréditer par un mot, sans les charger d'aucune mission, l'avait peiné profondément. Il s'était senti encore plus abandonné. Quoi ! L'on avait le moyen de lui fournir pour compagnons un homme de science et un homme de foi ; l'on pouvait soulager son corps, distraire son esprit, amuser son imagination, procurer à sa misère Tunique consolation, et voilà quels hommes oh lui envoyait pour vivre avec lui, l'entretenir et le soigner physiquement et moralement ! Si habitué qu'il fut à l'ineptie de Fesch, cette fois il ne comprenait pas. Personne ne pouvait comprendre ni ce choix, ni ce retard de plus d'une année, — demande d'un prêtre formée le 22 mars 1818, autorisation d'envoyer un prêtre et Un médecin donnée le 10 août 1818 ; départ de la petite caravane à la fin de février 1819 ; arrivée a Sainte-Hélène le 20 septembre, après treize mois ! On eût dit qu'il avait choisi à dessein ces trois Corses pour figurer, en face du Corse génial, ce que la Corse pouvait fournir d'ineptie, d'intrigue et d'ignorance : un vieillard qui, lorsque l'apoplexie ne le rendait pas muet, bredouillait alternativement en espagnol et en italien ses campagnes ecclésiastiques au Mexique et semblait tout ignorer d'un autre hémisphère ; un jeune prêtre qui, si vraiment comme on l'a dit, il avait étudié au séminaire de Saint-Sulpice et dans un séminaire romain, donnait la plus fâcheuse idée de l'instruction qu'on y recevait, mais qui du moins était dévoué et croyant ; enfin, un terrible homme, affolé de vanité, d'ambition et de lucre, non pas mal élevé, car la rusticité parfois a du bon, mais audacieux, familier et se tenant égal à tous, sinon supérieur : une étonnante idée de soi que complétaient une ignorance tranquille et un imperturbable aplomb.

Cet homme, dès son arrivée à Sainte-Hélène, semble avoir été convaincu par Lowe que l'Empereur n'est point malade et que sa maladie est politique. Alors, chaque fois que l'Empereur dit qu'il souffre, il prend un air entendu, sourit en connaisseur, car il n'a garde de le contrarier, mais il sait ce que parler veut dire : ce n'est pas lui qu'on prend pour dupe. L'attitude qu'il adopte vis-à-vis de son malade, inconvenante en toute occasion, est ici odieuse : elle a peut-être une excuse, l'incapacité où il est de reconnaître la maladie. Il recommande l'exercice, mais l'Empereur a naturellement le dégoût de l'équitation, l'horreur de ces promenades qui lui font mieux juger l'étroitesse de sa prison ; et quel exercice alors ? Sans doute, plus tard, essaiera-t-il de la bascule, mais dans les derniers temps, et faudra-t-il l'abandonner presque aussitôt ; il y a le jardinage, et s'il est vrai qu'Antommarchi, comme il s'en vante, ait été pour quelque chose dans le goût qu'y prit l'Empereur, on pourrait lui en être reconnaissant ; mais l'idée ne vint-elle pas de Napoléon lui-même ? L'Empereur, dit Marchand, depuis quelque temps, parlait d'agrandir les jardins qu'il avait sous ses fenêtres ; il sentait le besoin de se préserver, par un mur de gazon élevé, des vents alises ; non seulement il y voyait un moyen de distraction pour lui et la colonie, mais il y trouvait aussi l'avantage de repousser de la maison le cordon de sentinelles qu'on y posait chaque soir à neuf heures. Antommarchi donc n'imagina rien, mais il encouragea l'Empereur à persévérer, et, comme toute la colonie, il prit sa part de l'entreprise.

Dès que Pierron, le maitre d'hôtel, eut acheté en ville bêches, pelles, pioches, brouettes, et que chacun fut armé, — l'Empereur même, mais il se servait de son râteau et de 4 sa bêche comme de cannes, — on commença, du côté sud, à élever un talus gazonné ayant neuf pieds de largeur à la base et quatre-vingts pieds de développement. Tous les matins, à la pointe du jour, le valet de chambre, de service, averti par une pierre que l'Empereur jetait dans la persienne de sa chambre, allait éveiller tous les habitants de Longwood : Montholon, les prêtres, le médecin, les domestiques, français, anglais ou chinois. L'Empereur, vêtu — comme Saint-Denis et Noverraz — d'une veste de nankin sur le col de laquelle était rabattu le col de la chemise, et d'un pantalon de même étoile, chaussé de pantoufles rouges, coiffé d'un chapeau de paille a larges bords, dirigeait le travail et le surveillait, on compagnie de Montholon et de Bertrand, lequel n'arrivait guère avant huit heures. Il essaya même de manier la pioche, mais les ampoules l'obligèrent à y renoncer. A dix heures, on quittait le travail et Napoléon déjeunait dans un bosquet d'orangers de l'un des petits jardins. Montholon, régulièrement, déjeunait avec lui ; parfois Bertrand ; le docteur et les prêtres, rarement : c'était là leur pourboire ; médiocre au surplus. Le déjeuner impérial se composait d'un potage, d'un plat de viande, — poulet, gigot ou poitrine de mouton grillée, — d'un plat de légumes et de café. L'Empereur restait volontiers à table et causait ; lorsqu'il rentrait à la maison, souvent il se couchait ; de deux à trois, il prônait son bain, il dictait ou il causait avec l'un des généraux qu'il avait fait demander ; s'il se sentait bien, il faisait sa toilette en grand et s'habillait : veste et culottes blanches, habit de chasse vert, sans les boutons dorés, mais avec la plaque de la Légion ; bas de soie et souliers à boucles d'or, chapeau d'uniforme, pas d'épée. A quatre heures, il ressortait, inspectait ce qu'avaient fait les Chinois, s'amusait à arroser au moyen d'une petite pompe sur roues. Il attrapait ainsi l'heure de son dîner ; en sortant de table, il montait en calèche avec Montholon, quelquefois avec Bertrand. Quant à Mme Bertrand, jusqu'en juillet 1820, il venait souvent lui faire une visite, mais ensuite, il ne la vit plus.

Ces travaux du jardin avaient si bien réussi à la santé de l'Empereur que, lorsque le programme eut été rempli, à la fin de décembre 1819, l'on s'ingénia a en suggérer d'autres, encore plus intéressants. Pour amener autour de l'habitation l'ombre que demandait l'Empereur, on transporta de vieux arbres avec des mottes qui demandaient la force de vingt hommes, surtout des chênes, arbres qui, à Sainte-Hélène, s'élevaient peu, mais étendaient leur branchage comme les pommiers en France. Plusieurs réussirent, un surtout, qu'on appela le chêne de l'Empereur, et sous lequel on servait souvent le déjeuner. Des arbres fruitiers, en particulier des pêchers, furent transplantés, prirent, parfaitement et donnèrent des fruits dès la première année.

Ce ne fut rien encore auprès des travaux d'hydraulique. Moyennant des dépenses considérables, les Anglais avaient établi, au Pic de Diane, un réservoir immense d'où l'eau était amenée, par des conduites, au camp et a Longwood. A Longwood, elle était recueillie dans un réservoir élevé a quelques pieds de terre et d'où l'on pouvait la conduire dans toutes les parties du jardin ; l'Empereur imagina d'étager des bassins reliés par dés conduites a découvert ; il en traça minutieusement tes plans sur le terrain, et, au bord d'un de ces bassins, il fit placer une grande volière dans le style chinois. De la terre extraite pour creuser ces bassins, on fit une masse circulaire qu'on arrangea en gradins garnis de gazon et destinés à être plantés de fleurs et de rosiers ; mais cette sorte d'amphithéâtre, placé à la hauteur de la véranda, interceptait la vue du potager et gênait la communication. L'Empereur fit percer une sorte de tunnel dans ces terres rapportées, y établit une espèce de grotte circulaire, munie de portes vitrées, revêtue en bois peint à l'huile et traversée par une large rigole on bois qui amenait l'eau des bassins du jardin au potager. Il venait souvent s'asseoir dans cette grotte. Au bassin du milieu, le chef de cuisine, Chandelier, était parvenu, au moyen d'un tuyau de plomb, à appareiller une petite gerbe d'eau. On ne la faisait jouer que quand l'Empereur sortait. Et c'étaient là ses fontaines jaillissantes, à lui qui avait eu Saint-Cloud, Versailles et les Tuileries. — C'était ridicule à ce compte, cette petite gerbe, mais ces gens avaient fait de leur mieux, ils s'étaient ingéniés, imaginant le distraire, ne sachant comment lui plaire ; c'étaient de petites gens, humbles.

Ils étaient fiers parce que leur maître paraissait satisfait et que, tout ce qui se passait à Longwood faisant l'unique conversation de l'île entière, quiconque pouvait saisir quelque prétexte, venait voir le travail des Français, Ainsi, par une étrange indiscrétion, Miss Johnston, la belle-fille de Lowe, s'introduisit crânement dans le jardin, où elle rencontra Montholon ; elle lui annonça qu'elle venait visiter Longwood et qu'e.lle désirait infiniment voir l'Empereur. Elle était très jolie : Montholon lui offrit le bras, la promena partout et finalement la mit en face de Napoléon, qui se promenait dans un long berceau couvert de feuilles de la Passion, qu'il affectionnait. L'Empereur fut charmé de ce jeune visage, dit quelques mots polis, fit servir des sucreries et, de sa main, cueillit une rose qu'il offrit à la demoiselle.

Ce n'était pas seulement aux jardins que s'employaient les serviteurs de l'Empereur. Celui-ci, s'il était simple en ses goûts, éprouvait une sorte d'horreur physique au contact de tentures ou de tapis malpropres. C'était le cas dans ses deux chambres à coucher où la tenture de nankin était pourrie par l'humidité des murs et où le tapis était rongé par les rats. On lui proposa diverses solutions, mais il répugnait à laisser des ouvriers anglais entrer dans son appartement intérieur et il ne se décida à autoriser le changement que lorsque Marchand lui ont garanti que tout se ferait par les gens de la maison : nettoyage des murs sur lesquels on colla du papier blanc, relèvement des châssis, d'où l'on enleva la vieille tenture de nankin pour la remplacer par une tenture de mousseline ; nettoyage et vernissage des meubles, blanchiment des plafonds ; tout fut fait par ses valets de chambre aidés de quelques Chinois. La mousseline rayée, tondue largo sur des cordons passés, haut et bas, dans des coulisses, se trouva former des tuyaux d'un effet gracieux ; une petite draperie froncée, de même étoffe, cacha la coulisse du haut, celle du bas reposant sur la plinthe : en deux heures, on pouvait changer la tenture dont on avait un double. On mit aux deux petits lits de campagne des rideaux neufs, de soie verte ; on dévissa les boules des colonnettes du lit et du couronnement et l'on y adapta les aigles mis en réserve lorsqu'on avait brisé l'argenterie. Les tableaux furent replacés : chacun s'était ingénié, le Grand maréchal avait envoyé un petit cartel en cuivre doré et un buste du Roi de Rome enfant qu'on plaça sur la cheminée. Quand l'Empereur pénétra dans la chambre, deux pastilles d'Houbigant brûlaient dans la cassolette ; la lumière douce du flambeau couvert éclairait joliment les murs : Ce n'est plus une chambre, dit-il, c'est le boudoir d'une petite maîtresse. Il fallut tout aussitôt s'occuper de la seconde pièce. L'Empereur avait à Sainte-Hélène, a écrit Marchand, deux petits lits de campagne ; la nuit, il allait de l'un a l'autre on passant d'une pièce dans une autre ; il m'avait dit plusieurs fois que, s'il tombait malade, ces lits seraient trop étroits ; le comte de Montholon on avait un en cuivre doré qu'il avait acheté on ville ; il nie le proposa pour mettre dans la seconde chambre... Des rideaux verts furent achetés pour ce lit. J'avais dans la toilette de l'Empereur des dentelles et un large point d'Alençon, j'en fis garnir le couvre-pied et je fis garnir aussi la taie d'oreiller de dentelles, ce lit ne devant on réalité être qu'un lit de parade. Une glace, de quatre pieds de haut sur trois et demi de largo, et deux petites bibliothèques complétèrent l'ameublement. L'Empereur parut fort satisfait ; seulement, à son coucher, il dit à Marchand : Je ne veux pas que Montholon se prive de son lit, il faudra le lui rendre. La nuit, selon son habitude, il changea de lit, se mit au-lit de cuivre et s'y trouva très mal couché. Toutes ces dentelles, dit-il à Marchand, le lendemain matin, sont bonnes pour Madame la maréchale, et il fit remplacer le beau lit par son second lit de campagne.

Ces attentions plaisaient à l'Empereur, auquel elles fournissaient un semblant d'occupation. Ainsi avec Fontaine et Desmazis, Duroc et David s'occupait-il de l'ameublement des Tuileries, de Compiègne ou de Fontainebleau ; de même avec les chefs de service faisait-il ses comptes pour quelques shillings comme jadis pour des millions ; sans doute comptait-il avec M. de Montholon ; certainement il comptait avec Gourgaud et l'on a le livre de son maitre d'hôtel Pierron avec les additions refaites de sa main et le change des monnaies établi ; on a le livre de son valet de chambre, Marchand, dont il a fait son trésorier et qui cherche à économiser sur le courant des dépenses pour augmenter de quelques milliers de francs la caisse de réserve : ainsi, jadis, avait-il, en rognant sur les dépenses de la Maison, mis de côté ce trésor de trois cents millions avec lequel, durant la Campagne de France, il soutint la défense nationale. Ainsi le trouve-t-on pareil dans les grandes choses et les petites, et son caractère n'a pas plus de variation que ses habitudes. Dans ce microcosme on étudie de plus près celles-ci et celui-là et l'on saisit plus exactement certaines façons qu'il a de penser et d'agir.

 

***

 

L'Empereur n'admet point que les quatre grands événements de l'existence humaine s'accomplissent sans l'intervention de la religion et l'assistance du prêtre. C'est lui qui, aussitôt après la mort de Cipriani, a réclamé, pour ne pas mourir comme un chien, un prêtre catholique ; le prêtre, les prêtres que Fesch a choisis sont stupides, mais ils sont des prêtres et, parce qu'ils sont des prêtres, ils sont en mesure de faire pour lui ce que nul homme ne saurait faire.

Cela peut surprendre seulement ceux-là qui, différant de race, d'atavisme et de religion avec les Latins catholiques, jugent ceux-ci à leur mesure. Napoléon n'avait jamais fait profession d'incrédulité ; il avait une horreur prononcée contre l'athéisme. C'est la maladie à craindre, disait-il, et il la combattait même avec des arguments peu convaincants ; déiste sans conteste, il ne répugnait point à la solution catholique : on ne trouverait pas de lui un acte ou une parole par quoi il ait contesté un dogme. Il avait un atavisme exclusivement catholique ; dans les deux lignes de sa famille, il avait des prêtres ; sa mère était très pieuse, elle était devenue dévote. Il avait eu une enfance catholique, une éducation catholique. Qui dira par quels liens mystérieux et secrets, l'homme reste attaché à la religion de ses ancêtres, à la religion que sa mère lui a enseignée, dont, avec ses premières paroles, il apprit à balbutier les prières ? Ce qui le tient peut n'être ni la connaissance, ni l'intelligence de la religion, ni la foi, mais c'est sa vie même et la vie de tous les siens ; ce sont eux qui s'éveillent en lui quand il entre dans certaines églises, qu'il entend certains chants, qu'il perçoit certaines odeurs : cela sans doute est physique, par des côtés ; de cet extérieur des choses à leur substance comme le pas est vite franchi ! Ne l'a-t-il pas fait ? Il y a une religion dans laquelle ont vécu ses ancêtres, dans laquelle il est né et il a été élevé, une religion qui revêt le déisme et la croyance à l'immortalité de l'âme, de son culte traditionnel, de sa noblesse liturgique, de la mystérieuse poésie de ses exorcismes sacramentels ; il l'estime la meilleure et il n'a aucun doute à cet égard, puisque, entre elle et la protestante que tant de gens si hardis et si remuants avaient prétendu qu'il imposât à la nation, il l'a choisie ; il l'a restaurée ; il a assuré le sort matériel de ses prêtres ; il lui a accordé, sinon des privilèges politiques, du moins des honneurs et des exemptions civiles ; il s'est efforcé de la préserver par ses lois du péril de n'être plus nationale ; il a, par sa présence assidue à la messe dominicale et par son attitude durant l'office, marqué une adhésion que ceux-là seuls discutent qui se révoltent à ridée d'entrer dans une église et d'y participer à certains gestes traditionnels. A l'heure où il devra donner des preuves plus efficaces de sa confiance en l'Église catholique, il n'y manquera point, mais, en attendant cette heure, n'est-il pas des détails qu'on peut relever ?

Les abbés Buonavita et Vignali ont apporté à Sainte-Hélène une malle contenant des ornements d'église et des habits sacerdotaux d'une très grande beauté et ils disent chaque dimanche la messe dans le salon sur une table quelconque. L'Empereur décide que la salle à manger, dont il ne se sert plus, sera convertie en chapelle d'une façon permanente et qu'il mangera dorénavant dans le salon. Il s'agit que la chapelle soit digne de l'Empereur ; tout Longwood se met à la besogne ; Noverraz, aidé d'un menuisier chinois, élève un autel sur deux marches ; Pierron, qui, dans son métier d'officier, a appris à cartonner, fait un très beau tabernacle or et blanc pour placer le Saint-Sacrement ; Marchand et Saint-Denis garnissent le mur du fond et six pieds en retour sur le côté, d'une draperie de satin rouge qui se détache du plafond et est relevée par des patères dorées ; un tapis de velours vert avec un N couronné, en galon d'or, et des N plus petits dans les coins couvre les marches de l'autel et s'étend jusqu'au prie-Dieu de l'Empereur. Les galons manquaient pour les couronnes, et les serviteurs tenaient absolument que tous les N eussent leur parure impériale. M. de Montholon retrouva fort à propos dans ses malles, sa veste-uniforme d'aide de camp du prince vice-connétable ; les galons n'y manquaient point, et l'on en tira, outre quatre couronnes pour le tapis, une grande croix pour le soubassement de l'autel, lequel fut couvert d'une nappe ornée de larges guipures et de dentelles anciennes. Sur une petite estrade, des deux côtés du tabernacle que surmontait une croix d'ébène avec un beau christ d'argent, on plaça des girandoles d'argent a six branches et des vases de porcelaine de la Chine, que l'on garnit des plus belles fleurs du jardin. Le dimanche suivant — car tout a été fait en secret, dans une seule semaine — à midi, on ferme soigneusement la porte par où seulement la pièce était éclairée, on allume les bougies des candélabres ; et l'on pose des lampes à globe sur des consoles des deux côtés de l'autel. Au-devant, se tient l'abbé Buonavita, revêtu de ses plus beaux ornements, assisté de l'abbé Vignali et du jeune Bertrand qui fait l'enfant de chœur. Derrière le fauteuil impérial, la petite colonie s'est groupée dans l'ordre hiérarchique. L'Empereur entre suivi du Grand maréchal et de M. de Montholon et vient se placer devant son prie-Dieu. L'abbé Buonavita le salue comme le saluait le Grand aumônier dans les chapelles impériales et commence la messe. Ce jour-là, à Sainte-Hélène, il y eut des cœurs en joie et, de cette petite chapelle où se sont ingéniés, en leur simplicité, des braves gens, se dégage une effusion tendre vers la Patrie comme vers le Culte qu'ont pratiqué les ancêtres. Et l'Empereur n'est point le dernier à l'éprouver ; il veut participer à l'ornementation de la chapelle, il donne des dentelles pour garnir les nappes et les aubes, et fait présent à l'abbé d'aubes en batiste. Tous les dimanches, il est fidèle à ce cérémonial ; lorsque sa santé décline, il entend la messe de son lit, la porte de sa chambre étant entr'ouverte ; il n'y, manque point jusqu'à son dernier jour.

L'exercice qu'il avait pris et l'occupation que lui avait donnée le terrassement des jardins l'avaient entretenu, jusque vers le mois de juillet 1820, dans un état physique qui pouvait faire illusion. L'air lui avait fait assez de bien pour qu'il pût même tenter des promenades à cheval ; et Lowe, pour lui faciliter les moyens de reprendre ainsi quelque activité, avait de lui-même étendu les limités où l'Empereur pouvait aller sans être accompagné. Il s'imaginait que, de la sorte, sa santé s'améliorerait tout à fait et il pouvait s'entretenir dans cette croyance qu'avait répandue Gourgaud, puisque telle était l'opinion d'Antommarchi, lequel n'avait pu manquer de la professer à Jamestown et peut-être à Plantation. Sans doute, Napoléon avait paru fatigué la première fois qu'il était sorti, mais n'avait-il pas perdu l'habitude de tout exercice, de l'équitation en particulier, et ne fallait-il pas qu'il s'y remit ?

En réalité, aucun de ceux qui entouraient l'Empereur ne montrait d'inquiétude sérieuse au sujet de sa santé : le Grand maréchal, quelle que fût sa faiblesse pour sa femme ; n'eût point envisagé une absence qui, à la vérité, ne devait être que dé neuf mois — mais sait-on jamais ? — s'il avait eu des craintes. Montholon même n'eût point appuyé avec cette cruauté sur son départ, s'il eût pensé que la maladie de l'Empereur eût un caractère alarmant.

En l'absence de tout témoignage valable, il faut se tenir à des indices. Durant les premières années du séjour, l'affection que l'Empereur a ressentie du côté du foie a été relativement bénigne et elle eût cédé à un traitement raisonné, à une cure d'eaux appropriée, ainsi qu'il était arrivé à Madame qui, elle aussi, avait eu des inquiétudes de ce côté. Que cette affection se fut aggravée par l'absence d'exercice,. par une hygiène détestable, par des médicaments contre-indiqués, cela est vraisemblable, mais elle n'eût point inspiré des craintes pour la vie de l'Empereur. Ce n'est point à cette maladie qu'il devait succomber, mais à une autre.

On a voulu faire remonter cette seconde maladie au mois de juillet 1820, de façon à établir un rapport avec l'annonce par Lowe du départ de Bertrand ; cela est absurde. Tout au plus, peut-on penser que la nouvelle amena une crise de foie, comme le fait une contrariété vive sur tout être atteint de cette affection ; mais cette crise céda rapidement. A la fin du mois, Napoléon reprit un semblant d'activité qu'il garda pendant le mois d'août et la première moitié de septembre. Alors, ses forces diminuent, le moindre exercice le fatigue, l'air même lui fait du mal. Il prétend lutter : il monte à cheval, il veut jouir des libertés que Lowe lui a données, se promener hors de l'enceinte : il rentre extrêmement fatigué, est obligé de prendre le lit : il ne supporte plus la calèche qu'à grand'peine. Pourtant, il ne sent pas encore qu'il soit si profondément atteint ; ce qu'il croit une indisposition, le résultat de son inactivité prolongée, se dissipera, il en est convaincu, par du mouvement, de la distraction, une bonne fatigue ; et, le 4 octobre, il imagine une excursion à Sandy-Bay, chez Sir William Doveton ; Bertrand, Montholon, tout le monde l'accompagnera ; on emportera le déjeuner, un bon déjeuner au champagne. C'est loin ; l'Empereur, dont l'appétit s'est éveillé, mange un peu plus que d'habitude, boit trois flûtes de Champagne ; au retour, il est recru de fatigue, il atteint à grand'peine la route où stationne la calèche : il se met au lit, avec un très violent mal de tête. Désormais, seulement un peu de marche dans le jardin ou quelques tours de calèche ; le lit et des bains prolongés de deux et trois heures à haute température. Certains symptômes de décadence apparaissent. Il a peine à supporter la grande lumière ; il entend. mal ; il a des vertiges. Lorsque la constipation, qui est obstinée, cède aux lavements, un affaiblissement extrême. Antommarchi propose de placer des vésicatoires aux deux bras. L'Empereur refuse : Pensez-vous, dit-il, que M. Lowe ne me martyrise pas assez sans que vous vouliez en avoir votre part ? Enfin, devant les instances du Grand maréchal et de Montholon, le 15 octobre, il cède et livre ses deux bras : mais, Antommarchi ne sait pas poser un vésicatoire : il ignore qu'on y donne une forme, ronde ou ovale, et qu'on doit raser la place où on l'applique. Il coupe donc ses deux vésicatoires en carré, les met sur les bras et va se promener à la ville. L'Empereur, resté au lit, gêné et agacé, fait demander à plusieurs reprises son médecin qui n'est pas rentré. Antommarchi arrive à la fin, se fait annoncer et demande à l'Empereur comment il se trouve : Je ne sais pas, lui répond brusquement Napoléon ; laissez-moi tranquille ; vous me posez des vésicatoires qui n'ont pas de formes ; vous ne rasez pas la place avant de les appliquer ; on ne le ferait pas pour un malheureux dans un hôpital ; il me semble que vous auriez bien pu me laisser un bras de libre sans me les entreprendre tous les deux. Ce n'est point ainsi qu'on arrange un pauvre homme. Le docteur veut répliquer : Allons, lui dit-il, vous êtes un ignorant et moi un plus grand encore de m'être laissé faire.

Néanmoins, quand on lève les vésicatoires, ils ont produit de l'effet ; et l'Empereur, durant quelques jours, retrouve un peu d'appétit, mais, la vie qu'il mène est la moins faite pour qu'il en gagne. Il passe la plus grande partie de ses journées dans son intérieur dont il tient exactement fermées les portes et les fenêtres ; s'il sort, c'est pour monter en calèche ou faire un tour dans le jardin, s'y asseoir et y passer une heure en compagnie de Montholon ou de Bertrand. Cet état d'atonie va en augmentant chaque jour ; s'il rentre de promenade, l'air lui fait mal, il passe au billard et fait tout fermer... L'appétit a disparu, rien ne vient plus piquer sa sensualité. Il ne prend du rôti qu'on lui sert que la partie rissolée dont il extrait le jus avec son palais, sans pouvoir en avaler la viande ; son bouillon n'est bon qu'à l'état de jus, ce qui devient fort échauffant ; il reçoit le docteur sans lui rien dire de ce qu'il éprouve, et cette atonie générale accuse toute la gravité du mal.

Antommarchi imagine qu'un cautère aura des effets merveilleux : l'Empereur dispute longtemps contre le Grand maréchal et contre Montholon que le médecin a convaincus ; il finit par se rendre et, le 18 novembre, un cautère est appliqué au bras gauche. Ce cautère semble répondre à l'effet qu'en attendait le docteur, l'appétit revient un peu ; les soupirs spasmodiques qui étaient fréquents le deviennent moins. Mais tout empêche que l'Empereur prenne confiance dans son médecin : l'inexactitude dé celui-ci, son infatuation, ses négligences ; et tout cela provoque une mauvaise humeur que, chaque jour, la conduite de cet homme justifie davantage ; pour changer ou refaire le pansement du cautère, il n'est jamais là ; heureusement, Marchand a vu comme il s'y prend et le supplée très adroitement.

Tout à la fin de l'année 1820, le gouverneur, dit Marchand, fit connaître que le bâtiment venu de l'Inde qui devait emmener le Grand maréchal et sa famille était en rade de Sainte-Hélène. Une détermination contraire à ce départ a été prise par le Grand maréchal, celle de ne point quitter l'Empereur dans l'étal de santé où il était. Après quelques jours de stationnement dans le port, le bâtiment fit route pour l'Europe. Il ne semble même pas que Bertrand ait parlé à l'Empereur du sacrifice qu'il lui a fait.

1820 s'achève ; Napoléon, à l'aurore de la nouvelle année, sait qu'il ne la verra point finir. Le matin, lorsque Marchand est entré dans sa chambre et qu'il eut ouvert les persiennes : Eh bien, lui dit-il, que me donnes-tu pour mes étrennes ?Sire, répond Marchand, l'espoir de voir Sa Majesté se rétablir bientôt et de quitter un climat si contraire à sa santé. — Ce ne sera pas long, mon fils, ma fin approche, je ne puis aller loin. Marchand s'empresse de lui dire que ce n'était pas ainsi qu'il le comprenait. Il en sera, dit-il, ce que Dieu voudra. Il ne reçoit point Mme Bertrand ni les enfants ; il reste, comme il disait, dans son intérieur. Le mois de janvier passe sans aggravation sensible, sans amélioration non plus. Les remèdes eussent vraisemblablement été impuissants, même pour le soulager, mais il n'en voulait prendre aucun, Antommarchi ne lui inspirant nulle confiance. La négligence et l'inexactitude de cet homme le frappaient plus encore que son infatuation et son ignorance, mais il ne le lui témoignait point, il ne lui parlait pas ; voilà tout.

A la fin de janvier, Antommarchi écrivit à sir Thomas Reade pour demander à être rapatrié. Le gouverneur vint en faire part à Montholon et eut avec lui, le 27, une longue conversation relative aux personnes qu'on pourrait solliciter de venir remplacer Montholon et Bertrand, au prêtre qui devrait suppléer Buonavita que, vu son état de santé, on renvoyait en Europe, enfin, au médecin qui succéderait à Antommarchi. Pour le prêtre comme pour le médecin, l'Empereur se rapporta entièrement au gouvernement français. Napoléon désirait particulièrement, dit Montholon à Lowe, que sa famille n'intervint en aucune façon dans les nouveaux choix, il avait trop à se plaindre du choix fait par elle des personnes envoyées à Sainte-Hélène. Le ministère du roi de France étant presque entièrement composé de personnes qui Pavaient servi dans les mêmes places, était le mieux apte à choisir ceux qui pouvaient lui convenir. Quant aux remplaçants de Bertrand et de Montholon, l'Empereur eût préféré d'abord le général Drouot ; quant à l'autre personne, ce pourrait être un civil, même ayant été ecclésiastique, un ancien conseiller d'État, un ancien chambellan ou un ancien confident, un ami avec lequel il eût été lié intimement lorsqu'il était officier d'artillerie ; mais un homme lettré, un homme de talent et de gravité dont il pût faire un compagnon.

Pour préciser cette conversation, Montholon fit tenir au gouverneur quelques notes qu'il était chargé de lui adresser. L'Empereur demandait que le choix du chirurgien fût remisa Desgenettes, à Percy ou a Larrey ; qu'on le prit parmi les médecins de sa Maison ou les médecins en chef de corps d'armée. Il recevrait avec plaisir, en remplacement du comte Bertrand, toute personne qui aurait été attachée à sa personne, spécialement les ducs de Vicence ou de Rovigo, les comtes de Ségur, de Montesquiou, Daru, Drouot, Turenne, ou les hommes de lettres baron Denon et Arnault. C'étaient les mêmes noms qu'il avait crayonnés en juillet, lorsqu'il s'était agi du départ du Grand maréchal. La note, signée par Montholon, fut retournée à cause du titre impérial dont il s'était servi, mais Hudson Lowe en avait gardé copie et avait transmis aussitôt à son gouvernement les désirs de l'Empereur. Selon cette procédure tacitement convenue avec Montholon, l'expédition de la demande ne subit donc aucun retard. Le gouvernement de Louis XVIII s'employa avec le plus grand zèle à trouver un prêtre et un médecin : Mgr de Quélen, coadjuteur de Paris, s'offrit et il fallut l'état de santé de l'Archevêque, le Cardinal de Périgord pour qu'il renonçât à partir ; à son défaut, l'abbé Deguerry, le futur curé de la Madeleine, le martyr de la Commune, fut désigné. Pour le médecin, ce fut M. Pelletan fils, un des hommes les plus considérables dans la science, médecin du roi. Au mois de juillet 1821, ils étaient en partance. Six mois avaient suffi pour qu'on reçût la demande à Londres, qu'on la transmit a Paris, que le Conseil du roi fit ses choix et que tous les préparatifs fussent terminés.

Ainsi, Antommarchi allait partir, mais Montholon et Bertrand étaient fort embarrassés pour le remplacer sur l'heure, l'Empereur ayant déclaré qu'il mourrait plutôt que de se laisser soigner par le Dr Baxter que Lowe avait voulu lui imposer ou par le Dr Verling qui, depuis le départ d'O'Meara, avait occupé son logement jusqu'à l'arrivée d'Antommarchi. Si ignorant, si négligent, si mal élevé que fût celui-ci, il était médecin, ou tout au moins se disait tel, et le prestige d'un titre, même usurpé, suffisait pour qu'on dût s'imposer tous les sacrifices afin de garder à Longwood celui qui le portait. On fit donc effort près d'Antommarchi pour qu'il consentit à rester près de l'Empereur pour qu'il consentit à le revoir.

A ce moment l'Empereur ne s'habillait plus que rarement. Il avait ordonné qu'on le forçât à sortir, mais quelque insistance qu'y mit Montholon, il ne parvenait pas toujours à vaincre la répugnance qu'éprouvait l'Empereur à s'exposer au vent du sud-est qui lui faisait mal et irritait ses nerfs. Les promenades en calèche et au pas devenaient de plus en plus rares et il ne rentrait jamais sans se jeter sur son canapé comme anéanti. Ses pieds étaient constamment glacés ; on n'arrivait à les réchauffer qu'au moyen de serviettes très chaudes dont il préférait l'emploi à celui des boules ou de toute autre chose.

Pour suppléer, à l'exercice qu'il ne voulait ou ne pouvait chercher au dehors, il imagina d'établir dans un salon une bascule supportée au centre par un pivot élevé de trois ou quatre pieds au-dessus du plancher ; il se plaçait à une extrémité du levier, et un de ses officiers à l'autre. Il se donnait ainsi quelque mouvement. Souvent, dit Arthur Bertrand, il faisait placer ma sœur et deux de mes frères ou moi à l'autre extrémité de la bascule et s'amusait à nous donner de fortes secousses qui parfois nous jetaient à bas. C'était en même temps de l'exercice et une petite distraction à ses peines. Le mois de février passa ainsi. Sans qu'on parut y porter une grande attention, les vomissements devenaient fréquents, presque quotidiens. La fatigue augmentait, l'alimentation était presque nulle ; toutefois, de temps à autre, lorsque le vent était tombé et que le soleil paraissait, il faisait encore un tour en calèche, au pas.

Le 17 mars, au matin, il avait reçu l'abbé Buonavita auquel les médecins avaient ordonné de retourner en Europe et qui allait s'embarquer. Il était au lit ; l'abbé, qui marchait avec une peine extrême, s'approcha, mit un genou en terre, pour baiser la main que lui tendait l'Empereur ; celui-ci l'invita à se relever et à s'asseoir. Il lui donna ses instructions sur ce qu'il aurait à dire à Madame et à la Famille. L'abbé, qui ne l'avait pas vu depuis plusieurs semaines, sortit consterné du ravage que la maladie avait exercé sur ses traits et en même temps profondément ému de son câline et de sa résignation. Un peu plus tard, Montholon, suivant l'ordre qu'il avait reçu de l'Empereur de lui faire même violence pour le décider à sortir, vint, selon l'habitude, lui demander de faire un tour en calèche : le docteur était présent, insistant aussi ; l'Empereur, dans son lit, résistait. Je me sens si mal quand je rentre chez moi, dit-il, et je me trouve si bien dans mon lit ; enfin, Montholon, puisque vous le voulez, voyez si la voiture est avancée. Le général vint aussitôt dire qu'elle était là et qu'il n'y avait presque point de vent. L'Empereur prit un peu de gelée de viande, passa un pantalon à pied, mit ses pantoufles, une cravate, une redingote verte et un chapeau rond et sortit s'appuyant sur le bras de Montholon. Arrivé à la voiture, il ne put y monter et rentra secoué par un frisson glacial. Il se mit au lit ; Marchand le couvrit de deux couvertures ; Noverraz et Saint-Denis firent chauffer des serviettes que Marchand renouvelait constamment à ses pieds. — Il se plaignit d'avoir le ventre pâle, on y mit aussi des serviettes chaudes ; la moiteur arriva, puis des sueurs telles qu'il fallut plusieurs fois le changer de flanelle. Il congédia le docteur, dit à Montholon d'aller déjeuner et se fit lire par Marchand les campagnes de Dumouriez. Lorsque Bertrand vint dans l'après-midi, il causa avec lui de cette campagne de 93, et, se sentant mieux, il voulut se lever, aller jusqu'à son chêne et s'asseoir à l'ombre pendant qu'on aérerait sa chambre. A peine y était-il depuis quelques minutes qu'une nouvelle crise se déclara ; il rentra soutenu par Montholon et par Noverraz, gagna son lit ; son corps était glacé ; on demanda le médecin ; il était allé à la ville pour conduire Buonavita. Quand le médecin rentra, l'accès était passé. La nuit fut assez bonne, et, au matin, l'Empereur voulut sortir ; il prit un verre de malaga et un biscuit, se fit conduire à son banc, mais là rendit ce qu'il avait avalé et une crise nouvelle se déclara ; ses traits étaient décomposés, ses membres froids. Désormais, tel sera presque quotidiennement le bulletin. Comme pour aggraver les souffrances par l'agacement de leur susurrement continuel et par la cuisson de leurs piqûres, les cousins ont envahi Longwood. Il faut porter le flambeau couvert dans la chambre voisine, battre la cousinière où, à chaque instant, des moustiques parviennent à rentrer ; c'est un nouveau supplice ajouté à tant d'autres.

Antommarchi, presque à chaque fois qu'on a besoin de lui, est absent ; peut-être est-ce préférable ; ses prescriptions sont de nature à amener les plus grands désordres. On ne saurait dire sur quelles indications il ordonne l'émétique. L'Empereur y montre la plus grande répugnance, mais, à la fin, le 22, vaincu par l'insistance de tous ses entours, il le prend en deux doses ; les efforts qu'il fait l'épuisent sans aucun résultat ; chassé de son lit par l'alternative de manquer d'air sous la cousinière ou d'être piqué par les cousins, il passe la nuit dans son fauteuil, sans lumière, le flambeau couvert placé dans la chambre voisine. Il y a, le 23, une sorte de répit dont il profite pour faire sa barbe et se laver les dents. Antommarchi, qui triomphe, propose une seconde fois l'émétique ; l'Empereur consent, mais les efforts qu'il doit faire pour vomir le rebutent ; il refuse désormais d'en prendre, ne Veut plus boire que de l'eau de réglisse anisée, d'une petite bouteille qu'il garde près de lui. Antommarchi, pourtant, insiste. Vous pouvez aller vous promener et vous l'administrer à vous-même, lui dit l'Empereur. Il ne réplique pas, mais il tente, d'obtenir de Marchand qu'il émétise les boissons qu'on présentera à l'Empereur ; Marchand refuse, mais une indiscrétion de Bertrand fait croire à Napoléon que son valet de chambre exécute ce qu'a conseillé le médecin et il entre dans une grande colère contre Marchand : il est un peu calmé, lorsque Antommarchi revient de Jamestown et qu'il demande à être introduit. Le chirurgien cherche à s'excuser sur ce que l'Empereur, en se refusant aux remèdes, met sa vie eh danger. Eh bien, Monsieur, lui répond Napoléon, vous dois-je des comptes ? Croyez-vous que la mort pour moi ne soit pas un bienfait du ciel ? Je ne la crains pas ; je ne ferai rien pour en hâter le moment, mais je ne tirerais pas la paille pour vivre. Il le congédie et reste deux jours sans le voir.

Au surplus, Antommarchi s'en félicite peut-être ; depuis le 18, Marchand veille toutes les nuits, assisté de Noverraz et de Saint-Denis couchés dans la pièce voisine. Le 24, Noverraz, sous une attaque de foie des plus violentes, a dû prendre le lit ; Marchand, récemment atteint d'une attaque de dysenterie, est menacé d'une rechute ; la maladie de l'Empereur peut être longue ; il faut organiser le service. Montholon, Bertrand se proposent : l'Empereur décide que Montholon veillera de neuf heures à deux ; que Marchand le relèvera : Antommarchi ne s'est pas même offert.

L'antipathie qu'il a conçue contre son chirurgien milite avec d'autres considérations pour qu'il accepte de voir un médecin anglais proposé par Lowe : non que Lowe croie à la maladie ; il est convaincu qu'elle est encore une simulation et, presque jusqu'à la fin d'avril, il en paraîtra certain ; mais que l'officier d'ordonnance chargé de constater chaque jour la présence du prisonnier, ne l'a point vu depuis quinze jours et que le général Buonaparte pourrait bien s'évader. Au moins le médecin s'assurera-t-il qu'il est présent. Il est urgent que l'Empereur consente, l'officier de garde ayant ordre de forcer au besoin la porte. Montholon obtient dé Lowe quelques jours de répit et tout Longwood s'emploie à persuader l'Empereur qu'il voie le docteur Arnott, chirurgien du 20e régiment ; Si peu qu'il tint à la vie, Napoléon pouvait souhaiter que, par quelque moyen, on allégeât ses souffrances ; ses forces diminuaient journellement, et puis il se doutait de quelque chose. Ce calabrais de gouverneur, disait-il, nous laisse bien tranquilles. Que cela veut-il dire ? Il sait sans doute, par les Chinois, que je suis malade. Le 1er avril, il dit à Bertrand : Votre médecin anglais ira rendre compte à ce bourreau de l'état où je me trouve. C'est vraiment lui faire trop de plaisir que de lui faire connaître mon agonie. Ensuite, que ne me fera-t-il pas dire si je consens à le voir ? Enfin, c'est plus pour la satisfaction des personnes qui m'entourent que pour la mienne propre qui n'attend rien de ses lumières. Il admet qu'Arnott confère chez le Grand maréchal avec Antommarchi, que celui-ci expose à celui-là. la marche de la maladie, et qu'on l'amène le soir même, à neuf heures. Arnott, introduit en effet, à neuf heures, dans la chambre à peine éclairée par le flambeau couvert dans la pièce voisine, s'approche du lit dont Marchand lève la cousinière, tâte le pouls, palpe le ventre et demande la permission de revenir le lendemain matin à neuf heures.

Il arrive donc le 2 avril, amené par le comte Bertrand qui sert d'interprète et accompagné par Antommarchi pour qui a été levée la consigne. L'Empereur le reçoit gracieusement, lui dit que c'est sur l'estime dont il jouit dans.son régiment qu'il a consenti à le voir et sur la promesse de ne point rendre compte au gouverneur de son état. Après qu'Arnott a fait son exploration, il lui pose diverses questions sur les fonctions de l'estomac, l'entrée et la sortie des aliments dans le pylore : J'ai, lui dit-il, une douleur vive et aiguë qui, lorsqu'elle se fait sentir, semble me couper, comme avec un rasoir ; pensez-vous que ce soit le pylore qui soit attaqué ? Mon père est mort de cette maladie à l'âge de trente-cinq ans ; ne serait-elle pas héréditaire ? Arnott s'approche, fait une seconde exploration, dit que c'est une inflammation d'estomac, que le pylore n'est pas attaqué, que le foie n'y est pour rien et que les douleurs dans les intestins proviennent des gaz qui s'y sont introduits. L'Empereur insiste, se débat, parlant de l'excellence de son estomac, disant que toute sa vie, sauf quelques vomissements accidentels, ses digestions se sont régulièrement faites. Ainsi, seul, sans connaissances médicales, en dépit des médecins qu'il a vainement mis sur la trace, il détermine sa maladie ; puis, ayant vainement parlé des sensations qu'il éprouve, voyant qu'on ne l'écoute point, il passe à d'autres sujets : sachant qu'Arnott a participé à l'expédition de sir Ralph Abercromby, il lui parie de l'Egypte avec une entière sérénité.

Désormais, il attendra à quatre heures le docteur Arnott qui lui a paru un brave homme ; c'est l'heure qu'il adopte pour son dîner. Le Grand maréchal entrera avec Arnott et Antommarchi : l'Empereur gardera les deux médecins une demi-heure ou trois quarts d'heure ; le Grand maréchal restera jusqu'à six ou sept heures. Montholon, durant ce temps, ira prendre l'air et diner. Il rentrera entre neuf et dix heures chez l'Empereur et restera jusqu'à deux ou trois heures du matin, où Marchand le relèvera.

Tout concourt à affermir l'Empereur dans la conviction de sa mort prochaine jusqu'à l'apparition d'une comète : Ah ! dit-il, ma mort sera marquée comme celle de César ! Aussi, le lendemain, lorsque le docteur Arnott parle de l'exiguïté de la chambre où est couché l'Empereur, des avantages qu'il trouverait à se laisser transporter dans la nouvelle maison dont les appartements sont grands et aérés, est-il nettement repoussé. A quoi bon ? Sans doute pourrait-il y trouver plus d'air, mais puisqu'il-va mourir ? Peut-être aurait-il eu quelque distraction jadis à s'y installer, mais il n'est point de Lowe comme de Cockburn et si l'un a, en quelques semaines, mis Old-Longwood en état d'être habité, l'autre a employé plus de cinq années pour installer New-Longwood.

C'est un vaste corps de bâtiment entourant une cour allongée ; pour préserver les habitants du vent du sud-est, on a imaginé d'entailler le sol à une certaine profondeur, en reportant les terres un peu en avant sur la pente, de sorte qu'arrivant par l'autre côté, l'on se-trouve à la hauteur des toits et qu'une balustrade a dû y être placée pour empocher les accidents. La façade principale, tournée vers le nord, se compose de deux avant-corps, formant chacun une grande chambre, reliés, par une véranda sur laquelle ouvrent les portes et les fenêtres des pièces situées en retrait ; celles-ci prennent jour aussi sur les façades est et ouest et sur la cour intérieure. Le quatrième côté est destiné aux cuisines, aux écuries et au logement d'une .partie des domestiques et il communique avec les cours de service et les hangars. Étant donné l'emplacement, la construction parait bien comprise ; plusieurs fois, sur des indications de Montholon, dont le gouverneur connaissait l'inspirateur, des modifications ont été apportées au plan primitif ; si, officiellement, l'Empereur a voulu paraître désintéressé, il n'en a pas moins suivi les travaux avec attention ; et, plus d'une fois, lorsqu'il pensait que l'officier anglais ne le voyait pas, il s'est promené de ce côté. Docteur, dit-il à Arnott, il est trop tard. J'ai fait dire à votre gouverneur, lorsqu'il m'a fait soumettre le plan de cette maison, qu'il fallait cinq ans pour la bâtir et qu'alors j'aurais besoin d'un tombeau. Vous le voyez, on m'en fait offrir les clefs et c'est fini de moi. Antommarchi, d'ailleurs, déclare qu'un tel dérangement pourrait causer de graves accidents et que, si l'Empereur manquait d'air dans sa chambre, on n'aurait qu'à le transporter dans le salon. Les Anglais se rendaient compte à présent que l'Empereur, mourant dans l'espèce d'étable où leur gouvernement l'avait relégué, serait à jamais un opprobre pour eux. Aussi attachaient-ils une importance majeure à ce qu'il fût transporté dans la nouvelle maison, pour qu'ils pussent la présenter par la suite comme l'habitation qu'ils avaient assignée a l'Empereur. Bien que Napoléon n'y fût jamais entré, ils ne manquèrent, point de montrer New-Longwood comme son palais, alors qu'ils laissaient tomber en de lamentables ruines et appliquer aux plus vils usages la maison où il avait vécu et la chambre où il était mort[5].

Plusieurs jours passèrent ainsi ; le docteur Arnott venait avec une grande régularité, chaque jour il proposait des pilules ou d'autres médicaments. L'Empereur répondait qu'il n'y voyait pas grand inconvénient, détournait la conversation et arrivait toujours à ne rien prendre. Un jour que le docteur Arnott lui tâtait le pouls et lui demandait comment il se trouvait : Pas bien, docteur, répondit-il, je vais rendre à la terre un reste de vie qu'il importe tant aux rois d'avoir. Comme le docteur insistait pour qu'il fit des remèdes : Docteur, c'est bien, nous en ferons ; quelle maladie règne dans vos hôpitaux ? Il lui parlait parfois italien ; mais, le plus ordinairement, le Grand maréchal servait d'interprète : il avait pris Arnott en gré ; il pouvait parler avec lui de l'Egypte, un des sujets qui lui plaisaient le mieux, et c'était une distraction.

Les nuits étaient très pénibles : à certaines, la transpiration était telle qu'il fallait le changer cinq ou six fois de flanelle. Dans l'après-midi, parfois une détente permettait qu'il fit sa toilette, se levât, passât une robe de chambre, s'assit dans son fauteuil devant la fenêtre ouverte, et alors il envoyait Bertrand ou Montholon cueillir dans le jardin une fleur qu'il tenait dans ses mains et qu'il respirait longuement. Autrement, il restait dans les deux chambres, dont les persiennes étaient hermétiquement fermées ; et, quand les douleurs du côté étaient trop vives, il se faisait appliquer des serviettes brûlantes.

Le 10 avril, il commença a parler de dispositions testamentaires. Il en entretint Montholon dans la journée. En présence de Marchand, il lui demanda si deux millions suffiraient pour racheter les biens de sa famille en Bourgogne.

Le 12, il consentit à prendre une potion calmante ; il s'en trouva un peu mieux et commença à dictera Montholon ses dernières volontés ; le 13, il continua de dicter, — le comte de Montholon reste enfermé seul au verrou avec l'Empereur qui lui dicte jusqu'à trois heures. A quatre heures, quand les médecins sont introduits, l'Empereur demande au docteur Arnott si l'on meurt de faiblesse. Il ne conserve jamais, pour ainsi dire, le peu de gelée où de soupe qu'il parvient à avaler ; les vomissements se renouvellent, même sans ingestion d'aliments. Le 14, il continue ses dictées ; le 15, de même, et il fait dresser par Marchand l'état de son argenterie, de sa porcelaine de Sèvres, de sa garde-robe et de ses effets. Ce jour-là, lorsque le docteur Arnott vient le voir, il lui parle des généraux qui ont commandé les armées anglaises et il fait l'éloge de Marlborough, dont il a eu l'intention de commenter les campagnes, comme il a fait pour César, Turenne et Frédéric et comme il, eut voulu faire pour Annibal. Il demande au docteur Arnott si la bibliothèque du 20e régiment possède l'histoire de ce général ; Arnott ayant répondu qu'il n'en est pas sûr, l'Empereur envoie Marchand prendre l'ouvrage à sa bibliothèque. C'est un exemplaire, relié avec luxe, de cette Histoire de Jean Churchill, duc de Marlborough, etc., etc., imprimée par ordre de Sa Majesté Impériale (à Paris, de l'Imprimerie impériale, l'année 1806), hommage singulier et rare que son génie militaire s'était plu a rendre a celui d'un émule. Comme tous les livres que l'Empereur possédait à Longwood, chaque volume portait au recto du faux-titre ces mots : L'Emp. Napoléon écrits à l'encre par Saint-Denis et l'empreinte, à l'encre, d'un cachet sur lequel étaient gravées en creux, les armoiries impériales. Tenez, docteur, dit-il à Arnott, j'aime les braves de tous les pays. Mettez ce livre dans la bibliothèque de votre régiment. Si j'ai consenti à vous voir, ajouta-t-il, c'est pour la satisfaction des personnes qui m'entourent, que vous êtes un homme d'honneur et que vous avez l'estime des officiers de votre régiment. Puis, il prit texte de l'estime qu'il portait aux habits rouges, pour flétrir le gouvernement anglais : Je vais, dit-il, écrire au Prince régent et à vos ministres : ils ont voulu ma mort ; ils sont au moment de l'obtenir, après m'avoir assassiné à coup d'épingles. Je désire que mes cendres reposent en France ; votre gouvernement s'y opposera, mais je lui prédis que le monument qu'il m'élèvera sera à sa honte et que John Bull sortira de dessous mes cendres pour abattre l'oligarchie anglaise. La postérité me vengera du bourreau commis à ma garde et vos ministres mourront de mort violente.

Arnott parut profondément touché du présent de l'Empereur, mais l'Histoire de Jean Churchill, duc de Marlborough ne parvint point à sa destination. Le capitaine Lutyens, officier d'ordonnance à Longwood, avait adressé les volumes au major Jackson, commandant du 20e lequel écrivit : Je ne comprends vraiment pas comment un officier du 20e a cru pouvoir transmettre, comme présent du général Buonaparte au régiment ; un ouvrage sur lequel se trouve la mention manuscrite : L'Empereur Napoléon. Et, en même temps, Lowe écrivit à Arnott : Cette tentative pour faire de vous un instrument de communication en pareille matière va contre les devoirs de votre profession. Ils le savent bien et Ils n'agissent pas sans arrière-pensée.

La remise de ce livre provoqua d'autres histoires. Antommarchi avait fi, et l'Empereur l'avait regardé d'un œil, sévère ; il lui adressa le lendemain de vifs reproches sur la légèreté de son caractère. Le docteur chercha à s'excuser sur le souvenir qu'avait fait naître en lui une chanson avec laquelle il avait été bercé. Sur le moment Napoléon n'insista pas. Pourtant, il était peu vraisemblable qu'on chantât en patois corse Malbrouk s'en va-t-en guerre.

Après la visite d'Antommarchi, l'Empereur reste enfermé avec Montholon et se met à écrire. Deux fois, Marchand est appelé pour des vomissements ; il enveloppe les pieds de son maître de serviettes chaudes. L'Empereur demandé de ce vin de Constance, que Las Cases lui a envoyé du Cap de Bonne Espérance ; on essaie vainement de le lui déconseiller : il persiste, s'en fait donner un verre, y trempe un biscuit, et, à Montholon qui lui dit que rien ne presse : Mon fils, répond-il, il est temps que je termine ; je le sens. Assis dans son lit, il tenait d'une main une planche en carton et écrivait de l'autre sans être appuyé sur rien. Le comte de Montholon debout, près du lit, tenait l'encrier.

Quand Arnott vint, à quatre heures, l'Empereur lui dit que, pour se donner du ton, il avait pris du vin de Constance avec un biscuit. C'est absolument de l'huile sur le feu, répondit le docteur. L'Empereur demanda alors dans quelle chance il était placé et comme Arnott répondait qu'il en avait beaucoup, que son état n'était point désespéré, Docteur, lui dit-il, vous ne dites pas la vérité ; vous avez tort de vouloir me cacher ma position : je la connais. Et il parla de Larrey et de Corvisart ; il revenait souvent à Larrey. Si l'armée, disait-il, élève une colonne à la Reconnaissance, elle doit l'élever à Larrey.

Il passa encore les matinées du 17 et du 18 enfermé avec Montholon ; le 19, Bertrand étant venu beaucoup plus tôt que d'habitude, il lui dit de lui lire la suite des campagnes d'Annibal. Dans la matinée, il avait réglé avec Montholon tous les détails du retour de ses compagnons en Europe ; il avait passé en revue les provisions existantes et qui pouvaient être transportées à bord pour servira leur traversée ; les moutons qu'on tenait à l'écurie n'étaient même pas oubliés.

La nuit du 19 au 20 avait été mauvaise ; dans l'après-midi, quand Bertrand vint, l'Empereur fit chercher l'Iliade et dit au Grand maréchal de lui lire un chant. Homère peint si bien, dit-il, les conseils que j'ai tenus souvent la veille d'une bataille que je l'entends toujours avec plaisir. Plus tard, Marchand se trouvant avec lui, il lui dit qu'il le nommait, conjointement avec les comtes Montholon et Bertrand, l'un de ses exécuteurs testamentaires. J'ai chez le Grand maréchal, lui dit-il ensuite, un testament pour être ouvert par lui après ma mort, dis-lui de te le remettre et apporte-le-moi. Marchand se rendit chez le Grand maréchal, et lui fit la commission. Tout surpris qu'il parut, Bertrand alla prendre le pli dans son secrétaire et le remit à Marchand qui le rapporta à l'Empereur. Il le décacheta, en parcourut les pages, les déchira en deux en disant à Marchand de mettre les morceaux au feu.

L'après-midi, il sortit de son lit, alla jusqu'à son fauteuil et, à Arnott, venu à quatre heures selon son habitude, il tint un discours violent contre le gouvernement anglais. Bertrand traduisait phrase par phrase ; il énuméra les offenses dont il avait été victime : Voilà, docteur, dit-il en terminant, l'hospitalité que j'ai reçue de votre gouvernement. Je suis assassiné, longuement, en détail, avec préméditation, et l'infâme Hudson Lowe est l'exécuteur des hautes œuvres de vos ministres. Vous finirez comme la superbe république de Venise et moi, mourant sur cet affreux rocher, je lègue l'opprobre de ma mort à la Famille royale d'Angleterre.

Nul n'a mieux peint son état, à ce moment, que Montholon, lequel dit à l'officier d'ordonnance : Toute sa force semble être passée de son corps dans sa tête. Il se rappelle maintenant toutes les choses des anciens jours. Il n'a plus de stupeur, sa mémoire est revenue et il parle continuellement de ce qui aura lieu à sa mort.

Le testament qu'il vient d'écrire — d'écrire, en entier, deux fois, de sa main, a l'exception des états rédigés et copiés par Marchand — le testament, résultat d'une méditation profonde, œuvre la plus grave qu'il ait accomplie depuis sa captivité, devient, dès qu'on on analyse les dispositions, le plus étonnant résumé de sa vie ; il y raconte son enfance et sa jeunesse entières ; il dit les hommes qu'il a aimés, ceux qu'il a estimés, ceux qu'il plaint et qu'il immortalise parce qu'ils furent sacrifiés pour sa cause et qu'ils furent persécutés pour l'avoir servi. Il dit l'ardeur de son amour pour les vétérans de ses armées et pour le Peuple dont la grandeur fut inséparable de sa gloire : Tout cela — Mais il dévoile aussi le fond de son cœur ; Celui dont il ne parlait pour ainsi dire jamais, dont il ne souffrait point qu'on lui parlât, dont il avait constamment sous les yeux les portraits enfantins, celui-là, c'est lui qui emplit ce testament, comme il emplissait le cœur de son père. Non qu'il lui lègue les trésors qu'on lui attribue. ...Pauvres trésors ! Mais tout ce qui le représente ou l'incarne, ce qui l'a touché, ce qui l'a vêtu, ce qui garde sa forme périssable et qui en témoigne, les souvenirs qu'il a reçus des souverains, les présents qu'il lient de sa mère et de ses sœurs, l'insigne suprême de son commandement et la représentation de sa gloire.

Le testament raconte, explique, commente Napoléon tout entier : il renferme la doctrine qu'il a apportée aux Français ; et l'opinion qu'il a voulu qu'ils gardassent de lui. Il exige une étude qui ne saurait être faite en quelques pages et les étranges péripéties qui en accompagnèrent l'exécution devront aussi être rapportées, sans aucune complaisance, quelque graves que soient les faits qui seront ainsi mis au jour.

Pour la rédaction du testament, les dates importent : jusqu'à la veille de sa fin, Napoléon fut assurément en pleine possession de ses facultés : il envisagea la mort avec une entière lucidité, de la façon dont il la regardait sur le champ de bataille ; mais, à mesure que la vie se retire, que l'affaiblissement augmente, ne se laisse-t-il pas entraîner par quelque rêve ou quelque prestige d'imagination ? Le testament proprement dit et le premier codicille, visant exclusivement lès sommes déposées chez Laffitte et dont l'existence est certaine, sont en date du i5 avril : L'Empereur dispose, par 'un codicille annexe, des deux cents millions de son domaine privé ; il les lègue à ses compagnons d'armes et aux habitants des villes qui ont le plus souffert par l'une ou l'autre invasion : il sait que les Bourbons ne rendront point ce qu'ils ont pris, mais il élève ainsi une protestation à laquelle il associe les officiers et soldats qui ont combattu depuis 1792 à 1810 pour la gloire et l'indépendance de la nation et les villes et campagnes d'Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté, de Bourgogne, de l'Île-de-France, de Champagne, Forez, Dauphiné ; il rend ainsi la France de la Révolution, la France bleue solidaire de ses griefs : puisque c'est à elle qu'il partage ses trésors, c'est à elle qu'il appartiendra de se faire rendre justice.

Cela se rattache à la partie politique du testament et l'Empereur n'a point d'illusion sur l'efficacité présente d'un tel legs. En a-t-il sur les fonds qu'il destine à payer les legs énoncés dans les codicilles datés des 24 et 25 avril ? Des capitaux qu'il possède réellement, dont il est à peu près certain de pouvoir disposer, il passe à des propriétés infiniment moins certaines : créances irrécouvrables, rappels de dons anciens et de générosités passées, billets tirés sur la reconnaissance... Mais n'est-ce pas que, par rapport à ce qu'il voudrait donner à ses fidèles, il se sent tellement pauvre qu'il s'efforce à grossir, au moins on imagination, ce misérable pécule qu'il leur destiné, qu'il croit constituer sa fortune et dont on saura lui voler la moitié.

Alors, de même que, pour son fils, il va glanant des souvenirs de lui-même chez tous ceux qui ont été mêlés à ses travaux, qui ont été chargés par lui de quelque entreprise ou de quelque travail, de même il va quêtant pour ses soldats quelque partie des millions dont il gratifia Eugène ou qu'emporta Marie-Louise. Ni pour son fils, ni pour les siens, un denier de ces trésors, mais pour ceux qui lui ouvrirent les voies et se montrèrent les protecteurs de sa jeunesse, pour ceux qui, dans l'adversité, sont demeurés fidèles, pour les enfants de ceux auxquels leur dévouement a coûté la vie...

On ne saurait croire qu'il se figure en disposer effectivement, mais il prend de l'illusion ce qui peut lui paraitre consolant ; toutefois, il sait à quoi s'en tenir et l'on on est convaincu à voir la façon dont il procède et la gradation de ses libéralités : il n'a d'effectif à Sainte-Hélène que le collier de chatons que la reine Hortense lui remit comme suprême ressource lors du départ de Malmaison, et la petite réserve dissimulée aux Anglais et augmentée de certains prélèvements sur les fonds envoyés de Londres. Le collier, il ordonne à Marchand de le lui apporter, et il lui dit en le lui remettant : Cette bonne Hortense me l'a donné pensant que je pourrais en avoir besoin. Je crois sa valeur de deux cent mille francs. Cache-le autour de ton corps ; je te le donne ; j'ignore dans quel état sont mes affaires en Europe, c'est la seule valeur dont je puisse disposer. Il te mettra à même d'attendre le sort que je te fais par mon testament et mes codicilles...

Il assure ainsi, par un don manuel, le sort de l'homme qui l'a constamment entouré des soins les plus attentifs et les plus délicats ; il distribue les 300.000 francs qu'il possède entre ses compagnons selon leur rang, comme pour leur servir de viatique ; ce sont là encore des espèces tangibles ; ensuite, et, c'est là la matière du premier codicille, il dispose des six millions qu'il a placés en partant de Paris et des intérêts à raison de cinq pour cent depuis juillet 1815. Il doit penser que ce fonds s'élève entre sept et huit millions ; mais il n'emploie alors positivement que cinq millions cinq cent mille francs et, par là, estime-t-il qu'il aura mis les legs imputés sur ce fonds à l'abri de toute réduction.

Il se tient encore essentiellement dans la réalité le 22, lorsqu'il signe tous les états qui lui ont été présentés. Les boites et les tabatières restent à inventorier. Il demande a Marchand la cassette qui les renferme et il en dicte la liste. Il met une boite de côté pour Lady Holland : cette boite, ornée d'un très beau camée, lui a été donnée par Pie VI, après le traité de Tolentino. Il écrit lui-même, de sa main, sur une carte : NAPOLÉON À LADY HOLLAND ; TÉMOIGNAGE D'ESTIME ET D'AFFECTION. Il charge le comte de Montholon de la remettre, en exprimant sa gratitude à Lord et à Lady Holland. Il sort une autre boite qu'il destine au docteur Arnott ; M. de Montholon y joindra 12.000 francs en or. La boite, d'or, porte sur le couvercle un cartouche allongé figurant des grappes de raisin ; au centre était un écusson vide : l'Empereur, tout en disant à Marchand qu'on eût à y faire graver l'initiale de son nom, a pris des ciseaux et, de la pointe, a tracé un N malhabile : Cet N autographe parut bien autrement précieux au docteur Arnott que s'il avait été dessiné par le plus habile orfèvre.

Après l'inventaire des boites, l'Empereur demande à Marchand l'état des objets qui ont été déposés chez le comte de Turenne, maître de la garde-robe. Il en dispose, donnant la plus grande partie à son fils et partageant le surplus entre l'Impératrice, Madame, Fesch, Eugène, la princesse Pauline, la reine de Naples, la reine Hortense, Jérôme, Joseph et Lucien. Il ordonne qu'avec ses cheveux on fasse un médaillon pour chacun des membres de sa famille, un bracelet pour l'Impératrice, une chaîne de montre pour son fils : rien de plus positif, de plus réaliste que ces dispositions.

Or, le même jour, il a employé la matinée à écrire ses codicilles : celui où il dispose des deux millions restant des fonds remis en or à l'impératrice Marie-Louise, sa très chère et bien-aimée épouse, à Orléans en 1814 ; et celui où il emploie deux millions restés aux mains d'Eugène de la liquidation de la liste civile d'Italie : il tient, sans douté, ces quatre millions pour-aventurés, mais il ne juge pas à propos d'indiquer, pour les legs qu'il y impute, un autre mode de paiement, tandis que, lorsqu'il dispose ensuite de six cents, puis de quatre cent mille francs affectés sur des rentrées plus où moins probables, il donne à ces legs la même valeur qu'aux legs du premier codicille, c'est-à-dire que, défaillant les ressources qu'il a escomptées, il entend qu'ils soient payés sur les fonds déposés chez Laffitte ; mais alors, ces fonds Laffitte suffiront-ils à payer six millions huit cent dix mille francs ? Il en doute si fort qu'il allège son débit de deux cent vingt-cinq mille francs d'une part et d'une pension de vingt mille francs de l'autre. Ainsi mélange-t-il de la façon la plus curieuse, à la puissance imaginative, un réalisme qui ne néglige aucun détail, qui calcule tout et s'applique à tout, prévoit jusqu'aux frais qu'exigera, l'administration d'une telle succession et règle comme on y pourvoira. Il y a mieux : il y a les instructions pour les exécuteurs testamentaires, entièrement dictées ce matin-là à Marchand, et où la netteté des chiffres, la précision des allégations, l'étonnant effort de la mémoire, la prodigieuse énumération, en trente-sept articles, de faits sans relation des uns des autres, avec, pour chacun, une décision, un ordre,-une indication qui suffît à la direction de tous les êtres qu'il nomme, à la solution de toutes les affaires qu'il prétend qu'on engage.

Et ce n'est pas tout : ayant dicté ces instructions, qu'il signera seulement le 26 quand Marchand les aura remises au net, il veut encore fermer lui-même les trois boites contenant ses tabatières ; il les entortille de faveur verte, les scelle de ses armes et en remet les clefs à Marchand, qu'il en établit dépositaire, et ce travail est interrompu à chaque instant par des vomissements. Se sentant extrêmement fatigué, mais voulant en finir, il a exigé qu'on lui donnât un verre de vin de Constance ; et, tout de suite, les douleurs ont été atroces : C'est, a-t-il dit, une lame de rasoir qui me coupe en glissant. Et puis, les vomissements ont redoublé et il n'en a pas moins continué son travail.

Les médecins arrivent qu'il retient peu, mais le Grand maréchal ; il lui donne ses instructions pour sa sépulture : il désire être enterré sur les bords de la Seine ; si l'on n'y consent pas, dans une île au confluent du Rhône et de la Saône, près de Lyon, ou enfin à Ajaccio, dans la cathédrale. Mais, dit-il, le gouvernement anglais aura prévu ma mort. Dans le cas où des ordres auraient été donnés pour que mon corps restât dans l'île, ce que je ne pense pas, faites-moi enterrer à l'ombre des saules où je me suis reposé quelquefois en allant vous voir à Hut's Gate, près de la fontaine où l'on va chercher mon eau tous les jours.

Le 27, il fait encore sa barbe dans son lit, et, à trois heures et demie, se levant, appuyé sur Marchand et Saint-Denis, il va jusqu'à son fauteuil. Sur le guéridon, on a placé son flambeau couvert, son écritoire et du papier : différents paquets scellés sont sur la commode. Il fait appeler Montholon, Bertrand et Vignali et leur ordonne, ainsi qu'à Marchand, de dresser un procès-verbal descriptif constatant l'existence du testament, des codicilles et de l'instruction aux exécuteurs testamentaires. Cette opération entraîne de longues écritures, car chaque témoin doit contresigner chacun des sept paquets, dont trois sont attachés par une laveur de contour rouge ; puis apposer son cachot sur les faveurs vertes dont l'Empereur a fermé ses boites a tabatières. Lorsque cette opération est terminée, l'Empereur reste seul avec l'abbé Vignali ; c'est pour lui remettre, sous le secret de la confession, un double du testament et des codicilles qu'il a copié lui-même, de façon à y donner la même valeur qu'à l'original, pour le cas où celui-ci serait saisi par les Anglais ou se trouverait détruit.

Lorsque l'abbé est sorti, Marchand rentre dans la chambre ; l'Empereur, qui s'est recouché, lui confie l'original de son testament, de ses codicilles et du reçu de la maison Laffitte, pour que, après sa mort seulement, il les transmette au comte de Montholon, en présence du général Bertrand et de Vignali. Il fait porter chez Montholon ses manuscrits et la cassette contenant sa réserve ; chez Bertrand ses armes ; chez Marchand le nécessaire et les boites à tabatières : Eh bien ! mon fils, dit-il à Montholon, quand celui-ci vient à onze heures, eh bien ! mon fils, ne serait-ce pas dommage de ne pas mourir après avoir si bien mis ordre à ses affaires ?

L'affaiblissement s'accentue le 28, bien que l'esprit soit toujours aussi présent : les médecins ont pensé que l'Empereur aurait plus d'air dans le salon que dans sa chambre et, depuis plusieurs jours déjà, tout a été disposé pour qu'il pût y être transporté. Un des lits de campagne a été placé entre les deux fenêtres, en face de la cheminée ; un paravent couvre la porte ; près du chevet du lit est une petite table. L'Empereur demande si tout est prêt ; à grand'peine, il sort de son lit, passe sa robe de chambre, chausse ses pantoufles ; refusant de se laisser porter, soutenu par Montholon et par Marchand, il parvient jusqu'à son lit, disant : Je n'ai plus de forces, me voila sur la paille ! On lui enveloppe les pieds et les jambes de serviettes brûlantes, comme on fait chaque fois qu'on craint une défaillance et presque constamment ; et l'on se hâte d'apporter le second lit de campagne dans l'angle du salon, près de la porte communiquant au billard, sur le même côté que la cheminée. Car, même dans les derniers temps, l'Empereur, soutenu par Montholon ou Marchand et par Saint-Denis, allait la nuit, d'un lit à l'autre, espérant trouver un repos qui fuyait toujours.

Durant cette nuit du 28 au 29 où l'Empereur ne dormit point, il dicta jusqu'à trois heures à Montholon ; et, quand Marchand eut relevé Montholon, il continua avec lui. Ces dictées étaient intitulées : Première Rêverie ; Seconde Rêverie. La seconde concernait une organisation des gardes nationales dans l'intérêt de la défense du territoire. Il dicta ainsi durant une heure et demie : et, en terminant, il ordonna à Marchand de mettre au net le brouillon et d'en joindre la copie à celle qu'aurait faite Montholon. Celui-ci égara ces dictées, la dernière pensée politique qu'on eût de l'Empereur : elle était pour la France et sa grandeur.

On assure que, dans la matinée du 29, il aurait eu la pensée de rédiger un huitième codicille et que la faiblesse l'en aurait empêché ; il n'en a pas moins ensuite dicté à Montholon les deux lettres qu'il adressait à Laffitte et au baron de La Bouillerie, invitant celui-ci, son ancien trésorier, à remettre à M. de Montholon le compte et le montant de son trésor privé et celui-là, le banquier, à liquider le compte des six millions d'accord avec Montholon, Bertrand et Marchand et, en échange du reçu, à en solder le montant. Ces deux pièces, quoique rédigées le 29, portent la date du 25 ; Marchand qui les copia en fit l'observation. On n'en tint pas compte.

Ces quatre heures de travail avaient épuisé l'Empereur qui, dans la soirée, parla beaucoup, d'une parole à des moments embarrassée ; occupé uniquement de son fils, il voulut dicter à Marchand, dans la chambre sans lumière, des dispositions nouvelles : ainsi léguait-il à son fils sa maison d'habitation d'Ajaccio aux environs des Salines, tous ses biens dans le territoire d'Ajaccio pouvant lui donner cinquante mille livres de rentes... Imaginaires fortunes qui avaient hanté sa jeune imagination au temps où, d'Auxonne, les Salines et Candie lui apparaissaient tels qu'un royaume.

Le 30, on parla d'un vésicatoire à poser sur l'estomac ; le cautère ne jetait plus ; Antommarchi comprit à la fin que l'Empereur mourait ; il demanda à porter son lit et à coucher dans la bibliothèque. Napoléon qui lui avait pardonné, lui enjoignit de bien examiner, lorsqu'il rouvrirait, l'état de son estomac, pour préserver son fils d'une maladie qui avait entraîné son pore et lui au tombeau. Il eut des instants comme d'assoupissement ; mais au réveil, l'esprit parfaitement net ; il permit que Mme Bertrand vint le voir le lendemain : c'était une grande faveur ; depuis qu'elle avait manifesté le désir de quitter Sainte-Hélène, l'Empereur n'était plus allé chez elle et ne l'avait point reçue : il fit venir le maître d'hôtel qui était allé à la ville, demanda quelle sorte d'oranges il avait rapportée, s'informa de ce qu'on disait de lui. Dans la journée, ses yeux se portaient le plus souvent sur un petit tableau à l'huile : le portrait du Roi de Rome.

Mme Bertrand fut introduite le 1er mai, à onze heures. L'Empereur la fit asseoir au chevet de son lit, lui parla de la maladie qu'elle avait traversée : Vous voilà bien maintenant, lui dit-il ; votre maladie était connue ; la mienne ne l'est pas, et je succombe. Il demanda des nouvelles des enfants, pourquoi elle n'avait pas amené Hortense. — Elle prit congé, et, lorsqu'elle fut sortie de la chambre, ses sanglots éclatèrent : L'Empereur, dit-elle, a été bien cruel pour moi en se refusant à me recevoir ; je suis bien heureuse de ce retour, mais je le serais bien davantage s'il avait voulu de mes soins. Depuis lors, elle vint chaque jour passer quelques instants au chevet de l'Empereur.

On attendait la mort : Arnott et Antommarchi couchaient dans la bibliothèque ; Bertrand fut admis à veiller avec Marchand ; Montholon était assisté par Saint-Denis. Deux hommes n'étaient pas de trop : dans lu nuit du 2 au 3, l'Empereur, qui, malgré sa faiblesse, avait toujours voulu se lever pour le plus léger besoin, prétendit sortir de son lit : le comte de Montholon et Saint-Denis s'en approchèrent. Resté debout un instant, les jambes fléchirent sous le poids du corps, et il serait tombé si l'un ou l'autre ne l'avait retenu. On le remit dans son lit ; il était si faible qu'on crut le dernier moment arrivé ; Antommarchi et Arnott parvinrent à le ranimer.

Le 3, il ne prend plus que de l'eau sucrée avec un peu de vin : chaque fois que Marchand lui en offre, il lui dit, en le regardant d'un œil presque gai : C'est bon ; c'est bien bon ! Le gouverneur vient demander qu'Arnott et Antommarchi consultent avec deux médecins Shortt et Mitchell : ceux-ci ne voient point le patient ; ils délibèrent avec leurs confrères en présence du comte Bertrand et de Montholon. Le Grand maréchal vient rendre compte à l'Empereur du résultat de la consultation : c'est qu'il se laisse frotter les reins qui s'entament avec de l'eau de Cologne mitigée d'eau naturelle et qu'il prenne une potion calmante. — C'est bien, dit-il au Grand maréchal, nous verrons ; et, quand Bertrand est sorti, il dit à Marchand, en le regardant et en faisant une légère grimace : Beau résultat de la science ! Belle consultation ! Laver les reins avec de l'eau de Cologne ; bon ! Pour le reste, je n'en veux pas.

Noverraz, qui a manqué succomber à une attaque au foie et qui est au lit depuis un mois, s'est traîné jusqu'à la chambré de son maître qui lui dit : Tu es bien changé, mon garçon, te voilà mieux. — Oui, Sire. — Je suis bien aise de te savoir hors de danger : ne te fatigue pas à rester sur tes jambes ; va te reposer. Noverraz, à grand'peine, gagne la pièce voisine où il tombe.

Ce jour-là, à deux heures, Marchand est seul avec l'Empereur lorsque Saint-Denis vient lui dire que l'abbé Vignali désire lui parler : L'Empereur, dit l'abbé, m'a fait dire par le comte de Montholon que je vinsse le voir, mais j'ai besoin d'être seul avec lui. Il est en habit bourgeois et tient sous cet habit quelque chose qu'il cherche à dissimuler. Il exécute sans nul doute des ordres précis tels que l'Empereur excelle à les donner.

Dès le 20 avril, l'Empereur avait dit à Vignali en présence d'Antommarchi : Savez-vous ce que c'est qu'une chambre ardente ?Oui, Sire. — En avez-vous desservi ?Aucune, Sire. — Eh bien, vous desservirez la mienne. Lorsque je serai à l'agonie, vous ferez dresser un autel dans la pièce voisine ; vous exposerez le Saint-Sacrement et vous direz les prières des agonisants. Je suis né dans la religion catholique ; je veux remplir les devoirs qu'elle impose et recevoir les secours qu'elle administre. Au moment où il prononçait ces mots, l'Empereur aperçut un sourire sur les lèvres d'Antommarchi debout au pied de son lit : Vos sottises me fatiguent, Monsieur, lui dit-il ; je puis bien pardonner votre légèreté et votre manque de savoir-vivre, mais un manque de cœur, jamais ! Retirez-vous.

De nouveau s'adressant à l'abbé, il lui avait dit : Quand je serai mort, on me placera dans une chambre ardente, vous célébrerez la messe et vous ne cesserez que lorsqu'on me portera en terre. Il y eut un long silence. L'Empereur, reprenant, avait parlé à l'abbé de son pays, de Ponte-Nuovo di Rostino, de la maison qu'il devait s'y faire construire, de l'agréable vie qu'il pourrait y mener. L'abbé, se mettant à genoux, avait pris la main de l'Empereur qui pendait hors du lit, et l'avait baisée pieusement ; puis, les yeux pleins de larmes, il était sorti.

L'Empereur, à ce moment, avait manifesté l'intention de revoir l'abbé lorsque sa fin approcherait et, diverses fois sans doute, il le lui avait répété à lui-même en même temps qu'il l'avait avancé dans sa confiance au point de lui confier le double de son testament, et de le prendre comme un des témoins pour contresigner ses dernières volontés, mais jusqu'au 3, il n'avait pas rempli ses devoirs religieux.

Marchand introduisit l'abbé, le laissa seul avec l'Empereur, et il se tint à la porte pour interdire l'entrée à qui pourrait se présenter.

Le Grand maréchal arriva comme j'étais là, écrit Marchand, et s'informa de ce que faisait l'Empereur. Je lui racontai comment l'abbé Vignali avait demandé à être introduit et à rester seul auprès de lui ; que je pensais qu'en ce moment s'accomplissait un acte religieux dans lequel l'Empereur ne voulait pas de témoins. Je vais, me dit-il, chez Montholon ; faites-moi prévenir quand Vignali sortira. Une demi-heure après environ, l'abbé, en sortant, me dit : L'Empereur vient d'être administré ; l'état de son estomac ne permet pas un autre sacrement.

Ainsi, ce ne fut point, comme on a dit récemment, dans un but politique et dynastique qu'il tint à recevoir, à l'heure de la mort, les secours de la religion : eût-il eu un tel objet, il eût convoqué ses serviteurs, il eût, comme faisaient les rois très chrétiens, commandé qu'on ouvrit toutes les portes et qu'on donnât la plus grande publicité à l'acte qu'il accomplissait. — Point du tout, il ne veut personne entre le prêtre et lui ; il demande, il réclame le secret ; il entend que l'abbé vienne en costume bourgeois et dissimule l'objet qu'il porte. Qu'est-ce a dire ? Que ce n'est point pour donner à penser aux autres qu'il veut un prêtre, mais que, dans son for intérieur, il le réclame, et qu'il est résolu à recevoir de lui l'adjutoire qu'administre à ses fidèles la religion catholique. Ce n'est point un acte ostentatoire qu'il accomplit, c'est un acte intime : l'affirmation volontaire et décidée de sa foi traditionnelle.

Ces cérémonies l'ont épuisé ; lorsque Marchand rentre dans le salon, il le trouve les yeux fermés, le bras étendu sur le bord du lit, la main pendante ; le bon serviteur s'approche et baise cette main, sans que l'Empereur ouvre les yeux. Marchand appelle Saint-Denis qui, de même, baise cette main sans que l'Empereur fasse un mouvement. Eux aussi, ils ont la foi.

Voici pourtant que le docteur Arnott demande à être reçu ; Marchand l'annonce doucement à l'Empereur ; puis vient le Grand maréchal : l'Empereur ouvre les yeux et, avec une parfaite indifférence, parle du résultat insignifiant de la consultation : seul avec Marchand, il ne lui dit pas un mot de son entretien avec l'abbé Vignali.

On n'a point annoncé à l'Empereur que les consultants s'étaient accordés pour lui administrer du calomel ; comme on connaît sa répugnance à tous les remèdes, on est convenu de ne pas lui en parler et de le dissimuler le mieux possible. Marchand lutte, ne voulant pas tromper son maître ; il ne se rend qu'à cette observation du Grand maréchal : C'est ici, une dernière ressource tentée, l'Empereur est perdu. Il ne faut pas que nous ayons a nous reprocher de ne pas avoir fait tout ce qu'humainement on peut faire pour le sauver. Délayant alors la poudre dans de l'eau sucrée, Marchand présente, le verre à l'Empereur, qui avale difficilement, veut rejeter la gorgée qu'il a prise, et, se tournant vers Marchand, lui dit d'un ton de reproche si affectueux, impossible à rendre : Tu me trompes aussi ! Marchand bouleversé ne se remet un peu que lorsque, après une demi-heure, l'Empereur demande de nouveau à boire, prend avec confiance un peu d'eau sucrée et dit ensuite : C'est bon, c'est bien bon !

Tous les serviteurs passent debout la nuit du 3 au 4.

Le 4, il ne peut prendre qu'un peu d'eau sucrée avec du vin ou de la fleur d'oranger ; rarement il le garde ; un hoquet s'établit qui dure tard dans la soirée ; il peut encore se lever pourtant : Antommarchi prétend s'y opposer ; il le repousse, parait contrarié de la violence qu'on lui fait ; il ne parle plus. Vers dix heures, il fait effort pour vomir, rend une matière noirâtre ; le hoquet s'établit, puis le délire ; il dit beaucoup de mots inarticulés, qu'on traduit par France — Mon fils — Armée. Ce sont les dernières paroles qu'il prononce. Cet état se prolonge jusqu'à quatre heures du matin ; le calme y succède ; l'œil est fixe, la bouche est tendue, le pouls s'abaisse. A six heures, on ouvre les persiennes ; on prévient Mme Bertrand, qui arrive à sept heures, s'assied au pied du lit. A huit, on avertit tous les Français qui ne sont pas du service intérieur : Pierron, Coursot, Archambault, Chandelier ; on les introduit. Il faut qu'ils voient comment meurt leur maître. Ils se rangent autour du lit ; Noverraz s'est traîné au milieu d'eux. Les yeux fixés sur la tête auguste, ils attendent, debout et muets, que la mort ait fait son œuvre. A cinq heures cinquante minutes éclate le coup de canon de retraite, le soleil disparaît, l'Empereur est mort.

Le premier, le Grand maréchal s'approche du lit et, le genou en terre, il baise la main de son maître, et tous après lui, les serviteurs selon leur ordre, les femmes, les enfants Bertrand que leur mère a fait chercher, la fille de Saint-Denis, — à peine âgée d'un an, — dont on pose les lèvres sur la main glacée.

Le docteur Arnott est allé prévenir l'officier d'ordonnance Crokatt, qui constate la mort, puis arrivent deux médecins envoyés par le gouverneur. Suivant les ordres qu'a donnés l'Empereur, les exécuteurs testamentaires se réunissent dans le billard pour dresser les procès-verbaux et prendre connaissance des deux codicilles en date des i5 et 16 avril, par lesquels l'Empereur témoigne sa volonté quant au lieu de sa sépulture, fait à ses exécuteurs testamentaires une donation fictive de tout ce qu'il possède,-distribue entre ses-serviteurs les 300.000 francs de sa réserve, et attribue à sa mère, ses sœurs, frères et neveux, divers objets mobiliers, indépendamment de ceux légués par le testament.

On rédige alors l'acte de décès, que Bertrand dresse comme grand officier de la Maison, puis les procès-verbaux d'existence du testament et des codicilles, et des dépôts confiés à Montholon, Bertrand et Marchand.

Montholon donne ensuite lecture d'une lettre que l'Empereur lui a dictée, dans la journée du 29 avril pour être, après sa mort, adressée au gouverneur. Par cette lettre, où la date a été laissée en blanc, Montholon annonce au gouverneur la mort de l'Empereur Napoléon, offre de communiquer ses dernières volontés, demande quelles sont les dispositions : prescrites par le Gouvernement britannique pour le transport du corps en Europe, ainsi que celles relatives aux personnes de la suite.

A minuit, les quatre serviteurs, Marchand, Saint-Denis, Pierron et Noverraz, font au corps sa dernière toilette, en présence de Bertrand et de Montholon, et ils le transportent du lit mortuaire dans le second lit de campagne préparé à cet effet et mis à la place de celui qu'ils ont sorti. Ils enlèvent la plupart des meubles, approchent du lit deux petites consoles sur lesquelles ils placent les girandoles de la chapelle. L'abbé Vignali pose sur la poitrine de l'Empereur un crucifix d'argent. Dans cet état, l'Empereur, dit Marchand, avait sa figure de consul ; sa bouche, légèrement contractée, donnait a sa figure un air de satisfaction, et il ne paraissait pas avoir au delà de trente ans. Plus tard et surtout lorsque, après deux jours, on moula le visage, l'affaissement des chairs lui donnait un air de vieillesse et lui enlevait de sa beauté.

Tout le monde s'était retiré, honnis l'abbé Vignali, qui ne quitta plus le corps jusqu'à ce qu'il fût mis en terre, Pierron et Arnott ; les autres avaient été chercher un peu de repos. On les éveille : Hudson Lowe fait annoncer sa visite pour six heures du matin. Il arrive à sept, accompagné de son état-major au complet, de l'amiral, du général commandant les troupes, du commissaire du roi de France, de plusieurs officiers de marine, des médecins et des chirurgiens de l'île. Il entre dans le parloir d'où il est, avec les gens qu'il a amenés, introduit dans le salon mortuaire. Bertrand et Montholon le saluent et l'invitent du geste à s'approcher du lit ; il s'avance, ainsi que le marquis de Montchenu, auquel il dit, lui montrant l'Empereur : Le reconnaissez-vous ? Le commissaire de France hoche d'abord la tête, puis il dit : Oui, je le reconnais. Ils saluent avant de sortir. C'était le plus grand ennemi de l'Angleterre et le mien aussi, dit Lowe à ses subordonnés Henry et Gorrequer, mais je lui pardonne tout ! Cela montre l'homme.

Il n'a point osé pourtant, devant l'Empereur mort, évoquer Bathurst. Pour la première fois, il s'est refusé, selon ses ordres, à l'appeler le Général. Il sent que c'est fini de telles mesquineries grotesques, et l'Histoire commence par qui chacun sera remis en sa place : la victime et les bourreaux. Ainsi, là même et par la mort, Napoléon a remporté la victoire. Les Anglais ni les Oligarques du monde entier ne sont parvenus à le découronner ; mourant dans cette étable où l'ont confiné la bonne foi et la générosité britanniques, il demeure tel qu'il a voulu être pour sa nation, pour son fils, pour la postérité : le Chef quatre fois unanimement acclamé par son peuple, le Souverain oint et sacré par le Souverain Pontife, l'Elu de là France et de Dieu. Nulle puissance au monde n'a prévalu contre lut et ses prédictions prophétiques annoncent aussi formellement le désastreux suicide de Castlereagh que l'extinction de la dynastie hanovrienne, que l'effondrement de l'Oligarchie britannique et l'écroulement de son empire.

A deux heures, en présence de Bertrand et de Montholon, de trois officiers et de sept médecins anglais, de l'abbé et des serviteurs personnels de l'Empereur, Antommarchi procède à l'autopsie. Il y a, entre les médecins, discussion quant au foie, dont on a constaté les adhérences à l'estomac et dont le volume parait extraordinaire. Il est enflé, dit Shortt ; il ne l'est point, dit Arnott ; et Sir Thomas Reade, l'assistant de Lowe, intervient. D'ailleurs, il n'y a point à en douter, la cause de la mort est le squirre à l'estomac ; l'existence a même été prolongée par le gonflement du foie qui a obturé la perforation. Une fois recueillies, les observations que l'Empereur a ordonné que l'on fit sur son cadavre pour préserver son fils de la maladie dont il est mort, Bertrand et Montholon s'opposent à ce qu'Antommarchi pousse plus loin les opérations et fasse un examen du cerveau. Le cœur est détaché et placé dans un vase d'argent qui, selon le désir de l'Empereur, devrait être porté à l'impératrice Marie-Louise ; l'estomac de même. Mais le représentant d'Hudson Lowe s'oppose à la sortie du cœur, il dit que l'estomac seul sera envoyé en Angleterre. De même, déclare-t-il, que son gouvernement s'oppose à tout embaumement.

Après l'autopsie, lorsque les médecins anglais allaient se retirer, Mme Bertrand leur a demandé s'il ne serait pas possible de trouver du plâtre propre à mouler la tête de l'Empereur. Le docteur Burton a répondu qu'il y avait dans l'île du gypse propre à en faire, qu'il allait en ville et s'occuperait d'en procurer.

Antommarchi cependant a recousu les ouvertures faites pour l'autopsie, et, aidé par Marchand, il a pris, sur le cadavre, les mensurations les plus précises, les seules que l'on ait du corps de l'Empereur. Ensuite, Marchand et Saint-Denis ont procédé à l'habillement ; ils ont revêtu Napoléon de l'uniforme des Chasseurs de sa garde : bas de soie blancs, bottes à l'écuyère, culotte et veste de Casimir blanc, chapeau à cocarde tricolore, habit vert a parements rouges avec insignes de la Légion, de la Couronne de fer et de la Réunion, la plaque et le grand cordon de la Légion.

Ainsi vêtu, le corps de l'Empereur est, à quatre heures du soir, porté dans son ancienne chambre à coucher, transformée en chapelle ardente. On l'a tendue de drap noir, acheté soit dans les magasins de la Compagnie, soit chez les marchands de la ville, et c'est même l'achat de cette quantité de drap qui a appris aux habitants la mort de l'Empereur. On y a réuni tout le luminaire de la maison. Un autel a été dressé à la tête du lit. Sur un des lits de camp, on a déployé le manteau bleu que l'Empereur portait à Marengo, et, sur ce manteau, on a déposé le corps, chapeau en tête. Un crucifix est placé sur sa poitrine. Un aigle d'argent soutient les rideaux blancs, relevés aux coins par quatre aigles. Sur une petite table, près du lit, on a placé les vases d'argent renfermant le cœur et l'estomac ; à la tête du lit, se tient le prêtre en surplis ; aux quatre coins, les serviteurs de l'Empereur ; entre l'autel et le lit, Bertrand et Montholon. Les domestiques forment la haie, entre la porte et la croisée, pour laisser le passage libre.

On ouvre les portes : le capitaine Crokatt, officier d'ordonnance à Longwood, règle la marche ; les officiers supérieurs, les officiers, les sous-officiers, puis les soldats et les marins ; plusieurs sous-officiers ont amené leurs enfants. Regarde bien Napoléon, dit un de ces soldats à son petit garçon, c'est le plus grand homme du monde. Telle est la voix du peuple.

A cinq heures du soir, le gouverneur, répondant à la lettre que Montholon lui a écrite la veille, fait connaître que, depuis 1820, il a l'ordre de ne point laisser sortir de l'île la dépouille mortelle du général Buonaparte, mais qu'il lui est indifférent qu'elle soit dans tel ou tel lieu. L'Empereur a prévu le cas : cette suprême persécution des Anglais, la captivité infligée à son cadavre ; à défaut des Rives de la Seine, de l'île près de Lyon, de la cathédrale d'Ajaccio, il a désigné la Vallée du Géranium, la Fontaine Torbet.

Il n'y est pourtant venu qu'une seule fois, dans les premiers temps de son séjour à Longwood. Un soir qu'il avait été à Hut's Gate, il descendit assez difficilement dans la vallée qui se creusait au-devant, et il parvint à un polit plateau d'où l'on apercevait la mer. Trois saules, au pied desquels coulait une source fraîche, donnaient à ce coin de l'île un air de mélancolie française. Il goûta l'eau de la source et la trouva excellente ; mais il se faisait tard, et il craignait de n'avoir plus assez de jour pour remonter ; il dit à Las Cases d'entrer chez le docteur Kay, qui avait sa maison à côté, et de faire connaissance avec lui. Désormais, tous les jours, un Chinois vint prendre à la source l'eau que buvait l'Empereur. Plus tard, comme il craignait qu'on ne lui changeât son eau, il envoya Archambault la chercher dans ses flacons de campagne. En remontant, il avait dit à Bertrand : Bertrand, si, après ma mort, mon corps reste entre les mains de mes ennemis, vous le déposerez ici. Il l'avait répété durant sa maladie ; le gouverneur s'inclina devant cette volonté ; mais, de même qu'il s'était opposé à l'embaumement, il exigea que le cœur fut placé avec le corps dans le cercueil ; il voulut imposer l'inscription qu'on graverait sur la dalle funéraire. Les compagnons de l'Empereur voulaient son nom : NAPOLÉON et deux dates ; Lowe voulut BUONAPARTE. A défaut d'un accord, la dalle resta fruste.

Le soir, le capitaine Crokatt fut expédié à bord de l'Acheron pour porter au roi d'Angleterre la nouvelle de la mort de Napoléon et le procès-verbal d'autopsie.

Le 7 au matin, dans la chambre mortuaire, le défilé continua par les officiers et les soldats qui n'avaient pu venir la veille, puis par les habitants notables ; on ne permit point d'entrer aux gens du peuple qui s'étaient assemblés en foule devant la première enceinte.

Cependant le docteur Burton, au péril de sa vie, s'était procuré le plâtre nécessaire pour le moulage. On rasa exactement la tête, on recueillit les cheveux, qui, destinés à la Famille, furent mis sous scellés par Montholon et confiés à Marchand. Ensuite Burton et Antommarchi, aidés d'Archambault, procédèrent au moulage, qui réussit bien. C'est la figure du moment, dit Marchand, mais non celle de six heures après la mort, qui était celle du Consul.

Dans l'après-midi, le cercueil arriva. Il était de fer-blanc doublé de satin blanc, avec un oreiller et un matelas de même étoffe. On y déposa le corps ; faute d'espace, on ne put laisser sur la tête le chapeau, qui fut placé sur les cuisses ; on mit dans le cercueil[6] le vase d'argent surmonté de l'Aigle impérial, qui renfermait le cœur, et la boîte qui contenait l'estomac ; plus un vase d'argent aux armes impériales, un couvert d'argent (couteau, fourchette et cuiller), une assiette d'argent, six doubles napoléons d'or de France, quatre simples, un double napoléon d'argent, un simple, un demi, deux doubles napoléons d'or d'Italie.

Le premier cercueil, soudé par le plombier anglais qui avait soudé les vases d'argent, fut mis dans un deuxième cercueil on acajou, lequel fut placé dans un troisième cercueil en plomb, soudé comme le premier, et enfin dans un quatrième, en acajou, fermé par des vis à tête d'argent. On replaça ensuite le cercueil sur le lit de campagne ; on le recouvrit d'un poêle de velours violet, sur lequel on étendit le manteau de Marengo. On disposa le luminaire comme la veille ; au-devant du cercueil, sur lequel était un Crucifix, l'abbé Vignali priait ; le docteur Arnott continuait sa surveillance ; deux serviteurs de l'Empereur étaient debout de chaque côté du cercueil. Les portes s'ouvrirent de nouveau, et tous ceux qui se présentèrent purent jeter l'eau bénite.

Les travaux de construction du tombeau n'avaient été commencés que le 7 au matin. Ils consistaient en un déblai de onze pieds de profondeur sur dix de largeur et huit de hauteur ; l'établissement, dans le fond, d'un massif de maçonnerie de deux pieds d'épaisseur ; au pourtour, d'un mur de dix-huit pouces d'épaisseur ; le fond, les côtés et la fermeture furent faits par des dalles de six pieds de long sur trois de large et cinq pouces d'épaisseur, qui avaient été destinées au pavement de la cuisine dans la nouvelle maison.

Le 9 au matin, les travaux étaient terminés. Le gouverneur fit savoir que, conformément aux instructions qu'il avait reçues de faire au général Buonaparte les obsèques d'un officier du plus haut .grade, la garnison en deuil prendrait, tout entière, les armes au jour et que, à onze heures, le cortège se mettrait en marche. A dix heures, à Longwood, l'abbé Vignali célébra la messe et l'office des morts, auxquels les Français seuls assistèrent. A onze heures, les Anglais arrivèrent. Douze grenadiers prirent le cercueil sur leurs épaules et le transportèrent dans la grande allée du jardin, où le corbillard était avancé. La bière y fut placée, couverte du manteau de Marengo, sur lequel Bertrand déposa une épée.

L'abbé Vignali, en habits sacerdotaux, prit la tête du cortège, accompagné de Henry Bertrand, qui portail le bénitier et l'aspersoir. Les docteurs Arnott et Antommarchi venaient ensuite ; puis le corbillard, attelé de quatre chevaux que conduisaient les palefreniers en deuil, et escorté par douze grenadiers sans armes, ceux qui devaient porter le cercueil lorsqu'on arriverait à la Vallée. Les coins du drap mortuaire étaient tenus par Bertrand, Montholon, le jeune. Napoléon Bertrand et Marchand. Derrière, Ali, le cheval de l'Empereur tenu en mains par Archambault, puis tout le personnel en grand deuil. Enfin, dans une calèche attelée de deux chevaux que conduisaient ses gens, Mme Bertrand avec Hortense et Arthur. Venaient ensuite, à cheval, le gouverneur, le contre-amiral, le commissaire de France, et Un nombreux état-major. Les troupes de la garnison, au nombre de deux mille hommes, étaient massées sur la hauteur à gauche de la route ; durant que défilait le cortège, la musique de chaque corps jouait des airs funèbres ; le vaisseau-amiral et les forts tiraient, de minute on minute, un coup de canon. A Hut's Gate, l'artillerie de campagne était en batterie, les canonniers à leurs pièces.

Au tournant de la route, où l'on avait trouvé Lady Lowe et sa fille, en deuil ainsi que les domestiques qui les accompagnaient, tout le monde mit pied à terre ; les grenadiers, prirent le cercueil sur leurs épaules et le descendirent jusqu'à la sépulture. Il fut déposé sur deux poutres placées en travers, à l'ouverture du tombeau ; l'abbé Vignali s'avança, dit les prières et fit les bénédictions. Lowe demanda au Grand maréchal s'il avait à parler. Bertrand répondit par un geste négatif. Le cercueil descendit dans le caveau, salué, par l'artillerie, de trois salves de quinze coups chacune. Une énorme pierre, dans laquelle un anneau était scellé, devait fermer le tombeau ; on la souleva avec une chèvre et on la laissa doucement descendre ; puis on descella l'anneau, on garnit toutes les pierres de ciment romain ; encore devait-on les lier par des agrafes de fer. Le lendemain, on couvrit le tout de terre et l'on ferma l'entrée par trois dalles montées sur des parpaings de pierre.

Les assistants s'étaient jetés sur les saules, s'emparant des branches comme de reliques ; cela était grave et formait le début d'une superstition dangereuse ; pour la prévenir, Hudson Lowe fit dresser autour du tombeau une barricade provisoire ; deux factionnaires furent posés, et un poste de douze hommes, commandés par un officier, y fut établi. Il plut aux compagnons de l'Empereur d'appeler cela une garde d'honneur.

..... Le 27 mai, à quatre heures, les compagnons de Napoléon s'embarquèrent pour l'Europe sur le store-ship Camel.

 

Sous la dalle, où l'Angleterre avait interdit qu'on inscrivit même Son nom ; dans la vallée ignorée et perdue, devenue soudain la plus illustre qui fût sur le globe, Napoléon, prisonnier, jusque dans la mort de l'Oligarchie européenne, dormit son dernier sommeil.

Et vers ce tombeau qui rayonnait d'immortalité, Médine des nations suscitées par Lui, se tournèrent les Ames de ceux qui ont pris foi dans Sa parole...

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Au sujet des Cuisiniers de l'Empereur à Sainte-Hélène, je me permets de renvoyer à mon volume, Autour de Sainte-Hélène (2e série).

[2] Sur l'arrivée, le séjour à Sainte-Hélène de Piontkowski, son départ et ses destinées ultérieures : Un aventurier à Sainte-Hélène. Le colonel comte Piontkowski. Ap. Autour de Sainte-Hélène, 2e série.

[3] Je prie le lecteur de se reporter pour les détails relatifs au Cas du général Gourgaud à mon livre : AUTOUR DE SAINTE-HÉLÉNE, Tome Ier, p. 1 à 126 et 165 à 292. Il y trouvera publiées intégralement toutes les pièces relatives à cette affaire, la plus grave qui se soit produite à Sainte-Hélène.

[4] Je me permets de renvoyer le lecteur, pour l'affaire des Lettres des Souverains à Napoléon, à mon livre : AUTOUR DE SAINTE-HÉLÈNE, tome II, p. 177 a 215. J'ai mis là tout ce que j'ai trouvé jusqu'ici sur la question.

[5] A cette date, Marchand place un fait qui serait de la plus haute importance s'il ne se trouvait contredit d'une façon absolue, 1° par le journal d'Arnott, publié par M. Frémeaux, Dans la chambre de Napoléon mourant, p. 196 et 216 ; 2° par les rapports de l'officier d'ordonnance, ibid., p. 72 et 139 ; 3° par Antommarchi dont le contrôle devient possible grâce à Marchand. Marchand écrit : En partant de chez Sa Majesté il [le docteur Arnott] examina les vomissements à matière noirâtre qui, par leur nature, lui firent dire qu'il y avait ulcération dans l'estomac. Il en prévint, le Grand maréchal et le comte de Montholon, prescrivit diverses ordonnances, mais l'Empereur reste aussi rebelle à la médecine avec eux qu'avec le docteur Antommarchi. Ainsi, selon Marchand, ce serait le 3 avril qu'aurait été acquise la preuve du cancer ; selon Arnott et Antommarchi, le 25 ou le 26 seulement. Partout ailleurs les témoignages s'accordent ; ici, je ne puis m'empêcher de penser que ce fut par une erreur dans la copie de son manuscrit que Marchand a interverti ces dates.

[6] Marchand affirme que le docteur Arnott fut chargé jusqu'au bout de surveiller le corps et les vases dans lesquels avaient été placés le cœur et l'estomac ; selon Sir Th. Reade (FORSITT III, 290, Angl.), ce fut à l'aide-chirurgien Rutledge que ce soin fut confié, et Forsitt publie un rapport adressé par ce Rutledge à Reade, où il prétend : 1° avoir fermé l'ouverture du vase d'argent contenant le cœur en y plaçant un shilling d'argent à l'effigie de George III ; 2° avoir mis lui-même dans la bière les divers objets que les Français voulaient y déposer et avoir gravé son nom (My Adress) sur l'assiette d'argent, comme étant le dernier officier anglais qui l'eût vu. Ce trait, tout à fait conforme au caractère anglais, doit-il être tenu pour vrai, si invraisemblable qu'il soit ? Le procès verbal d'ensevelissement, signé des exécuteurs testamentaires, porte partout : Nous avons, etc.