NAPOLÉON À SAINTE-HÉLÈNE

 

III. — LA PRISON. - LE GEÔLIER. - LES COMPARSES.

 

 

En l'année 1788, à Auxonne, le lieutenant Buonaparte, étudiant, d'après le livre de l'abbé de Lacroix, la géographie élémentaire, inscrivait sur un cahier les principales notions qu'il souhaitait retenir. Arrivé aux Possessions des Anglais en Amérique, Asie et Afrique, il écrivit : En Afrique, Cabo Corse en Guinée, château assez fort, à côté est le Fort Royal défendu par 16 pièces de canon.

Sainte-Hélène, petite île...

Et après avoir écrit : Sainte-Hélène, petite île, comme si la destinée eût arrêté sa main, il s'interrompit et laissa ensuite la page blanche.

Il y a ainsi des mystères de la prescience humaine, qui échappent à toute analyse et défient toute solution.

Petite île ! C'est tout ce que Napoléon savait de Sainte-Hélène en 1788 et, en 1815, le public n'était guère mieux instruit. Pourtant, cette vigie que les Anglais avaient dressée sur l'Océan et où ils entretenaient tant de moyens de guerre n'a point été sans attirer et retenir l'attention de l'Empereur.

De Mayence, le 7 vendémiaire an XIII (30 septembre 1804), il écrit au ministre de la Marine pour ordonner trois expéditions ; l'une aux Antilles, la deuxième aux colonies hollandaises de Surinam, la troisième à Sainte-Hélène : Prendre Sainte-Hélène, écrit-il, et y établir une croisière pendant plusieurs mois ; il faut pour cet objet 12 à 1.500 hommes... Quant à l'expédition de Sainte-Hélène, ajoute-t-il, je vous ai remis un mémoire à Boulogne. Faites venir l'auteur de ce mémoire qui est à Givet. Les Anglais ne s'attendent à rien moins qu'à cette expédition ; il sera très facile de les surprendre ; il dit encore : L'homme qui est à Givet sera retenu près de vous jusqu'au dernier moment. Il partira en poste de Paris, se rendra à Toulon et s'embarquera immédiatement à bord du vaisseau de l'amiral qui doit aller à Sainte-Hélène. L'expédition devait comprendre deux vaisseaux, quatre frégates, deux bricks, portant 2.100 hommes, aux ordres du général de brigade Reille. Tout le monde était à bord, lorsque l'Empereur renonça à Sainte-Hélène pour renforcer l'expédition de Surinam que commandait Lauriston, auquel Reille fut adjoint. On appareilla, mais, à peine sortie de Toulon, l'escadre subit un coup de vent qui l'obligea d'y rentrer. C'était le commencement des faiblesses et des indécisions de l'amiral Villeneuve ; on renonça donc alors à Surinam comme à Sainte-Hélène. Aussi bien n'avait-on, semble-t-il, que les renseignements de l'homme de Givet, un Anglais ; car, à Givet, étaient internés nombre des Anglais arrêtés à la rupture de la paix d'Amiens.

Pour avoir échoué cette fois, Napoléon ne perd point de vue son dessein. Au début de l'an XIV, lorsqu'il lance, contre le commerce anglais, la croisière-brûlot de Willaumez, croisière bizarre et incalculable, comme il dit, il ordonne que, du Cap, l'escadre se dirige sur Sainte-Hélène et s'établisse pour deux mois au vent de cette île très haute et très saine ; la croisière échoue misérablement, et l'escadre, dont fait partie le Vétéran, commandé par Jérôme Bonaparte, ne parvient pas même à reconnaître le pic de Diane.

Malgré l'homme de Givet, Napoléon n'était vraisemblablement pas mieux informé que ses contemporains du climat, de la faune, de la flore, de la population de Sainte-Hélène et, en vérité, l'on n'avait guère de moyens pour s'en mieux instruire. Le Dictionnaire géographique portatif le plus répandu, celui de Vosgien, chanoine de Vaucouleurs, traduit sur la treizième édition anglaise de Laurent Eckard, on donnait cette description : Les montagnes qui se découvrent à vingt-cinq lieues en mer sont couvertes la plupart de verdure et de toutes sortes de grands arbres comme l'ébène, etc. Les vallées sont fort fertiles on toutes sortes de fruits excellents, légumes, etc. Les arbres fruitiers y ont en même temps des fleurs, des fruits verts et des fruits mûrs. Les forêts sont remplies d'orangers, de limoniers, de citronniers, etc. Il y a du gibier et des oiseaux en quantité ; de la volaille et du bétail qui est sauvage. On n'y voit aucun animal vorace ni venimeux. La mer y est fort poissonneuse.

Vosgien, chanoine de Vaucouleurs, était en personne un sieur Jean-Baptiste Ladvocat, né à Vaucouleurs, censeur royal, docteur, bibliothécaire et professeur eu Sorbonne, lequel compila son dictionnaire à Bagneux, près Paris, et en publia, en 17471 la première édition. Mais il n'avait guère fait qu'abréger le Grand Dictionnaire géographique, historique et critique de M. Bruzen de la Martinière, géographe de S. M. le roi d'Espagne Philippe V, ce qui reportait à 1726 cette notion communément adoptée sur Sainte-Hélène ; et comme Bruzen de la Martinière avait copié la Description de l'Afrique contenant les noms, la situation et les confins de toutes ses parties, par Olivier Dapper, dont une bonne traduction du flamand avait été imprimée à Amsterdam en 1686 ; comme Dapper s'était inspiré de la Description générale de l'Afrique, par Luis Marmol Carjaval, datant de 1573, l'on peut dire qu'il y avait là une tradition que les géographes se repassaient bénévolement depuis plus de deux siècles sans la vérifier et qui, vraisemblablement, provenait de voyageurs ayant visité Sainte-Hélène moins d'un demi-siècle après sa découverte par Jean de Nova, en 1502. Selon cette tradition, le territoire de l'île, naturellement fort sec, étant arrosé par des pluies fréquentes, était rendu propre à produire toutes sortes de fruits ; la plupart des montagnes étaient couvertes de verdure ; on y trouvait, on particulier, des ébéniers, puis d'autres grands arbres qui produisent de belles fleurs incarnates et blanches, à peu près comme les tulipes, qui font un très bel ornement. Et il y avait de bonnes oranges, des grenades, des limons assez pour servir de rafraîchissements aux équipages de cinq à six vaisseaux. Et il y poussait toutes sortes d'herbes qui guérissent en huit jours du scorbut. Et il y avait des chèvres et des sangliers, quantité de cabris et.de boucs très gras, et de pourceaux de diverses couleurs. Et il y avait des perdrix, des pigeons, des tourterelles, des paons, mais point de bêtes dévorantes, d'oiseaux de proie, ni de serpents venimeux. Tout eût été parfait n'étaient de grosses araignées, des mouches aussi grosses que des sauterelles et surtout les rats, lesquels, au dire d'Owington, voyageur anglais, se rendaient singulièrement incommodes.

En 1808, à la vérité, avait paru à Londres, sous le titre History of the Island of Saint Helena, la première monographie de l'île. L'auteur, T. H. Brooke, appartenait à une famille habituée dans le pays depuis l'occupation anglaise ; il y avait personnellement résidé quinze années, il avait rempli les fonctions de secrétaire public et ainsi avait eu accès a tous les dépôts d'archives ; mais, sauf l'introduction descriptive, singulièrement optimiste, l'ouvrage de Brooke était uniquement historique ; on y trouvait détaillé jusqu'au moindre accident dans l'administration, et ce récit était singulièrement fastidieux et plat : d'ailleurs, aucun exemplaire n'en avait, à ce qu'il semble, traversé la Manche et, en Angleterre, on ne paraissait guère mieux renseigné qu'en France.

En 1815, l'opinion générale sur Sainte-Hélène restait telle que l'avaient formée les manuels et les dictionnaires. Les descriptions à l'infini qu'on publia pour satisfaire la curiosité publique a l'annonce de la déportation de Napoléon — descriptions que propagea la police ou que répandit la spéculation — ne firent que reproduire ces notions datant de deux cents ans pour le moins. Et voici quelles : Quoique cette île ne paraisse être de tous côtés qu'un amas de rochers volcaniques et stériles dont les moins élevés ont huit cents pieds de hauteur, les montagnes qui s'élèvent au milieu de cette enceinte escarpée sont couvertes d'une excellente terre végétale d'un pied et demi de profondeur, qui produit naturellement toutes sortes d'herbes, de racines et d'arbustes... Des grandes forêts d'arbres d'ébène, de bois de rose et d'aloès s'élèvent sur le penchant des monts... Les forêts sont toutes remplies de bêtes fauves, comme chèvres, boucs sauvages dont plusieurs sont aussi gros que de petits veaux, sangliers de diverses couleurs... On n'y trouve aucune bête féroce et carnassière, aucun oiseau de proie, ni loups, ni lions, ni ours, ni éperviers, ni milans, pas même d'animaux venimeux comme les serpents, mais, en revanche, une multitude incroyable de rats... Les volatiles sont beaux et nombreux à Sainte-Hélène ; on y trouve des perdrix, des poules d'Inde, des tourterelles, des pigeons, des gelinottes des bois, des paons, des faisans, des pintades en quantité.

Lorsque les Portugais eurent pris possession de Sainte-Hélène, ils y apportèrent plusieurs arbres fruitiers de leur pays, des pêchers, des citronniers, des orangers, des grenadiers. Tous ces arbres ont singulièrement prospéré... Les fruits sont en si grande quantité qu'on pourrait on charger tous les ans six vaisseaux.

La vallée de la Chapelle ressemble à un véritable paradis terrestre. De tous côtés, ce ne sont que de charmantes allées de citronniers, d'orangers, de grenadiers, de palmiers, de figuiers, de bananiers, d'ananas. La plupart de ces végétaux sont, en même temps, couverts de fleurs, de fruits qui mûrissent et de fruits prêts à couper.

Et partout coulent des ruisseaux à travers d'admirables vallées qui nourrissent deux mille quatre cents à trois mille bœufs, dont la chair est du goût le plus succulent et le plus délicieux. Outre les bœufs, il y a un grand nombre de cochons et de moutons d'Angleterre et l'on y trouve aussi des chevaux qui sont petits, mais qui marchent bien, et sont d'une grande utilité pour les dames.

Et ce n'est pas assez, des fruits, il y a une immense quantité de graines et de légumes. Les Heurs ne peuvent manquer, sous un climat qui leur est si favorable. On en trouve qui sont originaires de toutes les parties du monde. La mer est très poissonneuse et, pour comble de bonheur, les femmes sont charmantes. Si quelques-unes sont galantes, toutes sont rigidement attachées aux règles de l'honneur. Elles ont une austère probité et ne se livrent point à l'intérêt.

On peut regarder le séjour des Hélénois comme un coin du Paradis terrestre. Puisse, dit l'auteur de la Description, le spectacle de leur félicité n'être pas pour Napoléon un supplice encore plus cruel que son exil.

Ce n'est pas seulement par ces Descriptions à bon marché, destinées au populaire, que sont accréditées ces notions. Il est des livrets pour toutes les bourses. M. Toulouzan de Saint-Martin, un des auteurs de l'Essai sur l'Histoire de la nature, écrit : On dirait que Le Tasse a puisé dans ce paysage (de Sainte-Hélène) les couleurs dont il s'est servi pour peindre le séjour délicieux que l'art magique d'Armide sut préparer à Renaud au milieu des rochers arides des Îles Fortunées... L'intérieur de l'île est un paradis terrestre. Le rocher, inaccessible dans son contour, est agréablement diversifié nu contre par des monticules et des coteaux couverts d'habitations et de jardins ; des eaux abondantes et limpides coulent des rochers et arrosent le fond des vallées aujourd'hui métamorphosées on prairies ; la croissent les plantes des deux inondes, les fruits les plus exquis et les fleurs les plus suaves ; l'air est si pur et le climat si égal que les malades y recouvrent la santé en peu de temps... L'air, toujours pur et serein, n'est momentanément obscurci que par des nuages qui se dissipent aussitôt qu'ils ont versé les pluies dont s'alimentent des sources nombreuses. On n'y connaît pas non plus ces insectes destructeurs qui anéantissent l'espoir du travailleur... On brûle beaucoup de charbon de terre à Sainte-Hélène ; il y a, du côté de l'ouest, une mine considérable de houille.

S'élève-t-il dans ce concert une dissonance, Malte-Brun s'indigne et il terrasse l'imprudent : L'enthousiasme unanime des voyageurs qui ont admiré les vallées pittoresques de l'intérieur de l'île de Sainte-Hélène doit, écrit-il, faire écarter l'assertion hasardée d'un savant, d'ailleurs estimable, M. Bory de Saint-Vincent qui, avec trop de légèreté, prétend avoir eu, dans ses conversations avec les officiers anglais, la preuve que l'intérieur de l'île est couvert de cendres, de scories et d'une végétation languissante. Faudrait-il penser que ce fut pour avoir imprimé, dix années plus tôt, le Voyage aux îles d'Afrique que Bory de Saint-Vincent fut placé, en 1815, par la clémence du roi, sur la deuxième liste des proscrits — ceux dont on ne réclame pas encore la tête, mais qui sont exilés à perpétuité ?

Bory de Saint-Vincent ne saurait compter pour Malte-Brun, mais voici que J. Cohen, ancien censeur royal, public un extrait du livre de Brooke par quoi l'on sort des descriptions enthousiastes. A la vérité, de cet ouvrage déjà singulièrement optimiste, Cohen atténue les termes, et même les chiffres. Ainsi, Brooke fournit un tableau des prix maximum et minimum des objets de consommation usuelle. Cohen ne cite que quelques articles et le prix le plus bas. Ici toutefois on approche des réalités, mais c'est par un livre relativement cher, qui échappe au populaire, tandis que les Descriptions se vendent quelques sous ; elles se rencontrent encore par centaines, usées, dirait-on, par les mains calleuses qui en ont tourné les feuillets salis, et par là, comme sanctifiés.

Ce que concèdent les pessimistes, c'est qu'il y a des rats, quantité de rats, mais ce n'est là, aux yeux du populaire, ni un supplice, ni un danger, tout au plus une incommodité. Il s'attache à cette vermine une sorte de prestige comique qu'atteste l'infinité des proverbes ou des locutions où l'on en fait entrer le nom. Peut-être n'est-il pas noble d'en parler, le rat ayant été inconnu des anciens et n'étant arrivé on Europe, le noir qu'au XIVe siècle et le brun qu'au XVIIIe. Ce qui est pour beaucoup un objet de dégoût et d'horreur ; ce qui est, pour le savant, l'habituel propagateur des grandes épidémies, provoque le rire des sots ; qu'il y ait des rats à Sainte-Hélène, qu'importe ? Sans être un danger pour la vie de Bonaparte, c'est un ridicule. Vraisemblablement par les matelots anglais qui seuls, depuis vingt ans, ont relâché à Sainte-Hélène, cette notion s'est extraordinairement répandue en Angleterre. Tout Anglais sait qu'il y a des rats à Sainte-Hélène, Napoléon va dans l'île aux rats ; il y est déporté et c'est très drôle. Quelle veine pour les faiseurs de caricatures ! D'Angleterre les images arrivent au continent où on les contrefait et on les copie. Voici l'Empereur au milieu de ses nouveaux sujets : il leur propose un Acte additionnel ; il entre triomphalement dans ses États ; il fuit devant ses sujets révoltés ; il les combat, monté sur un bouc ou sur un chat ; il a des rats pour valets de chambre et pour courtisans ; il on fait manœuvrer une armée ; nouveau Robinson, il les apprivoise et les dresse ; lui-même est devenu rat et, pris au piège, il prononce un discours. On trouve de cette sorte, tant en. Angleterre qu'en France et en Allemagne, une trentaine de composition qui obtiennent un tel succès que certaines sont reproduites dans les trois pays. Tant est populaire cette réputation de Sainte-Hélène que, lors du départ de l'Empereur, des avis manuscrits répandus à Chester et aux environs annoncèrent que le gouvernement, pour détruire les rats qui infestaient l'île, était résolu d'y envoyer une cargaison de chats ; un officier du roi devait passer à Chester à jour dit, payer seize shillings un chat adulte, dix une chatte, deux et demi un chaton. De tous les coins du comté, les paysans arrivèrent au jour indiqué avec des paniers pleins de chats et, lorsqu'ils apprirent que c'était là une plaisanterie des joyeux compères de Chester, ils entrèrent on fureur, lâchèrent leurs chats par les rues, saccagèrent l'hôtel de ville et blessèrent plusieurs bourgeois. Dans les trois semaines qui suivirent, on tua plus de quatre mille chats à Chester et aux environs.

Les rats et l'aspect rébarbatif de l'île, forteresse inexpugnable, voilà ce qui frappe le peuple, voilà ce que lui apprennent des images multipliées à grand nombre ; mais toujours, entre les murs à pic qui ferment l'entrée de l'unique port, Jamestown, on aperçoit, dans les gravures, une vallée d'une miraculeuse fertilité, telle que l'a annoncée Bruzen de la Martinière.

Par ces descriptions, par ces estampes et ces caricatures, la police des Bourbons s'efforçait-elle d'accréditer en France l'opinion que Napoléon allait être aussi heureux matériellement qu'il pouvait l'être dans un séjour enchanté ; par suite, de détruire par avance l'effet que pourraient produire ses plaintes, si l'écho en parvenait en Europe ? La police, après quelque temps, jugea opportun d'arrêter les caricatures, vu que le silence est préférable à la satire, si mordante soit-elle, mais on peut presque croire qu'elle n'avait point eu à intervenir ; dès que le public demandait des renseignements sur Sainte-Hélène, les compilateurs lui fournissaient ceux qu'ils avaient trouvés dans des livres qui, n'ayant point été composés à dessein, devaient être pris pour véridiques.

Le Gouvernement anglais n'était guère mieux informé que le public, car, sauf quelques officiers du génie envoyés pour organiser un système de fortifications, il n'entretenait point à Sainte-Hélène, colonie delà Compagnie des Indes, d'agents capables de le renseigner. Les officiers qui avaient averti Bory de Saint-Vincent avaient dû faire leurs rapports, mais ne leur avait-on pas demandé du technique et non du pittoresque ? D'ailleurs, rien n'est tenace comme une légende et les ministres, sans doute, s'en tenaient à la légende.

Aussi bien cette légende n'était point entièrement fausse ; il est à Sainte-Hélène des coins de verdure sous les montagnes pelées et arides ; il est des plateaux où prospèrent les arbres de la zone tempérée, aussi bien que ceux des tropiques ; des jardins où mûrissent les légumes d'Europe en même temps que les fruits d'Amérique ; a la vérité, ces coins bénis ne sont pas nombreux et si, dans certaines anfractuosités du rocher où' ne pénètre pas la brise de mer, la chaleur est excessive, au moins y a-t-il de l'ombre, des eaux jaillissantes et courantes, des sources glacées, des cascades qui, de si haut tombant, apportent en même temps qu'une fraîcheur diamantée, les arcs-en-ciel prometteurs. Au moins y a-t-il le repos entre les fleurs joyeuses, une nature qui sourit aux yeux et apaise l'esprit ; il semble qu'on pourrait y être heureux.

Là, furent construites les quelques habitations qui pussent, à Sainte-Hélène, paraître propres à loger des Européens : Rosemary Hall, au colonel Smith ; Sandy Bay, à M. Doveton ; The Briars, à M. Balcombe et le chalet de Miss Mason ; mais la plupart de ces maisons pouvaient loger tout juste une famille médiocrement fortunée ; elles avaient toutefois de bons jardins, des promenades abritées, de la verdure et des ruisseaux, en particulier, Rosemary Hall, que Ton devait par la suite proposer d'acheter pour y loger l'Empereur.

Aucune comparaison pourtant entre Rosemary Hall et Plantation House, la résidence de campagne du gouverneur. Située à trois milles de la ville, Plantation House est une belle habitation, bien construite et de grand air, bâtie entre les années 1791 et 1792. L'art a été combiné avec la nature pour rendre ce lieu le plus beau de l'île. On y a réuni, près des plantes indigènes, des plantes et des arbres des contrées les plus éloignées et des climats les plus divers ; le mimosa de la Nouvelle Galles du Sud y croit avec la même luxuriance qu'au pays d'origine, près du pin du Nord et du bambou de l'Inde. Abrité par les chaînes des montagnes dont se détachent le pic de Diane (2.700 pieds) et le ment de Halley (2.467 pieds), Plantation House est garanti du vent du sud-est, funeste à toute végétation.

Dans cette maison, qui était un palais et où abondaient les serviteurs chinois et nègres, les gouverneurs nommés par la Compagnie des Indes étaient tenus d'héberger les passagers de distinction venant des Indes ou s'y rendant. C'était vraiment là une belle demeure au milieu d'un admirable parc ; sans doute les voyageurs, en traçant leurs relations, né s'étaient souvenus que de l'hospitalité grandiose qu'ils y avaient reçue et, d'après elle, ils avaient jugé l'île entière.

A mesure qu'on s'élève, le sol se fait plus âpre, la végétation plus pauvre, le vent plus violent. Par étages successifs, Ton arrive à des hauteurs où règne, entretenu par les vapeurs qui montent de l'Océan, un brouillard pénétrant. On y passe sans transition d'une chaleur moite qui imbibe les vêtements à une froidure qui oblige à entretenir du feu constamment. Les arbustes, les arbres chétifs qui parviennent à croître s'inclinent tous du même côté, sous le vent du large et donnent une impression d'instabilité et de désordre. Point d'ombre à en attendre, leur feuillage, comme desséché, est rare et misérable. De petits bois de gommiers qu'on a plantés sont morts et leur nom reste seul pour figurer un bois : Deadwood.

A cinq cents mètres au-dessus du niveau de l'Océan, s'étend du coté exposé au vent et assez près de la mer, un plateau assez vaste ; sur la mer, de Sugar Loaf Hill à Prosperous Bay, les côtes en sont inaccessibles, le flot y brise constamment ; et, sauf une route qui, suivant les ressauts de la montagne entre le gouffre et le roc, débouche sur le plateau, après des lacets compliqués, la terre n'est pas moins inhospitalière que l'Océan.

Là s'élevait, en 1815, une sorte de grange construite en 1705, au temps où le gouverneur Dunbar, ayant imaginé que ce plateau devait être fertile, l'avait mis en culture. La première récolte d'orge, d'avoine et de blé avait donné de telles espérances qu'on avait construit cette grange et qu'on avait édifié quelques bâtiments que devaient habiter les fermiers de la Compagnie ; mais, les récoltes suivantes ayant été nulles, on convertit la grange en maison de campagne pour le lieutenant-gouverneur. Cet insuccès dans la culture avait été attribué au climat, à quelque particularité du sol et l'on avait officiellement démenti que les semences eussent été mangées par les rats. Pourtant ces rats étaient si nombreux que, en 1756, faute d'autre nourriture, ils écorcèrent les gommiers de Longwood.

Malgré cet échec, on était dans l'île si fort à court de terre arable ou prétendue telle, que, en 1777, on imagina, pour utiliser Longwood en y créant des pâturages, d'y amener de l'eau moyennant un travail qui eût exigé des sommes considérables. La Compagnie renonça momentanément à ce projet ; elle adopta de replanter les bois dévastés par le bétail, les chèvres et les moutons. Les arbres étaient on effet dans l'île d'une telle rareté qu'il était interdit d'en couper, sous les peines les plus sévères. Tout le combustible, bois et charbon venait d'Angleterre. Pour planter Longwood, on s'arrêta d'abord à des peupliers d'Italie dont on espérait de l'ombre et une croissance rapide ; ils ne prospérèrent point ; l'on revint alors aux gommiers, seuls capables de résister au vent et de végéter sur ce sol de basalte. La clôturé et la plantation de Longwood, sur environ six cents acres, coûtèrent à la Compagnie au delà de huit mille livres sterling, sans lui rapporter jamais un pied de bois de charpente.

Pour prévenir une insurrection militaire telle que celle de 1811, où le lieutenant-gouverneur avait été enlevé à Longwood par les mutins sans avoir pu se défendre, le gouverneur Wilkes, qui avait singulièrement développé le travail des Chinois dans l'île, imagina, en 1813, de mettre en culture certains terrains du plateau, au lieu appelé Deadwood, et d'y établir des troupes à demeure. Il fit donc défricher et enclore une étendue de trente-six acres, où il réunit des baraques, des corps de garde, une maison de gouvernement, un hôpital et d'autres bâtiments, qu'il alimenta d'eau moyennant des aqueducs et réservoirs, dont l'établissement coûta treize mille livres sterling. Cet ensemble de constructions se trouvait groupé sur le même plateau que Longwood, mais à une certaine distance ; l'eau, très chargée de magnésie, médiocrement potable et devant d'abord être bouillie, n'était amenée par les conduits qu'aux baraques de Deadwood. De Longwood, il fallait aller chercher l'eau potable à une source située à douze cents mètres de la maison ; on la charriait dans des tonneaux ouverts ayant contenu du vin ou du rhum et elle arrivait sale et trouble.

Dans l'enclos de Longwood, les bœufs de la Compagnie pénétraient à leur aise ; aussi rien n'y poussait. Au surplus, on ne trouvait guère dans l'île de légumes frais qu'au jardin de la Compagnie ; les quelques habitants qui faisaient valoir leurs terres n'y cultivaient que des pommes de terre, qu'ils vendaient avantageusement aux navires en relâche ; ils en produisaient ainsi entre six et sept mille boisseaux par an et ne se souciaient point de cultures qui eussent exigé plus de frais... Tous les objets de consommation venaient du Cap de Bonne-Espérance, d'Angleterre, du Brésil, ou de la côte d'Afrique, mais surtout d'Angleterre et du Cap. Ainsi les vêtements, les meubles, les matériaux même de construction, jusqu'au charbon de terre dont, malgré l'assurance des géographes, on ne trouvait pas dans l'île un simple morceau. La livre de bouvillon coulait six pence et demi ; le bœuf, première qualité, 1 sh. 2 d., inférieur 11 d. ; le mouton, de 1 sh. 2 d. à 1 sh. 6 d. ; l'agneau, par quartier, 10 sh. ; le porc, par livre, de 1 sh. 6 d. à 1 sh. 8 d. ; un poulet, de 6 à 9 sh. ; une dinde 30 à 40 sh. ; un jambon, 3 liv. st. ; une douzaine d'œufs, 5 sh. ; le beurre, 3 sh. la livre ; la chandelle, 3 sh. 6 d. la livre ; le sucre candi, la livre, 2 sh. ; le sucre raffiné, la livre, 3 sh. ; le fromage, la livre, 3 sh. Les bœufs arrivaient du Gap à l'état de squelettes ; les moutons étaient si maigres que, parfois, à Longwood, on plaça une chandelle dans la carcasse non dépouillée d'un mouton qu'on venait de tuer et qui faisait ainsi lanterne. Qu'ils vinssent du Cap, de Rio ou d'Angola, les animaux sur pied étaient le plus souvent clans un état d'épuisement et d'étisie dont ils ne pouvaient se remettre sur les maigres pâturages de l'île où, d'ailleurs, on les laissait ruminer le moins possible. Quant au mouton, il avait beau brouter, par un singulier phénomène, il n'engraissait point du tronc ni des jambes, mais de la queue, et cette queue était tout graisse molle et puante. On vivait à la merci d'un coup de vent ; d'un jour à l'autre, on pouvait être réduit aux salaisons. De celles-là, on ne pouvait manquer, les Anglais ayant soin d'entretenir une réserve suffisante pour nourrir trois années la garnison et les habitants. Mais alors on délivrait ces vivres par rations. Au surplus, les règlements étaient tels que sur un navire en mer ; les Anglais résidents, tous ou presque employés de la Compagnie, fournisseurs patentés des navires ou concessionnaires de quelque service, étaient soumis à des lois que s'exerçait à rendre plus strictes chaque gouverneur nouveau : interdiction de couper du bois, de tuer ses propres bœufs ; de chasser le faisan, gibier réservé à la table du gouverneur ; il est vrai qu'on pouvait chasser la tourterelle ou la perdrix, mais à condition de l'atteindre et une fois tuée de l'aller chercher dans des ravins. Pour peu qu'on devint suspect, renvoi. Les nègres, les mulâtres, les Chinois, les Indiens vivaient sous le bon plaisir de Son Excellence ; l'esclavage étant le régime des uns et, à peu de chose près, celui des autres.

Il y avait quelques routes, une très bonne de Jamestown à Plantation House ; une assez dure, entre le rocher et l'abîme, sans parapet ni garde-fou, conduisant à Longwood. Si bon cavalier qu'on fût, on tombait souvent et, à chaque fois, au risque de la vie.

L'île se défendait elle-même, semble-t-il ; mais partout les Anglais avaient multiplié les fortifications ; il n'était pas un point semblant abordable ou n'eût poussé une batterie. L'Empereur arrivant, des sentinelles seront posées sur toutes les croies ; un système de signaux permettra au gouverneur d'être instruit de toutes choses à tout moment, il y aura dans l'île cinq cents pièces d'artillerie en batterie, vingt-quatre pièces de campagne et quelques mortiers ; d'autres pièces, en nombre considérable, dans les magasins. On en rapportera encore. Les troupes seront réparties sur trois points principaux : Deadwood, Ladded Hill et Jamestown. Des postes, en outre, seront établis à Sandy Bay, High Peak, Lomon Valley, Egg Island et Tag Lake ; au camp de Deadwood seront établis les dragons légers du 21e au nombre de vingt, commandés par un lieutenant et servant d'ordonnances ou de guides ; les Ouvriers royaux, 20 hommes commandés par un lieutenant, le 2e bataillon du 53e (le régiment changera, mais l'effectif restera sensiblement pareil), 26 officiers, 619 sous-officiers, caporaux, tambours et soldats. A Ladded Hill, tout près de Deadwood, seront les ingénieurs royaux, 3 officiers et 48 hommes ; l'Artillerie royale, 3 officiers et 66 hommes ; l'infanterie de l'île, 19 officiers, 288 hommes ; à Jamestown, la portion principale du 2e bataillon du 66e régiment (17 officiers, 420 hommes) ; l'artillerie de l'île (16 officiers et 376 hommes) et les Volontaires chasseurs (12 officiers, 530 hommes). Ainsi 493 officiers, sous-officiers, caporaux et tambours et 2.291 bommes de troupes seront appointés pour garder Napoléon, empêcher tout débarquement clandestin, toute tentative d'évasion ou de communication. Et ils prendront le service comme en présence de l'ennemi, tout ce qui ne sera pas sous les armes devant être prêt au premier signal.

Outre cette garnison à l'intérieur, l'île sera gardée, en seconde ligne, par une escadre entière : trois vaisseaux ou frégates, deux vaisseaux armés chacun de 20 pièces, six bricks de 10 à 18 pièces, chargés du service d'éclaireurs ou de courriers. L'îlot désert de l'Ascension pouvant servir de base d'opération à des libérateurs, on y tiendra un brick en station et, sur le rocher, on construira et Ton armera une batterie gardée par soixante-cinq matelots qu'on ravitaillera, de Sainte-Hélène, en vivres et en eau fraîche.

 

***

 

Avant 1815, Sainte-Hélène n'avait qu'un maître, le représentant de la Compagnie des Indes, sous le contrôle du Conseil des Directeurs ; à présent, la Compagnie a, momentanément, résigné ses pouvoirs aux mains de la Couronne, et le gouverneur, nommé par le roi, réunira entre ses mains tous les pouvoirs. Mais il n'exercera plus son autorité a la façon du gouverneur de la Compagnie, lequel, s'il était officier supérieur, n'en était pas moins quoique peu traitant et offrait l'hospitalité aux passagers allant aux Indes ou en revenant. Payé et défrayé à cet effet, il était tenu à une courtoisie dont aucun des agents delà Compagnie ne se départit, même à l'égard du prisonnier de l'Europe.

Sans doute n'avaient-ils point d'autorité sur lui, et n'avaient-ils reçu de la Compagnie aucun ordre, sauf qu'ils eussent à rentrer en Angleterre ; sans doute leur règne finissait et ils cédaient la place, mais encore eussent-ils pu trouver quelque moyen de témoigner leur inimitié ou leur mauvaise éducation.

Tout au contraire, le colonel Mark Wilkes, en fonctions lors du débarquement de l'Empereur, parut à Las Cases un homme du meilleur ton, fort agréable ; sa femme était bonne et aimable, sa fille charmante — au point que Gourgaud en tomba tout aussitôt follement amoureux. Voilà une femme ! s'écriait-il chaque fois qu'il rencontrait l'adorable Laura. Les officiers de l'Empereur étaient reçus au mieux à Plantation House. Le gouverneur venait avec sa femme et sa fille faire visite à l'Empereur ; et, outre qu'il était homme de bonne compagnie, il avait assisté à des événements capables de l'intéresser, ayant été longtemps agent diplomatique de la Compagnie près de divers princes de l'Inde. Il avait commencé, en 1810, sous le titre : Historical Sketches of the South of India, la publication d'un grand ouvrage où étaient retracés les événements accomplis dans le royaume de Mysore jusqu'en 1799. C'était l'histoire du souverain qui eût pu être, pour la France, le plus précieux des alliés et auquel, d'Egypte, Bonaparte avait voulu tendre la main. A eux deux, Tippou-Saeb et Bonaparte, ils eussent anéanti aux Indes la puissance de l'Angleterre... et qui sait ? Mais devant l'un comme devant l'autre, se dressa l'homme du destin, cet Arthur Wellesley, qui sera le prince de Waterloo... Quel interlocuteur eût été pour l'Empereur l'homme qui avait le mieux connu l'héroïque vaincu de Scringapatam !

Et puis il y eût eu avec Wilkes tant d'autres sujets de conversation : la chimio, le Blocus continental, les systèmes militaires des deux nations ; et les deux femmes eussent apporté dans les relations un charme et un agrément singulièrement précieux.

La société du lieutenant-gouverneur, le colonel J. Skelton, eut pu être plus précieuse encore. L'Empereur qui avait succédé aux Skelton dans leur maison de Longwood, les retenait volontiers à dîner lorsqu'ils venaient le voir, se promenait avec le colonel à cheval ou on voiture, jouait aux échecs avec Mrs. Skelton, à laquelle il inspirait une respectueuse pitié.

Il en est une preuve qu'on ne contestera point. Lorsque, un mois environ après les Wilkes, les Skelton durent, le 13 mai 1816, quitter Sainte-Hélène, Mrs. Skelton se montrait inquiète, nerveuse, attristée de laisser l'Empereur aux mains du nouveau gouverneur. Elle dit qu'elle aurait bien voulu emporter un souvenir de l'Empereur ; elle parle comme quelqu'un qui a envie d'un cadeau, écrit Gourgaud, et, là où il y a le pieux désir d'une relique, il voit un esprit de rapacité. Elle ne reçoit rien, pas même une fleur que sa main aurait touchée, et, à peine débarquée en Angleterre, elle écrit à Madame mère. Elle lui dorme des nouvelles du captif, elle l'assure que le 13 mai il se portait bien. Vous ne sauriez imaginer, lui répond Fesch, le 22 août, le bonheur qu'a apporté votre lettre à ma sœur et à moi ; c'est la première fois que nous avons des nouvelles de Longwood. Quelle demande pourrais-je vous faire sans craindre de vous être importun ? Vous-même vous pourriez connaître ce que vous pourriez dire de bien agréable à sa mère et à son oncle qui le chérissent de tout leur cœur. A-t-il reçu de nos nouvelles ? Pourrions-nous lui en faire parvenir ? Voudriez-vous avoir l'extrême complaisance de nous en donner lorsque vous en recevrez de Sainte-Hélène ? Sauriez-vous nous indiquer ce que nous pourrions lui envoyer qui pût lui être agréable, des livres ou autre chose ?

N'y a-t-il point une émotion bienfaisante à constater que, en dépit des haines nationales et des préjugés, cette femme, au cœur maternel, a pensé qu'il y avait là-bas une mère douloureuse ? Elle, simplement, écrit : Je l'ai vu. Il allait bien. Et cette lettre pitoyable apporte la première attestation qu'il vive encore.

 

On n'eût pu attendre de telles attentions de l'amiral Sir George Cockburn qui réunissait momentanément tous les pouvoirs comme commandant de l'escadre et comme gouverneur de l'île. Il était plus hautain, moins souple, plus convaincu de son importance, plus infatué de son grade et de sa noblesse, car il était cadet de grande famille ; il avait des manières, il était du monde, mais il était Anglais, marin, amiral ; sa consigne était stricte et il savait l'observer. Comme geôlier nous n'eûmes qu'à nous louer de lui, a dit Las Cases, mais comme hôte, nous eûmes a nous en plaindre. Cockburn n'estimait point qu'il fût un hôte, ni qu'il eût à remplir vis-à-vis du général Buonaparte des devoirs d'hospitalité ; étant chargé de sa garde, il entendait remplir vis-à-vis de son roi ses devoirs de loyal sujet, tout on témoignant à son prisonnier les égards que lui méritaient la position qu'il avait occupée, la carrière qu'il avait remplie et la fortune qui lui était échue ; mais, de là à considérer que Napoléon eût été empereur, qu'il eût légitimement occupé un trône, non pas ! La doctrine anglaise s'en fût trouvée renversée tout entière.

Sir George Cockburn qui faisait ses preuves, depuis le début du XIIIe siècle et dont un lointain ancêtre avait obtenu, en 1358, du roi d'Ecosse David II la baronnie de Carridon, au comté de Linlithgow, était d'une famille qui, depuis des siècles, marquait dans l'armée, au parlement et dans la politique ; son frère, major général, avait été sous-secrétaire d'État pour la Guerre elles Colonies ; lui-même, né en 1772, entré tout jeune dans la Marine, commandait, à vingt-trois ans, la frégate Méléagre au combat du 13 mars 1795 ; en 1809, il avait son pavillon de commodore sur le Pompée, lofs de la prise de la Martinique. Il avait été de l'expédition de Walcheren et, promu amiral le 12 août 1811, il avait pris une part active et heureuse à la guerre contre les États-Unis. Il était destiné aux plus hautes fonctions et aux grades les plus élevés — lord de l'Amirauté, conseiller du Grand amiral duc de Clarence, amiral du Royaume-Uni et grand-croix de l'ordre du Bain. Un tel homme ne pouvait manquer d'être fortement attaché à la politique qui avait prévalu dans son pays, d'avoir ombrasse les préjugés du parti qu'il devait bientôt soutenir de ses votes au parlement et qui allait l'associer à son administration ; mais, en même temps, il était de trop bonne maison pour s'abaisser à des tracasseries qu'il eût trouvées indignes d'un homme bien né.

Certes, étant Anglais et amiral, il avait partout gardé la première place et lorsque, l'Empereur ayant le mal de mer, Bertrand avait demandé pour lui une cabine plus vaste : Dites au général, avait répondu Cockburn, qu'il est contraire aux règlements du bord de prêter la cabine de l'amiral à qui que ce soit, à plus forte raison à un prisonnier de guerre ; il avait entendu que l'Empereur se pliât aux règlements qu'il avait établis, et, lorsque ra cloche du dîner ayant sonné à trois heures, Bertrand vint lui dire que l'Empereur, souffrant, demandait qu'on retardât : Dites au général, avait-il répondu, que j'ai l'ordre formel de ne faire pour lui aucun changement au service du bord ; certes, sur son vaisseau, il avait marqué qu'il entendait être le maître, — cela d'une façon si raide que certains de ses compatriotes s'indigneront ; mais, à Sainte-Hélène, tout en se réservant à lui-même, en sa qualité d'Anglais et de gouverneur, la meilleure habitation, il s'empressa, pour rendre moins désagréable au général Buonaparte la demeure que celui-ci avait choisie ; il fit dresser des tentes ; il organisa mal que bien des chambres ; puis, lorsque Longwood fut désigné, à défaut d'autre, et que Napoléon s'attacha a vouloir s'y installer dans la pensée d'échapper aux fâcheux, d'avoir une sorte de liberté dans une enceinte naturellement fortifiée qu'il pût parcourir à son gré, ou simplement par besoin de changer ; lorsque l'amiral se trouva dans l'obligation d'établir, en la petite maison du lieutenant-gouverneur, la suite disproportionnée de l'Empereur : douze maîtres, quatorze domestiques français, des domestiques, anglais, des nègres, des Chinois presque a la centaine ; il s'employa avec une activité admirable, adjoignant aux ouvriers mis en réquisition dans l'île entière, les charpentiers de ses navires et des corvées de marins.qui traînaient, de Jamestown à Longwood, les bois apportés du Cap ou de la Côte d'Afrique ; il s'ingénia à présenter la maison sous une parure qui dissimulât Io mieux possible le délabrement des murs et des parquets, la misère de l'installation, la pauvreté du mobilier.

De cela Napoléon devait souffrir moins qu'un autre ; moins que certains des hommes qui l'entouraient. Il a dit qu'il n'avait pas de besoins, cela était vrai ; le cadre lui importait pou. Il y amenait son génie et c'était assez. Depuis le dortoir de Brionne et la mansarde de l'École militaire, il avait, partout et toujours, campé sans s'arrêter nulle part plus de quelques jours. A peine, sauf durant les premiers temps du Consulat, le trouve-t-on un mois de suite dans sa capitale. Il va d'auberge en chambre garnie, de bivouac en palais, de la maison d'un curé au palais d'un empereur et tout ce qui l'entoure le laisse indifférent. En a-t-il vu quelque chose ? On ne saurait dire — mais partout il emporte, comme son butin de sous-lieutenant, des nécessaires, des armes, des portraits, quelques objets familiers auxquels il tient par-dessus tout, non pour leur valeur artistique ou matérielle, mais pour le souvenir qu'ils évoquent, ce qu'ils lui rappellent d'êtres, d'événements, de gloire et d'orgueil. Dès qu'il s'est entouré de ces reliques, qu'il a fait accrocher ses cadres, disposer ses boites, il est chez lui, que ce soit auberge, chaumière ou château. Pour cela, il est demeuré primitif ; il est resté Corse ; il ne souffre pas directement du manque de commodités et de confortable. Si l'on a pris de la peine pour lui procurer ses aises, il en témoigne un certain contentement, mais qui ne tient point à une sensualité satisfaite, uniquement à l'idée qu'on l'a traité comme on doit. Et c'est par là, dans son orgueil blessé, dans le changement de ses habitudes, — de ses habitudes morales plus que physiques, — qu'il est destina a souffrir.

Sous le gouvernement de Cockburn, il n'y a eu de sa part, malgré l'irritation que témoigna l'Empereur à diverses occasions, que l'exécution, tempérée par une forme de déférence respectueuse, des instructions positives du gouvernement anglais et si Napoléon, par l'abus que l'Angleterre fait de la force vis-à-vis de lui, ne se trouvait en droit de tout dire et de tout faire, on serait embarrassé, en présence de certaines violences, de certaines espiègleries, auxquelles, par actes ou paroles, il se laisse aller vis-à-vis de l'amiral, de donner tort à celui-ci.

L'Empereur dut souffrir impatiemment que l'amiral lui refusât le titre que le peuple français lui avait décerné ; mais le gouvernement anglais l'avait expressément ordonné. L'Empereur ne put voir sans colère qu'il fût interné dans des limites gardées par des sentinelles ; qu'il fût accompagné, chaque fois qu'il sortait de ces limites, par un officier anglais ; qu'il ne pût recevoir ni écrire une lettre sans qu'elle fût lue par l'amiral ; et que cette défense s'étendit même aux lettres qu'il écrirait pour exprimer au gouvernement anglais un désir ou une représentation ; mais tout cela était expressément formulé dans le mémorandum, en vingt-six articles, que Lord Bathurst, secrétaire d'État au Département de la Guerre et des Colonies, avait fait transmettre, le 30 juillet 1815, à l'amiral par les Lords de l'Amirauté ; ce mémorandum était accompagné d'une lettre, écrite au nom du Prince régent, où, en recommandant à l'amiral d'avoir toute la déférence possible pour les désirs du général, on avait bien soin de marquer la condition qu'il n'y eût rien de contradictoire à la nécessité que l'amiral, aussi bien que le gouverneur de Sainte-Hélène, devait avoir toujours présente à l'esprit de bien garder la personne du général Buonaparte. Telle était donc la règle imposée à l'amiral. Ses consignes, d'un formalisme quasi liturgique, l'enfermaient en un cercle étroit que lui permettraient à peine d'élargir son tact, son esprit de conciliation, le juste sens des convenances. Même en enfreignant certains articles, il ne devait jamais contenter l'Empereur, moins encore se faire bien venir ; mais, en se tenant strictement à sa place, en ne se permettant aucune démarche qui pût être mal interprétée, en écrivant le moins possible, en traitant les affaires de haut, avec sérénité, sans y porter ni passion ni intérêt, il était parvenu à ne provoquer aucun éclat, à n'entretenir aucune polémique ; il faut l'avouer, à prendre le beau rôle. L'amiral était un gendarme, a dit Napoléon. N'est-ce pas un éloge ?

Ce qui' rendait moins difficile la position de Cockburn, c'est que sa fonction était temporaire, qu'il savait son remplaçant en route et qu'il allait lui remettre le service avec les ennuis qu'il comportait et dont, d'ailleurs, en officier général qui a vu bien des choses, il ne s'exagérait point la portée ; en second lieu, il était muni d'instructions dont l'exécution stricte était, dans une mesure, subordonnée à son tact. Il relevait des ministres, mais moyennant une intervention du Prince régent ; et sa mission vis-à-vis de Napoléon était accessoire à son commandement d'escadre.

 

***

 

Le gouverneur qui allait arriver serait permanent ; les obligations de service qui lui seraient imposées ne tiendraient point à un mémorandum du ministre et à une lettre du Prince régent, mais à un acte du Parlement, rendu en la forme la plus solennelle le 11 avril 1816 — Acte pour rendre plus efficace la détention de Napoléon Buonaparte. 56 George III. Chapitre XXII —. Là, par huit paragraphes qui sont huit lois, le Parlement d'Angleterre a déclaré qu'il sera et veut être légal pour Sa Majesté, ses héritiers et ses successeurs, de détenir et de placer ledit Napoléon Buonaparte sous la garde de telle personne ou de telles personnes, dans un tel lieu des possessions de Sa Majesté, et sous telles restrictions durant le bon plaisir de Sa Majesté, de ses héritiers et successeurs, qu'il pourra sembler d'un temps à l'autre convenable à Sa Majesté, à ses héritiers et à ses successeurs.

Par là même la Très Excellente Majesté du Roi, les Lords spirituels et temporels et les Communes ont attesté que, jusqu'à cette date du 11 avril 1816, où l'acte a été rendu et proclamé, la détention de Napoléon a été illégale et inconstitutionnelle. La légalité qu'on lui donne à présent ne vaut guère mieux. Le Parlement britannique n'a point à porter des lois sur le cas d'un étranger qui n'est point son justiciable ; mais l'hypocrisie anglaise couvre d'une phraséologie légale un fait que nul Acte d'aucun Parlement ne saurait rendre légitime.

Par le second paragraphe, il sera légal pour Sa Majesté et pour ses successeurs de placer Napoléon Buonaparte, regardé, considéré et traité comme prisonnier de guerre, sous la garde de telle personne sujette de Sa Majesté qu'elle aura nommée et désignée par un warrant, de fixer le lieu de sa détention, et d'investir le gardien de plein pouvoir et autorité pour employer tous les voies et moyens pour détenir ledit Napoléon Buonaparte... qui peuvent être légalement employés pour détenir et garder... un prisonnier de guerre quelconque.

Et il s'agit ensuite de la peine de mort, comme dans les cas de félonie, contre tout sujet de Sa Majesté qui délivrerait ou tenterait de délivrer ledit Napoléon Buonaparte ou qui, sciemment et volontairement, prêterait aide ou assistance à son évasion ; il s'agit de la mort, avec la plus minutieuse énumération des cas où l'évasion pourrait se produire, avec l'extension de la juridiction de l'Angleterre à quiconque serait accusé d'avoir, en tout autre pays et même sur les hautes mers, prête aide, assistance ou concours audit Napoléon Buonaparte pour échapper et aller vers d'autres possessions ou lieux quelconques. Et il est dit que toutes les infractions à cet Acte, en quoique lieu qu'et les puissent être commises, dans les possessions de Sa Majesté, ou au dehors de ces possessions, ou sur les hautes mers, seront instruites, entendues, jugées et condamnées dans un comté quelconque de l'Angleterre, comme si elles avaient été commises dans ce comté. Et il s'agit de la détention légale et de l'envoi en Angleterre, de toute personne qui sera appréhendée au corps sous l'accusation d'avoir enfreint cet Acte ; et encore que, à toute action, poursuite, bill, plainte, information ou accusation intentée pour une chose faite sous l'empire ou on vertu de cet Acte, il suffira d'opposer une fin générale de non-recevoir pour en avoir le plein avantage.

 

Reste à désigner celui qui sera l'exécuteur d'une telle loi. L'homme qui l'a présentée, saura choisir l'homme chargé de l'appliquer et, constamment, il tiendra la main à ce que ce subordonné ne se relâche point de sa sévérité, car, de tous les aristocrates qui ont mené la guerre contre la France et contre Napoléon, le secrétaire d'État à la Guerre et aux Colonies est le plus ardent et le plus irréconciliable. Il les confond dans une haine étendue à toute doctrine qui n'est point strictement, étroitement conservatrice. Il déteste la France autant qu'il détestera la Réforme constitutionnelle, Napoléon autant que le Pape. Comme il est d'une famille médiocre et qu'il trouve à sa quatrième génération la noblesse d'un alderman de Londres ; comme, de cet alderman Lancelot qui vivait au XVIIe siècle, à lui Henry Bathurst, comte Bathurst, baron Bathurst, de Bathlesden, et baron Apsley, de Apsley, en Sussex, sa race a crû en honneurs et en dignités, sans qu'aucun de ses représentants ait porté l'épée, qu'aucun ait versé pour son pays une goutte de sang ; comme toute la gloire que les Bathurst ont acquise leur est venue de la chicane ou de leur domesticité chez quelque princesse de Danemark ou chez, certains Hanovriens, Lord Bathurst, comte Bathurst, pousse naturellement l'intransigeance loyaliste, bien plus loin que les neveux des conquérants ou que les descendants de ceux qui ont fait l'Angleterre. Ce n'est pas lui qui admettrait, pour le prisonnier de l'Europe, quelques tempéraments à la rigueur des règlements ; qui ; puisque cette hospitalité qu'a réclamée Napoléon, s'est, sous prétexte de raison d'Etat, changée en captivité, tenterait au moins de témoigner au prisonnier, par des égards et des formes, par l'aisance matérielle de la vie, une sorte de déférence qui ne coûterait guère et ne compromettrait ni le budget, ni la sûreté des Trois-Royaumes. D'autres, qui auraient été soldats ou marins, comprendraient qu'à un tel soldat — à n'envisager Napoléon qu'ainsi — on doit au moins les égards que se rendent, après la bataille, les officiers de toutes les nations ; d'autres, qui connaîtraient son histoire et qui auraient apprécié son génie, sauraient, puisque l'Angleterre est définitivement victorieuse, marquer au captif, dans des formes qui pourraient lui plaire, que l'exécution stricte de leur consigne n'arrête point leur personnelle admiration. Cela n'est point impossible, puisque le successeur de l'amiral Cockburn, l'amiral Sir Pulteney Malcolm, y parviendra : il n'est point gouverneur sans douté, mais le serait-il, sa conduite serait pareille, car il est de bonne maison, d'éducation distinguée, de famille militaire, et sa femme, née Elphinstone, partage, vis-à-vis de Napoléon, les sentiments de reconnaissance d'une partie des siens ; mais jamais Lord Bathurst n'aurait recours à de tels hommes pour leur confier la garde de Napoléon.

Ce qu'il cherche c'est, comme il le dit dans le règlement qu'il a édicté, un homme qui veille sans relâche à ce que le général Buonaparte ne puisse s'échapper ni avoir aucune communication avec qui que ce soit ; un homme qui rie manque à aucun des articles du règlement établi pour faire constamment accompagner le général Buonaparte par un officier, ou par un officier et des soldats ; pour le renfermer dans les limites gardées par les sentinelles chaque fois qu'un vaisseau arrivera à Sainte-Hélène ; pour dresser à son sujet tout règlement qui paraîtra utile ; pour ouvrir et lire toute lettre qui sera adressée soit à lui, soit aux personnes de sa suite ; pour confisquer toute lettre ou tout objet qui n'aura pas été transmis à Sainte-Hélène par le secrétaire d'État ; pour transformer sous son bon plaisir l'île entière en une prison d'où sera expulsée toute personne suspecte, où nul bateau de poche, nul navire étranger, nul bâtiment de commerce ne pourra aborder. Cet homme sera juge de tout ce qu'il conviendra de permettre au prisonnier ; il ordonnera de la maison qu'on enverra et qu'on bâtira à Sainte-Hélène et des meubles qu'on y placera ; l'intention du gouvernement de Sa Majesté est que les appartements occupés par Napoléon Buonaparte soient convenablement meublés ; mais que cependant on évite soigneusement les dépenses superflues ; les meubles doivent être solides et bien choisis, mais sans aucune dépense superflue.

Ainsi eût parlé Lancelot Bathurst, alderman de Londres. Malgré ses titres et ses dignités, l'arrière-petit-fils n'a point appris à être un grand seigneur et il demeure un marchand de la Cité...

Trouvera-t-on, dans l'armée anglaise, un officier général disposé, comme écrit Bathurst lui-même au duc de Wellington, à accepter une situation d'autant de contrainte, de responsabilité et d'exclusion de la société ?

Certes les avantages d'argent sont considérables : en dehors du traitement de grade (pour un lieutenant général, 2.000 livres, 50.000 francs), le traitement de gouverneur, de 12.000 livres (300.000 francs), avec tous les agréments de logement, de domesticité, d'approvisionnements qu'avaient les gouverneurs de la Compagnie des Indes et sans les obligations qui leur incombaient de recevoir et d'héberger les passagers et les officiers de. la Compagnie ; mais cette fortune est-elle pour tenter au métier qu'il faut faire quelqu'un des officiers de haut grade, appartenant tous, ou presque, à l'aristocratie du Royaume-Uni, ayant tous, ou presque, la réalité ou l'espérance de grands biens, occupant un rang social égal, pour le moins, à leur rang militaire, et peu attirés, quelque sincère que soit leur loyalisme, par ces fonctions de geôlier, de gouverneur dans une colonie qui ne relève que momentanément de la Couronne, dont le climat est médiocrement réputé, et où il faut renoncer à toutes les habitudes d'une vie, non pas mondaine, mais sociale ?

Il n'y a, au dire de Lord Bathurst lui-même, qu'un seul officier dans toute l'armée pour passer délibérément sur ces inconvénients et pour répondre à toutes les exigences qu'on peut formuler ; un officier qui, quoique revêtu du grade de major général, reste, si l'on peut dire, en marge de l'armée ; un soldat de fortune, sans relations, sans famille et sans biens, qui ne s'est point signalé par des actions de guerre, qui n'a prouvé ni talent, ni génie, mais qui s'est constamment distingué par la stricte observation des règlements, par une assiduité continuelle à ses devoirs, par un formalisme qui lui impose la consigne comme une religion. D'une intégrité absolue, car il est sorti pauvre de places où bien d'autres se fussent enrichis, austère dans sa vie privée, sobre à table, ayant tout d'un presbytérien jusqu'à la débordante faculté de parler ou d'écrire, l'intarissable abondance d'un pasteur ; par surcroît, pour garder Buonaparte, pour entrer dans son caractère, pour avoir raison de ses finesses, pour déjouer ses ruses, pour lui imposer les restrictions, cet officier a, aux yeux de Lord Bathurst, une aptitude que nul autre officier anglais ne peut posséder au même degré ; une habitude de près de quatorze années à vivre avec des Corses, à en tirer parti et à les plier à ses ordres.

Aussi, dès le 24 juillet 1815, Lord Bathurst, sans hésitation, ni délibération quelconque, a désigné cet officier, le major général Sir Hudson Lowe, colonel des Royal Corsican Rangers.

Que le fait de donner pour gardien à l'Empereur un officier qui fit son avancement entier à commander des Corses rebelles à la France, ne soit point, dans l'esprit de Lord Bathurst, un outrage prémédité, ceux-là seuls le nieront qui n'ont pris aucune idée de son caractère. Pour lui, qu'il s'agisse de l'Empereur des Français ou de mercenaires ayant déserté leur pays pour servir l'ennemi national moyennant une solde plus forte, il n'importe, ce sont des Corses ; ils méritent le même traitement et subirent le même chef.

Pour cet Anglais, si uniquement Anglais, que peut être Napoléon ? Un aventurier corse qui s'est révolté contre son roi, qui a fait une fortune inouïe, mais n'en reste pas moins un insurgé. Rien n'existe aux yeux d'un loyal Breton de ce qui s'est passé en France depuis la Révolution. Les Anglais, — sauf quelques Whigs, très rares et nullement en faveur, — se sont fait des âmes d'émigrés. Ils ne savent point, ne veulent point que la France ait vécu, combattu, grandi, durant vingt-deux ans. Grades, titres, noms, fonctions, ils n'admettent rien. Lorsque Lord Bentinck, commandant des forces anglaises en Sicile, négocie, au nom de l'Angleterre et pour ses intérêts, avec Murât, roi de Naples, Grand amiral et prince français, à grande contrainte il l'appelle maréchal et de quel air ! Il a pourtant fait un immense effort sur lui-même et sur l'orgueil national. Pour Bathurst comme pour Lowe, pour quantité d'Anglais, — presque tous, — c'est déjà beau de reconnaître à Buonaparte le titre de général. Ne l'a-t-il pas reçu du Conseil exécutif de la République, donc des insurgés ? Légalement, n'était la paix d'Amiens où l'Angleterre eut la faiblesse de lui donner du général, que serait-il ? — Capitaine. De ce grade-là, il reçut le brevet royal ; depuis92, il eut de l'avancement, mais conféré par les révoltés, et qui ne compte pas. Ainsi, le comte de Provence ayant succédé à son neveu, qui a régné dans les fers, a pris le nom de Louis XVIII et a daté son premier acte de la dix-neuvième année de son règne ; malheureusement, il n'a point été logique lors de la Restauration, parce qu'il s'est trouvé là un empereur russe imbu d'idées révolutionnaires ; il n'a donc pu efficacement rayer de l'histoire, il n'a pu abolir, en en détruisant tous les monuments et en en effaçant toutes les traces, les vingt-trois années écoulées depuis le triomphe des factieux et son heureux voyage. Un seul souverain a été logique, bien inspiré et conséquent : le roi de Sardaigne ; à son retour à Turin, il a remis toutes choses au point où elles étaient à son départ ; les colonels sont retombés pages ; les généraux, lieutenants ; cela fut la Restauration intégrale. Que si Louis XVIII avait remis Buonaparte capitaine avant de le faire fusiller comme rebelle, cela eût été pour plaire au descendant de l'alderman Dathurst comme au chevalier Lowe. Général, Buonaparte ! ce qu'il est lui, le colonel des Royal Corsican Rangers, c'est beaucoup lui donner et il faut que ce soit un ministre qui le commande. Mais enfin c'est la consigne, et il obéira. Seulement il sait la distance de lui à ce révolté.

ce rapprochement, qu'eût évité tout homme ayant souci des convenances, a paru, du premier coup, sublime à Lord Dathurst. Ce fut un trait de son génie. Nul n'a recommandé Hudson Lowe, nul n'a intrigué pour lui ; lui-même n'a connu sa désignation possible que par l'ordre qu'il a reçu de rejoindre l'Angleterre on toute halo. Le choix qu'on a fait de lui fut spontané et raisonne : proposé par le comte Bathurst, il fut délibéré et voté par l'administration dont le comte de Liverpool était le chef, dont étaient membres le comte de Harrowby, le comte de Westmoreland, Sir Vansittard, le comte de Murgrave, Lord Melville, le comte Sidmouth, le vicomte Castlereagh et le comte Bathurst. Ces noms-là doivent être prononcés : ces hommes s'instituèrent les juges. Il convient qu'ils soient jugés.

 

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Hudson Lowe était le fils de John H. Lowe, chirurgien du 50e régiment à pied, et d'Eliza Morgan, fille de John Morgan, du comté de Galway. Il était né à Galway, en Irlande, le 28 juillet 1769, plus vieux ainsi de dix-huit jours que Napoléon. Dans sa première enfance, il fut emmené en Amérique par son père, qui y avait suivi son régiment, et, devenu vieux, il gardait encore le souvenir des belles manœuvres des troupes hessoises : jamais il ne retrouva des soldats ainsi dressés au bâton. Revenu d'Amérique, il fut placé à l'école de Salisbury, où il fit son éducation : Il resta, dit-on, attaché à cette ville et a sa magnifique cathédrale jusqu'à la fin de sa vie. Étant au collège, à douze ans, il reçut une commission d'enseigne dans la milice de East-Devon, ce qui lui permit, a dix-huit uns, en 1787, d'être nommé enseigné au régiment de son père, en garnison à Gibraltar. Il s'y distingua par son assiduité, son impeccabilité dans le service ; il se rappelait encore, dans les dernières années de sa vie, la réprimande qu'il avait reçue d'un supérieur parce que, faisant une ronde sur les remparts sous une tempête de vent et de pluie, il ne l'avait point interpellé à la distance réglementaire. Apres cinq ans de services, il obtint un congé, mais ce ne fut point pour l'employer à de futiles plaisirs : avec très peu d'argent, il fit un long voyage à travers l'Italie, sans en savoir le moins du monde la langue. Il apprit ainsi l'italien et le parla couramment, ce qui lui fut d'un grand secours pour sa carrière. De plus, il vit beaucoup de choses : entre autres, à Rome, tuer Bassville.

De Gibraltar, où il était rentré, il vint en Corse avec son régiment, sous les ordres supérieurs de Sir David Dundas, qui avait commandé la garnison anglaise à Toulon. Il prit part aux opérations de guerre et, semble-t-il, au combat de Bocognano, où le 50e subit des pertes. Il tint garnison à Ajaccio, capital de ce royaume avec lequel Paoli avait tenté la vanité anglaise pour qu'elle se rendit propice à la rapacité corse. Il s'y lia avec certains insulaires devenus employés anglais, tels Campi, celui-là même qui fut secrétaire général du département du Liamone en l'an VI, et mena une guerre implacable contre quiconque n'était point de son avis. Campi lui fit, sur Napoléon Buonaparte et ses services devant Toulon, des récits enthousiastes : les Corses, même ralliés à l'Angleterre, manifestaient vis-à-vis de ce nouveau général cet esprit d'acquisition qui les rend personnellement vaniteux de la gloire ou de la fortune de leurs compatriotes et les persuade que l'une ou l'autre devrait leur appartenir. Campi, d'ailleurs, était un familier des Bonaparte, et il eut plus tard, dans des circonstances graves, la confiance entière de Mme Bonaparte et de Lucien. Il ne faut pas s'étonner de le trouver au service des Anglais. Le nombre des Corses qui siégèrent dans le Parlement anglo-corse, qui occupèrent des places et reçurent des grâces du gouvernement britannique, fut tel que, lorsque la France eut repris possession de la Corse, l'on renonça presque aussitôt à appliquer le décret qui excluait des emplois publics les Corses ayant servi les Anglais. Hudson Lowe semble d'ailleurs avoir reçu de son ami Campi des notions assez imprécises sur les Bonaparte, puisque, d'après lui, ,il affirme que, durant l'occupation anglaise, Mme Bonaparte et certains de ses enfants étaient restés en Corse.

De ce contact avec les Corses, Hudson Loue, capitaine depuis 1795, garda non seulement des souvenirs, mais des relations, car ayant, après l'évacuation de l'île, tenu garnison d'abord à Porto-Ferrajo, où il fut désigné comme juge suppléant au conseil de guerre, puis à Lisbonne et a Minorque, il fut, à Minorque, chargé de recruter, d'organiser et d'instruire un bataillon de deux cents hommes composé de Corses et appelé Corsican Rangers. On a prétendu que l'affluence des Corses réfugiés aux Baléares était telle qu'elle rendait ce recrutement des plus aisés. Il ne serait point impossible, en effet, que les persécutions du directoire du Liamone dont Campi, secrétaire général, était le chef effectif, eussent contraint à la fuite les adversaires du clan victorieux, c'est-à-dire, pour le moment, les catholiques ; pourtant, en 1799, la plupart de ces fugitifs durent rentrer, le directoire du Liamone ayant été cassé et des élections, peut-être plus libres, ayant changé l'administration. Il n'est pas vraisemblable que Lowe recrutât parmi les proscrits politiques, bien plutôt parmi les réfugiés qui auraient eu affaire à la justice. Les guerres familiales, soit par les crimes qu'elles causaient, soit par la terreur qu'inspiraient les vengeances prochaines, peuplaient les lies voisines au moins autant que le maquis, et il fallait vivre.

Donc Hudson Lowe, soit qu'il eût trouvé ses recrues aux Baléares, soit qu'il les eût tirées de la Corse même, parvint à mettre sur pied un bataillon de deux cents hommes, dont il reçut le commandement avec le grade temporaire de major. A la tête de ces Corses, il prit part, en 1801, à l'expédition de Sir Ralph Abercromby contre les Français occupant l'Egypte. Son corps était de la réserve que commandait le général Moore et fut engagé aux combats des 8, 13 et 21 mars ; mais, malgré qu'il eût tenu au feu, ce fut surtout dans le service quotidien qu'il se distingua. Lowe, lui disait Moore, quand vous êtes aux avant-postes, je suis sûr d'une bonne nuit. Lors de l'évacuation de l'Egypte, Lowe vint à Malte, et, à la paix d'Amiens, les Corsican Rangers furent licenciés. Quelque temps en demi-solde, à la suite du 7e fusiliers, Lowe fut nommé l'un des assistants du quartier-maître général, au moment où l'incertitude de la paix faisait naître des craintes d'invasion en Angleterre ; puis, il fut employé à diverses missions secrètes, notamment en Portugal. Il parlait, en effet, le portugais, comme l'espagnol et l'italien ; mais sa science ne lui servit de rien au cas présent ; le Prince régent de Portugal, ayant conclu — de mauvais gré sans doute — un traité d'alliance avec la France, abandonna les projets de mise en défense du royaume par les Anglais et Lowe fut envoyé dans la Méditerranée pour lever un corps étranger qui devait être composé d'hommes du même pays que celui qu'il avait ci-devant commandé. — Il n'est point inutile de faire remarquer, écrit un de ses biographes, un de ses camarades officiers, que cette mission présentait beaucoup de difficultés, ce pays étant sous la domination de la France, et la Sardaigne étant neutre. — Cette discrétion quant à nommer la Corse prouve que tout le monde ne partageait pas l'opinion de Lord Bathurst.

Lowe fît un premier voyage en Sardaigne, on vue d'obtenir la permission d'y réunir les recrues qu'il parviendrait à faire, mais la Cour n'y ayant point officiellement consenti, il dut prendre ses mesures secrètement, et ce fut l'île de la Magdelaine qu'il adopta comme quartier général. Il expédia des agents qui parcoururent la Corse et qui, communiquant avec la Magdelaine par un système de signaux, assurèrent le passage des individus engagés. De sa personne, il courait la Méditerranée, de Naples en Sicile et en Sardaigne, provoquant l'enrôlement d'individus originaires des divers États d'Italie, on particulier du Piémont. Des officiers employés sous ses ordres, un des plus affidés semble avoir été un certain comte Rivarola, qui parvint, dans l'armée anglaise, au grade de major général. Le corps, ainsi constitué en 1805 et appelé Royal Corsican Rangers, fut composé d'abord de cinq compagnies et il fut porté à dix après une année de service. Quel qu'eût été le nombre des compagnies, l'effectif ne parait jamais avoir dépassé 700 hommes — 709 au 1er novembre 1805, 656 au 1er août 1806, 728 au 1er décembre 1806, 700 au 1er juillet 1807, 730 en juin 1809 —. Lowe en eut le commandement avec le grade de lieutenant-colonel (31 décembre 1803). Le second lieutenant-colonel et le major étaient Anglais ; sur les dix capitaines, six, d'après l'Army List de 1810, étaient Corses (Domin. Rossi, A. Giuteria, P. A. Gerolami, Giovanni Arata, G. Panatieri, Giovanni Susini, M. Carabolli) ; sur treize lieutenants, dix étaient Corses (Bernardi, Bocchciampi, Manfredi, Zorbi, Ciavaldini, Gaffori, Della Giudara, Ordioni, Astuto, M. Scipioni) ; sur neuf enseignes, quatre au moins étaient Corses, ainsi que le quartier-maitre. Le recrutement continua à s'opérer par des Corses, témoin les officiers nommés au corps de 1810 à 1812 (neuf lieutenants et six enseignes corses). De plus, les Royal Corsican Rangers fournirent, en 1806, la plupart des officiers d'un bataillon de cinq cents hommes, levé en Sicile à la solde anglaise et portant l'uniforme anglais. Cela dit pour montrer qu'il ne s'agissait point d'un ramas d'Italiens ou d'étrangers ; mais de Corses, au moins en grande majorité ; malheureusement on n'a point davantage de détails, les biographes anglais de Lowe étant muets sur le recrutement et l'organisation des Royal Corsican Rangers, dont aucun historique ne semble avoir été rédigé.

La première affaire à laquelle participa le régiment fut, en novembre 1805, une expédition dans la baie de Naples. Il comptait dans l'armée combinée anglo-russe, — vingt-cinq mille hommes au total, — dont l'unique exploit fut d'avoir contraint Napoléon, victorieux à Austerlitz, à conquérir le royaume de Naples. Le général anglais, Sir James Craig, ne hasarda point de tirer un coup de fusil contre les Français et d'arrêter leur marche. 11 se relira, avec son monde, en Sicile.

Lowe, avec ses Corsican Rangers, fut associé désormais à la plupart des opérations dirigées de Sicile, contre les Français, dans le royaume de Naples. C'est ainsi que deux ou trois cents de ses chasseurs figurèrent dans la descente dont le principal épisode fut le combat de Sainte-Euphémie ; Lowe n'y était point de sa personne. Avec cinq compagnies, que devaient bientôt rejoindre les compagnies détachées, il avait été désigné pour occuper l'île de Capri, où Sir Sidney Smith avait récemment résolu de s'établir et qu'avait emportée, avec une remarquable énergie, le capitaine de vaisseau Sir Charles Rowley.

Les Anglais, ayant dû principalement leur succès à l'absence de fortifications, s'empressèrent aussitôt de mettre l'île en état de défense, et Sir Charles Stuart, qui avait succédé à Sir James Craig dans le commandement des forces britanniques en Sicile, y utilisa une grande partie des ressources dont il disposait, de façon à rendre inexpugnable un site déjà singulièrement fortifié par la nature. Quant au gouverneur Hudson Lowe, il ne manqua point de déployer toute son activité pour répandre à Naples les nouvelles défavorables à la France et pour organiser un système d'informations et d'espionnage. Au mois d'août 1808, il fut renforcé par le Régiment de Malle, de dix compagnies. Ce régiment avait été en mauvaise réputation de bravoure, mais on assurait que, sous son nouveau commandant, le major Hammil, officier respecté et aimé de ses hommes, il se conduirait mieux.

La garnison était donc composée de. quatorze cents réguliers — Corses ou Maltais — à solde anglaise, plus d'un nombre d'habitants de Capri armés et organisés, lorsque, le 9 octobre 1808, elle fut attaquée par seize cents France-Napolitains commandés par le général Max. Lamarque. Lowe était prévenu depuis la veille, où un bateau était arrivé de Naples avec des lettres, des journaux et une communication verbale d'un de ses agents l'avisant d'une attaque prochaine. Il avait donc pu prendre ses précautions ; il n'en fut pas moins, après treize jours de siège, obligé de capituler. Toutefois, il obtint, malgré l'avis du roi de Naples, de retourner en Sicile avec ses hommes. A tout moment, il pouvait recevoir des renforts. L'île était cernée par les frégates anglaises ; quatre cents soldats anglais étaient déjà débarqués, huit à neuf cents autres attendaient une accalmie ; les troupes assiégées à Capri étaient au moins égales en nombre aux françaises qui les attaquaient ; il était d'une importance majeure que les fortifications, où des millions avaient été dépensés par les Anglais, restassent intactes, et que l'on fit vite. J'ai donc consenti, écrit le général Lamarque, à ce que Monsieur le colonel Lew (sic) évacuât la place en nous abandonnant tous les magasins, qui sont très considérables, toutes les munitions et tous les effets appartenant au gouvernement.

L'expédition avait été formée de détachements pris dans la plupart des régiments français et napolitains stationnés à Naples et de la portion principale du régiment Royal-Corse, ci-devant Légion corse, au service de Naples. Parmi nos officiers et hommes et les leurs, écrit Lowe dans son rapport en date du 18 octobre, il y avait des frères, des cousins, des parents, et les uns furent, pendant douze jours, constamment en face des autres. Des proclamations, signées de M. Saliceti, étaient adressées à mes officiers et mes hommes, les pressant, par toutes sortes de promesses et de menaces, de quitter le service de Sa Majesté et de se joindre aux Français ; mais la tentative resta sans effet ; durant tout le cours des hostilités, le feu le plus vif fut constamment entretenu entre eux, et l'on ne vit pas se produire le moindre cas de perfidie.

Il parait certain, en effet, que durant l'action, les Royal Corsican Rangers demeurèrent fidèles à leurs drapeaux ; l'on veut croire qu'après la capitulation, le nombre de ceux qui passèrent aux Napolitains fut infime ; mais, si Lowe avait sa police à Naples, Saliceti avait sa police à Capri, — peut-être les agents étaient-ils les mêmes. Saliceti avait préparé l'expédition, et un Corse, son agent préféré, Cipriani Pranceschi, s'y était employé du mieux qu'il avait pu : lorsque ce même homme accompagna l'Empereur a Sainte-Hélène, sachant que Lowe, qui ne l'avait jamais vu, le connaissait sous le nom de Pranceschi, il ne donna que son prénom de Cipriani.

A la tête de son régiment rentré en Sicile, Lowe prit part, en juin 1809, à cette expédition dirigée par Sir Charles Stuart, contre le royaume de Naples, qui aboutit à une descente dans les iles d'Ischia et de Procida. Lowe, avec quatre cents Corsican Rangers, était du détachement qui, sous les ordres du major général Mac Farlano, débarqua à Ischia : il semble même avoir signé la capitulation du fort avec le général Colonna qui s'y était réfugié. Mais a peine les Anglais étaient-ils maîtres de l'île qu'ils jugeront prudent de l'évacuer. En septembre, Lowe fut embarqué avec son régiment pour l'expédition dirigée, sous les ordres du brigadier général Oswald, contre les lies Ioniennes. Les lies n'étaient pas on état de défense et les Anglais eurent raison, presque sans coup férir, des quelques hommes qui formaient les garnisons de Zante, de Céphalonie, d'Ithaque et de Cérigo. A Lowe, en compensation, semble-t-il, de la capitulation de Capri, fut réservé l'honneur de signer, au nom des vainqueurs, les capitulations de Zante et de Céphalonie, comme ci-devant d'Ischia. Même en y joignant le gouvernement des deux îles conquises, c'étaient là de médiocres revanches. Il en eut une meilleure lorsque, à Sainte-Maure, le 10 avril 1810, après une série d'engagements des plus vifs et neuf jours de bombardement, le général Camus de Moulignon, dont les troupes albanaises avaient déserté, fut contraint de capituler. On peut se demander si le lieutenant-colonel Lowe, habitué aux pratiques policières, n'avait point préparé la conquête de Sainte-Mauro, par l'intervention opportune des guinées anglaises.

A la suite de la prise de Sainte-Mauro, Lowe fut appelé à la présidence d'un gouvernement comprenant aussi les lies de Céphalonie et d'Ithaque. Il eut alors a traiter des affaires extrêmement complexes, tant avec le résident britannique et les diverses autorités des lies qu'avec Ali, pacha de Janina, et il poussa énergiquement à une attaque contre Corfou, quoi que l'on put penser de l'infériorité des forces britanniques. Le 1er janvier 1812, il fut nommé colonel, à vingt-quatre ans de services, sans perdre pour cela son régiment ; qui, à l'effectif de 1.160 hommes, était encore à Corfou en mars 1815 et ne fut licencié qu'au début de 1817 ; il partit en février pour l'Angleterre, où il n'avait point paru depuis neuf années. Avant de s'embarquer, il reçut du conseil administratif de Sainte-Maure, une adresse louangeuse et un sabre à poignée d'or, sur la lame duquel devaient être gravés ses hauts faits — monnaie habituelle des compliments septinsulaires.

Son congé dura plus d'une année. Au commencement de 1813, il fut envoyé en mission dans le nord de l'Europe, avec le général Hope, auquel il était attaché. Ils devaient former et organiser, sous le nom de Légion russo-germanique, des rassemblements composés tant de déserteurs et de prisonniers provenant des contingents de la Confédération du Rhin que de levées à faire sur les territoires que les Alliés comptaient conquérir. On prévoyait que cette légion pourrait atteindre l'effectif d'un corps d'armée. Le prince royal de Suède était désigné pour en recevoir le commandement, qui lui était naturellement dévolu. Mais à leur arrivée à Gothombourg, le 4 février, les émissaires anglais apprirent la convention de Taurogen et la défection du général prussien York, ce qui modifiait singulièrement leur négociation. Après un court séjour à Stockholm, Lowe fut expédié par le général Hope pour inspecter les détachements de la légion qui avaient reçu un commencement d'organisation et qui devaient prendre la solde anglaise. Il passa par Saint-Pétersbourg, ou il retrouva Pozzo di Borgo, qu'il connaissait de la Corse et qu'il venait tout récemment de quitter à Londres. Il suivit les côtes de la Baltique jusqu'à Kœnigsberg, d'où il vint à Kalisz, quartier général de l'empereur Alexandre ; il rendit compte de ce qu'il avait vu à Lord Cathcart, lequel le présenta à l'empereur. J'espère, lui dit Alexandre, que le peuple anglais sera satisfait de ce que j'ai fait.

De Kalisz, il repartit pour continuer son métier de recruteur et d'organisateur, chargé surtout, semble-t-il, de contrôler les effectifs, en vue des subsides dont l'Angleterre payait l'Europe. En mai, il retourna au quartier général des Alliés et arriva à temps pour assister à la bataille de Bautzen. Ce fut là que, grâce à sa bonne lunette anglaise, il vit pour la première fois Napoléon et qu'il eut l'orgueil de le désigner aux souverains dans le voisinage desquels il se trouvait et à leur état-major. Il accompagna l'armée alliée dans sa retraite en Silésie, où il resta durant l'armistice ; puis il vint aux bouches de l'Elbe, où la Légion russo-germanique, sous le commandement du comte Walmoden, était destinée à participer aux opérations contre le maréchal Davout et contre les Danois. Au mois de novembre, il revint au quartier général des Alliés, arriva juste à temps pour la bataille de Leipsick, et, sans qu'alors on lui connaisse de mission officielle, s'attacha, comme observateur officieux, à l'état-major de Blücher. Il le suivit à la poursuite des Français, adressant des rapports très précis et très utiles à Sir Charles Stewart. Après la bataille d'Hanau, il retourna dans le Nord, où il s'occupa d'inspecter les levées allemandes et hanovriennes. Ce fut seulement au début de 1814, la campagne étant commencée, qu'il reçut l'ordre l'attachant à l'état-major de Blücher. La vie y était médiocrement facile pour les subordonnés, même pour les officiers étrangers ; mais Lowe jouissait, parait-il, de la faveur particulière du maréchal. Il le rejoignit sur le champ de bataille de Brienne et assista, à ses côtés, à la bataille de la Rothière ; il adressa le lendemain, à son chef Sir G. W. Stewart, une dépêche renfermant presque tous les faits signalés depuis lors dans les relations officielles.

Il serait intéressant d'avoir le texte intégral des rapports rédigés par Lowe durant la retraite du l'armée de Silésie ; d'après certains extraits qui ont été imprimés, il y aurait fait preuve d'intelligence politique et stratégique ; et ses dépêches, où il a raconté les batailles de Laon et de Fère-Champenoise, ainsi que les mouvements de l'armée prussienne, fournissent des détails qu'on chercherait vainement ailleurs. Il raconte longuement, mais d'une façon précise et claire. A ce point, il était entré dans la faveur de Blücher que celui-ci le chargea de porter au Prince régent la nouvelle de la capitulation de Paris. Soit que Lowe fût parti plus tôt, soit que les circonstances l'eussent favorisé, il arriva à Londres avant tout autre messager, fut introduit près du prince, qu'il trouva au lit, et cette action de guerre lui valut, avec la commanderie du Bain, le titre de knight et la qualification de Sir, le grade de major général (14 juin 1814).

Il avait pourtant rendu des services aux Alliés, si l'on en croit le général von Gneisenau, qui, comme chef de l'état-major de Blücher, avait tout fait pour réparer les fautes que commettait le maréchal. C'est avec la plus grande satisfaction, mon très cher et honoré général, écrivait-il à Lowe, le 23 novembre 1814, que j'ai reçu votre lettre du 15 septembre, qui me dit que vous avez encore conservé le souvenir d'un homme qui vous est infiniment attaché et qui, dans le cours d'une campagne mémorable s'il en fut jamais, a appris à apprécier vos rares talents militaires, votre jugement profond sur tes grandes opérations de guerre et votre sang-froid imperturbable dans les jours de combat. Ces qualités et votre caractère de loyauté me lieront éternellement à vous. Il lui rappelle qu'il a constamment opposé à des conseils timides une fermeté à l'épreuve des revers et qu'il ne s'est jamais départi de la conviction que, pour ramener l'Europe à un état d'équilibre juste et équitable, et pour renverser le gouvernement du Jacobinisme impérial, il fallait se saisir de sa capitale. Sans cela, point de salut.

Le major général Lowe semblait on passe d'arriver à tout. Durant l'été de 1814, il avait été nommé quartier-maitre général de l'armée dans les Pays-Bas, et, sous ce titre, examinait et inspectait l'état des forteresses à établir comme barrière contre la France, Il était encore dans cette position lorsque Napoléon revint de l'île d'Elbe. Le prince d'Orange commandait en chef, avec Lowe comme chef d'état-major. De curieuses négociations furent ouvertes alors entre lui et les généraux prussiens pour amener ceux-ci sur la Meuse ; elles furent presque aussitôt désavouées par le roi des Pays-Bas ; un extrême désordre, une terreur panique régnaient partout ; si l'Empereur avait pris une offensive immédiate, les événements eussent sans doute tourné différemment.

En avril, le duc de Wellington vint prendre le commandement de l'armée : les perpétuelles inquiétudes et les hésitations de Lowe, qui était, dit Lord Seaton, un grand agité, le mirent hors de lui. Lowe ne pouvait répondre sans s'être longuement consulté et avoir pris toutes les précautions pour se prouver à lui-même qu'il ne se trompait pas. Où mène cette route, Sir Hudson ? lui dit un jour le duc. Lowe commença par tirer sa carte de sa poche et l'examina longuement. Wellington, à mi-voix, dit à un officier : Sacrée vieille bête (Damn'd old fool) et il piqua.

Ce n'était nullement son genre a lui, très grand soigneur et ne tolérant guère de parvenus, ni d'officiers de fortune dans ses entours ; aussi s'empressa-t-il de demander le changement de Lowe, lequel, on mai, fut envoyé à Gènes pour commander les troupes destinées à s'embarquer sur la flotte de Lord Exmouth et à faire une descente dans le Midi. En rejoignant son poste, au commencement de juin, il passa par Heidelberg où il eut, le 10, avec l'empereur Alexandre, une conférence secrète, et il arriva a Gènes lorsque le sort de la France et de l'Empereur avait été décidé à Waterloo. Les navires de Lord Exmouth virent, sans coup férir, Marseille et Toulon arborer le drapeau blanc. Cette campagne fut signalée seulement par' le massacre des Mamelucks à Marseille, l'assassinat de Brune à Avignon, les meurtres commis parles Verdets dans le Midi. Ce fut à Marseille que Sir Hudson Lowe reçut la proposition daller à Sainte-Hélène pour y être le geôlier de Napoléon.

Pour cette mission, on lui donnait (9 novembre 1815) le rang (Local rank) de lieutenant général ; le Local rank était accordé à plus ou moins d'officiers généraux exerçant au dehors un commandement indépendant (74 on 1821 — 61 en 1827), et n'entraînait, pour aucun, le grade effectif (Army rank) que Hudson Lowe obtint seulement après quinze ans, le 22 juillet 1830 ; mais il y avait les avantages pécuniaires qu'on a vus et qui étaient pour tenter un officier sans fortuné, sans famille, et sans relations.

Telle fut la carrière d'Hudson Lowe ; pour le désigner à l'attention du ministère, on ne saurait compter ni ses services à l'armée de Blücher, si réels soient-ils, ni ceux à la flotte de Lord Exmouth, si peu brillants, Reste que, de 1799 à 1812, il a commandé les Corsican Rangers, n'a commandé qu'eux, car il n'eut point le moindre rapport avec un régiment régulier de l'armée britannique et c'est pourquoi le ministre de la Guerre, qui se remémore ses états de service, s'est proposé d'utiliser son expérience pour la détention du Corse , Buonaparte. Si l'on n'alléguait point ce motif, il faudrait penser que, en désignant cet officier, le ministère s'est proposé de faire à l'Empereur, considéré comme révolté contre son souverain légitime, la plus sanglante des injures. On ne voudrait point le croire. Pourtant c'est l'époque où .l'empereur Alexandre choisit pour le représenter à Paris, un Corse tel que Pozzo di Borgo qui, ayant, depuis dix-huit ans, déclaré la vendetta à Napoléon, les a passés a lui susciter des ennemis et à lui tendre des embuscades, et il fait ainsi triompher Pozzo sur Napoléon. N'est-ce pas l'époque où le duc de Wellington, prince de Waterloo, écrivant à l'amiral Sir Pulteney Malcolm, rappelait que lui aussi avait relâché à Sainte-Hélène et qu'il avait occupé aux Briars la maison de M. Balcombe, où l'Empereur était logé et, en ces termes : Dites à Bonoy que je trouve ses appartements, a l'Elysée Bourbon, très convenables, et que j'espère. qu'il aime les miens chez Balcombe. Pourquoi ne voudrait-on pas que, par manière d'épigramme en action, Lord Bathurst ait choisi Hudson Lowe, parce qu'il avait commandé à des Corses, mercenaires anglais, et, par là même, excellents royalistes ?

Peut-être est-ce chercher loin ? Pourtant, par ailleurs, quelle raison, sinon que, dans l'aristocratie des Trois-Royaumes, qui seule fournissait aux hauts grades, on n'eût trouvé personne pour accepter une telle mission ? Pour quoi l'on eût pris ce major général, qui avait fait sa carrière militaire hors de l'armée régulière, dans un corps de mercenaires étrangers (foreign service), et qui, bien que revêtu du grade et pourvu d'un titre, n'était pas plus un général aux yeux des généraux de l'Armée qu'il n'était un noble aux yeux des nobles du Royaume-Uni.

Il était, dit un jour Wellington à Lord Stanhope, un homme manquant d'éducation et de jugement ; un autre jour, il dit : Il était un homme stupide ; il n'était pas méchant de nature, mais il ignorait tout du monde, et comme tous les gens qui ne savent rien du monde, il était soupçonneux et jaloux. Cela suffit et cela exprime tout. Il eût pu être stupide et être du monde ; cela n'a rien d'incompatible ; il eût pu manquer de jugement, même d'éducation et être du monde ; mais ne point être monde, cela, qui est impalpable, indéfinissable, explique toutes les sottises, toutes les impropriétés de mots, de termes, d'actes et de démarches. Et cela n'est point comme un grade ou une décoration, rien ne saurait faire qu'on l'acquière,

Tel est l'homme que, par un warrant à la date du 12 avril 1816, le secrétaire d'État à la Guerre, comte Balhurst, a préposé à la garde de l'Empereur : le lieutenant général Sir Hudson Lowe, chevalier commandeur du très honorable ordre militaire du Bain, est nommé lieutenant général de l'armée de Sa Majesté à Sainte-Hélène et gouverneur de ladite île de Sainte-Hélène pour avoir la garde dudit Napoléon dans ladite île, le détenir et le garder comme prisonnier de guerre et le traiter et considérer comme un prisonnier de guerre, sous les restrictions .et de la manière qui lui auront été ou qui lut seront, d'un temps à l'autre, signifiées à cet égard.par Sa Majesté, sous la signature d'un des principaux secrétaires d'Etat de Sa Majesté.

 

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Lowe choisit ses subordonnés à son image ; il exige d'eux la même assiduité que de lui-même, et il leur impose le même zèle dans le service. Il compose son état-major de soldats auxquels il accorde justement sa confiance, mais qui manquent autant que lui des formes et de l'usage du monde. Il y a le lieutenant-colonel Sir Thomas Reade, vice-adjudant général, le major Gorrequer, aide de camp, le lieutenant-colonel Lyster, inspecteur de la milice, le major Emmet, du corps des Ingénieurs royaux, le lieutenant Basil Jackson de l'état-major, le docteur Baxter : celui-ci vient certainement des Corsican Rangers ; d'autres aussi sans doute. Ces hommes, ce sont des masques que revêt Lowe ; on ne saurait leur attribuer d'autre personnalité que la sienne. D'ailleurs celle-ci est si dominatrice qu'il l'imposera à la plupart des officiers généraux ou supérieurs résidant à Sainte-Hélène. Ils deviendront, sous ses ordres, tout différents de ce qu'ils étaient avant son arrivée ; ils subirent son ascendant, non seulement dans le service, mais dans leurs rapports avec le prisonnier et avec les officiers de sa suite ; ils perdront avec lui le sens des égards ; ils ne seront plus du monde. Et, s'il en est ainsi des officiels de troupe, qu'est-ce des officiers de l'état-major ? Ce sont autant de Lowe ; ils se tiennent solidaires de leur chef, fût-il retraité, fût-il mort, et ils acceptent la responsabilité de tous ses actes. Pourtant, comme il les fit aller, virer, courir, comme il les reprit à la moindre faute, et comme il exigea d'eux qu'ils fussent constamment alertes ; car son activité est égale à son inquiétude, il est toujours debout, toujours pressé, toujours galopant, plein de sa responsabilité, pénétré de son devoir, exalté de son importance qui, en même temps, le terrifie ; il est enivré par un avancement qui dépasse ses rêves les plus ambitieux, par un titre qui, à son compte, l'a fait entrer dans la hiérarchie sociale, bien autrement fermée que la militaire, par son tout récent mariage (31 décembre 1815) avec la sœur du colonel Sir William Howe de Lancey, un des héros de Waterloo, veuve avec deux filles, deux enfants, — l'aînée à dix ans — du lieutenant-colonel William Johnston. Par là s'est ouvert devant lui le paradis aristocratique et il tremble de le perdre ; il tremble pour cet énorme traitement qu'augmentent toutes sortes de redevances, d'ailleurs légales, — car il est probe, — toutes les aises que la Compagnie des Indes accorde à ses employés et qui lui permettent d'assurer à Lady Lowe et à ses deux filles les agréments d'une existence somptueuse, sans lesquels ses quarante-six ans eussent paru médiocrement tentants à Une femme que chacun s'accorde à dire charmante, infiniment désirable, tout à fait distinguée et du meilleur monde.

Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il fût disgracié de la nature, ni surtout qu'il ressemblât a ces portraits qu'on publia de lui pour mettre son visage en accord avec les actes qu'on lui prêtait. De sa personne, a écrit un de ses amis, Sir Hudson Lowe était plutôt au-dessous de la taille moyenne, constitué non on force, mais en souplesse. Son front était large et un peu haut ; le derrière de sa tête large ; ses yeux, enfoncés dans l'orbite et abaissés à l'angle externe ; ses sourcils, très longs et épais, son nez plutôt aquilin ; sa lèvre supérieure avancée, son menton pointu. Il était haut en couleurs et ses cheveux étaient clairs ; il tenait sa tête droite et n'out jamais, même à soixante-dix-sept ans, aucune tendance à se courber. Sa marche et ses gestes étaient généralement rapides et parfois saccadés. En parlant, il était souvent embarrassé pour trouver ses mots et, dans la société, il alternait d'une extrême taciturnité à une véhémente animation pour discourir. Il n'avait point été sans avoir des bonnes fortunés ; d'une liaison formée dans les pays de la Méditerranée, il avait ramené deux enfants naturels, et de Lady Lowe, il eut, à Sainte-Hélène, deux fils et deux filles. Ce n'était donc ni un monstre ni un barbon, et il faut le voir tel qu'il fut.

Il fut, avant tout, — et ceci on est loin de le lui reprocher, — un loyal Breton, un Breton qui s'est encore mieux convaincu, à commander des étrangers, de la prééminence non seulement de l'Angleterre sur toutes les nations, mais de l'individu anglais sur tout individu d'une autre nationalité. Nationalité n'est pas même le mot propre : l'Irlandais, pour lui, n'est pas Anglais.

Il est l'adorateur émerveillé de la hiérarchie dont il a franchi le premier degré et où, très haut, là où il n'atteindra jamais, planent les hommes et les femmes titrés ; il ne les envie, ni ne les jalouse ; il s'en pare et s'en glorifie et, par cet admirable sentiment national qui se trouvait alors chez tout Anglais, il se rehausse de leur élévation et s'enorgueillit qu'il y ait, dans sa patrie, des êtres ainsi faits, auxquels, tout de même, il est relié par sa nationalité d'abord, puis par son grade, enfin, et surtout, par son knighthood.

Tout ce qui est de l'étranger lui est indifférent, il n'y attache aucune importance, et n'y reconnaît aucune valeur. Il y a l'Angleterre, il y a le roi d'Angleterre, les pairs du Royaume-Uni dans l'ordre de leur préséance, les titulaires de dignités, de places, selon leur hiérarchie. Et puis, très loin, très bas, il y a les étrangers dynastiques et loyalistes, les empereurs, les rois, les princes, qu'il tient tous plus ou moins pour des mercenaires anglais. Quant aux Français, il les place naturellement après tous les autres peuples, et ce n'est point sa faute s'il agit ainsi.

L'homme a donc des œillères doubles, triples. Rien ne peut les lui enlever ; rien ne fera qu'il ne reste pas tel qu'il est. Il a l'étoffe, l'éducation, le caractère, l'instruction, même la manie écrivassière d'un portier-consigne qui fut adjudant, et l'Angleterre a fait de lui un lieutenant général pour l'établir le geôlier de l'Empereur.

Tout vient de là, de ces divers éléments qui ont constitué sa mentalité et formé son caractère. Il peut, comme le disent ses apologistes, avoir été dans son intérieur et dans sa vie privée, un excellent homme — quoique prodigieusement ennuyeux ; il a des vertus et, a un haut point, celles-là qui constituent l'admirable, subalterne. Il a la religion du devoir militaire ; il est toujours debout et attentif ; il ne vit que pour sa consigne ; il ne rêve que d'elle au point qu'il en perd la tête. De cette consigne, il n'est pas responsable ; il a juré de l'exécuter, il l'exécute ; une ou deux fois, il prend sur lui de la suspendre, et, de sa part, c'est un triomphe de sa conscience de gentleman sur sa conscience de soldat ; il a rougi pour ses maîtres des ordres qu'ils lui donnaient, de leur lésinerie et de leur vilenie, mais, sauf ces cas, il porte dans le courant de la vie une raideur, un manque de formes, une absence de manières, une méconnaissance de ce qu'est son prisonnier qui semblent justement autant d'outrages. C'est qu'il n'est pas du monde.

Le fond n'appartient pas a Hudson Lowe, mais au ministère anglais ; la forme est de Lowe et c'est assez ; mais le ministère a su qui il prenait ; il a choisi Lowe entre tous parce que Lowe était tel, qu'il savait qu'il pesterait tel et .que rien ne ferait qu'il ne fût pas tel. ; il a constamment approuvé Lowe d'avoir été tel ; il lui a recommandé expressément de demeurer tel ; pas une fois, durant cinq années, il ne lui a reproché d'avoir aggravé ses instructions ; au contraire, il l'a repris avec une extrême violence de ne pas y avoir porté assez de raideur et d'avoir eu trop de ménagements.

En donnant à Hudson Lowe un rôle majeur, on a faussé l'histoire de la captivité, et, pour ce dessein, l'Empereur, ses compagnons et les écrivains français ont, sans en avoir conscience, uni leurs efforts avec les ministres et les écrivains anglais. On a attiré sur Lowe toutes les haines et on Ta présenté tel qu'il n'était pas. Les Français, à Sainte-Hélène, ne voyaient que lui, subissaient à tout instant son inquisition, étaient l'objet de ses fébriles inquiétudes, souffraient par lui et lui attribuèrent les persécutions dont ils avaient été les victimes. Les ministres anglais, de leur côté, rejetèrent sur cet homme qui ne tenait à rien, qui n'avait ni nom, ni fortune, et qu'ils brisèrent ensuite comme un outil hors d'usage, la responsabilité des ordres qu'ils lui avaient donnés ; il plut aux historiens britanniques de sacrifier un concitoyen obscur pour sauver le prestige de la dynastie, de l'administration et de la nation. Lowe est l'effet ; on a mis l'effet en lumière et ainsi a-t-on noyé d'ombre la cause. C'est la cause qu'il faut chercher et la lutte alors vaut d'être racontée ; non cette lutte mesquine qui rabaisse l'empereur Napoléon le Grand au niveau de ce pauvre diable, le colonel des Royal Corsican Rangers, mais la lutte héroïque qui grandit et ennoblit encore celui qui la tente, lutte qui dure depuis vingt-cinq ans et qui trouve la son suprême épisode ; où Napoléon, champion de la France et de la Révolution, seul, moribond, sans communication avec le monde extérieur, sans nouvelle de ce qu'il aime plus que sa vie, sans espérance ailleurs que dans la mort, tient tête à l'oligarchie d'Europe, dont les Oligarques anglais se sont institués les bourreaux.

 

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Il convenait que l'Europe assistât au supplice, au moins par ses délégués. C'est ce qu'elle était convenue de faire par les traités du a août 1815, à l'article III desquels il était dit : Les cours impériales d'Autriche et de Russie et la cour royale de Prusse nommeront des commissaires qui se rendront et demeureront au lieu que le gouvernement de S. M. B. aura assigné pour le séjour de Napoléon Buonaparte et qui, sans être chargés de sa garde, s'assureront de sa présence ; et à l'article IV : Sa Majesté Très Chrétienne sera invitée, au nom des quatre cours ci-dessus mentionnées, à envoyer également un commissaire au lieu de détention de Napoléon Buonaparte.

L'Angleterre, qui s'était retirée derrière l'Europe, pour violer ses propres lois et garder hypocritement les apparences de la générosité, de l'hospitalité et du libéralisme ; l'Angleterre qui, par Lord Castlereagh, avait ouvert l'opinion que l'Europe, en lui abandonnant la garde de Napoléon, pourrait tout de même le faire surveiller, ne se fût nullement souciée, ce point acquis, que l'Europe entrât dans ses arrangements à l'égard d'un prisonnier. Avant même qu'on se fût emparé de lui, le 15 juillet, Lord Liverpool écrivait à Lord Castlereagh : Dans le cas où nous le prendrions, nous préférerions qu'il n'y eût point de commissaires appointés par les autres puissances, mais qu'il fût entièrement remis à notre propre discrétion. Le 21, il écrivait : Nous sommes extrêmement peu portés à admettre des commissaires de la part des autres puissances ; un tel arrangement pourrait être admissible pour quelques mois, mais, lorsque des personnages d'un tel caractère résident dans un endroit où ils n'ont rien a faire, ils sont bientôt fatigués, se querellent vraisemblablement entre eux et ces disputes peuvent devenir un embarras sérieux pour la garde exacte du prisonnier. L'idée des commissaires ayant été suggérée, au début, par Castlereagh lui-même, il pouvait reconnaître, après examen, qu'elle ouvrait la porte à beaucoup d'objections, mais il se sentait embarrassé pour la retirer. Liverpool insinua alors que, pour sauvegarder le principe, et, en même temps, ménager des économies aux Puissances alliées, il serait simple, moyennant un arrangement entre elles, qu'elles envoyassent alternativement, durant une année, un commissaire, ce qui donnerait moins de tracas et produirait moins d'intrigue que trois ou quatre. Le principe de l'envoi des commissaires n'en fut pas moins adopté, le 28 juillet (dix-septième séance), par les délégués des quatre puissances (Autriche, Grande-Bretagne, Prusse et Russie) — la conférence à Quatre qui réglait alors les destinées de la France — et Lord Castlereagh ne fit aucune difficulté pour signer, quatre jours plus tard, la convention du 2 août. Il est vrai que Lord Liverpool on tira aussitôt cette conséquence que, Napoléon étant le prisonnier de L'Europe, l'Europe devait contribuer a son entretien et à sa garde ; que l'une et l'autre coûteraient cher — trois millions ou tout près (2.946.350 francs) rien que pour les charges militaires et civiles et plus de trois millions (3.280.875 francs) pour l'escadre ; au total, 300.000 livres sterling, soit 7.500.000 francs sans parler de son entretien. C'était de l'argent et, si l'empereur de Russie n'eût point hésité à payer sa part, le roi de Prusse eût assurément refusé son écot, Blücher ayant offert des façons bien autrement expéditives de le régler. Lord Liverpool ne poussa point toutefois sa menace jusqu'à en faire un objet de négociation : il aurait eu trop à y perdre, tant par la diminution de prestige que par des complications que n'eussent pas manqué de susciter le contrôle et l'apurement des comptes, les prétentions des uns et des autres à assurer la garde du captif, les rivalités d'influence et jusqu'aux préséances. Il subit donc les commissaires, mais il trouva fort opportune la résolution du roi de Prusse de ne point en entretenir, et, à mesure qu'une des trois puissances rappela le sien, il n'eut garde d'insister pour qu'elle le remplaçât. Pour l'instant, la Russie, l'Autriche et le roi de France ne manquèrent pas d'user d'un droit qui consacrait leur triomphe.

Ce n'était point que l'empereur de Russie se proposât d'intervenir pour procurer un traitement plus favorable à l'homme qu'il avait si souvent assuré de son amitié ; ce n'était pas qu'il prétendit être tenu régulièrement au courant de ses besoins physiques, de ses souffrances morales, afin d'intervenir pour soulager les unes et satisfaire les autres ; mais il entendait avoir, à Sainte-Hélène, quelqu'un qui écoutât et qui regardât, qui lui rapportât le moindre geste que ferait le prisonnier et amusât ainsi son ennui ; à présent que le fauve avait été pris au piège et qu'il était enfermé dans la cage de fer, ne fallait-il point aposter quelqu'un pour noter ses bonds, ses rages, ses cris et ses appels ? Nulle pitié, mais l'insultante joie de retrouver abaissé, vaincu, misérable et gémissant l'être qu'on vit superbe, glorieux et terrible, et dont on eut si grand'peur. Rien d'autre.

L'homme que l'empereur Alexandre a désigné pour l'envoyer a Sainte-Hélène, se nomme Alexandre Antonovitch de Balmain ; il descend de la famille Ramsay de Balmain, éteinte on Ecosse dans les maies, le 21 février 1806, à la mort de Sir Alexander Ramsay de Balmain, sixième baronet de son nom et membre du Parlement, mais perpétuée en une branche qui, demeurée fidèle à Jacques II, l'a suivi dans sa proscription, et dont un membre s'est établi à Constantinople d'où il est passé plus tard en Russie avec Bruce, destiné à une si grande fortune.

Bogdan Andrianovitch Ramsay de Balmain, le premier qui entra au service russe, parvint au grade de colonel commandant du régiment de la Trinité et fut tué à la bataille de Vilmanstrand, en 1741. Il semble avoir pris le titre de comte. On avait connu, dans la famille Ramsay, un titre de comte de Holderness, créé, en 1621, par Jacques Ier d'Angleterre (Jacques VI d'Ecosse) en faveur de Jacques Ramsay, son ancien page, mais ce titre s'était éteint en iGa5 par la mort sans hoirs de ce Jacques dont un frère fut seulement créé baronet cette même année i6a5, et la branche russe n'avait point même de rapport avec celui-ci.

Le fils de Bogdan, Antoine, fut gouverneur général de Koursk et d'Orel et prit une part remarquée aux guerres du Caucase, car, à sa mort, en 1790, l'impératrice Catherine gratifia sa veuve de cinq cents feux et de quelques milliers de déciatines de terre. Alexandre Antonovitch avait alors neuf ans ; il fut promu cornette, inscrit dans un régiment de cavalerie de la Garde et placé, jusqu'à terminaison de ses études, dans le Corps des Cadets ; l'impératrice y nomma de même son frère cadet Karl, connu plus tard par son extraordinaire bravoure et ses succès mondains, qui, couvert de blessures, mourut, à vingt-six ans, général major ; son troisième frère entra aux pages ; ses deux sœurs, dont la plus âgée fut demoiselle d'honneur de Sa Majesté, furent placées aux frais du Trésor au monastère de Smolna.

Alexandre Antonovitch était capitaine en second dans un régiment de cavalerie de la Garde lorsque, au mois de mars 1801, ayant suivi un camarade qui faisait beaucoup de folies, il frappa au visage un commissaire de police. L'empereur Paul ordonna qu'il fût dégradé, avec privation de tous les droits de la noblesse, et qu'il fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment d'infanterie caserne à Pétersbourg. Il n'y passa que trois jours ; l'empereur Paul ayant été tué le a3 mars et le premier soin de l'empereur Alexandre ayant été de rapporter toutes les décisions prises par feu son père.

Néanmoins, les trois jours que Balmain avait vécus dans la caserne d'infanterie, l'avaient dégoûté du service militaire et il s'empressa de le quitter. Dès le 20 août 1801, il entra au département des Affaires étrangères ; il fut d'abord attaché à la légation près le roi de Sardaigne, d'où il passa, le 3 janvier 1803, à celle près le roi de Naples. Le 30 juin 1810, il fut nommé secrétaire d'ambassade à Vienne ; en 1812, avant l'ouverture des hostilités, il fut envoyé en mission secrète à Gratz et à Trieste ; et, après le passage du Niémen par les Français, à Prague, à Carlsbad et à Dresde ; le 3 octobre, il fut nommé secrétaire d'ambassade à Londres. Le 23 mars 1813, il rentra au service militaire avec le grade de lieutenant-colonel et partit de Londres, avec des dépêches, pour le quartier général impérial à Dresde. Jusqu'à l'armistice, il fut à l'avant-garde des troupes commandées parle général Walmoden ; il passa ensuite à l'armée du prince de Suède et assista aux combats de Gross-Beren, d'Uterborn, de Wittenberg et à la bataille de Donnevitz — pour quoi il fut décoré de Saint-Vladimir, 4e classe, avec ruban. Détaché en septembre près de Czernitcheff, il prit part, sous les ordres du colonel de Benkendorff, à l'échauffourée de Cassel, ce qui lui valut Sainte-Anne, 2e classe. Il suivit Czernitcheff dans la poursuite de l'armée française jusqu'au Rhin ; puis, fut chargé de diverses missions près de Wintzingerode et près de Bernadotte, lequel lui conféra l'ordre de l'Épée ; mais il tomba gravement malade a Brème et lorsque, le 1er mars 1814, complètement rétabli, il essaya de rejoindre le détachement du général comte Vorontzov, il ne put y parvenir, les communications étant interrompues par les Français. Il dut donc rester à Nancy jusqu'à l'entrée des Alliés à Paris. Le 4 avril, il vint annoncer au Gouvernement français la reddition des forteresses de Metz et de Luxembourg, ce qui lui valut, du roi de Prusse, l'ordre du Mérite. Le 11 juin 1815, il fut, par ordre de l'empereur, envoyé au duc de Wellington, près duquel il resta jusqu'à la seconde occupation de Paris ; il remplit encore, non sans danger, plusieurs missions importantes, qui témoignaient de la confiance particulière de son souverain ; en diverses occasions, il fut choisi, à l'exclusion de ses anciens, à cause de sa grande activité, de son exactitude, de son intelligence, de son tact, mais, en le désignant pour Sainte-Hélène, l'empereur Alexandre montra mieux encore comme il l'appréciait, et à des points de vue fort divers.

M. de Balmain était un homme d'esprit ; il gardait sous l'uniforme russe quelque peu de l'humour écossais ; les plaisantes imaginations qu'il glissait parfois dans ses dépêches officielles faisaient le bonheur des employés des Affaires étrangères ; il était la coqueluche des salons, où les femmes l'entouraient, car il excellait à provoquer le fou rire et à le pousser jusqu'à l'hystérie. Sans doute les sujets qu'il aurait a traiter avaient besoin d'être égayés et l'on comptait qu'il les présenterait de façon a en souligner le pittoresque et à y insérer des détails qui déridassent l'auguste destinataire. Malheureusement pour la chronique, le comte de Balmain trouva à Sainte-Hélène des séductions qui lui firent peu à peu perdre de vue le but de sa mission ; il s'en désintéressa à proportion que Miss Johnston l'aînée devenait bonne à marier et il finit par l'épouser. Elle plût d'ailleurs à l'empereur Alexandre, qui fut plein d'attentions aussi bien pour elle que pour son beau-père, Sir Hudson Lowe.

Le comte de Balmain n'avait point été favorisé pour le traitement ou plutôt, on ignorait, aussi bien a Pétersbourg qu'à Vienne et à Paris, la somme qu'il fallait allouer aux agents envoyés à Sainte-Hélène. Le ministère impérial avait cru être généreux en accordant i.aoo livres sterling (30.000 francs) et 2.000 ducats pour frais de voyage. Dès les premiers jours, Balmain prouva qu'il ne pouvait vivre à ce compte et demanda plutôt son rappel. Après un an il avait fait mille livres de dettes ; son souverain lui accorda donc un traitement annuel de 2.000 livres sterling (50.000 francs) et un fonds de 1.600 livres sterling (40.000 francs), pour payer l'arriéré. Il s'en déclara satisfait.

 

Le collègue autrichien de M. de Balmain, le baron Stürmer, n'avait point reçu des instructions analogues aux siennes. Durant que le Russe devait s'informer de tous les détails, se prêter aux confidences et s'efforcer d'abord à satisfaire la curiosité de son souverain, l'Autrichien ne devait s'immiscer dans quoi que ce fût, et, après avoir dressé un procès-verbal qui constatât la présence de Napoléon à Sainte-Hélène, renouveler seulement chaque mois ce procès-verbal. Vous éviterez avec le plus grand soin, lui était-il dit, tout rapport avec Napoléon Buonaparte et les personnages de sa suite. Vous repousserez, d'une façon claire et nette, toutes les propositions que ces personnages pourraient vous faire et, s'ils se permettaient des démarches directes, vous auriez à en avertir sur-le-champ le gouverneur. A moins que l'empereur d'Autriche, certain que ces instructions confidentielles ne seraient jamais publiées, ait voulu, par l'envoi d'un commissaire, fournir à l'opinion une sorte de trompe-l'œil, faire croire qu'il s'intéressait au sort de son gendre et que, en postant près de lui un agent, il entendait assurer sa sécurité et son bien-être, on peut se demander quel but il se proposait. Sans doute n'en avait-il d'autre que d'acquérir à tout instant la certitude que Napoléon ne sortirait point de sa prison. Ou bien, sachant pertinemment qu'on n'avait nul besoin de leur secours, les oligarques autrichiens prétendaient-ils se donner l'intime satisfaction de faire croire que, eux aussi, gardaient le prisonnier de l'Europe ?

Le commissaire nommé par l'empereur François Ier appartenait, comme Balmain, a la carrière diplomatique. L'élévation, toute récente, de sa famille était due aux connaissances que son père, Ignace-Laurent, avait acquises dans, les langues orientales. Les publications qu'il avait faites l'avaient désigné pour un poste d'interprète à l'inter-nonciature de Constantinople et il y avait acquis une autorité analogue à celle qu'exerçait Ruffin pour les intérêts français, si bien qu'il parvint à être lui-même nommé internonce. Anobli en 1800, il fut créé baron en 1813. Son fils aine, Barthélémy, était né à Constantinople en 1787 ; rentré à Vienne avec ses parents, il fut placé à l'Académie des Langues orientales, ce qui lui ouvrit la carrière du drogmanat. Mais il travailla d'abord dans les bureaux du haut commissaire comte Wrbna qui l'employa à la correspondance avec les Français durant l'occupation ; il vint de là drogman à Constantinople, et, en 1811, fut envoyé commis de légation à l'ambassade impériale à Saint-Pétersbourg. En 1812 et 1813, il accompagna le prince Schwarzenberg en Galicie, en qualité de secrétaire de légation, détaché comme secrétaire particulier pour aider le prince dans sa correspondance avec les ministres ou les généraux des puissances alliées ou dans d'autres cas semblables. Il continua le même service en 1814 et assista au congrès de Chatillon. Après un assez long séjour à Paris, il fut nommé secrétaire de légation à Florence ; mais, avant de rejoindre son poste, il épousa une jeune fille française dont il était devenu amoureux. On a dit qu'elle avait été femme de chambre, ce qui n'est pas, mais il n'est pas vrai davantage que son père eût le moindre droite un titre de baron dont, selon la mode allemande, on eut généreusement donné la monnaie à la fille. Celle-ci se nommait Ermance-Catherine Boutet, et avait à peine dix-sept ans. Son père, employé à la direction du génie au ministère de la Guerre, était fils d'un nommé Jacques Boutet, chapelier à Loches ; il devait obtenir, en 1824 (15 juin), des lettres d'anoblissement, ce pourquoi jusqu'à sa mort il se fit appeler le baron de Boutet. Il le fut en Autriche.

Lorsqu'elle arriva à Sainte-Hélène, la baronne Stürmer ne produisit point de telles illusions : Il y a deux ou trois ans, dit Las Cases à l'Empereur, qu'un commis au bureau de la Guerre, très brave homme pour ce que j'en connais, venait chez moi donner des leçons d'écriture et de latin à mon fils. Il avait une fille dont il comptait faire une gouvernante et nous priait de la recommander si nous en trouvions l'occasion. Mme de Las Cases se la fit amener ; elle était charmante et de l'ensemble le plus séduisant. A compter de cet instant, Mme de Las Cases l'invitait parfois chez elle, cherchant à lui faire faire quelques connaissances dans le monde qui puissent lui être utiles. Et c'était elle, la petite Boutet, dont le mari avait été nommé commissaire de S. M. I. et R. A., le 31 octobre 1815 ; et elle eut le plus grand soin de ne point reconnaître Las Cases, lequel avait fondé sur sa venue des espérances immédiatement déçues. Cette jeune et jolie femme était pleine de prudence et certes le baron Stürmer ne manquait point davantage de cette vertu diplomatique ; mais, sur l'ordre de son souverain, il avait amené avec lui un jardinier de la Cour, nommé Philippe Welle, chargé de recueillir ce que l'île de Sainte-Hélène pouvait fournir d'intéressant pour l'histoire naturelle et en particulier pour la botanique. De quels drames ce botaniste fut la cause innocente !

Le baron Stürmer n'avait, comme son collègue de Russie, qu'un traitement de 1.200 livres sterling ; ce traitement ne fut point augmenté et la mission de Sainte-Hélène le ruina, au moins pour un temps, car il se trouvait dépenser plus de 4.000 livres sterling, par an. Pourtant, sauf à deux ou trois reprises, il s'abstint de parler de son réel dénuement, tandis que ce fut presque l'unique motif sur lequel son collègue de France brodait ses dépêches.

 

Ce collègue de France, hélas ! c'est, pour Balmain et Stürmer, Lowe et Reade, Malcolm et Gorrequer, pour tout ce qui est dans l'île, du plus superbe Anglais au plus humble Chinois, l'objet de risée, le fantoche que les enfants montrent au doigt ; c'est, en chair et en os, l'Émigré, tel que l'ont chanté Déranger et Debraux. Ce commissaire s'est, appliqué à inscrire dans ses dépêches et dans ses placets, la matière des couplets que poursuivait le parquet royal. Il est là pour prouver que rien n'y fut exagéré et que rien n'en saurait être contredit. C'est Claude-Marin-Henri de Montchenu[1] ; son père, Joseph de Montchenu, se qualifiait simplement seigneur de Thodure. Lui, le 22 mai 1789, pour présenter son contrat de mariage à Leurs Majestés, se trouva le baron de Montchenu, et, après avoir flotté, une année au moins, de comte à marquis, il se fixa définitivement à ce dernier titre comme plus sonore et congruant à sa personne. Né en 1757, inscrit à quinze ans aux chevau-légers de la Garde, lieutenant au régiment Mestre de camp-général-dragons en 1775, il y fut capitaine en 79 et mestre de camp en second en 83. La Cour, comme on sait, avait imaginé ce grade qui,' sans qu'on en pût connaître l'utilité, doublait le nombre des colonels de Versailles, afin d'ouvrir plus tôt l'accès des hauts grades à cette noblesse. Montchenu était en effet de fort ancienne famille et il eût cousine, bien que de loin, avec la Maison de France, celle de Savoie et celle d'Espagne.

Le baron de Montchenu, réformé en 1788, épousa en 1789 une Maupeou d'Ableiges, émigra en 1792, fut de ce corps du duc de Bourbon qui ne parut nulle part et qui ; prêta agir le 1er septembre 1792, fut dissous le 22 novembre. Puis il s'abstint de toute démarche où il eût pu compromettre sa personne et, après huit ans de séjour en Westphalie, il rentra en France, un mois a peine après Brumaire, en présentant un certificat du maire de Versailles, délivré sur le serment de huit témoins, attestant que le citoyen Montchenu avait résidé à Versailles depuis le 1er mai 1791 jusqu'au 20 fructidor an V. Malgré certaines difficultés provenant de l'abondance de Montchenu en instance de surveillance, Claude-Marin-Henri, protégé des consuls Cambacérès et Lebrun, obtint d'être radié. Il vécut à Paris, puis à. Lyon et, dans les cafés où il fréquentait, il disait volontiers : Quand cet homme sera tombé, je supplierai le roi de me rendre son geôlier. C'était en 1811, M. de Montchenu flairait de loin les désastres et ses ambitions étaient généreuses. On ne les comprit point d'abord. Malgré ses campagnes, son nom et ses services, il ne fut point, à la première Restauration, traité selon ses mérites. Aussi vint-il réclamer à Vienne ! Quoi ? Une indemnité, a-t-on dit, pour des fourrages consommés lors de la guerre de Sept Ans. C'était un insupportable bavard, le gobe-mouches important, espèce redoutable ! Talleyrand l'avait vu et apprécié ; et ce fut Talleyrand qui proposa le marquis, lequel avait rejoint le roi à Gand, pour la place de Sainte-Hélène. Avait-il cédé, comme on a dit, à Mesdames de Jaucourt et de Laval qui s'étaient instituées les protectrices des Montchenu ? cela se peut, il n'avait rien à leur refuser. Toutefois, après avoir promis, il ne se décidait point à faire signer une nomination qui devait sembler une épigramme en actions. Il s'y résolut la veille de sa chute et ce fut là son testament ; le 22 septembre, le sieur de Montchenu, colonel, fut nommé par le roi son commissaire à Sainte-Hélène ; le 23, le prince de Talleyrand n'était plus ministre, mais il avait procuré ses maîtres à la risée de l'Europe.

Le duc de Richelieu tenta vainement d'obtenir de Montchenu qu'il acceptât en échange de Sainte-Hélène une place de chargé d'affaires ou même de ministre dans une petite cour d'Allemagne. Mais l'autre tenait que sa commission était de la plus haute importance pour la France, et, outre qu'elle le mettait à 2.000 lieues de ses créanciers, elle lui assurait un traitement de 30.000 francs qu'il espérait bien voir augmenter, qui fut en effet, en 1817, porté à 60.000 francs avec effet rétroactif et qu'il demanda ensuite qu'on relevât à 100.000, à quoi on n'acquiesça point. De plus, [on le lit maréchal de camp le 22 novembre 1815, et il en toucha les appointements de 10.000 francs. Moyennant quoi, il ne donna pas un verre d'eau à qui que ce fut et s'institua pique-assiette chez le gouverneur, les commissaires, les officiers anglais et les négociants, si bien qu'il fut surnommé le Marquis de Monter-chez-nous. C'est, dit un de ces officiers, une parfaite représentation de l'Ancien Régime. Cela est trop ; Montchenu n'en fut que la caricature ; il était tel par ses naïvetés, sa sottise, son inexpérience delà vie contemporaine, par sa haine furieuse contre Buonaparte, par son avidité et sa goinfrerie, un. caractère, dirait-on, de convention, un personnage irréel, tant il poussait à l'extrême tous les ridicules dont il semblait uniquement composé et que personne n'eût osé imaginer accumulés ainsi sur un seul homme.

En formant sa suite, il avait amené un aide de camp singulièrement hâve, car il devait le nourrir. C'était un garde du Corps, Jean-Claude Gors, fils de feu Philibert Gors, instituteur à la Croix-Rousse, et de Claudine-Joseph Cochet. Parvenu, au mois de juin 1814, à se faire inscrire dans la compagnie Raguse, il avait fait le voyage de Gand, et, en septembre, était du guet du roi. Pourquoi le prit-on la pour lui allouer 6.000 francs de rentes, en l'affublant de la particule, nul ne le sut. Il devait obtenir que son traitement fût porté à 12.000 francs, et il vécut toute sa vie, même sous le second Empire, de la pension qu'on lui fit pour être allé à Sainte-Hélène. Au surplus, sans être aussi ridicule que Montchenu, moins estimable, car il passait son temps à dénoncer son chef.

 

Voilà l'Europe, — France, Autriche, Russie, — qui, par commissaire, doit à chaque heure constater la présence du prisonnier et chaque mois en envoyer le procès-verbal ; témoins qui pourraient être précieux et que l'Angleterre réduira a ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir, L'Europe est bonne pour verser son sang au profit de l'Angleterre ; auxiliaire et mercenaire, c'est son rôle ; mais la pensée, le but, la domination, l'Angleterre se les réserve, même aux heures où un empereur de Russie imagine, sous les auspices d'une voyante hystérique, les Sainte Alliance. Elle fait mieux ; laissant aux rois d'Europe les vaines déclarations de principes, les prières et les mômeries, elle s'est assuré la réalité : le pouvoir de la mer, pour quoi elle a, sous d'ingénieux vocables, fait combattre la France par toute l'Europe à ses gages. Et, comme un symbole de cette définitive victoire, par laquelle, pour un siècle et peut-être d'autres siècles, elle s'est rendue la maîtresse du mondé, elle est seule et entend rester seule à garder l'homme — l'homme unique entre les hommes — qui menaça sa fortune et balança ses destinées. Ainsi convient-il qu'il en soit pour enseigner, aux idéalistes le respect de la brutalité du fait et aux Européens une fable : Bertrand et Raton, mais ils l'épèlent toujours et ne la comprendront jamais.

 

 

 



[1] Je ne saurais entrer ici dans les détails nécessaires pour peindre en pied le personnage. Je me permets de renvoyer à mon livre : Autour de Sainte-Hélène, 2e série, p. 1 à 120.