NAPOLÉON À SAINTE-HÉLÈNE

 

II. — CEUX QUI SUIVENT L'EMPEREUR.

 

 

Le 6 août au matin, du Bellérophon, on aperçut le Northumberland. L'escadre entière se dirigea vers la côte et vint jeter l'ancre à l'ouest de Berryhead. Le Heu était solitaire, nulle crainte qu'on y fût troublé et que les Anglais vissent se lever de la mer le Spectre de la Loi. Jusque-là, malgré l'affectation de donner à Napoléon le titre de général, — cela depuis le 31 juillet et seulement, semble-t-il, dans la lettre de Lord Melville, communiquée par Lord Keith, — l'Empereur était resté l'Empereur, aussi bien pour les officiers et pour l'équipage du Bellérophon que pour Keith lui-même. Il était l'hôte de l'Angleterre : à présent, la comédie est jouée, il en est le prisonnier. Ordre de Keith à Maitland d'enlever aux Français de tout rang, à bord du vaisseau qu'il commande, toutes les armes qu'ils possèdent, de quelque espèce qu'elles soient. Le 7 au matin seulement, Keith se ravise. En vérité, cela est trop. Donc, quand le général quittera le vaisseau, on ne lui prendra pas son épée, mais, seul des Français, il aura ce privilège. On visitera les effets du général ; on passera les meubles et les livres ; on saisira l'argent, les diamants, les billets négociables ; non pas pour en confisquer la propriété, mais pour en prendre l'administration et en appliquer a ses besoins l'intérêt ou le principal, selon le montant de la somme. On n'admettra à le suivre que les personnes qui l'accompagneront volontairement et après qu'on leur aura expliqué qu'elles seront soumises à toutes les règles qu'on jugera convenable d'établir pour s'assurer de la personne du général. On laissera savoir au général que, s'il essayait de s'échapper, il s'exposera à être mis en prison, ainsi que quiconque de sa suite sera découvert cherchant à favoriser son évasion. Toute lettre qu'il écrira ou qui lui sera adressée, ainsi qu'à ceux de sa suite, sera remise à l'amiral ou au gouverneur qui en prendra connaissance, et de même devra-t-on remettre ouvert tout papier contenant des désirs ou des représentations, afin que le gouverneur ou l'amiral puisse y joindre les observations qu'il jugera convenables.

Tel est le régime réservé au prisonnier d'État. L'Angleterre, qui imagina l'horreur des pontons pour les marins et les soldats que le sort des combats ou la fortune de la mer avaient mis entre ses mains, ne devait point manquer d'imaginer des contraintes particulièrement offensantes pour celui que l'astuce de ses officiers avait attiré sous le pavillon britannique. Néanmoins, ceux qui suivront l'Empereur sont dûment avertis. Avec ou sans droit, les détenteurs de la force imposent leur loi, mais ils doivent la publier. Les Anglais n'y manquent pas : ils affichent le règlement de la prison ; libre aux captifs de l'enfreindre à leurs dépens.

 

***

 

Jusqu'à ce que l'Empereur ait quitté le Bellérophon, comme par un restant de pudeur, on continue à lui rendre des devoirs comme à un hôte, soit que Maitland prétende ainsi esquiver sa félonie ou que ce soit une comédie qu'on en donne. Pour la dernière fois, au moment où l'Empereur se dispose à partir, il reçoit les honneurs, la garde sous les armes et le tambour roulant trois fois. Les officiers ont le chapeau à la main, l'équipage est assemblé tout entier dans la Grand'rue et sur le gaillard d'avant. Plus assuré et plus serein que ceux qui le livrent, Napoléon parcourt les rangs, salue les officiers et les matelots, puis, dans le canot où il descend, il s'entretient avec Lord Keith, sans donner aucun signe d'émotion ni de contrainte.

Sur le Northumberland, où il monte à deux heures, la garde aussi est assemblée, les officiers aussi ont le chapeau à la main, mais ce n'est point pour le général Buonaparte, c'est pour l'amiral Lord George Keith Elphinstone, baron Keith of Stonehaven Marischal en Irlande, baron Keith of Banheath dans le Royaume-Uni, vicomte Keith, G. C. B., amiral de la Rouge. Tout a l'heure, devant l'Empereur, les officiers affecteront de rester couverts ; quand ils lui parleront, ils ne manqueront pas de l'appeler Général ; le contre-amiral Sir George Cockburn, qui commande la division, ne lui offrira pas même la chambre d'arrière ; il lui assignera, pour la traversée, qui durera soixante et onze jours, du 7 août au 17 octobre, une cabine — une seule — mesurant neuf pieds sur douze ; la table sera des pires ; l'Empereur sera contraint d'y rester une heure ou une heure et demie, car, si le contre-amiral lui désigne une place d'honneur, ce n'est pas moins lui qui reçoit, qui impose ses heures, ses menus, ses habitudes, et, à sa table, Sir George Cockburn prend ses convenances.

Cependant on a permis à ceux de ses compagnons qui ne sont pas autorisés à le suivre de lui faire leurs adieux : les généraux Savary, duc de Rovigo, et Lallemand l'aîné ; les chefs d'escadron Schultz, Planat, Résigny, le capitaine Piontkowski, le lieutenant Mercher, les sous-lieutenants Autric et Rivière, et le page Sainte-Catherine. De tout le zèle témoigné à Malmaison, voilà ce qui est venu jusqu'à Spithead. Ni le général La Bédoyère, qui paiera de sa vie son amour pour sa jeune femme, ni les colonels Baillon et Deschamps qui, remplissant dans le Palais les fonctions de fourriers, avaient reçu à ce titre, depuis qu'ils étaient sortis comme lieutenants de la Gendarmerie d'élite, un extraordinaire avancement ; ni les chefs d'escadron et capitaines Morin, Saint-Yon, Saint-Jacques, officiers d'ordonnance dans la dernière campagne ; ni le secrétaire Rathery, dont la femme a pourtant accepté une pension de l'Empereur ; à Paris, ils s'étaient présentés, exaltés d'enthousiasme, pour obtenir des passeports : tous les avaient reçus, aucun n'avait rejoint.

Il n'y avait eu pour suivre l'Empereur que ces dix hommes : quinze avec Bertrand, Montholon, Gourgaud et les deux Las Cases ; la plupart avaient obéi à la nécessité, certains, proscrits par les Bourbons ; d'autres, enfants de la balle, ne sachant où se réfugier et s'attachant désespérément à l'épave impériale — bien peu par dévouement pur.

Ce pourquoi la séparation de l'Empereur et de ces hommes avait quelque chose de tragique. Leur dernière chance de salut leur échappait, et le choix qu'avait dû faire l'Empereur des compagnons que le gouvernement anglais l'autorisait à emmener avait été pour les autres une condamnation : pourtant il avait fallu. Des quinze embarqués sur le Bellérophon, les Anglais n'en avaient admis que trois, puis cinq, à le suivre ; et ils avaient nominativement exclu les généraux Savary et Lallemand. Dès le 24 juillet, ceux-ci avaient été, par les Bourbons, portés sur la première liste de proscription, celle des traîtres devant être traduits devant les conseils de guerre compétents dans leurs divisions militaires respectives : cela d'accord avec les Anglais qui, le même jour 24 juillet, avaient signifié que ces deux flagrants criminels, comme écrit Lord Castlereagh, ne pourraient échapper à la vindicte royale en accompagnant Buonaparte. Nous l'avons fait, écrira Lord Bathurst le 25 août, sous l'impression que nous devrions, si, nous le trouvions opportun, les livrer au gouvernement français. Le trouvera-t-on opportun ? A la façon dont on le traite, l'Empereur doit tout craindre pour eux ; mais l'essentiel n'est-il pas rempli dès que Napoléon est sur la voie de sa prison ? Désormais, vis-à-vis de personnages sans importance, le gouvernement britannique pourra revendiquer sa réputation d'hospitalité. Avec l'énergie d'hommes qui savent que, si on les livre, l'échafaud les attend, Savary et Lallemand affirmeront qu'ils ne sont venus à bord du Bellérophon que sur la promesse formelle du commandant qu'ils trouveraient, sous le pavillon anglais, un asile inviolable. Poussé à bout et adjuré sur l'honneur de dire la vérité, Maitland écrira à Lord Melville une lettre qui donnera trop de fondement à cette déclaration, quoique ne la confirmant pas expressément, pour qu'il fut grave de protester ainsi la parole du commandant du Bellérophon. Avouer la promesse faite à Savary et à Lallemand, et y donner la suite convenable, rendra plus vraisemblable que Maitland n'ait rien dit de l'Empereur. Pour celui-ci, Las Cases a affirmé, Maitland nia. Peu importe. Avec Savary et Lallemand, un tel scrupule, pouvait se lever et le gouvernement britannique, après quelques mois de prison à Malte, rendrait aux deux généraux et aux officiers qui les avaient accompagnés une précaire liberté ; mais, contre Napoléon, qui donc, dans le ministère, n'eût pris le faux serment sur sa conscience ?

Lallemand eût pu être, dans la captivité, de quelque utilité à l'Empereur, auquel il s'était dévoué depuis Vendémiaire an IV ; sans doute ses origines et son éducation ne l'avaient point préparé à figurer dans une cour, mais il fut de ceux — combien rares ! — qui, jusqu'à la fin, demeurèrent fidèles. Savary, on n'en saurait douter, eût été un compagnon désirable, car il ne manquait point d'esprit, ni d'éducation ; il était de famille militaire et avait reçu une éducation libérale ; depuis Marengo, il était attaché à la personne de Napoléon, qui l'avait comblé de grades, de titres et de dignités ; dès 1812, sa fidélité pétait suspecte, et en 1815, on ne pouvait conserver d'illusions sur son dévouement. S'il suivit l'Empereur à bord du Bellérophon, c'est qu'il redoutait la haine de Fouché et la proscription ; il n'avait aucune idée de l'accompagner plus loin. Avant même qu'il eût appris qu'il était exclu par les Anglais, il avait écrit a Lord Keith que le voyage de Sainte-Hélène n'entrait pas dans ses calculs et qu'il ne lui était pas permis de disposer de lui à ce point-là. Mais, en même temps, tremblait-il à la pensée que les Anglais pouvaient le livrer à Louis XVIII, et, du Bellérophon même, de sa cabine proche de celle de l'Empereur, écrivait-il lettre sur lettre, aussi bien aux gens qu'il connaissait qu'à quantité qu'il ne connaissait pas : Baring, Laffite, les Polignac, les parents de Madame la duchesse de Rovigo qui, née Faudoas-Barbazan, était alliée à ce qui était le mieux dans la nouvelle cour ; il appelait à l'aide ses anciens camarades ralliés aux Bourbons, auxquels on n'avait garde de reprocher leurs peccadilles révolutionnaires ; il suppliait tout le monde : On me persuade ici, écrivait-il à Laffite, que je dois être transféré en France ; je me refuse à le croire, parce que ce serait m'assassiner sans motif ni de justice, ni d'utilité... Vous savez bien... Que savait donc si bien Laffite, l'escompteur de tant de spéculations suspectes ?

Ces deux que les Anglais avaient exclus eussent pu être d'utilité pour l'Empereur, parce qu'il les connaissait ; pour tous les autres qui se trouvaient écartés, il les avait vus à peine. Planat et Résigny avaient été, avant 1815, aides de camp des généraux Drouot et Lebrun, et, par suite, ils avaient fait en campagne un service analogue à celui des officiers d'ordonnance. En 1815, ils avaient été nommés officiers d'ordonnance, mais ils avaient été envoyés l'un et l'autre on mission dans le Midi, et ils n'avaient rejoint qu'après Waterloo. L'Empereur pourtant appréciait Planat ; il l'avait choisi pour l'accompagner. Il devait bien souvent le regretter, et Planat, de son côté, aspira constamment à rejoindre son maître, mais ce fut le seul. Il n'avait rien à faire de Résigny, brave cœur mais tête folle, ni de Schultz, Polonais intrépide et dévoué, qui servait depuis 1783, d'abord dans son pays, puis en Turquie, puis dans la légion italo-polonaise et dans les lanciers de la Vistule ; qui, de 1809 à 1813, avait été prisonnier des Anglais, et qui, comme capitaine dans l'escadron des Chevau-légers, avait suivi à l'Ile d'Elbe ; encore moins de Piontkowski, aventurier dont la vie mystérieuse est constamment suspecte ; du lieutenant Mercher, sorti de Saint-Germain en janvier 1813, qui avait quitté son régiment pour suivre l'Empereur, sans qu'on sache de qui il avait pu s'autoriser ; du lieutenant Autric (Mathieu-Marius), neveu du brave général Desmichels, que, à Digne, la baronne Desmichels avait amené et donné à l'Empereur ; de Rivière, qui, au 1er hussards, avait mis neuf années à gagner l'épaulette, malgré un coup de feu à Eylau et un coup de sabre à Wagram et que, pour des raisons inconnues, le général Montholon avait réclamé, en juin 1815, pour aide de camp.

Et c'était tout : tel était l'état-major que l'Empereur avait gardé après que le vent des désastres eut passé sur lui. Deux généraux proscrits, dont un refusait de l'accompagner, deux chefs d'escadrons français, deux capitaines polonais, trois lieutenants, dont deux à un an de service. Quelle misère !

 

***

 

Au moins ceux qui allaient l'accompagner étaient-ils tels qu'ils pussent lui rendre dans la captivité l'essentielle consolation de le servir a sa guise, de le distraire, de fournir un aliment à son oisiveté, d'apaiser ses nerfs irritables, de lui tenir société ? Sauf à l'Ile d'Elbe, où pourtant il ne chômait pas un jour d'audiences ni de visites, il n'avait jamais senti le poids des heures, entraîné qu'il était par la course effrénée de ses destins, par l'obligation des affaires auxquelles le jour et la nuit ne suffisaient point, par la représentation militaire et civile, par cette vie où, a juger par son œuvre, les années comptèrent pour lui comme les siècles pour le commun des hommes. Mais, a présent, il avait besoin qu'on l'entourât, qu'on le distrayât, qu'on écartât les pierres de sa route, que, sans servilité ni bassesse, on lui formât une cour. Qu'étaient-ce donc les quatre hommes qui allaient vivre avec lui, — qu'il les eût choisis ou qu'ils se fussent imposés à son choix ?

Un, dès qu'il s'offrait, n'avait pas à être discuté, le général comte Bertrand, grand maréchal du Palais. Bertrand est désormais identifié à mon sort, a dit Napoléon ; c'est devenu historique. C'était un petit homme chauve, grêle, peu représentatif, bon ingénieur, général médiocre, mais parfaitement bravo ; d'une intégrité absolue, d'un entendement court, d'un entêtement invincible et d'une belle tenue morale. D'une famille bourgeoise du Berry, — mais de ces bourgeois en route pour la noblesse et déjà vivant noblement, — il se destinait au génie civil lorsque éclata la Révolution ; le 11 septembre 1793, il entra sous-lieutenant-élève à l'École du Génie militaire. Très peu de temps à l'Armée de Sambre-et-Meuse, détaché d'abord à l'École Centrale des Travaux publics, puis à la mission de Constantinople, il arriva eh mai 97 à l'Armée d'Italie, d'où il rejoignit l'Armée d'Egypte. Il avait alors trois ans de grade de capitaine. Depuis ce moment, il fut l'homme de Bonaparte qui, en douze mois, le fit chef de bataillon, chef de brigade et sous-directeur des fortifications. Il revint d'Egypte général de brigade, et, après avoir commande le génie au camp de Saint-Omer, il fut nommé, le 7 mars 1805, aide de camp de l'Empereur. Général de division le 30 mai 1807, il épousa, l'année suivante, Fanny Dillon, fille du général Arthur Dillon, guillotiné en 1794, et de Laure Girardin de Montgérald, eh premières noces Mme de la Touche !

Les Dillon tenaient à ce qui est le plus grand dans l'Angleterre catholique et loyaliste. Un siècle durant, ils avaient été, on France, propriétaires d'un régiment de leur nom et ils avaient, avec leur sang, contresigné toutes les victoires de la royauté au XVIIIe siècle. Arthur Dillon, qui avait donné dans la Révolution, en fut vraisemblablement un des héros inconnus. Peut-être est-ce à lui que l'impartiale histoire attribuera d'avoir sauvé la France de l'invasion. De père, Fanny Dillon avait une sœur qui épousa M. de la Tour du Pin, préfet de l'Empire, l'un des négociateurs de Vienne, de ceux qui mirent Napoléon au ban des nations. De mère, elle avait un frère, M. de la Touche, et une sœur qui avait été mariée au duc de Fitz-James. Nul plus que celui-ci n'était ardent en ses convictions royalistes.

Petite parente de l'Impératrice, Mme veuve Dillon avait reçu de l'Empereur deux pensions : une de 5.000 francs sur le Trésor public, une de 9.000 sur la Cassette. Elle avait eu jadis de terribles rivalités avec Mme de Beauharnais, lui ayant enlevé son mari et ayant ourdi contre elle la plus vilaine intrigue ; mais Joséphine, bonne fille, avait pardonné. Pour le mariage, l'Empereur donna à son aide de camp, outre les 87.000 francs de dotation dont il l'avait gratifié ci-devant, 200.000 francs de capital et le pavillon de la Jonchère, tout meublé, avec le parc qui l'entourait ; à la mariée, 200.000 francs de dot en actions du canal du Loing, 30.000 francs de diamants, 30.000 francs de trousseau.

Fanny Dillon, dont l'enfance s'était en grande partie écoulée en Angleterre, dans un milieu exclusivement royaliste et catholique, se fût pleinement réconciliée avec le nouveau régime, sous la condition que sa cousine lui fit faire un mariage égal pour le moins à ceux qu'avaient faits Mlle de Beauharnais et Mme Tascher. Elle avait été fiancée à Alphonse Pignatelli, frère du comte de Fuentès, mais il mourut. On avait parlé pour elle du prince Aldobrandini, celui auquel Joséphine donna sa petite cousine La Rochefoucauld, avec l'hôtel de la rue de la Chaise et tant d'argent ; puis c'avait été le duc de Médina Sidonia, même le prince de Neuchâtel, et L'on était au prince Bernard de Saxe-Cobourg lorsque l'Empereur, revenant de Bayonne s'avisa qu'elle allait sur ses vingt-deux ans et qu'il convenait de l'établir. Bertrand l'aimait et il avait plusieurs fois sollicité sa main qu'elle lui avait toujours refusée. S'il était une médiocre proie, il valait mieux qu'une ombre. L'Empereur s'en mêla, y mêla Mme de la Tour du Pin dont il avait fait la préfète de Bruxelles. Joséphine en fit l'annonce à Fanny, qui se répandit en sanglots et retourna, désespérée a Beauregard, chez sa cousine Mme de Boigne, née d'Osmond, qui lui offrait l'hospitalité. Le lendemain, elle revint à Saint-Cloud, espérant attendrir l'Impératrice, et elle était toute fondue en larmes lorsque l'Empereur entra. Elle osa lui reprocher de l'avoir trompée en ses espérances, et, s'animant par degrés, elle s'emporta à lui dire : Quoi, Sire, Bertrand,

... Bertrand,

Singe du pape en son vivant !

Assez, Fanny, dit sèchement l'Empereur ; et il sortit de la chambre.

Pour classique qu'elle était, cette réminiscence de la fable : Le Singe et le Léopard n'était guère opportune. Si l'Empereur passait beaucoup à ces petites parentes de Joséphine, dont les saillies, l'entrain et la gaieté le distrayaient à condition qu'il fût de bonne humeur, l'épigramme ici, contre un des généraux de son intimité, sentait l'émigré et offensait le système. Que serait-ce si on tournait en risée les noms qui n'étaient point de noblesse ? Aussi bien Joséphine se chargea de ramènera des sentiments moins altiers la descendante des Dillon. Elle lui parla des grandes places qu'aurait son mari et du titre ducal sous lequel l'Empereur ne manquerait point de celer le nom qui paraissait fâcheux. Bref, sans trop de peine, elle convainquit cette Fanny, qui appréciait peu le charme d'être fille et de demeurer la commensale de Mme de Boigne. Le mariage eut lieu à Saint-Leu, chez la reine Hortense, et tout y fut à merveille.

Ensuite, Fanny se trouva fort bien du mari qui était tout à ses ordres et aux ordres de sa mère, de son frère et de tous les siens ; mieux encore de la grande vie, de l'hôtel rue Neuve-du-Luxembourg, n° 14 ; des voyages dans les résidences, des toilettes raffinées qu'elle prenait chez Leroy et qui seyaient à son élégance blonde, à la longueur aristocratique de son corps, à son col très long supportant sa tête petite, contrastée du noir des yeux au clair de la chevelure. Après la campagne de 1809, durant l'armistice, elle rejoignit à Vienne son mari qui, pour le passage du Danube, avait reçu le grand aigle de la Légion ; elle fut de sa reconnaissance en Croatie ; elle prit sa belle part des fêles et divertissements du mariage autrichien et pensa que l'Archiduchesse, elle aussi, avait trouve son Bertrand ; elle fît encore un voyage d'ingénieur en Hollande, mais ce n'étaient là que préliminaires. Le 9 avril 1811, le comte Bertrand fut nommé gouverneur général des Provinces illyriennes, ce qui le mettait au rang des grands dignitaires. Ah ! çà, comtesse Fanny, dit l'Empereur, vous allez là-bas remplacer le roi Marmont. Avez-vous un bon cuisinier ?Sire, répondit Mme Bertrand, je conduis avec moi celui que j'ai ici à mon service et qui possède une grande réputation. — Ce n'est pas assez, reprit l'Empereur. Il vous en faut deux, avec un officier de bouche, un bon maître d'hôtel, et vous irez à six chevaux, entendez-vous bien, Madame la Gouvernante ? Et ainsi fut-il.

Peu à peu, Mme Bertrand avait déployé, son caractère. Elle était dominante et formelle, n'admettait guère qu'on lui résistât' et eût volontiers usé, pour emporter une plus prompte obéissance, de moyens énergiques. Avec la domesticité, ils ne lui réussissaient plus, car, en France, il y avait quelque chose de changé, mais, à Laybach, ils étaient de mise. Elle emmena une bonne partie de sa famille, sa mère, l'ancienne rivale de Joséphine, délicieuse encore avec ses cinquante-trois ans, mais éprouvant, à mastiquer des bouts de bougie, une joie surprenante ; puis ses deux enfants, ses neveux, Fitz-James, fille et garçon, un domestique immense et tous les raffinements du luxe-parisien. On ne sortait qu'à six chevaux, les voitures menées à la d'Aumont ; la table était plus soignée qu'aux Tuileries ; les bals étaient merveilleux ; on y tirait en loterie les modes les plus nouvelles, apportées de Paris par courrier spécial et disposées gracieusement entre les colonnes d'un temple de l'Amour érigé dans la grand'salle. Mme Bertrand mettait tout en train, et, pour entreprendre les excursions de curiosité et de plaisir comme les voyages les plus fatigants et les plus périlleux, ne s'inquiétait point qu'elle fût enceinte ou non. Aussi prenait-elle comme une habitude des fausses couches. Il n'en était avec elle ni plus ni moins, et elle ne s'arrêtait presque pas. On a prétendu que nulle femme n'avait porté l'inexactitude au point où elle l'avait poussée ; elle en avait la passion, la manie plutôt ou la maladie ; mais, en Illyrie, c'était jeu de princesse ! Qu'elle se plût clans ces splendeurs et qu'elle aimât s'y faire voir, point de doute. Elle envoie à ses parents de la Martinique la miniature de son mari en grand uniforme et la sienne très plaisante, en velours vert avec des ornements d'or et un col monté, non autour du cou, mais autour de la robe. Et cette miniature, passant par l'Angleterre, où elle révéla la chérusque, fit l'admiration de tous les Dillon, leurs parents et leurs alliés.

A la fin de 1812, Bertrand, remplacé à Laybach par Junot, fut appelé à un service de guerre et chargé, pour la première fois, d'un commandement en chef — celui du 4e corps de la Grande Armée, qu'il avait organisé à Vérone. Rien ne l'y avait préparé : néanmoins il fit à peu près figure. Ses moyens, a dit Ameil, étaient peut-être au-dessous de son imagination. Il ne s'en faisait point accroire là-dessus. Il n'a jamais repoussé un conseil. L'intimité dans laquelle il vivait avec le général Morand lui fit le plus grand honneur. D'autres sont plus sévères, critiquent âprement ce goût qu'eut l'Empereur d'attribuer des grands commandements à des officiers généraux ses aides de camp, qui n'avaient ni capacité ni expérience — tels Bertrand et Lauriston, quoiqu'il y eût une grande différence dans la trempe de caractère de ces deux officiers. Excellent ingénieur, Bertrand ne sortait point de la règle en menant mal un corps d'armée.

Lorsque l'Empereur dut pourvoir au remplacement de Duroc, grand maréchal du Palais, blessé à mort le 22 mai, au combat de Makersdorff, il hésita quelque temps ; Caulaincourt faisait fonction, puis, à Dresde, Drouot. Il agita les noms de Lauriston, de Drouot, peut-être de Narbonne et même, a-t-on dit, de Flahaut, avant de s'arrêter a Bertrand. Pour la fidélité, il ne pouvait mieux choisir. Bertrand, nommé le 18 novembre, reçut l'ordre de se rendre à Paris et de laisser à Morand le commandement de son corps d'armée. Il prêta serment le 20 et s'installa aux Tuileries. Très neuf en ses fonctions, il s'enquit, mais sans se mettre au ton, et ne réussit guère. Mme Bertrand avait installé près d'elle sa mère et son frère, M. Levassor de la Touche, qui n'avaient aucun scrupule à répéter ce qu'ils entendaient ; les parents royalistes, flairant la catastrophe, se pressaient aux nouvelles ; cela constituait pour elle une situation pénible, car, personnellement, elle était fidèle et dévouée. Le Grand maréchal, qui avait été nommé par l'Empereur aide-major de la Garde nationale de Paris, n'en put remplir les fonctions, retenu qu'il fut, jusqu'au dernier jour, au Grand quartier général. Au 30 mars, Mme Bertrand, grosse alors de six mois, quitta Paris avec l'Impératrice, qu'elle suivit à Blois et à Orléans. D'Orléans, elle vint à Fontainebleau pour prendre ses dispositions avec son mari afin de le rejoindre à l'île d'Elbe. Bertrand n'avait pas hésité. Son inflexible droiture n'admit pas un instant qu'il se séparât de l'homme qui lui avait confié — depuis six mois à peine — la sûreté de sa personne et la direction de sa maison. Durant que Bertrand faisait avec l'Empereur ce périlleux voyage où les embûches avaient été préparées de longue main, Mme Bertrand gagnait Châteauroux, où elle devait attendre chez son beau-père, au moment propice. Au début de juillet, elle partit, munie de tous les passeports exigés. Enceinte de huit mois, elle voyageait avec son beau-frère, ses enfants, un domestique et une femme de chambre. A Bourges, le 13 juillet, au moment même où les chevaux étaient mis, le baron Didelot, préfet du Cher, assisté de son secrétaire général, intervint. Un officier de paix, sûr et intelligent, tout exprès arrivé de Paris, monta dans la voiture. La voiture fut fouillée, toutes les malles, coffres et bottes furent visités avec le soin le plus scrupuleux. On n'y trouva aucun papier. Certains dénonciateurs, gens du monde, bien pensants, avaient annoncé que la comtesse emportait deux cent cinquante lettres. On en découvrit douze, bien comptées, toutes insignifiantes, dans son écritoire et dans le portefeuille de son beau-frère. Mme Bertrand, écrit le policier, parut surprise et affectée de cette saisie, qui était commandée par les circonstances... Elle montra d'autant plus de mécontentement que, selon elle, le roi savait que son mari devait rentrer en France au mois d'avril prochain.

Ainsi elle n'entend point sacrifier sa vie au roi de l'île d'Elbe et compte que, moyennant une année de séjour, elle libérera leur reconnaissance. D'ailleurs, cette femme si bien née ne saurait se plier à ce qui est l'essentiel de la vie de cour, l'exactitude. Elle pousse la méconnaissance des homes a un degré rare, même pour uni femme, et, à l'Ile d'Elbe, cela devient un objet de querelles avec l'Empereur, qui s'est toujours piqué d'exactitude pour les autres. Plusieurs fois on l'a attendue pour passer à table ; une fois elle arrive lorsque l'Empereur a pris place dans la salle à manger avec sa mère et sa sœur. Elle veut s'excuser. Madame, lui dit l'Empereur, ce n'est pas bien ni poli que vous vous fassiez attendre. Elle demeure interdite, pleure un peu, et la princesse Pauline détourne les chiens. Mais il lui en est resté une sorte de dépit, et, sous le prétexte dé sa santé, elle s'abstint de sortir, de se promener, de diner chez l'Empereur. D'ailleurs elle était accouchée, au mois d'août, d'un enfant qui mourut au mois d'octobre, par une déplorable erreur du pharmacien. Toute sa famille anglaise compatissait à pauvre Mme Bertrand, très ennuiée à Elbe ; Lady Jerningham disait : Elle l'écrit à sa mère à Paris, mais, je pense, le climat sera bon pour elle. L'Empereur, lorsque, au jour de l'an i8i5, elle était Yonne lui présenter ses vœux, n'avait eu pour elle que des caresses, mais rien n'y faisait. Tout comme sa cousine l'Impératrice, hors de Paris, cette créole pensait mourir. Aussi, à peine l'Empereur sorti de l'ile d'Elbe, elle n'écoula rien ni personne. L'ordre était qu'elle suivît Madame mère et la princesse Pauline ; elle s'embarqua, malgré Madame, avec ses trois enfants, ses domestiques et quelques femmes d'employés de la Maison, sous la conduite d'un sieur Mialaret, contrôleur dés Droits réunis (celui dont la fille fut Mme J. Michelet), qui avait, paraît-il, accepté la mission de les conduire à Paris. Elle aborda vers Antibes, eut fort à se plaindre du préfet, M. de Bouthilier, fut transférée à Marseille, où elle fut enfermée dans les prisons de la ville, les hommes étant détenus au Château d'If, Elle ne fut libérée que sur les ordres envoyés de Paris par l'Empereur.

Durant les Cent Jours, elle se réinstalla dans son appartement des Tuileries, mais sans entrain et sans goût aux choses : Bertrand avait une si médiocre confiance aux événements que, prenant ses précautions, il avait placé en fonds anglais toute la portion disponible de sa fortune. Bien lui en prit ; ce fut sur cet argent que, durant deux années au moins, l'on vécut à Sainte-Hélène.

Après Waterloo, elle fut naturellement assidue à Malmaison et ne parut point faire d'objections à un départ dont, pour son mari même, elle comprenait la nécessité. Son voyage de Malmaison à Rochefort, sous l'escorte du capitaine Piontkowski, qui s'était constitué son défenseur, ne fut marqué que par des incidents attestant la fidélité de la nation à son chef. Arrivée à0Rochefort, dans ces sortes de conseils à porte ouverte qui se tenaient autour de l'Empereur et où chacun donnait son avis, elle fut des plus vives pour qu'on allât en Angleterre. Bertrand lui-même a écrit : Jamais le général Bertrand n'a conseillé à l'Empereur de se rendre en Angleterre. La comtesse Bertrand, il est vrai, le désirait et elle le disait. Anglaise de naissance, elle croyait fermement à l'honneur anglais, à l'hospitalité britannique N'avait-elle point, elle, fille d'un général français, été accueillie par ses parents anglais comme leur enfant ? Au lieu d'un asile, c'était une prison que l'Angleterre réservait à celui qui était venu se placer sous la protection de son pavillon. Et quelle prison ! Mme Bertrand s'affola. Elle écrivit aux ministres pour qu'ils empêchassent son mari de suivre Buonaparte, assurant qu'il ne le faisait que par honneur et à regret. On lui répondit que le ministère ne s'occupait pas de ces détails. Alors, elle courut a la cabine de l'Empereur, entra sans être annoncée, fit une scène de larmes, de désespoir et de colère, et, comme l'Empereur répondait à ses objurgations qu'il ne pouvait défendre à Bertrand de l'accompagner, elle se jeta à la mer. Elle fut arrêtée par Mme de Montholon, qui la saisit par une jambe. Mais ce suicide manqué ne la calma point, et, jusqu'au dernier moment, elle s'acharna, employant tous les moyens, les discours, les larmes, les violences pour empêcher Bertrand de remplir son devoir. Il fallut à cet homme un sentiment très vif de l'honneur, une volonté vraiment admirable pour résister ainsi à une femme qu'il adorait ; il tint bon. Toutefois, il concéda une promesse de rester seulement une année, et sa femme en prit acte. Mon cher cousin, écrivit-elle à Lord Dillon, nous partons pour Sainte-Hélène ; nous y passerons un an, ensuite je reviendrai on Angleterre avec mon mari et mes trois enfants... Et le général écrivit lui-même : J'ai le projet de revenir en Angleterre l'année prochaine ; j'écris à Lord Keith pour m'obtenir les autorisations nécessaires, et je vous prie de vouloir bion seconder la demande qu'il fera à ce sujet.

Voilà le chef de la Maison, l'homme essentiel, le personnage décoratif, celui qui devrait jouer le premier rôle et ranger tout le personnel à ses ordres. Il n'est là qu'en passant ; dans douze mois il partira, et, par suite, il ne saurait faire de projets ni prendre de responsabilités. Entre son dévouement à l'Empereur, son amour pour sa femme, sa faiblesse pour ses enfants, il est constamment étreint et s'égare. Il ne satisfait personne et se mécontente lui-même. Plus il sera honnête, plus il montrera de vertus, plus il prouvera sa droiture, moins il fera sa cour, et Mme Bertrand le trouvera d'autant moins attentif qu'ailleurs il sera plus dévoué. Dès Rochefort, elle s'est rendu compte de l'isolement absolu dans lequel elle sera condamnée à vivre et qui, pour une femme telle qu'elle est, sera entre les pires supplices. Elle est, en effet, peu disposée à frayer avec de nouvelles connaissances qui ne touchent pas à la société où elle naquit et où elle vécut, au moins jusqu'à son mariage j plus tard même, semble-t-il, car elle prit l'époux plus que son milieu, vivant très intime avec sa mère, son frère, ses neveux, cousins et cousines, auxquels se joignait la maison militaire du général, mais peu mêlée a la Cour et point du tout à la Ville. Jamais, ni ici, ni là, elle n'aurait d'ailleurs pu rencontrer M. ni Mme de Montholon, et c'étaient pour elle des personnages qu'il ne lui semblait point qu'elle pût jamais fréquenter.

 

***

 

Ce n'était pas que Charles-Tristan de Montholon ne fût d'une famille ancienne qui, au XVIe siècle, fournit deux gardes des Sceaux et qui, depuis lors, se distingua dans la robe ; mais il y avait l'homme même et son personnel.

Au XVIIIe siècle, Mathieu de Montholon, conseiller au parlement de Metz, eut de Marie-Louise Maurin, fille d'un conseillera la Cour des Aides, un fils aussi nommé Mathieu, qui entra au service et acheta une compagnie dans Schomberg-Dragons. Il épousa Mlle de Rostaing, qui était de la Cour et tenait à tout par son père, maréchal de camp, et sa mère, née Lur-Saluces. Par ce grand mariage, il se faufila d'abord chez le duc de Penthièvre, dont il devint un des familiers et duquel il obtint Penthièvre-Dragons. De là, il prit son essor : il eut l'agrément de Monsieur pour la charge de premier veneur, qu'il acheta du comte de Botherel-Quintin ; cela pouvait le mener bien haut, mais il lut manquait d'avoir les honneurs de la Cour et, premier veneur du frère du roi, d'avoir suivi la chasse de Sa Majesté et d'être monté dans ses carrosses. Ce n'était plus là question de faveur, et il y avait des règles qu'on n'avait point encore entrepris de violer, En 1784, M. de Montholon fit présenter ses titres par son père, lequel se qualifiait conseiller d'Honneur au parlement de Metz. Il allégua que sa famille, connue depuis le XVIe siècle, se rattachait ci-devant à une famille d'ancienne noblesse, les seigneurs de Lee et de Montholon ou Montholon en Antunois ; mais la construction parut fragile, et les preuves ne furent point reçues ; en compensation, Mathieu de Montholon, le conseiller au parlement de Metz, obtint des lettres du 6 octobre 1787, portant reconnaissance d'ancienne noblesse d'extraction et autorisant le fils aine dudit sieur de Montholon à prendre à l'avenir le titre de comte de Lee. Ce Lee avait une apparence britannique, mais il est divers Lee en Bourgogne (entre autres un hameau de la paroisse de Culètre). On ne profita pas moins par la suite des confusions que procurait l'homonymie avec les Lee anglais, dont était un André, lieutenant général et grand'croix de Saint-Louis, mort à Saint-Germain en 1734, et un autre André, lieutenant-colonel du régiment de Bulkeley, mort à Paris en 1787. Mathieu de Montholon, — le premier veneur, — qui se faisait appeler le marquis de Montholon, mourut d'accident en 1788, laissant quatre enfants : Charles-Tristan (comte de Lee), âgé de cinq ans ; Louis-Désiré, qui en avait trois, et deux filles : Marie, de onze ans, et Félicité-Françoise, de huit. La veuve se remaria, deux ans plus tard, à M. Huguet de Montaran de Sémonville, qui, pour lors, était conseiller au Parlement, mais qui, durant sa très longue vie, toucha a toutes choses de la politique et des affaires, et qui roussit merveilleusement, par une intrigue constamment active, a se tenir on équilibre dans des places d'importance. Il s'occupa, avec un dévouement quasi paternel, des enfants de sa femme, mariant Marie au comte de Sparre ; Félicité, d'abord au général Joubert, puis au général Macdonald, adoptant les deux garçons, dont l'aîné, Charles-Tristan, avait, dit-il et ici on peut le croire, obtenu à cinq ans la survivance de la charge de premier veneur de Monsieur, la finance en étant réservée

M. Huguet de Sémonville avait réclamé, en plein Parlement, la convocation des États Généraux, mais il n'y fut point élu ; il se consacra pourtant à en suivre les séances et servit, dit-on, d'intermédiaire en diverses de ces négociations que le régime parlementaire rend opportunes, où la corruption est le principal mobile et qui profitent surtout à ceux qui les mènent. La Cour sentit le besoin de s'attacher un homme aussi remarquable, et M. de Sémonville, envoyé comme ministre, d'abord à Bruxelles, puis à Gènes, emmena chaque fois sa nombreuse famille. A Turin, où il avait été nommé, on ne voulut point reconnaître son caractère, et, par manière de compensation, il fut nommé par le roi ambassadeur à la Porte, La République lui conserva cette place, ce qui prouve ses talents, et il s'embarqua avec tous les siens sur une frégate de la nation, la Junon, qui devait le conduire a son poste. On sait que, pour attendre des renseignements sur les intentions du Divan, Sémonville relâcha à Ajaccio, où il joua un rôle politique, rattachant à lui les membres fort désemparés du parti français, et en particulier les Bonaparte, qui essayèrent de lui être utiles lorsqu'il fut dénoncé sur une pièce compromettante trouvée aux Tuileries. Il était entré dès lors en relations avec Joseph et avec Napoléon, surtout avec le jeune Lucien, qui, lors de son retour en France, l'accompagna comme secrétaire-interprète, à moins que ce ne fût comme délégué de là Société populaire d'Ajaccio, et multiplia, dans les clubs de Toulon et de Marseille, les motions en sa faveur. Ce garçon de dix-huit ans qui, pour son début oratoire, faisait proscrire tous les siens et séparait la Corse de la France, ne fut pas au moins sans servir puissamment son patron.

Charles-Tristan de Montholon a dit que, durant ce séjour à Ajaccio, il fut logé chez Mme Bonaparte qui fut pleine de bontés pour lui, que Napoléon lui apprit les mathématiques et Lucien le latin ; mais il a dit tant de choses[1].

Sémonville, qui était parvenu une fois de plus à se justifier et à garder sa place, ne pouvait plus penser à rejoindre son poste par la voie de mer que fermaient les croisières anglaises ; il prit la route de Genève, d'où, par la Suisse, il passerait en Toscane : il avait à remplir, près du grand-duc, une mission analogue à celle dont Maret était chargé près de la cour de Naples. Tous deux furent, ainsi que leurs suites, arrêtés à Vico-Soprano, sur le territoire des Grisons, par des agents et des soldats autrichiens. Charles-Tristan a prétendu alors qu'il avait été blessé en défendant son beau-père. Il existe trois rapports sur cette arrestation : par Camus, Sémonville et Maret : nulle part il n'est question de cette blessure du jeune Montholon.

Mme de Sémonville avait été laissée libre ainsi que ses enfants et la femme du secrétaire d'ambassade. Elle rentra à Paris où Napoléon la retrouva deux ans plus tard ; il écrivait à Joseph, le 9 août 1795 : J'ai vu hier Mme de Sémonville dont le mari doit être échangé contre la petite Capet. Elle est toujours la même, ainsi que ses deux filles fort laides, mais la petite a de l'esprit. Charles-Tristan ne pouvait manquer de bons appuis : à seize ans, le 7 octobre 1799, il fut nommé adjoint du génie par le général Championnet, commandant en chef l'Armée d'Italie. Le 18 mars 1800, il fut confirmé dans l'emploi d'adjoint de deuxième classe et, le 31 mai, promu lieutenant et détaché, comme aide de camp, près du général en chef Augereau, moyennant quoi, un an plus lard, le 3 novembre 1801, il passa capitaine. Il a dit que, détaché à l'Armée d'Allemagne, il avait fait la campagne de Hohenlinden et que, pour sa belle conduite, il fut honoré d'un sabre d'honneur. Nulle trace. Au contraire, à partir de l'an IX (1801), sa fortune militaire hésite. Il est réformé, avec traitement, le 22 décembre ; détaché près le ministre des Relations extérieures le 2 août 1802 (peut-être en Danemark, près de Macdonald) ; il rentre dans l'armée le 30 décembre, comme aide de camp du général Klein, de chez qui il revient, le 12 mai 1803, près de Macdonald. Après de tels services, il mérite, à coup sûr, d'être avancé, ce pourquoi son beau-père Sémonville, réclame pour lui, du ministre de la Guerre, le 18 novembre 1804, le grade de lieutenant-colonel et un emploi au 4e régiment de dragons. Le régiment avec lequel mon fils a eu l'honneur de servir a bien voulu lui conserver de l'intérêt et en attacher un réel à lui voir remplir ce grade. Berthier, lié de vieille date avec Sémonville, propose à l'Empereur Mi de Montholon, le recommandant en son nom et au nom de M. Maret, ministre et secrétaire d'État, qui prend un intérêt particulier à l'avancement de cet officier, à la famille duquel il est étroitement attaché, Berthier n'oublie aucun des titres qui peuvent faire valoir les Sémonville en vue d'influer sur l'Empereur, mais celui-ci répond en marge : Cet officier n'a pas le temps de service nécessaire. Montholon, hier si pressé de reprendre rang dans un régiment, les circonstances rendant oisif le service de plusieurs états-majors, ne s'en souciait que lieutenant-colonel. Il reste donc dans les états-majors où il n'a rien à faire. Le 11 septembre 1805, quittant le général Macdonald. il se fait mettre on congé de six mois pour servir durant ce temps à l'État-major général de la Grande Armée ; il obtient dans la semaine d'y être définitivement employé : c'est là une faveur essentielle qu'il doit à Berthier. Il énonce donc un fait doublement inexact lorsqu'il écrit : L'Empereur ne reconnut Montholon que sur le champ de bataille d'Austerlitz. Il dit le soir à Berthier : J'ai vu un officier de chasseurs qui, sûrement, est le Montholon que j'ai connu à Ajaccio. Faites-le chercher et prenez-le pour aide de camp. Or, ce fut seulement le 6 septembre 1807 qu'il devint l'un des aides de camp du prince de Neufchâtel, alors que sa présence à l'État-major général lui avait déjà valu l'étoile de la Légion le 14 mars 1806 et le grade de chef d'escadrons, le 9 janvier 1807. Avait-il fait un service au 15e Chasseurs, où il avait été classé pour ordre, cela parait douteux, mais il n'était pas moins on passe de tout obtenir. Dans la seule année 1809, le i3 mai, il fut promu adjudant- commandant — grade de colonel ; le 28 mai, par lettres patentes de cette date, il fut nommé comte de Sémonville sur transmission du titre de son beau-père, le i5 août, il reçut une dotation de 4.000 francs sur les biens réserves en Hanovre au Domaine extraordinaire ; le ai décembre, il fît partie de la grande promotion des chambellans. Voici en quels termes, après avoir énuméré ses titres, il avait posé sa candidature : Le délabrement de sa santé, suite des fatigues de la guerre, ne lui permettant pas de continuer à servir activement, il sollicite l'honneur d'être attaché à la Maison de S. M. l'Impératrice qui l'honore de sa protection.

Là semblait devoir s'arrêter sa carrière militaire. Quelle avait-elle été et pour être à vingt-six ans colonel ne fallait-il point qu'il se fût signalé ? En effet, il a dit que, à Iéna, il avait été blessé en chargeant avec Auguste Colbert : ses états de service ne le mentionnent pas. Le marquis de Colbert qui recueillit — avec quelle passion ! — les Traditions et Souvenirs de son père, n'en sait rien. Il a dit que, à Heilsberg, il avait sauvé d'une destruction totale quelques bataillons de la division Savary ; il n'y avait pas de division Savary ; il y avait la brigade des Fusiliers de la Garde dont Savary, aide de camp de l'Empereur, venait à l'instant de recevoir le commandement et, nulle part. Savary, dans ses Mémoires, ne fait la moindre allusion à Montholon. De même, à Eckmühl, il avait chargé à la tête de la cavalerie wurtembergeoise ; à Madrid, à la tête des Marins de la Garde, il avait repris l'arsenal, pour quoi il avait été fait baron de l'Empire avec 5.000 francs de dotation et officier de la Légion ; à Wagram, il s'était signalé au point que l'Empereur l'avait nommé comte de l'Empire et l'avait attaché comme chambellan à sa personne, Nulle de ces assertions ne se trouve confirmée ni par un document officiel, ni même par un témoignage ; la plupart sont formellement contredites. M. de Montholon avait obtenu, grâce à son beau-père, un avancement singulièrement rapide, mais aucun de ses grades n'avait été conféré sur le champ de bataille, aucun n'avait été la récompense d'une action d'éclat.

Si cet adjudant-commandant de vingt-six ans avait eu derrière lui un si magnifique passé, on peut douter qu'il eût sacrifié l'avenir à une place de chambellan. Il est exact qu'il reçut le titre de comte, grâce à un majorât qu'avait établi en sa faveur M. de Sémonville ; il est exact qu'il fut, grâce à la protection de l'impératrice Joséphine, nommé chambellan, mais toutes ses autres allégations — toutes sans exception — sont contredites par les pièces officielles.

Durant les années 1810 et 1811 il fit quelque service comme chambellan, mais il ne fut point employé ni distingué dans les grandes cérémonies ; il fut seulement détaché près de l'oncle de la nouvelle impératrice, le ci-devant grand-duc de Toscane, devenu, par la grâce de Napoléon, grand-duc de Wurtzbourg et membre de la Confédération du Rhin. N'est-ce pas là ce qui, moyennant l'influence de Sémonville, le désigna pour être accrédité près de Son Altesse Impériale, en qualité de ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire, au traitement annuel de 40.000 francs ? Il fit ainsi partie d'une fournée de diplomates que l'Empereur prit dans le salon de service le 20 janvier 1812 et qui, du jour au lendemain, se trouvèrent avoir contracté l'éducation, l'instruction, la fidélité et la discrétion qui conviennent aux fonctions de chef de poste.

Il y avait alors à Paris deux sœurs élégantes et coquettes qui avaient épousé lés deux frères. Elles étaient de finance par naissance et mariage : leur grand-père Jean Le Vassal ou Vassal, receveur général en Languedoc, avait acheté d'être anobli par une charge de secrétaire du roi, et il avait marié fort bien ses enfants, la fille à un Séguier, avocat général au parlement de Paris ; le fils, Jean-André, a une Pas de Beaulieu. De là ces deux belles personnes : Jeanne-Suzanne-Lydie et Albine-Hélène. Elles furent unies à deux frères Roger, financiers genevois établis à Paris, mêlés à toutes les grandes affaires et considérés, au point qu'ils devaient l'Un et l'autre, Daniel qui avait épousé la cadette des Vassal et Salomon-Louis qui avait épousé l'ainée, recevoir, les 10 février 1809 et 17 mai 1810, collation du titre de baron moyennant l'établissement de majorats de 8.400 et de 13.000 francs. Salomon-Louis eut doux fils qui épousèrent, par la suite, l'un Mlle Thuret, l'autre Mlle Le Roux, veuve de M. Régnier, marquis de Massa ; Daniel n'eut qu'un fils, qu'on appela, après la Restauration, le comte Roger (du Nord) et qui joua une sorte de rôle dans le monde parlementaire. Au début de 1809, dans des conditions sur lesquelles on ne saurait insister, Daniel Roger dut demander d'être séparé de corps et de biens de sa femme, laquelle ne semblait point alors connaître M. de Montholon ; il obtint la séparation le 26 avril. Plus tard, suivit une instance en divorce durant laquelle Mme Roger s'établit en intimité avec M. de Montholon et tous deux convinrent de se marier dès que la sentence serait rendue, Mme Roger parait avoir loué, en janvier 1812, une chambre à Draveil, village de l'arrondissement de Corbeil, afin d'y acquérir le domicile exigé par le Code Napoléon. Le divorce fut prononcé le 26 mai ; aussitôt on publia les bans dans cette mairie où M. de Montholon était aussi inconnu que Mme Albine-Hélène Vassal. Montholon quittant sans congé son poste de Wurtzbourg, arriva à Paris, y prit quatre témoins obscurs et s'en fut, avec eux et la future épouse, a Draveil, où, le même jour 2 juillet, le maire, bien disposé ou intimidé, maria gravement ces deux étrangers. Il ne demanda qu'on lui représentât ni l'autorisation de l'Empereur, ni les actes respectueux qui auraient dû être signifiés a Mme de Sémonville, ni les actes établissant la date du divorce de Mme Roger. Il se contenta d'insérer dans l'acte public de mariage ces énonciations fournies par M. de Montholon : en ce qui le concerne : sa mère n'a formé aucune opposition ; en ce qui concerne Mme Roger : divorcée par acte rendu par le tribunal de première instance de la Seine le 21 avril 1809. Et, par-dessus, il offrit à déjeuner aux nouveaux époux qui, aussitôt après, rentrèrent à Paris avec leurs témoins.

Ce déjeuner et la cérémonie qui l'avait précédé ne furent point sans coûter cher à Louis Beaupied, maire de Draveil ; mais sa double condamnation n'annula point les effets du mariage. C'était à Mme de Sémonville à l'attaquer, écrivit le Grand Juge, si elle croyait avoir des motifs suffisants pour le faire annuler. Mais, s'il était marié, Montholon ne fut plus chambellan et il reçut l'ordre de cesser immédiatement l'exercice de son emploi à Wurtzbourg. Sa Majesté, écrivit le ministre des Relations extérieures, a jugé le mariage que vous avez contracté incompatible avec les honorables fonctions qu'elle a daigné vous confier.

Tout cela traîna. L'Empereur était en Russie et Montholon avait tablé sur son absence ; mais, de son quartier général, Napoléon, gouvernait l'Empire et il se réservait de statuer sur des cas de cette gravité. Toutefois, fallait-il que les lettres allassent et revinssent. La destitution fut donc prononcée seulement le 8 octobre ; Montholon ne prit son audience de congé que le 3i octobre ; les poursuites contre le maire de Draveil ne furent ordonnées que le 4 décembre.

Dans une des biographies qu'il s'est consacrées, M. de Montholon a attribué sa destitution à un mémoire qu'il adressa à l'Empereur sur la situation intérieure de l'Allemagne et sur les dispositions des princes confédérés. Ailleurs il a écrit : En 1812, un rapport que quelques prêtres fanatiques imposèrent à Savary provoqua, fort mal à propos, la colère de l'Empereur... Sa disgrâce fut complète.

Il semble qu'alors M. de Montholon dépensa en peu de temps, outre la fortune qu'il pouvait avoir recueillie de son père, celle que Mme Roger avait pu lui apporter. Il excella, toute sa vie, dans un art de s'endetter où nul ne l'égala et qui lui paraissait tout simple. En cette même année 1812, il devint père d'un fils auquel il donna les noms de Charles-François-Napoléon-Tristan. Cette naissance prématurée acheva de rendre difficile sa situation à Paris où sa famille et la société se montrèrent aussi froides que la Cour vis-à-vis de sa femme. Il se réfugia à Changy, près Nogent-sur-Vernisson, où il vécut dans une retraite obligée.

S'il n'était plus diplomate ni chambellan, Montholon comptait toujours comme adjudant-commandant dans le cadre d'activité. Après la campagne de Russie, on fit appel 0 tous les officiers non employés et il fut désigné, ait début d'avril 1813, pour se rendre a Metz et y remplir les fonctions de chef d'état-major de la 2e division de cavalerie légère. C'est avec le plus vif regret, répondit-il au ministre, que je suis obligé d'exposer à Votre Excellence que, par suite de mes blessures, celle entre autres d'une fracture du côté gauche, je suis dans l'impossibilité de monter à cheval sans éprouver des hémorragies affreuses. Cette blessure n'étant pas portée aux états de services provenait, sans doute, d'une chute accidentelle ; elle fut constatée et M. de Montholon fut remplacé dans son emploi. Au mois de septembre, on pensa l'envoyer chef d'état-major du prince d'Essling qui commandait à Toulon, — position essentiellement sédentaire, — mais il esquiva la désignation ; le 4 décembre, il fut avisé qu'il était mis à la disposition du général Decaen, commandant en chef dans les Pays-Bas, quartier général à Gorkum. A quoi il répondit qu'il s'y rendrait aussitôt que sa maladie le lui permettrait. Je serais parti sans délai, écrivit-il le 9 décembre, si je n'étais retenu par la fièvre. Le ministre riposta, le 7 janvier 1814, par l'ordre au général Hulin, commandant la 1re division militaire, de rechercher Montholon où qu'il fut et de lui intimer formellement de rejoindre le 1er corps d'armée. Découvert à Paris le 22 janvier, il essaya de se couvrir d'un certificat médical attestant qu'il ne pouvait à ce moment faire un service actif ; mais, en même temps, il sollicita le commandement d'un département, heureux si, dans ce poste, il pouvait trouver l'occasion de prouver à Sa Majesté son dévouement sans bornes à sa personne. Le 3 mars seulement, il reçut avis que l'Empereur lui confiait le commandement du département de la Loire et que le général commandant la 19e division lui remettrait ses lettres de services. Hulin, par ordre, fit appeler Montholon qui promit de partir sur-le-champ. Il se rendit, en effet, à Montbrison où le préfet, M. de Rambuteau, nouvellement arrivé du département du Simplon, où il avait joué un rôle si honorable, organisait la défense, formant des escadrons et des bataillons provisoires dans les sept dépôts des régiments réfugiés sur son territoire et créant ainsi le noyau de la petite armée dont Montholon prit le commandement vers le 10 ou 12 mars. Il y avait là quatre à cinq mille hommes marchant d'assez mauvaise grâce, d'ailleurs mal armés et sans instruction militaire. Les bataillons que le préfet avait formés des ouvriers des forges tinrent mieux, mais les gardes nationaux refusèrent le service et désertèrent à l'envi. Montholon avait pour mission d'appuyer le maréchal duc de Castiglione et, dans ce but, il s'était porté vers la Franche-Comté, quoique Rambuteau eût souhaité qu'il marchât sur la rive droite de la Saône. Obligé de se retirer sur Lyon et Roanne, il fut prévenu à Roanne par le préfet qui concentra toute la garde nationale à Rive-de-Gier, et transporta le chef-lieu du département à Saint-Bonnet-le-Château, en pleine montagne. Il y envoya sa femme et ses enfants qu'accompagna Mme de Montholon. M. de Montholon, quittant sa troupe, les y rejoignit. De Saint-Bonnet, le 24 mars, il annonce l'occupation de Saint-Étienne par les Autrichiens et sa retraite sur les montagnes pour y compléter l'organisation du faible corps qu'il a réuni et conserver tous les moyens d'inquiéter sans cesse l'ennemi en défendant pied à pied toutes les positions et portant sans cesse des partis sur tous les points qui se trouveraient dégarnis.

Si les troupes dites réglées et les gardes nationales ne rendaient point facile la tâche du commandant ; si en entendant battre la générale, 570 hommes désertaient sur 1.000 à 1.100 ; par contre, des partisans, des paysans, des troupes dites cantonales montraient une vigueur et une activité qui eussent mérité une autre direction. Avant l'arrivée de Montholon, le 5 mars, M. G. de Damas, chef des partisans de la 19e division militaire, avait détruit, à Saint-Bois, une reconnaissance autrichienne ; plus tard, avec 2.000 hommes qu'il avait rassemblés il s'était proposé de marcher de Montbrison sur Saint-Étienne, et, lorsque Montholon eut abandonné Montbrison, il avait prouvé qu'on pouvait y tenir, en le réoccupant au moins durant quelques heures ; le 30 mars, les troupes cantonales défendaient victorieusement Roanne contre des hussards autrichiens ; le 3 avril, les partisans repoussaient l'ennemi à Fours et détruisaient le pont de bateaux qui venait d'y être jeté. Nulle part, Montholon n'avait paru : il n'avait point bougé de Saint-Bonnet.

Le 2 avril, le général Poncet, commandant la division, lui envoya l'ordre de quitter cette position de tout repos pour se rapprocher de la Loire dans la direction de Feurs et empocher le passage de la rivière. Les partisans l'y avaient prévenu ; mais le succès qu'ils avaient remporté ne pouvait arrêter les Alliés, déterminés à briser la résistance des populations. Moyennant les renforts considérables envoyés au prince de Gobourg, les Autrichiens qui avaient débouché de Saint-Etienne et passé la Loire près de Saint-Rambert, s'emparèrent, le 10, de Montbrison ; une autre de leurs colonnes menaçait Roanne qui capitula le même jour. Déjà, Montholon avait évacué son département et s'était retiré vers le Puy-de-Dôme. Le 9, au moment de quitter la 19e division, il requit à Noirétable les proposés du payeur de lui verser la somme de 2.000 francs imputable sur le 1er trimestre 1814 pour ses appointements, plus le mois de décembre 1813 arriéré. Le 14, à Clermont-Ferrand, il enleva de la caisse du payeur général du département la somme de 5.970 francs, pour valoir sur la solde des troupes qu'il commandait, l'arrivée de l'ennemi dans une heure ne permettant pas de régulariser les paiements. Ces deux réquisitions devaient avoir des conséquences.

Que fit-il ensuite ? Il a fait écrire par l'un de ses biographes : Le général Montholon n'ayant plus aucun chef dont il pût prendre les ordres, confia son commandement au colonel Genty, du 5e léger, et il se rendit immédiatement près de l'Empereur à Fontainebleau... Il conjura l'Empereur de lui permettre de l'enlever dans les montagnes de Tarare. L'enlèvement opéré, le général Montholon, avec environ 8.000 hommes qu'il avait dans le département de la Loire, aurait conduit l'Empereur aux 24.000 braves que la trahison d'Augereau enchaînait à Valence et qui, a leur tour, ayant Napoléon à leur tête, se seraient facilement réunis aux corps d'armée d'Eugène, de Soult, de Suchet, etc. L'Empereur médita beaucoup, hésita longtemps. Il lui dit en l'embrassant : Restez en France, gardez-moi votre fidélité et partez d'ici sans que les commissaires étrangers vous voient. Le général Montholon obéit : il vint à Paris, déposa son commandement entre les mains du ministre de la Guerre et ne servit pas les Bourbons.

En effet, le 16 avril, M. de Montholon, de son quartier général de Pongibaud, adressa à ses troupes une proclamation où on lisait : Soldats... de toutes parts l'air retentit des cris de vive Louis XVIII et la déposition de l'Empereur Napoléon, est prononcée par le Sénat conformément à la Constitution à laquelle vous avez juré fidélité... Le silence des ministres me décide à me rendre à Paris... Peut-être a-t-il passé a Fontainebleau ainsi qu'il le dit dans une lettre adressée le 6 juin 1815, à l'Empereur qui, en l'annotant favorablement, en reconnut sans doute la véridicité. Le 21 avril 1814, a-t-il écrit, dix-huit jours après la trahison de l'Armée de Lyon dans laquelle je servais, j'ai été à Fontainebleau offrir à Votre Majesté la brigade que je commandais et que je lui avais conservée fidèle, au milieu d'une armée rebelle et d'une population révoltée. Je n'ai pas craint alors le danger auquel m'exposait ma résistance aux ordres du maréchal Augereau, aux séductions du marquis de Rivière et aux insistances de ma famille. Tout dévoué à Votre Majesté, j'ai tout sacrifié pour Elle. Il faut croire à une erreur de plume lorsqu'il écrit 21 avril. Dans une lettre en date du 20, datée de Paris, Hôtel de Bretagne rue de Richelieu, adressée au colonel Genty et signée marquis de Montholon, il dit : Faites reconnaître Louis XVIII pour roi de France et de Navarre. L'Empereur Napoléon m'a déclaré lu 18 à Fontainebleau avoir abdiqué et engage les Français à servir fidèlement le Roi. Quant au projet que peut-être il n'avait pas été le seul à former, s'il l'a formé, il avait été ébruité de façon que, selon des écrivains royalistes, Augereau, d'accord avec les généraux autrichiens, prit les mesures nécessaires pour le faire échouer. Quoi qu'il soit de cette démarche, à cette même date du 30 avril, le comte de Montholon, commandant le département de la Loire, faisait une autre démarche, prouvée celle-là, près du comte Dupont, commissaire au département de la Guerre pour le roi Louis XVIII : J'ai l'honneur, écrivait-il, d'exposer à Votre Excellence qu'accablé depuis dix-huit mois de la disgrâce du Gouvernement par suite d'un rapport du général Savary, mon avancement militaire a été complètement arrêté et que déjà j'ai, près de six ans de grade d'adjudant-commandant. Permettez-moi, Monseigneur, de solliciter de votre bonté le grade de général de brigade. Je servirai le roi aussi fidèlement que mes pères servaient Henri II et François Ier. Le 25, par une lettre signée : marquis de Montholon, il demandait Saône-et-Loire au lieu de la Loire, dont le commandement lui avait été maintenu ; cela lui tenait d'ailleurs moins au cœur que le grade ; d'avril à juillet, trente-six maréchaux de camp avaient été nommés par le roi et le marquis de Montholon ne figurait point sur les listes. De Paris, où il résidait de préférence, il écrivit à Louis XVIII le 31 juillet cette lettre qui doit être publiée tout entière : Sire, j'ai ressenti les augustes bienfaits de Votre Majesté avant qu'il me fût permis de les apprécier. Je n'avais pas atteint l'âge de six ans que Votre Majesté daigna, par une faveur spéciale, me conférer, à la sollicitation de Mme la princesse de Lamballe, à laquelle j'avais l'honneur d'appartenir, la place de premier veneur, occupée précédemment par mon père et qui a péri sur ma tête. Sire, parvenu à seize ans, privé de ma fortune et de mon prince, j'ai cherché à me rendre au moins digne de l'honneur que j'avais reçu devons.

Votre Majesté venait d'ordonner le licenciement des Armées royales.

J'ai servi mon pays. Treize campagnes, dix grandes batailles auxquelles j'ai concouru, trois blessures, plusieurs chevaux tués sous moi, tous mes grades obtenus à l'armée, tels sont les titres que j'ai l'honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté. J'ose la supplier de se faire rendre compte de mes services par son ministre de la Guerre et de me permettre de verser tout mon sang pour elle dans le grade de maréchal de camp qu'occupent aujourd'hui mes cadets. Il signe : Le colonel marquis de Montholon, beau-fils de M. le comte de Sémonville, grand référendaire de la Chambre des Pairs.

Il fut nommé maréchal de camp, et son brevet, à la date du 24 août 1814, fut signé par le roi et contresigné par le ministre de la Guerre.

Si le roi ne le rétablit pas dans la charge de premier veneur, au moins lui en rendit-il les honneurs et y joignit-il les entrées de sa Chambre, ce qui parut une grâce insigne et un acheminement à la haute faveur ; mais, à ce moment même, éclata cette affaire de Clermont, l'enlèvement de la caisse du receveur général, sans qu'aucune justification eût été produite de l'emploi des fonds. Remplacé dans son commandement, Montholon réclama d'abord avec une sorte de modération d'être replacé ou de toucher à Paris la solde d'activité (24 octobre). Mes longs et bons services, écrit-il, le rang que j'occupais a la cour du roi, celui de ma famille me font espérer, Monseigneur, que vous voudrez bien ne pas rejeter ma demande. Mais les accusations se précisent et s'aggravent ; Augereau, que Montholon prétend être son ennemi, intervient : il ne s'agit de rien moins que du conseil de guerre. Le général Montholon se préparait à se défendre, écrit un de ses biographes officieux, lorsque le comte d'Artois, frappé sans doute par les souvenirs de ce nom familier à l'ancienne cour, l'envoya chercher par le marquis de Champagne et lui ordonna d'expliquer les circonstances qui avaient donné lieu à la dénonciation dont il était l'objet. Le général Montholon répondit sans hésiter ; sa réponse, forte d'énergie et de précision, le justifia pleinement. Le comte d'Artois ordonna la cessation des poursuites... Le général Montholon se retira dans ses terres.

Ces énonciations sont, comme toujours, inexactes. Le général Dupent ayant ajourné sa décision sur les instances qu'avait formées M. de Montholon, celui-ci les renouvela, le 6 décembre, près de son successeur, le maréchal Soult, alléguant que le ministre avait reconnu la justice de sa demande et l'avait assuré même qu'il allait le remettre en activité à Paris. Sur quoi il réclamait d'être employé dans le gouvernement de Paris. Sa requête fut appuyée avec une extrême vivacité par ses beaux-frères, le maréchal Macdonald et le comte de S pâtre. Soult ne se laissa pas fléchir et passa. Le 11 janvier 1815, le marquis de Montholon, voyant qu'il n'avait point à espérer un commandement, demanda au moins une compensation. Je réclame, écrit-il, de la justice de Votre Excellence, la décoration de commandant de la Légion d'honneur. J'ose espérer que vous daignerez ne pas la refuser a mes longs services et surtout a mon ancienneté de grade d'officier de la Légion d'honneur. Officier ? M. de Montholon est porté comme membre de la Légion d'honneur du 14 mars 1806 dans ses états de service ; il prend cette qualité de membre de la Légion dans son acte de mariage, en 1812 ; il est désigné comme simple légionnaire sur toutes les listes antérieures à 1814 ; il faut croire que tout le monde s'y était trompé — et lui-même.

Il n'eut point la cravate de la Légion et pas davantage un département ; il fut invité à ne point paraître a la Cour ; il se trouva exclu de tout, mis en quarantaine et singulièrement mortifié. Ce pourquoi, avec sa femme, accouchée — plus régulièrement — le 28 novembre 1814, d'un second fils, Charles-François-Frédéric, il disparut et s'en alla vivre à la campagne.

Lorsque l'Empereur arriva, il se compromit par un acte désespéré : il alla au-devant de lui, le rejoignit, a-t-il dit, dans la forêt de Fontainebleau, lui donna des renseignements sur ce qui se passait à Paris et sur les dispositions des troupes réunies à Villejuif, et il assuma le commandement des régiments qui rejoignaient : 4e et 6e lanciers, 1er et 6e chasseurs. De cela aucune trace ; mais ailleurs il écrit : Depuis le retour en France de Votre Majesté, jusqu'à l'arrivée à Paris, j'ai cherché l'occasion de la servir et, le 20 mars, je marchai à la tête de son escorte. Cela semble possible. Néanmoins, son nom ne se trouve sur aucune des listes, visées par Drouot, des officiers ayant rejoint l'Empereur depuis son débarquement ou ayant passé aux Tuileries la nuit du 20 au 21 mars.

De ce jour où, à l'en croire, il s'était à ce point signalé par son dévouement jusqu'au 2 juin, Montholon garde le silence ; a-t-il pensé qu'il serait compris sur la liste supplémentaire des chambellans qui parut seulement le 1er juin et sur laquelle il n'était pas ? Cela peut être. Le cas n'en est pas moins étrange. Le 2 juin seulement, par une lettre au prince d'Eckmühl, ministre de la Guerre, il demande sa mise en activité et sa confirmation dans le grade de maréchal de camp. Je n'ai fait, dit-il, aucune demande pour être confirmé et je me suis borné à demander du service. Le 5 juin, il écrit à l'Empereur lui-même ; il lui rappelle ce qu'il est venu lui dire à Fontainebleau le 21 avril de l'année précédente et le 20 mars de cette année : Sire, écrit-il, Votre Majesté jugera si, de tous ses serviteurs restés en France, aucun plus que moi ne s'est rendu digne de ses bontés par son constant dévouement et, s'il m'est permis de déposer à ses pieds le pénible sentiment que m'a fait éprouver la préférence qu'elle a donnée sur moi à plusieurs de mes camarades dont la conduite fut opposée a la mienne.

Sire, par le dévouement dont j'ai fait preuve, je pouvais avoir l'espoir d'être appelé à un service militaire près de Votre Majesté ; par mon nom, le premier de la magistrature français, ma fortune territoriale et l'existence de ma famille, je pouvais avoir des droits à faire partie de la Chambre des Pairs. Je ne réclame point auprès de Votre Majesté ce que j'eusse été doublement heureux de devoir a sa bienveillance, mais je la supplie de m'accorder de l'activité et un poste d'honneur.

L'Empereur renvoya cette lettre à son aide de camp le général Flahault, lequel, de plus, su trouva saisi, par le ministre de la Guerre, d'un rapport en date du 4 sur la pétition de Montholon du 2 ; le même jour 5, sans autre enquête, Montholon fut nommé — ou confirmé — dans ce grade de maréchal de camp qu'il avait reçu de Louis XVIII. Il a dit qu'il avait été destiné à commander une brigade Jeune Garde ; il a dit qu'il avait reçu le commandement d'une division de deux régiments de marins et de deux régiments de tirailleurs ; il a dit que, le i5 juin, il avait été nommé aide de camp de l'Empereur et général de division — après dix jours de maréchal de camp ; tout cela est faux : M. de Montholon ne fut pas employé militairement pendant les Cent-Jours ; au retour de Waterloo, quoiqu'il n'eût point été nommé chambellan, il fit un service comme tel en habit écarlate ; il y marqua de l'assiduité et du dévouement, et il se plut à déclarer que, où irait l'Empereur, il le suivrait. Il se trouvait dans une terrible passe : comblé de grâces par les Bourbons, il avait rejoint l'Empereur et s'était attacha a son service ; il pouvait donc dire, peut-être croire, qu'il serait proscrit ; socialement, il était dans la position la plus fâcheuse, plus qu'embarrassé d'argent, brouillé avec sa famille, écarté de la Cour et même de la Ville. A suivre l'Empereur, à le suivre avec sa femme et l'aîné de ses fils, il avait tout à gagner, rien à perdre, même dans l'hypothèse qu'il n'eût pas dès lors envisagé l'une des combinaisons qui ouvraient constamment à son esprit la spéculation des fortunes imaginaires.

Tel est, uniquement d'après ses lettres et les biographies qu'il s'est consacrées mises en regard des documents officiels, l'homme destiné à jouer auprès de Napoléon le rôle prépondérant et à se rendre le maître en la maison de l'Empereur. Rien de ce qui s'y est passé n'est compréhensible si l'on n'a pénétré un caractère que mettrait bien mieux en lumière la succession des événements postérieurs à 1821 auxquels il prit une part mal étudiée jusqu'ici. Mais les traits qu'on a rapportés suffisent à former une opinion au moins sur M. de Montholon.

Il est moins aisé d'être fixé sur Mme de Montholon : qu'elle fut coquette, intrigante, habile, experte en louanges et toujours prête ; qu'elle fût décidée à faire place nette et à écarter quiconque contrarierait les ambitions de son ménage, c'est ce qu'on voit dès le premier jour ; mais qu'elle joigne à ces défauts une remarquable endurance, le mépris de ses aises, une admirable exactitude, une égalité d'humeur qui lui permet de recevoir, sans broncher, les rebuffades et de faire presque toujours bonne mine, c'est ce qu'on ne saurait contester et, pour jouer son jeu, cela lui donne bion des atouts.

 

***

 

Pour lutter contre le ménage Montholon, il eût fallu une souplesse extrême, un sang-froid imperturbable et une éducation raffinée ; le général Gourgaud n'avait aucune de ces qualités. Né d'une famille qui tenait à la fois aux coulisses des théâtres et à la domesticité de la Maison royale, il était apparenté de très près à tous ces Gourgaud, qui, sous le pseudonyme commun de Dugazon, parurent aux Français, à l'Opéra et à l'Opéra-Comique et marquèrent si fort que leur nom désigne un emploi. Son grand-père, Pierre-Antoine, après avoir débuté sans succès à la Comédie, avait couru la province et fait divers métiers, même celui de directeur d'hôpitaux à l'armée d'Italie. De Marie-Catherine Dumay, qui, elle aussi, avait joué la comédie, en particulier au théâtre de Strasbourg, il avait eu au moins quatre enfants, dont trois entrèrent au théâtre : Jean-Baptiste-Henri Gourgaud, dit Dugazon, un des premiers comiques des Français, qui épousa Louise-Rosalie Lefèvre, de la Comédie Italienne, la célèbre Mme Dugazon ; Marianne du Gazon qui débuta en 1768 à la Comédie dans les soubrettes ; Marie-Rose Gourgaud-Dugazon, laquelle, ayant épousé Paco-Vestris, de la Comédie Italienne, frère de Vestris Ier, le célèbre danseur de l'Opéra, obtint le 19 décembre 1768, sous le nom de Mme Vestris, un ordre de début à la Comédie où elle fut reçue, en 1769, premier rôle tragique et comique. Le quatrième enfant de Pierre-Antoine Gourgaud, Etienne-Marie, n'entra point au théâtre ; il étudia la musique non sans succès, fut reçu l'un des quatorze violons du Roi à 1.500 livres d'appointements et 500 livres de gratification ; à quoi il joignit une place de musicien ordinaire de la Chapelle. Cet Etienne-Marie épousa Hélène Gérard, dont la famille entière était de la domesticité royale et qui, elle-même, était une des remueuses du duc de Berry. De ce mariage naquit, le 14 novembre 1783, Gaspard Gourgaud, puis une fille qui devint Mme Tiran. On a dit que Gaspard avait été le frère de lait du prince : à cinq ans d'intervalle ! L'a-t-il connu avant la Révolution ? Peu. Il avait cinq ans et demi lorsque, en juillet 1789, les Princes, fils du comte d'Artois, jusque-là internés loin de la Cour au château de Beauregard, sous l'exclusive tutelle du duc de Seront, leur gouverneur, suivirent leur père en émigration. On a dit que Gaspard avait d'abord été destiné à la peinture, qu'il avait même passé à l'atelier de Regnault. A quel Age ? A seize ans, le 23 septembre 1799, il fut admis à l'École polytechnique qui menait alors à tout — et à rien. Il se tourna du côté du militaire, entra à l'École de Chalons le 22 octobre 1801 et on sortit le 23 septembre 1802, lieutenant en second au 7e régiment d'Artillerie à pied. Il avait été un brillant élève et avait marqué des aptitudes aux mathématiques ; aussi, trois mois après sa sortie de Chalons, le 4 janvier 1803, fut-il adjoint au professeur de fortifications à l'école de Metz. Il compta au 6e d'Artillerie où il passa lieutenant à huit mois de grade, et servit d'aide de camp au général Foucher (de Careil) lorsque celui-ci quitta le commandement de l'École de Metz pour aller prendre le commandement en second de l'artillerie au camp de Saint-Omer. Gourgaud fit avec son général les campagnes d'Allemagne, fut blessé à Austerlitz et reçut l'étoile de la Légion après Pultusk. Capitaine en second le 30 août 1808, il rentra le 22 septembre au 6e d'Artillerie et fut employé au siège de Saragosse. Dès lors, il avait concentré ses visées sur une place d'officier d'ordonnance, mais quelle chance avait-il d'y parvenir ? Toutes les places d'officiers d'ordonnance sont données, il y a même des surnuméraires, lui écrivait de Madrid un camarade, officier d'ordonnance lui-même. Le moyen pour vous d'y arriver serait de devenir aide de camp d'un des aides de camp de l'Empereur, s'il y en a quelqu'un à qui vous puissiez être fortement recommandé. Gourgaud commença donc des démarches près du général Lacoste, aide de camp de l'Empereur, qui commandait l'artillerie devant Saragosse. Mais Lacoste fut blessé à mort le 1er février 1809, et le capitaine on second alla faire la campagne d'Autriche sans trouver une occasion de se distinguer. A peine la paix signée, il écrivit pour retourner en Espagne où le général Foucher le demandait ; il se croyait si sûr qu'il n'attendit point la réponse et partit avec armes et bagages. Il trouva à Bayonne l'ordre de retourner en Allemagne. Il allégua son excès de zèle, les dépenses qu'il avait faites. J'ose prier Votre Excellence, écrivit-il, de vouloir bien me dispenser de retourner à cette dernière armée et de me permettre de m'instruire dans la fabrication des armes en m'employant dans une de leurs manufactures... Je m'adresse à l'indulgence de Votre Excellence, disait-il encore, pour la prier d'oublier mes torts et de m'accorder mes frais de poste. Le général Gassendi, auquel l'affaire fut renvoyée, écrivit en marge : M. Gourgaud a obéi, reconnaît sa faute, est jeune, bon officier ; il a conséquemment des droits à l'indulgence du ministre... et il proposa qu'on l'employât a la manufacture de Versailles. Il y fut nommé le 24 février 1810, pt de là il mit en branle tous ses protecteurs. Il parvint ainsi jusqu'à M. de Nansouty, premier écuyer, qui, en l'absence du Grand écuyer, était chargé du travail des officiers d'ordonnance ; au mois d'août, il fut mis sur la liste. C'était le ciel ouvert. Mais, répondit le Grand maréchal à un ministre qui le pressait en faveur de Gourgaud, jusqu'à présent Sa Majesté s'est refusée à faire aucune nomination et elle les a ajournées indéfiniment.

Cet ajournement était d'autant plus grave pour Gourgaud qu'il avait en vue, à ce moment, un mariage inespéré. Sans doute la personne qu'il recherchait n'était pas bien jeune ni belle, à en croire son père lui-même ; mais elle avait de la fortune, était destinée à en avoir davantage et elle était la fille d'un des premiers personnages de l'Empire : le sénateur comte Rœderer. A la vérité, Mme Rœderer, née Guaita, ayant divorcé et s'étant remariée au général Poissonnier-Desperrières, Mlle Marthe Rœderer vivait avec sa mère et, si celle-ci paraissait favorable, le sénateur, de qui tout dépendait, ne paraissait nullement disposé à donner son consentement. Mais Gourgaud n'arriverait-il pas à vaincre ses répugnances s'il se présentait en officier d'ordonnance de Sa Majesté ? Il fut nommé le 3 juillet 1811 en même temps que Christin, Taintignies, Galz-Malvirade et Lauriston. La proposition qui le concernait était des plus flatteuses : A de l'instruction et des talents, a bien fait là guerre, est en état de bion observer et de bien rendre ce qu'il a vu ; sait bien dessiner ; parle espagnol et allemand.

L'uniforme bleu clair à broderies d'argent, si seyant qu'il fût, n'eut point raison encore des préjugés de M. Rœderer. On ne peut me dire, écrivait-il, ni qui est le père, ni qui est la mère, ni qui sont les frères et sœurs du jeune homme, il n'a que le grade de capitaine ; il est vrai qu'il vient d'être nommé officier d'ordonnance de l'Empereur, mais cela le fora chef d'escadron dans un an ou deux, et alors, et aujourd'hui, quelle est sa fortune ?

Même lorsque tout Paris parla de Gourgaud qui, à Givet, fit passer Leurs Majestés sur un pont volant quand l'inondation eut enlevé le pont fixe, Rœderer ne se rendit pas : il donnait son consentement, non son approbation. Pourtant, le 1er janvier 1812, le chevalier Gourgaud, officier d'ordonnance, avait reçu une dotation de 2.000 francs. C'était au moins un commencement.

Durant la campagne de Russie, il chercha et trouva les occasions de se faire remarquer. Blessé légèrement à Smolensk le 16 août, il entra le premier au Kremlin et découvrit la mine que les Russes y avaient préparée, ce qui lui valut d'être nommé, le 3 octobre, baron de l'Empire, à la vérité en même temps que Mortemart, d'Hautpoul et Christin, ses camarades ; mais il estima qu'il n'y avait eu que lui ; son zèle en fut augmenté : il fut de ceux qui, après Jacqueminot, traversèrent la Berezina à la nage, avant l'établissement des ponts, pour reconnaître les rives ; Il en sortit, car tout lui succédait. Le 30 novembre, à un bivouac voisin de celui de Sa Majesté, ne trouva-t-il pas le colonel Rœderer — le fils aîné du sénateur — blessé d'une balle qui avait traversé les lèvres en coupant les dents à la fleur des gencives ? Il l'amena à Ivan, le chirurgien de l'Empereur, le fit panser et ne le quitta qu'en deçà de Wilna. A son arrivée à Paris, il se crut autorisé à porter des nouvelles au sénateur, qui le reçut fort bien mais ne céda point tout de même, Il parut alors renoncer, pour le moment, à ses projets et se consacra a son avancement. Le 17 mars 1813, il fut promu chef d'escadron d'artillerie à cheval : suivant la règle, il devait alors quitter l'état-major de l'Empereur ; mais il avait rendu des services, il abattait du travail, il savait demander ; il fit valoir le précédent créé en 1810, lors de la promotion au grade de chef de bataillon du capitaine du génie Deponthon, maintenu sous-chef du bureau topographique. A la vérité, il n'avait point de fonctions spéciales : il convenait qu'on lui en créât. Le 27 mars, l'Empereur prit ce décret : Il y aura près de nous un premier officier d'ordonnance du grade de chef d'escadrons. Il sera chargé de régler le service de nos officiers d'ordonnance, de signer les instructions à leur donner et de correspondre avec eux pour les missions qu'ils doivent remplir. Le même jour, il nomma le chef d'escadrons Gourgaud aux fonctions de premier officier d'ordonnance.

C'était là une faveur inappréciable et qui n'était point pour faire des amis au nouveau commandant. Le premier officier d'ordonnance avait, pour son travail, l'accès au Cabinet intérieur de l'Empereur ; il avait place à la table des secrétaires du Cabinet, logement dans les palais ; il accompagnait l'Empereur dans ses voyages et devenait officier de la Maison avec tous les privilèges que comportait ce titre, et, de plus, les grandes entrées. Son traitement, fixé à 12.000 francs sur la Cassette, était plus que doublé par les gratifications et se cumulait avec le traitement du grade dans la Garde. Le 20 juin, alors que les autres officiers d'ordonnance obtenaient des dotations de 1.000 et de 2.000 francs, il on avait une de 4.000, sur le propre mouvement de l'Empereur ; le 30 août, après Dresde, il recevait l'aigle d'or, mais il ne se ménageait pas. A la vérité, l'on est embarrassé d'admettre toutes ses narrations, car il est seul à les certifier, et certaines se trouvèrent fortement contestées. Ainsi, il raconta que, le 29 janvier 1814, le soir de la bataille de Brienne, il avait tué d'un coup de pistolet un Cosaque qui était sur le point de percer l'Empereur de sa lance ; il fit même graver le récit de ce haut fait sur la lamé de son sabre ; Napoléon, en ayant eu connaissance, nia le fait de la manière la plus vive, face à Gourgaud, qui ne put ni le prouver ni se défendre, mais ne le fit pas moins, plus tard, inscrire dans ses étals de services. Le 11 février, il fut blessé à la bataille de Montmirail, légèrement sans doute, car, le 8 mars, il dit avoir dirigé une expédition heureuse de deux bataillons et trois escadrons de la Vieille Garde sur Chivy et Laon. Ces divers faits d'armes lui valurent, le 15 mars, le grade de colonel d'artillerie à cheval ; le 23, la cravate de commandant de la Légion.

Le 14 avril, à Fontainebleau, l'Empereur le congédia avec une gratification de 50.000 francs qui ne lui fut point payée. Il lui écrivit : J'ai été très satisfait de votre conduite et de vos services. Vous soutiendrez la bonne opinion que j'ai conçue de vous on servant le nouveau souverain de la France avec la même fidélité et le même dévouement que vous m'avez montrés.

On a dit qu'il avait dû partir avec l'Empereur, pour l'île d'Elbe... mais que, la veille du départ, il demanda la permission d'aller embrasser sa vieille mère et lui faire ses adieux ; il alla et ne revint pas. Sa situation était pénible ; sa mère et sa sœur étaient sans fortune ; à lui-même tout manquait : ses dotations de 6.000 francs, son traitement de 12.000, ses gratifications, même qui sait ? son grade. On comprend qu'il ait hésité ; on comprend moins que, sollicitant un emploi, il se soit montré contre les Bourbons extrêmement mécontent. Il avait pourtant réclamé la protection du duc de Berry qui, à diverses reprises, intervint et le sauva des conséquences de ses discours. Il fut rétabli, le 10 juillet, colonel au corps de l'Artillerie ; il fut décoré de la croix de Saint-Louis, ce qui n'était point une grâce ; mais, ce qui en était une, il fut nommé, le 1er novembre, chef de l'état-major de la 1re division militaire à Paris. Le 20 mars 1815, au moment où ses camarades, officiers d'ordonnance de l'Empereur, le venaient chercher pour aller ensemble à Fontainebleau au-devant du Maître, il recevait de M. le général Evain avis qu'il était employé dans son grade à l'état-major de l'armée royale. Il se porta malade, ce qui simplifia les choses. Le lendemain, l'Empereur, rentré aux Tuileries, le trouva au salon de service, en grand uniforme d'officier d'ordonnance. Il refusa de le voir, ce qui n'empêcha point Gourgaud de s'installer, bon gré, mal gré, dans une petite chambre des combles du Château. Il y resta huit jours sans pouvoir arriver à ses fins... Il criait, il pleurait et jurait chaque jour qu'il allait se brûler la cervelle si l'Empereur ne voulait pas le recevoir. Enfin, le 3 avril, l'Empereur se laissa attendrir ; il lui pardonna et le confirma à la fois dans le grade de colonel et dans les fonctions de premier officier d'ordonnance. Gourgaud fit donc la campagne de Belgique avec Napoléon ; il revint avec lui à Paris le 20 juin. Le 21, par un décret rendu in extremis, expédié seulement le 26 au ministre de la Guerre qui en donna avis à l'intéressé le 29, il fut nommé maréchal de camp. La date n'était point certaine : Bertrand, plus tard, donnait celle du 22, mais le 22, l'Empereur avait abdiqué ; on avait sans doute pris la précaution d'antidater le décret.

Gourgaud suivit l'Empereur à Malmaison, puis à Rochefort, et fut un des plus vifs à conseiller qu'il se rendit aux Anglais. Il fut dépêché on courrier impérial avec la lettre destinée au Prince régent et se retrouva à bord du Bellérophon, apportant, avec la lettre non décachetée, les premières déceptions et l'annonce de la déportation. Sans doute ne mit-il pas en doute qu'à Paris il ne fût proscrit ou qu'il ne dût l'être ; en tout cas, sa carrière lui semblait brisée, et il n'avait plus guère d'espoir que de partager la fortune de l'Empereur.

Les Anglais ne concédant à l'Empereur que trois officiers, Bertrand, grand officier de la Couronne, général de division, était de droit chef de la Maison. D'ailleurs son nom figurait sur les listes de proscription et sa sûreté était intéressée à son départ. Montholon pouvait alléguer qu'il était dans le même cas : chambellan, diplomate, général, il se prêtait à tous les emplois ; il s'était offert, on l'avait accepté ; il se fût d'ailleurs imposé comme il imposait sa femme, laquelle prenait dès lors le premier rang, même sur Mme Bertrand, et excellait à se rendre agréable. Mais Gourgaud ? Pour tous les services que ne pouvaient rendre ni le Grand maréchal, ni le général chambellan, un officier de grade subalterne était indiqué, et, parmi les fidèles qui l'avaient suivi, l'Empereur avait nominativement désigné Planat, dont il appréciait l'intelligence, l'activité et l'aptitude au travail. Il l'avait donc inscrit sur la liste remise aux agents anglais dans la matinée du 7 août. Mais Planât n'était point sur le Bellérophon ; par ordre de l'amiral Lord Keith, il avait été transféré sur la Liffey, puis sur l'Eurotas ; il ne put être immédiatement avisé de la décision prise à son égard. Gourgaud, qui était sur le Bellérophon, apprit tout de suite son exclusion et entra dans une colère furieuse ; il employa tous les moyens, menaces et prières, pour obtenir que Bertrand fit revenir l'Empereur sur sa décision, et il parvint à être inscrit le troisième sur la liste des officiers qui devaient partir.

Cela fut un grand mal : entre Montholon et Planât, nulle rivalité n'eût été possible, et si Planât, comme on s'en assura par la suite, était ombrageux et inquiet, le dévouement l'eût assoupli et l'eût fait passer sur les contrariétés. Gourgaud, général, devait être en constante rivalité avec Montholon, son ancien, mais de si peu, dont les actions de guerre ne pouvaient compter ; par bonheur, il était mal renseigné, —tout aussi mal que les autres et que l'Empereur lui-même.

Par la carrière qu'il avait parcourue en moins de trois ans, de capitaine à général de brigade, comment n'aurait-il pas eu la tête échauffée, cet homme de trente-deux ans, si grand, si fort, si sanguin, qu'on vit, seul dé toute l'armée, porter sa barbe coupée aux ciseaux, tant elle était épaisse et fournie ? Dès Moscou et sa nomination de baron son orgueil n'avait plus de bornes ; violent, brutal, mauvais coucheur, brave en même temps et volontiers l'épée en main, il était né contradicteur, et ce n'était point son éducation qui l'avait réformé. Il eût pu se corriger au régiment, mais, s'il compta au 6e d'Artillerie, il y parut à peine. Vis-à-vis des supérieurs, il se contraignait, mais depuis qu'il était de la Maison, connaissait-il des supérieurs ? S'il se laissait aller et qu'il parlât, c'était du mauvais ton déclamatoire ; il se montait, s'exaltait, perdait conscience des mots qu'il prononçait, du lieu où il se trouvait et des gens qui l'entendaient. Cela le mena loin. Il était très capable de travail, pourvu qu'on l'on fournit constamment, qu'il fût tout le temps contraint de s'appliquer à des taches qui lui parussent utiles en lui procurant des agréments et des honneurs. Son intelligence réelle, mais spécialisée, avait été poussée dans ses travers par l'étude des mathématiques ; par l'esprit artilleur, qui est de critique et de dénigrement, par la rapidité d'un avancement tel qu'il autorisait toutes les ambitions, et que l'arrêt dans un tel essor, la chute d'une telle hauteur lui paraissaient, même en présence de l'Empereur, des attentats de la Destinée. De la, il se trouvait un mécontent. Bon fils et bon frère, il s'inquiétait de sa mère et de sa sœur qui, disait-il, allaient se trouver sans ressources ; il le répétait très souvent. Cela le menait a des comparaisons, des jalousies et des convoitises. Tout lui était sujet d'ombrage, puis de discours, d'insolences et de provocations. Il en souffrait, mais les autres ! Il avait rêvé d'être le compagnon, l'ami, le confident de l'Empereur et au premier rang, tout au plus après Bertrand et a égalité avec lui. Or, déjà Montholon s'interposait avec des formes qui savaient plaire et un ton que Gourgaud ne pouvait prendre. Et puis un autre surgissait, encore plus redoutable.

 

***

 

De la façon dont on allait vivre, de conversations, de répliques destinées seulement à éveiller le discours de l'Empereur, d'égards, de complaisances, de flatteries même si l'on veut, — car, si elle est désintéressée, ici la flatterie est sacrée ; dans ces entours si peu nombreux et si médiocrement intéressants, Napoléon devait aller fatalement à l'interlocuteur nouveau, capable de l'entendre, même de servir sa parole et de la développer, instruit assez de toutes les choses extérieures pour rendre la conversation profitable, mais trop peu de l'histoire de l'Empire pour qu'il ne prit point un plaisir à la lui révéler et à se révéler lui-même. En M. le comte de Las Cases, il trouvait l'interlocuteur rêvé, et c'était un homme de cour, aux manières et à la façon de penser de l'ancien régime, — ce pourquoi, dès les premiers jours, Gourgaud le poursuivit de sa haine et de ses provocations, comme par la suite quiconque lui parut entrer davantage dans une faveur qu'il enrageait de ne point accaparer.

L'on dit que vers la fin du XIe siècle, lorsque Henri de Bourgogne franchit les Pyrénées pour combattre les Maures et conquérir un royaume, il avait avec lui un porte-étendard d'une étonnante bravoure qui, en plusieurs, occasions, l'aida à fixer la victoire. En l'un de ces combats, l'étendard fut porté si avant dans la mêlée, il reçut tant de coups des Maures acharnés à le prendre que, le soir, seule une bande bleue a bordure rouge pendait à la hampe. Henri, roi de ce Portugal conquis, fit largesse à celui auquel il attribuait part à sa gloire, de toutes les maisons — todas las casas — qu'on apercevait du champ de bataille. Cela fit son nom : Las Casas, et il eut pour armoiries : d'or à la bande d'azur, à la bordure de gueules. Passée plus tard en Andalousie et établie à Séville, la lignée du porte-étendard suivit — au moins partiellement — Blanche de Castille en France. Les Las Cases y achetèrent de grandes terres, se fixèrent en Languedoc, subirent des fortunes diverses, mais, par leurs alliances et leurs services, se maintinrent constamment au premier rang.

Marie-Joseph-Emmanuel-Auguste-Dieudonné de Las Cases naquit au château de Las-Cases, paroisse de Belle-Serre en Languedoc, le 20 juin 176G ; il était le fils aîné de François-Hyacinthe, marquis de Las Cases, seigneur de La Caussade, Puylaurens, Lamothe et Dournes, chevalier de Saint-Louis, et de dame Jeanne Naves de Ranchin. Il fit ses études au collège de Vendôme, tenu par les Pères de l'Oratoire et passa de la a l'École militaire de Paris. On a dit que sa taille exiguë et la faiblesse de sa constitution l'avaient déterminé à servir dans la marine : ce fut surtout la protection escomptée du grand amiral, le duc de Penthièvre, près duquel ne pouvaient manquer de l'appuyer ses cousins de la branche cadette, le marquis et la marquise de Las Cases-Beauvoir, celle-ci née Budes de Guébriant, dont la mère était Kergariou-Coëtilliau ; le marquis de Las Cases-Beauvoir, colonel en second de Penthièvre-infanterie en 1776, colonel de Languedoc en 1782, devint, en 1786, premier gentilhomme du duc de Penthièvre, et la marquise, depuis 1782, était dame de la princesse de Lamballe. Garde-marine en 1782, et tout de suite embarqué sur l'Actif, commandant de Cillart, il assista ainsi aux dernières opérations de la guerre contre les Anglais et il fut même blessé, le 20 novembre, au siège de Gibraltar. Débarqué de l'Actif en 83, il embarqua sur le Téméraire, commandant Puget-Bras, à destination de Saint-Domingue, où il passa trois années, de 83 à 80 ; il fit doux campagnes sur le Patriote, sous le commandement de M. de Beaumont, avec lequel il devait rembarquer comme élève après un court séjour sur l'Alouette. Le 7 novembre 1787, il fut nommé élève de première classe sur l'Achille. On le loue d'avoir navigué ensuite sous diverses latitudes et d'avoir sollicité d'être de l'expédition de La Pérouse. Il semble avoir été un officier ambitieux, se poussant fort, réclamant, à peine lieutenant de vaisseau, des commandements d'importance et mettant en avant sa qualité, ses protecteurs, ses parentés et ses alliances, car il s'était encore rapproché de sa cousine Las Cases en aspirant à la main de sa nièce, Mademoiselle de Kergariou-Coëtilliau, et il n'avait point négligé ses présentations : le 13 juillet 1790, le sieur Emmanuel de Las Cases avait été présenté à Leurs Majestés ; s'il n'était point monté dans les carrosses, c'est que le roi n'y montait plus, et s'il n'avait point chassé, c'est que le roi n'avait plus le droit de sortir de Paris, même pour aller à Saint-Cloud.

Vers le mois de septembre de cette même année, il émigra : d'abord à Worms, dans le rassemblement du prince de Condé, puis a Mayence et à Cologne, a la cour de Monsieur et du comte d'Artois, a Aix-la-Chapelle, à la cour de la princesse de Lamballe ; il y vit naître et grandir toutes les espérances d'une rentrée triomphale. Dans l'Armée des Princes, il prit part a la campagne d'invasion, fut licencié comme ses camarades, parvint à gagner Rotterdam et l'Angleterre. Comment y vécut-il ? En donnant des leçons, a-t-il dit ; en enseignant l'après-midi ce qu'il avait appris le matin. Faut-il ajouter une foi entière a ce qu'il raconte des occasions de fortune qui se seraient alors présentées à lui et qu'il négligea volontairement, telles que la direction d'un grand établissement à la Jamaïque ou une place des plus lucratives aux Indes ? Que d'évènements se fussent alors pressés dans sa vie, outre une entreprise infructueuse, dans la Vendée, l'expédition de Quiberon, où il n'échappa que par une espèce de miracle : sans compter la conception — au cas qu'elle soit vraiment de lui, ce qu'on a nié — et, on tout cas, l'exécution d'un atlas historique et généalogique où, parties procédés ingénieux, il rendait parfaitement claires la succession des dynasties et les révolutions des empires. Las Cases, qui avait adopté le pseudonyme de Le Sage, n'en livra d'abord qu'une esquisse, et cette entreprise fut couronnée du plus heureux succès. Elle lui procura la jouissance d'une petite propriété, d'un cercle d'amis estimables et de connaissances dont l'intimité était pleine d'agréments.

Quelque plaisir qu'il éprouvât ainsi a vivre en Angleterre, vers la fin de l'an X, il se présenta, ainsi que son frère, ancien officier au régiment d'Auvergne, devant le commissaire de Calais, auquel il fit les déclarations et soumissions requises par la loi. Il obtint ainsi sa surveillance sous le nom d'Emmanuel de Las Cases, dit Le Sage, et il profita des loisirs qui lui étaient faits pour donner plus d'étendue et une forme nouvelle à son atlas historique, qui eut, dit-il, un succès extraordinaire et dont le produit remplaça avantageusement ses propriétés patrimoniales vendues révolutionnairement. Le 22 septembre 1806, il écrivit à l'Empereur une lettre des plus déférentes pour lui en faire hommage. Le souvenir de cette lettre était sorti de son esprit lorsque, plus tard, il affirma n'avoir jamais sollicité de l'offrir. De même la lettre en date du 10 mars 1808, par laquelle il demandait la décoration de la Légion d'honneur, qui eût agréablement suppléé, en France, la croix de Saint-Louis qu'il avait, en 96, reçue en Angleterre des mains du duc d'Angoulême. Il n'obtint la croix d'honneur ni alors, ni plus tard ; mais, le 28 janvier 1809, il reçut l'autorisation de constituer un majorât au titre de baron, et il fit régler ses armoiries où, bien qu'il ne fit point partie de l'Institut, on lui concéda le franc quartier des barons tirés des corps savants. Le 10 février, témoignant, à cette occasion, sa reconnaissance à Sa Majesté, il se mit à sa disposition tout entier, de cœur et d'action. Pour le prouver, lors de la descente des Anglais à Flessingue, il s'empressa, dit-on, de partir comme volontaire ; l'on a même assuré qu'il avait alors été employé à l'état-major de Bernadotte, ce qui n'eût point été une recommandation auprès de l'empereur. Il trouva sans doute d'autres répondants, car, à la fin de l'année 1809, il fut recommandé à l'Empereur, pour une place de chambellan, par cette note : Le baron de Las Cases, ancien officier de marine, auteur de l'Atlas historique publié sous le nom de Le Sage, jouissant de trente mille livres de rentes, tant de son chef que de celui de Mademoiselle de Kergariou, qu'il a épousée ; homme fort instruit, de fort bonne compagnie, sollicitant depuis longtemps l'honneur d'être attaché à la Maison de Sa Majesté, lui ayant été présenté et jouissant de la meilleure réputation. Il fut donc compris dans l'immense promotion du 21 décembre, mais, comme la plupart de ses collègues, il ne fut appelé à aucun service ; au moins utilisa-t-il son titre pour solliciter un emploi plus actif, et, six mois plus tard, le 27 juin 1810, fut-il en effet nommé maître des requêtes au Conseil d'État, section de la Marine. La même année, il fut envoyé en Hollande pour prendre possession de tous les objets utiles à la marine et aux constructions navales. L'année suivante, il présida la Commission de liquidation des dettes des Provinces illyriennes. Chargé de ce service spécial, le 6 juin, il obtint, le 4 juillet, que le prince archichancelier demandât pour lui la croix de la Légion. Elle fut encore refusée. Par contre, comme tous ses collègues chambellans, il reçut, le 15 août, le titre de comte, et, sur son écusson, il échangea le franc quartier de baron tiré des corps savants contre celui de comte faisant partie de la Maison impériale : D. A. Domus Augusti. Il a dit que, dès la naissance du Roi de Rome, l'Empereur, vu son atlas, avait pensé à lui pour quelque place près de son fils : Vanité d'auteur qui, à toute occasion, proclame et atteste l'immense, succès de son livre et qui profite de la moindre ouverture pour passer une réclame. Cela, chez Las Cases, fait pendant à la vanité nobiliaire, qui n'est pas moindre ; mais celle-ci est improductive, tandis que de l'autre il entend tirer de palpables avantages. On sait que, vers l'année 1810, l'Empereur avait imaginé un système de licences accordées à des navires qui, moyennant l'exportation de telle quantité de produits français, étaient autorisés à importer telle quantité de denrées coloniales. Les produits de l'imprimerie française étaient compris parmi ceux de l'exportation ; mais les livres ainsi expédiés ne cherchaient point des lecteurs, ils étaient jetés à la mer et remplacés par du sucre, du café ou de l'indigo. On ne choisissait donc point pour l'ordinaire ceux dont le débit était le plus courant. Aussi la Commission de librairie fixait-elle la somme que les porteurs de licence devaient payer aux auteurs et aux éditeurs, et déterminait-elle le rabais sur le prix fort. Las Cases n'admit point que le prix de son atlas put être minoré. Le 12 février 1812, il écrit au ministre du Commerce et des Manufactures, M. Collin de Sussy, qu'il a profité du système des licences pour expédier en Angleterre de nombreux exemplaires de son Atlas historique et généalogique ; or, la Commission de librairie a frappé son ouvrage d'un rabais de 50 p. 100. C'est là une manœuvre de rivaux jaloux de son succès, et il invite le ministre à retirer la mesure prise par. ses subordonnés, car son atlas trouvera en Angleterre vingt mille acheteurs pour le moins. Vingt mille exemplaires rien que pour l'Angleterre ! L'exemplaire se vendant 120 francs, cela eût fait 2.400.000 francs. Il est vrai qu'en France il y avait eu l'édition de 1803-1804, celles de 1806, 1807, 1809, Il devait y en avoir en 1814, 1820, 1823, 1824, 1826, et ainsi indéfiniment. Cela grise : Las Cases se considéra sérieusement comme ayant fait le livre du siècle.

En 1812, il obtint une mission pour inspecter les établissements publics de bienfaisance, prisons, hôpitaux, fondations pieuses et dépôts de mendicité, et tout aussitôt — car il était un homme modeste — il fit graver en tête de son papier : LE CHAMBELLAN de l'Empereur, maître des requêtes en son Conseil d'État, en mission spéciale dans les départements de l'Empire. Ses rapports témoignent d'un extrême contentement de soi, d'une grande inexpérience, de bonnes intentions et d'un goût peu administratif pour la littérature. Certains détails surprennent.

Au moment où la Garde nationale de Paris fut organisée, M. de Las Cases obtint le commandement en second de la 10e légion, dont, durant la crise, il fut le chef unique. Il ne semble pas s'être distingué, mais ces fonctions l'empêchèrent de se conformer aux ordres de l'archichancelier et de suivre la Régente sur la Loire. Qu'advint-il de lui ensuite ? Faut-il croire qu'il se fit oublier et que, loin de rien demander, il partit pour l'Angleterre afin d'éviter des spectacles qui choquaient son patriotisme ? Ce ne fut pourtant pas, semble-t-il, sans avoir été nommé capitaine de vaisseau et conseiller d'État. Toutefois, dès le retour de l'Empereur, il s'empressa près de lui ; sa nomination de conseiller d'État fut confirmée, et il fut nommé président de la Commission des pétitions. Après Waterloo, il fut, avec Montholon, seul à prendre le service de chambellan que, jusque-là, il n'avait jamais rempli. Il le continua à Malmaison, et ce fut là qu'il résolut d'accompagner l'Empereur où qu'il allât. Napoléon, qui le connaissait à peine, le regarda avec étonnement lorsqu'il le supplia de lui permettre d'attacher à jamais sa destinée à la sienne. — Savez-vous où cela peut vous mener ? lui dit-il. — Je n'ai, à cet égard, fait aucun calcul, répondit Las Cases, mais le plus ardent de mes désirs sera satisfait si vous m'accordez ma demande. — Bien, bien ! fit l'Empereur. Et Las Cases, prenant ces mots comme un assentiment, courut à Paris pour préparer quelques bagages ; pour se munir d'argent, dont il emporta assez pour n'être nulle part embarrassé ; pour faire sortir du Lycée son fils aîné âgé de quinze ans, mais d'une raison, d'un tact et d'un développement bien supérieurs à son âge, et qu'il voulait emmener ; pour embrasser enfin sa femme et ses autres enfants qui, pensait-il, ne tarderaient pas à le rejoindre, — il y a, en effet, quantité de demandes que forma pour cet objet Mme de Las Cases-Kergariou.

Celle-ci avait eu une existence singulièrement traversée. Son fiancé l'avait quittée on 1791 pour, rejoindre l'Armée des Princes, et ne l'avait rov.ue, assure-t-on, qu'en 1790, où, au risque de sa vie, il vint d'Angleterre en Bretagne la retrouver et faire bénir leur union par un prêtre insermenté. Il ne renouvela son mariage dans les formes légales qu'en 1808.

Las Cases emportait dans sa malle un uniforme de capitaine de vaisseau, qu'il revêtit pour paraître sur le Bellérophon et il demanda alors à l'Empereur à se décorer de la Légion d'honneur ; cela doit être remarqué, car les mobiles qui déterminèrent Las Cases à s'attacher à Napoléon demeurent obscurs. Il n'obéissait pointa un devoir étroit comme Bertrand ; il ne cherchait pas, comme Montholon ou comme Gourgaud, l'occasion de rétablir sa fortune ou d'échapper à une proscription probable ; il n'était point si jeune, à cinquante ans, que l'enthousiasme l'emportât a des actes irréfléchis, et il savait fort bien régler sa conduite ; il avait à peine approché l'Empereur durant son règne. De tous ceux qui l'avaient suivi, a-t-il écrit, j'étais celui qui le connaissait le moins. Qu'était-ce donc ? Le caractère de Las Cases ne ressort-il pas de sa carrière antérieure, et, de la, ne peut-on essayer une explication ? Sans doute, M. de Las Cases est convaincu que l'Empereur est un grand homme et, peut-être le plus grand des hommes ; sûrement il a voulu dévouer sa vie à partager l'infortune de ce grand homme ; il n'entend tirer de ce sacrifice aucun avantage pécuniaire ni matériel ; c'est volontairement qu'il s'est présenté, et, malgré qu'il eût servi aux Cent-Jours, les Bourbons ne lui eussent point tenu rigueur ; mais quelle gloire il s'assure, et, à rendre son nom inséparable de celui du Héros, ne serait-il point déjà payé par-dessus ses mérites ? Et si la vanité d'homme de lettres qu'on a vue paraître à propos de l'atlas de Le Sage allait trouver à s'exercer en quoique journal de la vie de l'Empereur, en quelque récit où se trouveraient rapportées les explications que donnerait celui-ci des principaux actes de sa vie, les justifications qu'il invoquerait dès crimes dont on le charge ; bref, si M. de Las Cases s'instituait le porte-paroles de Napoléon, l'interprète autorisé de son verbe, alors ce ne seraient plus pour l'Angleterre les vingt mille exemplaires de l'atlas, mais des millions et des millions de volumes qui, dans toutes les langues, jusqu'à la consommation des âges, porteraient aux extrémités du inonde le nom de Las Cases uni au nom de Napoléon. Cela n'était, point si mal raisonné, et M. de Las Cases est tombé juste.

Outre qu'il était instruit de quantité de choses qu'ignoraient ses compagnons ; qu'il offrait à l'Empereur un interlocuteur nouveau, avide de l'entendre, heureux de l'écouter, fier de relater ses pare les et de paraître en scène aux côtés d'un si glorieux compagnon ; outre qu'il avait été marin, ce qui, pour un voyage au long cours, le rendait intéressant ; qu'il avait vu se dérouler bien des événements et d'un côté opposé à celui d'où l'Empereur les avait pu juger ; qu'il appartenait seul à cette caste où Napoléon s'était plu à recruter ses confidents momentanés, dont il recherchait les suffrages et dont il appréciait l'éducation et les manières, il avait cette supériorité de comprendre la langue anglaise, et cela sans que les Anglais sussent qu'il l'entendit, lis se méfiaient de Madame Bertrand, Anglaise par son père et apparentée à des Anglais, mais comment penser qu'un Français de la suite de Bonaparte eût appris à parler anglais ? Las Cases, agréé comme secrétaire, en sus des trois officiers concédés par le gouvernement anglais, considéré en inférieur par Montholon et par Gourgaud, brimé des les premiers jours par celui-ci, qui croyait trouver une victime résignée, allait se relever au premier rang et devenir en peu de temps le seul homme dont la conversation — mieux, dont la façon d'écouter — plût à l'Empereur. Il est celui qui, sans vanterie ni fracas, rend des services essentiels ; car Madame Bertrand, bien qu'elle ait en Angleterre des parents proches, des mieux placés pour la servir, n'a pu, su ou voulu établir avec eux des communications qui fussent utiles à l'Empereur, tandis que Las Cases, par une certaine Lady Clavering qu'il a connue en France, a, dès l'entrée en rade du Bellérophon, formé une correspondance dont le premier résultat semble avoir été l'apparition du terrible porteur du writ. Cette Lady Clavering est Française ion dit chez les Dillon qu'elle fut marchande de modes à Orléans et que sa réputation n'est pas brillante. Marchande de modes peut-être, bien qu'elle figure au Barouetage comme Clara, fille de Jean de Gallais de la Bernardine, comte de la Sable, en Anjou, — noms et titres qui laissent rêveur, — brave fille pour sur, car, si l'amitié qu'elle portait à Las Cases lui inspira ses démarches, celles-ci n'en furent pas moins adroites, désintéressées et compromettantes. Par la suite, Las Cases obtint par elle de moindres succès, mais l'on peut croire qu'elle demeura toujours aussi disposée à le servir.

Les Bertrand, les Montholon, Gourgaud, Las Cases, tels étaient les éléments sociaux qui allaient entrer en contact et forcément en frottement : ils étaient les plus disparates qu'on put imaginer, et rien, peut-on dire, ne pouvait rendre à ces êtres une cohabitation supportable. Dès que s'atténueraient les formes de l'étiquette ; dès que, n'étant plus contraintes par l'ambition, par le prestige du trône ou par la discipline militaire, les natures véritables se feraient jour, la bataille s'engagerait et ce seraient alors les meilleurs ou tout au moins les plus sincères qui succomberaient.

L'Empereur, quoi qu'il fit pour maintenir la balance égale entre ses compagnons, ne pouvait trouver le même agrément aux uns qu'aux autres ; il eut fallu pour les contenter qu'il dosât les mots qu'il leur adressait avec une précision scientifique ; il avait ses raisons pour exiger de ses compagnons des formes toiles qu'aux jours les plus éclatants de sa puissance ; il devait à lui-même de protester solennellement ainsi contre l'abus de la force dont il était la victime ; il le devait à son fils, à la dynastie qu'il avait fondée, et dont il empochait les droits d'être prescrits ; il le devait enfin au peuple, sans qui rien ne se fait que d'illégitime, au peuple qui lui avait confié ses destinées et qui, vaincu avec lui, prisonnier comme lui, livré par ses vainqueurs de hasard à des geôliers couronnés, verrait au moins le droit qu'il avait eu de disposer de- lui-même affirmé par celui qu'il avait rendu légitime et contre lequel nul n'aurait prévalu. Mais, n'eût-il point eu des raisons si hautes et si graves, il n'avait qu'un moyen de maintenir ses compagnons au moins dans une concorde apparente, c'était de leur imposer autour de lui des formes de vivre, une attitude, des égards qui prévinssent autant que possible les heurts.

 

***

 

Ce qui amena encore de graves complications, ce fut l'absence d'un médecin français. Le médecin que Corvisart avait amené à Malmaison pour suppléer le docteur Foureau de Beauregard, auquel l'Empereur avait ordonné de rester à Paris pour remplir son mandat de représentant, avait, à bord du Bellérophon, en rade de Spithead, déclaré qu'il ne voulait point partir. Il avait consenti à aller aux Etats-Unis, où il avait des affaires, nullement à Sainte-Hélène. Aussi, ce Maingault déclara-t-il que s'il avait donné parole, il n'avait rien signé. On partait. Nul moyen de faire venir de France un médecin, ni même d'en engager un qui rejoindrait l'Empereur. On comptait alors sur Foureau. Il fallut prendre ce qu'on avait sous la main. On s'adressa donc au chirurgien du Bellérophon, Barry-Edouard O'Meara, dont certains des passagers avaient reçu des soins. Il stipula qu'il resterait officier anglais, serait payé par l'Amirauté et ne dépendrait en rien de Napoléon : par là on ouvrit la source de difficultés sans nombre, de contrariétés évitables et de souffrances inutiles.

 

***

 

Dans une cour aussi peu nombreuse, les figurants devenaient des personnages. Certains n'apparurent que plus tard et ne jouèrent presque aucun rôle. On les mentionne ici que pour n'être point obligé d'expliquer leur venue au cas où leur nom traverserait le récit. D'autres jouent un rôle d'importance et mériteraient une étude particulière.

On ne saurait compter le mystérieux officier polonais Piontkowski, lequel, après avoir accompagné l'Empereur de Malmaison à Rochefort, le suivit en Angleterre et, alors que tous ses compagnons — ceux auxquels on avait refusé Sainte-Hélène — étaient déportés à Malte, obtint, on ne sait sur quelles protections ni par quelles influences, d'être envoyé à Napoléon, trouva le moyen de se rendre suspect à la fois aux Anglais et aux Français, et, après quelques mois d'un séjour qui demeure une énigme, fut ramené en Angleterre ; puis, en récompense de son hypothétique dévouement de six mois, reçut des pensions et des secours moyennant lesquels il vécut largement près d'un demi-siècle en parcourant l'Europe en tous sens.

A Sainte-Hélène, nul ne l'avait demandé, nul ne l'attendait, nul ne le regretta, et c'est en vérité un mystère qui s'attache à cet homme devant qui, sans aucune raison que l'on perçoive, s'abaissent les barrières, se lèvent les consignes, qui apparaît devant l'Empereur sous un uniforme auquel il n'a aucun droit, qui s'installe, se fait tolérer, ment à l'heure, ne sert à rien, repart sans qu'on en sache mieux la raison que celle de sa venue, et qui probablement n'est, cet individu qui a joué sous jambe le gouvernement anglais, l'empereur Napoléon, la Sardaigne, l'Autriche, la Russie et le reste de l'Europe, qu'un chevalier d'industrie.

Attendus, par contre, même attendus avec une impatience fiévreuse, le prêtre que le cardinal Fesch, sur la demande de l'Empereur, obtint d'envoyer à Sainte-Hélène et le médecin qui dut remplacer O'Meara.

Fesch, sans consulter qui que ce soit de la Famille, avait choisi trois Corses, les plus impropres à coup sûr et les moins préparés à une telle mission : le chef, si l'on peut dire, était un certain abbé Antonio Buonavita, âgé de soixante-cinq ans, natif de Pietralba, anciennement curé en Espagne et au Paraguay, protonotaire apostolique à présent, que Madame avait trouvé à Rome, lors de son séjour en 1814, et qu'elle avait emmené comme aumônier à l'Ile d'Elbe et à Paris. C'était un fort saint homme assurément, qui, après avoir quitté Madame, avait été recueilli parla princesse Pauline ; mais, outre que son intelligence avait toujours été médiocre et qu'il ne parlait que l'italien et l'espagnol, il avait subi récemment deux attaques d'apoplexie qui lui avaient laissé un continuel tremblement, et parfois il ne pouvait pas s'exprimer. Il faut reconnaître que, d'abord, Fesch avait pensé à un abbé Parigi, dont l'archevêque de Florence avait dénoncé l'immoralité et auquel le Saint-Père ordonna qu'on retirât les pouvoirs dont il avait été revêtu sur la demande du cardinal Fesch. M. le duc de Blacas n'avait pas nui à cette exclusion, tandis qu'il ne fît aucune démarche pour empêcher qu'on conférât à Buonavita — qu'il tenait pour octogénaire — les pouvoirs nécessaires. Vu son âge et son infirmité, Fesch lui adjoignit un prêtre plus jeune, Ange-Paul-Vignali, né en 1789, à Bilinchi, canton de Morsaglia, lequel avait, semble-t-il, passé, par le séminaire de Saint-Sulpice, et, après avoir terminé à Rome ses études idéologiques, aurait fait des études de médecine ; il aurait passé quelque temps à l'Ile d'Elbe durant que l'Empereur s'y trouvait, puis serait revenu pratiquer à Rome. L'on assure d'ailleurs que l'abbé Vignali était, en toute matière autre que la médecine, d'une ignorance qui faisait mal augurer des connaissances qu'il s'attribuait, et l'Empereur lui fit savoir qu'à Longwood il n'aurait à s'occuper que de ses fonctions sacerdotales. Il lui assigna un traitement de 8.000 francs, durant qu'il portait au double celui de l'abbé Buonavita.

Ces deux prêtres étaient ternes et ne furent d'aucune ressource pour l'Empereur, mais au moins ne furent-ils pas pour lui nuire. Il n'en fut pas de même du chirurgien, François Antommarchi : il était né en 1779, à Morsaglia, village du cap Corse, et prétendait que son père était notaire, — notaire dans un village corse de 673 habitants ! Il quitta, a-t-il dit, la Corse à l'âge de quinze ans. Où avait-il fait ses études ? Peut-être à Bastia, qui n'était qu'à huit lieues ; il n'en dit rien. De Corse, il alla à Livourne, puis à Pise et à Florence. Il fut, dit-il, reçu docteur en philosophie et en médecine de l'Université de Pise en 1808, à l'âge de dix-neuf ans. C'était avant l'annexion du royaume d'Etrurie à l'Empire, au temps où il suffisait du paiement des droits de passage pour se coiffer du bonnet. De Pise, toujours à son dire, il vint à Florence, où il se serait livré à des études physiologiques et aurait été attaché à l'hôpital de Sainte-Marie-Neuve. En 1812, il aurait obtenu de l'Université impériale le diplôme du docteur en chirurgie, et le grand maître l'aurait nommé prosecteur d'anatomie attaché à l'Académie de Pise avec résidence à Florence. Ce qui paraît positif, c'est qu'il était devenu l'aide du professeur Mascagni pour ses travaux anatomiques et que, après la mort de ce savant, une Société d'Amis des Arts et de l'Humanité, dont faisaient partie plusieurs Anglais, ayant entrepris de publier, au profit de la famille de Mascagni, ses œuvres posthumes, le chargea de surveiller l'impression et de corriger les éprouves. Antommarchi connaissait un certain Simon Colonna di Leca, qui avait été intendant à Aquila, sous Murât, et qui, depuis 1814, s'était attaché à Madame mère, près de laquelle il faisait fonction de chambellan ou de chevalier d'honneur. Ce Colonna, étant Corse, avait l'entière confiance de Fesch ; et lorsque, pour diverses raisons, le cardinal résolut d'éliminer Foureau de Beauregard, qui s'offrait et que tous les fidèles de l'Empereur recommandaient, il lit écrire par Colonna à Antommarchi, lequel comprit aussitôt le parti qu'il tirerait de cette aubaine. Les scrupules lui étaient inconnus, comme la ligne de son devoir ; sa culture générale était au niveau de sa science médicale ; mais il ne doutait de rien et se tenait égal a tous, a Montholon, au grand maréchal, même a l'Empereur, parlant a chacun sur un ton de familiarité choquante et n'arrogeant même la supériorité. Cet homme haïssable ne fut d'aucune ressource pour l'Empereur et lui causa d'extrêmes désagréments. Les prêtres et le chirurgien ne semblent avoir été invités à la table de l'Empereur qu'une seule fois : le 1er janvier 1820 ; ils déjeunèrent quelquefois dans le jardin avec lui lorsque, durant les premiers mois de cette année, il s'éprit de faire travailler à son jardin, et mit à tous ses entours la bêche et la pioche en main.

 

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Dans la vie courante, dès le début, les serviteurs ont joué des rôles importants ; par suite des circonstances, certains d'entre eux devinrent les témoins uniques elles confidents, se montrèrent les amis véritables, les seuls amis : qui sont-ils et d'où viennent-ils ?

Du très nombreux personnel que le Grand maréchal avait emmené de Malmaison, les Anglais ne permirent d'embarquer que douze domestiques : Marchand, premier valet de chambre de Sa Majesté ; Saint-Denis et Noverraz, ses chasseurs ; Cipriani Franceschi, qui faisait fonctions de maître d'hôtel ; Pierron, chef d'office ; Rousseau, ferblantier-bougiste ; Lepage, cuisinier ; les deux Archambault, sortant de l'Écurie et pris comme valets de pied, ainsi que l'Elbois Gentilini. On passa encore le Corse Santini, qui avait été, aux Cent-Jours, garde du portefeuille ; deux domestiques — Bernard et sa femme — pour servir le général Bertrand, sa femme et leurs enfants ; une femme de chambre, Joséphine Brûlé, à Mme de Montholon, et ce fut tout. On dut renvoyer Nicolas Gillis, qui servait l'Empereur de longue date comme valet de chambre ; Toutain, maitre d'hôtel, un garde d'office, un garçon d'office, sept valets de pied, deux garçons de garde-robe, un courrier, un charron, plus les deux secrétaires du grand maréchal et huit domestiques aux Bertrand, aux Montholon et à Gourgaud. Gourgaud était parvenu à embarquer son valet de chambre François : arrivé à Sainte-Hélène, on le renvoya.

De ces gens de service, aucun n'est sans intérêt ; un surtout mérite une particulière attention {personnage romanesque sur lequel on ne saurait espérer des renseignements formels, car sa profession même exigeait qu'il échappât aux regards et déroutât les curiosités ; mais, par ce qu'on entrevoit de sa vie, il a joué un rôle bien plus important qu'on ne le penserait : c'est Cipriani Franceschi. On a dit que, républicain de caractère et d'opinions, il s'était surtout attaché à l'Empereur depuis ses revers ; au fait, peut-être ce Corse connaissait-il Napoléon depuis toujours et était-il des patriotes qui se réfugièrent sur le continent en 1793. On a dit qu'il avait servi dans un des bataillons corses ; cela est possible, quoiqu'on n'ait point retrouvé son nom ni son dossier ; mais ce n'était guère dans le militaire que Saliceti recrutait ses hommes, et Franceschi fut toujours très avant dans la confiance de ce personnage si intéressant, si mystérieux et si peu connu.-Cipriani semble avoir été employé, en 1808, à pratiquer les Corses à la solde anglaise qui formaient, avec un bataillon maltais, la garnison de l'île de Capri, et cette intrigue ne nuisit point à l'escalade du rocher. On a dit qu'en 1814, ayant rejoint l'Empereur à l'Ile d'Elbe, il eut mission de se rendre à Vienne et d'y recueillir des informations ; que ce fut lui qui avertit l'Empereur du plan que les Alliés avaient formé de le transporter dans une île des mers africaines. Cipriani ne figure point sur les registres de la Maison impériale antérieurement aux Gent-Jours, où il y est qualifié maître d'hôtel ; comme tel son service pouvait avoir des lacunes, mais ce ne fut point là son emploi principal à Sainte-Hélène, et l'on peut bion penser qu'il ne l'avait pas été davantage à Paris. Il fut chargé de prendre des informations, d'obtenir des nouvelles, et lui seul — ou presque — constitua le service des renseignements. L'Empereur avait en lui une confiance entière et il le lui témoignait de façon à provoquer la jalousie de certains de ses compagnons : Il nous donnerait tous pour Cipriani, dit Gourgaud. Sans doute, ce Corse avait avec les Bonaparte une liaison ancienne, une de ces liaisons familiales, à la romaine, où le client se trouve agrégé pour jamais à la maison, ainsi que sa femme et ses enfants. La femme de Cipriani, Adélaïde Chaînant, était à Rome avec ses enfants : son fils chez le cardinal Fesch, sa fille chez Madame mère. Leur fortune était assez notable, et ils étaient loin d'être dénués de moyens, Cipriani ayant des fonds considérables placés à Gênes.

Près de lui, à un rang très inférieur, un autre Corse, Giovan-Natale Santini, vingt-cinq à vingt-six ans, tirailleur corse jusqu'en 1812 ; depuis lors, employé comme estafette au Grand quartier général. En 1814, il avait volontairement suivi l'Empereur à l'île d'Elbe où, pour l'occuper, on l'avait nommé garde du portefeuille et huissier. Maintenant, on ne savait trop que faire de lui, mais Napoléon n'avait point pensé à le remplacer par quelque autre qui pût se rendre utile : il était Corse.

Le service personnel de l'Empereur était assuré par son premier valet de chambre, Louis Marchand, qui, tout jeune, avait fait ses preuves d'intelligence, de dévouement et de discrétion. Il était entré dans la Maison en 1811, à l'âge de dix-neuf ans, dans une fournée de garçons d'appartement recrutés dans la petite bourgeoisie, ayant reçu une certaine instruction et présentant de sérieuses garanties morales. Sa mère était berceuse du Roi de Rome et se montrait parfaitement dévouée. Cette année 1811, Marchand suivit l'Empereur dans le voyage de Hollande. En 1812, il devait tirer au sort, et Mme de Montesquiou, gouvernante des Enfants de France, avait sollicité de l'Empereur qu'il l'exemptât du service militaire ; Napoléon refusa, mais, de sa cassette, il paya un remplaçant. Pourtant, il ne connaissait point cet humble figurant, qui fut du voyage de Dresde et rentra ensuite a Paris. Marchand se trouva à Fontainebleau lors de l'abdication. Constant, le premier valet de chambre, et Roustam, le mameluck, s'étaient enfuis devant l'infortune du maître. Aux autres valets de chambre, l'Empereur paraissait peu habitué ; peut-être avait-il des raisons pour n'en pas vouloir au premier rang, bien que certains fussent dévoués et que plusieurs eussent reçu de l'instruction ; surtout, ils étaient dispersés avec les Services envoyés sur divers points et qui n'avaient pu rejoindre. Marchand fut choisi par le grand maréchal pour remplacer Constant, et, durant que sa mère suivait à Vienne le Roi de Rome, il suivit l'Empereur à l'Ile d'Elbe. Ses soins plurent par l'activité, l'adresse et la discrétion qu'il montra. L'Empereur lui marqua une confiance entière et n'eut jamais à s'en repentir. Tel à Paris qu'à Porto-Ferrajo, Marchand ne fut point enivré aux Cent-Jours par sa subite fortune — les gros gages, 8.000 francs, et i.500 francs d'habillement, la table de quatre couverts, le cabriolet, l'entrée aux Théâtres impériaux, — et il se trouva pareil a lui-même, aussi respectueux, aussi dévoué, aussi attentif à Rochefort et sur le Bellérophon qu'aux Tuileries et a l'Elysée. C'était un homme d'une santé admirable et d'une incroyable résistance ; c'était surtout un homme de cœur. On le voit bien dans ses Mémoires.

Après Marchand et avec lui, l'homme qui approchait le plus près et le plus souvent l'Empereur, était Louis-Étienne Saint-Denis, chasseur ou, si l'on veut, mameluck. Fils d'un piqueur des Écuries du roi, il était né à Versailles en 1788, et, après des études assez complètes et un stage de petit clerc dans une étude de notaire, il était entré, en 1806, dans la Maison comme élève piqueur. Il fit campagne en Espagne et en Allemagne, et fut du voyage de Hollande en 1811. A la fin de cette année, Napoléon voulut avoir un second mameluck. Saint-Denis fut choisi, prit le costume oriental et reçut le nom d'Ali — cet Ali ramené d'Egypte comme Roustam, qu'on n'avait pu, à cause de ses violences, garder dans la Chambre et que l'Empereur avait relégué garçon d'appartement à Fontainebleau. Désormais, il remplit, dans un des Services, les mêmes fonctions que Roustam dans un autre, comme valet de chambre, chasseur et aide-porte-arquebuse ; il suivait donc en campagne, portant la lorgnette et le flacon d'argent rempli d'eau-de-vie. Ainsi fit-il la campagne de Russie et la campagne de Saxe ; mais, étant du Service laissé à Mayence, il s'y trouva bloqué et ne put prendre part à la campagne de France. Après la reddition de Mayence, il rejoignit son maître à l'Ile d'Elbe, où il fut seul mameluck ; il revint avec l'Empereur à Paris et ne le quitta point de la campagne de Belgique. C'était un homme qui, avec une bonne instruction primaire, avait le goût des livres et, comme Marchand, une écriture très nette, qu'ils perfectionnèrent et rapetissèrent, durant la captivité, de façon a tracer lisiblement des caractères à l'infini sur la plus petite surface de satin ou de papier. Par son dévouement, son zèle, son honnêteté, sa discrétion, il était digne de Marchand, dont il devint l'ami. Saint-Denis seulement, plus âgé que son compagnon, n'avait pas, semble-t-il, la même adresse ni la même résistance, et des circonstances particulières l'empêchèrent seules d'atteindre la même fortune. Lorsque, comme il faut l'espérer, les Souvenirs de Saint-Denis seront publiés, l'on comprendra mieux le rapprochement qui s'impose entre ces deux hommes,

Pierron, qui était le maître d'hôtel véritable, — Cipriani faisant plutôt le service de contrôleur, comme on disait dans les maisons princières, — eût dû être chef d'office, car c'était là son métier ; il était entré en 1807 comme aide d'office, il avait fait aussi le voyage de Hollande et ensuite il avait suivi l'Empereur dans les campagnes de 1813, et de 1814. A la fin, il était un des six garçons d'office à 400 livres de gages. A Fontainebleau, il sollicita de partir pour l'Ile d'Elbe à la place d'un de ses supérieurs qui avait déserté, et il fut emmené comme chef d'office. Il garda la place au retour à Paris, fit la campagne avec l'Empereur et ne le quitta plus.

La première table des gens devait se composer, à Sainte-Hélène, de Cipriani, Pierron, Marchand et Saint-Denis : cela marque la hiérarchie.

 

A la table de l'office s'asseyait, avec Santini, un chasseur nommé Noverraz, originaire du canton de Vaud, il avait été admis dans la Maison en 1809 ; il était, en 1813, le dernier entré des sept valets de pied relevant du service du grand écuyer, et il touchait 960 francs de gages ; il fit ainsi les campagnes de 1813 et de 1814 sur le siège des voilures impériales. Il fut promu chasseur, fut coiffé du bicorne à plumes de coq et revêtu du costume traditionnel qui comportait, comme on sait, des armes apparentes. Dans le voyage de Fontainebleau à Fréjus, Noverraz était sur le siège de la voiture de l'Empereur. A Orgon, un homme se jeta comme un furieux pour ouvrir la portière Noverraz tira d'une main son sabre, et, dans l'autre, tenant une espingole, sans s'embarrasser de la multitude, menaça le premier qui oserait s'approcher de la voilure. Le grand maréchal baissa aussitôt la glace et lui cria de se tenir tranquille. Néanmoins, on avait gagné du temps, les chevaux étaient mis, et l'on repartit. Noverraz était un homme sur le dévouement duquel on pouvait compter, mais il n'était point dans sou rôle d'approcher l'Empereur.

Des deux Archambault qui devaient composer le personnel de l'Ecurie, l'un, Achillo-Thomas-L'Union, était entré dans le service du grand écuyer en 1805. En 1814, il avait sollicité avec opiniâtreté de suivre l'Empereur à l'Ile d'Elbe ; il y avait été brigadier des valets de pied. Revenu à Paris au 20 mars, il avait été maintenu dans sa place et avait fait en cette qualité la campagne de Belgique. Son frère, Joseph-Olivier, avait, comme lui, passé par l'Ecurie avant d'être valet de pied. Tous doux étaient des cochers d'une incroyable habileté, telle qu'il la fallait a Sainte-Hélène, menant vite comme l'Empereur voulait qu'on menât, aussi bien à grandes guides qu'on postillons. Quant au dévouement, ces deux hommes étaient de ceux qu'on ne saurait louer, tant leur caractère passe l'éloge qu'on on ferait.

Dans la Maison, Rousseau avait été ferblantier-bougiste. On le destinait à présent à tenir l'argenterie, ce qui ne serait point une sinécure, vu les quantités qu'on, avait emportées, car, lors du départ, Colin, contrôleur de la Maison, ne s'était pas arrêté au service d'argenterie de douze couverts, tel que la Commission du Gouvernement avait ordonné qu'on en délivrât un. Il y avait joint toute l'argenterie venue avec le service de l'Empereur à l'Elysée à celle apportée des Tuileries, en sorte qu'il se trouvait ainsi un triple ou quadruple service, avec nombre de grandes pièces, at un service complet à dessert, on vermeil. Un nommé Gentilini, canotier-chef à l'Ile d'Elbe, qui avait suivi à Paris comme valet de pied, était encore valet de pied à Sainte-Hélène.

Tous ces serviteurs avaient donc au moins passé par les Tuileries. Le cuisinier Lepage venait, au contraire, delà maison du roi Joseph. A Rochefort, le nommé Ferdinand Rousseau, chef de cuisine à l'île d'Elbe, puis aux Tuileries durant les Cent-Jours, était entré en discussion avec le Grand maréchal et avait refusé de partir, disant qu'on ne lui avait pas payé ce qu'on lui avait promis pour aller à l'île d'Elbe. On se trouva donc dans un grand embarras. Joseph offrit son cuisinier, Michel Lepage, un garçon de Mortefontaine, qui l'avait suivi et devait passer avec lui en Amérique Lepage consentit par grâce à accompagner l'Empereur ; mais il était médiocre on son art, peu débrouillard, d'un caractère difficile et d'un dévouement problématique. On dut le renvoyer en 1818.

Il y eut dans cette domesticité, certaines mutations : Cipriani mourut à Sainte-Hélène ; Archambault jeune, Rousseau, Santini furent nominativement contraints par les Anglais de quitter leur maitre ; Gentilini malade fut rapatrié. En remplacement de Cipriani et de Lepage, la Famille impériale envoya le chef d'office Jacques Coursot et le cuisinier Jacques Chandelier. Coursot venait de Madame mère, dont il avait été un des valets de chambre ; Chandelier, né à Melun en 1798, était entré, en 1813, page-rôtisseur dans la Maison, et, après 1815, était passé chez la princesse Pauline. Il était de médiocre santé, mais sincèrement dévoué. Ces deux hommes étaient de même formation que les autres serviteurs, et ne les déparaient pas.

De plus, le général Bertrand avait pour valet de chambre un nommé Bernard Hayman, natif de Gand, dont la femme était femme de chambre de la comtesse ; ils avaient avec eux leur fils, âgé de quinze ans ; Bernard, qui s'enivrait et cherchait alors querelle à ses compagnons, fut congédié par le général et renvoyé en Europe ; il fut remplacé, au milieu de 1819, par un nommé Etienne Bouges, fils d'un petit fermier de la famille, qui s'était offert pour rejoindre son maître, qui se montra dévoué et intelligent et dont les Souvenirs présentent quoique intérêt. La femme de Bernard fut remplacée par la femme d'un soldat de la garnison ; mais, pour ses enfants, Mme Bertrand demanda à Lady Jerningham, sa tante, de lui choisir une gouvernante dont elle obtiendrait l'admission à Sainte-Hélène. Lady Jerningham lui envoya une jeune fille, Betzy Hall, dont la joliesse fit grande impression sur les reclus de Longwood, — une telle impression que Saint-Denis l'épousa. Aussi bien, toute fille eût trouvé mari parmi ces célibataires énamourés, et Joséphine Schouter, la femme de chambre de Mme de Montholon, épousa Noverraz, un peu malgré l'Empereur, qui ne trouvait pas ce mariage dans les intérêts d'un homme à qui il voulait du bien. Dans ce climat, sous cette latitude, une sorte de folie d'amour emportait les êtres : bonne d'enfant, femme de chambre, fille de cuisine, métisse de négresse, il n'importe, c'était une femme, et il se livrait des batailles autour de l'évier pour ces Hélènes graillonneuses.

Voila, au complet, l'entourage : autant les personnages du premier plan sont divers d'origine, d'éducation, de milieu, impuissants à former entre eux des relations amicales et même incapables de se plier, pour plaire à leur maître, à dissimuler leurs hostilités ; autant devront s'exaspérer entre eux les rivalités, les ambitions et surtout les cupidités ; autant les figurants, domestiques de tous ordres, sortis de familles pareilles, ayant reçu une éducation analogue, rompus par la même discipline, se trouvent, bien sûr avec des nuances dans le caractère et plus ou moins d'affinement dans l'esprit et dans les manières, unis par le dévouement qu'ils portent à l'Empereur, le culte qu'ils lui ont consacré. Ils éprouvent de sa part les effets continuels d'une bonté qui, au milieu des plus atroces souffrances, se retrouve toujours pareille, reparaissant après les crises qui parfois ont entraîné un moment de colère, s'attestant par un mot, un sourire, un regard, et pénétrant ces cœurs simples d'une religion à laquelle on trouve, à présent encore, leurs races obscurément fidèles.

 

 

 



[1] Entre autres, qu'alors, à neuf ans, il était élève de marine ; qu'il avait pris part à l'expédition de Sardaigne, qu'il y avait été grièvement blessé et qu'alors on l'avait amené chez Madame Bonaparte, laquelle l'avait maternellement soigné durant plusieurs mois. Or, Sémonville est parti pour Toulon à la fin de mars, tout de suite après l'expédition de Sardaigne.