NAPOLÉON À SAINTE-HÉLÈNE

 

I. — DE MALMAISON AU NORTHUMBERLAND.

 

 

Parti le 20 juin, à midi, de l'Elysée, par la porte des Champs-Elysées, presque on fugitif, — fuyant les acclamations d'un peuple qui le voulait pour son chef, — Napoléon est arrivé à Malmaison où, depuis la veille, Hortense l'attendait. Elle n'a voulu laisser à personne l'honneur, qui n'est pas sans péril, de recevoir le proscrit en cette maison qui a Vu la joyeuse ascension de sa prodigieuse fortune. Quelques serviteurs ont suivi, — peu. Déjà on s'est écarté et certains ont pris leur parti : il s'est trouvé, pourtant un écuyer, M. de Montaran, pour chevaucher à la portière, un chambellan ou deux, M. de Las Cases et M. de Beauvais, pour se tenir dans le salon de service ; il s'est trouvé des officiers d'ordonnance en nombre et quelques pages. Le dévouement sied aux jeunes cœurs.

Le projet de l'Empereur semble être de passer aux États-Unis. Sachant que deux frégates, la Saale et la Méduse, étaient à Rochefort prêtes à prendre la mer, il avait, dès le 23 au soir, envoyé le Grand maréchal Bertrand demander au ministre de la Marine qu'on les mit a sa disposition, Decrès n'aspirait qu'à servir l'Empereur ; il avait écrit aussitôt au préfet maritime, M. de Bonnefoux, annonçant la prochaine arrivée d'un ministre de France aux États-Unis qui devait, avec une suite de vingt personnes, embarquer sur les deux frégates : Ne ménagez rien, ajoutait-il de sa main, pour que la table soit très abondante et très honorable... Terminez tout cela promptement et avec l'intelligence qui vous est particulière, mais surtout avec le plus grand secret.

Le 24, en même temps qu'il avait insisté pour les frégates auprès de Decrès, lequel ne pouvait rien décider sans prendre les ordres de la Commission provisoire — c'est-à-dire de Fouché, — Bertrand avait réclamé de l'administrateur du Mobilier de la Couronne, le baron Desmazis, de quoi meubler une maison de ville et une maison de campagne et quelques officiers ; et il était entré dans le plus minutieux détail, précisant les meubles qu'il fallait pour deux salons, huit chambres de maître à la ville, deux appartements de maître et plusieurs appartements de suite à la campagne ; il avait demandé que ces objets fussent emballés au garde-meuble et ne fussent envoyés à Malmaison que sur avis ultérieur. Desmazis on avait référé à l'instant à l'intendant général Montalivet, lequel, empêché par la goutte d'aller prendre les instructions de la Commission provisoire, avait écrit le 25 à Fouché. En marge, Fouché avait mis : Ajourné.

Le même jour 25, pendant la séance de la Chambre, le ministre de la Guerre avait fait porter par un de ses aides de camp à un représentant, le général de division comte Beker, une lettre où il l'informait que, par arrêté de ce jour, il l'avait nommé au commandement de la garde de l'Empereur casernée à Rueil. L'honneur de la France, avait écrit Davout, commande de veiller à la conservation de sa personne et au respect qui lui est dû. L'intérêt de la patrie exige qu'on empêche les malveillants de se servir de son nom pour exciter des troubles.

A partir du 25 juin au soir où Beker, avant même de voir l'Empereur, s'était fait reconnaître par la garde, Napoléon était prisonnier. Il se contenta de dire, lorsque Beker lui présenta l'ordre de Davout : On aurait dû m'informer officiellement d'un acte que je regarde comme une affaire de forme et non comme une mesure de surveillance à laquelle il était inutile de m'assujettir, puisque je n'ai pas l'intention de manquer à mes engagements.

En faisant choix du général Beker, Davout avait-il compté que la vigilance de cet officier serait accrue par une inimitié personnelle ? On a pu le penser et on l'a dit. Né en Alsace, en 1770, engagé en 1788 dans Languedoc-Dragons, Beker était adjudant commandant lors du Consulat ; il avait combattu à l'Armée du Nord, en Vendée, en Hollande, à l'Armée de Sambre-et-Meuse, à Saint-Domingue, à l'Armée d'Italie, et il avait été grièvement blessé à Bassano. Le Premier Consul, qui l'avait pris en gré, le maria à la sœur de Desaix, le fit, après Hohenlinden, général de brigade et l'envoya commander le Puy-de-Dôme, ce qui était bien une faveur, étant donné que la famille Desaix, tout entière dotée, rentée et titrée par lui, y faisait sa résidence. Général de division après Austerlitz, mis en vue par les campagnes de Prusse et de Pologne, comte de l'Empire sous la dénomination de comte de Mons avec une dotation de 30.000 livres de rentes, Beker, après avoir été en 1807 chef d'état-major de Masséna, avait pris un congé en 1808, puis avait paru demander sa retraite, qui lui avait été accordée. Il avait protesté contre cette décision, avait sollicité d'être rappelé au service, sur quoi l'Empereur lui avait de nouveau donné un commandement. Mais, après la journée d'Essling qui lui avait valu la plaque de grand officier, il avait sollicité d'aller se soigner dans le Puy-de-Dôme ; l'Empereur le lui avait permis et avait ajouté la continuation du traitement d'activité.

Hors d'état d'être employé aux armées, Beker avait été mis en réquisition à l'intérieur, pour faire exécuter les lois sur la conscription, pour défendre Belle-Isle-en-Mer menacée d'une descente anglaise, enfin pour commander, en 1814, la 7e et la 19e divisions militaires, N'ayant reçu des Bourbons que la croix de Saint-Louis, il ne paraissait leur être attaché par nul lion et lorsque, élu par le département du Puy-de-Dôme l'un de ses représentants à la Chambre, il présenta a l'Empereur la députation du collège électoral, il le fit en termes d'une fidélité résolue. Depuis le 20 juin pourtant, il avait été l'objet dé diverses désignations qui pouvaient faire douter de son dévouement : ainsi avait-il été adjoint par le ministre de la Guerre au général Grenier pour organiser la défense de Paris et surtout avait-il été nommé membre de la Commission administrative de la Chambre et commandant de sa garde.

Cet homme, comblé des faveurs de Napoléon, ne devait guère — à moins de circonstances ignorées — avoir des revanches à prendre, et, si l'on s'étonne qu'il ait accepté une telle mission, l'on voudrait imaginer qu'il le fit pour se rendre utile à l'Empereur.

Celui-ci ne voulut point voir en Beker un geôlier ; après une longue conversation, il lui dit : Qu'on me donne les deux frégates que j'ai demandées et je pars à l'instant pour Rochefort ; encore faut-il que je puisse me rendre convenablement à ma destination sans tomber aux mains de mes ennemis.

Cela n'impliquait-il pas qu'on demandât des passeports aux Anglais, maîtres de la mer ?

Fouché, en s'adressant pour cet objet en même temps à Wellington et Castlereagh, se proposait-il, comme on l'a dit, d'avertir les Anglais et de les mettre en garde contre le départ de l'Empereur ou, plus simplement, d'exécuter les désirs de Napoléon ? Napoléon s'était, de très longue date et dès son enfance, formé, sur la générosité du peuple anglais, des illusions dont aucune expérience n'avait pu le guérir et que d'ailleurs il n'était point le soûl de sa famille à partager. Le 25, Lucien était parti pour Boulogne, d'où il devait passer on Angleterre, et c'était dans le dessein prémédité d'y chercher des passeports pour lui et pour tous les siens. Il est vrai que, à Boulogne, ayant causé durant une heure avec le comte Otto qui, parti de Paris le 24, sur les ordres donnés la veille par le Gouvernement provisoire, n'avait pu obtenir, pour passer en Angleterre, la moindre autorisation, il tourna bride. Mais était-ce qu'il craignit un refus ou, comme il l'a dit, qu'il fût pris d'un soudain désir de revoir sa famille, qu'il appréhendât d'être retenu en Angleterre et de ne pouvoir retourner à Rome pour les couches de sa femme ? De l'homme qui avait tout sacrifié pour cette femme, on peut bien le croire. Mais que Lucien, tel qu'on le connaît, se fût porté fort d'avoir raison de tous les obstacles grâce aux amis puissants qu'il avait conservés en Angleterre, rien de plus probable. Sans doute, point de trace qu'il fût venu de sa personne à Malmaison, pas davantage Jérôme ; mais Joseph n'en quittait et il avait désormais assumé la direction de la Famille. Or, Joseph était déterminé à passer aux États-Unis, ainsi que Madame et Fesch. Toute la famille devait s'y réunir. L'Empereur n'a donc pu manquer d'être consulté sur la demande des passeports à son nom et il a certainement approuvé que le Gouvernement fit des démarches à cet effet.

Seulement devait-il en attendre les résultats à proximité de Paris ou au port même d'embarquement ? Depuis que l'Empereur l'avait appelé au ministère de la Guerre, Davout avait constamment préconisé les mesures de rigueur et, sans la résistance de Napoléon, il eût tourné le gouvernement vers les moyens révolutionnaires : peut-être eût-ce été le salut ; tout au moins, eût-on intimidé les traîtres qui venaient de livrer à l'ennemi l'armée et la France ; mais, à présent, Davout était mal venu à reprocher à Napoléon de s'y être opposé et sans doute eût-il été plus généreux et mieux inspiré s'il avait montré moins de hâte à se débarrasser de lui ; cette hâte se traduisait en une exaspération brutale que partageaient plusieurs officiers généraux de son entourage. Craignait-il qu'appelé par les soldats l'Empereur ne reprit le commandement de l'armée et ne le lui ravit ? Avait-il conçu des projets et des ambitions que gênait sa présence ? Croyait-il encore aux déclarations des Alliés qu'ils ne faisaient la guerre qu'a Napoléon et, lui tombé, s'était-il imaginé qu'ils s'arrêteraient, laisseraient la Chambre des représentants et la Chambre des pairs choisir, d'accord avec la Commission de Gouvernement, un prince ou une Constitution ? Qui sait ? Il venait d'écrire a Wellington : Vos mouvements hostiles continuent quoique, suivant leurs déclarations, les motifs de la guerre que nous font les souverains alliés n'existent plus, puisque l'Empereur a abdiqué. Et il avait requis le général anglais de cosser toute hostilité et de conclure un armistice en attendant la décision que prendrait le Congrès. On a peine à croire qu'une telle naïveté fut sincère, mais n'a-t-on point vu, en France, les mêmes mots provoquer, à doux reprises au moins, les mêmes incertitudes, les mêmes promesses entraîner les mêmes défections, et l'histoire se recommencer à un demi-siècle d'intervalle ?

Quoi qu'il soit des motifs, Davout voulait que, le plus tôt possible, l'Empereur s'éloignât de Paris et certes, dans la Commission, Fouché en était d'avis, mais, on même temps, ne tenaient-ils pas plus l'un que l'autre qu'il prit la mer et partit pour l'Amérique. En le gardant sous leur main pour le livrer à l'occasion comme victime expiatoire, ils assuraient à leur propre tête une garantie qui n'était point négligeable. De là, cet étrange arrêté en six articles par lequel la Commission enjoint au ministre de la Marine de donner des ordres pour que les deux frégates du port de Rochefort soient armées pour transporter Napoléon Bonaparte aux États-Unis ; désigne le général Beker pour le conduire au point de l'embarquement et pourvoir à sa sûreté, et, à l'article V porte : Les frégates ne quitteront pas la rade de Rochefort avant que les sauf-conduits ne soient arrivés. Davout signifie à Beker cet arrêté que tous les membres du Gouvernement ont signé, cela indique la part qu'il y a prise.

L'Empereur, auquel Beker a communiqué l'arrêté, n'en accepte point les termes ; par Savary et par Lavallette, il demande que l'article V soit rapporté. Ne croit-il plus que les Anglais lui donneront des passeports ? Veut-il gagner du temps ? Espère-t-il contre l'espérance ? Généraux, députés, pairs de l'Empire s'empressent à Malmaison, demandent qu'il reprenne le commandement de l'armée, qu'il sauve la France d'une nouvelle restauration. A Paris, les ouvriers et les soldats deviennent menaçants, réclament l'Empereur, et le bruit lui en arrive. Qui sait ?

La résistance opposée par l'Empereur semble porter effets.

Le 27 au matin, Fouché écrit à Decrès : Quant à la disposition de l'article V du décret d'hier relatif au sauf-conduit, la Commission vous autorise à le regarder comme non avenu. Toutes les autres dispositions sont maintenues. Il ajoute : Il serait important que l'Empereur partit incognito.

A onze heures, tout est changé. De Laon, le 26, les plénipotentiaires envoyés au-devant des Alliés, ont écrit : Des conversations que nous ayons eues avec les aides de camp du prince Blücher, il résulte en définitive, et nous avons le regret de le répéter, qu'il ne des grandes difficultés sera la personne de l'Empereur. Ils pensent que les Puissances exigeront des garanties et des précautions afin qu'il ne puisse jamais reparaître sur la scène du monde. Ils prétendent que leurs peuples mêmes demandent sûreté contre ses entreprises. Il est de notre devoir d'observer que nous pensons que son évasion, avant l'issue des négociations, serait considérée comme une mauvaise foi de notre part et pourrait compromettre essentiellement le salut de la France. Nous avons d'ailleurs l'espérance que cette affaire pourra se terminer aussi à la satisfaction de l'Empereur, puisqu'ils ont fait si peu d'objections à son séjour et à celui de ses frères en Angleterre qu'ils ont paru préférer à son séjour en Amérique.

Sur quoi, Fouché écrit à Decrès : D'après les dépêches que nous avons reçues ce matin, l'Empereur ne peut partir de nos ports sans sauf-conduit : il doit attendre le sauf-conduit on rade. En conséquence l'arrêté d'hier reste dans toute son intégrité et la lettre qui vous a été écrite ce matin pour annuler l'article V est nulle. A midi, Fouché précise par une nouvelle lettre ; Napoléon Bonaparte, écrit-il, restera en rade de l'île d'Aix jusqu'à l'arrivée des passeports. Il importe au bien de l'État, qui ne saurait lui être indifférent, qu'il y reste jusqu'à ce que son sort et celui de sa famille aient été réglés d'une manière définitive. Tous les moyens seront employés pour que cette négociation tourne à sa satisfaction ; l'honneur français y est intéressé, mais, on attendant, on doit prendre toutes les précautions pour la sûreté personnelle de Napoléon et pour qu'il ne quitte pas le lieu qui lui est assigné. Ordre à Beker de signifier l'arrêté à l'Empereur et de faire observer à Sa Majesté que les circonstances sont devenues tellement impérieuses qu'il devient indispensable qu'elle se décide à partir pour se rendre à l'Ile d'Aix. Faute par l'Empereur de se conformer à ces injonctions, on exercera la plus active surveillance pour qu'il ne puisse sortir de Malmaison ; on fera garder toutes les avenues qui aboutissent vers le château. Je vous réitère, Monsieur le général, que cet arrêté a été entièrement pris pour l'intérêt de l'État et la sûreté personnelle de l'Empereur ; sa prompte exécution est indispensable. Le sort futur de Sa Majesté et de sa famille on dépend.

L'écarter des environs de Paris où sa présence pouvait déconcerter les mesures prises par Fouché ; l'interner à bord d'un navire, prison flottante, d'où il ne pourrait penser à s'évader ; marchander plus ou moins pour le livrer, c'était là tout le plan des membres de la Commission de Gouvernement. Si l'on avait le droit d'hésiter sur la générosité de leur conduite, l'opportunité pouvait leur en sembler démontrée. Les aides de camp de Blücher ne s'étaient point trompés sur les intentions des Alliés ; le même jour a6, où ils avaient eu cette conversation, de Manheim, Metternich et Nesselrode, écrivant au duc de Wellington, lui notifiaient ceci : Les trois souverains regardent comme condition préalable et essentielle de toute paix ou d'un véritable état de repos que Napoléon Bonaparte soit mis hors d'état de troubler dorénavant la tranquillité de la France et de l'Europe. Après ce qui s'est passé on mars dernier, les puissances doivent exiger qu'il soit confié à leur garde.

Qu'en feraient-ils ? Ils ne savaient trop et ils hésitaient ; le livrer au roi de France qui, sur la simple constatation de son identité, le ferait fusiller, disait lord Liverpool ; le pendre, disait Blücher. Fi ! répondait Lord Wellington ; convient-il à des hommes comme nous, qui avons joué un rôle si éminent dans ces affaires, de devenir des bourreaux ? Si les souverains, ajoutait-il, veulent le mettre à mort, qu'ils cherchent un bourreau, ce ne sera pas moi.

L'opinion de Wellington et sa résolution lui faisaient honneur, mais son avis prévaudrait-il ? Les commissaires nommés par Fouché pour traiter de l'armistice ne paraissaient point s'en inquiéter. Le 29, lorsqu'ils rencontrèrent Wellington à Étrées-Saint-Denis, ils lui dirent qu'ils avaient toute raison de croire que Napoléon avait quitté Paris et, au cas qu'il ne Tout point fait, ils agitèrent diverses combinaisons en vue de s'emparer de lui, de renvoyer on Angleterre, ou de le confier a l'empereur d'Autriche A quoi l'Anglais répondit que, s'ils avaient sincèrement l'intention d'en disposer de cette façon, ils auraient mieux fait de l'envoyer soit à lui, Wellington, soit au maréchal Blücher. Ainsi délibérait-on sur son sort et, au moment où ces commissaires offraient ainsi de le livrer, nul d'entre eux ne pensait a stipuler qu'il aurait la vie sauve. Ils se contentaient, au dire de Pozzo di Borgo, de l'assurance qu'il serait traité comme un prisonnier de guerre : prisonnier de guerre des Alliés, sans doute, mais, comme Lord Liverpool devait l'expliquer fort nettement : les Alliés n'auraient qu'à le remettre ensuite à son juge naturel : le roi de France.

La Commission de Gouvernement n'envisageait point expressément cette hypothèse et elle eût résisté à la réaliser, car, si la tête de Napoléon tombait, que de têtes seraient en péril ! Sous cette réserve, elle se fut montrée facile. Pour le moment, elle s'accordait à trouver sa présence à Malmaison importune pour son prestige, dangereuse pour ses desseins, périlleuse pour lui-même qui pouvait être pris ou tué par les éclaireurs de Blücher, si bien que, pour mettre Malmaison à l'abri d'un coup de main, — à moins que ce ne fût pour effrayer l'Empereur, — elle ordonna à Beker de brûler le pont de Chaton. Elle voulait qu'il partît ; mais, elle refusait de rapporter l'article V de son arrêté du 26 ; et Napoléon, de son côté, s'obstinait à ne point quitter Malmaison que cet article ne fût annulé.

Vainement, le 28 au matin, a-t-il envoyé son aide de camp, le général de Flahaut, à la Commission pour demander que les frégates pussent prendre la mer sans attendre les sauf-conduits. Flahaut n'a rien obtenu de Davout qui, très monté de ton, a menacé de faire arrêter l'Empereur, de l'arrêter lui-même s'il ne partait sur-le-champ ; Flahaut, détachant ses épaulettes et les jetant dans la salle avec sa démission, est venu en toute hâte rendre compte à Malmaison.

A une heure de l'après-midi, Joseph écrit au comte Berlier, secrétaire de la Commission, dans les termes les plus pressants, pour réclamer l'expédition de l'ordre de la Commission provisoire pour le départ des deux frégates qui sont à Rochefort ; dans le cas où l'ordre ne serait point signé, veuillez, dit-il, mettre sous les yeux de M. le duc d'Otrante et de ces Messieurs de la Commission la position de l'Empereur et l'urgence d'une prompte détermination. Berlier envoie une réponse dilatoire.

Le prince d'Eckmühl, quoi qu'il en eut dit, hésitait a porter la main sur l'Empereur ; mieux valait attendre : quoi ? Peut-être cette nouvelle : Depuis le 27 juin, écrit de Rochefort M. de Bonnefoux, la croisière anglaise s'est tellement rapprochée de la côte qu'il est presque impossible que les frégates puissent sortir. Cela arrange tout ; de la sorte, on ne livrera point Napoléon, mais, comme il ne pourra point sortir de Rochefort, il sera contraint de se livrer lui-même, — et cela permettra aux membres du Gouvernement de déclarer qu'ils n'y furent pour rien.

Le 28 au soir, la Commission rapporte donc cet article V : En conséquence, écrit Fouché à Decrès, les frégates sont mises à la disposition de Napoléon. Rien maintenant ne met obstacle à son départ. L'intérêt de l'État et le sien exigent impérieusement qu'il parte aussitôt après la notification que vous allez lui faire de notre détermination. Le comte Merlin est adjoint pour cette mission au duc Decrès. Il importe, ajoute Fouché, que vous partiez pour Malmaison avec M. Merlin au reçu de cet ordre. Le comte Merlin va venir vous trouver. Le comte Merlin s'étant rendu invisible, c'est Boulay (de la Meurthe) qui accompagne Decrès. Ils arrivent à Malmaison le 29 à la pointe du jour et sont aussitôt reçus. L'Empereur annonce qu'il partira dans la journée.

Est-il sincère ? Depuis la journée de Waterloo, depuis les terribles cinq journées qui ont suivi la défaite, près d'une semaine a passé. La dépression physique et morale qu'il a subie est dissipée. Il est de nouveau en pleine possession de lui-même. Il a constaté l'incertitude, l'absence de plans des médiocres acteurs qui se sont mis en sa place ; ne pouvant admettre, ni qu'ils soient si sots que de croire aux discours des souverains alliés, ni qu'ils poussent l'inconscience jusqu'à livrer aux Bourbons contre de vagues promesses, l'armée et la France ; n'imaginant point que certains de ces hommes se flattent de devenir, dans la révolution imminente, les indispensables modérateurs et les conciliateurs, nécessaires, Napoléon n'attend-il pas que, dans l'extrême péril où se trouve la nation, un souffle de patriotisme passe sur des hommes qui, tels que Carnot, Quinette et Fouché ont siégé à la Montagne, ou comme Caulaincourt et Grenier, ont constamment servi la Révolution ; qu'ils viennent à lui, comme au libérateur et que, dans l'unanime acclamation des citoyens et des soldats, ils lui défèrent le commandement suprême ? Tout de suite après l'abdication, il était sincère dans son projet de partir pour les États-Unis ; il était sincère lorsqu'il demandait des passeports anglais et s'inquiétait du mobilier nécessaire à une maison de ville et une de campagne ; mais était-il aussi sincère lorsque, pour éviter ou retarder son départ, il a prétexté le maintien ou le retrait de cet article V ? Un coup de chance qui se présente et il est prêt à le jouer — et seul il peut le jouer. Or le coup s'offre. Poussée par la hâte furieuse de Blücher, l'armée prussienne s'est séparée de l'anglaise : l'une comme l'autre plus éprouvée que la française. Rassemblée sous Paris, en nombre qui étonne, celle-ci forme une masse dont le patriotisme n'a pas été atteint, dont la valeur est intacte et qui, non sans vraisemblance, attribue ses revers à la trahison. A la tête de cette armée que sa présence enflammera, il détruira, l'un après l'autre, Blücher et Wellington. Je puis encore, a-t-il dit, écraser l'ennemi et donner le temps au Gouvernement de traiter avec les puissances. Il a épinglé ses cartes d'après les renseignements fournis par Lavallette, par Maret, par Joseph, quantité d'autres, car il y a encore des Français ; il est prêt ; il se sent la résolution et le pouvoir de vaincre. Sa ressource est la guerre, et c'est son génie. Il fait appeler Beker et, devant Madame et Fesch venus pour lui dire adieu, il le prie d'aller à Paris, à la Commission, d'y demander de sa part le commandement de l'armée, non comme empereur, mais comme général dont le nom et la réputation peuvent encore exercer une grande influence sur le sort de l'Empire. Après avoir repoussé l'ennemi, il promet de se rendre aux États-Unis pour y accomplir sa destinée.

L'Empereur a compté sur le patriotisme de Fouché. Se moque-t-il de nous ? répond Fouché à Beker, et ne sait-on pas comment il tiendrait ses promesses, fussent-elles acceptables ? C'est assez dire qu'il a passé marché ailleurs. Pourquoi, ajoute-t-il, vous êtes-vous chargé d'une pareille mission, lorsque vous deviez presser l'Empereur de hâter son départ dans l'intérêt de sa sûreté personnelle ? Beker n'essaie point une justification qui n'eût point été entendue ; il réclame seulement une réponse par écrit. Fouché adresse cette réponse au duc de Bassano : il l'invite à user de son influence pour déterminer l'Empereur à partir sans délai, attendu que les Prussiens marchent sur Versailles et vont le faire prisonnier. Partez promptement, dit-il à Beker, et transmettez à l'Empereur l'invariable résolution prise par nous de ne plus rien changer aux dispositions des arrêtés dont l'exécution vous est confiée.

Beker retourne à Malmaison. Tout y annonce la guerre et la rentrée en campagne. Napoléon n'a point douté qu'on n'accepte le salut, fût-ce de ses mains. Il prend de Beker la lettre à l'adresse de Bassano : Ces gens-là, dit-il seulement, ne connaissent pas l'état des esprits en refusant ma proposition. On s'en repentira ; donnez les ordres pour mon départ ; lorsqu'ils seront exécutés, vous viendrez me prévenir.

La Commission exécutive avait prétendu que l'Empereur partit seul avec Beker dont il eût passé pour le secrétaire, et qu'un seul domestique l'accompagnât. Dans quoi but cet incognito ? Pour éviter l'émotion populaire sur son passage, ou pour le mettre à la merci de la moindre émeute ? pour l'aider à passer en Amérique ou pour le livrer plus aisément aux Anglais ? Si quelques personnes voulaient le rejoindre ensuite, la Commission ne semblait-point devoir s'y opposer ; mais elle n'avait point prévu que, en dehors de quelques hommes que leur dévouement entraînerait, quantité de ceux qui se jugeraient le plus compromis vis-à-vis du Gouvernement royal s'attacheraient à la fortune de l'Empereur et refuseraient de se séparer de lui. Au retour de Beker, le Grand maréchal Bertrand expédia, de Malmaison, au préfet de police, un officier porteur d'une lettre réclamant des passeports, à destination de Rochefort, pour six généraux, deux colonels, six chefs d'escadron ou capitaines, puis le chambellan Las Cases et son fils, le page Audifredy-Sainte-Catherine, un secrétaire, un médecin, deux maîtres d'hôtel, un officier et sept domestiques.

D'autres allaient suivre en tel nombre, et certains si inattendus, qu'on ne s'explique point comment ils s'étaient imposés : deux femmes, quatre enfants, quatre officiers, deux employés civils, dix-neuf domestiques, outre les dix portés déjà sur les passeports. Bertrand, bien moins au fait de ses fonctions que Duroc et disposé à tourner tout au grand, ne se contentait qu'à peine de ces vingt-neuf domestiques, même en y ajoutant le personnel nécessaire, sous les ordres du piqueur Chauvin, pour vingt chevaux de selle, quarante-huit d'attelage, neuf voitures. De plus, pour les officiers de la suite, onze domestiques dont quatre femmes : près de cent personnes. Même, Napoléon eût-il volontiers emmené quelques savants et, après avoir renoncé à Monge, trop vieux, avait-il fait effort pour décider Bonpland, le naturaliste voyageur, l'intendant des jardins de Joséphine.

Un tel cortège impliquait un départ ostensible, quasi impérial, excluait toute idée de traversée clandestine ; il y avait là un train qui ne pouvait être embarqué sans encombrer les frégates de façon à les rendre presque impropres à naviguer, entièrement à combattre ; il y avait des hommes qui s'accrochaient à l'Empereur comme les naufragés à la bouée de salut : on n'oserait point le tuer, lui, et ils se sauveraient avec lui ; il y avait des femmes et des enfants qu'on n'eût point exposés de gaieté de cœur. Qu'était-ce à dire ? Ou que Napoléon comptait toujours sur les passeports anglais pour gagner les États-Unis ; ou que, à défaut de passeports, il serait traité par les Anglais comme l'avait été Lucien, et ainsi vivrait-il dans un château, à portée d'une ville, recevrait-il qui il lui plairait, irait-il à pou près où il voudrait, au moins dans un certain rayon, correspondrait-il de même presque librement et mènerait-il somme toute une existence encore souhaitable ?

Que l'on compare sa façon d'agir à celle de Joseph au même moment : Joseph demande à Paris des passeports ; c'est sous des noms d'emprunt ; sa suite, des plus restreintes, se compose d'un homme de confiance, d'un médecin espagnol et d'un interprète américain. Joseph est décidé a passer coûte que coûte aux États-Unis, quitte à y débarquer comme un particulier inconnu, quitte à faire la traversée sur un aventurier, quitte a risquer la visite des croisières anglaises et à s'y dérober par un déguisement.

Napoléon trouve de sa dignité de ne partir qu'en souverain ; si donc il ne reçoit point de passeports, il ne lui reste qu'à se livrer aux Anglais, car, à forcer le passage et à combattre la croisière anglaise, y a-t-il songé ? Decrès, lui, y a pensé. Il voit plus juste que l'Empereur la situation ; ministre des marins, averti des ignominies des pontons anglais, il sait ce que vaut l'hospitalité britannique. L'Empereur doit tout affronter pour s'y soustraire, et passer coûte que coûte. S'il a dû subir les ordres de la Commission de Gouvernement, Decrès n'en a pas moins, depuis le début, témoigné à l'Empereur sa bonne volonté, et sa conduite contraste avec celle de Davout et celle de Caulaincourt. Par les instructions antérieures qu'il a données aux commandants de la Méduse et de la Saale, il a prévu jusqu'aux moindres détails d'installation, mais à présent ses ordres portent sur la sortie de vive force. Il écrit au préfet maritime, dans une lettre datée du 27, mais expédiée seulement le 28 : Quoique j'aie désigné la Saale pour recevoir la personne-de l'Empereur, s'il est reconnu cependant que la Méduse a sur la Saale l'avantage de la marche, Napoléon serait embarqué sur la meilleure marcheuse, et les capitaines Philibert et Ponée changeraient de commandement. Philibert passait pour un des meilleurs manœuvriers de la marine, et il avait fait ses preuves de bravoure ; Ponée était moins brillant, mais son dévouement était absolu ; le rôle qui lui était réservé était digne de lui.

Le 28, en effet, Decrès recommande que, dès rembarquement de Napoléon, toute communication cesse avec la terre ; puis il écrit : Si l'on est obligé de combattre les ennemis en force supérieure, la frégate sur laquelle Napoléon n'est pas embarqué se sacrifiera pour donner à celle sur laquelle il est le temps d'échapper... Les commandants, les officiers et les équipages des frégates trouveront dans leur cœur, et il leur est expressément ordonné, de traiter sa personne avec tous les égards et le respect dus à sa situation et à la couronne qu'il a portée.

Cet appel à un héroïsme qui, tout à l'heure, n'aura pas besoin d'être commandé pour s'offrir, devait rester inutile. Dès que l'Empereur voyait s'anéantir cet espoir suprême d'une revanche à prendre en combattant, et que désormais il devait considérer formellement sa vie politique comme terminée, peu semblait lui importer. Sa dignité lui interdisait la sortie clandestine ; cette foule qui s'attachait à lui rendait impossible la sortie de vive force ; une seule solution, dès lors : attendre les passeports ; on lui annonçait qu'il les trouverait à Rochefort. Soit ! D'ailleurs il s'abandonnait aux destins, et lui, qui avait toujours commandé, il obéissait.

Il a fait ses adieux à sa mère, à Fesch, à Hortense, — celle-ci la dernière, qui, jusqu'au bout, avec une grâce inimitable, a rempli son rôle de maîtresse de maison, qui y a porté quelque chose de plus que ses formes habituelles de déférence aimable et froide, une sorte de tendresse compatissante, assez filiale pour être comprise, — qui, tandis que tous les autres demandaient de l'argent à l'Empereur, a eu la pensée de lui apporter son plus beau rang de chatons, le suppliant de l'accepter, — comme avait fait 'Pauline l'année précédente, au départ de l'Ile d'Elbe.

A cinq heures du soir, il quitte Malmaison, mais ce n'est point par la cour d'honneur où l'attendent, attirés par les voitures qu'on y a fait ranger, les officiers et les soldats empressés à l'acclamer ; c'est par le parc, comme à la dérobée. A une grille de dégagement attend une calèche attelée de quatre chevaux. Beker l'a fait préparer contre les ordres de la Commission. L'Empereur y monté avec les généraux Bertrand, Savary et Beker. Un valet de chambre prend place sur le siège : on part au galop.

A Rambouillet, l'Empereur s'arrête. Il y voit le concierge, le vieil Hébert, qui fut de sa chambre en Egypte, soupe, passe dans sa chambre à coucher avec Bertrand, s'y enferme. Au bout d'un temps assez long, Bertrand sort, annonce à Beker que l'Empereur, très fatigué, s'est mis au lit. Il espérait encore.

Le 30, à onze heures du matin, on repart, les équipages de la suite quelques heures après. De Rambouillet à Tours, rien. On est à Tours le 1er juillet, au soleil levant. L'Empereur fait chercher le préfet, M. de Miramon, qui est son chambellan et qui a prouve dans l'Eure, en 1814, comme il entend le devoir. A-t-il reçu un courrier ? — Non. Malgré les instances de Miramon, qui le supplie de venir se reposer à la préfecture, l'assurant qu'il n'a rien à craindre d'une population pleine de reconnaissance pour tout ce qu'il a fait dans le pays, il repart.

A Poitiers, il s'arrête à huit heures à la maison de poste et invite Beker à envoyer un courrier au préfet maritime de Rochefort pour l'engager à venir à sa rencontre. Il désire connaître l'état des frégates mises à sa disposition et s'entendre avec lui sur la possibilité et les moyens de sortir de l'Ile d'Aix. A Saint-Maixent, ville bleue que le voisinage de la Vendée rend nerveuse, du monde s'assemble lors de l'arrivée de la calèche. On demande les passeports, et Beker a quelque peine a se les faire rendre ; mais, a tort craindrait-on : Saint-Maixent tout entier acclamerait l'Empereur. A Niort, où il arrive à dix heures du soir, il descend à la poste et veut se reposer. Le préfet, M. Busche, averti de sa présence vers minuit par Savary, se rend à l'auberge et supplie l'Empereur de venir a la préfecture. Il s'y établit le a au matin. Aussitôt le peuple et les soldats s'empressent. Beker reçoit la réponse de M. de Bonnefoux à la lettre écrite de Poitiers. Cet officier se dit malade, refuse, de venir de sa personne, confirme que, depuis le 27 juin, la croisière s'est tellement rapprochée de la côte, qu'il est presque impossible que les frégates puissent sortir.

L'Empereur, de plus en plus, hésite, et, devant l'incertitude de sa destinée, se trouble. Les acclamations dont il est accueilli et salué, lui indiquent sa route, lui montrent comme il est national. Il est l'âme vivante de ce peuple et de cette armée. Par lui, l'un et l'autre s'animaient ; sans lui, la mort, la corruption, le néant. Il se doit à cette France qui le réclame II presse Beker de renouveler à la Commission de Gouvernement la proposition qu'il fit avant de quitter Malmaison. Mais, en même temps, Beker écrit : L'Empereur désire que le ministre de la Marine autorise le capitaine de la frégate qu'il montera à communiquer avec le commandant de l'escadre anglaise, si des circonstances extraordinaires rendent cette démarche indispensable, tant pour la sûreté personnelle de Sa Majesté que pour épargner à la France la douleur et la honte de la voir enlevée de son dernier asile pour être livrée à la discrétion de ses ennemis.

Voila donc les deux tendances qui agissent sur l'Empereur : reprendre le commandement, même comme général, uniquement occupé d'être utile à ma Patrie ; ou, plutôt que de tomber aux mains des royalistes, communiquer avec la croisière anglaise, c'est-à-dire demander un asile en Angleterre. — Il est vrai que, sur la lettre de M. de Bonnefoux, toute idée de sortir à bord d'une des frégates a dû être écartée.

De Niort, comme ci-devant de Malmaison, l'Empereur ne peut se décider à aller plus avant. Son frère Joseph, parti de Paris après lui, vient le voir ; Mme Bertrand, accompagnée de ses enfants, rejoint ; puis des généraux. Plus les avis sont nombreux, plus ils diffèrent, plus l'incertitude augmente. N'osant agir en geôlier, mais parlant en Mentor, Beker insiste pour que l'Empereur se rende à Rochefort, et il se trouve appuyé par le préfet, dont le dévouement ne fait point doute. Au reste, à Niort, sauf quelques émigrés et quelques Vendéens qui se terrent, il n'y a qu'un cœur, et il est bleu. C'est Niort, la dernière ville où l'Empereur sera traité en souverain : quand, le 3 juillet, à quatre heures du matin, il part, le préfet est sur le perron de l'hôtel pour présenter ses devoirs, et, à la portière de In voiture, trotte le colonel de gendarmerie dans sa plus belle tenue.

Le même jour, à huit heures du matin, l'Empereur entre à Rochefort : Il a reçu, écrit Beker, de la part des habitants des contrées que nous avons traversées, les témoignages de leurs regrets, de leur respect et de leur enthousiasme pour sa personne. Il descend à la préfecture maritime, où le préfet, si malade l'avant-veille, se trouve subitement guéri ; il est conduit à l'appartement d'apparat, celui qui fut décoré et meublé lors de son voyage de 1808. Un conseil des officiers supérieurs et de plusieurs anciens marins est aussitôt assemblé : à l'unanimité, ils déclarent qu'il est impossible de mettre à la voile tant que les Anglais entretiendront une si nombreuse croisière à la vue de nos bâtiments. En conséquence, écrit Beker, on a fait préparer une frégate au Verdon, dans la Gironde, et l'on arme un brick près de la Rochelle, afin de profiter de Tune de ces occasions si les croiseurs, en se fixant sur un point, découvrent l'autre, pour favoriser le départ ; mais le succès de cette manœuvre n'étant rien moins que certain, il est instant d'obtenir des passeports que les Anglais, intéressés au départ de l'Empereur, ne peuvent plus refuser. Et il termine : Nous espérons toujours que M. Otto obtiendra des passeports, et, en attendant qu'ils arrivent, on se met en mesure de courir les chances les plus favorables à la sûreté de l'Empereur.

On envisage, en effet, toutes les hypothèses, sans qu'on s'arrête à aucune, sans que l'Empereur semble même avoir sur aucune une opinion : corvette partant de la rivière de Bordeaux, que commandera Baudin, déjà en réputation d'audace et de bonheur ; bâtiment américain de marche rapide, qui se glissera comme neutre ; navire danois, chargé d'eau-de-vie, où l'Empereur se cachera dans une futaille ; on tergiverse, on discute, on parlemente ; en fait, on attend la réponse à la lettre que Beker a écrite le 1er à la Commission ; on attend surtout les passeports anglais. Ce qu'on reçoit, c'est, le 7 au soir, cette lettre en date du 4 : Napoléon doit s'embarquer sans délai. Le succès de notre négociation tient principalement à la certitude que les puissances alliées veulent avoir de son embarquement, et vous savez jusqu'à quoi point sa sûreté et la tranquillité de l'État sont compromises par ces retards. Si Napoléon avait pris son parti de suite, nous avons sous les yeux un rapport du préfet maritime de Rochefort où il est dit que le départ n'eût pas été impossible le 29. La Commission mot donc la personne de Napoléon sous votre responsabilité. Vous devez employer tous les moyens de force qui seraient nécessaires, on conservant le respect qu'on lui doit. Faites qu'il arrive sur-le-champ à Rochefort et faites-le embarquer aussitôt. Quant aux services qu'il offre, nos devoirs envers In France et nos engagements envers les puissances étrangères ne nous permettent pas de les accepter, et vous ne devez plus nous en entretenir. Enfin, la Commission voit des inconvénients à ce que Napoléon communique avec l'escadre anglaise. Elle ne peut accorder la permission qui est demandée à cet égard.

Voici ces moyens de force : Les ministres de la Marine, de la Guerre et de l'Intérieur ont reçu, chacun pour son département, ordre que leurs agents prêtent main-forte au général Beker et qu'on lui fournisse tous les moyens qu'il réclamera pour le succès de sa mission.

Le 5, Decrès, en transmettant ces ordres, autorise le préfet maritime à joindre aux frégates un aviso ou une mouche. C'est une porte de salut qu'il entr'ouvre. Est-il, sur ce point, en conformité de vues avec la Commission ? On peut en douter : elle n'a point conclu que l'Empereur partît, mais qu'il fût embarqué. L'Empereur ne devra partir que si la situation de la croisière ennemie permet de le faire sans compromettre les frégates : donc, les ordres de combat donnés ci-devant par Decrès sont révoqués ; par les lettres de Bonnefoux et de Beker, la Commission sait que la croisière anglaise est en force et à portée : c'est donc l'interdiction de sortir. Nulle allusion aux corvettes du Verdon, au brick de la Rochelle ; les frégates seules, à bord desquelles Napoléon doit être conduit, même par force, — donc, la prison flottante. On lui interdit de communiquer avec la croisière anglaise. N'est-ce pas qu'on ne veut point qu'il se livre lui-même, qu'on se réserve de le livrer — peut-être aux Bourbons ?

Ces ordres ont été expédiés après la capitulation de Paris : signée le 3, elle est devenue officielle le 4* On devrait la connaître à Rochefort : assurément, tout le monde n'en est point aussi ignorant que Napoléon. Beker, lorsqu'il se présente devant lui, le 8, y fait nettement allusion : Le sort de la France étant malheureusement consommé, dit-il, il faut s'attendre à ce que le Gouvernement envoie des agents à votre poursuite. Dès lors, la scène change : mes pouvoirs, que je ne tiens que d'une Commission provisoire, cessent, et Votre Majesté court de nouveaux dangers dont il est difficile de prévoir la suite.

Cela, sous l'apparence qu'y donna plus tard Beker, n'est qu'une mise en demeure de monter sur les frégates : en quoi servira-t-il à l'Empereur d'y être, puisqu'il leur est interdit de sortir ? Les ordres des ministres du roi Louis XVIII n'atteindront-ils pas aussi bien en rade que sur terre ceux qui sont disposés à y obéir ? qu'y gagnera Beker pour l'Empereur ? L'Empereur y sera pris comme le lièvre au gîte, et, pour s'excuser de l'avoir livré, les membres de la Commission provisoire déclareront qu'ils lui ont donné tous les moyens de s'échapper, que, le 29, la mer était libre, — ce qu'ils allèguent pour la première fois, — qu'ils ont poussé les précautions jusqu'à le contraindre à s'embarquer, mais que lui, par ses retards, a tout perdu, et que seul il est responsable.

Pour la Commission, il n'est question que des frégates, — toute autre combinaison étant, soit ignorée d'elle, soit volontairement passée sous silence ; or, les frégates ne sont ni assez puissantes pour combattre, ni assez légères pour s'échapper. Donc l'intention ne semble point douteuse, mais comment résistera des ordres que Beker et Bonnefoux doivent exécuter, même par la force ? L'Empereur consent à se rendre à l'ile d'Aix, près de laquelle les frégates sont mouillées. Il part à quatre heures, mais, en route, il change de but ; il ira directement à la Saale, Il y arrive à huit heures. Peut-être a-t-il cru que, comme il vente grand frais, la frégate pourra appareiller dans la nuit ; mais le 9, le vent est tombé. Avant le lever du soleil, l'Empereur est sur le pont ; il examine, les matures des deux navires de la croisière anglaise, le Bellérophon et le Myrmidon : il ne se renseigne ni n'interroge.

Brusquement, il se décide à visiter l'Ile d'Aix. Citoyens et soldats l'y accueillent par leurs vivais, comme à Niort, comme à Rochefort[1]. Tous voudraient combattre, et ils espèrent contre l'espérance.

Cependant Beker, qui n'a pas été prévenu de ce départ matinal, a fait armer un canot et est arrivé en grande inquiétude. L'Empereur se détermine à réintégrer la Saale. A ce moment, arrive le préfet maritime, porteur de nouvelles dépêches du Gouvernement, en date du 6, contradictoires, au moins en apparence, à celles reçues l'avant-veille. Soit que la Commission, ayant appris quel sort les Bourbons réservaient à l'Empereur, eût renoncé à le livrer ; soit qu'elle n'eût pas eu besoin, pour s'arranger, de subir cette condition, elle marquait un loger recul quant Ma prison flottante, et, annulant l'interdiction de communiquer avec la croisière, poussait l'Empereur à se livrer aux Anglais. Il y avait d'abord un arrêté on six articles : presser rembarquement et le départ immédiat sur les frégates ; si les chances sont plus grandes sur un aviso, donner un aviso, sous condition que ledit aviso partira dans les vingt-quatre heures ; mais si, par les contrariétés que ce transport peut éprouver sur un aviso, Napoléon préférait être conduit, soit à bord d'une croisière anglaise, soit eh Angleterre, le préfet maritime du cinquième arrondissement lui en donnera les moyens, sur sa demande écrite, et, dans ce cas, il sera mis sur-le-champ à sa disposition un parlementaire. Et on ajoute : Dans tous les cas, le commandant du bâtiment destiné a porter Napoléon ne pourra, sous peine de haute trahison, le débarquer sur aucun point du territoire français.

Les dépêches de Decrès paraphrasent cet arrêté en insistant sur ce point, que, dans le cas où l'Empereur partirait sur un aviso, comme dans le cas où il se ferait conduire par un avise a la croisière anglaise, il devrait en former la demande écrite. . Decrès ajoutait : Les moindres retards peuvent avoir les conséquences les plus fâcheuses, car qui peut répondre que ces dispositions, prises dans l'intérêt de sa sûreté personnelle, n'éprouveraient pas sous peu des difficultés insurmontables ?

Cette nouvelle attitude n'avait-elle pas été inspirée à la Commission provisoire par la réception des dépêches, en date du 30 juin, par lesquelles le ministère britannique refusait les passeports ? Arrivées le 2 juillet à Boulogne, peut-être ces dépêches n'étaient-elles point encore à Paris le 4, lorsque Fouché avait fait expédier les ordres par Decrès ; le 6, elles étaient certainement aux mains de Fouché. La Commission pouvait dès lors se montrer libérale ; elle concédait l'aviso, dont Napoléon ne pouvait se servir et qui ne pouvait être prêt sur l'heure pour un tel voyage ; quelque solution qu'il adoptât, elle lui en laissait la responsabilité.

Dans l'état des choses, essayer de partir pour les États-Unis eût paru insensé et n'eût guère été faisable : l'Empereur était embarqué sur la Saale dont le commandant ne pouvait, sous peine de haute trahison, le débarquer sur un point du territoire français. Aucun moyen donc de gagner, par terre, comme fit Joseph, la rivière de Bordeaux et de s'y embarquer incognito sur un aventurier. Sortir de la rade sur les frégates passait pour impraticable. Restait d'aborder franchement les Anglais, de savoir d'eux-mêmes ce qu'ils comptaient faire de lui, de leur demander, soit le libre passage pour les États-Unis, soit un asile dans quelque campagne d'Angleterre ou d'Ecosse.

Napoléon fit donc écrire en son nom par le Grand maréchal au préfet maritime, la demande qu'un parlementaire fût envoyé à la croisière anglaise. Le 10, Savary et Las Cases montèrent sur une mouche et se rendirent à bord du Bellérophon que commandait le capitaine Maitland. Ils étaient porteurs d'une lettre par laquelle le général Bertrand informait le chef de la station anglaise que l'Empereur Napoléon, ayant abdiqué le pouvoir et choisi les États-Unis d'Amérique pour s'y réfugier, était embarqué sur les deux frégates qui étaient dans la rade pour se rendre à sa destination et lui demandait s'il avait connaissance du saufconduit du gouvernement anglais qu'on avait annoncé à l'Empereur ou s'il pensait qu'il fût dans l'intention du gouvernement anglais de mettre de l'empêchement au voyage aux États-Unis.

Si la Commission de Gouvernement avait insinué que, le 29, le préfet maritime avait déclaré que la croisière s'était éloignée et qu'on eût pu passer, il faudrait croire que M. Bonnefoux eut ou là une révélation aussi subitement acquise que rapidement dissipée.

Le 27 juin, il avait annoncé que la croisière anglaise s'était à ce point rapprochée des côtes que toute sortie des frégates était impossible. Il ne s'était point contenté de l'affirmer dans ses dépêches au ministre ; le 1er juillet, il l'avait formellement déclaré à Beker par une lettre que M. de Kerangal avait apportée à Niort. A l'arrivée à Rochefort, le conseil d'officiers de la marine, en activité ou en retraite, convoqué à cet effet, avait unanimement déclaré que les frégates ne pouvaient échapper à la croisière et, dès lors, toutes les spéculations avaient ou pour objet de trouver quelque autre moyen pour gagner la pleine mer.

Or, une fois de plus, il allait être démontré que, chez la plupart de nos marins, la succession des désastres subis avait aboli l'esprit d'aventure et le sons de l'opportunité : car toi était si peu l'avis de Maitland et de son chef, l'amiral Hotham, Maitland se croyait si peu sur d'empêcher, avec l'unique vaisseau et le brick qu'il commandait, la sortie des frégates que, dans l'entretien, courtois d'ailleurs, qu'il eut avec Savary et Las Cases, il se proposa uniquement de gagner du temps pour attendre des renforts demandés. Il allégua qu'il n'avait reçu aucune nouvelle depuis celle de Waterloo ; il ne révéla rien de ce qu'il savait, ni des ordres qu'il avait reçus : refus du sauf-conduit, empocher tout navire de sortir, prendre Napoléon, le transférer sur un vaisseau et revenir en toute hâte au port d'Angleterre le plus voisin ; c'était son droit de belligérant ; de même, n'avait-il point à révéler que, jour par jour, presque heure par heure, il était mis au courant, par des Français royalistes, de tous les projets formés pour le salut de l'Empereur...

Qu'il déclarât encore qu'il devait demander des ordres à l'amiral Hotham, alors qu'il avait ces ordres en poche, c'était une ruse permise ; mais qu'il suggérât que l'Empereur demandât asile à l'Angleterre ; que, sous une forme ou l'autre, il insinuât que l'Empereur n'aurait rien à y craindre, ici la duplicité commençait, à moins qu'on ne doive considérer, et que Maitland ne considérât lui-même, cette avance comme le début d'un engagement.

Sans doute, Savary et Las Cases étaient disposés aux illusions, mais Maitland n'a jamais nié qu'il eût prononcé le mot d'asile.

De part et d'autre, des imprudences avaient été commises : celle-ci volontairement, d'autres non. Ne pensant point que Las Cases pouvait comprendre l'anglais, Maitland avait, à un subordonné, lâché quelques mots prouvant qu'il était mieux instruit qu'il ne voulait le paraître ; Las Cases, de son côté, avait, fort mal à propos, parlé d'un navire marchand, sortant, soit par les pertuis (Antioche ou Maumusson), soit par la Gironde. Cela mettait Maitland en garde.

Par écrit, le commandant du Bellérophon répondit qu'il ne pouvait dire quelles seraient les intentions de son gouvernement, mais que les deux pays étant pour le présent en état de guerre, il lui était impossible de permettre qu'aucun navire de-guerre sortit du port de Rochefort. Quant à permettre que l'Empereur sortit sur un vaisseau marchand, il était hors de son pouvoir, sauf l'autorisation de son chef, Sir Henry Hotham, en ce moment dans la baie de Quiberon, auquel il envoyait la dépêche du comte Bertrand, de permettre à aucun navire sous quoique pavillon qu'il fût, de passer avec un personnage d'une telle importance.

Cela ouvrait encore une sorte d'espérance : Las Cases et Savary, porteurs de cette dépêche, rentreront à quatre heures. Le Bellérophon suivit le parlementaire qui les portait et vint mouiller dans la rade des Basques : Maitland profitait de l'imprudence de Las Cases.

Si, jusque-là, l'on s'était bercé du rêve des sauf-conduits ; à présent il eût dû se dissiper : pourtant, autour de l'Empereur, on continuait à discuter et certains trouvaient matière à leur optimisme dans la réponse de Maitland. Les officiers de marine n'étaient point dupes : seulement, certains jouaient le jeu des Anglais, d'autres comprenant qu'il n'allait plus rester à l'Empereur que de se livrer, frémissaient de rage et formaient des projets. Decrès, par les instructions très secrètes, datées du 27 juin et expédiées le 28, n'avait-il pas prévu le cas ? Si l'une des frégates devait se sacrifier, Ponée, avec sa Méduse et l'équipage entier, s'offrait et, durant le temps qu'ils mettraient à mourir, la Saale gagnerait la haute mer. Cela tenta. Les ordres furent donnés par le commandant de la division, le capitaine Philibert ; tout devait combattre, même le brick l'Épervier destiné à seconder la Méduse : puis, ces ordres furent révoqués. Pourquoi ?

Est-ce le fait du préfet maritime, royaliste, ayant voulu donner : sa démission au retour de l'Empereur, n'ayant cessé, depuis le 17 juin, d'annoncer le renforcement de la croisière, alors que l'amiral anglais, par une lettre au commandant Maitland, se déclarait dans l'impossibilité de lui envoyer même une frégate ? Malgré les instructions très secrètes en date du 27, Bonnefoux s'en rapportait-il aux instructions patentes, et ne voulait-il rien compromettre des deux frégates ?

Était-ce du fait de Philibert ? Comblé de faveurs par les Bourbons, fait capitaine a un grand choix le 1er juillet 1814, chevalier de la Légion d'honneur le 12, chevalier de Saint-Louis le 18, il avait pourtant, le 3 juillet 1815, dit a l'Empereur : Les frégates feront tout ce qu'elles pourront pour éluder ou pour forcer la croisière et, si elles sont attaquées, elles se feront couler plutôt que de cesser le feu avant que Votre Majesté l'ait elle-même prescrit. Il était alors dans la lettre et dans l'esprit de ses instructions. Le 10, il y était encore lorsqu'il ordonnait a sa division de s'apprêtera combattre. Cet ordre, il le révoque le 11. Faut-il penser que, par le courrier qui apporte à Rochefort les journaux de Paris en date du 5, des contre-ordres sont arrivés ? Doit-on croire que, devant la certitude de la restauration dès Bourbons, Bonnefoux, Philibert et Beker ont pris le parti de s'abstenir ?

Le 12 au matin, l'Empereur quitte la Saale et se fait conduire à l'Ile d'Aix où il s'installe. Désormais on rentre dans les projets d'aventure : les corvettes de Baudin qu'on irait prendre à Royan ; ou bien un chasse-marée que de jeunes officiers s'offrent de mener en haute mer jusqu'au premier navire marchand qu'on enlèvera ou qu'on achètera ; ou bien une goélette américaine que Joseph a nolisée à Bordeaux et qu'il est venu offrir à son frère ; tout cela est en l'air ; l'Empereur on laisse parler devant lui, parait discuter, ne s'arrête à rien : dès qu'il ne reprend pas le commandement de l'armée, dès qu'il ne sort pas on souverain sur les frégates, muni d'un sauf-conduit qui le mette à couvert de toute recherche insultante, il ne voit qu'une issue, demander asile à l'Angleterre et déjà il remâche une réminiscence d'histoire grecque sur Thémistocle demandant asile au roi de Perse — cette phrase que tantôt il va écrire.

L'espèce de petite cour qui entoure l'Empereur est singulièrement divisée sur ce qu'on doit faire et déjà se déclarent ces rivalités qui, sous des apparences d'assaut de dévouement, rendront insupportable la fin de l'existence de l'Empereur. Quelques-uns tiennent pour un acte d'audace et supplient Napoléon dé ne point se fier aux Anglais dont ils rappellent l'histoire entière ; la plupart sont d'avis d'aller à la croisière et le péril dont certains se croient menacés redouble leur conviction. On en arrive à insulter quiconque le contredit ; Mme Bertrand, anglaise par son père, ayant passé en Angleterre une grande partie de son enfance, pleure. Le seul projet qui offre quelque chance du succès, est celui de se confier à Baudin. Sans doute Baudin n'a, comme il l'a écrit lui-même, aucune affection pour cet homme, ni même aucune compassion pour son malheur, mais puisque cet homme n'a pas pu, n'a pas su mourir, il vomirait qu'il ne tombât pas vivant entre les mains de ces infâmes Anglais, et il ne négligerait rien pour le sauver. Or, ce glorieux manchot, dont la réputation d'audace n'est plus à faire, a la fortune en poupe, mais il faudrait que l'Empereur gagnât par terre Royan, où sont les corvettes, et, en vertu des ordres qu'il a reçus de ne point laisser Napoléon, une fois embarqué, reprendre terre, Beker s'y oppose.

Le 13, l'Empereur a pris son parti : le 14 au matin, il envoie on parlementaires au Bellérophon, Las Cases et le général Lallemand. Las Cases reparle des sauf-conduits, du voyage en Amérique ; Maitland répond simplement : Je ne suis autorisé a acquiescer à aucun arrangement, mais je crois pouvoir prendre sur moi de recevoir l'Empereur à mon bord pour le conduire en Angleterre, et peut-être ajoute-t-il, comme il l'a écrit plus tard : Toutefois, je ne puis faire aucune promesse sur les dispositions de mon gouvernement à son égard, puisque, dans le cas que je viens de supposer, j'agirai sous ma propre responsabilité sans être même certain que ma conduite obtiendra l'approbation du gouvernement. Puis, il parle d'arrangement, d'accueil convenable, des sentiments généreux de la nation anglaise, de l'asile qu'elle offrira certainement à des proscrits tels que Lallemand et Savary.

L'on peut croire que, des deux parts, on était sincère : Lallemand savait sa tête on jeu, Las Cases était fort neuf en pareilles affaires, pénétré de son importance, disposé à prendre ses désirs pour des réalités, désireux de rapporter à l'Empereur de bonnes nouvelles et par la de se rendre l'homme nécessaire ; il devait se convaincre que des paroles de courtoisie étaient des engagements on forme. Et, d'autre part, comment Maitland n'aurait-il point appuyé sur les formules et outrepassé les politesses alors que se présentait pour lui l'occasion d'enlever, sans même combattre, le plus désirable trophée que la fortune pût réserver à un officier anglais ? D'ailleurs, il était un soldat et très brave. Il y avait sans doute, sous le drapeau anglais, des soldats qui, par ignorance ou par superstition, croyaient a la foi britannique, à la magnanimité de la nation, et rien ne démontre qu'à ce moment, Maitland ne fût pas de bonne foi et ne crût pas résolument que l'Angleterre s'honorerait en offrant l'hospitalité a son ennemi désarmé.

Lorsque Las Cases et Lallemand revinrent à l'Ile d'Aix, l'Empereur, pour la forme, tint un dernier conseil. Lallemand, peut-être Montholon, opinèrent encore contre. Tous les autres pour. L'Empereur, d'ailleurs, avait pris sa décision : il écrivit de sa main une lettre à l'adresse du Prince régent ; cette lettre, Gourgaud eut mission de la porter, de la remettre en mains propres ; puis de demander des passeports pour l'Amérique ; à défaut, un asile en Angleterre. L'Empereur prendrait le nom de colonel Muiron, habiterait une maison de campagne à dix ou douze lieues de Londres, assez spacieuse pour y loger tout son inonde. Si le Ministère avait envie de mettre un commissaire anglais auprès de moi, ajouta Napoléon, il veillera à ce que cela n'ait aucun air de servitude.

Las Cases retourna avec Gourgaud sur le Bellérophon, Il devait demander que Gourgaud fut envoyé directement en Angleterre : lui-même, avec Maitland, devait diriger les préparatifs pour la réception de l'Empereur à bord. Gourgaud fut en effet expédié sur le Slaney qui avait rejoint la croisière. Las Cases passa la nuit sur le Bellérophon et, témoin des inquiétudes marquées par Maitland que l'Empereur lui échappât, il conçut une notion moins favorable de l'hospitalité qui lui était réservée.

Durant la nuit, sur la goélette Sophie et sur le brick l'Épervier, on chargea les bagages de l'Empereur, y compris sa calèche et deux chevaux, et ou embarqua la plus grande partie de sa suite.

Le 15 juillet, au point du jour, l'Empereur qui avait repris la tenue militaire abandonnée depuis Malmaison, monta sur l'Épervier. Il y fut reçu par la garde assemblée. A six heures, au moment où le Superb, battant pavillon de l'amiral Sir Henry Hotham, entrait dans la baie, l'Empereur abordait au Bellérophon : aucun des honneurs généralement rendus à une personne de haut rang ne l'attendait... L'heure me servit d'excuse, a écrit Maitland.

L'Épervier s'éloigna saluant l'Empereur de ses acclamations, et montrant le dernier, à ses yeux, les trois couleurs de son pavillon.

Il était temps : au début de la nuit du 14 au 15, était arrivé de Paris le nouveau préfet de la Charente, un baron Richard, conventionnel régicide, ami de Fouché. Cet homme avait été, au Consulat, préfet de la Haute-Garonne ; en 1806, préfet de la Charente-Inférieure, ce qu'il était resté jusqu'en septembre 1814 ; alors il avait été remplacé, mais moyennant une gratification de 24.000 francs et une pension de 6.000. Préfet du Calvados le 22 mars 1815, il y avait comprimé l'anarchie et défendu les fidèles serviteurs du roi. Ce pourquoi, après six semaines, l'Empereur l'avait des-. Utile ; mais le roi venait de le ramasser et de le nommer à nouveau préfet à Rochefort. Sans doute serait-il disposé à suivre les instructions secrètes de Fouché ; mais il était porteur des ordres adressés, en date du 10, à Bonnefoux par le nouveau ministre de la Marine, M. de Jaucourt, ci-devant premier chambellan du roi Joseph et sénateur. M. de Jaucourt confirmait, au nom de Louis XVIII, les instructions émanées de la Commission provisoire. D'après ce que la Commission vous a prescrit, écrivait-il, vous avez dû vous opposer à toute tentative de débarquement de Napoléon, soit seul de sa personne, soit accompagné. Vous avez du également vous opposer à toute communication qu'il chercherait à établir avec les bâtiments anglais en croisière ou tous autres. Je confirme ces dispositions, Monsieur, qui, nu moment où je vous écris, me garantissent que Napoléon est à bord de la frégate la Saale, capitaine Philibert. J'ajoute formellement à ces dispositions que Napoléon ne doit, sous aucun prétexte, quitter la frégate sur laquelle il est embarqué et dont le capitaine Philibert doit, dans tous les cas, avoir le commandement.

Donc, Jaucourt ignorait l'arrêté de la Commission et les dépêches de Decrès en date du 6, par lesquels l'autorisation avait été formellement accordée de communiquer avec la croisière, pourvu que l'Empereur en fit la demande par écrit. On avait dû lui faire mystère de ces documents, car, aux dispositions qu'il estimait avoir été maintenues, il ajoutait l'ordre à la frégate et à l'aviso de rentrer sur-le-champ dans le port avec toutes les personnes qui étaient à bord. Aucune considération, disait-il, ne doit empêcher ce mouvement qui devra être fait sans aucune communication avec la frégate sur laquelle est Napoléon et exécuté avec autant de prudence que de célérité.

Ces ordres de Jaucourt, Bonnefoux les avait reçus de Richard avant la nuit. Il savait que le lendemain, à la pointe du jour, l'Empereur irait à la croisière anglaise ; il gagna du temps, partit lard, se dirigea sur la Saale où il savait que l'Empereur n'était pas, y arriva à une heure du matin, laissa Philibert envoyer un exprès à Beker pour le prévenir, ne manifesta nulle intention de descendre lui-même à l'Ile d'Aix et laissa les destinées s'accomplir. Richard ne semble avoir insisté en aucune façon sur l'exécution des ordres qu'il avait apportés et qu'il connaissait. En cela ne se conformait-il pas aux instructions de Fouché qui s'était alors donné pour tache de soustraire des victimes à la réaction royaliste, et qui, en bien des cas, y parvint ? Au surplus, bien qu'ils ne fussent nullement décidés dans leurs opinions et qu'on ne pût croire à leur dévouement, tous les hommes qui pouvaient alors influer sur le sort de l'Empereur s'entendaient à mi-mot pour qu'il partit, qu'il eût au moins l'air de partir volontairement et qu'il leur évitât la honte de le livrer, — tous, aussi bien Richard que Bonnefoux, Philibert que Beker. Celui-ci, qui, dans une relation publiée vingt ans plus tard, s'est donné une attitude forcée de respect et de dévouement, n'en avait pas moins témoigné au proscrit des égards que celui-ci eût vainement attendus de tout autre, et il s'était presque constamment prêté aux désirs de l'Empereur, tout en exécutant à peu près intégralement les ordres de la Commission. Il n'en avait pas moins eu pour premier objet de la contenter, car, de retour à Paris le 21 juillet, il écrivit au duc d'Otrante que, en récompense de la mission qu'il venait de remplir et, comme témoignage de la satisfaction du gouvernement, il demandait à être nommé grand-croix de la Légion d'honneur. Fouché, qui n'avait plus besoin de lui, apostilla sa lettre de cette note : Lui écrire une lettre obligeante et lui promettre l'appui du ministère. Il est des besognes qui avilissent si l'on en a escompté le salaire et lorsque, par surcroît, le salaire manque, Ton reste à la fois dupe et complice.

Très vite on l'apprécia mieux, il fut compris en 1818 dans le cadre des huit lieutenants généraux placés à la tête de l'armée ; en 1819, M. Decazes le fit pair de France. ; en 1820, le sacre lui valut le cordon rouge de Saint-Louis, et, en 1831, il obtint de Louis-Philippe la grand'croix de la Légion. Il n'est que de vivre.

Seul excepté de la loi qui frappait les régicides, le baron Richard obtint de plus un secours annuel de 6.000 francs. Philibert, maintenu dans son commandement, eut la rosette en 1821 et le grade de capitaine de vaisseau de première classe en 1822. Mais Bonnefoux fut destitué ; Jourdan de la Passardière, commandant de l'Épervier, fut mis en non activité, les officiers qui s'étaient offerts pour le service des chasse-marée furent rayés des cadres de la Marine et mis sous la surveillance de la haute police ; et, de même, furent destitués ou obligés de démissionner les officiers, comme Besson et Baudin qui, de près ou de loin, s'étaient occupés de soustraire Napoléon à son sort.

Par ces exécutions auxquelles présida M. de Jaucourt, Ton peut juger à quel point certains membres du Conseil du roi s'étaient trouvés déçus par le départ de l'Empereur. Que prétendaient-ils donc faire de lui ?

D'abord, pour les Bourbons comme pour les Anglais, le point essentiel était d'empêcher que, en se livrant par un acte volontaire, on se plaçant spontanément sous la protection des lois anglaises, en réclamant de l'Angleterre un asile, il ne parvint à se soustraire à la condition de prisonnier. Étant pris, même désarmé, mais malgré lui et contre sa volonté, l'homme qui était au ban de l'Europe était justiciable soit de l'Europe — mais alors devant quel tribunal ? — soit de la monarchie que l'Europe venait encore de restaurer et qui, selon les opportunités, pouvait envisager Napoléon comme rebelle, en tant que sujet — ce qu'il n'était point — ou comme flibustier, cela en vertu du traité de Fontainebleau, dont elle avait violé chacune des clauses. Cela n'était point fait pour l'embarrasser, ni d'ailleurs l'Angleterre, laquelle avait d'abord adopté cette hypothèse.

Si nous prenons Buonaparte, avait écrit le 7 juillet Lord Liverpool à Lord Castlereagh, nous devons le garder a bord du vaisseau jusqu'à ce que l'opinion des Alliés ait pu être recueillie. La mesure la plus commode sera de le remettre au roi de France, mais alors nous devons être tout à fait certains qu'on lui fora son procès et qu'il n'a aucune chance d'échapper. J'ai eu quelques conversations avec les jurisconsultes et ils sont de l'opinion que telle serait, à tous égards, la mesure la moins sujette à objection. Nous aurons le droit de le considérer comme un prisonnier français et, comme tel, nous le rendons au Gouvernement français.

Assuré de l'approbation de ses alliés, le roi Louis XVIII eût préféré s'emparer lui-même de l'Usurpateur plutôt que d'attendre que les Anglais le lui livrassent et c'est pourquoi M. de Jaucourt, ministre de la Marine, avait, par le baron Richard, expédié à M. de Bonnefoux l'ordre de mettre l'Empereur au secret sur la Saale.

Seulement, ce qui s'était ainsi trouvé retardé, c'est-à-dire l'exécution de l'Empereur sur la simple constatation de son identité, ne pouvait à présent s'accomplir sans inconvénients graves. Depuis que le roi de France avait remporté la victoire de Waterloo, Wellington, Castlereagh et Pozzo di Borgo qui représentaient près de lui des alliés dont l'opinion valait d'être comptée, s'employaient à lui démontrer que la France n'était pus un pays qu'il eût conquis et où il put impunément suivre le système de gouvernement qui avait rendu la révolution du 20 mars inévitable. Ils l'avaient contraint à chasser Blacas, à écarter Monsieur, comte d'Artois, et ses amis, à subir Fouché et Talleyrand à tenter l'expérience d'un gouvernement constitutionnel.

Ils voyaient les conséquences d'un meurtre qui eût creusé un abîme entre la France et le roi qu'ils lui imposaient. Ils comprenaient quel soulèvement d'horreur eût secoué la nation et l'armée et comme on la forait payer, cette tête ! S'ils n'avaient pas peur de cette universelle révolte, au moins ne jugeaient-ils pas a propos de la provoquer.

Cette pression qu'ont exercée les représentants des Alliés à Paris est révélée par la lettre que Lord Liverpool répond le 15 au vicomte Castlereagh : Si vous parvenez, écrit-il, à vous mettre en possession de sa personne (la personne de Napoléon), et que le roi de France ne se sente pas assez fort pour le livrer à la justice comme rebelle, nous sommes prêts à prendre sur nous la garde de sa personne au nom des Puissances alliées, et, en vérité, nous pensons qu'il sera mieux qu'elle soit confiée à nous qu'a aucun autre membre de la confédération. Et, dès lors, Lord Liverpool annonce que le Ministère incline fortement à l'opinion que la meilleure place pour la prison (Custody) serait à une distance de l'Europe et que le Cap de Bonne-Espérance et Sainte-Hélène seraient les meilleurs endroits pour ce dessein.

Cette dépêche de Lord Liverpool supplée à la lettre non retrouvée de Castlereagh dont elle résume l'esprit. Ainsi se trouve expliqué dans quelles conditions le 13 juillet, M. de Jaucourt, agissant par ordre du roi, a dépêché à Rochefort un capitaine de frégate, son aide de camp, M. de Rigny, accompagné d'un lieutenant de vaisseau, M. Fleuriau. M. de Rigny, qui n'avait point vingt-neuf ans lorsque l'Empereur l'a promu à son grade, a reçu pour instructions de s'assurer que Napoléon est à bord de la Saale : il n'y est plus un passager, il est un prisonnier dont le commandant de la frégate est responsable devant le roi. La frégate ne doit point sortir de la rade sans un ordre du roi.

Napoléon Buonaparte n'est pas même prisonnier du seul roi de France ; il est celui de tous les souverains garants du traité de Paris, et tous les princes envers lesquels il a violé ses propres engagements en portant la guerre et la révolte en France ont un droit égal sur sa personne.

Dans de telles circonstances, il est donc d'une conséquence naturelle que les moyens (quel que soit le souverain qui peut en faire un prompt usage) propres à s'assurer de Napoléon Buonaparte soient déployés immédiatement ; et ce serait en vain que le roi de France tenterait de faire prévaloir la générosité naturelle à son cœur ; il ne s'agit pas aujourd'hui de sa cause personnelle seulement ; il s'agit de celle de toute l'Europe que Napoléon a contrainte à s'armer.

En conséquence, le commandant des forces anglaises qui bloquent les rades de l'Ile d'Aix est chargé par son gouvernement de sommer le commandant du bâtiment sur lequel se trouve Napoléon Buonaparte de le lui remettre immédiatement.

A cet effet, le capitaine de frégate français de Rigny est porteur d'une lettre de J. W. Croker, secrétaire de l'Amirauté, à l'adresse du commandant de la station anglaise. Le ministre de la Marine y a joint ses ordres pour le commandant Philibert ; le ministre de la Guerre, maréchal Gouvion-Saint-Cyr, les siens pour le commandant de l'Ile d'Aix. Ces officiers doivent remettre le prisonnier au commandant anglais. Les ordres dont vous êtes porteur, écrit M. de Jaucourt, sont donc dictés par le sentiment de l'humanité. Ce sentiment a seul déterminé dans cette circonstance l'intervention des ministres du roi, puisque les souverains alliés pourraient agir sans le concours de la France.

M. le ministre de la Marine règle ainsi les détails d'exécution : lorsque M. de Rigny aura eu, avec M. de Bonnefoux, des conférences suffisantes et qu'il aura recueilli des notions bien positives sur la situation des bâtiments et sur la présence de Napoléon Buonaparte, il se rendra à bord du commandant de la station anglaise ; il remettra à cet officier les pièces dont il est chargé ; il lui fera part, dans le plus grand détail, de tout ce qu'il aura appris à Rochefort et il lui communiquera la dépêche du ministre dont les dispositions ont été concertées avec le ministre de S. M. Britannique (Castlereagh).

Et ensuite ?... Ce que l'on fera ensuite, si le commandant Philibert se refuse à livrer, sur In première sommation, au commandant des forces anglaises, le souverain proscrit qui est venu librement se réfugier à son bord, ce que l'on fera ? — Toutes les forces qui attaqueront Napoléon Buonaparte seront des forces françaises et européennes ; elles agirent au nom du roi' de France comme au nom de leurs souverains respectifs, et, conséquemment, les Français qui ne veulent pas se constituer en état de rébellion contre, leur roi et contre leur patrie, doivent traiter on alliés, en amis, les commandants des forces de terre et de mer qui combattraient pour s'emparer de Napoléon Buonaparte. Le commandant Philibert ne doit point voir un officier anglais dans le commandant des forces navales anglaises. Il est celui de tous les souverains alliés de Sa Majesté, il est celui du roi de France. Et en terminant, M. de Jaucourt revient aux menaces : Si vous étiez assez coupable et assez aveugle, écrit-il, pour résister à ce que je vous prescris, vous vous établiriez en rébellion ouverte contre le roi et votre patrie. Vous seriez responsable du sang qui aurait coulé, de la destruction d'un bâtiment et d'un équipage que vous devez conserver à votre pays. Vous compromettriez même l'existence du prisonnier que vous auriez hésité de remettre. De telles objurgations et de telles menaces montrent assez que le conseil du roi était conscient de l'ignominie qu'il imposait nu commandant de la Saale. Elles prouvent à quel point il redoutait que le préjugé de l'honneur militaire ne l'emportât sur le devoir envers le souverain légitime. M. de Jaucourt n'avait de celui-ci qu'une révélation récente ; pour celui-là, il en avait oublié les lois, ce maréchal de camp de 92, qui, pour ses campagnes au Tribunal, dans la maison de Joseph, au Sénat, mais surtout au Gouvernement provisoire, s'était fait promouvoir lieutenant général le 25 octobre 1814.

Aussi bien, vu cette compétence spéciale, M. de Jaucourt avait pris la haute direction de toute l'affaire. Ainsi avait-il rédigé l'ordre signé par le ministre de la Guerre, Gouvion-Saint-Cyr, et expédié au commandant de l'île d'Aix. Il y était formellement défendu à celui-ci de seconder par les forces sous ses ordres, le commandant de la frégate, et le ministre ajoutait : Je vous ordonne dans le cas où Napoléon Buonaparte tenterait de s'évader en abordant à l'Ile d'Aix, de vous emparer de sa personne et de la remettre au commandant anglais. Le général du Coëtlosquet —, nommé à trente ans général de brigade par l'Empereur — avait été délégué par le ministre de la Guerre pour accompagner M. de Rigny.

Ces officiers arrivent à Rochefort le 18. Grâce à Bonnefoux, à Richard, à Philibert et à Beker, l'ordre de M. de Jaucourt en date du 10 n'a point été exécuté. L'Empereur est embarqué, il est à bord du Bellérophon ; il n'a point été pris, il n'a point été livré ; il est vomi librement réclamer l'hospitalité britannique et se placer sous la protection du pavillon anglais.

M. de Rigny envoie alors à bord du Superb, mouillé dans la rade des Basques, le lieutenant de vaisseau Fleuriau porter à l'amiral Sir Henry Hotham, avec la lettre de M. Croker, une lettre par laquelle il lui fait connaître qu'il a gardé par devers lui les dépêches qui lui avaient été remises pour le commandant de la Saale et le commandant de l'Ile d'Aix, sa mission étant désormais sans objet.

Sir Henry Hotham approuve cette suppression des dépêches : Je vous demande la permission, écrit-il, d'exprimer mon opinion que vous avez bien agi en gardant les dépêches dont vous étiez chargé pour le capitaine de l'Amphitrite et les commandants de l'Ile d'Aix.

Ainsi, pour l'honneur des deux pays, les officiers qui auraient été chargés d'exécuter, une telle mission, s'entendirent pour en supprimer les traces[2], mais il s'en était fallu de quelques heures que les ordres du roi Louis XVIII contraignissent un commandant de navire à livrer un proscrit, hier son souverain, librement réfugié à son bord — ou, pour peu que cet officier eût d'honneur, contre cette frégate, sur le signal donné par M. de Rigny, le Bellérophon et le Superb, la Méduse et l'Épervier se fussent mis en ligne au même signal ; les batteries de terre et de mer eussent ouvert à bout portant le feu sur le navire rebelle à la trahison, jusqu'au moment où il eût coulé à pic, où il eût péri, rival du Vengeur, laissant encore à la conscience humaine un plus admirable exemple et une leçon plus haute.

 

Lorsque le Bellérophon ayant l'Empereur à bord arriva à Torbay, l'amiral Lord Keith écrivit au capitaine Maitland : Vous pouvez dire à Napoléon que je lui ai la plus grande des obligations personnelles pour l'attention qu'il a eue pour mon neveu qui fut pris et amené devant lui à Belle-Alliance, et qui fût mort, s'il n'eût ordonné à un chirurgien de le panser immédiatement et ne l'eût envoyé dans une chaumière. Je suis heureux que cela soit tombé entre vos mains en ce moment (I am glad it fell into your hands) parce qu'un Français avait été envoyé de Paris pour la mission, un monsieur Drigni. Ce parallèle dit tout. Si Napoléon a sauvé la vie à son neveu, William-George Keith-Elphinstone, Maitland a sauvé la vie de Napoléon.

Lord Keith n'a point le droit d'en dire davantage ; cela montre pourtant qu'il sait tout. Il a réalisé ce que présente d'horreur cette alternative infligée à un soldat : livrer l'Empereur ou sacrifier avec lui son équipage entier. Si, dans cette rade désastreuse, ce drame s'était accompli, qui on réalisera les conséquences ! Chaque boulet tiré sur la Saale eut ricoché sur les Bourbons et, au moment même où la frégate eût sombré, le trône, que les étrangers relevaient à si grand'peine, se fût écroulé pour jamais.

 

L'Empereur a échappé aux Royaux ; il est aux mains des Anglais, lequel est pire ?

Monté à bord du Bellérophon et arrivé sur le gaillard d'arrière, il s'est découvert et il a dit à Maitland : Je viens me mettre sous la protection de votre prince et de vos lois. D'une âme qui semble parfaitement sereine et d'un air qui impose à tous, il s'est fait présenter les officiers, il a visité le vaisseau, il s'est informé de toutes choses avec cette curiosité appliquée qui est un des secrets de son génie ; il a posé des questions sur les habitudes des Anglais. Il faut maintenant, a-t-il dit, que j'apprenne à m'y conformer, puisque je passerai, probablement le reste de ma vie en Angleterre.

Le Superb étant à portée, le capitaine Maitland alla rendre compte à l'amiral : Je pense, lui dit-il, que j'ai bien fait et que le Gouvernement approuvera ma conduite, ayant considéré qu'il était de beaucoup d'importance d'empêcher le départ de Buonaparte pour l'Amérique et de prendre possession de sa personne. Sir Henry Hotham répondit : Gagner de le prendre, en quelque condition que ce fut, était de la plus grande conséquence ; mais, comme vous n'êtes entré avec lui dans aucune condition quelconque, il ne peut y avoir aucun doute que vous n'obteniez l'approbation du gouvernement de Sa Majesté.

Ainsi Maitland considérait non seulement possible, mais probable, que l'Empereur eût passé en Amérique ; ainsi n'était-il pas sans s'inquiéter du rôle qu'il avait joué ; et l'amiral n'approuvait sa conduite que sous la réserve qu'il n'eût stipulé aucune condition ; il lui indiquait même une nuance qui eût pu lui sembler inquiétante.

Invité par Maitland d'abord, puis par le général Bertrand, à venir voir l'Empereur, Sir Henry Hotham est retenu à dînera bord du Bellérophon. C'est l'Empereur qui traite ; ce sont les gens de l'Empereur qui servent ; et l'Empereur se considère comme personne royale, prenant partout la première place. Cela étonne Maitland. L'Empereur est bien mieux reçu par Hotham lorsque, le 16, étant venu déjeuner abord du Superb, l'amiral lui rend, sauf le canon, les honneurs souverains : l'équipage entier dans les vergues et le gréement, les soldais sous les armes. A ce déjeuner, il fut convenu qu'on embarquerait, outre les deux voitures et les chevaux que Maitland avait accepté de recevoir, six voitures et quarante-cinq des chevaux restés à Rochefort. L'ordre fut adressé au capitaine Philibert, qui, même s'il en avait eu la volonté, n'avait aucun moyen de l'exécuter.

On revint au Bellérophon vers midi. Par ordre de l'amiral, tous les bâtiments anglais en rade avaient envoyé les équipages dans le gréement et sur les vergues. Comment penser, que ce fût à un prisonnier et non à l'hôte impérial que fussent rendus de tels honneurs ? A peine à bord, on leva l'ancre : le Bellérophon, accompagné du Myrmidon, sur lequel étaient embarquées les personnes de la suite qui n'avaient point trouvé place sur le vaisseau, devait se rendre en toute diligence à Torbay ; un officier du Superb et un officier du Bellérophon y prendraient la poste pour porter à Plymouth et remettre à l'amiral Lord Keith les dépêches de Hotham et de Maitland.

La traversée fut belle, mais longue : le Bellérophon n'arriva à Darmouth que le 24. L'Empereur, persistant dans sa confiance, faisait quantité de questions sur les mœurs, les coutumes, les lois de l'Angleterre, et répétait souvent ce qu'il avait dit le premier jour qu'il avait passé à bord : savoir qu'il fallait qu'il prit tous les renseignements possibles sur ces objets, afin de pouvoir s'y conformer, parce, qu'il finirait probablement ses jours au milieu des Anglais.

En arrivant à Torbay, le capitaine Maitland trouva l'ordre d'y attendre les ordres des Lords commissaires de l'Amirauté : nul ne devait monter à bord sans une permission expresse signée d'eux ou de l'amiral. Cela eut pu passer pour une sorte de quarantaine, mais il y avait bien d'autres symptômes : Gourgaud avait reçu défense de débarquer, et rapportait la lettre qu'il devait remettre aux mains du Prince régent ; les journaux, que Maitland avait fait venir déterre, annonçaient ouvertement qu'on ne permettait à aucun passager de débarquer en Angleterre. Certains parlaient de la Tour de Londres ou d'un château perdu en Ecosse, où l'Empereur serait confiné ; d'autres disaient : dans le cas où l'on croirait devoir lui conserver la vie, il sera certainement séparé de toutes les personnes de sa suite, que l'on distribuera dans diverses forteresses ; enfin, le bruit s'accréditait que le lieu de sa destination ultérieure était fixé et que ce serait Sainte-Hélène. Sans doute, au Congrès de Vienne, ce nom avait déjà été prononcé, mais avec d'autres ; à présent, le ministère anglais y revenait, pour des raisons qui n étaient point toutes diplomatiques. Nous sommes tous décidément d'opinion qu'il ne faut point résoudre pour le confiner dans ce pays-ci, écrit Lord Liverpool à Lord Castlereagh, le 21 juillet. Des questions légales très délicates se trouveraient soulevées à ce sujet et seraient particulièrement embarrassantes. Mais, indépendamment de ces considérations, vous connaissez assez les sentiments du peuple de ce pays-cî pour ne point douter que Buonaparte ne devint immédiatement un objet de curiosité, et sans doute, après quelques mois, un objet de compassion, et la circonstance de son séjour ici, ou n'importe où en Europe, contribuerait a maintenir un degré de fermentation en France. C'est pourquoi on s'arrêtait à Sainte-Hélène, d'abord parce que ce qui était illégal en Angleterre était légal dans cette ile, domaine de la Compagnie des Indes ; que cette lie, hors de toute route, était comme l'in pace de l'Océan ; qu'on pouvait d'autant plus facilement y garder un prisonnier que la nature avait tout fait pour rendre ses côtes inabordables ; qu'aucun mouvement d'opinion n'y était à craindre, puisque la population entière y dépendait du gouverneur, — la blanche à cause des places, la noire ou la jaune à cause du fouet et de la vie ; bref, une prison naturelle et qui avait l'avantage de passer pour un agréable lieu d'exil ou de déportation. L'on s'empressa de recueillir des renseignements, car ce point des possessions de la Compagnie était singulièrement négligé, et le seul ouvrage qu'on eût jusqu'alors écrit en anglais sur Sainte-Hélène, l'History of the Island of St. Helena, que T. H. Drookc avait publié en 1808, semblait inconnu aux ministres de Sa Majesté ; tout lu moins y préféraient-ils des témoignages directs.

Le même jour où Lord Liverpool écrivait ainsi à Lord Castlereagh, le 21, le comte Balhurst, ministre des Colonies, demandait au major général, Sir Henry Torrens, qui avait longtemps résidé dans Die, un rapport détaillé qui lui était remis le lendemain ; le 25, tous les arrangements étaient pris par le comte de Buckinghamshire avec les directeurs de l'East India Company pour la remise de l'Ile à la Couronne pendant le temps nécessaire ; les détails les plus complets sur la force naturelle de la place et les moyens d'en assurer la garde étaient fournis par le major général Beatson et le lieutenant général Mann ; le 29, enfin, Lord Castlereagh annonçait à Lord Liverpool que les Puissances alliées accédaient à la proposition d'interner Buonaparte à Sainte-Hélène ; mais, avant qu'on put agir, le traité devait être mis en forme et signé.

Jusque-là, il fallait empocher que Napoléon invoquât, sur territoire anglais, la loi anglaise, obtint d'un juge un writ d'Habeas Corpus et le fit signifier à ceux qui le tiendraient en captivité, car alors ils risqueraient de graves peines. C'était là, on l'a vu, une des préoccupations de. Lord Liverpool. — Le remède : garder Napoléon à vue et l'empêcher de communiquer avec qui que ce fût.

Par ailleurs, Lord Liverpool avait prouvé qu'il connaissait bien ses compatriotes. L'arrivée de l'Empereur à Torbay avait provoqué une curiosité qui n'attendait qu'un moment pour se muer en enthousiasme. De partout affluaient des demandes pour être admis sur le Bellérophon ; la mer, tout alentour, était couverte de barques, remplies de curieux à couler ; il n'était que temps de soustraire l'Empereur a ces démonstrations. Dans la nuit du 25 au 26, ordre de mener le Bellérophon à Plymouth. On y arrive dans la journée. L'Empereur demande aussitôt à voir l'amiral Lord Keith, qui commande la flotte. Keith allègue qu'il n'a point encore reçu d'instructions et qu'il ne saurait comment le traiter. Mais les ordres qu'il a en mains et qu'il transmet à Maitland suffiraient, s'ils étaient communiqués à l'Empereur, pour ne lui laisser aucun doute sur le caractère de prisonnier qu'on veut lui imposer : défense à qui que ce soit du vaisseau de communiquer avec la terre ; défense de recevoir qui que ce soit à bord, de laisser approcher ou roder des barques à moins d'une encablure ; deux frégates, la Lissey et l'Eurotas, viennent mouiller à chaque bord du Bellérophon pour prévenir l'évasion de Buonaparte, et marins et soldats y montent les quarts comme en présence de l'ennemi. Le soir même, des barques de ronde, les matelots tirent des coups de balle pour écarter les embarcations des curieux. Le 27, sur l'ordre des Lords commissaires de l'Amirauté, on enlève du Bellérophon, pour les faire passer sur la Lissey et le Myrmidon, les officiers de la suite de l'Empereur, au-dessous du grade de général. Il est enjoint de considérer et de traiter Napoléon Buonaparte comme un officier du rang de général d'armée, et on lui en donnera le titre en s'adressant à sa personne. Le même jour, de l'amiral Keith, ordre de redoubler de vigilance pour prévenir l'évasion de Napoléon Buonaparte, étant donné le mécontentement qu'il a exprimé de ce que les journaux disent qu'il va être envoyé à Sainte-Hélène.

Le 28, rien, hormis une visite de Lord Keith, fort brève. C'est toujours à l'Empereur que Ton parle ; en apparence, c'est toujours en hôte qu'on le traite, si, par les mesures qu'on prend, il est prisonnier. Toutefois, les journaux deviennent de plus en plus affirmatifs ; ils annoncent qu'un sous-secrétaire d'État va venir signifier à Buonaparte la décision du ministère. En effet, ce même 28 juillet, Lord Melville, un des Lords de l'Amirauté, a expédié à Lord Keith Sir Harry Bunbury, porteur d'une lettre, dont le contenu doit être signifié à l'Empereur, mais qui, par un raffinement délibéré, ne lui est point adressée à lui, mais à Lord Keith. Le 31, la communication est faite par Lord Keith, assisté de Sir Harry Bunbury. En voici le texte :

My Lord, comme il peut être dans les convenances du général Buonaparte qu'il soit instruit, sans plus de délai, des intentions du Gouvernement britannique à son égard, Votre Seigneurie a la liberté de lui communiquer les informations contenues dans cette lettre. Il serait incompatible avec nos devoirs envers le pays et envers les Alliés de Sa Majesté que nous laissions au général Buonaparte les moyens ou la commodité de troubler de nouveau la paix de l'Europe et de renouveler toutes les calamités de la guerre ; il est par suite inévitable qu'il soit restreint dans sa liberté personnelle autant qu'il sera nécessaire pour assurer notre premier et souverain objet.

L'île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence. Le climat y est sain et la situation locale permettra qu'il y soit traité avec une indulgence plus, grande qu'en aucun autre lieu, avec une égale sécurité.

Des personnes qui ont été conduites en Angleterre avec le général Buonaparte, il lui est permis de choisir (exception faite des généraux Savary et Lallemand) trois officiers qui, avec le chirurgien, recevront la permission de l'accompagner à Sainte-Hélène. Douze domestiques, compris les serviteurs des officiers, seront aussi alloués. Il devra être distinctement entendu que tous ces individus seront soumis a des restrictions durant leur service auprès de lui et leur résidence à Sainte-Hélène, et qu'il ne leur sera point loisible de se retirer, sauf la sanction du Gouvernement anglais.

Le contre-amiral Sir George Cockburn, qui est désigné pour commander on chef au Cap de Bonne-Espérance et mers adjacentes, conduira à Sainte-Hélène le général Buonaparte et sa suite, et recevra des instructions détaillées touchant l'exécution de ce service. Sir George Cockburn sera probablement prêt à embarquer dans peu de jours. Il est donc désirable que le général Buonaparte fasse sans délai le choix des personnes qui l'accompagneront.

L'Empereur subit le choc sans rien laisser paraître, devant Keith et Bunbury, des sentiments qu'il éprouvait ; il protesta ensuite avec une extrême énergie, et il écrivit au Prince régent une nouvelle lettre que Maitland porta dans l'après-midi à Lord Keith, et que celui-ci expédia sur-le-champ à Londres. L'Empereur y disait : Je suis l'hôte de l'Angleterre ; je suis venu dans ce pays sur le vaisseau anglais le Bellérophon après avoir communiqué au capitaine la lettre que j'écrivis au Prince régent et en avoir reçu l'assurance que ses ordres lui prescrivaient de me recevoir à son bord et de me transporter en Angleterre avec ma suite, si je le demandais. L'amiral Hotham m'a, depuis, réitéré les mêmes assurances. Du moment que j'ai été reçu librement sur le Bellérophon, je me suis trouvé sous la protection des lois de votre pays. Je désire vivre libre dans l'intérieur de l'Angleterre, sous la protection et la surveillance des lois, et en prenant tous les engagements et mesures qui pourront être jugés convenables. Je ne veux entretenir aucune correspondance avec la France, ni me mêler d'aucune affaire politique... C'est en l'honneur du Prince régent et la protection des lois de votre pays que je mets ma confiance.

A cette lettre, nul ne répondit ; aucune réponse n'était possible, hormis qu'il plaisait aux ministres britanniques qu'il en fût ainsi ; car ils n'avaient eu garde d'aborder la question de droit, qui d'ailleurs leur était indifférente. Restait la question de légalité, plus embarrassante, car cet appel aux lois, si souvent réitéré, pouvait se rendre effectif, et, en Angleterre, il semblait pouvoir être de conséquence. Le 28, l'Empereur, frappé de tout ce qu'il entendait, avait dicté à Las Cases une pièce propre à servir de base aux légistes pour discuter et défendre sa véritable situation politique. On avait trouvé moyen de lu faire passer à terre.

Si quelque légiste, s'appuyant de la Magna Charta Libertatum de 1215 et de l'Habeas Corpus Act de 1679, obtenait d'un magistrat un writ d'Habeas Corpus en faveur de Napoléon, les conséquences pouvaient en être singulièrement embarrassantes ; mais une autre question était soulevée par le choix de Sainte-Hélène comme lieu de déportation. Nous avons déjà insinué, écrivait un journaliste anglais dont l'article était, le 3 août, reproduit à Paris par l'Aristarque, — seul journal qui restât à Fouché depuis la suppression de l'Indépendant (31 juillet), seule arme avec quoi il combattit la réaction, — nous avons déjà insinué que, pour légitimer la détention de Buonaparte en Angleterre, il était nécessaire d'avoir un acte du Parlement à cet effet. La même autorisation est indispensable pour le détenir dans un établissement anglais... Quelque légitime et même indispensable que soit une pareille mesure, elle est cependant, dans un sens constitutionnel, la plus grande innovation dans les lois de l'Angleterre depuis que notre constitution a été amenée au point de perfection où elle est. En effet, c'est une innovation de transformer un établissement anglais en une prison d'État, dans laquelle nous tiendrons renfermé pour la vie un souverain détrôné (car il a été universellement reconnu pour souverain). Ce ne serait pas même une moins grande innovation de notre part de tenir ainsi enferme un individu anglais pour une infraction aux lois qui ne serait pas très criminelle et de nous établir geôliers au nom de ceux qui se croiraient le plus offensés. Si telle était l'opinion qu'exprimaient les journaux de l'opposition, le courant qui commençait à se former dans la nation était bien autrement fort. Chaque jour, l'affluence augmentait à Plymouth et de façon à devenir inquiétante. De tous les points de l'Angleterre, arrivaient des gens qui espéraient apercevoir Napoléon. Le dimanche 30, écrit Maitland, la multitude des bateaux fut plus considérable que je ne l'avais encore vue. Je suis certain de ne pas exagérer en disant qu'il y en avait autour du vaisseau plus de mille, dans chacun desquels, en moyenne, il n'y avait pas moins de huit personnes. Pour les écarter, on avait recours à des mesures d'une brutalité sauvage. A force de rames, les chaloupés de garde chargeaient ces barques légères de façon que, si elles les rencontraient, elles les coulassent à pic, et cela arriva. On en était encore à la curiosité, sans doute, mais elle tournait à l'enthousiasme. Les femmes portaient à leur corsage des œillets rouges et en agitaient des bouquets : autant que les hommes, elles poussaient des acclamations. Cela pouvait-il être toléré ? D'ailleurs, Lord Keith était informé qu'un writ avait été obtenu d'un magistrat, à l'effet d'obliger qu'on mit Buonaparte à terre, et qu'un homme de loi était en route pour venir le signifier. Or, il fallait gagner encore quelques jours : d'une part, pour que le traité réglant avec l'Europe le sort de l'Empereur eût été signé ; d'autre part, pour que, à défaut du Bellérophon, hors d'état d'entreprendre le voyage de Sainte-Hélène, le Northumberland, qui devait y mener l'Empereur, fut complètement prêt. Que faire ?

Buonaparte nous donne beaucoup de trouble à Plymouth, écrit, le 3 août, Lord Liverpool à Lord Castlereagh. Nous avons été obligés de donner ordre au navire, par télégraphe, de croiser jusqu'à ce que le Northumberland puisse faire route. Nous avons eu des preuves abondantes qu'il eût été tout à fait impraticable de le détenir ici sans les plus graves inconvénients. Et le 4 ! Trouvant, d'après le rapport fait par Sir Harry Bunbury lors de son arrivée hier, et d'après les lettres qu'écrit Lord Keith, que de considérables inconvénients résultaient du concours de peuple dans la baie de Plymouth, aussi bien que de l'esprit d'opposition de quelques-uns des compagnons de Buonaparte, nous avons envoyé par télégraphe et répété par exprès, l'ordre que le Bellérophon, accompagné du Tonnant et d'un autre vaisseau prit immédiatement la mer pour croiser au-devant, sans rentrer au port. Le Northumberland est sorti hier de Portsmouth, mais, comme le vent est contraire, il n'atteindra point Plymouth avant demain. Il prendra, j'espère, les passagers sans rentrer dans aucun port. Toutefois, le vent est frais, et ils peuvent être forcés d'aller à Torbay. Lord Keith mentionne, dans sa lettre d'aujourd'hui, que les visiteurs étaient moins, troublants et moins entreprenants, surtout depuis que les chaloupes des vaisseaux de guerre avaient coulé une barque et noyé un monsieur.

Donc, le Bellérophon prit la mer, et, de cette façon, se trouva coupé l'enthousiasme, sans que la marine anglaise eût davantage d'Anglais à noyer, de même que fut mis hors d'état de remplir sa mission l'homme de loi porteur d'un Sub pœna enjoignant que Buonaparte se présentât comme témoin devant la Cour du Banc du roi. Alors que toutes les chaloupes des navires en rade remorquaient le Bellérophon qui avait le vent et la marée contraires, une embarcation fut détachée, avec ordre de ne laisser approcher aucune barque venant de terre. L'homme de loi se retourna alors contre Lord Keith, qu'il tenta de rejoindre dans sa maison : l'amiral échappa par une porte dérobée, se jeta dans un canot, suivi de près par le porteur du writ qui, lui aussi, avait trouva une barque ; il passa sur le Tonnant, qu'il traversa, descendant d'un côté, durant que l'individu montait de l'autre ; il fut suivi encore vers Cadzand, mais, étant sur une barque à douze avirons, il distança l'homme, lui donna le change autour du Ramehead, et gagna le Prometheus, sur lequel il hissa son pavillon, en attendant que le Tonnant l'eût rejoint. Par les transes où étaient jetés ainsi, en même temps que les ministres, les chefs de la marine anglaise, s'ils étaient rejoints par ce porteur d'un papier dont ils ignoraient le contenu, mais auquel ils eussent dû obéir s'ils avaient été touchés par lui, c'est assez pour juger quelle était, dans leur conscience même, la violation de la Constitution et quel l'abus de la force.

C'était le 4 août à midi. Le 2, à Paris, entre la Grande-Bretagne et l'Autriche, la Grande-Bretagne et la Russie, la Grande-Bretagne et la Prusse, des traités identiques avaient été signés. Ils étaient ainsi conçus :

AU NOM DE LA TRÈS SAINTE ET INDIVISIBLE TRINITÉ, Napoléon Buonaparte étant au pouvoir des Puissances alliées, Leurs Majestés... se sont concertées, en vertu des stipulations du traité du 25 mars I8I5, sur les mesures les plus propres à rendre impossible toute entreprise de sa part contre le repos de l'Europe.

I. — Napoléon Buonaparte est regardé, par les puissances qui ont signé le traité du 25 mars dernier, comme leur prisonnier.

II. — Sa garde est spécialement confiée au Gouvernement britannique. Le choix du lieu et celui des mesures qui peuvent le mieux assurer le but de la présente stipulation, sont réservés à Sa Majesté britannique.

III. — Les cours impériales d'Autriche et de Russie, et la cour royale de Prusse nommeront des commissaires qui se rendront et demeureront au lieu que le gouvernement de Sa Majesté Britannique aura assigné pour le séjour de Napoléon Buonaparte, et qui, sans être chargés de sa personne, s'assureront de sa présence.

IV. — Sa Majesté Très Chrétienne sera invitée, au nom des quatre cours ci-dessus mentionnées, à envoyer également un commissaire au lieu de détention de Napoléon Buonaparte.

V. — Sa Majesté le roi du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande s'engage à remplir les obligations qui résultent pour elle de la présente convention.

Telle fut la loi que l'Europe décréta, sans invoquer un autre droit que celui de la force, sans entrer dans la question si Napoléon était le prisonnier ou l'hôte des Anglais. Il est au pouvoir des Puissances alliées ; cela suffit. Le traité que celles-ci ont conclu entre elles le 25 mars, ce traité fondé sur l'allégation de faits matériellement faux et réfutés point par point par le Conseil d'État impérial, pouvait seul revêtir d'un semblant de légalité l'acte, sans analogue dans l'histoire, dont elles prenaient la responsabilité. De l'aveu même des signataires, — l'Angleterre et la Russie entre autres, — le traité de Fontainebleau avait été violé en toutes ses clauses par le roi Louis XVIII à l'égard de Napoléon ; et celui-ci, pour échapper à la misère, à un enlèvement, a des risques d'assassinat constamment renouvelés, pour recouvrer sa femme et son enfant, pour assurer la subsistance de ses parents et de ses serviteurs, n'avait eu d'autre issue que de rentrer en possession des Etats qu'il avait abdiqués par ce traité. Lui avait satisfait a toutes les clauses ; à son égard, aucune n'avait été exécutée, aucune ne subsistait. En droit, sa situation était inattaquable. Tout contrat est résilié dont l'une des parties refuse de remplir les clauses onéreuses tout en conservant les bénéfices. Mais Napoléon était hors du droit, et on le lui prouva en le plaçant hors des relations politiques et sociales et en déclarant que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'était livré à la vindicte publique.

Qu'avait-il affaire à l'Europe ? Les puissances avaient participé au traité de Fontainebleau ; c'était avec elles que ce traité avait été conclu et signé ; elles en avaient délégué l'exécution au Gouvernement provisoire, puis au roi de France, lesquels, l'un après l'autre, en avaient explicitement et formellement reconnu et accepté les charges. Les puissances garantes eussent donc dû contraindre le roi de France à tenir ses engagements. Point du tout ; c'était Napoléon qui était livré à la vindicte publique pour avoir repris ce qui lui appartenait. C'est que, pour les souverains d'Europe, les Bourbons étaient récemment devenus la pierre d'angle du l'édifice ; ils passaient pour représenter essentiellement le Droit divin et le système monarchique, et si peu qu'on les aimât, si peu qu'on les estimât, si peu qu'on se fiât à leur loyauté, leur restauration, à présent que l'Europe les avait mis en posture de rois, était la condition, la preuve et la formule même de sa victoire. Très nouvellement, on lui avait révélé la solidarité royale ; certains, qui n'y croyaient point un an plus tôt, lorsqu'ils songeaient à un Bernadotte pour roi de France, s'en étaient entichés au point que tout cédait là devant. Si les engagements pris avec les Bourbons se trouvaient valides, ceux pris avec des hommes tels que Buonaparte et Murât ne l'étaient point. Vis-à-vis d'eux, il n'y avait que le bon plaisir de l'oligarchie européenne, selon quoi les engagements les plus solennels étaient annulés, la qualité des êtres changée et leur caractère transformé. Il avait suffi que, au nom de la Sainte et Indivisible Trinité, les ministres des souverains eussent décrété que Napoléon Buonaparte avait rompu le traité de Fontainebleau pour que cette rupture lui incombât, et, de même qu'il était le prisonnier de l'Europe, pour que l'hospitalité qu'il avait réclamée de l'Angleterre devint justement la captivité.

Toutefois, si, pour violer ses propres lois tout en gardant les hypocrites apparences de la nation hospitalière et généreuse, l'Angleterre s'était retirée derrière l'Europe, elle ne se souciait point, ce fait étant acquis, que l'Europe entrât dans quoi que ce fût de ses arrangements vis-à-vis de Napoléon. Si elle n'avait pu écarter l'idée de commissaires nommés par les puissances et résidant à Sainte-Hélène, parce que cette idée avait été d'abord suggérée par Castlereagh lui-même, elle avait eu soin, par le texte même des conventions, de réduire leur mission à constater l'existence de Napoléon. Les principes mêmes d'économie que professaient alors les ministres avaient cédé devant cette inébranlable volonté de disposer uniquement de l'Empereur. Liverpool ayant tiré de l'institution des commissaires cette conséquence que Napoléon, étant le prisonnier de l'Europe, devait être défrayé par l'Europe, Castlereagh n'eut point de peine à le faire renoncer à exiger cette répartition de dépenses par quoi les Alliés se trouveraient autorisés à exercer un contrôle ou une surveillance. L'Angleterre, qui seule allait profiter de la victoire de l'Europe ; qui, à la chute de Napoléon, gagnait, pour un siècle au moins, la domination delà mer ; l'Angleterre qui, seule, depuis vingt années, entretenait une guerre dont elle connaissait l'enjeu, pouvait, en vérité, payer les frais de la prison. Seulement, il y avait des formes à conserver ; l'hypocrisie anglaise y excellait. Le ministère pouvait se trouver mal d'avoir exercé ce droit de la force et d'avoir retenu Napoléon Buonaparte en une captivité illégale ; mais si l'Angleterre, en ce cas, n'agissait que comme déléguée de l'Europe, le ministère ne serait-il pas couvert par ce congrès de souverains qu'éclairait la Sainte Trinité ?

Napoléon se devait au moins de protester. Il rédigea, le 4, la protestation qu'il remit, le 5, à Maitland et à Keith :

Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m'est faite, contrôla violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis vomi librement à bord du Bellérophon. Je ne suis pas le prisonnier, je suis l'hôte de l'Angleterre. J'y suis venu à l'instigation même du capitaine, qui m'a dit avoir des ordres du Gouvernement de me recevoir et de me conduire en Angleterre avec ma suite, si cela m'était agréable... Si le Gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir ainsi que ma suite, n'a voulu que me tendre une embûche, il a forfait à l'honneur et flétri son pavillon...

J'en appelle à l'histoire : elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois. Quelle plus éclatante preuve pouvait-il lui donner de son estime et de sa confiance ? Mais comment répondit-on, en Angleterre, à une telle magnanimité ? On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi et on l'immola.

Ces paroles demeurent : l'histoire les recueille comme l'expression exacte et définitive des événements. Que Napoléon rencontrât des obstacles pour prendre la mer et gagner l'Amérique ; qu'il fut obligé de quitter Rochefort et l'Ile d'Aix ; que la terre se fermât derrière lui et aussi la mer, cela n'a rien a voir avec ce qu'a dit et fait Maitland : celui-ci et l'amiral Sir Henry Hotham l'eut accueilli et traité comme un hôte ; son caractère n'a pu changer du simple fait qu'il a plu au ministère anglais de le changer, même si l'Europe y acquiesçait et s'en rendait complice. Ce fait domine toute la captivité de Napoléon ; il en proclame l'iniquité, il en explique les péripéties ; il caractérise les luttes que Napoléon devra subir contre ses geôliers. Dès lors qu'on le traite en prisonnier, l'Empereur abdiqué ne peut plus se tenir à l'incognito qu'il eût admis comme hôte. Il revendique toutes les dignités que la libre volonté du peuple français a accumulées sur sa tête ; il revendique l'onction sacrée que le Souverain Pontife a imprimée à son front ; il revendique son titre d'Empereur et le traitement de Majesté Impériale, que lui ont reconnus tous les souverains d'Europe. Sous peine de déchoir lui-même, sous peine de déshériter son fils de cette imaginaire succession qui peut être l'Empire du Monde ; sous peine de reconnaître et d'avouer que, durant vingt années, tout ce qu'a fait la nation française fut illégitime, en la prison où l'Angleterre, exécutrice des œuvres de l'Europe, va le confiner et le détenir, il est condamné, par sa conscience et par la puissance du Droit national, à être à perpétuité l'Empereur. — Et c'est l'Empereur qu'il sera, seul s'il le faut, contre ses compagnons, ses gardes, l'Angleterre, l'Europe, seul ; et à cette dernière lutte d'un homme contre l'humanité conjurée, contre les armées de dix rois, et leurs flottes et leurs trésors, qui donc aura la victoire ?

 

 

 



[1] On a prétendu que le cri le plus vivement exprimé aurait été : A l'Armée de la Loire ! Il n'y a pourtant eu une armée de la Loire que lorsque, après l'évacuation de Paris, l'armée fut arrivée sur la Loire : or, elle n'y fut point avant le 10 juillet.

[2] Ils avaient compté sans les minutes écrites par Jaucourt sur du papier a registre, rayé de quatre raies rouges, formant un carré long et marquant des marges ; sans une copie des instructions et de la lettre de l'amiral Hotham trouvée par un imprimeur de Chartres ; sans une lettre passée sur un catalogue d'autographes. Le rapport de M. de Rigny parut dans le Moniteur du 24 ; il renfermait un historique succinct de ce qui s'était passé à Rochefort du 3 au 17 juillet, mais ne renfermait que cette allusion à la mission essentielle : Mes instructions me prescrivant d'avoir des communications officielles avec M. l'amiral Hotham, commandant la station anglaise, je m'empressai de lui de rire en lui adressant en même temps les dépêches de M. Croker, secrétaire de l'Amirauté d'Angleterre, dont j'étais porteur. Ces lettres furent remises à M. l'Amiral par M. le lieutenant de vaisseau Fleuriau que Votre Excellence avait bien voulu m'adjoindre.