L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

XI. — LA CHUTE DE L'EMPIRE.

 

 

L'Empereur à Saint-Cloud. — Suppression de la Cérémonie des Drapeaux. — Délibération de l'Empereur. — Retour à Paris. — Illusions de Marie-Louise. — L'Empereur et le Corps législatif. — Marie-Louise et son père. — Échec des deux tentatives. — Le Jour de l'An. — Colères vaines de Napoléon. — Volonté de rester gouvernemental et dynastique. — Les Adieux à la Garde nationale. — Départ pour l'Armée. — La Régence en 181 i. —Joseph, lieutenant général de l'Empereur. — Annihilation des pouvoirs de la Régente. — Initiative de Marie-Louise. — A quoi l'Empereur la réduit. — Tenez gaie l'Impératrice. — Les premières victoires. — L'Empereur revient sur ses concessions. — Confiance générale qu'on met en l'Autriche pour la paix. — Tentatives près de l'empereur François. — Rôle décoratif attribué à la Régente. — Confiance que lui marque l'Empereur tout en la tenant hors de tout. — Défiance qu'il lui inspire contre Joseph. — Rôle de Joseph. — Lettre de Marie-Louise à Napoléon. — Cette lettre prise par les coureurs ennemis. — Les Alliés avertis du mouvement de Napoléon sur Saint-Dizier. — Sentiments de Marie-Louise. — La Crise. — Le Conseil du 28 mars. — Rôle de Joseph. — L'Impératrice quitte Paris. — Rambouillet. — Chartres. — Blois. —L'Empereur se détermine à abdiquer. — Tentatives par Caulaincourt près de l'empereur de Russie, par Champagny près de l'empereur d'Autriche. — L'Abdication sous condition de la Régence. — Les Maréchaux près d'Alexandre. — La défection de Marmont. — L'Abdication sans condition. — Mission des Galbois près de Marie-Louise. — Elle veut venir retrouver l'Empereur.

 

Tout de suite, avec un redoublement de tendresse pour sa femme, des conseils de toute sorte : Conseil des ministres, Conseil des Finances, Conseil privé, Conseil d'administration delà Guerre, Conseil d'État ; jour et nuit il travaille, s'efforce à créer des moyens, à les extraire du sol comme s'il était inépuisable. Parfaitement calme, tel qu'au feu. il ne change rien de la vie de cour, qui reprend ainsi qu'aux époques les plus sereines rentrées particulières, petits spectacles, présentations, serments, signatures de contrats de mariage, promenades à Trianon, chasses à pied qui durent des heures. Le 14, il vient à Paris, où, après la messe, il reçoit sur son trône les hommages du Sénat, introduit par le grand maître des Cérémonies et présenté par le prince de Bénévent. Au même moment, dans ses appartements, l'Impératrice reçoit les drapeaux pris à Wachau et à Hanau : plus de salle du Trône, plus de dignitaires, de grands officiers, de ministres, de sénateurs, de conseillers d'État entourant la Régente ; plus de cour lui faisant cortège, plus de prince, faisant fonctions de connétable, présentant le ministre de la Guerre, plus de lecture publique de la lettre de l'Empereur. On n'a conservé de la cérémonie que ce qui se passe au dehors ; l'entrée matinale par la Porte Saint-Martin, l'organisation du cortège : musiques, états-majors de la Division et de la Gendarmerie, troupes à cheval, voitures du ministre et de ses aides de camp, le défilé par les boulevards, la rue Richelieu et le Carrousel ; mais c'est un simple maître des Cérémonies qui introduit le ministre, c'est la duchesse de Montebello qui le présente, et le discours que Clarke a préparé sonne faux devant ces quelques femmes en toilette autant que la réponse de Marie-Louise : Je suis émue de cette nouvelle preuve du souvenir et des sentiments de mon auguste époux. Tout ce qu'il peut faire pour moi, je le mérite par mon attachement sans bornes pour lui et pour la France. Déposez de ma part ces trophées dans l'église des Invalides ; que ces braves soldats y voient une preuve de l'intérêt que je leur porte. Je connais tous les droits qu'ils ont à ma protection. C'est fini, les officiers se retirent, remontent à cheval et s'en vont aux Invalides. A coup sur, rien de plus terne, de plus banal et de plus plat. Peut-être à dessein. N'est-ce pas que l'Empereur a pensé que le désastre ne pouvait plus être dissimulé par de telles mesures ? que, lui revenu et présent, la lecture de sa propre lettre semblerait étrange ? qu'il ne peut pourtant pas faire en personne hommage à sa femme des drapeaux qu'il a conquis ? En tout cas, il a tourné court. Il a prétexté l'audience du Sénat, la remise des lettres du nouveau ministre des Etats-Unis pour ne pas livrer la Salle du Trône, et, de là, tous les changements au programme. Après un Conseil de commerce et une visite à Madame, qui est indisposée, on retourne à Saint-Cloud.

Il a besoin de solitude et d'espace, non seulement pour travailler, mais surtout pour délibérer avec lui-même. Sait-il vraiment à quoi s'arrêter à présent ? Doit-il invoquer la dynastie seule et ne s'en rapporter qu'à sa propre autorité pour provoquer et accomplir les mesures de salut qui peuvent être efficaces, ou doit-il mettre en jeu d'autres éléments pour obtenir de la nation les sacrifices nécessaires ? Où sont-ils, ces éléments ? La nation ne s'est-elle pas incarnée en lui ? Qu'est-ce, près du mandat qu'il a reçu par trois fois du peuple souverain, le mandai des députés au Corps législatif ? Durant qu'il réfléchit, à Saint-Cloud, dans le froid qui est noir, dans l'inquiétude et l'ennui, la Cour, attentive aux ordres qui pourraient la ramener à Paris, contemple ses tendresses conjugales et assiste au défilé des plaisirs obligatoires. Dans ce palais, où déjà il semble qu'il y ait un mort, l'étiquette, loi suprême, impose des apparences de distractions. L'Empereur y tient, l'ordonne même. Dès les entrées particulières appelées, il presse pour les labiés de jeu de façon à se rendre libre, durant que les comparses occupent la scène. C'est pourquoi il les veut le plus nombreux possible et le plus assidus ; mais déjà des défections se notent : Mme de Montebello, qui se plaît d'autant moins à Saint-Cloud que l'Empereur s'y trouve, va prendre des acomptes au milieu de sa famille ; elle part d'une heure sur l'autre, reste des deux, trois jours absente, sans s'inquiéter des convenances de Mme de Luçay, à qui, pourtant, elle n'aurait nul service à demander. A la suite de la duchesse, d'autres dames s'efforcent à trouver des prétextes et, des soirs, la Cour tient autour de la table de loto.

À la fin, le 20, à dix heures du soir, contre le gré de Marie-Louise, car l'air de Saint-Cloud lui profite mieux que celui de Paris, on rentre aux Tuileries. Alors, malgré la triste expérience que l'Impératrice vient de faire, comment ne prendrait-elle pas quelque sécurité sur l'avenir, quelque assurance au moins de l'amour de son peuple, à ces adresses affinant de tous les bourgs de France, à ces députations des lionnes villes aliénant leur religieux dévouement, à ces discours des grands corps de l'État affirmant leur zèle ? Elle voit, chaque jour presque, l'Empereur passer au Carrousel la revue de troupes si nombreuses que les bonnes langues du faubourg Saint-Germain disent qu'on fait sortir les soldats par une porte pour les faire rentrer par l'autre ; au théâtre, à la première représentation de Nina ou à la reprise de Cléopâtre, elle subit le délire des spectateurs ; chaque jour, lorsque l'Empereur se promène dans Paris sous prétexte de visiter les travaux en cours, elle sait qu'une foule le suit, l'accompagne, l'acclame, le couvre de bénédictions, que les faubouriens, tant redoutés, réclament des armes, s'offrent eux, leurs bras et leur sang, d'un élan de cœur si généreux à la fois et si sauvage qu'ils déconcertent par la frénésie de leur enthousiasme. Puis, la vie de cour intercepte les bruits, supprime les nouvelles, et, dans la splendeur continuée des cérémonies d'étiquette, noie les présages mauvais et les tristes appréhensions. Ainsi, pour l'anniversaire du Couronnement, c'est toujours, la veille, les spectacles gratis ; le malin, à six heures, les salves d'allégresse, puis le mariage en grande pompe des douze couples dotés par la Ville, le Te Deum à Notre-Dame, avec le discours sur la gloire des Armées françaises, et, au Palais, la messe, les serments, les présentations et, le soir, la représentation sur le Grand Théâtre et le cercle à la suite. En dehors des jours de cérémonie, c'est les promenades habituelles, à pied sur la terrasse du Bord de l'Eau, à cheval au parc Mousseaux, en voiture au bois de Boulogne, les repas, les leçons, les entrées particulières et le reste. Comment saurait-elle ?

L'Empereur, lui, sait. De la délibération qu'il a tenue à Saint-Cloud, une résolution est sortie. Comme s'il ne se sentait plus assez fort pour porter seul les responsabilités, il entend les partager avec ceux auxquels il a jusqu'ici dénié justement tout mandat national collectif ; il a convoqué le Corps législatif, et c'est pour le sortir de ses attributions, pour l'associer au plus près h la défense de la patrie. Par une étrange anomalie, au moment où il lui demande ainsi une collaboration qui implique la discussion, une action qui, pour porter des effets, doit d'abord paraître indépendante, il lui impose pour président un ministre qui n'est, ni ne saurait être député, et quel ? — le grand juge Régnier, qu'il a fait duc de Massa. Croit-il, par la présence au fauteuil de cette obscure épave de la Constituante et des Anciens, éveiller dans ce personnel de nobles affamés restés royalistes, de bourgeois vaniteux à tendance girondine ou, comme on disait en 91, monarchienne, les souvenirs des anciennes assemblées et les viriles résolutions de la Convention ? Le choix est inexplicable autrement que par le dédain ; il est inconstitutionnel, donc dangereux. Mais l'Empereur n'est pas mieux instruit qu'en Brumaire de la direction d'un parlement, et ni Lucien, ni Fouché ne sont là pour l'avertir.

Le 19, c'est dans le glorieux cortège où il venait annoncer ses triomphes qu'il arrive au Corps législatif pour annoncer ses défaites. Marie-Louise est dans la tribune avec Hortense ; elle entend cet appel à l'énergie et à l'union de tous les Français, elle écoule ces paroles désespérées, mais fières, où se mêlent l'aveu des fautes commises, le repentir et pourtant l'orgueil : J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour le bonheur du monde. Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité des trônes et au bonheur des familles. Des négociations ont été entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir qu'avant l'ouverture de cette session le congrès de Manheim serait réuni, mais de nouveaux retards, qui ne peuvent être attribués à la France, ont différé ce moment que presse le vœu du monde. Nulle mention ni de la Régence, ni de l'Impératrice, ni — sauf cette légère allusion — du roi de Rome et de la dynastie, Par contre, cette phrase aux députés : Vous êtes les organes naturels de ce trône. C'est à vous de donner l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous : Ils ont sacrifié les intérêts du pays ! Ils ont reconnu les lois que l'Angleterre a cherché en vain, pendant quatre siècles, à imposer à la France !

Ainsi, par la plus étrange illusion, c'est dans un parlement composé d'anciens émigrés, de bourgeois censitaires à prétentions libérales et à tendances royalistes, que Napoléon cherche son point d'appui. Qu'arrive-t-il ? Que la commission nommée pour rédiger une adresse en réponse à ce discours du Trône, juge que le moment est opportun pour flétrir la tyrannie et réclamer les libertés nécessaires, pour donner des leçons et refuser des ressources, pour ériger le Corps législatif en face de l'Empereur comme le pouvoir vraiment national. D'une telle manifestation à des actes plus factieux, tels qu'une proposition de déchéance, le pas est court. N'ayant rien gagné sur les rédacteurs de l'Adresse, l'Empereur prétend les intimider ; peine perdue : il est vaincu et ils savent leurs alliés en marche. Le 31 décembre, il faut ajourner le Corps législatif.

Par suite d'illusions pareilles, Marie-Louise, confiante en la tendresse de son père, a compté sur lui pour obtenir la paix. D'abord, elle s'était tenue à des allusions. Dieu veuille, écrivait-elle le 20 novembre, qu'il soit possible de vous écrire de nouveau régulièrement. Ce serait un signe de paix et mes craintes auraient une fin. Vous ne pouvez vous représenter combien m'attriste la pensée que vous soyez mêlé à la guerre contre l'empereur, votre gendre, alors que vous avez tous les deux un caractère qui devrait faire que vous soyez toujours amis. N'ayant obtenu que de vagues réponses, vers le jour de l'An, elle va directement au fait : Dieu veuille que nous ayons bientôt la paix ! L'Empereur la désire et tous les gens la désirent ici ; maison ne peut faire la paix avant de négocier, et, jusqu'à présent, il parait qu'on fait beaucoup de façons de votre côté. Je suis sûre que les Anglais en sont la cause. L'empereur François, mis au pied du mur, répond cette fois, mais il éprouve tout de même quelque embarras vis-à-vis de sa fille, et il en devient obscur. Pour ce qui regarde la paix, écrit-il, sois persuadée que je ne la souhaite pas moins que toi, que toute la France, et, j'espère, que ton mari. Ce n'est que dans la paix qu'on trouve le bonheur et le salut. Mes vues son modérées. Je désire tout ce qui peut assurer la durée de la paix, mais, dans ce monde, il ne suffit pas de vouloir. J'ai de grands devoirs à remplir envers mes alliés, et, malheureusement, les questions delà paix future, et qui sera prochaine, je l'espère, sont très embrouillées. Ton pays a bouleversé toutes les idées. Quand on en vient à ces questions, on a à-combattre de justes plaintes ou des préjugés. La chose n'en est pas moins le vœu le plus ardent de mon cœur, et j'espère que bientôt nous pourrons réconcilier nos gens. En Angleterre, il n'y a pas de mauvaise volonté, mais on fait de grands préparatifs. Ceci occasionne nécessairement du retard, jusqu'à ce qu'enfin la chose soit en train ; alors elle ira, s'il plaît à Dieu.

Si cela peut s'entendre de diverses façons, il n'en est guère qui soit bonne. Ainsi, à l'Empereur, la nation censitaire en sa représentation officielle, à l'Impératrice, la famille en sa plus haute incarnation, échappent également ; il ne reste à Napoléon que le peuple et son épée.

C'est sous de tels auspices que s'ouvre, un vendredi, l'année 1814, et, ce jour-là même, les coalisés franchissent le Rhin et envahissent le territoire de l'Empire.

Pourtant, aux Tuileries, tout se passe à l'extérieur comme aux plus beaux jours. La veille, l'Impératrice offre à l'ordinaire ses porcelaines de Sèvres aux princesses de la Famille et aux dames de la Cour ; l'Empereur, ses tapisseries des Gobelins. Il y a, le matin, selon le cérémonial, les souhaits de nouvelle année par le roi de Rome, par les princesses, les dignitaires de la Maison ; mais l'Empereur s'est mal levé, il est à l'orage. En arrivant à la duchesse Dalberg, il lui adresse, devant tout le monde, une allocution assez brutale sur les mauvaises intentions de son mari. Il lui reproche son ingratitude, la menace de la chasser de France. Elle ne répond que par des larmes, et il passe, croyant avoir donné une bonne leçon. De fait, il n'a que des soupçons, pas de preuves : il ne sait pas que, depuis le mois de novembre, ce Dalberg, qu'il a fait duc, bien renseigné par sa femme, de service ordinaire près de l'Impératrice pour le trimestre d'octobre, a expédié à Francfort son secrétaire dire aux souverains alliés qu'on les attend à Paris les bras ouverts. Il ne sait pas que ce Dalberg, associé dès lors à Talleyrand et plus hostile sans doute à la dynastie, se trouve en position d'influer étrangement sur les événements dont, avec son complice, il est mieux averti que qui que ce soit. Une armée de femmes travaille pour eux dans l'Europe entière, avec des entrées dans toutes les cours, des intelligences dans tous les cabinets, des ramifications à l'infini, telles qu'en procurent les scélératesses communes, les secrets surpris, les anciennes et les nouvelles amours, surtout la communion dans la haine contre ce soldat dont il a fallu, quatorze années, subir les bienfaits. A Paris seulement, ils ont la duchesse de Courlande et sa fille la comtesse de Périgord, Mme Brignole et ses deux filles : la duchesse Dalberg et la comtesse Marescalchi ; la comtesse Tyszkiewicz, qui est née Poniatowska ; la princesse de Vaudemont, Mme de Jaucourt, Mme de Rémusat. Ce sont les illustres. Et, par là, ils savent ce qui se passe aux Tuileries, à Mortefontaine et à Malmaison ; ce qui se dit chez l'Empereur de Russie et le roi de Prusse, ce que pense Metternich, ce qui se prépare en Italie, dans le gouvernement, chez les anciens souverains, dans les sociétés secrètes. Par des fils ténus et subtils, tendus à travers l'Europe, ces femmes correspondent, et eux, au centre de la toile, figés, rapetisses, rasés, attendent. Napoléon ne s'y est pas trompé ; il a flairé l'affaire et éventé l'ennemi ; mais Dalberg est sur ses gardes, on peut fouiller chez lui, on ne trouvera rien, pas même le cachet de cornaline à ses armes allemandes qui, tantôt, servira à Vitrolles d'introduction près de Nesselrode. Dès lors, à quoi bon l'algarade ?

Avant la messe, dans la Salle du Trône, l'Empereur reçoit le Sénat, le Conseil d'État, le Corps législatif, la Cour de cassation et le corps municipal de Paris ; et devant tous, ce sont des paroles fumantes d'indignation et de colère qu'il lance à ces députés, dont il conteste à la fois le mandat, l'énergie et le patriotisme : Vous avez voulu me jeter de la boue au visage, crie-t-il, je suis, sachez-le, un homme qu'on tue, mais qu'on n'outrage pas ! Et puis, comme soulagé, il s'apaise, ce qu'il a fait tout à l'heure devant Mme Dalberg ; il se contente avec des cris quand il faut des actes. Devant le danger de la patrie, toutes les mesures de salut sont légitimes, et, la première, c'est la Loi des Suspects. Au lieu d'annoncer à ces députés les arrestations qu'ils attendent : Retournez dans vos départements, leur dit-il, allez dire à la France que bien qu'on lui en dise, c'est à. elle qu'on fait la guerre autant qu'à moi, et qu'il faut qu'elle défende, non pas ma personne, mais son existence nationale.

A défaut de députés, instrument misérable dont, de plus, il ignore le maniement, par quel levier soulever ce peuple, saigné à blanc depuis vingt-cinq ans ? Le capitaine Bonaparte a vu à l'œuvre les Conventionnels en mission ; l'Empereur s'en souvient et envoie dans les départements des sénateurs qui, après de belles proclamations qu'aucun acte ne suit, s'apprêtent, la plupart, à le trahir. Pour secouer le peuple, parler à ses intérêts et à ses passions, montrer, avec l'égalité, la révolution agraire menacée, ces comtes sénateurs, qui ont institué majorât et qui relèvent les grandes terres, sont-ils bien choisis ? Pour défendre le territoire, la levée en masse s'impose, mais cela n'est pas militaire, ne s'enrégimente pas, est quelque chose du désordre révolutionnaire. Les maréchaux n'en veulent pas ; les ministres en ont peur ; l'Empereur lui-même y répugne. Il fait des avantages aux anciens soldats, il entr'ouvre aux ouvriers de Paris les cadres de sa carde, il y crée des corps nouveaux dont il compte que les uniformes attireront de la jeunesse, mais tout cela est administratif, régulier, ordonné, rentre dans une des colonnes de ses états. Lorsqu'il se détermine à appeler à l'activité la Garde nationale de Paris, c'est, au mépris des principes essentiels et des lois même, une garde bourgeoise qu'il crée, à laquelle il donne pour chefs, avec des généraux tels que Moncey, Hulin et Bertrand, des nobles qui sont de sa maison, d'autres nobles, émigrés rentrés, dont le patriotisme sera tout à l'heure étouffé par l'ancien royalisme, enfin, des banquiers, qu'en 1809 déjà il a trouvés suspects ; mais ce sont des gens établis, qui ont un nom, une position, une fortune, qui font partie des cadres où il estime à présent qu'on doit recruter seulement les dirigeants du peuple. Dans ces vingt-cinq premiers jours de janvier que Napoléon passe à Paris pour préparer la résistance. — sursis suprême qu'il s'accorde, répit si l'on veut que lui donne la Fortune, — il reste entièrement gouvernemental, militaire et dynastique dans la formule impériale. Il semble avoir honte ou peur d'appeler la Révolution au secours de la patrie, alors que les rois coalisés font de la Révolution une arme à leur profit ; il s'attache et se cramponne au préjugé monarchique ; il prétend rester l'Empereur. Craint-il de redevenir, aux yeux des rois, ce qu'il était, ce qu'il n'a jamais cessé d'être pour eux, un parvenu jacobin ? Craint-il que le mouvement qu'il aura provoqué ne l'emporte, lui, sa dynastie, la noblesse qu'il a instituée, la société qu'il a rétablie ? Craint-il que la paix qu'il veut conclure le jour qu'il aura écrasé la coalition par un coup de tonnerre n'en devienne impossible ? Craint-il de se dégrader aux yeux de sa femme, l'archiduchesse, de changer d'essence, de cesser d'être un prince comme les autres princes ? Enfin, au cas où il serait tué, craint-il que l'Impératrice ne rencontre plus de difficultés pour traiter s'il ne s'est pas maintenu dans sa dignité d'empereur et s'il a déchaîné contre les souverains envahisseurs la tempête populaire ? En tout cas, il s'arrête toujours à mi-chemin, il demeure administratif jusque dans les mesures les plus extrêmes et prétend y conserver le caractère monarchique. On dirait que c'est là ce qui lui tient le plus au cœur. Le 2 janvier, Marie-Louise écrit à son père : J'ai lu un rapport du sous-préfet d'Altkirch. Il écrit que vos gens, en parlant de l'Empereur, l'appellent le chef de la France. Cela a beaucoup irrité ces bons Alsaciens, et je dois avouer que tout le monde a trouvé très inconvenante cette conduite de vos troupes. Si Napoléon n'a pas dicté cette lettre, c'est lui qui a fait lire le rapport à l'Impératrice et c'est lui qui a inspiré sa protestation. Il ne va pas encore jusqu'à penser que les coalisés lui refusent son titre, mais il estime ce médiocre incident assez grave pour que, sous cette forme détournée, il en instruise son beau-père.

Et il continue à faire figure d'empereur dans les cercles et les spectacles, car il y en a, aux Tuileries, de grande cérémonie, en ce mois de janvier, et les autres soirs, c'est, comme d'habitude, les petits spectacles et les entrées particulières. Comédie et tragédie ne sont pourtant pas sur la scène, mais dans la salle.

Il a peine à quitter Paris ; il ne peul se décider à laisser sa femme ici, en arrière, au milieu de cette ville qui, tout entière, saisit les armes. Le 14, il a donné ordre qu'on dirigeât ses chevaux sur Châlons ; il ne part pas, il perd encore dix jours. Le 23, il ordonne qu'après la messe, les officiers de la Garde nationale soient réunis dans la Salle des Maréchaux. Pendant la messe, il fait dire à Mme de Montesquiou de porter le roi de Rome dans le salon voisin et d'entrer au moment où lui-même, venant de la chapelle, entrera par la porte opposée. Donc, lorsque, menant l'Impératrice, qui d'ordinaire le précède, il pénètre dans la salle, l'autre porte s'ouvre pour la gouvernante, ayant le prince dans ses bras. L'Empereur le fait poser à terre, il le tient d'une main, l'Impératrice le tient de l'autre, et tous trois ainsi s'avancent au milieu du cercle. En quelques paroles brèves, il annonce son départ, il confie sa femme et son fils au dévouement de la Garde nationale. Plusieurs fois il répète : Vous m'en répondez, n'est-ce pas ? vous les défendrez ? Il y met une chaleur et une sensibilité qui provoquent l'enthousiasme ; les cris frénétiques et prolongés de Vive l'Empereur ! de la Salle des Maréchaux gagnent la masse des gardes nationaux assemblés sur le Carrousel. C'est une acclamation immense lorsque, tenant son fils dans ses bras, il passe devant eux pour recevoir leurs serments. Il en est attendri ; il embrasse le jeune prince avec une effusion de cœur qui n'échappe à aucun des assistants. L'Impératrice est baignée de larmes ; à la fin du discours, elle a été sur le point de s'évanouir, et l'Empereur a dû la soutenir. Jamais elle n'a connu un tel enthousiasme, — même pas de la part de la landwehr de Vienne. Tous ces gens se feront tuer pour elle, elle n'en peut douter, et c'est là ce peuple qu'elle redoutait tant !

Le 24, il fait les derniers préparatifs ; il signe de nouvelles lettres patentes conférant la Régence à Marie-Louise aux mêmes charges et conditions que l'année précédente ; il ordonne qu'on paye, pour la cassette d'aumônes, les 10.000 francs par mois habituels lorsqu'il est absent ; le soir, Hortense vient dîner ; elle passe la soirée entre eux, et Marie-Louise pleure toutes ses larmes, montre une telle douleur que la reine reste le plus longtemps possible auprès d'elle pour essayer de la calmer. Le 20, à trois heures du matin, après avoir brûlé ses papiers les plus secrets, il part.

 

***

Telle que la Régence est organisée, les pouvoirs de Marie-Louise — et, par suite, sa responsabilité — sont moindres encore que l'année précédente. Le gouvernement, à la vérité, reste tel que durant les autres campagnes, et l'archichancelier demeure, officiellement, le premier conseiller de la Régence, mais seulement pour le civil ; quant au militaire, qui, à un moment, absorbera tout, il est confié au roi Joseph. A la suite de négociations difficiles, de lettres et de conversations singulièrement vives, un rapprochement s'est fait entre les deux frères, une sorte de réconciliation s'est opérée. Le roi d'Espagne s'est contenté du titre de roi et a renoncé implicitement à l'Espagne. Toutefois, on n'en sait rien que par un ordre du Palais, en date du 10 janvier, portant que Joseph sera annoncé désormais sous le litre de Roi Joseph, avec les honneurs et de la manière usités pour les princes français. Le roi a été autorisé — on peut dire invité — à prendre l'uniforme des Grenadiers de la Garde, à porter exclusivement la décoration française et à reformer sa maison et celle de la reine. Rien de plus, et rien n'est officiel. Le 24 pourtant, Napoléon lui a conféré, verbalement, le litre de son lieutenant général, avec le commandement de la Garde nationale de Paris, des troupes de la première division et des troupes de la Garde, — pour celles-ci, sous l'autorité directe de la Régente. Toutefois, les ordres que donnera Joseph passeront à la Garde nationale par Moncey, aux troupes de la 1re division par Hulin, à la Garde par Ornano, et Allent, major du Génie, mis à la tôle du Bureau du roi, suivra les détails de la correspondance de l'armée, de l'organisation de la Garde nationale de Paris et de la défense de Paris et des environs. Le roi aura un état-major de quatre aides de camp généraux — revenants d'Espagne, — quatre officiers d'ordonnance et huit capitaines adjoints de la Garde nationale ; mais tout cela, tel que Napoléon le comprend le 24, tel qu'il le règle par un décret signé seulement le 28, à Saint-Dizier, n'a l'air que de parade, se réduit à des revues que le roi passera tous les jours, à dix heures du matin, ou au moins tous les deux ou trois jours. Ainsi, il n'attribue à Joseph aucune action gouvernementale, il ne le rétablit pas en l'exercice de la dignité de Grand électeur, il ne lui rend pas la présidence du Sénat ; il ne change rien des exceptions établies par le sénatus-consulte sur la Régence, dont Joseph ne peut être relevé que par l'acceptation officielle d'une abdication publique. Ni par les instructions du 24 janvier, ni par le décret du 28, il ne lui donne entrée au Conseil privé et au Conseil des ministres, en telle sorte qu'on se demande à quel titre, en vertu de quel droit il y siège ; et pourtant, par le fait de son nom, du titre qui lui est attribué de lieutenant général de l'Empereur, par suite de l'ordre de service du 16 janvier, convoquant au Luxembourg, pour offrir leurs hommages au roi, les sénateurs et les grands fonctionnaires de l'État, Joseph se trouve placé de façon à influer de la manière la plus directe sur toutes les décisions que prendra la Régente ; par la correspondance que Napoléon entretient avec lui trois, quatre fois par jour, il est érigé en confident intime, auquel l'Empereur donne part de ses intentions les plus secrètes, quoique, par d'autres côtés, il se méfie de lui et renforce contre sa sincérité les suspicions qu'il a déjà inspirées à Marie-Louise. C'est donc à Joseph que le pouvoir moral se trouve délégué au détriment de la portion si médiocre déjà de pouvoir effectif confiée à Marie-Louise et à Cambacérès, et, contra ce dépositaire du pouvoir moral, Napoléon, empereur, a des inquiétudes, et, mari, des jalousies.

Cambacérès ne peut plus être un guide : très diminué d'intelligence, affolé par des circonstances qui dépassent son caractère et qui le remplissent de craintes pour sa fortune, ses titres, sa vie même ; tombé dans une dévotion qu'il sait accommoder avec ses mœurs, incapable de prendre et de suivre une direction, de supporter une responsabilité, d'ouvrir un avis et surtout d'inspirer une résolution qui soit d'énergie, de courage et de virilité, il est plus dangereux que si, dès lors, il méditait des trahisons. Des autres grands dignitaires, Lebrun, affaibli par la maladie et déjà médiocrement fidèle, vient à peine de rentrer de Hollande ; Talleyrand guelte l'heure propice, et, sans être encore décidé pour les Bourbons, commence à causer avec eux ; Berthier est à l'armée, Eugène est en Italie. Louis, revenu en France, réfugié à Paris ou aux environs, a refusé d'abdiquer ses prétentions royales ; vainement, le 10 janvier, Marie-Louise lui a ménagé une entrevue avec l'Empereur ; ils n'ont pu s'entendre. Incapable de monter à cheval et de faire un service quelconque de guerre, Louis, par ses défauts mêmes, pourrait être de quelque utilité dans les conseils, mais, sur une lettre qu'il écrit à son frère, toute idée en est abandonnée. Quant au roi de Westphalie, qui, plus encore que son frère s'obstine à garder son ombre de couronne, il n'est et ne peut être de rien. D'ailleurs, il n'est pas dignitaire.

Ainsi, sans un conseiller sur qui elle puisse compter, la Régente est réduite à une nullité absolue ; elle ne dispose pas d'un soldat, puisque Joseph exerce le commandement des troupes ; elle ne dispose pas d'un écu, puisque La Bouillerie, administrateur du Trésor de la Couronne, — seule ressource de l'Empire, — ne délivre des fonds que sur l'ordre direct de l'Empereur ; elle ne dispose pas même de sa pensée, car, si elle prétend répondre elle-même à quelque adresse, Cambacérès intervient et y exerce sa censure : ainsi, le 26 janvier, l'état-major de la Garde nationale doit présenter une adresse en réponse au discours que lui a adressé l'Empereur. Marie-Louise a demandé à Méneval de l'aider à faire une belle réplique, car, lui écrit-elle, je n'ai pas d'idées du tout en ce moment. Méneval s'ingénie et produit un morceau qu'il croit de nature à flatter les Parisiens ; mais l'archichancelier déclare qu'un tel discours manque de dignité et qu'il est trop personnel. Il réduit la réponse de Marie-Louise à deux phrases où il n'est question que de l'Empereur, des sentiments qu'elle partage avec l'Empereur, des ordres qu'elle donnera pour qu'on envoie l'adresse à l'Empereur.

Elle se conforme strictement aux instructions qu'elle reçoit et reste passive. Que peut-elle faire de plus ? Deux fois, elle essaie de sortir de cet état, d'agir d'elle-même et de prendre une initiative. La première, c'est le 4 février, lorsque, dans le suprême péril, après Brienne, Caulaincourt est envoyé près des alliés pour tenter une négociation désespérée : affolée, ayant vainement cherché à se rassurer dans deux entretiens qu'elle a demandés à Joseph, elle écrit à son père : J'ai charge le duc de Vicence de vous dire une foule de choses importantes en mon nom. Je vous prie de le voir et d'avoir confiance en ses paroles, et de croire tout ce qu'il vous dira en mon nom, car de telles choses ne s'écrivent pas facilement... Ma santé est mauvaise. Il dépend beaucoup de vous de la rendre meilleure... Je vous prie encore une fois d'avoir confiance dans le duc de Vicence. Napoléon, s'il a connu la démarche, l'a sûrement désapprouvée, car, écrit-il à ce moment même, il ne veut pas être le protégé de sa femme, ni de son beau-père.

La seconde fois, c'est pis : le 30 janvier, sur une ordonnance du cardinal Maury, on a commencé à Notre-Dame les prières des Quarante-Heures. Le 6 février, le mandement de l'archevêque-nommé, précédé de la lettre que l'Empereur a adressée aux évoques, est lu dans lotîtes les églises. L'Impératrice veut se rendre en pèlerinage h Sainte-Geneviève : à Vienne, aux époques où, des remparts, on apercevait les feux des bivouacs français, ainsi vit-elle faire, et elle se souvient des processions et des litanies, des vœux adressés aux protecteurs de sa cité natale : Je crains que cela ne fasse mauvais effet et n'ait pas d'autre résultat, écrit Napoléon à Joseph, et il ajoute : Faites donc cesser ces prières de Quarante-Heures et ces Miserere. Si on nous faisait tant de singeries, nous aurions tous peur de la mort. Il y a longtemps qu'on dit que les prêtres et les médecins rendent la mort douloureuse ; Joseph abonde dans ce sens avec toutes sortes d'arguments doctrinaires, inutiles puisqu'on est d'accord, et Napoléon conclut par retour du courrier : Je partage votre opinion sur les prières de Sainte-Geneviève. Je crois que cela n'aboutit à rien du tout. Ce n'était qu'une dévotion particulière à l'Impératrice, et bien plus brutalement, il écrit à Cambacérès : Qu'est-ce que ces Miserere et ces prières de Quarante-Heures à la Chapelle ? Est-ce qu'on devient fou à Paris ?

Ainsi, pas même prier ! Qu'a-t-elle besoin de savoir ? A elle, Napoléon écrit qu'il se porte bien et que les affaires, quoique difficiles, s'améliorent depuis huit jours. Il lui dit de ne pas se tourmenter, comme si cela était possible ! A Joseph il écrit : Tenez gaie l'Impératrice ; elle se meurt de consomption ; et c'est au moment où il règle tout pour une évacuation probable de Paris : le Trésor chargé en six heures sur quinze voitures qu'on attellera avec les chevaux des Écuries, tout le monde partant, un seul commissaire impérial restant à Paris. Quand cela arrivera, écrit-il, je ne serai plus. Par conséquent, ce n'est pas pour moi que je parle... Soyez bien persuadé que, si le cas arrivait, ce que je vous ai prédit arriverait infailliblement. Je suis persuadé qu'elle-même en a le pressentiment. Elle, c'est Marie-Louise et, au moment où il sait qu'elle ne peut rien ignorer de cette mort envisagée de trop près, trop fermement, pour n'être pas désirée, cherchée, provoquée même, Tenez-la gaie, dit-il.

De tout ce qu'écrit l'Empereur, on laisse voir le moins possible à Marie-Louise : les bonnes nouvelles si rares, les allées et les venues des courriers sur Châtillon, les lettres où l'Empereur parle de sa santé et donne de vagues espérances, voilà ce qu'elle sait. De temps en temps, malgré ses méfiances, elle prend sur elle d'écrire à Joseph, de lui demander presque humblement des nouvelles un peu plus sûres et un peu mieux détaillées que celles des journaux. Joseph qui, à ce moment, semble rétabli en l'entière confidence de son frère, lui répond de se rassurer et de s'aller promener au bois de Boulogne. Mais, de partout, l'inquiétude filtre au milieu des silences d'étiquette ; le soir, aux entrées particulières, on s'interroge, on se demande à voix basse des nouvelles, on échange des impressions de désespoir. Et, dans cette existence toujours aussi parée, aussi costumée, aussi étreinte par le cérémonial, où seulement, aux tables de l'Impératrice et de ses dames, la charpie a remplacé le loto, le désastre prochain se rend plus sinistre des robes décolletées, des fleurs, des broderies d'uniforme, du contraste de ce luxe et de cette misère ; et l'ignorance où l'on vit, avec la pâture unique des imaginations, des bruits et des fausses nouvelles, rend plus poignante encore l'inquiétude de l'avenir.

Déjà bien des vides se sont faits ; des ministres — celui même de la-Police qui doit être le mieux informé — ont envoyé leurs familles dans des terres du Midi ; Denon cherche partout Joseph pour demander la permission de fermer le Musée et d'emballer les objets les plus précieux. La débandade est commencée. Tenez gaie l'Impératrice !

Le 10, pendant qu'elle se promène au bois de Boulogne, on se bat à Champaubert ; 6.000 prisonniers, 40 canons, tout le corps d'Alsufieff tué, noyé ou pris ; le 11, on en a la nouvelle au moment où Joseph passe en revue, dans la cour des Tuileries, 6.000 grenadiers de la garde nationale. A cinq heures, sur l'ordre direct envoyé par la Régente, les salves de la batterie triomphale annoncent la victoire qui, le soir, est publiée dans tous les théâtres. Le lendemain, encore pendant une revue des corps de la Garde, c'est Montmirail et l'armée de Silésie détruite. J'écris à l'Impératrice de faire tirer soixante coups de canon, mais elle n'a pas appris encore à deviner ses rebus de victoire, il faut qu'elle ait recours à Joseph : Quand je vous verrai ce matin, lui écrit-elle, je vous prierai de m'aider à déchiffrer mes lettres, car il s'agit de faire mettre les nouvelles que l'Empereur me donne dans les journaux sous la rubrique de Paris. Et après, c'est Vauchamp, c'est Nangis, et Schwarzenberg demandant une suspension d'armes : Ces misérables, au premier échec, tombent à genoux ! s'écrie l'Empereur.

Mais, du même coup, il revient sur les concessions extrêmes qu'il a faites : Vous concevez, écrit-il à Joseph, que, me voyant à la veille d'une bataille dans laquelle j'étais décidé à vaincre ou à périr, et dans laquelle, si je cédais, ma capitale eût été prise, j'eusse consenti à tout pour éviter celle grande chance. Je devais ce sacrifice de mon amour-propre à ma famille et à mon peuple, mais, dès qu'ils ont refusé, que la chance de la bataille a eu lieu et que tout est rentré dans les chances d'une guerre ordinaire où le résultat d'une bataille ne peut plus menacer ma capitale, et que toutes les données possible ? sont pour moi, je dois à l'intérêt de l'Empire et à ma gloire de négocier une véritable paix... une paix telle que tout homme raisonnable peut la désirer, et mes désirs ne vont pas au delà des propositions de Francfort.

Pour cette paix, tout le monde a confiance en l'Autriche. Sur la lettre que Marie-Louise lui a remise pour son père, Caulaincourt qui déjà sans doute y est disposé, qui croit que, de bonne foi, à Francfort, les souverains ont offert de traiter sur la base des frontières naturelles, qui croit que les négociations ouvertes à Châtillon sont sérieuses, — peut-être parce qu'il en est chargé,— s'est livré à Metternich, cherchant à l'intéresser aux destins de la France, le conjurant, au nom de la gloire immense qu'il aurait à recueillir, de se rendre maître des événements, d'en arrêter le cours par une prompte paix, de venir passer trois heures à Châtillon pour finir en trois heures une lutte maintenant sans objet et qui coûte à l'humanité tant de larmes. C'est de Metternich, et surtout de l'empereur François, que, le 8, il a imploré un armistice sur la base des anciennes limites et de la remise d'une partie des places auxquelles la France renonçait. C'est encore de Metternich et de l'Autriche qu'à la reprise des négociations, il attend le salut.

Napoléon tout de même. La demande d'armistice, la victoire qu'il vient de remporter à Montereau et dont les trophées doivent exciter l'enthousiasme de la capitale et de la nation lui paraissent fournir l'occasion. Il s'adresse directement à son beau-père. Il lui demande la paix, une prompte paix, fondée sur les déclarations de Francfort. Me sera-t-il permis de dire à Votre Majesté, écrit-il à la fin, que malgré tout ce qu'elle a fait contre moi depuis l'envahissement de mon territoire et le peu de souvenir qu'elle a gardé des liens qui nous unissent et des rapports que nos Etats sont appelés à maintenir entre eux pour leur intérêt, je lui conserve les mêmes sentiments et ne puis voir avec indifférence que, si elle refuse la paix, ce refus entraînera le malheur de sa vie et bien des maux pour tous les peuples, tandis que, d'un mot, elle peut tout arrêter, tout concilier et rendre au monde, et surtout au monde européen, une tranquillité durable ? Le 23, à Châtres, le prince Wenzel Lichtenstein lui apporte la réponse de l'empereur d'Autriche ; elle n'est que de mots, mais Napoléon engage une conversation, il se rassure aux assurances que lui donne Lichtenstein que les coalisés n'en veulent ni à sa personne ni à sa dynastie, que la présence d'un Bourbon à la suite des armées étrangères n'est qu'un moyen de guerre pour opérer une diversion dans quelques provinces, qu'il n'y a rien de plus et que, d'ailleurs, l'Autriche ne s'y prêterait pas. Et alors, confirmé dans sa confiance, il écrit à Joseph que le prince de Schwarzenberg vient de renouveler la demande d'un armistice, que l'armée coalisée l'inonde de parlementaires pour demander une suspension d'armes, qu'on va peut-être en négocier une ce matin, mais que ce ne pourra être qu'autant que les négociations de Châtillon seront suivies sur les bases de Francfort.

Quant à Marie-Louise, c'est assurément à son père qu'elle prétend adresser les lettres dont Joseph envoie de sa part deux projets à Napoléon le 22 février, et qui, dûment autorisées, sont expédiées à la date du 27 : Il n'est pas d'une bonne politique, dit-elle, de nous forcer à une paix honteuse et déshonorante qui ne durera pas. On est prêt ici à mourir plutôt qu'à accepter de telles conditions. Représentez-vous, mon cher papa, quelle serait ma situation. Ce serait pour moi un coup si affreux que je n'y survivrais pas. Je vous prie aussi, mon très cher papa, de vous souvenir de moi et de mon fils. Vous savez combien je vous aime et combien aussi je me suis flattée de posséder votre amour paternel.

Ainsi, c'est sur celle carte de l'Autriche, si soigneusement biseautée par Metternich, que l'Empereur et tous ceux qui l'entourent ont mis leur vatout. Voici cinq années que Metternich prépare sa portée ; depuis Dresde il la file, et s'il perd des coups, il s'est assuré du gain final. Toutes les tentatives qu'on peut faire pour émouvoir sa sensibilité sont aussi oiseuses que pour tenter sa cupidité. Avec les apparentes légèretés d'un courtisan de l'Œil-de-Bœuf, qui se plaît à donner aux billets diplomatiques un tour de familiarité, un agrément de style, de plaisantes images à l'instar du prince de Ligne, il entretient contre Napoléon une haine froide qu'il ne satisfera qu'en l'étranglant — seulement il ne quittera pas ses gants. Il tient à présent toutes ses revanches, comme Allemand, comme aristocrate, comme Autrichien. Pour nouer la partie, il a livré par un mariage infâme la fille des Césars et, à présent qu'il est maître du jeu, il se lèverait de table et permettrait à l'adversaire de ramasser quelque chose de sa mise ? Pas si sot ! Mais, il le laisse croire tout ce qu'il veut ; il annonce même qu'il est l'artisan de la paix, qu'il y travaille, qu'il en a la passion ; et ainsi le temps passe, les trahisons se préparent, les bourboniens se réunissent, la conspiration se noue : ceux qui, vingt ans auparavant, les armes à la main, servaient d'éclaireurs aux étrangers, à présent, costumés en valets, leur promettent de faciles triomphes et les flattent de la guerre civile.

Par une suite de ses idées antérieures, en même temps que l'Empereur, dans la mesure où il le juge à propos, accepte l'intervention de Marie-Louise près de son père et maintient la correspondance entre eux, il continue à lui donner devant le pays un rôle principal : c'est à elle qu'on présentera les dix drapeaux pris à Montmirail, Vauchamp et Montereau, et elle prononcera alors des phrases emphatiques sur ces trophées, gages du salut de la Patrie. Qu'à leur aspect, dira-t-elle, tous les Français se lèvent en armes ! Qu'ils se pressent autour de leur monarque et de leur père ! Leur courage, guidé par son génie, aura bientôt consommé la délivrance de notre territoire ! C'est elle qui, à toutes les villes menacées par les coureurs de l'ennemi : Orléans d'abord, puis Lille, Cambrai, Valenciennes, aux grosses villes de la frontière du Nord, écrira, de sa main, des lettres dont elle variera les expressions selon les circonstances et les exemples que ces villes ont donnés de leur zèle durant les dernières guerres. Et ces lettres, qu'accompagnera une lettre du ministre de l'Intérieur, reçues parles conseils municipaux réunis exprès, produiront, au dire de l'Empereur, plus d'effet que si elles étaient signées par lui-même. Tout de suite, la garde nationale s'organisera, on formera des compagnies de canonniers, on réunira des attelages, on se mettra en état de défense, et des députations viendront rendre compte à l'Impératrice des mesures prises. De même, c'est elle qui devra parler à la duchesse de Castiglione, lui dire que son mari doit marcher, agir comme l'Empereur et se faire honneur. Pour fournil un semblant de résistance nationale aux prétentions émises par les alliés au congrès de Châtillon, c'est elle qui réunira, sous sa présidence, les grands dignitaires, les ministres d'État et le président du Conseil d'État et qui, par l'organe de Joseph, leur communiquera les pièces faisant connaître l'état de la négociation ; mais, qu'on ne s'y trompe pas : l'Empereur ne veut pas d'avis en forme ; si le secrétaire de la Régence doit enregistrer ce que chacun dira, lui ne tiendra compte des opinions que si elles vont à son but. La Régente, écrit-il, a seule l'autorité et en elle seule réside entièrement ma confiance, et il le prouve en lui donnant, en cas d'absolue nécessité, le droit de signer des avances de fonds sur le Trésor de réserve ; mais, en même temps, on ne doit la tenir au courant de rien : J'ai vu avec peine, écrit-il à Joseph, que vous ayez parlé à ma femme des Bourbons et de l'opposition que pourrait y faire l'empereur d'Autriche. Je vous prie d'éviter ces conversations. Je ne veux pas être protégé par ma femme. Cette idée la gâterait et nous brouillerait. Et à quoi bon lui tenir de pareils discours ? Laissez-la vivre comme elle vil ; ne lui parlez que de ce qu'il faut qu'elle sache pour signer, et surtout évitez les discours qui la feraient penser que je consens à être protégé par elle ou par son père. Jamais, depuis quatre ans, le mot de Bourbon, ni de l'Autriche n'est sorti de ma bouche. D'ailleurs, tout cela ne peut que troubler son repos et gâter son excellent caractère. Qu'est-ce à dire, après la lettre du 27 février, et lorsque, tout à l'heure, il va en demander d'autres à sa femme ? Est-ce une saute de son esprit ? faut-il y voir la crainte que Marie-Louise prenne des inquiétudes sur la solidité de son trône, et, s'il veut qu'elle parle de paix, prétend-il qu'elle évite, sur l'intérieur, toute digression d'où l'on tirerait des conséquences, ou n'est-ce pas que, se méfiant de Joseph, il joue double jeu avec lui ? Le mari très tendre qu'il est n'est point exempt de jalousie, et de même que son attention est éveillée sur tout ce qui se passe à l'intérieur de la Maison et dans l'entourage de l'Impératrice — témoin son intervention dans la nouvelle dispute entre Mme de Montebello et Mme de Montesquiou et ses diverses lettres à ce sujet — elle l'est plus encore sur les hommes, même son frère, qui approchent Marie-Louise. Il ne veut pas qu'elle se rende familière avec Joseph, qu'elle lui écrive gentiment mon cher frère, et qu'elle l'assure de toute sa sincère amitié. Il rétablit, d'elle à lui, le protocole d'usage entre têtes couronnées : le Monsieur mon frère et très cher beau-frère en vedette, la Majesté en traitement, et, en salutation : le renouvellement des assurances des sentiments d'estime et d'inviolable attachement avec lesquels elle est, de Sa Majesté, la bonne sœur et belle-sœur. Il défend que Joseph vienne trop souvent faire visite, et il interdit que ce soit le matin. D'abord, cela n'est pas d'étiquette, et puis cela trouble inutilement : prétextes.

Ce n'est pas son unique grief ; il en aurait de plus sérieux, de tels que, s'il était exactement informé, il rapporterait sans doute ce qu'il a réglé pour le lieutenant général, mais il soupçonne seulement et ne se tient pas assez sur ses gardes. Il ignore que, dès la fin de février, certains sénateurs, quelques conseillers d'État, peut-être même des dignitaires, ont proposé à Joseph, sinon de provoquer la déchéance, au moins de présenter à l'Empereur son abdication comme nécessaire ; après cette abdication, Joseph, nommé lieutenant général de la Régence pendant la minorité de Napoléon II, traiterait facilement avec les alliés. Joseph a reçu la confidence et n'a point informé l'Empereur. Vers le 10 mars, l'intrigue a été reprise : il s'agit d'une adresse, signée par les membres du Conseil de Régence, les sénateurs et les conseillers d'État, qui mettrait l'Empereur en demeure de faire la paix, en sous-entendant que son abdication la rendrait seule possible. Napoléon est averti par une lettre de Méneval, suivie six heures après par une lettre de l'Impératrice, et tout de suite il écrit de sa main à Méneval : J'ai reçu votre lettre. Vous avez bien répondu. La première adresse qui me serait présentée pour demander la paix, je la tiendrais pour une rébellion. Les jours suivants, il écrit à Clarke et à Savary des lettres sévères, et il donne à Joseph (14 mars) un sérieux avertissement, mais il s'en tient là, ne pouvant croire qu'on le trahisse.

Ainsi, telle est la situation qu'il a créée : il a placé l'Impératrice hors de toutes les affaires graves pour qu'on la laisse tranquille et qu'on ne lui donne aucune espèce de chagrin ; il a rendu Joseph suspect à ses yeux de femme et de souveraine ; il tient lui-même Joseph pour douteux, et c'est pourtant à Joseph qu'il va confier de nouveau, le 16 mars, l'Impératrice et le roi de Rome ; c'est à lui qu'il va adresser ses instructions suprêmes au cas où l'ennemi approcherait de Paris, car, s'étant rassuré par les menaces de ses lettres sur les éventualités des défections intérieures, il s'est déterminé à s'éloigner pour manœuvrer sur les derrières de l'ennemi.

 

Il fait cela ; mais il reste en communication personnelle avec l'Impératrice, il lui donne des instructions particulières et secrètes ; le 20, de Plancy, il la prie d'écrire à l'empereur d'Autriche et lui indique en quels termes ; le 21, à dix heures du soir, Marie-Louise répond et voici sa lettre — l'unique qu'on ait retrouvée de cette correspondance quotidienne par laquelle seulement se trouveraient éclairés les événements :

Mon cher ami, j'ai reçu cette nuit ta lettre de Plancy du 20 mars. Je vois avec bien du plaisir que tu es content de la tournure de tes affaires. J'espère qu'elles iront à présent tout à fait à la satisfaction. Au moins, je fais des vœux pour cela. Je voudrais, mon cher ami, que tu puisses être aussi heureux que tu mérites de l'être. Tout Paris est rempli de bonnes nouvelles. Il paraît qu'on a beaucoup ajouté à celles que le courrier a pu raconter, en sorte que l'on parle beaucoup de batailles gagnées et surtout de la paix. J'ai écrit comme tu as voulu à mon père, mais, comme il est un peu tard aujourd'hui, je crains de ne pouvoir pas faire la copie de la lettre. Tu l'auras demain, car je te l'enverrai demain par l'estafette de onze heures. Je voudrais bien que mes lettres puissent faire bon effet, mais je n'y crois pas. Mon père ne m'écoute guère quand il s'agit d'affaires. J'ai trouvé l'archichancelier bien courageux aujourd'hui. Il a parlé de son courage d'une façon étonnante. Je n'ai pas vu le roi. Il ne vient presque plus me voir le matin. J'en suis bien contente, parce que je pense que cela le conviendra. Ton fils t'embrasse ; il se porte à merveille. Il a fort mal dormi cette nuit, son sommeil a été extrêmement agité et il a pleuré beaucoup en dormant. Nous lui avons demandé ce qu'il avait eu. Il nous a dit qu'il avait rêvé à son cher papa, mais qu'il ne dirait pas comment, et nous n'avons jamais pu le faire entrer dans aucune explication. Ma santé est fort bonne. Le printemps me réussit à merveille. Depuis deux ans, le froid ne me réussit pas bien. Il a fait assez doux pour que je puisse monter à cheval. Cela m'a fait grand bien, mais ce qui me ferait plus de bien que tout cela, ce serait de te revoir et de ne plus être tourmentée. Je t'aime et t'embrasse tendrement.

Ta fidèle amie,

LOUISE.

Cette lettre où, de fait, tout un caractère se lit, où toute une intelligence se trace, où tient tout un régime dévie, est saisie par les coureurs alliés, mais la lettre que l'Impératrice a écrite à son père et qu'elle a expédiée le lendemain 22, parvient à son adresse. Marie-Louise y dit : La nation a beaucoup de courage et d'énergie, surtout les paysans qui sont très irrités depuis qu'on les a maltraités. Vos armées peuvent être battues, car l'armée de l'Empereur est plus belle et plus forte que jamais. Ce n'est pas seulement dans l'intérêt de Napoléon que son père doit terminer la guerre, c'est aussi son intérêt à lui de proposer à la France la paix de Francfort... Autrement, dit-elle, vous pourriez, dans peu de jours, être forcés de conclure une paix pire et moins avantageuse. Elle le conjure par tout ce qu'il a de plus sacré de ne pas pousser les choses à bout, de ne pas sacrifier l'Europe entière à l'avidité de l'Angleterre, à l'ambition et à la haine du comte Stadion. Par là, dit-elle, vous sacrifiez l'intérêt de votre monarchie, le bonheur de votre vie. La paix que l'on nous offre et qui nous abaisse et enlève Anvers à la monarchie n'est pas acceptable. Son père doit être convaincu que, comme l'Empereur l'a déclaré, rien ne l'amènera à céder Anvers, malgré tout ce qu'on peut dire et faire à Châtillon, il faudrait qu'on revint à la paix de Francfort : Celle-ci est la seule durable et la seule avantageuse, non seulement pour la France mais pour la monarchie.

Cette lettre a-t-elle été remise le 23 à Napoléon par un des derniers courriers qui aient passé et est-ce elle qu'il a, le 28, à Saint-Dizier, confiée au comte Weissenberg, ambassadeur d'Autriche à Londres, arrêté par des paysans, en sortant de Chatillon, sur la route de Nancy à Langres et amené au quartier impérial ? a-t-elle été saisie parles éclaireurs ennemis et transmise par les alliés à l'empereur François ? peu importe — elle ne put, dans aucun cas, arriver en temps utile, car le 24, à six heures du matin, l'empereur François prévenu à Bar-sur-Aube par Schwarzenberg qu'il risquait d'être enlevé par les partisans français, s'est retiré, ou plutôt enfui à Dijon.

D'ailleurs, quel effet eût-elle produit ? En admettant, ce qui est invraisemblable, que l'empereur d'Autriche pût s'attendrir aux supplications de sa fille, les alliés, prévenus par la lettre en date du 21, écrite par Marie-Louise à Napoléon, avaient tout le temps d'y parer, et les ministres d'Autriche, en écartant leur souverain du théâtre des opérations et de ses environs immédiats, lui avaient enlevé l'odieux d'une action personnelle contre son gendre. D'ailleurs, l'empereur François n'éprouve pas de pareils scrupules : dès le 2o, il charge officiellement Bombelles de négocier directement avec le comte d'Artois, auquel il envoie, à Vesoul, un chapeau décoré d'une cocarde blanche.

Pour que le mouvement de suprême désespoir que tentait Napoléon eût des chances de réussir, il fallait que les alliés restassent ignorants des intentions de l'Empereur et de la situation de Paris. Or, outre les avis que les traîtres venaient leur fournir, ils eurent les renseignements officiels des dépêches interceptées : la lettre de Marie-Louise n'est pas la seule ; ils ont une dépêche de Berthier à Macdonald, surtout le part d'une estafette de l'Empereur. Là, se trouve un billet adressé, le 22, par Napoléon à Marie-Louise, où il annonce qu'il a résolu de se porter sur la Marne afin d'éloigner l'ennemi de Paris et de se rapprocher de ses places. Je serai ce soir à Saint-Dizier, ajoute-t-il. La route de Paris est donc ouverte. Les alliés savent que des complices les y attendent, qui se vantent de leur en ouvrir les portes, Ils s'y jettent ; mais, d'abord, par une suprême ironie, avec une affectation de respect qui souligne et précise le désastre, Blücher adresse décacheté, à Marie-Louise, ce billet de Napoléon ; Il s'empresse, dit-il, de le mettre aux pieds de la fille auguste de S. M. l'empereur d'Autriche. En recevant cette dépêche, Marie-Louise sent le coup, mais elle n'en laisse rien voir, n'en parle à personne ; le soir seulement, aux entrées, elle désigne le ministre de la Police pour sa partie et, peu à peu, le met au courant. Qu'y peut-il ? Sur la parole de l'Empereur, elle s'est habituée à voir en Savary un sauveur et, par impuissance ou par désir de ne pas être exclu, par ineptie ou par crainte des responsabilités, par l'appréhension de la chute ou le goût de conserver des relations distinguées, Savary, avec ses boites de gendarme et sa réputation de mameluck, ne prévient rien, n'arrête personne et laisse tout s'accomplir. Sans doute, pour lutter encore, pour trouver en soi l'ardeur nécessaire, pour rester confiant à la fortune de l'Empereur et s'en rendre solidaire au point de couper tous les ponts derrière soi, à défaut d'une conviction, d'un dévouement, d'une volonté de tout risquer qui de jour en jour se font plus rares, il faut la certitude que l'on ne saurait en réchapper et que le moins qu'on risque c'est l'échafaud. Mais des promesses se sont répandues, des confidences s'échangent, des négociations s'entament. Chacun des serviteurs s'abandonne, malgré soi se réserve et pense à conserver sa fortune. Les circonstances, comme dit Napoléon, sont véritablement trop fortes. La fortune qui, vingt années durant, s'est montrée sa compagne obstinément fidèle, se retourne contre lui avec une constance, une minutie d'hostilité qui, par d'infimes détails, fait tomber ses combinaisons. Jamais le mot chance n'est revenu si souvent sous la plume du grand joueur, jamais la chance ne s'est montrée si résolument adverse. Après tous les coups qu'il risque et où sa maîtrise lui assure un gain immédiat, un accident, presque ridicule, lui enlève l'avantage presque décisif qu'il croyait tenir. A la suite des deux combats de Fère-Champenoise, il n'y a plus un soldat entre les alliés et Paris, et l'Empereur, vainqueur à Saint-Dizier, en est à soixante-trois lieues.

 

Le 27 mars, Marie-Louise écrit à Méneval : Il parait que nos affaires vont si mal du côté du duc de Raguse que nous pourrions bien avoir une visite sous très peu de jours, quelle terrible perspective ! Pour fouetter un peu la garde nationale, elle assiste, derrière une croisée, à la revue quotidienne que passe, au Carrousel, Joseph, en uniforme de grenadier, les bras croisés, sans doute par imitation de son illustre frère. Le roi de Rome, coiffé d'un chapeau militaire, décoré du grand cordon, salue d'une fenêtre du rez-de-chaussée. On a étalé toutes les ressources, gardes nationaux, dépôts de la Garde, jusqu'aux équipages des vivres et aux voitures des administrations. Mais, à cette revue même, de mauvais bruits circulent : on raconte l'entrée du duc d'Angoulême à Bordeaux, l'arrivée du comte d'Artois au quartier général des alliés. Certains, des officiers supérieurs même, y prennent leur parti de trahir.

Le 28, dans la matinée, toujours par des récits colportés — car les journaux sont muets par ordre — on croit savoir que l'ennemi approche, qu'il n'est qu'à cinq lieues. Dans la matinée, Hortense se rend aux nouvelles aux Tuileries. L'Impératrice n'en sait pas plus que moi, dit-elle au retour. Ce soir, il doit y avoir un conseil qui décidera ce que chacun doit faire. A quatre heures, Marie-Louise fait appeler Caffarelli et lui ordonne de tout préparer pour qu'elle puisse quitter Paris le lendemain, mais elle ajoute que ces ordres sont conditionnels et subordonnés à la décision que prendra le soir le Conseil. A huit heures et demie, ce conseil s'assemble : l'Impératrice préside, Joseph, les trois grands dignitaires présents, le président du Sénat, les ministres à portefeuille et les ministres d'État. En fait, il ne devrait s'agir que d'interpréter les ordres de l'Empereur qui, quelle qu'en soit la date, sont précis, formels et sans réplique. Si c'est un hurrah que pousse un parti, même un corps d'armée contre qui l'on soit assuré d'avoir l'avantage, il faut se défendre et rester ; si c'est l'armée ennemie tout entière et que les chances soient mauvaises, il faut partir. Mais, ce n'est pas ainsi que Joseph pose la question. Il demande directement au Conseil s'il faut partir ou rester, provoque un exposé militaire par le ministre de la Guerre, néglige la situation politique dont il n'a pas l'air informé : une discussion s'engage où l'avis prévaut que l'Impératrice doit rester. On vote, une première, une deuxième fois. Sauf Joseph et Clarke, le Conseil est unanime. Joseph, alors seulement, paraît se souvenir qu'il a des ordres de l'Empereur, des ordres qui, deux fois au moins solennellement répétés, le 8 février et le 16 mars, ne laissent pas le moindre doute sur sa volonté. Le 8 février l'Empereur a écrit : ... Si, par des circonstances que je ne puis prévoir, je me portais sur la Loire, je ne laisserais pas l'Impératrice et mon fils loin de moi, parce que, dans tous les cas, il arriverait que l'un et l'autre seraient enlevés et conduits à Vienne... S'il arrivait bataille perdue ou nouvelle de ma mort... faites partir l'Impératrice et le roi de Rome pour Rambouillet. Ordonnez au Sénat, au Conseil d'État et à toutes les troupes de se réunir sur la Loire. Laissez à Paris ou le préfet, ou un commissaire impérial, ou un maire... Ne laissez jamais l'Impératrice ni le roi de Rome entre les mains de l'ennemi. Cette lettre, prophétique sur le rôle que jouera l'Autriche, est vieille ; on peut alléguer qu'elle ne s'applique pas aux circonstances, mais la lettre du 16 mars a douze jours de date et elle est sans réplique : Mon frère, conformément aux instructions verbales que je vous ai données et à l'esprit de toutes mes lettres, vous ne devez pas permettre que, dans aucun cas, l'Impératrice et le roi de Rome tombe entre les mains de l'ennemi. Je vais manœuvrer de manière qu'il soit possible que vous fussiez plusieurs jours sans avoir de mes nouvelles. Si l'ennemi avançait sur Paris avec des forces telles que toute résistance devînt impossible, faites partir dans la direction de la Loire, la Régente, mon fils, les grands dignitaires, les officiers du Sénat, les présidents du Conseil d'État, les grands officiers de la Couronne, le baron de la Bouillerie et le Trésor. Ne quittez pas mon fils et rappelez-vous que je préférerais le savoir dans la Seine plutôt que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax prisonnier des Grecs m'a toujours paru le plus malheureux de l'histoire.

Là-devant, toute opposition tombe ; on passe à un troisième vote. L'archichancelier annonce que l'Impératrice partira le lendemain matin à six heures, que lui-même l'accompagnera avec La Bouillerie et le Trésor, que les grands dignitaires et les ministres resteront à Paris avec Joseph jusqu'au moment où celui-ci leur signifiera l'ordre de départ.

A une heure du matin, le Conseil se sépare. La Régente fait dire à Caffarelli, par Mme de Montebello, que tout le monde soit prêt chez soi à partir à six heures du matin, mais qu'on ne vienne pas au Palais avant qu'elle fasse prévenir de s'y rendre ; que Sa Majesté attend des nouvelles de la nuit et que, s'il n'en arrive pas de fâcheuses, elle ne fera pas entrer chez elle avant neuf heures du matin.

Marie-Louise est singulièrement perplexe. A l'issue du Conseil, Joseph et Cambacérès lui ont remontré les dangers d'abandonner Paris ; ils lui ont dit qu'elle seule doit décider, ayant seule autorité pour le parti à prendre. Elle a répondu que le roi et l'archichancelier sont ses conseillers obligés et qu'elle ne prendra pas sur elle de donner un ordre contraire aux instructions de l'Empereur et au vote du Conseil privé, sans avoir leur avis conforme et signé. A Hortense, qui l'a attendue et qui lui dit : Ma sœur, au moins vous savez qu'en quittant Paris, vous neutralisez la défense, et qu'ainsi vous perdez votre couronne ; je vois que vous en faites le sacrifice avec beaucoup de résignation, elle répond doucement : Vous avez raison ; ce n'est pas ma faute ; mais le Conseil l'a décidé ainsi. Accoutumée dès l'enfance à une passive obéissance, rompue à cette discipline qui exige l'exécution immédiate et littérale des ordres reçus, peut-elle s'insurger contre ceux de l'Empereur, en discuter le sens, en peser les termes, supposer qu'ils se trouvent contredits par des éventualités nouvelles ? Tout ce qu'elle peut, c'est espérer une lettre de l'Empereur, l'annonce de sa prochaine arrivée, même une information qui rassure, qui permette d'attendre.

Pendant le reste de la nuit, on se prépare : on charge l'argenterie, qui part, sous escorte, à quatre heures du malin ; on charge tes voilures du Trésor, on emballe les diamants de la Couronne et les diamants particuliers de l'Impératrice. On empile dans les malles tout ce qui, dans la garde-robe, a une valeur, toutes les dentelles, tous les cachemires, des robes en quantité, quarante-huit chapeaux, quatre-vingt-cinq paires de souliers, trente paires de bottines ; on n'oublie rien de ce qu'il faut pour le voyage ; bassinoire, marabout, lampe de nuit, les deux bidets de vermeil et les neuf nécessaires. De son côté, Méneval brûle les papiers que l'Empereur n'a pas emportés ou détruits, et met à part les papiers et correspondances de famille qu'il a ordre de garder et de détruire en cas de danger.

Le 29, à six heures du matin, Joseph vient aux Tuileries et charge Caffarelli de dire à l'Impératrice qu'il va à la Villette voir ce qui se passe, et que, s'il n'envoie rien dire, il faut qu'on parte à neuf heures. Quoique l'Impératrice soit debout depuis sept heures et qu'elle se tienne dans son appartement intérieur avec son fils et ses dames, ce n'est qu'à neuf heures et demie qu'elle fait appeler Caffarelli qui rend compte de ce que lui a dit le roi Joseph et de ce qu'il a appris : comme les nouvelles arrivées jusqu'à neuf heures, si elles n'étaient pas tranquillisantes, n'étaient pas moins de nature à alarmer, il n'a pas pris sur lui de forcer la consigne. Toujours perplexe, ne sachant à quoi se résoudre, partagée entre la crainte de désobéir à l'Empereur et la pensée qu'elle le perd en lui obéissant, sans aucune nouvelle de Joseph, sans le moindre secours de l'archichancelier qu'affole l'idée de quitter Paris, de courir des dangers, de se mettre en route comme cela, sans avoir loisir de se préparer, Marie-Louise envoie un officier au ministre de la Guerre pour savoir ce qui s'est passé dans la nuit et connaître la situation des affaires. Ce rapport n'est pas satisfaisant, mais elle ne se décide pas encore. Une députation de la garde nationale est venue la supplier de rester. Jérôme s'est fait annoncer et, vu les circonstances, on l'a introduit. D'un ton bref et autoritaire, il a signifié à sa belle-sœur qu'elle ne devait pas partir. Elle a la tête perdue ; elle ne sait plus que faire, de qui prendre un avis. Elle attend toujours Joseph, qui ne lui envoie aucune nouvelle par aucun de ses vingt officiers, ne donne pas signe de vie. A un moment, elle rentre dans sa chambre à coucher, jette avec humeur son chapeau sur son lit, s'assied dans une bergère, et là, appuyant sa tête sur ses deux mains, elle pleure : Mon Dieu ! dit-elle au milieu de ses larmes, qu'ils se décident donc et qu'ils mettent un terme à cette agonie ! Elle renvoie Caffarelli chez Clarke qui annonce que, si l'on ne part pas tout de suite, les routes vont être coupées. On va donc pour monter dans les berlines qui attendent depuis huit heures du matin, mais le petit roi ne veut pas quitter ses appartements. Il résiste, il sanglote, il crie, il s'accroche à tous les meubles, il dit : Je ne veux pas m'en aller. Je ne veux pas quitter ma maison ; puisque papa n'est pas là, c'est moi qui suis le maître. Il faut que Mme de Montesquiou l'emporte dans ses bras. Il semblerait qu'il fût inspiré, écrit Mme de Luçay le soir même.

Le cortège se met en marche au milieu d'une foule attristée et silencieuse. J'ai vu couler les larmes d'un grand nombre, dit Caffarelli. Dans les dix voitures — des berlines de ville à armoiries — sont montés la duchesse de Montebello, Mmes de Luçay, de Castiglione, Brignole et de Montalivet, M. de Beauharnais et le prince Aldobrandini, puis deux chambellans, MM. de Gontaut et d'Haussonville, deux préfets du Palais, Cussy et Bausset, Seyssel, des Cérémonies, le maréchal des logis Guerchy et, de la Santé, Corvisart, Bourdier, Lacourner et Rouyer ; aux portières, les écuyers d'Héricy et Lamberty ; pour le roi de Rome, ses trois gouvernantes, Mmes de Montesquiou, de Boubers et de Mesgrigny, son écuyer Canisy, et Auvity, son chirurgien. Après les berlines, les fourgons chargés, la voiture du Sacre couverte de toiles. Caffarelli commande l'escorte : douze cents cavaliers des dépôts de la Garde : Grenadiers, Chasseurs, Lanciers, Dragons et Gendarmes. A cinq heures et demie, on arrive à Rambouillet et, tout de suite, l'Impératrice écrit à Joseph : Vous seriez bien bon de me faire dire les nouvelles et si l'ennemi a avancé. J'attendrai voire réponse avant de rien décider, si je dois aller plus loin ou si je dois rester ici. Je vous prierai, dans le premier cas, de me faire savoir l'endroit que vous croirez le meilleur et le plus sûr. Je désire bien que vous puissiez m'écrire de revenir à Paris, c'est une des nouvelles qui me causeraient le plus de joie.

Pas de réponse — et pourtant la roule est libre. La lettre de Marie-Louise est arrivée à son adresse, car une lettre de la dame d'Atours, expédiée à huit heures du soir par le courrier de l'Impératrice, est parvenue à M. de Luçay. Madame et Louis ont gagné sans encombre Rambouillet, où est déjà Catherine, un peu souffrante. De même, Cambacérès, tout éperdu qu'il est, pressant le départ, ne trouvant jamais qu'il ait mis assez de distance entre lui et les coups de fusils. Qu'a donc fait Joseph depuis le 29, à six heures du matin ? — Une proclamation : Parisiens, je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher ! Puis, il a écrit à Clarke pour rappeler et préciser les dispositions que le ministre lui a proposées pour le commandement des divers secteurs. Est-ce tout ? — Peut-être...

Le 30, à six heures du matin, il est à Montmartre ; à huit, il envoie à sa femme un billet l'invitant à quitter Paris si sa santé le lui permet, en tout cas, à faire partir ses filles. On se tiraille, depuis deux heures, dit-il, il n'y a encore rien de sérieux, mais nous sommes au commencement de la journée. A midi un quart, bien qu'on tienne partout et qu'on ait même eu des avantages, il envoie aux deux maréchaux, Mortier et Marmont, commandant la défense, l'autorisation d'entrer en pourparlers avec l'ennemi et l'ordre de se retirer sur la Loire. En même temps, il adresse au grand juge et à l'architrésorier, deux billets pour inviter les ministres, les grands dignitaires, les sénateurs et les conseillers d'État à se retirer sur les traces de l'Impératrice. Ce n'est ni une injonction, ni un ordre : Je pense, dit-il, qu'il est convenable... et simplement il ajoute à Lebrun : Veuillez prévenir les autres grands dignitaires. Les autres ! il n'y en a qu'un, et c'est Talleyrand, Talleyrand, dont l'Empereur a écrit à Joseph, le 8 février : Je vous le répète, méfiez-vous de cet homme, je le pratique depuis seize années ; j'ai même eu de la faveur pour lui ; mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre Maison, à présent que la fortune l'abandonne depuis quelque temps.

Sans s'inquiéter si les instructions de l'Empereur sont suivies, sans enlever de Paris ce qui peut donner une apparence légale à un gouvernement, sans déléguer de pouvoirs municipaux à personne, ni préfet, ni maire, ni commissionnaire impérial, à une heure, Joseph, par les boulevards extérieurs et le bois de Boulogne, gagne Versailles et Rambouillet. Jérôme, qui n'a pris aucune parla la défense, l'accompagne, et Hortense, ainsi que les ministres, le rejoignent durant la nuit.

 

L'Impératrice, lasse d'attendre les nouvelles, est partie de Rambouillet le 30, à onze heures du matin. Où ira-t-elle ? Dans l'entourage on parle de Chartres, Vendôme, Châteaudun et Tours ; mais d'après le dire du grand maître, il y aurait des fièvres d'hôpitaux à Tours. On ira toujours à Chartres. Une foule, à Maintenon, s'est portée au passage de ce cortège funèbre : D'abord, passe le piquet de cavalerie, qui éclaire la marche ; à quelque distance, la voilure de Sa Majesté, le roi de Rome à ses côtés, les écuyers n'ayant pas l'air de voir la foule, puis les rois (Louis, Madame, Catherine), les grands dignitaires (Cambacérès), les dames du Palais ; ensuite, escortés par un second piquet de cavalerie, les caissons du Trésor ; puis, en foule et sans ordre, montés sur des chevaux de toutes tailles et de toutes couleurs, tous les gens du service, et, pour achever le tableau, six misérables chevaux traînant péniblement la voilure du Sacre, remplie de selles, déboîtes, de brides, de schabraques comme un vil fourgon. En route, l'Impératrice est rejointe par un courrier que l'Empereur lui a expédié le 23 de Bar-sur-Aube. A cinq heures et demie, elle arrive à Chartres, où elle loge ù la préfecture. Sa suite est éparpillée par billets de logements. A sept heures et demie, pour la première fois, l'Impératrice a des nouvelles de ses beaux-frères. Encore n'est-ce pas à elle qu'elles sont adressées. Jérôme a envoyé un de ses officiers dire à la reine qu'on se battait à la Villette et que la droite des ennemis se repliait. C'est là-dessus qu'on vit. Dans la nuit, on annonce que Joseph et Jérôme sont en route, qu'ils seront à Chartres à cinq heures du matin, qu'Hortense est à Rambouillet et ne parait pas suivre ses beaux-frères. Louis, inquiet de ses enfants, demande à la Régente qu'elle intime à Hortense l'ordre de rejoindre. Hortense reçoit l'ordre et s'en va à Navarre. A la fin, les rois arrivent à Chartres. Avant de partir pour Châteaudun, l'Impératrice a une entrevue avec Joseph, qui resté à Chartres pour se reposer. Il y reçoit un courrier de l'Empereur, porteur de lettres, en date du 30, pour l'Impératrice et pour l'archichancelier : c'est l'ordre que la Régente s'établisse à Orléans ou à Blois, mais, en aucun cas, à Tours. Joseph transmet ces nouvelles et, en même temps, celles que lui a apportées un courrier parti de la Cour-de-France à quatre heures du matin : la concentration de l'armée à Fontainebleau. Il part dans la nuit et, sans s'arrêter à Châteaudun, pousse jusqu'à Vendôme, où l'Impératrice a couché le 1er avril. Il la voit, le 2, au matin, avant qu'elle reparte pour Blois. Elle montre un calme et un courage au-dessus de son sexe et son âge, mais elle ne peul ni tenir de conseil, ni rien proposer à l'Empereur. De grands dignitaires, elle n'a que Cambacérès, complètement annulé ; les ministres se sont égrenés ; seuls, ceux de l'Intérieur et de la Guerre continuent à suivre. Personne n'a de données ni d'opinion ; il faut qu'on se consulte, et c'est impossible avant Blois, où l'on ne sera pas réuni avant le 3, dans la soirée. Marie-Louise y arrive le 2 au soir, s'installe à la préfecture et établit aussitôt une correspondance très active avec l'Empereur.

L'Empereur donne ses ordres pour désencombrer Blois ; il veut que Jérôme aille en Bretagne ou du côté de Bourges, Madame à Nice, Julie à Marseille, Louis à Montpellier, qu'il reste le moins possible de gens de cour sur la Loire et que chacun se case sans exciter de rumeurs. En effet, les habitants sont accablés de billets de logements ; la ville est obstruée par les voitures de gala couvertes de boue, les deux cents chevaux qu'amène l'Impératrice seule, les équipages des ministres, les quinze cents chevaux de l'escorte — sans compter les écoles militaires qu'on attend. Tout cela fait beaucoup de bruit et trop de monde. Il faut rétablir une sorte de calme autour de l'Impératrice, écarter surtout des personnalités gênantes qui pourraient s'opposera certaines résolutions que médite l'Empereur et qui sont pour leur déplaire.

Napoléon est, en effet, presque déterminé à abdiquer en faveur de son fils. Quoique, le 31 mars, Alexandre ait publié la déclaration que les souverains alliés ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte, ni aucun de sa famille ; quoique, le 1er avril, le Sénat, convoqué par le vice-grand électeur, prince de Bénévent, ait sous sa présidence, constitué un gouvernement provisoire, et que, le même jour, le Conseil général de la Seine, conseil municipal de Paris, ait exprimé le vœu que le gouvernement monarchique fût rétabli dans la personne de Louis XVIII, Napoléon espère encore que, s'il abdique en faveur de son fils, sous la régence de l'Impératrice, et peut-être en disparaissant lui-même, l'empereur de Russie, auquel il envoie Caulaincourt, et l'empereur d'Autriche, près duquel agira Marie-Louise, se laisseront fléchir. Le 2, dans la nuit, Caulaincourt, revenu à Fontainebleau, lui a rapporté ce qu'Alexandre a répondu à des insinuations sur une abdication, sur une proclamation de Napoléon II : Mais que faire de l'Empereur ? Le père est un obstacle invincible à la reconnaissance du fils. C'est là une indication. Sans doute, Alexandre n'a rien promis ; mais en congédiant Caulaincourt, il lui a dit de rapporter l'abdication et qu'on verrait ensuite pour la régence. Sur cela, le 3 au matin, Napoléon écrit à l'Impératrice qu'elle doit tenter près de son père une démarche suprême, lui adresser un homme autorisé, connu, fidèle et en situation de traiter : ce sera Champagny, secrétaire d'État de la Régence, jadis ambassadeur à Vienne, où l'empereur François a été parrain d'un de ses fils, ministre des Relations extérieures en 1809, et, comme tel, ayant négocié le traité qui sauva la monarchie autrichienne. Marie-Louise obéit aussitôt. Elle supplie le cher papa de voir lui-même Champagny, il a toute ma confiance, dit-elle ; il peut vous dire verbalement tout ce qui me louche bien mieux que je ne pourrais faire en écrivant. Pourtant, elle entre en matière. La situation des choses, dit-elle, est si triste et si épouvantable pour nous que j'ai recours à vous, avec mon fils. Je suis persuadée que seul, vous pouvez nous aider en ce moment. Je suis convaincue que vous écouterez favorablement mes prières et que vous ne sacrifierez pas la paix et les intérêts de votre petit-fils et de votre fille à l'avidité de l'Angleterre et de Russie... Je suis assurée que l'Empereur, dans ces circonstances critiques, fera tous les sacrifices qui seront nécessaires pour obtenir la paix et le repos si nécessaires au bonheur de ses peuples... Je suis persuadée que vous m'aiderez à sortir de ce terrible moment, qui me cause tant de soucis. Et elle insiste encore sur la confiance qu'elle a mise au duc de Cadore, sur sa santé qui devient pire chaque jour, même sur sa mort prochaine. Encore une fois, mon très cher papa, je vous en supplie, ayez pitié de moi. Je vous confie le salut de ce qui m'est le plus cher au monde, d'un fils qui est encore trop jeune pour connaître tous nos chagrins et nos soucis et auquel je voudrais tant pouvoir dire plus lard que c'est à vous qu'il doit son bonheur, son repos, celui de son père et de celle qui vous baise bien tendrement les mains et sera à jamais, mon très cher papa, votre très obéissante fille.

Champagny quitte Blois pour chercher, il ne sait où, quelque part dans l'Est, l'empereur d'Autriche. Mais Joseph, que contrarie profondément cette idée d'abdication et de régence de l'Impératrice, qui veut sans doute obliger son frère à ne le point oublier et à stipuler quelque chose pour la Famille, est parti dans la direction d'Orléans pour se rendre quelques instants auprès de l'Empereur. A Orléans, on lui annonce qu'un corps ennemi a coupé la communication, et bien que, de Fontainebleau à Orléans, des courriers, des officiers et des voyageurs passent à chaque instant, il ne se risque pas.

D'ailleurs, à cette heure même, l'Empereur a été contraint à un parti décisif. La veille, après avoir écrit à l'Impératrice, il a, à dix heures du malin, passé la revue des deux divisions de la Garde. Il a fait former le cercle, a harangué les officiers, leur a montré les émigrés rentrant avec la complicité de l'étranger, la cocarde blanche substituée à la cocarde nationale ; il leur a proposé de marcher sur Paris et ç'a été, en réponse, l'acclamation suprême de ceux qui voulaient mourir ou vaincre. Des officiers aux soldats, un même courant répandu a électrisé les âmes et c'est au milieu des cris de Vive l'Empereur ! que la Garde a défilé. Dans la nuit, les ordres de marche ont été distribués. Décidément, on va sur Paris. Le 4, à midi, à la parade, même enthousiasme que la veille ; mais, si le peuple armé reste fidèle à son empereur et veut mourir pour lui, ceux-là qu'il a sortis des rangs, qu'il a comblés d'or et d'honneurs, les excellences, princes, ducs, maréchaux d'Empire, n'en veulent plus : c'est l'insurrection des grosses épaulettes ; d'abord des questions, puis des silences ; enfin des menaces, des refus formels d'obéir. Il les congédie, et, resté seul avec Caulaincourt, rédige, écrit et signe l'acte d'abdication : Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France, et même la vie, pour le bien delà patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'Impératrice et des lois de l'Empire. Caulaincourt, auquel sont adjoints Ney et Macdonald, part pour porter cette déclaration à l'empereur de Russie.

Pour Napoléon, tout dépend de la générosité d'Alexandre ; pour Marie-Louise, tout dépend de la tendresse de son père. Pour elle comme pour lui il convient d'attendre. Pour elle, il faut que le duc de Cadore atteigne Dijon, ou plutôt Chanceaux, à dix lieues de Dijon, où se trouve l'empereur d'Autriche ; pour lui, il faut que ses envoyés aient vu l'empereur de Russie, qu'ils aient obtenu qu'il revînt sur sa déclaration du 31 mars, qu'il exceptât l'Impératrice et son fils de la famille de Napoléon Bonaparte. Cela n'est pas impossible : l'armée impériale est exaltée et fidèle ; commandée par Napoléon, elle fait peur ; c'est un spectre, mais qu'auréolent les victoires anciennes. Tout — ce rien qui à présent est tout — peut encore être gagné. Les maréchaux ouvrent la conférence ; Alexandre est presque convaincu ; il va céder... A minuit, Marmont passe à l'ennemi, livre aux Autrichiens le corps qu'il commande. A deux heures du matin, Alexandre, averti, rompt la conférence en disant aux envoyés de l'Empereur : Vous prétendez vous appuyer pour me demander la Régence sur l'inébranlable attachement des troupes au gouvernement impérial. Or, l'avant-garde de Napoléon vient de faire défection, elle est en ce moment dans nos lignes !

Le 5, à midi, les maréchaux obtiennent une nouvelle audience de l'empereur russe. Désormais, il n'est plus question de la Régence ; tout au plus, en échange d'une abdication pure et simple, donnera-t-on à Napoléon une apparence de souveraineté : l'île d'Elbe, par exemple. C'est la réponse que, le 5 au soir, Ney et ses compagnons rapportent à Fontainebleau.

Depuis deux heures de la nuit, Napoléon sait la défection de Marmont. Désormais, une marche sur Paris est trop chanceuse. Il ne peut que se retirer sur la Loire, et il s'y prépare. Mais les maréchaux arrivent. Ils signifient — Ney porte la parole — qu'ils ont, de leur autorité, conclu au passage un armistice avec Schwarzenberg et qu'il n'y a plus que l'abdication sans conditions. Dans la nuit, ils réunissent les généraux, qui décident de ne faire aucun mouvement et de ne plus exécuter les ordres de l'Empereur. Le 6, l'Empereur convoque les maréchaux une dernière fois ; mais leur choix est fait, leur parti est pris. Ils ne marcheront pas. Il leur faut ce papier qui leur assure leurs grades, leurs titres, leurs dotations, leurs fortunes, la gloire de s'égaler, sous les Bourbons, aux aristocrates véritables. L'Empereur se décide : Les puissances ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur Napoléon déclare qu'il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.

Ensuite il fait appeler le colonel Galbois, le charge d'une lettre pour l'Impératrice et d'instructions verbales. Galbois arrive à Blois le 7, dans la matinée. Peut-être l'Impératrice a-t-elle des nouvelles de Paris par une de ses femmes rouges, Mme Durand ; peut-être a-t-elle appris ce qui s'y est passé depuis son départ et qu'on lui a si soigneusement caché : les délibérations du Sénat, Talleyrand, la cocarde blanche, cette sorte d'enthousiasme des gardes nationaux ; en tout cas, elle ne sait rien encore de la seconde abdication. Elle ne veut pas y croire. Elle fait beaucoup d'observations. Elle ne peut s'imaginer que les souverains alliés soient venus en France dans l'intention de détrôner l'Empereur. D'ailleurs, dit-elle, mon père ne le souffrirait pas, car il m'a déclaré vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il m'y soutiendrait toujours et mon père est un honnête homme. Elle montre à Galbois une proclamation qui vient d'être imprimée et qu'elle veut répandre sur toute la France : Vous serez fidèles à vos serments ; vous écouterez la voix d'une princesse qui fut remise à votre foi, qui fait toute sa gloire d'être Française, d'être associée aux destinées du souverain que vous avez librement choisi ! Mon fils était moins sur de vos cœurs au temps de nos prospérités. Ses droits et sa personne sont sous votre sauvegarde. Elle se relire ensuite pour lire la lettre de Napoléon ; au bout de quelques heures, comme Galbois vient prendre ses ordres pour repartir, elle lui annonce qu'elle veut aller rejoindre J'Empereur et, aux objections, elle répond : Pourquoi donc ? vous y allez bien, vous. Mon devoir est d'être auprès de l'Empereur dans un moment où il doit être si malheureux. Je veux le rejoindre et je me trouverai bien partout, pourvu que je sois près de lui. Sur de nouvelles observations, elle se résigne à écrire une longue lettre ; puis, l'unique secours qu'elle puisse espérer étant, comme elle a dit, de son père, comptant les heures pour le retour de Champagny, croyant comme avancer son arrivée et faciliter ses voies, elle expédie à l'empereur François Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, porteur d'une nouvelle lettre.