L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

X. — BÉNÉFICES DU MARIAGE AUTRICHIEN.

 

 

Existence réglée à Marie-Louise. — Le Te Deum de Lutzen. — Le Te Deum de Wurtschen. — L'Empereur ci les Initiatives de l'Impératrice. — La Crise dans le Ménage. — Correspondance de Marie-Louise et de son père. — Comme elle se rassure. — Tentatives de Napoléon près de son beau-père. — L'Entrevue avec Metternich. — L'Empereur veut voir sa femme. — Voyage à Mayence. — Attentions et tendresse de Napoléon pour Marie-Louise. — Retour de Mayence. — Voyage à Cherbourg. — Inquiétudes de Savary. — Lettres à Caffarelli. — Comment se passe le Voyage. — Existence de Marie-Louise plus triste encore. — La Brouille avec Joseph. — L'Empereur veut concentrer toute l'attention publique sur la Régente et le Roi de Rome. — Il pense à sa mort, solution qu'envisage aussi Talleyrand. — Correspondance rétablie entre Marie-Louise et son père. — Séance solennelle du Sénat. — Leipzig. — L'Arrivée des nouvelles à Saint-Cloud. — L'Empereur voudrait réagir. — Lettre à l'Impératrice. — Cérémonie projetée. — Retour subit.

 

La vie officielle de Marie-Louise, telle que l'Empereur l'a réglée, s'écoule, lui absent, comme s'il était présent. C'est lui qui l'a voulu ainsi ; elle n'y est pour rien quoiqu'on lui en fasse reproche, et elle souhaiterait assurément qu'il en fût autrement. Le dimanche, audience diplomatique et grande audience avec les serments et les présentations ; spectacle deux fois la semaine sur le Théâtre des Petits appartements, une fois tous les quinze jours sur le Grand théâtre ; les autres soirs, les entrées particulières et un petit concert. Dans la journée, promenades à cheval ou en voiture, leçons diverses et l'intimité continuelle de Mme de Montebello, laquelle n'a plus même, pour s'éloigner, le prétexte de ses enfants, puisqu'ils sont installés au Pavillon d'Italie.

L'Impératrice est pleine encore d'illusions sur les desseins de son père, et Napoléon, bien que, depuis le 21 avril, il ait acquis presque une certitude, n'a garde de lui communiquer ses impressions. Toutes ses attentions vont à les lui cacher, car il pense qu'une suite de victoires changera bien des choses, et de même fait-il des dangers qu'il court. Lorsque le duc d'Istrie est emporté à ses côtés par un boulet, sa première pensée est d'avertir Cambacérès : Je vous écris en toute hâte, lui dit-il, pour que vous en préveniez l'Impératrice... Faites comprendre à l'Impératrice que le duc d'Istrie était fort loin de moi lorsqu'il a été tué.

Le 7 mai au matin, des salves d'artillerie annoncent aux Parisiens la victoire de Lutzen, mais toujours conformant sa conduite aux mêmes principes, la Régente ne commande rien de plus que de tirer le canon ainsi qu'elle en a reçu l'ordre, et, au lieu de provoquer sur-le-champ l'enthousiasme des peuples par une démonstration publique, elle reste à Saint-Cloud, où elle tient sa cour comme à l'ordinaire ; huit jours passent ; le 15, elle a fait la partie d'aller à Saint-Leu, chez Hortense ; elle monte à cheval, goûte au château de la Chasse, et, le soir, s'amuse aux farces de Brunet et de Potier ; huit jours encore ; ce n'est que le 22, sur les ordres venus à la fin de Dresde, qu'elle se décide à paraître à l'Opéra, et, le 23, à assister au Te Deum de Notre-Dame. Là encore, l'Empereur a tout réglé. Des Tuileries, où l'Impératrice est arrivée à dix heures et demie et où elle a entendu la messe, elle part à une heure, en grand cortège, seule avec sa dame d'honneur dans la voiture du Couronnement ; toutes les troupes d'infanterie en haie, toutes celles de cavalerie ouvrant et fermant la marche, les hérauts d'armes à cheval, dix-neuf voitures pour les gens de cour et les dignitaires ; au portail, sous une grande tente, Maury, qui prononce un discours autant attaqué que son mandement ; puis, le dais porté par les chanoines, et la procession à travers l'église, tendue des tapisseries de la Couronne et ornée de draperies aux balcons des galeries ; prière sur un carreau devant le maître-autel ; puis, sur un trône placé à gauche de celui de l'Empereur, assistance au Te Deum de Le Sueur. Mais Marie-Louise a beau faire : chacun la trouve pâlie, amaigrie ; sa physionomie découragée contraste avec l'allégresse officielle. Les applaudissements qui, au dire de Savary, fendent la voûte du majestueux édifice, ne parviennent pas à lui rendre l'aplomb et l'air de confiance, et c'est la même remarque le soir, au Théâtre des Tuileries et au cercle qui suit la représentation.

Deux jours après pourtant, nouvelle victoire : c'est Wurtschen. Je viens, écrit-elle à Mme de Luçay, de recevoir dans ce moment la nouvelle que l'Empereur vient de gagner une bataille le 20 mai et qu'il se porte bien. J'ai pensé que vous partageriez mon bonheur. Le 27, arrive le colonel Anatole de Montesquiou, chargé par l'Empereur de porter des détails. L'Impératrice les écoule avec joie, et elle écrit le 28 : D'après tout ce que l'on m'a dit, le triomphe me parait énormément grand. Je ne puis assez vous dire combien toutes ces nouvelles me rendent heureuse et comme elles agissent sur ma santé. Je ne me suis jamais mieux portée qu'aujourd'hui. Le surlendemain, dimanche, changement à vue : au moment où arrivent de Paris, pour la messe, la grande audience et les compliments, toutes les personnes du Gouvernement et de la Cour, des gendarmes, postés au pont de Saint-Cloud, font rétrograder les voitures, annonçant que l'Impératrice est souffrante. El, si elle a la migraine, dit Mme de Montebello, c'est que Mme de Montesquiou, à l'arrivée de son fils, le colonel Anatole, celui qu'on surnomme le Messager de la Victoire a fait réveiller l'Impératrice et a troublé sa nuit. C'est l'avant-veille, il est vrai, mais, comme la duchesse trouve que la gouvernante a usurpé sur ses fonctions, elle saisit l'occasion de montrer ce qu'elle peut faire, et, au risque d'alarmer Paris, elle répète à Marie-Louise qu'elle aurait bien tort de se gêner, que la Cour est faite pour elle, non pas elle pour la Cour, et elle commande qu'on renvoie tout le monde. Il faut Cambacérès pour décider l'Impératrice à donner contre-ordre et à paraître à la messe. Mais l'effet est produit ; les correspondants en rendent compte, chacun à sa façon ; cela fait à distance un imbroglio où l'Empereur ne se reconnaît pas et qui motive toute une série de lettres, des dispositions nouvelles d'étiquette, presque un cérémonial.

Pour réparer cette réception manquée et prévenir les mauvais bruits, Cambacérès a fait signer le même jour, parla Régente, une circulaire aux évêques pour les inviter à appeler les peuples dans les églises et à adresser des prières convenables en considération des actions de grâces que l'Allemagne rend au Dieu des Armées pour l'avoir délivrée, par l'assistance qu'il a donnée à son auguste protecteur, de l'esprit de révolte et d'anarchie dont l'ennemi avait embrassé la cause. Seulement, le lendemain, lorsqu'on publie le programme de la cérémonie à Notre-Dame, où assistera l'Impératrice-Reine et Régente, on annonce que, à cause de la Pentecôte, le Te Deum est remis du 6 au 13. Voilà l'Empereur doublement mécontent. D'abord, écrit-il à l'Impératrice, en général, il convient de chanter le Te Deum le dimanche suivant. C'est une maladresse que de retarder. Je ne vois pas pourquoi la Pentecôte pourrait empêcher de chanter un Te Deum. Quand un événement s'éloigne, d'autres surviennent, et cela peut donner lieu à toute espèce d'inconvénients. Et à Cambacérès : Il serait ridicule de chanter un Te Deum pour une victoire lorsque, dans l'intervalle, on aurait appris une défaite. Ensuite, pourquoi l'Impératrice vient-elle en personne à Notre-Dame ? Autant il était bien fait d'y aller pour la victoire de Lutzen, victoire inattendue et qui a change la position de nos affaires, autant cette fois ce serait inutile. Avec un peuple comme le nôtre, il faut un peu plus de tenue que cela. C'est assez d'un Te Deum aux Tuileries, avec un grand cercle le soir ; même un grand spectacle et une grande cour à Saint-Cloud suffisent. On lui objecte que le programme a paru, et cela est décisif : C'aurait été une grande faute, écrit-il, de contremander le Te Deum, tandis qu'il ne pouvait y avoir aucun inconvénient à le maintenir tel qu'il a été annoncé. Seulement, ce n'était pas dans ma manière. Sa manière, c'est surtout qu'on ne prévienne pas ses ordres, et voilà, pour jamais, Marie-Louise et Cambacérès dégoûtés des initiatives.

L'Impératrice se restreint donc de plus en plus aux commandements en forme qu'elle reçoit : des serments, des cercles, des conseils, des spectacles, des grâces même, par ordre. Il lui est permis de chercher d'honnêtes distractions, toutefois après en avoir écrit : et c'est pareil, qu'il s'agisse de faire venir à Saint-Cloud Franconi avec ses cerfs apprivoisés, d'aller passer deux jours à Mortefontaine chez la reine d'Espagne ou d'agréer à Maisons une fête chez la duchesse. Nulle part d'invités : là, la Famille, c'est-à-dire Catherine ; ici, rien que la suite. La vie coule, monotone, surveillée au point qu'on soumet à l'Empereur jusqu'aux listes de chambellans de service, qu'il les critique et les change, qu'il interdit même à l'Impératrice de charger Méneval d'effacer ce qui doit être retranché des nouvelles qu'on met dans les journaux. C'est au ministre de la Guerre à prendre soin de cela. — Il est tout naturel cependant, ajoute-t-il, de communiquer lés nouvelles à l'Impératrice avant de les mettre dans les gazettes, mais cela n'influe en rien sur ce qui doit être publié.

Ainsi, peu s'en faut que l'Impératrice-Reine et Régente n'apprenne les événements de la guerre en même temps que le public, et ce n'est que par une faveur qu'elle reçoit une façon de priorité. Et pourtant Napoléon l'aime ; il a confiance en elle, il lui témoigne des sentiments d'une délicatesse si tendre qu'ils attestent la profondeur de l'affection — et, par un juste retour, ces sentiments correspondent à ceux que Marie-Louise éprouve au même moment.

 

***

C'est ici le temps, en effet, d'une crise qui, entre le mari et la femme, si unis qu'on les suppose, présente de telles occasions de troubles, de récriminations et de colères, qu'on a le droit de se demander si un tel couple, formé par la politique, y pourra résister, et si l'alliance des époux survivra à l'alliance des gouvernements. Y a-t-il entre eux assez d'amour, au moins de tendresse confiante, s'est-il noué assez de liens par la vie commune et par la naissance de l'enfant pour que, chez l'un, l'affection l'emporte sur les ambitions déçues, pour que, chez l'autre, les devoirs nouveaux priment les anciens devoirs : obéissance filiale, subordination à la famille, passion pour la patrie natale ? Entre son père et son mari, entre l'Autriche et la France, Marie-Louise va devoir faire son choix. En quels termes, de quelle façon, jusqu'à quel point le fera-t-elle ? Secrète comme elle est et obligée à l'être, elle ne peut mettre personne dans sa confidence ; ce n'est pas même de son mari qu'elle peut à cet instant recevoir un conseil, et les idées qu'elle exprime ne peuvent lui être suggérées que par son cœur. C'est elle seule qui parle, et pour être jouée en ce décor de Saint-Cloud, avec des costumes de Leroy, la scène n'en revêt pas moins un caractère de fatalité tragique qui grandit celle qui va la jouer au-dessus des Iphigénies à qui on la compare.

Quelque soin que Napoléon ait apporté à lui laisser ignorer les dispositions de l'Autriche, il a été impossible qu'elle n'en prit pas un soupçon et qu'elle ne se trouvât pas soudain éclairée par les ordres donnés pour la formation d'une armée en Italie. Si l'Empereur se met ainsi sur ses gardes, c'est qu'il craint une attaque, et d'où peut venir cette attaque, sinon de l'Autriche ? Dès le 10 mai, Marie-Louise s'inquiète donc et elle s'occupe de détourner l'orage en envoyant à son père les assurances les plus fortes sur les intentions pacifiques de l'Empereur, en grossissant les forces dont il dispose ; enfin, se mettant elle-même en jeu, elle rappelle les promesses qui lui ont été solennellement faites et qui ont décidé de sa vie. Vous pouvez être assuré, écrit-elle, que l'Empereur désire franchement la paix. Combien de fois ne m'a-t-il pas dit que, quand cette guerre-ci serait terminée, il n'en entreprendrait plus et qu'il ne s'occuperait plus que de son intérieur et de sa famille, mais il ne peut signer de paix qui le déshonorerait aux yeux de la France. S'il était forcé de donner des territoires qui sont incorporés à la France, il aurait la nation contre lui... Il est si brillant et si décidé, continue-t-elle, que rien n'arrêtera plus ses progrès et qu'il reviendra victorieux avec une paix durable. Ce jour là sera un des plus heureux de ma vie. Abordant à la fin la question personnelle, elle dit : On répand ici publiquement un bruit qui, j'espère, est sans fondement et qui n'est pas vrai. On dit, très cher papa, que vous avez enlevé à l'Empereur votre corps de troupes et que vous voulez aussi nous faire la guerre. Vous ne pouvez pas vous figurer combien cette nouvelle me fait de peine. Ce serait épouvantable pour moi et soyez certain, très cher papa, que, d'après tout ce que je vois ici, vous n'aurez jamais aucun avantage. Je crois absolument, soit dit entre nous, que l'Empereur va bientôt avoir un million de soldats sous les armes et, comme je connais cette nation et son amour pour l'Empereur, elle en fournirait encore deux fois autant s'il le désirait. L'Empereur m'a dit souvent : Le prince auquel je suis le plus attaché, c'est ton père, et je suis sûr que s'il se laissait entraîner par l'impératrice, il regretterait ensuite lui-même mon amitié. Vous ne pouvez vous figurer combien ce bruit se répand ici ; je le vois d'après le rapport que je viens de lire maintenant et je n'ai pu me retenir de vous l'écrire... car ce serait pour moi une position épouvantable... Dans toutes ses lettres à présent, elle revient et elle insiste sur ces deux points : Je suis sûre, écrit-elle, qu'il répugne à mon père de se déclarer contre l'Empereur, et je suis persuadée que le comte Metternich ne le conseille pas. Ce que je crains, c'est qu'il n'y ait d'autres personnes qui, aveuglées par leur passion sur les dangers qu'elles provoquent sur la monarchie, ne veuillent l'entraîner avec elles. Après le Te Deum de Lutzen et la très jolie promenade qu'elle vient de faire jusqu'à Notre-Dame, elle écrit : Je suis rentrée pleine d'émotion à la maison parce que j'ai vu combien le peuple aime l'Empereur. Les Français ne l'ont jamais plus adoré que maintenant, mais il le mérite comme prince et comme particulier, et, certainement, il n'a jamais joué un plus beau rôle que maintenant où conquérant et victorieux, il désire la paix alors qu'il pourrait pousser plus loin et plus avant ses armes victorieuses. Pareilles déclarations après Wurtschen. A la mi-juin, elle apprend, par le chargé d'affaires d'Autriche, la mission de Metternich à Dresde, et elle croit y voir la consolidation définitive de l'alliance. Je peux vous dire la vérité, écrit-elle à son père, qu'aucune nouvelle ne m'a fait autant de plaisir que celle-ci, parce qu'elle a terminé toutes mes craintes, tous mes soucis. Je reconnais là votre bonté, j'en suis extrêmement touchée et je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance. Je suis persuadée que l'Empereur apprendra aussi que vous avez toujours pour lui la même amitié... C'est dans ce même mois, dit-elle encore par un mélancolique retour sur un passé si proche et déjà si lointain, que j'eus, l'an dernier, le bonheur de vous voir et de vous assurer verbalement de mon amour filial... comme si, sous les auspices de ce souvenir, elle prétendait mettre cette entrevue si différente de celle de l'année qui précède. A la fin, le 7 juillet, elle semble définitivement rassurée : Tous mes désirs, dit-elle, sont que nous ayons bientôt la paix. L'armistice a fait du bien à ma santé. Vous savez comme cela me réussit mal de me tourmenter.

Napoléon, de son côté, sans en rien manifester à Marie-Louise, a fait, pour éviter la rupture avec l'Autriche, les démarches qui ont dû le plus coûter à son orgueil. Les doutes qu'il avait conçus le 21 avril, sur les rapports qui lui sont venus des princes allemands, se sont changés en certitude le IC mai, après l'audience qu'à Dresde il a donnée à Bubna ; mais il ne veut pas encore désespérer de son beau-père : J'estime mon beau-père depuis que je le connais, a-t-il dit à Bubna. Il a fait le mariage avec moi de la manière la plus noble. Je lui en sais gré de bien bon cœur. Mais si l'empereur d'Autriche veut changer de système, il aurait mieux valu ne pas faire ce mariage dont je dois me repentir dans ce moment-ci. Et les arguments dont il se sert sont ceux qu'il juge devoir faire le plus d'impression sur l'empereur François : Ce qui me tient le plus à cœur, dit-il, c'est le sort du roi de Rome. Je ne veux pas rendre le sang autrichien odieux à la France. Les logues guerres entre la France et l'Autriche ont fait germer des ressentiments. Vous savez que l'Impératrice, comme princesse autrichienne, n'était point aimée à son arrivée en France. A peine commence-t-elle à gagner l'opinion publique par son amabilité, par ses vertus, ses talents qu'elle développe dans les affaires, que vous voulez me forcer à donner des manifestes qui irriteront la nation. Certes, on ne me reproche pas d'avoir le cœur trop aimant, mais si j'aime quelqu'un au monde, c'est ma femme. Quelle que soit l'issue que prenne la guerre, elle influera sur le sort du roi de Rome. C'est sous ce rapport-là qu'une guerre contre l'Autriche m'est odieuse ; et, non content d'avoir montré à l'empereur la meilleure des femmes victime de la guerre qu'il médite, la France livrée aux Jacobins, la destinée compromise de l'enfant dans les veines duquel coule le sang autrichien, il doute que ses paroles aient été rapportées ; il s'adresse directement à son beau-père et il y porte tout ce qui est en lui de conciliation, entremêlant aux paroles familiales le rappel de ce qu'il doit à lui-même et de ce qu'il doit à la France : Je suis décidé, dit-il, à mourir s'il le faut à la tête de ce que la France a d'hommes généreux, plutôt que de devenir la risée des Anglais et de faire triompher mes ennemis. Pour gage de ses intentions pacifiques, il a offert la réunion d'un congrès à Prague : le 1er juin, les hostilités cessent ; le 4, l'armistice est signé ; mais ses yeux sont dessillés et, quoi qu'il écrive désormais, il sait à quoi s'en tenir sur l'avenir. Ce n'est plus du côté de l'Autriche qu'il cherche des amitiés personnelles, mais du côté de la Russie, comme s'il pensait que l'inclination d'Alexandre a résisté à Moscou en flammes et au gouffre de la Bérézina. Le 26 juin, dans ces huit heures d'audience qu'il donne à Metternich, il ne réclame plus rien de la loyauté ni de l'affection de son beau-père et, aux conditions que l'Autriche prétend lui imposer, l'abandon de l'Illyrie, de la moitié de l'Italie, de la Pologne, de l'Espagne, de la Hollande, de la Confédération du Rhin et de la Suisse, il s'écrie : Et c'est mon beau-père qui accueille un pareil projet ! C'est lui qui vous envoie ! Dans quelle altitude veut-il donc me placer en présence du peuple français ? Il s'abuse étrangement s'il croit qu'un trône mutilé puisse être, en France, un refuge pour sa fille et son petit-fils. Il conclut : Oui, j'ai fait une grande sottise en épousant une archiduchesse d'Autriche. — Puisque Votre Majesté veut connaître mon opinion, répond Metternich, je dirai très franchement que Napoléon le Conquérant a commis une faute. — Ainsi, l'empereur François veut détrôner sa fille ?L'empereur ne connaît que ses devoirs et il les remplira, réplique Metternich. Quoi que la fortune réserve à sa fille, l'empereur François est avant tout souverain, et l'intérêt de ses peuples tiendra toujours la première place dans ses calculs. — Oui, conclut Napoléon, ce que vous me dites là ne me surprend pas. Tout me confirme que j'ai fait une faute impardonnable. En épousant une archiduchesse, j'ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle. Je me suis trompé et je sens aujourd'hui toute l'étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j'ensevelirai le monde sous ses ruines.

Ainsi il est éveillé de son rêve, il voit l'abîme ouvert, mais lorsque, sur des considérations très diverses — la nécessité de compléter l'armement des places du Nord, de recruter ses corps d'armée, de pourvoir aux désastres d'Espagne, le désir de montrer ses intentions pacifiques, peut-être l'espérance de diviser les alliés et d'engager une négociation directe avec les Russes — il a, au risque de tout, accepté encore les propositions de Metternich, la médiation armée de l'Autriche, le simulacre du congrès à Prague, la prolongation de l'armistice jusqu'au 10 août, après une tournée d'à peine cinq jours dans les places de l'Elbe, à la veille d'affronter l'Europe entière avec des armes qu'il sait peu sûres et qui peuvent se briser dans ses mains — se retourner même contre lui — il veut voir sa femme. L'archiduchesse lui a été néfaste, mais la femme est-elle responsable ?

Il l'aime toujours et veut le lui dire ; dans cette rude épreuve qui lui est réservée, il veut lui porter des consolations et des conseils et, — a-t-on dit — lui faire connaître le secret de sa politique. Quel secret ? Ballotté qu'il est par les événements, il n'a de ressource que la victoire — mais la mort aussi est un refuge.

Le 16 juillet, de Dresde, il adresse à Cambacérès une lettre qui, d'après son calcul, arrivera le 20 à Paris. Le 22, l'Impératrice en devra partir pour être le 24 à Mayence. Tout le voyage est réglé avec un soin minutieux. Elle emmènera, écrit-il, la duchesse, deux dames du Palais, deux femmes rouges, deux femmes noires, un préfet du Palais, deux chambellans, deux écuyers dont un partira vingt-quatre heures d'avance pour Metz afin de partager la route ; quatre pages qu'on distribuera sur la roule afin de moins fatiguer ces jeunes gens, son secrétaire des Commandements, s'il se porte bien, son médecin. De plus, elle aura un service de bouche composé de telle sorte que sa table puisse être bien servie, vu que je n'emmènerai personne avec moi, et qu'il est possible que plusieurs rois ou princes d'Allemagne viennent la voir. Il sera pourtant inutile qu'on apporte le service de vermeil. Le comte Caffarelli accompagnera l'Impératrice pour assurer les escortes. L'Impératrice couchera le premier jour à Châlons chez le préfet ; le second jour, chez le préfet, à Metz et, le troisième jour, à Mayence. Son voyage sera annoncé dans ces trois villes afin qu'on lui rende les honneurs qui lui sont dus. Son premier service de voyage se composera de quatre voitures ; son second service de quatre voitures, et son troisième service de quatre voilures ; total : douze voitures. Autant que possible, le commandant militaire fournira les escortes. La gendarmerie de la route sera sous les armes en grande tenue. Tout le cérémonial prescrit par le règlement sera observé. Le général commandant la division l'accompagnera sur le territoire de la division. Le jour du départ de l'Impératrice, vous ferez mettre dans le Moniteur, un article ainsi conçu : Sa Majesté l'Impératrice-Reine et Régente s'est rendue à Mayence pour y passer huit jours dans l'espoir d'y voir S. M. l'Empereur, Sa Majesté couchera aujourd'hui 22 à Chatons, demain 23 à Metz, et le 24 à Mayence. Sa Majesté sera de retour clans les premiers jours d'août.

Cette précision avec laquelle les ordres sont donnés n'a rien qui doive surprendre, puisque c'est ainsi presque pour toutes les heures de l'Impératrice, mais en ce moment, penser au vermeil, à la fatigue des pages et à l'indisposition de Méneval, indique une singulière liberté d'esprit ; et ces ordres à Cambacérès ne vont pas seuls, il en est de pareils à Kellermann pour le palais de l'Ordre teutonique où l'Impératrice se rendra le 23 ou le 24 : Peut-être ira-t-il la voir : il désire que cela ne se sache pas d'avance ; encore des ordres à Caffarelli et à Savary, et partout la même sérénité et le même détail.

L'Impératrice reçoit le 20 les ordres de l'Empereur et s'apprête à partir le 22 dans la nuit : Je suis sûre que vous partagerez ma joie, écrit-elle à Mme de Luçay. Sur de nouveaux avis venus de Dresde, elle retarde de vingt-quatre heures et le délai n'est pas inutile pour mobiliser les dix-huit personnes du service d'honneur, les huit gagistes de la Chambre, les cinquante et un du service du grand maréchal et les vingt-deux voilures ; de plus, il a fallu que Caffarelli, nouveau dans ce métier, se mît au courant des formes suivies pour les dépenses et pour la comptabilité ; il a fallu que Savary expédiât aux préfets le sommaire des discours qu'ils doivent adresser à l'Impératrice en leur recommandant d'éviter avec soin de parler politique, de paix ou de guerre, et généralement de tout ce qui pourrait prêter à des conjectures ; il a fallu que Moncey, craignant que ses ordres à la gendarmerie n'arrivassent pas en temps utile, dépêchât en poste un de ses aides de camp avec les ordres nécessaires sur toute la ligne de Paris à Mayence. Enfin, avant de quitter Saint-Cloud, Marie-Louise a voulu répondre à son père qui, moins généreux certes et moins attentif que Napoléon, vient de lui signifier la guerre prochaine. J'ai reçu votre dernière lettre il y a trois jours, lui a-t-elle écrit. Elle m'a fait beaucoup de peine parce que je vois que la dernière espérance de paix est perdue. Cette pensée doit vous être aussi épouvantable qu'à moi. Je vous plains intérieurement, mon cher papa. Je suis persuadée que cette guerre amènera avec elle beaucoup de malheurs. Comptez sur moi, mon très cher papa, si je puis vous rendre service après l'issue des événements, je le ferai certainement. L'Empereur ne me chérirait pas s'il n'était assuré des sentiments que j'ai pour vous, mais vous ne me chéririez pas si mes premiers vœux n'étaient pas pour le bonheur de l'Empereur et de mon fils.

Ainsi, son choix est fait et, de la façon dont elle s'exprime, sans que qui que ce soit ait pu influer ni sur les résolutions qu'elle a prises, ni sur la forme dont elle les revêt, ne peut-on pas dire que son esprit se trouve ici singulièrement bien inspiré par son cœur, et qu'il serait impossible de donner, à des idées plus saines, une tournure mieux appropriée. Sa confiance va jusqu'à cette superbe d'offrir sa protection et de ne demander aucun appui au cas où la fortune se tournerait contre elle, mais peut-on lui en faire reproche et n'est-ce pas la meilleure preuve d'amour pour son mari ?

Elle part enfin le 23, à dix heures et demie du matin, alors que tous les ordres ont été donnés poulie 22 à onze heures du soir ; elle déjeune à la Ferté-sous-Jouarre et, à dix heures du soir, arrive à Châlons illuminé et en grand air de fête, où le préfet. M. de Jessaint, lui rend ses devoirs. Le lendemain, à cinq heures du matin, elle repart, après avoir admis en sa présence toutes les autorités à la fois, mais sans agréer les harangues préparées, pas même celle du préfet, remarquable par le ton de sagesse qui y régnait et par le bon esprit qui l'avait dictée. Elle déjeune à Clermont-en-Argonne, traverse Verdun où elle daigne accepter les dragées que lui offrent — comme jadis au roi de Prusse — les jeunes filles de la ville et, reçue à la frontière du département de la Moselle, par les autorités et le 2e régiment de Gardes d'honneur, elle arrive d'assez bonne heure à Metz, où elle est saluée par le canon et toutes les troupes sous les armes ; dîner, audience en corps, et le 25, à cinq heures du matin, après la messe, départ ; à une heure, elle est à Sarrbrück pour déjeuner ; elle ne dîne qu'à dix heures du soir à Kircheim-Boland, chez M. André, et, malgré la pluie torrentielle, elle repart, marchant toute la nuit, pour arriver le 26, à trois heures et demie du matin, à Mayence. Je m'empresse, Madame, écrit-elle à Mme de Luçay, de vous donner des nouvelles de mon arrivée... Je n'ai pas encore vu l'Empereur. Nous l'attendons à chaque instant, et personne ne l'attend avec plus d'impatience que moi. Je crois bien qu'il arrivera cette nuit ou au plus tard demain matin. Je vous prierai de dire à une de mes premières femmes de m'envoyer le reste des cervelas en chocolat qui sont restés dans une armoire à Saint-Cloud. Je vous prierai de m'envoyer aussi des livres, s'il en paraît qui soient intéressants. Je suis bien fatiguée du voyage et surtout des chemins que j'ai trouvés si abîmés que je ne suis arrivée que ce matin à cinq heures à Mayence, avec un mal de tête et un rhume très violent. Le temps a été affreux ; il n'a cessé de pleuvoir. Je finis ma lettre parce que je ne peux plus ouvrir les yeux, car voilà quatre jours dans lesquels je n'ai pas dormi dix heures en tout.

Elle est donc fort endormie par son rhume et sa migraine, cette Impératrice de vingt ans — qui, tellement au naturel s'est peinte en cette lettre avec ses enfances persistantes, ses gourmandises, ses aspirations à s'instruire, ses bons sentiments, sa paresse et son indolence, — lorsque, à onze heures du soir, l'Empereur arrive : il est parti de Dresde, la veille 25, à trois heures du matin, n'emmenant que le major général, le grand écuyer, deux aides de camp et deux écuyers, et il a marché jour et nuit.

Sur cette première rencontre, nulle indication. Dès le lendemain malin, l'Empereur est au travail, fait défiler la parade, reçoit les autorités. Une cour s'est assemblée ; des princes de la Confédération encore en nombre, liesse, Bade, Francfort, Nassau, Isembourg, mais point de roi ; les ministres de Berg ; la princesse de Neuchâtel et Mme de Lobau qui viennent voir leurs maris, les solliciteurs d'habitude, tel M. Decazes qui demande 250.000 francs pour les délies de son beau-père, puis des officiers qui attendent un emploi. L'Empereur montre autant de fermeté et de promptitude dans l'esprit que jamais, mais moins d'abandon. Il est constamment occupé, cherchant à faire illusion sur ses ressources, peut-être se prenant à ses propres leurres, sortant de son cabinet pour passer chaque jour la revue des troupes qui se rendent à la Grande Armée, prodigue pour la première fois des étoiles de la Légion qu'il distribue par centaines. Parfois, s'échappant. il rejoint l'Impératrice qui se promène à Biberich, à Wiesbaden, à Cassel sur le Rhin. A dîner, il a les princes, les ministres, parfois le préfet, Jean-Bon-Saint-André, conventionnel non repenti, qui parle haut dans le salon de service et qui, si l'Empereur l'écoulait, lui dirait comme on refoule les invasions ; mais, à table, l'Empereur est silencieux, méditatif, au point qu'il ne prend à ce qui se passe près de lui qu'une part machinale. Il adresse deux ou trois fois la parole aux principaux convives sur des sujets insignifiants, et ne donne nulle attention aux réponses, de sorte qu'ils ont l'air de jouer aux propos interrompus.

A un de ces dîners, dit-on, il répond brusquement à l'Impératrice, et entremêle quelque mots peu flatteurs pour l'empereur d'Autriche. Cela est-il vraisemblable ? Le 30 juillet, Marie-Louise écrit à Mme de Luçay : Le jour approchant, je désire-faire un cadeau à l'Empereur pour sa fête. J'ai le projet de lui donner mon portrait avec celui de mon fils sur une de ses tabatières. Je vous prie, au reçu de ma lettre, de charger M. Isabey de faire cette miniature. M. Isabey disposera le groupe comme il l'entendra en plaçant mon fils sur mes genoux. Voilà les sentiments de l'Impératrice et, quant aux siens, il les témoigne en affirmant à sa femme qu'il a le plus grand espoir aux négociations, qu'il n'éprouve aucune inquiétude, que tout va s'arranger. Soit qu'il croie réellement au succès ou qu'il témoigne ainsi son invincible force dame, il forme, à Mayence même, des plans d'avenir, ordonne que, dans la grand'salle du palais qu'il habite, on remplace par les portraits impériaux des portraits d'électeurs, qu'on déplace les cuisines au-dessous de son appartement, qu'on complète ainsi le Grand appartement, qu'on abatte une maison, une église et une caserne pour construire à la place un grand commun en deux parties où loger cuisines et écuries. Cela, écrit-il, se fera successivement en plusieurs années. Il décide encore que l'Impératrice ira à Cherbourg, d'abord pour y jouir du beau spectacle de l'introduction de la mer dans le bassin, et ensuite pour donner de la solennité à cette opération. Ainsi témoignera-t-il qu'il n'a rien abandonné de l'immensité de ses desseins et que, pour remis qu'ils sont, ils n'en seront pas moins accomplis. Après avoir triomphé de la sixième coalition suscitée par l'Angleterre, c'est de Cherbourg qu'il entamera la lutte suprême, — et c'est à cette lutte qu'il pense à la veille de Leipzig !

Ce n'est pas assez qu'il s'occupe de ce voyage et des moyens d'amuser l'Impératrice pendant son séjour, il règle, heure par heure, comment elle reviendra à Paris, déjeuners, dîners, couchers ; il s'assure que le yacht qu'offre le prince de Nassau, pour descendre le Rhin, est aussi sûr qu'il est joli, et il prend plaisir à la pensée de cet agréable tour qu'elle va faire. Lui parti, le 1er août au soir, l'Impératrice s'embarque, en effet, le 2, dans la matinée. Un second yacht et deux grandes barques naviguent de conserve avec le yacht princier ; les voitures suivent la rive gauche. On arrive assez tard à Saint-Goar, car Marie-Louise s'est arrêtée à visiter les ruines d'un burg qui passe pour avoir été le berceau des Metternich. Le lendemain, on va à Coblentz, le surlendemain à Cologne ; c'est un enchantement ; le temps est beau b. souhait et relève l'agrément des sites ; le fleuve, aux abords des villes, est couvert de barques élégamment décorées que montent des dames en grande parure. A chaque station, illuminations, feux d'artifice, réceptions, mais celles-ci discrètes et choisies. A Cologne, le 5, l'Impératrice reprend ses équipages et va coucher à Aix-la-Chapelle ; le lendemain, visite de la cathédrale et du trésor, un tour à l'exposition des industries locales, puis départ, déjeuner à Liège, coucher à Namur ; le 7, Rethel ; le 8, Compiègne ; le 9, à six heures du soir, Saint-Cloud. Voilà les soins de Napoléon, et les preuves abondent que, durant le séjour de Mayence, il n'a rien dit de positif sur la rupture désormais certaine avec l'Autriche ; le 12, en effet, Marie-Louise écrit à son père : Je suis maintenant dans une terrible incertitude sur l'issue des négociations ; Dieu veuille qu'il n'y ait pas de guerre ; cette pensée est horrible pour moi, et, s'il y en a une, j'espère que vous n'y serez pas mêlé, car je ne puis pas penser aux suites terribles que cela aurait pour vous. Et, Napoléon, constamment instruit de ce que fait et pense l'Impératrice, — car elle écrit et on écrit sur elle chaque jour, et l'estafette vient de Paris en moins de cent heures, — écrit le même jour, 12 août, de Dresde, alors que l'armistice est dénoncé, la guerre ouverte avec l'Autriche qu'il espère bien faire repentir de ses folles prétentions et de son infâme trahison, il écrit à Cambacérès : Je désire que l'Impératrice fasse son voyage de Cherbourg et que ce ne soit qu'à son retour qu'elle apprenne tout cela.

S'il a eu, un soir, un mouvement d'humeur, n'est-il pas racheté ?

On est obligé d'ajourner le départ pour Cherbourg au 17, car le 15, jour de la fête de l'Empereur, Marie-Louise doit être à Paris pour recevoir les hommages dans la Salle du Trône, assister à la messe et au Te Deum, parcourir les différents salons où sont étages les corps de l'Etat et les officiers, présider au spectacle, au concert delà terrasse et au feu d'artifice et tenir cercle. Ces dernières cérémonies sont mal disposées au gré de l'Empereur, lequel s'en prend au grand chambellan, M. de Montesquiou. Est-ce la faute de celui-ci si l'Impératrice, arrivée en retard au théâtre pour le second acte de Didon, n'a pas voulu sortir avant qu'il fût achevé, en sorte qu'on a fait attendre le public deux heures pour le feu d'artifice et qu'il manifestait son impatience de ne pas la voir paraître à l'heure qui avait été indiquée ? Aussi, a-t-on été obligé de retrancher trois des morceaux de musique qui étaient promis pour que le feu d'artifice ne fût pas tiré à minuit.

N'est-ce pas ici, peut-on croire, un épisode nouveau de la lutte entre la dame d'honneur et la gouvernante, où, en cherchant tous les déplaisirs qu'elle peut donner à M. ou à Mme de Montesquiou. la duchesse met l'Impératrice en fausse posture, lui procure des torts, et, comme à plaisir, s'attache à détruire le peu de popularité qu'elle pourrait acquérir ? Que va-t-elle imaginer, durant ce voyage de Cherbourg, pour troubler les mesures qu'a prises Savary et qui sont d'autant plus intéressantes que l'on n'est nullement rassuré sur l'accueil que recevra l'Impératrice ? Ce pays qu'elle parcourra a été rudement éprouvé l'année précédente. A Caen, à la suite d'une émeute provoquée par la disette, où un moulin a été pillé et où le préfet et le maire ont été insultés, une commission militaire, présidée par le général Durosnel, a prononcé huit condamnations à mort, neuf à cinq années de réclusion, vingt-cinq à cinq années de surveillance, et les huit condamnés à mort, quatre femmes et quatre hommes, ont été exécutés. L'esprit public est resté mauvais. Après Lutzen, on a fait courir des bruits que Ney, Duroc, Bruyère, avaient été tués, que l'Empereur était blessé et qu'on avait en hâte fait partir des chirurgiens pour le quartier général. Les dames de la noblesse s'empressent chaque jour aux prisons pour visiter les condamnés de la commission militaire, et font dans le peuple une active propagande. D'ailleurs, dans l'Ouest, les menées royalistes sont en pleine activité, et l'on ne tardera pas à en avoir une preuve significative par le complot des Gardes d'honneur de Tours (octobre). A Rennes, où l'Empereur a pensé que Marie-Louise pourrait aller pour deux ou trois jours et où il a ordonné qu'en ce cas on fit ce qui serait nécessaire pour remuer la population de la Bretagne, Savary n'aurait garde de risquer l'Impératrice. Sans être déclarée, la guerre civile y couve ; les-réfractaires, assurés de toutes les sympathies et de toutes les assistances, courent les champs et les bois, et peuvent se rendent dangereux, si quelque émigré — tel Lepaige de Bar, fusillé en novembre 1812 — se met en tête de les réunir et d'enlever l'Impératrice. Descendre plus bas que la Normandie, c'est entrer dans l'inconnu. Là déjà, il convient d'être sur ses gardes et d'empêcher qu'aucun incident ne révèle à quel point l'opinion commence à tourner contre l'Empire. A cela, le ministre de la Police compte parer en envoyant des hommes à lui en plusieurs genres ; mais, est-ce assez, et ne peut-on tirer du voyage d'autres avantages en procurant à l'Impératrice ce qu'on appellerait une bonne presse ? Savary expédie donc une femme de beaucoup d'esprit, protégée de MM. de Ségur et de Fontanes, Mme Dufresnoy, chargée de réunir tous les petits détails qu'elle pourra se procurer sur les générosités de l'Impératrice envers les malheureux, sur l'accueil qu'elle fera à tel ou tel, et enfin sur tout ce qui peut être publié dans l'intérêt, dit-il, delà vertueuse compagne de notre maître. Encore faut-il que l'Impératrice s'y prête, et Savary ne laisse pas d'être inquiet. Sans doute, dit-il, l'Impératrice est estimée de toute la nation et va lui devenir plus intéressante encore par la position dans laquelle elle va se trouver. Sans doute, elle gagne chaque jour dans les cœurs français, et il n'y a pas à craindre que les circonstances qui s'approchent portent la moindre atteinte aux hommages qu'elle a si bien conquis. Il faut, sans nul doute, faire tous ses efforts pour éloigner de l'esprit de Sa Majesté toute espèce de pensée qui tendrait à lui donner une autre opinion ; il serait même dangereux de s'y livrer, mais, d'autant plus, ne convient-il pas de faire en sorte que l'Impératrice ait toujours sur les lèvres ce gracieux sourire qui fait ressortir son accueil d'une manière si obligeante pour la personne qu'elle daigne interroger ? Procure-toi, dit Savary à son vieux camarade Caffarelli, beaucoup d'anecdotes obligeantes sur les personnes qui auront l'honneur de lui être présentées, afin qu'elle puisse leur dire une parole de bonté qui sera racontée par cent bouches diverses et qui fera en écrire autant de lettres dans le même esprit... Tâche que l'Impératrice soit exacte, lorsqu'il y aura une heure indiquée pour une chose quelconque ; l'exactitude est la politesse des Rois, a dit un célèbre courtisan, et cela est juste. Ainsi, pour Dieu, mon ami, point de ces éternelles attentes qui refroidissent l'enthousiasme et qui ouvrent matière à la méchanceté. Tout cela, sans doute, serait mieux dit à Mme de Montebello, mais, observe Savary, ce serait perdre mon temps. Et, comme s'il craignait de n'avoir pas été compris, il insiste encore. De ce voyage, dit-il, il peut résulter un grand bien ou de la tiédeur, qui, dans la circonstance, est un mal. L'Impératrice peut prendre de la confiance. On a déjà de la vénération pour elle et on lui rendra au centuple le moindre accueil de bonté qu'elle sait si bien embellir lorsqu'elle est livrée à elle-même. Il me semble que, si j'avais l'honneur de lui appartenir, j'aurais le courage de le lui dire, bien persuadé qu'on ne peut pas lui déplaire en l'entretenant de tout le désir que ce pays a de l'aimer et de se voir aimé d'elle ; mais, pour Dieu, mon ami, pas de réfrigérants... tu me comprends. Nous nous sommes souvent dit qu'il n'y avait ni esprit dans cette tête, ni chaleur dans ce cœur, et notre souveraine a de l'un et de l'autre à combler nos vœux.

On peut se demander ce qu'aura gagné Caffarelli et s'il est de force à lutter. D'abord, au lieu que l'Impératrice parle le 17, comme l'avait décidé l'Empereur, elle ne part que le 23, parce qu'une des dames de service déplaît à la duchesse qui préfère encore Mme de Luçay. Donc, il n'y aura, outre la dame d'honneur et la dame d'Atours, qu'une dame du Palais : sur trente-huit, cela est peu. La suite est à l'ordinaire : Caffarelli, le chevalier d'honneur, le premier écuyer, trois chambellans, un préfet et deux écuyers. Le premier jour, on ne va que jusqu'à Evreux ; le deuxième, on déjeune à la Rivière-Thibouville et on couche à Caen. Là, comme à Evreux, illuminations, réceptions, audiences ; mais, à Caen, le zèle du préfet et du maire se distingue : on a des chœurs de dames vêtues en paysannes normandes et d'hommes costumés en herbageurs de la vallée d'Auge : un enfant, porté sur un riche brancard, entre doux barriques pleines de cidre et de lait, fait, avec des coupes de cristal, des libations aux pieds de l'Impératrice. Il y a des offrandes de fleurs, la présentation d'un taureau blanc aux cornes dorées, enfin, comme c'est la fête de Sa Majesté, le présent d'un cheval normand, le plus beau du département. En échange, les montres de Leroy jouent leur rôle, et, par une étrange fortune, la plus jolie échoit à Mlle Eugénie Pellapra, âgée de trois ans, qui jouait un rôle dans la scène champêtre et dont la mère en joua un différent en 1810.

Le lendemain, à huit heures, on arrive à Cherbourg, et l'Impératrice ne semble guère en disposition d'être aimable. Elle est à moitié morte de fatigue et moulue du mauvais chemin qu'elle a trouvé depuis Carentan, suffoquée par la poussière et très enrhumée de la poitrine. Le 20 pourtant, elle parcourt à pied sec une partie du bassin, mais elle s'ennuie, remonte en voilure et s'en va au vieux château de Martinvaast, dont les propriétaires sont absentes. Elle n'en demande pas moins des fruits et du laitage à la jardinière qui ne la connaît pas, mais qui offre un bouquet à la belle dame, et l'Impératrice s'amuse à l'ébahir en lui faisant donner un rouleau de napoléons. Le 27, promenade au château de Querqueville, que Napoléon veut acheter ; au retour, on doit assister à l'irruption de la mer dans le bassin. D'après le calcul de l'ingénieur, M. Cachin, le bâtardeau doit céder entre huit et neuf heures. A sept heures et demie, l'Impératrice, qui n'aime pas à se désheurer, va dîner avec la duchesse. Quand le ministre de la Marine accourt pour la prévenir, elle ne quitte pas la table, et, d'ailleurs, ses chevaux ne sont pas mis. Quand elle se décide, tout est fini. Le beau moment où l'eau parlait avec fracas est arrivé, écrit-elle, au moment où tout le monde dînait, et personne ne l'a vu, et comme jamais un malheur ne va sans l'autre, j'ai aussi manqué le feu d'artifice. Pourtant, malgré ces retards, il semble qu'elle tienne compte des avis de Caffarelli et qu'elle s'efforce : Elle plaît beaucoup à tout le monde, elle, n'a que des choses agréables à dire à tout ce qui l'approche. Elle fait bon effet par ses manières simples, reçoit de la noblesse de Basse-Normandie les soins les plus empressés et parait s'amuser à des enfances : Elle court de côtés et d'autres, sans suite, accompagnée seulement de quelques-unes de ses dames les plus intimes. Le 20, il y a bal dans une salle de l'Arsenal de la marine, mais elle n'y reste qu'un quart d'heure ; elle fait le tour de la salle, parle aux principales personnes et s'en va, disant que la chaleur l'étouffé. Seulement, elle renvoie ensuite au bal ses dames — sauf la duchesse — et ses officiers. Le 30, elle va en canot dans la rade et déjeune à la digue. Il fait le plus beau temps du monde ; l'escadre, qui a hissé le grand pavois, salue de vingt-six bordées, et, sur le vaisseau amiral, bat le pavillon impérial de l'escadre de l'Escaut, tout exprès envoyé d'Anvers. Le soir, il y a spectacle par les acteurs de l'Opéra-Comique, venus de Paris. On joue le Petit Matelot, arrangé pour l'occasion par Désaugiers et Chazet, qui ne sont pas encore royalistes. A son entrée, l'Impératrice fait trois salutations, comme au Grand théâtre des Tuileries. Cette attention charme au delà de ce qu'on peut dire ; on était loin de s'y attendre, et l'impression est extraordinaire par le mélange de majesté, de bonté et de grâce virginale qui se faisait sentir dans sa figure et dans son maintien. La pièce paraît sotte, surtout les couplets, et on finit par un Vive Marie-Louise ! écrit en lettres d'or sur des carrés grands comme la main, que des soldats de Berg tenaient sur la pointe de leurs baïonnettes... Cela n'était pas bien gracieux. C'était bien la peine d'envoyer une colonie de Paris pour cela ! L'on donne pourtant 3.000 francs de gratification aux auteurs, par quoi Chazet — Alissan de Chazet, le futur lecteur du Roi, le royaliste intransigeant — ne trouve pas son dévouement assez récompensé, car il voudrait une pension, la croix de la Réunion et une souscription payée d'avance, au moins à vingt-quatre exemplaires de ses œuvres complètes, qu'il n'eut garde de publier.

Le 31, grande partie de pêche, organisée par l'amiral Troude ; tous les bâtiments de l'escadre ont des seynes tendues sur la côte des Miellés, depuis le port du Commerce jusqu'aux rochers des Flamands. A marée basse, l'Impératrice arrive en calèche, suit la plage, et, à mesure qu'elle passe, on tire les filets. Elle parait s'amuser beaucoup, et, pour mieux voir le poisson, fait avancer la voiture dans la mer jusqu'à ce que l'eau vienne aux essieux. La suite, à cheval, rit aussi, mais de moins bon cœur, en prenant des bains de pied.

Peut-être l'Impératrice n'est-elle si gaie qu'à cause des nouvelles qu'elle a reçues le matin. Le 26, à Dresde, l'Empereur a battu les coalisés. Dès le lendemain, à six heures du matin, il a écrit à Kellermann, qui est à Mayence : Faites connaître par le télégraphe à l'Impératrice que j'ai remporté, hier 26, une grande victoire à Dresde sur les armées autrichienne, russe et prussienne, commandées par l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie et le roi de Prusse. La dépêche vient d'être remise à Marie-Louise, et, quoique ce soit son père le vaincu, elle semble toute heureuse. Ma santé pourrait être très bonne, écrit-elle à Méneval, si je n'avais un gros rhume de poitrine qui me fatigue beaucoup ; je ne ferai rien cependant pour le guérir jusqu'à ce que je sois revenue à Paris. D'ailleurs, les bonnes nouvelles que j'ai reçues aujourd'hui me feront plus de bien que toutes les drogues possibles. J'espère que cette grande victoire ramènera l'Empereur, et, avec lui, la paix.

Le 1er septembre, dans l'enthousiasme des habitants qui vont solliciter d'appeler leur ville Napoléonbourg, départ, déjeuner à Valognes, coucher à Caen ; le 2, on arrive sur les huit heures du soir à Rouen, où, le lendemain, l'Impératrice reçoit les autorités, va voir les travaux du pont de Pierre, visite quelques manufactures, entre autres la teinturerie de M. Gonfreville, où l'on a découvert le bleu Marie-Louise ; au retour, les jeunes filles de la ville, les Dames de la Charité maternelle ; puis, à neuf heures, au Théâtre des Arts, où l'on joue les Poètes en voyage ou le Bouquet impromptu, ce qui vaut encore 3.000 francs à Chazet et Désaugiers : feu d'artifice après, toutes les joies ; mais l'Impératrice a invité à sa table la femme du préfet, Mme Stanislas de Girardin, et cette invitation vaudra à Caffarelli une sévère réprimande : Il n'y a aucun inconvénient, dira l'Empereur, à ne point faire d'invitation, et il y en a un très grand à admettre dans les provinces où l'on remarque tout, des personnes qui n'ont aucun droit à cette faveur. N'est-ce pas, au fait, que cette femme de préfet, femme du premier écuyer du prince Joseph, a sur elle, aux yeux de l'Empereur, la tare du divorce ?

Le 4, à six heures du matin, on part de Rouen, mais on arrête à Mantes pour dîner, et, par suite, on n'arrive à Saint-Cloud que le 5, à une heure du matin ; l'archichancelier, dûment convoqué pour la veille, six heures du soir, attend depuis lors le bon plaisir de la Régente.

Et la vie reprend, plus triste encore que l'année précédente, car c'est fini même des brèves distractions de Mortefontaine. En chargeant sa jeune femme de transmettre à Joseph des ordres sévères, en l'érigeant en arbitre de sa conduite, l'Empereur lui a certes donné une preuve incontestable de sa confiance dans le moment où justement elle est le plus méritoire ; mais il a créé en même temps, pour l'Impératrice et pour lui-même, une situation sans issue. Sans doute a-t-il, contre le vaincu de Vittoria, des griefs très nombreux et très forts, mais une femme de vingt-trois ans, neuve en toutes ces questions de la Famille, si compliquées et si difficiles, peut-elle en devenir juge ? En inspirant à Marie-Louise contre Joseph une défiance que les circonstances actuelles peuvent justifier, mais qui ne se dissipera pas lorsque, comme à l'ordinaire, il se sera lui-même réconcilié avec son aîné, il la sépare de la fortune commune. Il ouvre, en face des Bonaparte, un parti de l'Impératrice, fourni en ce moment de dignitaires, de ministres, de gens de cour et de dames du Palais. Tous lui obéissent encore parce qu'ils le craignent ; tous paraissent encore fidèles à sa fortune ébranlée, et, en suivant leurs directions, Marie-Louise se conforme aux ordres qu'il donnerait ; mais, vienne une crise plus grave encore, cet entourage disparaîtra ou il prétendra disposer, selon ses intérêts, de la personne de l'Impératrice. Le secours, l'appui, le conseil qui contrebalanceraient alors les influences néfastes et qu'elle ne peut trouver que dans la famille de son mari, comment irait-elle les y chercher, lorsque l'Empereur même lui a présenté son frère comme un ennemi ?

C'est que ce n'est point une telle crise, mais une autre qu'envisage Napoléon : sur la Régente et le roi de Rome seuls il veut attirer uniquement les regards et concentrer les espérances de la nation ; c'est pourquoi le voyage de Cherbourg, c'est pourquoi les 50.000 francs distribués par l'Impératrice en aumônes extraordinaires : c'est pourquoi l'éclat particulier donné à la fête de Saint-Cloud et les promenades dans le parc de l'Impératrice et de son fils, au milieu des foules de Parisiens attirés par les quatre cent soixante-cinq permissions accordées gratis aux bateleurs, aux petits marchands, aux tenanciers de jeux publics et de bals champêtres ; c'est pourquoi les ordres qu'on ait à venir faire sa cour, si bien suivis que, lorsque le dimanche, à onze heures et demie, les dames arrivent pour la messe, il n'y a plus une place à offrir aux plus qualifiées, maréchales d'Empire, princesses et duchesses, et que c'est pareille affluence le 19, au Te Deum pour la victoire de Dresde, célébrée le même soir par le spectacle de Cour, le grand cercle et l'illumination du Palais.

Napoléon a son but et il s'y dirige. Il se fait moins d'illusions qu'on ne pense. Un tel homme, éveillé de son rêve, sait peser les conséquences et regarde en face les réalités. Depuis le 26 août qu'il a été victorieux à Dresde, Macdonald a été battu sur la Katzbach, Vandamme à Kulm, Ney à Dennewitz ; la coalition s'est resserrée par le traité de Tœplitz, et les contingents allemands ont commencé leurs désertions. Dans cette situation déjà presque désespérée, il a envisagé des hypothèses qui, pour lui-même, sont nouvelles. Par l'institution de la Régence, il a voulu prévenir les dangers que suscitait son absence, affirmer l'idée dynastique, assurer à son fils la transmission du trône et prévenir la défection de l'Autriche. Par la formation du douaire, il est allé plus loin : c'est là, sans nul doute, un acte testamentaire. Malgré cela, au départ de Paris, l'idée de la mort prochaine et subite ne s'était pas encore cristallisée dans son cerveau. Il savait qu'il courrait des dangers certains et graves, et il voulait être prêt ; car, à présent, il n'a plus le droit de dire comme jadis : Après moi, périsse l'Univers, si je dois avoir toujours ma mort sous les yeux. La mort, Bessières et Duroc tués à ses côtés, il en a été frôlé, il l'a touchée de la main. Elle lui apparaît, après la défection de l'Autriche, comme une occurrence que peut-être il doit souhaiter, en tout cas comme une solution. Déchoir, il ne l'accepte pas, mais mourir ! Par sa mort, il assurera au moins le trône à son fils, et lui-même, s'il tombait un soir de victoire, dans une apothéose, quelle fin pour un météore !

Le grand joueur qu'il est ne laisse pas de côté une telle chance. De fait, c'est la meilleure qui reste, et celle impression l'amènera tantôt à dire : C'est une de mes fautes d'avoir cru mes frères nécessaires pour assurer ma dynastie. Ma dynastie est assurée sans eux. Elle se sera faite au milieu des orages, par la force des choses. L'Impératrice suffit pour l'assurer. Elle a plus de sagesse et de politique qu'eux tous ; et à dire encore : L'Impératrice est une femme plus politique que tous mes frères ; cette jeune femme aurait pris, dans l'occasion, son parti très bien.

C'est là l'occasion à laquelle il songe, et nul doute qu'il n'ait eu raison. Si quelque boulet l'eût emporté à ce moment où les conspirateurs royalistes ne se sont pas encore concertés, où l'administration est fidèle, où huit cent mille Français sous les armes occupent les places allemandes et sont établis au cœur même de l'Allemagne ; où l'Italie, la Hollande et Naples sont contenus dans la fidélité ; où tous les maréchaux sont employés ; où seuls, à Paris, Moncey, Caffarelli et Hulin disposent des troupes, où la garde nationale n'est pas formée, où l'échec encore récent de la tentative de Malet décourage les entreprises de révolutions, qui sait ce qui serait arrivé ? L'Impératrice, traitant avec les coalisés, peut accepter des conditions que, sans déshonneur, Napoléon ne peut subir. L'Impératrice trouve en son père, qui n'est formellement engagé que contre l'Empereur, un appui et un soutien ; les forces qu'elle tient en ligne sont assez redoutables pour qu'on les compte, et, dans ses conseils, elle rencontre des hommes prêts à s'entremettre pour les négociations nécessaires. La preuve que Napoléon a raison, c'est que, par une route à coup sur fort différente, Talleyrand aboutit à la même idée, la seule qui présente une solution et qui ouvre une espérance d'avenir. Talleyrand l'envisage sans doute à son point de vue, qui est son intérêt personnel. Dans une régence effective, — celle qui devient constitutionnelle par la mort de Napoléon. — les Bonaparte ont été écartés par l'Empereur même, et, à leur place, il n'y a que les grands dignitaires : Cambacérès, Lebrun, Berthier ; c'est un jeu pour lui que les mettre dans sa poche. Seul, il aura donc le pouvoir et les profils. Mais, son avidité n'obscurcit pas son intelligence : il voit qu'à la mort de l'Empereur, il a tout à gagner ; mais l'Empire aussi. Si ces deux hommes, sans s'être consultés, se trouvent d'accord, on peut être certain qu'ils sont dans le vrai.

Seulement, pour que le cas, se produisant, porte toutes ses conséquences, Napoléon prétend maintenir le contact entre Marie-Louise et l'empereur François, et c'est lui-même qui prend l'initiative de le rétablir en ouvrant une correspondance. Le 29 août, sous prétexte de donner à son beau-père des nouvelles de sa santé et de celle de sa femme, il lui a écrit, et la réponse, en date du 11 septembre, contient, comme il s'y attendait, une lettre pour l'Impératrice que l'empereur François ne peut déposer en meilleures mains que celles de Sa Majesté Impériale ; tout de suite, il a transmis cette lettre à Marie-Louise qui, en répondant le 23, en disant à son père combien elle a été touchée de sa gracieuse intention, a insisté sur la privation que lui cause l'interruption de la correspondance et sur la possibilité d'en établir une. L'Empereur, dit-elle, m'a promis de vous faire parvenir régulièrement mes lettres ; je vous écrirai aussi souvent que possible, car vous savez que c'est un de mes grands plaisirs ; et elle ajoute : Je pense bien souvent à vous et je suis bien touchée que vous soyez content de ma manière de penser. Vous voyez, mon cher papa, que je fais tout mon possible pour suivre les bons principes dont vous m'avez toujours donné l'exemple.

C'est un premier point que Napoléon a gagné ; désormais, les lettres vont s'échanger avec régularité et, sans qu'elles aient, en ce moment, un autre intérêt que celui de famille, elles rendent tout facile ; mais, si peu compromettantes qu'elles soient et quelque résultat qu'on en attende, il est urgent de les tenir secrètes ; car le moment tant retardé est à la fin arrivé : il faut avouer à la nation la défection de l'Autriche et la guerre qu'on soutient contre elle, et il suffirait sans doute, pour éveiller les vieilles haines contre l'Autrichienne, qu'on sût que l'Impératrice correspond avec l'ennemi, — l'ennemi fût-il son père. S'il a l'empereur d'Autriche à lui ménager, Napoléon, bien plus, doit lui ménager la France. Il ne suffit plus, pour cela, de démonstrations à l'Opéra ou d'enthousiasmes à la fête de Saint-Cloud. Il faut de grandes cérémonies politiques qui frappent l'imagination des peuples ; il faut des actes majeurs qui soient accomplis en la présence et avec le concert des grands corps de l'Etat ; il faut un exercice réel de la Régence qui démontre aux plus incrédules qu'elle n'est point un mythe. Sans doute, cette situation est la plus forte et la plus étrange qui se puisse trouver : la régente de l'Empire est la fille de son principal agresseur, et, tout en maintenant une liaison avec ce père qui peut devenir un protecteur, Napoléon prétend, non pas seulement écarter tous les soupçons qu'on pourrait former contre l'Impératrice, mais provoquer en sa faveur l'enthousiasme de la capitale et de la nation entière, en plaçant dans sa bouche le suprême appel aux armes, en présentant à l'admiration du peuple et à sa générosité, cette jeune étrangère, devenue l'incarnation même de la patrie, qui porte en ses bras son fils et l'avenir.

Le 27 septembre, il lui écrit : Vous irez présider le Sénat, vous y tiendrez le discours ci-joint. Le ministre de la Guerre fera un rapport, et les orateurs du Conseil d'Etat présenteront le sénatus-consulte pour la levée de la conscription. Vous irez dans les voitures de parade avec toute la pompe convenable et comme il est d'usage quand je vais au Corps législatif. Pour préparer l'opinion, il a chargé l'archichancelier de déposer au Sénat les pièces relatives à la négociation avec l'Autriche, préalablement adoucies le plus possible, en évitant qu'il y ait rien de personnel ni contre l'Empereur, ni contre Metternich. Mais, symptôme inquiétant, ces pièces ne sont pas parvenues. Deux expéditions ont été enlevées par les coureurs de l'ennemi ; c'est le triplicata seul qui arrive le 28 septembre. Le 4 octobre, elles sont communiquées au Sénat et livrées au public. Le 7, c'est la séance impériale.

L'Impératrice, arrivée de bonne heure aux Tuileries, se met en marche à une heure et demie, saluée par le canon, comme elle le sera à l'entrée au Luxembourg, au départ et au retour. Après les hérauts d'armes à cheval et les quatorze voitures à six chevaux pour les maîtres des Cérémonies, les orateurs du Conseil d'Etat, les grands aigles, les grands officiers de l'Empire, les .ministres, les officiers de service, les grands officiers de la Couronne, les grands dignitaires, c'est, dans la voiture du Couronnement, que chargent les pages, qu'entourent les généraux et les écuyers, l'Impératrice, couronne en tête, toute vêtue de blanc et d'argent, seule, avec sa dame d'honneur en face d'elle. Entre deux haies de troupes et avec la plus nombreuse escorte de cavalerie que Paris ait pu fournir, on suit le Carrousel, la rue Impériale, le quai, le Pont-Neuf, la rue de Thionville, la rue des Fossés-Saint-Germain, la rue des Quatre-Vents, la rue de Tournon. Au Luxembourg, une députation de grands officiers du Sénat et de vingt-quatre sénateurs reçoit la Régente, qui se repose d'abord dans ses appartements, puis se rend en grand cortège, à la salle des séances. A son entrée, tous les sénateurs se lèvent et se découvrent. Elle monte à un trône placé à gauche de celui de l'Empereur ; derrière elle sa maison, sur les marches les dignitaires, plus bas les pages assis : à droite et à gauche, sur des gradins, les grands officiers et les ministres. Elle parle, très intimidée d'abord, attentive à ses mots auxquels son accent allemand et la lenteur de sa diction prêtent une sonorité, une puissance, un caractère de force et de volonté qui conviennent à leur sens. Sénateurs, dit-elle, les principales puissances de l'Europe, révoltées des prétentions de l'Angleterre, avaient, l'année dernière, réuni leurs armées aux noires pour obtenir la paix du monde et le rétablissement des droits de tous les peuples. Aux premières chances de la guerre, des passions assoupies se réveillèrent. L'Angleterre et la Russie ont entraîné la Prusse et l'Autriche dans leur cause. Nos ennemis veulent détruire nos alliés pour les punir de leur fidélité. Ils veulent porter la guerre au sein de notre belle patrie pour se venger des triomphes qui ont conduit nos aigles victorieuses au milieu de leurs Etats. Je connais mieux que personne ce que nos peuples auraient à redouter s'ils se laissaient jamais vaincre. Avant de monter sur le trône où m'ont appelée le choix de mon auguste époux et la volonté de mon père, j'avais la plus grande opinion du courage et de l'énergie de ce grand peuple. Cette opinion s'est accrue tous les jours par tout ce que j'ai vu se passer sous mes yeux. Associée depuis quatre ans aux pensées les plus intimes de mon époux, je sais de quels sentiments il serait agité sur un trône flétri et sous une couronne sans gloire. Français, votre empereur, la patrie et l'honneur vous appellent ! Puis, Clarke reçoit la parole pour lire un rapport dont tous les termes ont été dictés par l'Empereur : il demande cent soixante mille hommes sur la conscription de 1810, cent vingt mille sur les classes de 1814 et des années antérieures, faisant entendre que le surplus disponible, évalué à sept cent quatre-vingt mille hommes, pourra être appelé d'un jour à l'autre. Il expose l'état des puissances armées contre l'Empire, et, du ton de commandement, exige ce million de soldats, en insistant sur les désastres que causerait une invasion. Après, Regnaud lit le projet de sénatus-consulte, qui est renvoyé à une commission nommée sur-le-champ, et l'Impératrice, levant la séance, reconduite avec les mêmes honneurs, retourne aux Tuileries.

L'impression qu'ont reçue de sa présence les sénateurs les moins bien disposés, est agréable, mais c'est tout ce qu'on peut en dire. Ils ont été frappés de son air de jeunesse et de la modestie de sa tenue. Elle n'a été, remarque Talleyrand, ni hardie, ni timide, et elle a montré de la dignité, jointe à beaucoup de tact et de convenance. D'autres, des anciens conventionnels, s'amusent d'avoir été présidés par une femme et renchérissent sur l'éloge. Cela ne change rien aux dispositions prises et la plupart ont leur idée faite. Comme dit Fontanes à Mole, la très grande majorité hait l'Empereur ; le vieux Sénat — dix-huit environ, Sieyès et les Idéologues — veut un Directoire, un grand nombre veut le roi de Rome et la Régente — c'est le parti Talleyrand, — un très petit nombre est dévoué à l'Empereur. Il est tout naturel, en ces conditions, qu'on fasse un succès à l'Impératrice, mais, c'est un succès de salon. Il ne porte pas au delà, et s'allache bien moins au sens des paroles qu'à la façon dont elles ont été dites. On s'extasie sur le ton digne et élevé qui donne à la jeunesse de l'Impératrice un lustre encore plus grand que l'éclat de son rang et de sa puissance, mais nul n'a l'air de songer à la gravité de son vote, à ce million d'hommes qui va combattre et mourir, à ces imminents périls qu'annonce cette levée en masse. Pour exprimer les désastres de Russie, l'Impératrice a parlé des premières chances de la guerre ; pour exiger de la nation un effort suprême, elle a invoqué la nécessité de couvrir et de défendre les alliés allemands dont on sait déjà la défection ; pour provoquer un mouvement général d'enthousiasme, elle a annoncé qu'elle avait, du peuple français, la meilleure opinion. Ces phrases, que l'Empereur a dictées, sonnent faux et sont pour choquer l'âme populaire. Napoléon s'est trop étudié à parler aux gens de cour ; il ne sait plus parler à la nation. Du moins, même ici, ne consent-il pas à parler son langage. Et, pourtant, ce n'est pas par des courtisans, des émigrés et des nobles que la France peut être sauvée, c'est par les patriotes, les acquéreurs de Biens nationaux, les Jacobins non repentis, ceux qui ont tout à craindre de la Contre-révolution ; il faudrait solidariser l'Empereur et la Révolution, prouver que celle-ci, avec tous les intérêts qu'elle comporte, ne peut être défendue que par celui-là, avec tout le génie dont il dispose ; mais, l'Empereur ne veut pas encore admettre que son trône n'est pas un trône comme d'autres, et Marie-Louise, que peut-elle comprendre ? Elle fait ce qu'elle peut. Elle reçoit les adresses des Bonnes villes, où c'est devenu le thème ordinaire le souvenir de Marie-Thérèse et le moriamur pro rege nostro : cela déplaît à l'Empereur, mais qui a donné le branle ? Elle préside quelques conseils où l'on parle d'autre chose ; elle mène, d'ailleurs, la même existence que l'Empereur lui a réglée : promenades en calèche, promenades à cheval, visite à Saint-Leu, le soir les entrées particulières, et, deux fois par semaine, la comédie dans les Petits appartements.

Cependant, le 7 octobre, l'Empereur a quitté Dresde et s'est mis en manœuvre ; le 11, il a manqué Blücher, et, tandis qu'il formait un nouveau plan, le plus audacieux qu'il eût conçu, le 10, les Bavarois ont fait défection et il a du prendre le parti de la retraite. Le 10, à Wachau, avec cent cinquante mille Français, il a battu encore deux cent trente mille coalisés que commandait Schwarzenberg. Parmi les prisonniers, on lui amène Meerfeld, l'Autrichien qui fut un des négociateurs de Campo-Formio qui, après Austerlitz, vint mendier l'armistice ; n'est-ce pas l'homme qu'il faut pour reprendre les négociations ? Sans doute, le 28 septembre, l'empereur François a rejeté avec hauteur les ouvertures que son gendre avait tenté de lui faire le 20 ; il a annoncé qu'il ne traiterait que simultanément avec ses alliés, le prince régent, l'empereur de Russie, le roi de Prusse, mais une défaite l'a peut-être rendu plus accommodant. Par Meerfeld, Napoléon sollicite un armistice, fait des propositions : il renonce à la Pologne, à l'Illyrie, à la Confédération du Rhin, à l'Espagne, à la Hollande, aux Villes hanséatiques, même à l'Italie qui sera indépendante, il évacuera l'Allemagne, et il se retirera sur le Rhin ; que demanderait-on de plus à un vaincu, et constamment il a été vainqueur ? Il perd la journée du 17 à espérer une réponse, qu'on lui a promise. En ces vingt-quatre heures, les alliés reçoivent cent vingt mille hommes de renfort, Bernadotte, Beningsen, Colloredo ; lui, Reynier et ses Allemands, ceux-là qui ont attendu le champ de bataille pour y faire éclater une trahison plus méritoire. Le 18 et le 19, c'est Leipzig et ses alternatives ; enfin, la retraite, presque la déroute.

A Saint-Cloud, depuis près d'un mois on est sans nouvelles. Au moins rien d'officiel et qu'on puisse publier. Les mieux informés ne savent et ne disent rien. Un soir où il y a petit spectacle, les courriers arrivent à la fin tous ensemble. Chez le duc de Cadore, secrétaire de la Régence, la table est mise comme d'ordinaire, à quarante couverts ; une vingtaine de femmes, des ministres, des grands officiers. Tout le monde a l'air consterné ; on se parie à l'oreille ; aux femmes des généraux, on dit : Vous pouvez être tranquille ; votre mari n'a rien. M. de Rémusat, qui a eu deux lignes de M. de Nansouty, fait l'important et se dit informé. Aucun officier supérieur de la Garde n'est gravement atteint et, ce qui importe d'abord, toutes les personnes de la maison de l'Empereur se portent bien. On demande des détails ; il n'y en a pas. Après dîner, on va au spectacle chez l'Impératrice. Là aussi, tout le monde a l'air consterné, mais se tait. On rentre la mort dans l'âme, et là-dessus on vit trente-six heures : c'est le surlendemain qu'en ouvrant les journaux on trouve les quatre bulletins : état de l'armée au 4, au 15, au 16, au 24 octobre, les espoirs, les projets, la victoire, le désastre : le mot y est : L'ennemi, qui avait été consterné des batailles du 16 et du 18, a repris par le désastre du 19, du courage et l'ascendant de la victoire. L'armée française, après de si brillants succès, a perdu son attitude victorieuse. A la fin, l'annonce que, le 24, l'Empereur est arrivé à Erfurt — mais, entre Erfurt et la France, à Hanau, les Bavarois barrent la roule. Le 30, Napoléon leur passe sur le ventre et montre à de Wrede que tout n'est pas fleurs au métier de traître. Le lendemain, il est à Francfort. Qu'imaginer pour tourner l'opinion, donner à la défaite un air de victoire, prouver qu'au moins l'honneur est sauf, que, si l'on bat en retraite, c'est sur des circonstances qui échappent au génie humain ? Que trouver pour fouetter, au profit de la Régente, l'enthousiasme ralenti des Parisiens et pour exciter dans la nation à la fois le sentiment dynastique et le goût de la gloire ? — Cette lettre officielle : Madame et très chère épouse, je vous envoie vingt drapeaux pris par mes armées aux batailles de Wachau, de Leipzig et de Hanau. C'est un hommage que j'aime à vous rendre. Je désire que vous y voyiez une marque de ma grande satisfaction de votre conduite pendant la régence que je vous ai confiée. Trois jours après, de Mayence, Napoléon règle dans les détails cette cérémonie sur laquelle il compte assurément, puisqu'il écrit à Clarke : Vous savez depuis longtemps ce que je pense de ces pompes militaires, mais, dans les circonstances actuelles, je crois qu'elles seront utiles. Le ministre de la Guerre devra donc traverser tout Paris avec un grand cortège, où chacun des drapeaux sera porté par un officier à cheval. Arrivé aux Tuileries, reçu par toute la Garde, introduit dans la salle du Trône avec les porteurs de trophées, il y trouvera l'Impératrice assise, selon l'étiquette, à la place que doit occuper la Régente, et environnée du Sénat et autres autorités. Il y aura discours et réponse, puis le ministre se rendra, avec ces drapeaux, aux Invalides, où l'on portera encore une centaine d'autres drapeaux, dont six anglais pris en Espagne.

Cela traverse sa pensée, il le décide, puis en comprend le néant, et il ne donne pas le temps de l'accomplir. Bien d'autres soins le sollicitent, méritent mieux son attention qu'une vaine parade qui retarderait son retour. Puisqu'il a échappé à cette mort vainement cherchée et presque souhaitée, il passe à une autre hypothèse. Son esprit, inépuisable en ressources, en imagine de nouvelles, envisage tour à tour d'autres alternatives et, se raidissant contre la fortune, se reprend à des espérances. Le propre de sa nature est de lutter et de ne jamais douter de soi. Après cinq jours à Mayence, sentant qu'à Paris seulement il trouvera des cartes nouvelles pour une dernière partie, il se décide, il franchit les espaces et, le 9 novembre, à cinq heures du soir, il arrive à Saint-Cloud, dans deux mauvaises voitures, avec une suite misérable de trois personnes.