L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

V. — LA GROSSESSE.

 

 

Les onze premiers mois. — Napoléon, ses galanteries, ses attentions. — Volonté qu'il a de rendre sa femme heureuse. — Changements dans sa vie. — Jalousie et ombrages. — Les Affaires négligées. — Il cesse de croire à la nécessité du travail. — L'Empire de Droit divin. — Ses Aveux. — Impossibilité où il est de rester tranquille. — Comment occuper le tête-à-tête ? — Plaisirs de Compiègne, — Départ pour la Belgique. — Personnel et matériel pour un Voyage impérial. — Marie-Louise en voyage. — Son attitude, sa timidité. — Grossesse commençante. — Ses joies. — Constante préoccupation de sa Famille. — Les Débuts à Paris. — La Fête, la Ville. — La Toilette de la Ville. — La Fête de Neuilly. — La Fête de la Garde. — La Fête de l'Ambassade d'Autriche. — L'Incendie. — Voyage à Rambouillet. — La Grossesse annoncée. — Versailles et Trianon. — Nouveaux règlements d'Étiquette. — La Fête de l'Impératrice. — Visite à Paris. — Le Salon. — Voyage à Fontainebleau. — Les Fêtes. — Le grand Baptême. — Déclaration de la Grossesse. — Retour à Paris. — Douze Palais en train. — Encore l'Etiquette. — La Vie durant la Grossesse. — Le Jour de l'An. — Les Bals commandés. — Le petit bal masqué du Mardi gras. — Les premières Douleurs. — L'Accouchement.

 

Depuis le mariage, en avril 1810, jusqu'à la naissance du roi de Rome, en mars 1811, l'Empereur ne quitte point Marie-Louise, il ne s'éloigne pas, ne s'écarte pas d'elle. Ces onze premiers mois sont une succession de lunes de miel. Napoléon s'ingénie à être attentif, galant, empressé, à conquérir sa femme, à s'établir près d'elle en mari bourgeois qui l'aime, la soigne, l'entoure et se subordonne. Il fait montre de celte familiarité, du tutoiement, des petits mots gentils, il y porte même quelque affectation, et si l'on fait mine de s'en apercevoir, il ne s'en fâche pas.

Il n'est pas de prévenance qu'il ne témoigne pour elle. Elle aime Schœnbrunn et Laxenbourg : il commande à Isabey d'en faire des vues en miniature, et, s'il ordonne, à Compiègne, une grande treille qu'il veut exécutée tout de suite, c'est pour rappeler à Marie-Louise la treille du parc où elle a passé son enfance. Il sait comme elle est attachée à son père : rien ne lui coûte pour atténuer le souvenir des revers qu'il a fait subir à l'Autriche. Si l'ordre des Trois-Toisons ne reçoit pas son institution définitive, c'est qu'il commémore l'entrée à Vienne et la possession, en une même année, des trois capitales où les souverains de la maison d'Autriche conféraient la Toison d'Or. Sur les bas-reliefs de la colonne de la Grande-Armée, on ne peut effacer les chiffres et la représentation de l'empereur vaincu, mais au moins on suspend la publication des gravures qui les représentent : On ôtera les passages relatifs à François II, ceux où il est en voiture et son chiffre. Défense, dans les récits des campagnes contre les Autrichiens, de désigner nominativement l'ennemi vaincu ; défense de prononcer, où que ce soit, le nom de ce fleuve qui, penché sur son urne désormais anonyme, orne l'extrémité du fronton du palais du Corps législatif ; défense de déchiffrer même la date inscrite sur une tablette près de lui ; défense de continuer les tableaux qui commémorent quelque épisode peu flatteur pour l'orgueil autrichien ; colère parce qu'on a envoyé en cadeau, à Vienne, une porcelaine où est peint l'Arc de triomphe du Carrousel.

Au temps où Napoléon prétendait franciser l'Impératrice future, il a ordonné qu'on composât des vases à sujets relatifs aux guerres, une collection pour placer dans ses galeries et ses appartements. Mais, c'est toujours des Autrichiens qu'on y voit, car on a fort peu représenté la campagne d'Iéna, point du tout Friedland. L'Empereur commande qu'on enlève tout ce qui est défaite de l'Autriche, et, pour orner les Appartements, on est réduit aux batailles d'Egypte et aux entrées à Berlin.

Marie-Louise a de l'affection pour son oncle, le grand-duc de Wurtzbourg ; point de prévenances qu'on n'ait pour lui : logement aux Tuileries, invitations à tous les voyages, toutes les chasses, toutes les fêles ; présents à chaque instant, et des objets les plus parfaits que produisent les manufactures impériales. Le grand-duc est l'hôte habituel, familier de Napoléon. Il est là pour le mariage ; il y sera pour le baptême du roi de Rome, où il représentera l'empereur son frère ; de 1810 à 1812, il ne quittera pas son auguste neveu et lui fera une cour que des Français trouvent basse, mais sans doute en attend-il de bons effets. Transporté par la baguette de l'enchanteur, de Florence, où il a connu le général Bonaparte et grandement accueilli Joséphine, à Salzbourg, puis à Wurtzbourg, peu s'en est fallu qu'il ne se trouvât, en 1809, empereur d'Autriche ou roi de Hongrie, et à présent, il souhaite la Pologne. En 1812, tant de gens la convoitent !

L'année d'après, on ne reverra plus aux Tuileries le grand-duc de Wurtzbourg.

Pour Metternich, que Napoléon croit avoir le mieux contribué au mariage et qu'il sait sensible à certains égards, il pousse les prévenances à l'extrême : d'abord, c'est l'hôtel de la duchesse d'Elchingen, au 74 de la rue de Lille, qu'il emprunte pour l'y loger ; du 27 mars au 30 septembre, il l'y entretient de toutes choses, en sorte qu'il en coûte 76.105 francs ; il lui envoie en présent une voiture attelée de six chevaux pour la signature et l'échange du contrat avec le prince de Neuchâtel, et pour tous les soins qu'il s'est donnés, il veut lui faire un cadeau de 120.000 francs. Le ministre des Relations extérieures est chargé de faire expertiser le médaillon qu'a reçu Berthier, pour en donner un de valeur égale : le bijoutier déclare que ce médaillon a pu coûter de 140 à 150.000 francs, mais qu'il en vaut au plus 96.000 ; n'importe, Metternich en aura un de 150.000 francs. El c'est sans compter le reste, tout le reste, si bien qu'au départ de Metternich, en septembre, l'Empereur est un peu las de donner et n'accorde plus, pour le congé, que des porcelaines de Sèvres pour 8.000 francs et son portrait en Gobelins de 2.730 francs.

Ce Metternich, il prétend le convaincre que Marie-Louise est heureuse, qu'elle n'a pas une plainte à former. Il le fait venir dans l'appartement de l'Impératrice : Je veux, lui dit-il, qu'elle vous parle à cœur ouvert et qu'elle vous confie ce qu'elle pense de sa situation. Vous êtes son ami. Elle doit ainsi ne pas avoir de secret pour vous. Et, mettant la clef du salon dans sa poche, il s'en va par l'intérieur. Au bout d'une heure, il rentre, et, avec une sorte d'inquiétude qu'il cache sous un rire forcé : Eh bien, dit-il, avez-vous bien causé ? L'Impératrice a-t-elle dit bien du mal de moi ? A-t-elle ri ou pleuré ? Je ne vous en demande pas compte. Ce sont vos secrets à vous deux. Le lendemain, tout enfiévré de savoir, il revient à la charge : Que vous a dit hier l'Impératrice ? Et comme Metternich répond que l'Empereur même lui a imposé le secret : Elle vous aura dit qu'elle est heureuse, affirme-t-il. J'espère que vous le direz à voire empereur, il vous croira plus que d'autres.

Est-ce par ostentation ou pour plaire à sa femme que, après les présents faits déjà à Vienne et à Braunau, il redouble pour Schwarzenberg, Trauttmansdorff, Schœnborn, Clary ? En tout cas, c'est bien pour Marie-Louise qu'il recommande formellement à Andréossy, président de section au Conseil d'Etat, les réclamations qu'y a formées l'ancien grand maître de l'archiduchesse, qu'il accorde une pension de 25.000 francs à Mme Lazansky : qu'il s'établit en amitié avec l'archiduc Charles, et que, saisissant l'occasion, ii lui adresse, outre le grand-aigle, la croix de la Légion qu'il porte et qui est portée par vingt mille soldats qui ont été mutilés ou se sont distingués sur le champ d'honneur.

L'homme qu'il est, qui ne s'est gêné jamais pour aucune femme, qui, pour aucune, n'a changé quoi que ce soit de sa vie, qui n'a jamais pris de la femme que ce qui lui en plaît et à l'heure, au moment où cela lui plaît, qui a subordonné avec lui tous ceux qui l'entourent à son travail, et qui, comme il l'a dit, n'a pour maîtresse à qui il tienne que le pouvoir, cet homme là se gêne à présent, il modifie son existence, il espère et attend le bon plaisir de sa femme, il se courbe sous ses désirs, et se plie à ses volontés. Il déjeunait seul, sur un guéridon, à la minute libre, expédiant en cinq minutes les deux plats, les hors-d'œuvre et le dessert tout ensemble ; il déjeune avec sa femme, à heure fixe, avec l'apparat nécessaire, et on lui sert, car elle est gourmande, un potage, le bœuf, trois entrées, un rôti, deux entremets, quatre hors-d'œuvre, du fromage, quatre assiettes de dessert ; il reste à table tant qu'elle y reste et ne semble pas impatient. Après, il lui demande si elle entend se promener, et il pi end son heure ; à celte heure dite, il est prêt, il attend, .sifflant, chantonnant, ou, de sa cravache, fouettant le gravier.

Il convoque des conseils et y arrive deux heures après qu'ils sont assemblés ; il ne fait répondre à aucune des lettres qui demandent des audiences ; il se rend invisible pour ses frères, à plus forte raison pour ses ministres ; il laisse des courriers attendre leur part pendant une semaine ; il n'ouvre plus certaines dépêches. La plaie d'Espagne s'élargit et s'irrite ; une opération immédiate s'impose ; seul il peut la faire ; il la sent, la sait nécessaire ; ses chevaux, ses fourgons, sa maison l'attendent à Bayonne ; trois fois il annonce son départ, trois fois il remet. Pour se faire illusion, il ne lit plus les rapports ; il les envoie à Bâcler d'Albe, qui les résume. Ces affaires l'ennuient : il ne veut plus qu'on lui en parle. D'ailleurs, a-t-il le temps ? Ne faut-il pas qu'il goûte avec l'Impératrice ? car elle goûte, et elle veut à son goûter des gâteaux, des compotes, des fruits — et son mari. Il vient au goûter et il reste. Au moment précis où l'on annonce le dîner, il se met à table, et tant que défilent les deux potages, le bœuf, le relevé, les quatre entrées, les deux rôts, l'extra de cuisine, les quatre hors-d'œuvre, la salade, les deux extra d'office, le fromage, les quatorze assiettes de dessert, il prend patience, et, par désœuvrement, il mange, lui, l'homme sobre qui n'a jamais excédé les stricts besoins. Ses soirées, toutes ses soirées, il les passe avec l'Impératrice ; avec elle il joue au reversis et au billard, et, passé les premiers temps où il n'admet personne, il n'entrebâille la porte que pour la Famille, les grands dignitaires et les officiers de service. Pour elle, il se rend coquet, essaie des habits de soie brodés et des souliers ajustés. Pour elle, il donne, dans les Petits appartements du rez-de-chaussée, des petits bals où il danse ; pour elle, il organise dans la Salle de concert, sur un théâtre portatif, des représentations, et ce ne sont plus ces tragédies où il aimait retrouver ses sentiments exprimés en beaux vers, habillés à l'antique et déclamés par ses acteurs favoris, ce sont des piécettes de Feydeau ou de l'Odéon, pastorales à sentiments ou farces niaises ; mais la musique en plaît à sa femme. Et ensuite, s'il lui dit : Louise, couche chez moi. — Il y fait trop chaud, répond-elle.

Le feu de bois, qu'il aime dans les cheminées, il ne le trouve pas chez l'Impératrice, qui ne veut que des poêles. Il donne l'ordre qu'on en allume ; l'Impératrice le défend, et il s'en passe. Ses plaisanteries de jadis, dans l'appartement de Joséphine, jeux de mains à la vérité peu galants, qui lui restent de l'école et de l'enfance, il faut qu'il les supprime, car ni Marie-Louise ne s'en égaie, ni MU1C de Montebello ne les tolère, ni les femmes rouges ne les supportent. Après quelques répliques au raide, il faut qu'il comprenne et s'éduque.

De fait, il la craint : il craint qu'elle ne le trouve pas comme il doit être, comme il souhaite de paraître à ses yeux. Il craint de lui sembler trop âgé, trop sérieux, trop mari. Il craint de n'en pas faire assez pour elle et de ne pas lui plaire. Je suis sûre, dit Marie-Louise à Metternich, qu'à Vienne, l'opinion générale est que je suis livrée à des angoisses journalières. C'est ainsi que la vérité n'est souvent pas vraisemblable. Je n'ai pas peur de Napoléon, mais je commence à croire qu'il a peur de moi. Cela est vrai au point que, jaloux, il n'ose pas lui-même adresser des observations à sa femme : un jour d'audience, à Saint-Cloud, il retient Metternich, et, après avoir battu l'eau d'un air embarrassé, il parle d'un service à lui rendre. Il s'agit, dit-il, de l'Impératrice : elle est jeune, sans expérience et elle ne connaît pas encore les mœurs de ce pays-ci, ni le caractère des Français, J'ai placé près d'elle la duchesse de Montebello ; elle est ce qu'il faut, mais elle commet parfois des légèretés. Hier, par exemple, se promenant dans le parc avec l'Impératrice, elle lui a présenté un de ses cousins. L'Impératrice lui a parlé, et elle a eu tort. Si elle se fait ainsi présenter des jeunes gens, des petits cousins, elle deviendra bientôt la proie des intrigants. Chacun, en France, a toujours à demander quelque faveur. L'Impératrice sera obsédée, et, sans pouvoir faire le bien, elle sera exposée à mille tracas. Metternich, sans être dupe, acquiesce et demande ce qu'il y peut. Que vous en parliez à l'Impératrice, réplique l'Empereur, et, comme le ministre se défend et résiste : Je préfère, interrompt-il, que vous vous chargiez de la commission. L'Impératrice est jeune. Elle pourrait croire que je veux faire le mari morose. Vous êtes le ministre de se n père, l'ami de son enfance ; ce que vous lui direz fera plus d'impression sur elle que ce que je pourrais lui dire.

Cette sorte de jalousie qui s'étend sur tous les hommes se double d'une sorte de pudeur qui lui fait violemment réprimer toutes les indiscrétions sur l'Impératrice. Ne pouvant la voiler comme en Orient et dérober au monde son visage, au moins n'admet-il pas qu'on parle d'elle et surtout des sentiments qu'elle lui inspire. Il fait impitoyablement poursuivre les journaux qui l'ont présenté en amoureux, qui ont donné sur l'Impératrice des détails intimes, qui lui ont prêté des mots et ont rapporté de ses discours. Celte histoire qu'on raconte sur le bon augure qu'il a tiré de la petitesse des souliers de l'Impératrice a le don de le mettre en fureur. Que ne répète-t-on, d'après les journaux allemands, écrit-il à Savary, que je portais sur ma bouche la pantoufle de la princesse Louise, que je ne connaissais même pas ? Et, six mois plus tard, à propos d'une nouvelle de même source : Il faut la tourner en ridicule, écrit-il, et la mettre à côté des bruits que les gazettes allemandes avaient fait courir que j'étais amoureux de la pantoufle de l'Impératrice. Il ne veut pas des détails ridicules inventés par la nigauderie allemande et qui seraient déplacés en France. Dans la masse des poèmes qu'on a composés à propos de son mariage, le seul qu'il note et contre lequel il fulmine, c'est l'Oiseau et le petit Chien, conte historique en quatre chants, où l'infortuné Bruguière, du Gard, a cru mettre de l'esprit. Il n'admet pas que le public s'introduise dans sa vie, qu'il se glisse dans son intimité conjugale, surtout que, par celte sorte de reportage qui déshabille les êtres pour satisfaire la curiosité ou la malignité publique, on fasse descendre l'Impératrice du piédestal où il l'a placée et d'où elle plane au-dessus des peuples.

Le sentiment qu'il a d'abord éprouvé et qui l'emplissait uniquement d'ambition satisfaite et d'orgueil triomphal, s'est accru d'une sensation profonde de désir — on ne saurait dire d'amour — et de joie de la possession. Cette jeunesse, cette fraîcheur, celte inexpérience, cette soumission, cette poitrine abondante, ces membres menus, cette fermeté des chairs de dix-huit ans qui le changent tellement de Joséphine, le charment au point qu'il ne peut s'en rassasier. Il était si pressé de posséder la vierge qu'on lui amenait, qu'il l'eût violée à la rencontre, au tournant du chemin, qu'il a eu peine à attendre Compiègne elle palais. Alors, c'était le passé, les trônes, les dynasties qu'il prenait ; à présent, c'est la femme ; et tant est ardent son désir que tout de suite elle se trouve enceinte, que tout de suite son rêve suprême soit accompli, que tout de suite l'avenir soit conquis, que tout de suite les inquiétudes qui l'ont obsédé si longtemps aient disparu devant l'éclatante et définitive affirmation de sa fortune, tant est furieuse son envie qu'il multiplie les assauts et qu'à la fin Corvisart s'inquiète. Est-ce là une conduite raisonnable pour un homme de quarante-deux ans, dont le cerveau constamment tendu, dont le corps souvent surmené, exigent une hygiène constante et ne supportent aucun excès ? Napoléon a traversé, en Italie, une crise d'amour ; mais quelque passion qu'il éprouvât pour Joséphine, il n'en perdait pas une victoire, il n'en négligeait pas une dépêche, il n'en oubliait pas un soldat ; il mettait son amour dans une case, ses affaires dans une autre, et il n'embrouillait jamais celles-ci avec celui-là. Quand il avait du temps, qu'il avait bien battu les Piémontais et les Autrichiens, donné ses ordres, rendu compte au Directoire, il racontait de belles phrases de tendresse ou de jalousie à sa bien-aimée. A présent, il n'en va plus de même, et ce n'est plus l'Italie. En ces temps-là, le pis qu'il eût pu craindre d'une distraction d'amour, c'eût été un échec momentané, une surprise, même une défaite. A présent, cette année qu'il perd, ce temps qu'il use aux chasses, aux parties, aux dîners, aux jeux d'enfant, aux leçons d'équitation, surtout à l'amour ; cette brèche qu'il ouvre à sa santé, cet empiétement de la femme dans ses affaires au point que celles-ci en soient négligées, presque oubliées, au point qu'en plein conseil, il coupe court, se lève, disparaisse si un chambellan vient de la part de l'Impératrice le prier de passer chez elle, cette interruption brusque du courant électrique par qui pensent et agissent tous ceux qu'il emploie à ses desseins, n'est-ce pas l'ouverture à tous les désastres ?

Quand, du golfe de Tarente aux bouches de l'Elbe, des Colonnes d'Hercule au Zuiderzée, du Finistère au Niémen, l'Europe dépend d'un seul homme, que seul cet homme règle tout, commande tout, contrôle tout, que seul il imprime le mouvement à vingt peuples et que seul il surveille leur action, il suffit d'un ralentissement dans le moteur pour que les rouages ne fonctionnent plus également et qu'aux extrémités ils s'arrêtent. Comme Napoléon rend ses ordres plus rares et plus brefs, on les comprend peu et on les exécute mal. Alors ce sont des reproches, des colères, des violences, et les brutalités des inférieurs aggravent encore la rudesse du maître.

Et, en même temps qu'il travaille moins, il cesse de croire à la nécessité du travail ; il ne voit plus, dans le labeur constant, obstiné et sans relâche, la raison, la justification de ses succès. Sans se rendre compte que, quelque étonnante qu'ait été sa fortune, il l'a, à chaque instant, préparée, affermie par son travail, il semble à présent s'imaginer qu'aussi bien toute la peine qu'il se donnerait est inutile, qu'il est arrivé là parce que Dieu l'a voulu ainsi et que, pour s'y maintenir, Dieu ne saurait lui manquer.

Du sommet où il s'est élevé et d'où il plane, il voit l'humanité trop petite ; il n'a plus besoin d'elle. Son destin, sans une déception dont il est gardé souvenir, l'a conduit à ce lit nuptial où il réalise et possède sa fortune ; Marie-Louise ne présente pas seulement à son esprit l'Allemagne démembrée et l'Europe asservie ; c'est, des Habsbourg aux Napoléon, la race transmise avec la couronne ; c'est, dans l'empire d'Occident reconstitué, un seul maître avoué ; c'est, dans la France restaurée, la succession légitime des rois rétablie. S'il s'étonne et s'indigne qu'à l'occasion de son mariage on voie reparaître des estampes sur les Bourbons, des livres, des romans, des prières, n'est-ce pas lui-même qui réveille les souvenirs royalistes lorsque, le 2 septembre 1810, il accorde une pension de 1.200 francs à la veuve Mallard, nourrice de Louis XVI : une pension de 1,200 francs à la veuve Laurent, nourrice de la fille de Louis XVI ; une pension de 300 francs à la dame Poitrine, nourrice des enfants de Louis XVI ?

Sans doute, au début, puis par des intervalles qui, à mesure, se font plus rares, il a senti qu'il avait encore des ménagements à garder avec ceux-là par qui, de fait, il est devenu ce qu'il est. Il ne veut pas qu'on attaque de front les régicides ; il ne veut pas qu'on rouvre des polémiques sur la Révolution ; il étend à tous les ralliés le bénéfice d'une sorte d'amnistie. Quand l'Impératrice est arrivée ici, dit-il, elle a joué sa première partie de whist avec deux régicides : M. Cambacérès et M. Fouché. — Oui, mais l'un s'appelle le prince archichancelier et l'autre le duc d'Otrante. — Il se réserve à lui seul le droit d'affirmer, parles autels expiatoires qu'il dresse à Saint-Denis en l'honneur des dynasties anciennes, l'unité de l'histoire et les liens qu'il renoue avec le passé. N'est-ce pas en une telle vue qu'il a souhaité Chateaubriand à l'Académie française en remplacement de Marie-Joseph ? Mais, partant de là, Chateaubriand s'est convaincu que l'Empereur l'a désigné pour imprimer à la réaction politique, par son discours de réception, une impulsion telle que, par son Génie du Christianisme, il l'imprima jadis à la réaction religieuse. Autrement, pourquoi le désigner pour parler d'un régicide ? Certes, il a le droit de s'y tromper, mais il passe la mesure. L'Académie en réfère à l'Empereur, et Ségur, qui porte la parole, reçoit publiquement l'assaut. Sachez, Monsieur, lui dit Napoléon, que la résurrection de la monarchie est un mystère, c'est comme l'Arche. Ceux qui y touchent doivent être frappés de la foudre ! Et, comme Ségur rappelle les mesures prises par le gouvernement, dit qu'ensuite on peut trouver naturel d'entendre blâmer la mort du Roi ; l'Empereur, en colère, frappe du pied : Je sais ce que je dois faire, dit-il, et quand et comment je dois le faire. Ce n'est pas à vous à le juger. Et il ne veut pas voir que, en politique, celui qui a imprimé le mouvement n'est pas maître de le ralentir ou de l'arrêter à sa fantaisie. D'ailleurs, si parfois il en a la velléité, si, devant l'afflux des publications royalistes, il se cabre, si, devant ce discours de Chateaubriand, qui tire les conséquences et établit nettement les positions, il se refuse et se défend, n'est-ce pas par une contradiction étrange qu'il recherche chaque jour davantage les émigrés et les royalistes, qu'il en emplit sa maison, qu'il s'entoure d'eux uniquement ? Car, dans la gloire où il porte son front, il prend garde encore à la satisfaction de vanités médiocres, et sans s'arrêter aux rapports de police signalant dans les départements l'arrêt complet de la vente des biens nationaux, qui, dit-on, vont être tous rendus à leurs anciens propriétaires, il se plaît à voir, grâce à son mariage, les aristocrates de l'ancienne France, si longtemps poursuivis et désirés, — l'irréductible faubourg Saint-Germain, — emplissant ses antichambres et réclamant leur part de la sportule.

Tout s'est accompli, non pas au gré de son ambition, car celle-ci ne s'est développée qu'à proportion des événements, mais selon une fatalité qu'il a bien le droit de croire providentielle. Tout doit arriver de soi-même, et il n'est rien à quoi il a pensé qui ne doive réussir. Le mirage qu'il a cru, par le Couronnement, imprimer aux yeux du peuple, on dirait qu'il l'éprouve lui-même, qu'il se croit suscité par Dieu, protégé, porté par lui. Il dit à Metternich : Je vois que l'Impératrice, en écrivant à son père, met sur l'adresse : A Sa Sacrée Majesté Impériale. Il demande pourquoi, et aux réponses du ministre autrichien, il réplique d'un ton solennel : L'usage est beau et bien entendu. Le pouvoir vient de Dieu, et c'est par là seulement qu'il peut se trouver placé hors de l'atteinte des hommes. D'ici à quelque temps, j'adopterai le même titre.

Au surplus, en ces jours où il a récapitulé sa vie, n'a-t-il pas, en essayant la justification de sa conduite formulé mieux que personne les critiques qu'elle suggère : Ce qu'on m'a reproché, a-t-il dit, c'est de m'être laissé enivrer par mon alliance avec la maison d'Autriche, de m'être cru plus véritablement souverain après mon mariage, en un mot, de m'être cru, dès cet instant, Alexandre, fils d'un Dieu... Il m'arrivait une femme jeune, jolie, agréable ; ne m'était-il pas permis d'en témoigner quelque joie ? Ne pouvais-je donc, sans encourir le blâme, lui consacrer quelques instants ? Ne m'était-il donc pas permis, à moi aussi, de me livrer à quelques instants de bonheur ? — Non : car le pouvoir, tel qu'il l'a compris, voulu, organisé, c'est le rocher de Sisyphe : il faut, sans jamais s'arrêter, le porter vers les sommets ; une seconde de relâche l'œuvre accomplie s'écroule et écrase l'ouvrier.

 

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A Paris, à Saint-Cloud, même à Compiègne au retour, tout en faisant de son mieux son métier d'amant, Napoléon y est si neuf, si mal préparé, qu'il n'en saurait goûter les agréments et savourer les douceurs. Il n'a jamais eu le loisir — et, par suite, quand même sa nature l'y eût porté — il n'a pu prendre l'habitude d'user les heures en petits soins, en futilités de causeries, en recherches de tendresse ; il s'est joué, à des moments, des scènes de sentiment — du sentiment à la Rousseau — mais ces scènes s'entrecroisaient de politique et de militaire, et le piquant qu'elles lui présentaient, c'est qu'elles n'interrompaient rien de son travail, et seulement y mêlaient un parfum de femme — comme, sur la table d'un homme de lettres, ferait un bouquet léger de fleurs doucement odorantes. De là, sans intervalle ni préparation, il passait au fait, et, ressaisi tout de suite après par le besoin d'investigation et d'analyse, il interrogeait, pointait des renseignements, s'instruisait des êtres et des choses, en sorte qu'au moment où la conversation semblait à son interlocutrice le plus oiseuse et banale, il trouvait des notes à recueillir et des indications à méditer. Mais la vie d'amant, la vie à deux, la vie pour qui il faut aimer les femmes et où il ne suffit pas d'aimer une femme, la vie qu'occupent les enfantillages des entretiens, les radotages de la passion, où se rendent adorables les mines, les toilettes, les promenades, les repas dès qu'on est avec l'être aimé, où les heures coulent sans qu'on en sente le poids et sans qu'on en regrette la brièveté, comme si, au-dessus des espaces et des temps, était élevé le couple d'amour, cette vie-là, il ne l'a jamais menée, il n'en sait ni le langage ni la mimique, et ce n'est point à quarante et un ans qu'on en fait l'apprentissage. D'ailleurs, elle porte des conséquences, et si elle paraît fort aimable durant la jeunesse où, sans trop de fatigue, on sait y pourvoir, elle sied moins bien à un âge où les excès ne se réparent point et se payent. Pourtant Napoléon n'en retient que l'essentiel, car c'est de cela seul qu'il est instruit. Quoi faire, d'ailleurs ? Par quoi ces deux êtres y suppléeraient-ils ? Quelle conversation tenir, quels souvenirs évoquer, quelles confidences échanger ? Si Marie-Louise est sincère et qu'elle parle de ce qui l'a frappée dans sa vie d'enfant et de jeune fille, sera-ce des fuites devant Bonaparte, des malédictions contre lui, de l'exécration des peuples et des rois ? Racontera-t-elle son père, sa grand'mère, tous les siens ruinés ou morts par lui ? Dira-t-elle les gloires de la maison de Lorraine, les formes d'étiquette de la cour, les façons dont elle fut élevée, le détail de ses institutrices ? En admettant qu'elle parle — et elle le fait, car il faut bien occuper les heures — répondra-t-il par le souvenir évoqué des misères passées, par le récit des journées noires où, sentant sa fortune indécise et croyant le destin contraire, il rêvait au suicide ; dira-t-il la Corse et Brienne, l'Ecole militaire et les garnisons, Toulon et Vendémiaire, Joséphine et l'Italie ? Déploiera-t-il, devant cette archiduchesse, son passé de Jacobin et, en marquant le point de départ en face du point d'arrivée, en exposant les épreuves traversées et les étonnantes phases de son histoire, tentera-t-il de jeter dans ce cerveau enfantin et craintif la superstition de sa fortune, la stupeur de sa gloire, une admiration éperdue qui, dans l'amant humble et docile, ferait apparaître l'élu des Dieux et le maître du tonnerre ? Il ne le fera pas ; des mots lui coûteraient à prononcer, des souvenirs à rappeler ; il ne voudra pas qu'elle sache et qu'elle compare ; il fardera la vérité ; il parlera de ses ancêtres ; il préférera être accepté comme un prince quelconque d'une maison souveraine plutôt que de se déployer en sa grandeur épique d'aventurier couronné.

Il y a, entre ces deux êtres, contact d'épidémies ; il ne saurait y avoir échange de pensées et, justement pour suppléer à cette impossible confidence, à cette insupportable uniformité de conversations banales, il faut à Napoléon une continuité de distractions dont Marie-Louise puisse prendre sa part, il lui faut le perpétuel mouvement, le changement de lieux, la variété des décors. Sa vie ne peut rester sédentaire qu'à la condition d'être constamment remplie : à défaut du travail, ce seront des plaisirs, ou du moins ce qu'il croit tel. Ainsi, à Compiègne, où l'on est revenu le îi avril, s'il n'a plus de temps pour les affaires, s'il ne tient qu'un seul conseil, s'il abolit presque le lever et le coucher, s'il ne donne plus d'audiences particulières et seulement une audience diplomatique, il a, les malins, des randonnées de six lieues au galop, les après-midi, des chasses au courre, les soirs, des spectacles. Il a cru qu'elle aimerait, comme lui, les tragiques : il lui donne le Cid, Phèdre, Andromaque, Britannicus ; elle s'y ennuie franchement, et, à Britannicus, lui-même feint de dormir pour se tirer d'embarras. C'est lui qui a demandé celte pièce, mais où M. de Rémusat avait-il l'esprit qu'il eût oublié le couplet de Néron sur le divorce d'Octavie et la réplique de Narcisse ? Que sa femme n'était-elle là pour l'avertir ! Avec l'Opéra-Comique qui succède aux Français, point de ces surprises ; Elleviou, Chenard, les deux Gavaudan sont bien plus dans le goût de Marie-Louise que le grand Corneille et le divin Racine. Aussi, quand les Français reviennent, passé la Semaine sainte, c'est la comédie qu'on leur demande : le Misanthrope, Tartuffe, la Gageure imprévue, la Jeunesse de Henri V et les Projets de mariage.

Entre temps, on a eu les offices et, le Vendredi saint, la Passion prêchée par l'abbé de Rauzan. Cercle et concert les dimanches ; tous les jours, par fournées, arrivant de Paris, un convoi de quinze hommes et quinze femmes qui font la révérence à l'Impératrice dans sa galerie, au moment ou elle y passe pour aller au spectacle. Ainsi a-t-on nommé, devant elle, près de six cents visages dont il faudrait qu'elle se souvint, et doit-elle d'abord retenir les noms qui sont sur la liste du voyage : princes, princesses, grands officiers, officiers des maisons, ministres, plus de cent personnes. Faut-il s'étonner qu'elle n'en reconnaisse aucun ? La foule est telle que, les dimanches de grande audience, plusieurs, et des plus élevés en dignité, couchent dans leurs voitures. Deux petites chambres se louent en ville 750 francs pour quinze jours, et on en chercherait vainement. Le 26, à sept heures du matin, on -annonce que le voyage est terminé. Bonne nouvelle ! Déjà la plupart des invités sont rentrés à Paris ; les autres se hâtent d'y revenir ; car le séjour a paru fastidieux et triste, et nul ne peut se vanter d'avoir attiré les regards du maître. Les jours où il s'est montré, il a paru énervé, il est demeuré silencieux et, une fois, il a donné une scène singulière : s'arrêtant au milieu du cercle en une immobilité spectrale, fixant le parquet sans dire un mot, cinq, six, huit minutes, puis, comme sortant d'un rêve, faisant signe à Marie-Louise et rentrant avec elle dans son appartement. Il tousse beaucoup ; il est fatigué ; mais, n'importe, il veut tirer les profits directs du mariage qui, au dire des meilleures têtes, unit réellement à la France toutes les provinces du Rhin et de la Belgique, jusque-là seulement soumises ; et l'on se met en roule pour montrer d'abord la nouvelle Impératrice aux anciens sujets de la maison d'Autriche.

Cela ne va pas sans une suite imposante. Le roi et la reine de Westphalie sont du voyage, car l'Empereur estime qu'il faut à sa femme quelque princesse pour compagne, et qu'il est mieux de la prendre allemande. Catherine est tout indiquée, et c'est pourquoi le nuage entre Jérôme et son grand frère se trouve soudain dissipé. On a pensé, aussi, à la princesse de Bavière, la vice-reine ; mais il parait qu'elle est mal élevée ; tout le moins, marque-t-elle qu'elle n'a oublié ni les promesses qu'on lui a faites, ni la façon dont on y a manqué, et sa déchéance prononcée l'a mise en révolte : elle a le bon prétexte de sa santé pour ne pas se mettre à la suite de cette archiduchesse qu'une Wittelsbach comme elle est tient de petite naissance. A son défaut, l'on a Eugène, à qui l'on veut faire politesse ; puis le major général, le ministre de la Marine, car on ira à Anvers ; le secrétaire d'Etat, le service complet de l'Empereur — vingt-neuf personnes — et pour l'Impératrice, outre la dame d'honneur, le chevalier d'honneur et le premier écuyer, trois dames du Palais, deux chambellans, deux écuyers, un médecin, quatre huissiers, trois femmes rouges, trois noires et deux blanches. Avec les soixante-dix gagistes du service du grand maréchal, pour la table, l'appartement et la livrée, c'est cent vingt-deux personnes, transportées dans trente-cinq voitures, exigeant cent quatre-vingt-huit chevaux ; il faut, de plus, dix-huit bidets pour la selle, trente-neuf chevaux pour les trois services de Jérôme : c'est donc deux cent cinquante chevaux de poste mis en mouvement. De plus, les écuries impériales fournissent neuf brigades de selle (quatre-vingt-dix-neuf chevaux), deux attelages à huit, quatre à six pour voitures de ville, douze attelages à six pour calèches à la Daumont : cent douze chevaux ; et il y a, enfin, le service d'escorte : six cent vingt-huit cavaliers des divers corps de la Garde, plus cent quarante marins qu'on expédie en poste à Anvers. C'est un corps d'armée qu'on mobilise.

Le service personnel de l'Impératrice — en dehors de ce qu'elle partage avec l'Empereur, de ses officiers et de ses gens voyageant avec ceux de l'Empereur — exige trois berlines à chiffre à six chevaux et un fourgon à cassette ; une berline marche avec chacun des services : le premier part douze heures avant Leurs Majestés, le deuxième en même temps qu'elles, le troisième douze heures après. Chaque berline transporte une femme rouge, une noire et une blanche, un jeu de toilettes habillées pour les diverses occasions, et trois petits paquets garnis chacun d'une toilette complète en chemises, camisoles, jupons, mouchoirs, bonnets de nuit, bas, souliers, etc., etc., pour, remplacer les objets employés à chaque coucher et éviter de déballer quand on ne séjourne pas. De plus, dans chaque berline, un nécessaire complet, une bassinoire, un bidet avec sa seringue, un pot de nuit, un étui avec trois verres, un oreiller, une couverture, un drap de peau, une paire de draps de toile et deux paires de draps de batiste. Les fourgons de toilette, avec les garçons d'Atours, vont avec le premier service ; la chaise du secrétaire de la dame d'honneur, où sont les présents, va avec le troisième : car, si l'Empereur se réserve les récompenses d'honneur, les étoiles de la Légion, les tabatières à portrait ou à chiffre, les bagues à l'N ; si c'est en son nom les grosses gratifications aux soldats malades ou aux ouvriers des manufactures qu'il visite, il veut pour Marie-Louise le rôle de bienfaisance, de grâce, de caresse, le rôle de conquérante des cœurs où Joséphine excellait. C'est elle, en son nom, qui fera remettre l'argent pour les pauvres ; elle qui. de ses mains, distribuera les montres, les chaînes, les bagues, les bracelets aux jeunes filles, de blanc vêtues, qui lui offriront des fleurs ; elle qui dira les mots qui remercient, les paroles appropriées qui doublent la valeur des présents. C'est à elle, en effet, que ce voyage est dédié ; c'est vers elle que sont dirigés les hommages des peuples ; c'est pour elle que s'élèvent les arcs de triomphe ; c'est sa protection qu'en vers de Campenon réclament les rosières de Salency, et c'est elle que le brave curé des environs de Cambrai salue d'un Ave Maria gratia plena ; c'est à elle et aux espérances qu'on se plaît à concevoir pour elle, qu'à Saint-Quentin est dédié l'arc de triomphe aux écussons accolés de France et d'Autriche :

... Que le Tibre enchanté réponde à nos clameurs

Et qu'il prépare sa couronne !

C'est à elle que la fille du maire, Mlle Joly-Bammeville, à la tête des jeunes tilles de la ville, présente les corbeilles contenant les produits de la région : robe de linon brodée en or, châles façon cachemire, pièces de mousseline et de batiste ; pour elle, qu'est donné le grand bal où toutes les dames sont habillées en étoffes des manufactures du pays ; pour elle, le déjeuner sous la tente à Bellicour, à l'entrée du souterrain qui, de Riqueval à Macquincourt, sur 5.817 mètres, conduit les eaux du canal : pas un mot à Mlle Joly-Bammeville, à qui Mme de Montebello remet simplement une vilaine petite montre qui, avec sa chaîne en perles et perles bleues, a coulé 372 francs ; pas un mot au maire et aux membres du comité de bienfaisance pour relever les 2.000 francs que Luigny portera tout à l'heure ; pas même une contredanse au bal, où l'on s'attend qu'elle va danser ; et, au déjeuner, peut-être parce que Caroline est venue de Paris et y assiste, une moue décidée ; Et c'est pareil à Cambrai, malgré l'enthousiasme que constate Aletternich ; pareil à Valenciennes où l'on s'arrête une heure pour déjeuner. En Belgique, vat-elle se dérider ? L'Empereur fait tout pour provoquer d'elle un sourire qui plaise, un mot qui frappe : on est peu difficile sur les paroles souveraines et la fortune que leur procurent la vanité et la complaisance étonne les gens de sang-froid ; mais ici la bonne volonté se perd, on ne peut rien citer, l'Impératrice n'a pas ouvert la bouche. Lorsque, à Bruxelles, à l'ouverture du bal, l'Empereur lui dit à voix haute, et de façon qu'on l'entende : Allez, Louise, demain vous écrirez à votre père que vous avez dansé avec vos bons Belges, pas un mot qu'elle trouve et qui serait acclamé ; quand, au milieu du bal, Mme de Ribaucourt vient supplier l'Empereur qu'il lui laisse son fils, désigné pour l'école de la Flèche, elle n'intervient par aucun de ces jolis gestes familiers à Joséphine et qui, sur le moment, la rendaient populaire. Dans les visites aux manufactures de dentelles, pas un de ces compliments de connaisseuse où l'autre excellait, et qui, juste au bon endroit, flattaient l'orgueil des fabricants et des ouvriers.

Sans doute, elle n'ose se lancer, car elle ne trouve pas ses mots au premier coup, elle est obligée de faire mentalement la traduction de la phrase allemande qui lui vient naturellement, et d'en redresser aussi la construction. Sa timidité, qui s'en trouve redoublée, se marque, en ce continuel travail, par une raideur qui ne parvient pas à s'assouplir. Pour achever, à Anvers, en visitant le vaisseau de 74, l'Anversois, elle se tord le pied droit, et c'est dans cette souffrance qui altère sa physionomie, c'est dans les troubles d'une grossesse commençante qui lui fait redouter à tout moment des nausées ou un évanouissement, qu'il faut poursuivre le voyage selon l'itinéraire annoncé, subir les lancements de vaisseaux, les fêtes, les cantates, les quadrilles, les processions de géants et de chars mythologiques et bibliques, donner des audiences, recevoir les visites de Louis et de Pauline, courir en voiture, agréer au passage des fleurs et des discours, écouler des opéras et, aux bons moments, saluer l'assistance. Sans doute, c'est timidité si elle apparaît aux spectateurs fort rouge, fort embarrassée de sa personne, avec une physionomie qui n'exprime rien du tout, mais, à Bruxelles, au retour, quand Bourson débite des vers qui n'ont pas été annoncés et qu'à celui-ci :

Que par le monde entier, Louise soit bénie !

elle se lève pour saluer, elle se trouve mal : tout le monde s'empresse et il faut qu'elle quitte la place. Une autre profiterait du cas et en tirerait un enthousiasme redoublé ; elle, bien qu'elle ait déjà fait part en Autriche de ses espérances, d'ailleurs si éphémères, ne sait pas, ou ne veut pas, ou ne peut pas. Elle arrive à répandre autour d'elle ce malaise épidémique. L'Empereur lui-même en prend un air contraint. Il semble se faire violence pour adresser de temps en temps à sa femme quelques paroles qu'elle seule peut entendre, et comme elle ne paraît pas forte sur la réplique, la conversation tombe aussitôt. Alors, il se remet à écouter les chanteurs et sa main bat la mesure à contretemps.

Pourtant, lorsque, un peu reposée, elle se trouve hors de la foule et de la représentation, seule avec l'Empereur, Jérôme et Catherine, auxquels elle s'est accoutumée, elle s'égaie ; elle porte aux choses l'ingénuité curieuse de ses dix-huit ans, elle s'accommode de tout et prend plaisir aux petits accidents qui lui semblent neufs et la sortent de la vie d'étiquette : ainsi, c'est une joie, la course à travers le Sud-Beverland où, dans seize voilures attelées chacune de deux haridelles du pays, la Cour semble faire une partie de bourgeois aux environs de Paris ; une joie, à Middelburg, d'aller voir pour la première fois l'océan d'un peu près : avec Catherine, elle ramasse des coquillages sur la plage sans se douter qu'il y a une marée ; une vague survient qui les trempe toutes deux de la tête aux pieds, et ce sont de grands rires. Une joie encore, ce déjeuner incognito dans une ferme du Sud-Beverland, avec le coup de surprise quand l'Empereur se fait connaître et charge Lauriston de porter quarante napoléons à son hôte. Il y a des choses auxquelles elle s'intéresse, et c'est son goût lorsqu'elle veut voir le musée du département de la Dyle, mais elle n'a garde d'exprimer son admiration et elle ne pare d'aucun mot la bague à chiffre de 1.231 francs qu'on remet de sa part au conservateur. A Bruges, elle visite Notre-Dame et s'arrête aux tombeaux de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne ; mais, c'est l'Empereur qui donne une bague au curé et qui alloue 10.000 francs pour restaurer la chapelle. Elle ne trouve pas une parole, pas même l'effusion d'une prière, et les trois siècles, les quinze empereurs, les vingt générations qui la séparent et la rapprochent de ces ancêtres d'or et d'émail, n'émeuvent pas en elle une pensée. Au retour, dans l'ancienne France, à Dunkerque, à Lille, à Boulogne, à Saint-Valéry, à Dieppe, au Havre, à Fécamp, à Rouen, elle passe, toujours hautaine et impassible, sans une parole, ni un sourire. Elle ne se déride qu'à Boulogne, lorsque, sur son désir de voir pêcher les matelotes qui se sont présentées dans leur grand costume de cérémonie, quelques-unes se déshabillent, se jettent à la mer, emplissent sa voiture de coquillages et de crevettes. Puis à Rouen, où, chez Bessin, elle fait acheter, par une femme rouge, des confitures et du sucre de pomme pour 37 francs 30 centimes. Elle ne témoigne pas même de curiosité au bal où les dames paraissent dans tous les costumes populaires de la province de Normandie. De fait, pas une des acclamations par qui elle fut saluée durant tout un grand mois n'a semblé l'émouvoir, soit qu'elle portât à les entendre l'habitude blasée d'une princesse qui en fut toujours accueillie, soit que, de Bruxelles, sa pensée s'envolât à Vienne et qu'elle songeât que c'est encore ici une part du patrimoine dont son père a été dépouillé. Si passive qu'on la croie, uniquement passive, si accoutumée qu'elle soit dès l'enfance à n'exprimer, même à ne concevoir pas de volonté, elle aime trop les siens pour que cette pensée ne lui vienne pas. Sans doute la renferme-t-elle, car elle sait la poste peu scrupuleuse, mais n'est-ce pas une étrange coïncidence que, durant tout ce voyage de Belgique, elle ne reçoive pas une seule lettre de son père, et que, à la première qu'après trois semaines elle trouve au retour, à Lille le 22 mai, elle réponde aussitôt : Votre chère gracieuse lettre fut pour moi comme un ange de consolation, et je l'ai relue plus de dix fois. Et n'est-ce pas que le souvenir des siens l'a accompagnée durant tout le voyage, puisque sa première lettre à Mme de Luçay, le 23 mai, est pour ordonner à Nitot des bracelets pour les archiduchesses et, à Leroy, une redingote de crêpe rose avec capote pareille, une redingote couleur naturelle, deux peignoirs très élégants, une redingote bleue, un habit de chasse vert avec brodequins pareils, un joli chapeau, une bordure en tapisserie pour un canapé, le tout pour maman à Vienne.

En tout cas, l'impression qu'elle a produite sur les peuples, sans être nettement défavorable, est négative. Vu sa jeunesse, son inexpérience, sa timidité par trop apparente, on lui fait crédit en province, sur la paix qu'elle donne à l'Europe et sur les espérances d'hérédité qu'elle fournit à l'Empire ; mais, de tous côtés, involontairement ou à dessein, s'établit la comparaison, et l'on trouve que si l'Empereur a gagné au change, la nation y a perdu.

 

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Restent les débuts à faire à Paris, sur ce redoutable théâtre où chaque faute est notée avec une malveillance d'opposition habituelle, où, pour réussir, il ne saurait suffire d'inspirer un engouement passager dont on ne tardera pas à devenir la victime, mais où il faut conquérir chacun en déployant des dons de grâce et de charme qui établissent seuls en une définitive souveraineté.

Dès le retour à Saint-Cloud, le 1er juin, des fêtes s'annoncent qui rempliront le mois tout entier et où, devant la Cour, la Ville et l'Armée, Marie-Louise devra paraître, dès qu'elle sera complètement remise d'un accident d'ailleurs insoupçonné du public. L'Empereur, en rentrant, après ces deux mois de congé, semble vouloir se remettre aux affaires : il indique des conseils pour chaque jour de la semaine ; le jeudi seulement, après un dîner de quinze à seize couverts, il y aura spectacle, et le dimanche, la messe, la grande audience, le dîner de famille et ensuite un concert dans les Grands appartements ; les autres soirs, rien que les entrées particulières, cinquante personnes en tout, hommes et femmes. Mais souvent, dans la journée, il y a chasse ; plus souvent encore, après le déjeuner que Leurs Majestés prennent en commun, l'Impératrice retient l'Empereur, soit qu'il s'agisse de ses premières leçons d'équitation où elle veut tout le temps la présence et l'assistance du mari, d'une promenade lointaine, de quelque fantaisie de goûter, ou tout simplement d'une causerie à deux. Le jeudi 7 juin, il faut aller à Paris pour les compliments des envoyés extraordinaires : grand lever, audience solennelle au corps diplomatique, et, dans chaque appartement, présentations successives de dames françaises et étrangères. Il y a à voir encore les députations des Conseils généraux et des Bonnes villes, certaines venues des extrémités de l'Empire et d'au delà des Alpes. A une heure, au Carrousel, grande parade : la Garde, infanterie et cavalerie, les cuirassiers du duc de Padoue, toutes les demi-brigades provisoires stationnées à Paris et aux environs. Après, départ en cortège avec la suite la plus nombreuse, dans une voiture à six chevaux, toute en glaces, à garniture de velours de soie blanc galonné d'or, aux housses de cochers pareilles, au train doré glacé de vert. Par la rue de Rivoli, les boulevards, le pont d'Austerlitz, on arrive au Jardin des Plantes, où !le ministre et les professeurs attendent ; après un tour rapide dans le jardin, fermé au public, on rentre à Saint-Cloud par les boulevards et la place de la Concorde ; le vendredi, Joseph, par la troupe de Feydeau ; le samedi, chasse ; le dimanche 10, la messe, la grande audience, puis, en cérémonie, une audience particulière à la princesse Marianne Schwarzenberg, ambassadrice d'Autriche. .Elle vient prendre le jour de Leurs Majestés pour la fête que l'ambassadeur prétend leur offrir, et il faut, pour l'amener, un grand cortège, les carrosses de la Cour, les maîtres et aides des Cérémonies, le grand maître pour l'introduire, une dame du Palais pour la présenter. A peine ensuite prend-on le temps de dîner : à huit heures, on doit se rendre à la maison commune et assister à la fête de la Ville.

On ne part qu'à huit heures et demie, car l'Impératrice n'est pas prèle. Aux flambeaux, en grand carrosse, avec toute la suite en costume, on arrive, par le bois de Boulogne, aux -Champs-Elysées illuminés, où, tout le jour, il y a eu des jeux et des divertissements publics. De là, par la place et le pont de la Concorde, le jardin et le palais des Tuileries, le palais du Louvre, éclairés comme le jour du mariage ; par le quai, où des pots à feu brûlent dans de grands trépieds antiques, Leurs Majestés, annoncées par un aérostat garni d'artifices lancé en plein ciel, arrivent au perron, où elles sont reçues par le corps municipal et douze dames de la Ville. En levant les yeux, l'Empereur ne verrait plus, au-dessous du cadran de l'horloge, l'inscription : UNITÉ, INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE, LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ OU LA MORT, qu'on a badigeonnée la veille, en même temps qu'on arrachait du fronton le bonnet phrygien en tôle qui le décorait depuis 1793. En retour de l'Hôtel de Ville, s'élève une galerie demi-circulaire où l'on pénètre par les appartements du préfet et que soutiennent douze colonnes surmontées chacune d'une statue allégorique. Dans l'entablement, un immense transparent montre Hercule et Minerve unis par la Victoire, au milieu des danses des Grâces, des jeux des Amours, de l'enthousiasme des Dieux et des Déesses ; ce transparent est soutenu par deux groupes de la Victoire et de la Renommée ; au-dessous, on lit :

En jurant leur bonheur, deux illustres époux

Ont juré celui de la terre.

Tous les détails de la décoration ont été imaginés par Prud'hon, qui triomphe ici, grâce à son protecteur Frochol, préfet de la Seine, lia fuit mieux encore, car, lorsque Leurs Majestés, en traversant la salle du Trône où les attendent les dignitaires, les ministres et le corps diplomatique, sont arrivées à leur appartement, le corps municipal, présenté à l'Impératrice, demande la permission de réaliser le vœu qu'il a consigné dans ses actes, d'offrir à Sa Majesté, au nom de la ville de Paris, une toilette en lapis et vermeil, et il exprime ses regrets que le degré de perfection qu'il a désiré n'ait pas permis que Sa Majesté trouvât aujourd'hui même ce meuble dans son appartement. Or, cette toilette, cette miraculeuse toilette, qui a été le chef-d'œuvre de l'art et de l'industrie française au XIXe siècle, cette toilette où, en un effort qui n'a jamais été surpassé, la richesse de la matière égale la perfection du travail et le charme de la forme, celte toilette que la Ville présentera à l'Impératrice le 15 août et dont il subsiste seulement quelques modèles de fonte, des dessins et des gravures, c'est Prud'hon qui l'a imaginée tout entière : l'écran psyché, de neuf pieds (deux mètres quatre-vingt-onze centimètres) de haut, aux colonnes de vermeil et lapis, reposant sur deux barques égyptiennes et couronné au fronton par l'Union de Mars et de Minerve sous les auspices de l'Hymen, la table, l'admirable miroir, le fauteuil où Psyché enchaîne l'Amour, les deux athéniennes sur qui dansent les Grâces, et les accessoires : boîtes, flacons, candélabres ; le sculpteur Roland l'a modelée, Thomire et Odiot l'ont exécutée sous sa direction, mais elle demeure son œuvre et elle lui fait autant d'honneur que ses plus belles toiles.

Le présent ainsi offert et accepté d'un hochement de tête, Leurs Majestés repassent dans la Satie des Fastes, où, aux inscriptions du Couronnement, de nouvelles ont été ajoutées qu'entourent des guirlandes de fleurs et qu'ornent des trophées ; puis, au travers des cinq mille invités, elles parviennent à l'hémicycle, où leur loge est préparée. L'Empereur enflamme un dragon qui, partant comme l'éclair, va embraser, de l'autre côté de la Seine, les grandes pièces d'artifice. L'Impératrice doit en faire autant, mais sa main tremble ; il faut que Napoléon vienne à son secours. On a d'abord un combat entre deux forteresses, et, à l'apothéose, un vaisseau symbole de Lutèce, descendant la Seine et se plaçant au premier plan ; puis, c'est le temple de la Paix, enfin, le temple de l'Hymen, au milieu d'une girande extraordinaire d'éclat et d'envolée. Tout le temps, des musiques ont joué, interrompues par les explosions, — bruit perdu. On en a d'autres dans les salons où, après une cantate d'Arnault, mise en musique par Méhul et chantée par Derivis, Mme Duret et Mlle Hymn, l'Impératrice ouvre le bal. Il y a deux quadrilles : dans le premier, l'Impératrice donnant la main au roi de Westphalie, la reine de Naples et le vice-roi, la princesse Pauline et le prince Esterhazy, Mlle Péan de Saint-Gilles et le comte de Nicolaï ; dans le second, le prince Borghèse conduisant la reine de Westphalie, le comte de Metternich et la princesse de Bade, M. de Montaran et la princesse Aldobrandini, M. Mallet, et Mme Blaque de Belair.

Après ces quadrilles, l'Empereur se promène dans la salle et pose ses questions habituelles. A un jeune femmes comme d'une maison fie toiles peintes, que fait-il ? — Il attend la contredanse. L'Empereur sourit et passe. Il veut être de bonne humeur et se rendre populaire — pour lui-même et pour Marie-Louise, qui ne bouge pas de son trône. En 1807, au bal de la Ville, il a demandé à une dame de Paris ce que faisait son mari. — Sire, il fait dans les toiles. Aujourd'hui, à la même femme, qu'il ne remet pas d'abord, même question. — Sire, il fait dans les pots. Sur le son de la voix, il la reconnaît. — Il a donc changé de métier ? dit-il. — Non, Sire, c'était mon premier qui faisait dans les toiles, mon second fait dans les pots. — Ah ! c'est plus propre !

Il n'est si belle société qu'on ne quitte : déjà, par un escalier dérobé, Jérôme, qu'on prend pour une demoiselle avec ses plumes, ses dentelles et ses satins blancs de prince français, s'est esquivé avec Catherine, descendant les marches de quatre en quatre, en sautant et en riant ; à minuit, laissant les Parisiens danser, puis manger, assis à trois mille couverts, sous la haute direction de M. Palud, maître d'hôtel de la Ville, Leurs Majestés regagnent Saint-Cloud. Elles sont arrivées à dix heures. Pour les cent vingt minutes de leur séjour, il en a coûté à la Ville, y compris les constructions provisoires, 2.670.932 francs ; de plus, il y aura, pour la toilette, 580.432 francs, mais on la réglera à 520.386 ; c'est, au total : 3.191.318 francs. Encore l'Empereur n'est-il pas satisfait. La réception du souverain à l'Hôtel de Ville, écrit-il au ministre de l'Intérieur, est un objet trop populaire pour qu'on regarde à la dépense, et comme il trouve les constructions en bois ruineuses, dangereuses, ridicules et insuffisantes, il entend que la Ville dépense quatre millions pour fournir à la préfecture un logis convenable.

Il était moins difficile en 1805, en 1807, même en 1809, Alors, il se faisait une fête de venir dîner dans la Maison de sa bonne Ville, et si, à chaque fois, le banquet impérial s'entourait d'une étiquette plus rigide ; si, à chaque fois, les maîtres des Cérémonies se montraient plus soigneux d'enlever au corps municipal quelques-uns des privilèges dont le prévôt et les échevins jouissaient au temps des rois, du moins la tradition était maintenue et entretenait, du souverain aux sujets, celte sorte de cordialité qui, à l'avis de nos pères, résulte du repas offert et accepté. Si l'on dansait, bien que le bal, comme en 1809, fût ouvert par les rois et par les reines, au deuxième quadrille, c'étaient des bourgeois de Paris qui donnaient la main aux princesses. Jérôme avait eu beau s'en fâcher, l'Empereur avait tenu bon. A présent, si l'on admet une bourgeoise au premier quadrille, on lui donne un chambellan pour cavalier, et, au deuxième, le couple bourgeois danse entre soi ; c'est assez qu'il fasse vis-à-vis aux gens de cour. De remerciement, point : jadis, à chaque fête, il y en avait un, éloquent et noble, où l'Empereur disait sa tendresse pour la grand'ville, et comme elle occupait sa pensée, comme il en voulait mériter l'estime et l'amour ! A-t-il conscience du médiocre succès qu'a obtenu Marie-Louise ? Est-il mécontent de son silence, de son peu d'aménité et de charme ? En tout cas, les Parisiens en portent la peine.

De loin, l'Impératrice représente mieux. A l'Opéra, le 12, à la deuxième représentation de Persée et Andromède, où Gardel a mis des danses sur de la musique de Méhul, on trouve qu'elle fait bien les trois saluts et qu'elle y porte même de la grâce. On applaudit très fort, l'Empereur est satisfait, — coût : 37.000 francs de gratifications. De même, le 20, aux Français, pour Cinna et les Fausses Infidélités, — 19.000 francs de gratifications.

Entre temps, le 14, il y a eu, à Neuilly, l'étonnante fête de la princesse Pauline, où, de huit heures du soir à minuit, sans une seconde de repos, l'on est allé de surprise en surprise. C'a été la fête type, la fête idéale, celle où, le plus adroitement, les élégances ont été combinées avec les ingénieuses flatteries, la fête qui, à travers les années, a éteint toutes les autres et qui seule a laissé un souvenir.

Comme on ne peut commencer qu'à la nuit fermée, c'est d'abord une sorte de banquet servi par petites tables. À la table de Leurs Majestés, de douze couverts, on sert, comme ailleurs, deux potages, deux relevés, quatre entrées, quatre entremets, deux rôts et seize plats de dessert. Ensuite, on passe à la salle de spectacle, où l'on a une pièce du répertoire de Feydeau, le Concert interrompu, mais en costumes battant neufs ; la princesse, avait commandé, même payé 2.000 francs, un à-propos à Dupaty, mais, craignant les allusions qui eussent pu déplaire, elle l'a supprimé.

Où se montre la galanterie féminine, c'est aux deux cents bouquets distribués aux dames, c'est aux fleurs de miracle offertes à l'Impératrice. On croit qu'elle va remercier, elle s'intimide, casse encore une fois son éventail. — Ce mois-ci, les éventails de la corbeille, tout en or qu'ils sont, iront trois fois chacun chez le bijoutier pour être raccommodés. — Après le spectacle, on passe dans le salon de stuc, où des glaces sont offertes aux invités, puis, par les salons, la princesse conduit son frère et sa belle-sœur dans le parc clair comme de grand jour. Devant la Maison de Caprice, des groupes statufiés de divinités champêtres s'animent sur leurs piédestaux pour danser, autour de la volière de Schœnbrunn, un ballet qu'accompagne l'Harmonie de la Garde ; quelques pas, nouveau décor : le Temple de la Gloire. Il a coûté, de menuiserie et de toiles peintes, 4.209 francs, mais il y a trop peu de quatre trompettes de la Garde pour sonner la Victoire : pourtant, le temple éclate d'or et de topazes, et, au milieu des chants de triomphe, des amazones et des guerriers dansent un pas belliqueux ; puis, un héros parait tenant en main le rameau d'olivier, et les chants se font pacifiques, et les danses voluptueuses. On passe : à présent, c'est la campagne, des villageois dansent autour du Mai qu'ils viennent de planter ; on s'arrête à les voir dans la Salle de Verdure, et, à la sortie, un rideau tombe brusquement. Dans la perspective, voici un palais qu'on ne peut méconnaître : Oh ! c'est bien ça ! Nous sommes à Schœnbrunn, dit l'Empereur. Près des grilles, les grenadiers autrichiens sont en faction ; des laquais entrent et sortent, des chambellans, des gardes-nobles, des officiers : une marche militaire, c'est la parade qui défile ; puis, des hautbois et des musettes : c'est une noce, des paysans dansent, s'approchent, et, aux pieds de Marie-Louise, déposent des monceaux de fleurs. On devrait terminer ici la promenade, mais, pour regagner le château, il faut traverser le jeu de bagues, où se donne une fête de hameau, écouter, devant le Temple de l'Amour, un quatuor louangeur, et un chœur devant le Temple de l'Espérance ; on rentre enfin par la grande cour d'honneur, et l'on voit, du salon de stuc, le feu d'artifice tiré sur la rivière : les chaloupes, illuminées, font un arrière-plan vénitien, et soudain, dans le haut du ciel, au milieu des fusées et des bombes, apparaît un Génie : c'est la Signora Saqui, dansant, sans balancier, sur la corde raide.

Ta fête m'a enchanté, dit l'Empereur à Pauline ; mais comme la Cour seule en a joui, — encore quelle petite portion de la Cour ! — il ordonne que la princesse en offre aux Parisiens une seconde représentation, pour laquelle cinq mille billets seront distribués. Pauline fait la moue et les Parisiens aussi. La Cour, disent-ils, nous envoie ses restes. Qui l'a faite plus encore dans la soirée, ç'a été Marie-Louise. On l'a vue passer à travers tout dans une imperturbable impassibilité ; c'était, a dit un témoin, une véritable statue, aussi froide, aussi inanimée que le marbre ; et, pour tous les soins que Pauline a pris, pour les attentions, pour la dépense de 76.476 francs, elle n'a trouvé ni un compliment, ni un remerciement.

Et c'est pareille attitude le 21, à la fête du ministre de la Guerre, malgré le Jardinier de Schœnbrunn, d'Alissan de Chazet, exécuté par les acteurs des Français et de Feydeau. Pourtant, avec Eugène, elle danse — ce qui parait lui plaire et qu'elle fait assez mal — dans cette immense galerie élevée sur le jardin, que soutiennent en cariatides des guerriers armés de toutes pièces, aux boucliers écussonnés de France et d'Autriche. Le 22, il y a spectacle à Saint-Cloud : c'est la première — l'unique — représentation des Etats de Blois, de Raynouard, que l'Empereur interdit à Paris, non pour les tirades, mais pour le rôle donné aux princes lorrains. Marie-Louise est Lorraine ; Raynouard l'apprend à ses dépens. Le 24, c'est la fête offerte à Sa Majesté par la Garde impériale : fête monstre où, devant trois cent mille spectateurs entassés sur les talus du Champ-de-Mars, on présente les exercices de la troupe de Franconi, des danses sur la corde, des courses de chevaux, des courses de chars, des ascensions de ballons, à la fin, le plus étonnant des feux d'artifice. Dans la salle de bal, construite sur les cours intérieures de l'Ecole militaire, six mille dames sont assises sur vingt-quatre rangées de banquettes disposées en gradins sur trois des côtés du parallélogramme. Les hommes circulent dans une sorte de promenoir que soutiennent, derrière les estrades, des milliers de colonnes, à chacune desquelles un lustre est attaché. La salle, toute en charpente et en voliges, décorée de toiles peintes, de gazes légères et de fleurs artificielles, n'a que trois issues, dont une seule porte à deux ballants. Sans le Sacré nom de Dieu ! voulez-vous descendre ! lancé par le commandant Harlet, des Grenadiers à pied, à un monsieur grimpé à une des colonnes, le feu prenait, et, des quinze mille invités, pas un ne fût sorti.

L'Empereur est venu en grand cortège, dans un cérémonial inusité, six voilures à six glaces, la sienne à huit chevaux, dix pages à cheval, piquet doublé de chasseurs d'escorte, relevé à la barrière par un piquet doublé de grenadiers. A son arrivée, sur les six heures, il a été salué par soixante coups de canon ; il a dîné dans ses appartements avec les rois et les reines, en même temps que, dans une salle en bois, décorée de treillages dorés, un dîner était servi à douze cents femmes assises. Du balcon, il a vu les jeux populaires ; puis, rentré dans la salle de bal, il a assisté à une suite de ballets où les danseurs de l'Opéra ont figuré tous les peuples amis ou alliés de l'Empire. Au Sacré nom de Dieu ! que le commandant Harlet a lancé de sa plus belle voix, il a levé la tête et ne s'est point enquis. C'est cependant un avertissement.

Mais on regarde les fêtes comme terminées, et, pour le plus grand nombre, c'est une délivrance. Vous avez vu des bals, des feux d'artifice, des illuminations, écrit Victor de Broglie au maréchal Marmont ; quelques lampions, quelques fusées, quelques robes à queue de plus, voilà tout. L'art des fêtes n'a pas encore fait les mêmes progrès que l'art d'en multiplier les occasions. Nous nous en sommes bien aperçus au bal de l'École militaire, où il n'y avait guère que six à sept mille personnes de trop... L'Impératrice a dansé à toutes ces fêtes, ajoute-t-il ; on remarque qu'elle commence à perdre ses habitudes germaniques ; que ses pieds, qui sont au nombre des plus petits qui aient marche sur le pavé de Vienne, se tournent maintenant en dehors, et qu'elle fait la révérence de la tête et non plus des genoux. C'est là tout ce que trouve d'éloges un témoin, alors fort bien disposé, et même complaisant. Il s'applaudit, et tout le monde avec lui, que, sauf l'ennui, tout se soit bien passé : reste pourtant, le 1er juillet, la fête à l'ambassade d'Autriche.

C'est au ci-devant hôtel de Mme de Montesson — plus tard vendu à Ouvrard et à Michel — qui, prenant son entrée sur la Chaussée d'Antin, se rejoint au Pavillon ci-devant d'Orléans et étend son jardin jusqu'à la rue Taitbout, dans toute cette longueur sur la rue de Provence. Dans une partie de ce jardin, on a construit, sur des charpentes, à la hauteur des appartements de l'hôtel où l'on accède par une galerie en bois, une très grande salle de bal. Le toit est en toile résinée, les plafonds en papier verni ; un lustre immense pend au milieu, et, sur les murailles de la salle et de la galerie, des demi-lustres sont partout appliqués. La décoration, toute légère, est de gaze et de taffetas, où courent des fleurs artificielles. Il y a eu, jusqu'à l'arrivée de Leurs Majestés, un fort beau concert pour les douze cents invités. L'Empereur et l'Impératrice, dont la venue a été annoncée par des fanfares, traversent la salle de concert, et, par un large escalier, descendent dans le jardin où, à l'exemple de ce qui s'est fait à Neuilly, on a multiplié les surprises. Au temple d'Apollon, on a un chœur des Muses ; dans l'allée de la Cascade, on écoute l'harmonie placée dans la grotte souterraine ; le berceau de vigne, décoré de fleurs et de glaces, mène à un superbe buffet ; et l'on y a un concert français et allemand avec solo de glass-cord, instrument nouveau ; de là, au temple de la Renommée — fanfares, chœurs, parfums — et au Pavillon impérial, où, d'une estrade on assiste à une fête de château et à un bal champêtre dans le décor du Ritterschloss de Luxembourg ; enfin, feu d'artifice. On rentre dans le salon d'honneur, et de là, par la galerie dans la salle de bal. L'Empereur en fait le tour, et il est au moment de se retirer par une porte derrière le trône lorsque, à la galerie, un courant d'air pousse un rideau de gaze près d'un des demi-lustres. M. Dumanoir, M. de Trobriant, Boni de Castellane essaient de l'arracher, mais, en un moment la salle est en feu, et, des trois issues, une seule, sur le jardin, reste libre. Un des premiers, Eugène a vu le danger ; il vient à l'Empereur, qui achève sa ronde, et lui parle bas. L'Empereur, avec sa décision des champs de bataille, traverse le bal d'un pas alerte et mesuré, arrive à l'estrade, prend le bras de l'Impératrice comme pour se promener dans la salle : Sortons, dit-il, le feu est ici. A la première issue, ils disparaissent. Les femmes de la Cour ont eu le temps de s'évader par la petite porte derrière le trône ; mais, tout de suite après, celte sortie est fermée par les flammes. Il ne reste que la porte sur le jardin, avec le haut perron où les êtres s'entassent, se bousculent, s'abattent et roulent. Cris d'épouvante, hurlements de douleur, pétillements de l'incendie, fracas des lustres qui tombent et des menuiseries qui s'écroulent ; au dehors, les appels de la foule, et, dans les coins noirs, des scènes d'une brutalité sauvage : les bandits de la rue escaladant les murs du jardin, arrachent aux femmes les bijoux qu'elles portent, et, avec, des morceaux de chair. De morts sur la place, seulement la princesse Pauline Schwarzenberg, née Arenberg-Hohenfeld, la femme du prince Joseph, la belle-sœur de l'ambassadeur, celle-là dont les trente-six ans et les huit enfants n'ont pas atteint la beauté, la femme la plus à la mode de Vienne, pleine d'agréments, d'esprit et de talents, car ses paysages à l'eau-forte méritent une place dans les portefeuilles d'amateurs. Ne trouvant pas sa fille dans le jardin, elle est rentrée pour la chercher dans la salle embrasée ; le parquet a manqué sous ses pieds et elle a été précipitée, vivante encore, dans un bassin où son corps a été consumé. Le lendemain meurent la princesse de la Leyen, sœur du duc Dalberg, Mme Labensky, femme du consul de Russie, d'autres ; les blessés sont bien plus nombreux, mais on ne s'informe d'eux qu'à l'oreille. .

Après avoir conduit l'impératrice, l'Empereur est revenu, en petit chapeau et en redingote grise, pour diriger les sauvetages, marquer sa confiance à l'ambassadeur et dissiper les bruits inévitables : car, partout déjà, on veut que ce soit un attentat. N'est ce pas assez de la négligence, du service mal réglé, des pompiers ivres ou absents, des pompes manquant, des musiciens pillant, de la populace ruée aux bijoux ? Comme il faut un coupable, on arrête Bénard, l'architecte qui a construit la salle et qui, dit-on, a défendu aux pompiers d'entrer dans l'hôtel, et, avant trois mois, Dubois, le préfet de police, sera destitué. Marie-Louise n'a pas eu le temps d'avoir peur, et il faut s'en louer, car si les espérances prématurées dont elle avait fait part à Vienne se sont dissipées, elle en a maintenant de plus sérieuses. Le médecin les a confirmées et il les fait remonter au mois de juin. Dieu veuille que cela soit vrai, écrit-elle à son père, car l'Empereur en a une joie immense. Fini désormais de l'équitation et de la danse, fini des fêles lassantes et des longs voyages. Il faut que l'Empereur y renonce pour lui-même, car, dès qu'il fait mine de partir, Marie-Louise déclare qu'elle l'accompagnera, ou elle pleure si fort qu'on a tout à craindre. Le médecin commande et l'Empereur obéit : c'est la dynastie qui est en jeu.

 

***

Pendant le court séjour qu'on fait encore à Saint-Cloud, on a une fois la Comédie-Française avec Omasis et le Barbier de Séville ; puis, du 6 au 17 juillet, on va à Rambouillet. Sans doute l'Empereur ne veut pas être à proximité de Paris lé jour où on y célébrera en grand apparat les obsèques de Lannes. Il passerait la mesure s'il y paraissait, et les honneurs que jadis il a décernés au glorieux mort d'Essling, peut-être, à présent, les trouve-t-il excessifs, surtout devant l'Impératrice autrichienne. On chassera donc, et en petit comité. Point d'étiquette ni de cohue : en hommes, rien que le service, sauf Borghèse et Dalberg ; en femmes, outre les dames de l'Impératrice, la reine de Naples, Mmes de Beauharnais, d'Audenarde, Bertrand, la princesse Aldobrandini et la duchesse de Monteleone. On porte habituellement, comme au temps de Louis XV, l'habit de chasse à tir, et, les jours de chasse à courre seulement, la livrée d'équipage. Malgré que Mme de Montebello soit du voyage, que la princesse Schwarzenberg ne soit pas encore enterrée, et que, chaque jour, on apprenne de nouvelles victimes, on est gai, gai de cette gaieté bruyant qui, en ce temps, ne se séparait pas de la vie de château. On chasse, on joue aux barres, l'Empereur tout le premier ; même il se jette deux fois par terre en poursuivant le grand maréchal ; on fait des farces ; on mystifie Borghèse : Hier, écrit Marie-Louise à son père, nous fêtâmes la fête de mon beau-frère Camille, que nous tourmentons presque autant que le prince Antoine de Saxe. Je lui fis offrir, par chacune de mes dames, un bouquet d'orties ; moi, je lui donnai une montre qui joue de la musique, et, le soir, on lui coupa une brosse dans ses draps, de façon que ce malin de bonne heure, à huit heures, il arriva chez moi avec une figure tout à fait lamentable. Avec la chasse, des petits concerts le soir par la musique de la Chambre, et l'entrain que porte Caroline partout où elle est, la semaine passe vite. D'ailleurs, la grossesse s'affirme, et, sans la proclamer encore, il n'est point inutile de la faire pressentir par un de ces actes que Napoléon, par une pente naturelle de son esprit, accroche à toutes les joies et à toutes les douleurs de sa vie. Comme, jadis à la mort de Napoléon-Charles, sa pensée est allée aux petits enfants qui meurent du croup, elle va maintenant aux pauvres accouchées de l'Empire. Il prépare, à Rambouillet même, la réorganisation générale de la Société de Charité maternelle, qu'il a déjà autorisée et dotée le o mai précédent, mais dont il fait à présent une institution d'Etat, sous la protection directe de l'Impératrice.

A peine rentré à Saint-Cloud, il écrit à l'empereur d'Autriche, Monsieur son frère et très cher beau-père (pour la première fois cette formule) afin de lui faire part des nouvelles probabilités qu'il acquiert tous les jours de la grossesse et lui dire qu'il en a toutes les sûretés qu'on peut avoir à deux mois et demi. La vie reprend son cours, fort unie et seulement coupée de spectacles et de promenades. Les entrées particulières sont rétablies comme avant le voyage de Rambouillet et elles consistent, à Saint-Cloud, pour les quelque cinquante personnes qui en reçoivent la faveur, à pouvoir assister au dîner de Leurs Majestés et à être admises dans le salon où elles se tiennent jusqu'au coucher. L'Impératrice, à son dire, commence à être un peu monstrueuse et, après son déjeuner, elle n'a point de repos qu'elle n'ait rendu tout ce qu'elle a mangé. Mais la répugnance que témoignait jadis l'Empereur pour les femmes enceintes ne tient pas à présent devant l'espoir de sa race ; il veut apprendre la grande nouvelle aux Parisiens et en donner la preuve. Le 20, il mène l'Impératrice à l'Opéra où l'on donne Colinette à la Cour et le ballet de Télémaque ; le 21, il la conduit à l'Opéra-Comique à la cinquantième de Cendrillon ; le 22, avec elle, il tient aux Tuileries l'audience diplomatique, reçoit des présentations et, le soir, il donne comédie à la Cour ; le 23 enfin, avec elle, il parcourt Paris, il visite la Bibliothèque nationale, s'arrête longtemps au Cabinet des médailles dont Millin fait les honneurs à l'Impératrice : il examine le buste de Modius Asiaticus auquel, consul, il ressemblait si curieusement ; il se fait montrer des médailles de fondateurs de dynastie, il essaie le casque de François Ier, s'arrache des cheveux et manque de s'éborgner. Le soir, encore les Français pour l'Homme à bonnes fortunes et les Jeux de L'Amour et du Hasard. Les Parisiens à présent sont renseignés mieux que par une annonce et l'on peut penser à soi.

On revient donc à Saint-Cloud : c'est pour aller, le même jour, visiter les travaux de restauration de Versailles et de Trianon. Une fois déjà, durant le premier séjour, le 23 juin, on est venu déjeuner au Petit-Trianon, et Marie-Louise s'y est plu si bien qu'elle n'a point de cesse qu'elle n'y retourne et s'y installe. On y part le 2 août, après le spectacle de Saint-Cloud : petit voyage et suite courte, dix-neuf personnes dont sept dames ; mais il est accordé une cinquantaine d'entrées particulières, et, à Trianon, cela donne le droit, dont il faut user, de faire sa cour aux levers et aux repas de Leurs Majestés, et au cercle, le soir, dans le salon de famille. Le dimanche, après la messe, l'Empereur reçoit dans le premier salon les autorités civiles et militaires qui, le même soir, auront le spectacle aux secondes loges, dans la salle entièrement réparée. Le jeudi, autre spectacle. Les autres soirs, promenade en calèche. Le malin, après le déjeuner où quelques dames et officiers du voyage sont admis à la table impériale et que, tantôt l'on sert dans le petit salon de l'Empereur, tantôt dans la galerie, plus souvent dans les divers pavillons du jardin, on chasse à tir dans la plaine de Gally, on se promène en bateau sur le canal, on joue aux barres comme à Rambouillet : l'Empereur à cheval poursuivant l'Impératrice dans un parterre planté d'arbustes, tombant, se remettant en selle en riant comme un fou et en criant casse-cou. Un jour, à quatre heures, on vient à Saint-Cyr, l'Empereur interroge les élèves, les fait manœuvrer devant l'Impératrice ; n'ayant pas achevé l'inspection, il revient le lendemain, interroge, pousse à fond, voit tout, décore quatre officiers, professeurs et surveillants, octroie une dotation de 6.000 francs au général Bellavène, commandant l'Ecole et, pour améliorer l'ordinaire des élèves, leur envoie un cuisinier avec des rafraîchissements de toute espèce ; un autre jour, grande chasse en forêt de Rambouillet ; un autre, représentation par les frères Franconi dans un cirque en plein air, et l'Impératrice paraît s'amuser au menuet et à la contredanse de Gérard de Nevers, surtout aux exercices du cerf Coco.

Pour deux jours, on rentre à Saint-Cloud ; de là à Paris pour la Saint-Napoléon : félicitations, révérences, audiences solennelles, mais la pluie contrarie les illuminations qu'on trouve peu brillantes. Au retour, à Saint-Cloud, après le concert, l'Empereur, déjà mécontent de la fête manquée, s'en prend à la dame d'Atours de ce que l'Impératrice n'avait point une robe assez belle pour la circonstance et de ce qu'elle ne portait pas ses diamants. Mme de Luçay répond par de bonnes raisons, mais l'Empereur réplique sèchement : Il faut s'arranger n'importe comment pour que tout soit toujours bien.

Au reste, en cette sorte d'oisiveté où le maintient malgré lui la grossesse de Marie-Louise, il s'attache encore plus aux petites choses et tatillonne. Jamais il ne s'est tant occupé de rangs, de places, de révérences. Il a ordonné qu'on refondît entièrement l'Etiquette du Palais impérial et, au texte de 1808, encore plus sévère que celui de 1800, lequel renchérissait déjà sur celui de l'an XII, il ajoute toute une suite de décisions sur les repas, les voyages et les personnes titrées. Il s'occupe de régler les places des princes grands dignitaires dans les cérémonies et les appartements ; il fixe le rang des empereurs et des rois par rapport à ses propres frères, qui doivent maintenant céder le pas — car on a quelque espoir, pour les relevailles ou le baptême, d'un voyage de l'empereur d'Autriche et il ne faut pas que, sous prétexte des anciens règlements, qui que ce soit lui dispute la préséance. Il décrète les privilèges qu'auront à la Cour les ducs, les comtes et les barons ; par contre, il retire aux présidents des sections du Conseil d'Etat, l'entrée dans la salle du Trône dont jouira seulement leur doyen ; il dispute l'excellence aux présidents du Sénat et du Corps législatif et, dans les résidences — telles Fontainebleau où l'on va partir — il interdit que les voitures pénètrent indifféremment dans les cours : seulement celles des personnes qui jouissent de ce droit aux Tuileries ou à Saint-Cloud. Le 25, on doit célébrer la fête de l'Impératrice ; ce qu'on y fera créera un précédent, et on ne saurait dès lors l'étudier avec trop de minutie. Les Cérémonies ne rédigent pas moins de trois projets successifs que l'Empereur lui-même revoit, corrige et complète.

Mais pour l'activité qui le dévore, est-ce un aliment, tout cela ? Trois fois la semaine, malgré le brûlant soleil d'août, il chasse à courre : un matin, il part à cinq heures, des bois de Meudon va, en deux heures, aux tailles de Rambouillet, prend le cerf à sept heures et demie, est, à neuf heures et demie, à la manufacture de Jouy qu'il visite et où il déjeune, et rentre à deux heures à Saint-Cloud. Marie-Louise, qui a voulu être de la partie, a suivi en calèche, très fatiguée ; mais elle a suivi ; elle ne consent point à le quitter un instant. Les autres jours, on déjeune à Trianon, on fait des courses aussi matinales à travers Paris encore endormi. Par quel miracle Marie-Louise y résiste-t-elle ? Les dames de service, qui ne sont point enceintes, sont fourbues et avec l'obligation qu'elles ont de paraître régulièrement aux entrées particulières, plusieurs tombent malades.

Le jour de la Saint-Louis, pour fêter l'Impératrice, il y a félicitations par toute la Cour et, le lendemain, grande audience, dîner de famille, promenade en calèche dans le parc illuminé, grandes eaux aux lumières, spectacle : Athalie avec les chœurs et la Fête du Château, bouquet en vaudevilles, enfin cercle dans le Grand appartement ; c'est à ces nouveautés qu'ont abouti les trois projets, mais, dans le détail des places et des rangs, on a raffiné à souhait.

Après, la vie reprend avec sa monotone succession de chasses, de promenades et de représentations théâtrales, presque jusqu'à la fin de septembre. Sauf une apparition le 2, pour une grande audience et pour une revue de la Garde impériale et de la Garde hollandaise dans la plaine de Saint-Cloud, l'Empereur ne se montre pas à Paris, il tient constamment société à sa femme, ne la quitte pas, est aux petits soins pour elle, déjeune, goûte, se promène avec elle, interroge chaque jour les médecins, mais ne peut se tenir, à des moments, de ces escapades, où, sans qu'il semble s'en douter, il compromet toutes ses espérances.

Malgré tout, la grossesse avance sans difficulté grave. Et, pour en faire constater les progrès aux Parisiens, avant de partir pour Fontainebleau, l'Empereur s'installe quelques jours à Paris : le 22, il la présente au public des Français, à une représentation de Mahomet. ; le lendemain dimanche, il y a audience, puis, quatre heures durant, grande parade, où l'Impératrice assiste d'une des fenêtres des Tuileries, ensuite serment par les nouvelles dames du Palais ; après, dîner de famille, où pour la première et l'unique fois quelqu'un d'étranger est invité : le prince de Ponte-Corvo avec sa femme. Il vient comme maréchal d'Empire, mais en costume suédois, et, après le dîner, il est présenté à l'Impératrice en qualité de prince royal de Suède. Ensuite, Leurs Majestés vont à l'Opéra où on joue les Bayadères, et elles retournent coucher à Saint-Cloud où, le lendemain 24, avant la chasse à courre, Bernadotte, en costume suédois, prend congé de l'Empereur qui, personnellement, a mis la main à ces combinaisons raffinées de cérémonial. Le 25, dès le grand matin, Leurs Majestés reviennent à Paris ; elles vont au Salon du Musée qu'emplissent les portraits de l'Impératrice, les allégories, les scènes familiales, les représentations des fêtes du mariage : L'Auguste Alliance de Callet, d'autres allégories par Dabos, par Halle, par Lafitte, L'Arrivée de Leurs Majestés à Anvers par Crépin, les fêtes de Paris par Garnerey, Garnier, Lafitte, Marlay, Martinet, Moreau le jeune, des portraits par Isabey, par Bosio et Spalla, des scènes — telle l'Impératrice occupée à faire le portrait de l'Empereur par Menjaud et Vincent ; même, par Casanova, une Vue de la gorge de Brühl où l'on voit S. M. l'Impératrice, mère de notre Impératrice, entourée de sa famille. Il ne faut compter ni les médailles, ni les pierres gravées, ni les estampes, mais la plus étonnante des flatteries c'est La Distribution des Aigles, où l'image de Joséphine a disparu de crainte qu'elle n'offusquât Marie-Louise. Pour ne pas troubler la composition du tableau, Denon avait proposé de substituer à Joséphine Madame-Mère, mais l'Empereur a voulu la place vide. Le tableau de Regnault, Le Mariage du roi de Westphalie, où Joséphine tient trop de place pour qu'on puisse gratter impunément son effigie, ne paraît point. On l'a déclaré non terminé quoiqu'il fût déjà connu dans l'atelier. Quant aux autres tableaux où le portrait susdit pourrait se trouver, n'ayant point été commandés, ils ont simplement été écartés. Il y a peu de chance, on le voit, pour que le tableau, représentant L'Acte du 15 décembre, soit désormais exécuté.

Après le Musée, on va voir les travaux de la Bourse et l'on part pour Fontainebleau. On s'arrête pour déjeuner, à Grosbois, chez le prince de Neuchâtel, et on est au château pour coucher.

C'est ici la répétition du voyage de 1807, mais avec plus de monde encore, plus de cour, plus de pompe et d'étiquette, une garde bien autrement nombreuse et brillante — où cette fois figurent vingt-quatre pompiers escortant huit pompes mobiles. Si la liste du voyage ne comprend que quatre-vingt-treize personnes, et si, en dehors des ministres et des officiers de service, il ne se trouve d'invités que trois sénateurs, deux généraux et dix-huit dames, les trois princesses, Madame, Hortense et Pauline, tiennent chacune maison, de même le prince de Neuchâtel et tous les ministres. Chaque matin, une foule arrive de Paris. Deux fois la semaine, chasse à courre, et rude. Souvent on part à midi pour rentrer à six heures, l'Empereur ayant changé six fois de chevaux. Les petits jours, on n'en a que pour trois à quatre heures. On prend quelquefois, mais l'Empereur, qui ne connaît rien à la vénerie, se contente s'il a bien galopé et, qu'on ait ou non fait hallali, il y a curée aux flambeaux dans la cour d'honneur. Les autres jours, chasse au vol avec les faucons ramenés de Hollande et l'équipage confisqué à Louis ; chasse à tir en battue ; chasse à l'allemande où, d'une estrade sur pilotis, on tire des loups et des sangliers enfermés dans une sorte de cirque ; promenades aux environs où, à chaque fois, comme en fringale, Marie-Louise mange de pleins paniers de raisin que les paysans apportent à sa calèche ; promenades sur les pièces d'eau dans le yacht offert par la ville de Nantes, vingt marins de la Garde formant l'équipage, le service suivant en cinq ou six chaloupes repeintes et rhabillées pour la circonstance ; l'on aborde au pavillon de Henri IV où il y a musique et collation. Chaque soir on se divertit. Les lundi, mercredi et samedi, spectacle par la Comédie-Française ou l'Opéra-Comique ; les mardi, jeudi et vendredi, soirées chez les princesses, qui s'ingénient à faire venir des prestidigitateurs illustres — tel Ollivier — ou des lanternes magiques transformées en fantasmagorie, ou des animaux savants. Le dimanche, pour finir, on a cercle et concert dans les Grands appartements.

Encore n'est-ce rien, ces fêtes, près de celles que voudrait imaginer l'Empereur si la nouvelle universellement répandue se réalisait. On annonce l'arrivée de l'empereur d'Autriche, et elle parait si certaine, que, le 15 octobre, Marie-Louise l'espère pour le lendemain ou le surlendemain, toute heureuse qu'il puisse faire la connaissance d'un petit-fils qui, quoique pas encore né, baise mille fois les mains de son grand-père. Grande déception, lorsque, après bien des préparatifs, il faut y renoncer, et ce n'est pas pour en consoler, la venue du comte Czernitcheff, bien qu'il amène, en présent de son maître, d'admirables chevaux russes, ni la venue de Canova, enfin décidé à se rendre à Fontainebleau pour faire la statue de l'Impératrice, — quoique Napoléon assiste à toutes les séances, quoique, pour le sculpteur, il déploie toutes ses grâces et que, du 15 octobre au 5 novembre, il consacre presque ses matinées à le conquérir.

L'empereur d'Autriche ne venant pas, il faut se décider aux grandes fêtes : on a celle du 21 octobre, avec l'audience du Corps diplomatique, la messe, les serments, ensuite, à huit heures, les Trois Sultanes par la Comédie-Française et l'Opéra, enfin bal, ouvert par quatre contredanses désignées d'avance et souper par petites tables dans la galerie de l'Empereur. Tout près de quatre cents personnes invitées, la Cour, les personnes présentées et le Corps diplomatique. Pour nourrir cette foule, les grands officiers qui tiennent maison ont chacun dû donner à dîner et ce n'est point petite affairé : un seul maréchal se trouve garni de soixante convives !

Mais qu'est celte journée près de celle qui s'annonce pour le 4 novembre ? On doit y baptiser en une fois tous les enfants que l'Empereur a, depuis plusieurs années, promis de nommer, et, à la tête, le prince Charles-Louis-Napoléon. Cela annonce et symbolise en quelque façon l'autre baptême, celui qu'attend et désire si impatiemment l'Empereur. Cela achève les cérémonies de la grossesse, y donne un tour chrétien et royal. Mais, pour grandiose qu'est l'idée, les Cérémonies n'en perdent pas moins la tête. S'il y a un prince de la Famille impériale, il faut un lit, comme au baptême de l'an XIII, et. il faut aussi des lits pour les vingt-six autres enfants : c'est un dortoir ! De ces enfants, la plupart ont cinq, six, sept, même dix ans, mais certains ont deux mois, comme le fils de Berthier, ou trois, comme la fille de Maret. Cela fait des différences, et pour les habitudes, et pour la tenue. Pourtant, ou veut un costume uniforme tout blanc, et l'on s'arrête à une robe blanche, longue, avec une ceinture, comme les néophytes. Naturellement, les mères, qui sont les premières de l'Empire, rivalisent d'élégance et, sur la robe longue de batiste, ce n'est que dentelles et les plus rares qu'on fasse. Lorsqu'on croit tout arrangé pour le mieux, lorsqu'on a apporté de Paris, pour l'Altesse Impériale, un lit formé d'une couchette à un seul chevet, recouvert de drap d'argent formant courtepointe, et surmonté d'un dais figuré par un tapis de même étoffe ; lorsqu'on s'est procuré pour les poupons, quinze berceaux, recouverts en taffetas bleu, qu'on posera sur une table de trente pieds de long sur trois de large, à tapis de velours bleu frangé d'or ; lorsqu'on a préparé pour les honneurs qui doivent être doubles, deux tables moindres à pareils tapis, voici que tout change : l'Empereur ne veut plus de bleu, mais partout du blanc ; puis, Fesch intervient et exige un chrémeau de dentelles d'un pied et demi ou deux pieds carrés, qui sera le revenant-bon du maître des cérémonies de la Chapelle. On achète le chrémeau ; mais Fesch veut à présent que ce chrémeau soit porté sur un bassin et non sur un coussin ; il veut que le cierge, à poignée de velours blanc à franges d'argent, soit d'une forme spéciale. Ce n'est rien : il ne dispense personne d'aucune cérémonie, il entend faire jusqu'au bout celles des catéchumènes ; les enfants, s'ils ont l'âge compétent, répondront eux-mêmes aux questions ; à chaque fois, l'Empereur et l'Impératrice entreront dans le sanctuaire et en sortiront, iront et viendront de fauteuils en fauteuils, et ces fauteuils ne vont pas sans leurs dais. On en a pour trois heures et plus. Comment, tout ce temps, faire jeûner le petit monde — et n'est-ce que jeûner ? Il faudra donc amener les nourrices dans le salon des lits, dans la chapelle, ailleurs encore ! A chaque fois, sur ces taquineries du grand aumônier, on prend les ordres de l'Empereur. Certes, il tient à la cérémonie, mais il entend ne pas fatiguer l'Impératrice ; puis, à la réflexion, ces berceaux, ces nourrices, cette tôlerie dans son palais, le choquent ; il décide qu'il n'y aura de lit que pour le prince. Les dames et les nourrices se rendront directement à la chapelle. On disposera dans une chapelle latérale ce qui sera nécessaire pour les petits besoins des enfants. A la fin, après vingt remaniements et une lutte épique entre la Grande aumônerie et les Cérémonies, le programme est arrêté ; on pense même l'imprimer à Fontainebleau, mais on n'a pas le temps. On supplée par des écritures. Voilà les invitations lancées : princes, princesses, grands officiers, tout le service ordinaire et extraordinaire de toutes les maisons, les sénateurs et les conseillers d'Etat, mais point en corps : tout le monde en grand costume complet, manteau et chapeau à plumes. La cérémonie est pour midi ; à onze heures et demie, les enfants seront dans la chapelle avec leurs mères — ceux qui n'en ont pas s'en procureront une. Cette chapelle est divisée en deux parties par une balustrade ; dans la première, figurant la nef, fauteuils avec prie-Dieu pour Leurs Majestés ; dans la seconde, le sanctuaire, fauteuils avec dais ; en avant de l'autel, fauteuil pour le grand aumônier, chaises pour les cardinaux, bancs pour les archevêques et évoques ; à six pieds en avant de l'autel, table avec les fonts — une grande cuve de vermeil qu'on a trouvée à l'Argenterie ; — crédences pour les honneurs, l'aiguière et le bassin. Le cortège arrive, tel qu'aux plus grands jours, dans la glaciale chapelle au pavé de marbre. Le prince, que conduit sa gouvernante, précède immédiatement l'Empereur et l'Impératrice et se place à droite du prie-Dieu impérial. Toute l'assistance est debout. Le grand aumônier couvert s'approche de la balustrade et demande : Quel enfant présentez-vous à l'Eglise ? Les parrain et marraine indiquent le nombre des enfants, garçons et filles. Quels noms donnez-vous à ces enfants ? L'Empereur tend la liste des noms : cela tire d'embarras, car, de ces enfants dont Joséphine devait être marraine, la plupart ont reçu, à l'état civil et à l'ondoiement, le prénom de Joseph ou de Joséphine : ainsi les filles de Beauharnais, de Caffarelli, de Defrance, de Lagrange, les fils de Becker, de Colbert, de Curial, de Duchâtel, de Maret, de Turenne. Le grand aumônier procède, vis-à-vis de chaque enfant, aux cérémonies préparatoires et, ensuite seulement, l'Empereur et l'Impératrice entrent dans le sanctuaire et s'asseyent sous leur dais en face des fonts. Les enfants, que les mères conduisent ou portent, se placent à droite et à gauche. La dame d'honneur décoiffe le prince et le sert aux fonts ; chaque mère, au signal, fait de même à son enfant. Après la messe et la bénédiction, le grand chambellan et le grand maréchal donnent à laver à Leurs Majestés. Puis la messe, des serments d'évêque, le retour en grand cortège aux Appartements où l'Impératrice remet aux mères des médaillons, portrait de l'Empereur par Isabey, entouré de brillants de six à huit mille francs. Le soir, sur le théâtre du palais, il y a un ballet : l'Enlèvement des Sabines (cela vaut Britannicus) et ensuite, dans les Grands appartements, cercle de cour.

Cette cérémonie marque la déclaration de la grossesse que l'Empereur annonce officiellement au Sénat et à l'empereur d'Autriche. A présent donc que tout est public, que la gouvernante des Enfants de France est nommée et que les évoques avisés préparent leurs mandements, il est temps de rentrer à Paris pour prouver aux incrédules que le miracle est accompli. Aussi bien, quoi que dise l'Empereur de Fontainebleau la maison des Rois, la demeure des Siècles, Marie-Louise la quitte avec joie, car elle y gèle et les soirs de tragédie qu'on ne lui a pas ménagés — car elle a eu la Mort de Pompée, Œdipe, Esther, Polyeucte, Horace, Rodogune, — elle s'est impérialement ennuyée, seulement elle n'entend pas revenir seule. L'Empereur voudrait aller d'abord à Cherbourg, où les ordres sont donnés, où s'organise une garde d'honneur, où tout s'est préparé pour le recevoir ; — elle déclare qu'elle ira avec lui, qu'elle ne peut ni ne veut le quitter... et il cède. Aussi bien, pour Marie-Louise, ce retour ne va pas sans quelque émotion et, pour l'Empereur, sans un soupçon d'embarras. L'appartement qu'elle habitera aux Tuileries, c'est celui de Joséphine où rien n'a été changé, sauf quelques meubles ajoutés dans le Salon doré et le Cabinet des Grâces ; mais la banalité des palais en fait des auberges où tout passe et où rien ne trace ; c'est un vain décor, indifférent et muet, qui ne retient pas plus les joies que les larmes.

Le 16, donc l'Empereur revient et, dès le lendemain, nouvelle visite au Salon, où il faut revoir les tableaux qui concourent pour les Prix décennaux ; il parcourt le Louvre, s'enquiert des travaux, s'attarde aux fenêtres à examiner le pont des Arts. Le 17, audience diplomatique, où la grossesse est officiellement annoncée aux représentants de l'Europe ; puis la vie reprend, très occupée, presque uniquement remplie par l'Impératrice, par les projets d'avenir que suggère son prochain accouchement. Tout est occasion à projets qui passionnent l'Empereur. D'abord, c'est Bagatelle, racheté en 1808, d'où l'on a expulsé le traiteur qui l'occupait, et où l'Enfant de France trouvera un but de promenade, en même temps que ce sera un agréable rendez-vous pour les chasses au bois de Boulogne : comme première mise, on y dépensera 160.000 francs. Mais qu'est ce Bagatelle ? Ne faut-il pas un palais pour le roi de Rome et, dans l'esprit de Napoléon, s'édifient sur la montagne de Chaillot, les colonnades glorieuses, se distribuent les appartements somptueux et commodes : pour parc, le bois de Boulogne ; pour dépendances, Neuilly et la Muette ; pour maison de chasse, Bagatelle et, à l'entrée d'une immense avenue, ce portique triomphal : l'Arc de l'Etoile. Rien de plus beau et, en apparence, de plus facile, car, entre le bois de Boulogne et Chaillot, ce sont alors des champs vagues, où s'éparpillent quelques masures, quelques guinguettes, à peine deux ou trois maisons bourgeoises à petits jardins ; mais c'est là pour l'avenir. En attendant qu'on ait formé un plan définitif, l'Empereur, en se promenant, met la main sur Mousseaux, dont le parc, de trente-doux hectares, convient si bien aux enfants, car, point d'air si salubre. On l'a repris à Cambacérès, qui l'entretenait mal et on l'a ouvert au public, lequel l'a saccagé tout aussitôt. Il a fallu revenir à l'ancien système des caries d'entrée personnelles ; sans avertissement, on les supprime. On aura ainsi une promenade pour l'enfant attendu. Mais il faut, pour y accéder par le boulevard extérieur, ouvrir une grille, et l'administration de l'Octroi pourrait s'y opposer. L'empereur obtient le consentement de l'Octroi et il pense à bâtir à Mousseaux ; mais n'en coûtera-t-il pas beaucoup d'argent et puis n'est-ce pas bien loin ? Pour tous les jours, il faut, aux Tuileries même, une façon de jardin ; non pas que l'Empereur pense à supprimer la terrasse devant le Palais et à confisquer les parterres ; mais qui se promène à la terrasse du Bord de l'Eau ? Il y faudrait seulement, vers la place de la Concorde, un pavillon où l'enfant pût se reposer. Qu'en coûtera-t-il ? demande l'Empereur à Fontaine, son architecte — Cinq cent mille francs. — Cinq cent mille francs ! s'écrie-t-il, vingt mille, voilà ce que je veux y dépenser. Les architectes ont ruiné Louis XIV. Cette velléité d'économie est fugitive. En ce moment, détourné, dirait-on, des grands desseins politiques, il porte à bâtir, à transformer, à aménager des palais, cette ardeur qu'il portait tout à l'heure à dépecer, à regrouper et à organiser des nations. Tout à la fois, il projette et ordonne des constructions à Amsterdam et à Rome, à Utrecht et à Milan, à Lyon et à Mayence ; sur dix points de Paris ou de sa banlieue, il fixe les yeux et prépare des plans ; toujours malcontent des Tuileries, regrettant l'Elysée, peu porté pour le Louvre dédaignant le Palais-Royal, il songe à mettre Versailles à sa convenance, en même temps qu'il se plaît au rêve à chaque jour élargi du palais de Chaillot, auquel il annexe des villages, comme à son empire, des royaumes.

Cela l'occupe et le distrait, l'amuse et le contente. Il lui faut toujours du colossal à remuer, de l'invraisemblable à réaliser, et c'est la tournure de son esprit d'entrer dans le détail d'exécution jusqu'à la minutie et de donner ainsi une apparence pratique aux projets qui semblent le plus audacieusement chimériques.

L'Impératrice ne s'amuse point à ces bâtisses ; il veut la distraire : spectacles deux fois la semaine dans les Petits appartements, où l'Opéra-Comique est le favori ; puis, trois soirées : pour les Français, le lundi, Feydeau, le mercredi, l'Opéra, le vendredi. A l'Opéra, on s'ingénie aux allusions : pour Alceste, on distribue aux spectateurs des branches de laurier-rose et de myrte, et Esmenard, sur de la musique de Méhul, fait célébrer par le grand prêtre, la fécondité d'Alceste :

Oui, ses fils, dignes de leur père

A la victoire un jour guideront nos héros ;

Ses filles, de la paix ornement tutélaire

Des vainqueurs désarmés charmeront le repos !

A Psyché et à Pâris, Gardel triomphe en adulations mimées, et c'est tout juste si, pour mieux jouer leur rôle, les premières danseuses ne se rendent pas enceintes. Enfin, pour les autres soirs, on a les représentations au théâtre du Palais, avec le grand cercle à la suite.

Cela, dans l'inoccupation des jours, avec le développement d'idées qu'entraîne la fondation définitive de la dynastie, amène de nouvelles préoccupations d'étiquette, des prescriptions minutieuses, des pages entières qu'il dicte. Pour les réjouissances du Deux Décembre, anniversaire du Couronnement, un cérémonial encore plus sévère que de coutume est dressé par le grand-maître : après la messe et le Te Deum, nul ne sera admis à la grande audience dans les Grands appartements s'il n'est en grand costume complet ; mais c'est là de l'extraordinaire, et c'est tous les jours, dans le courant de la vie, que l'Empereur prétend établir des règles immuables. Il détermine donc qui doit le précéder ou le suivre quand il parcourt les salons ; il défend que, lorsque l'Impératrice le suit, qui que ce soit s'interpose entre lui et elle ; il ordonne que, l'Impératrice se rendant au spectacle, toutes les dames du Palais, de service ou non, et toutes les dames invitées la suivent immédiatement, tous les hommes, et même les princes, ne devant passer qu'après les dames ; il règle les places des dames de service aux spectacles des Petits appartements, au théâtre de la Cour, aux théâtres de la Ville, la place où chacun devra se tenir dans les Grands appartements et dans l'Appartement ordinaire ; il décrète : Hors du Palais, la gouvernante des Enfants de France, la dame d'honneur, la dame d'Atours et les clames du Palais ont et prennent le pas sur toutes les dames de l'Empire.

Ces détails, c'est l'affaire, et, semble-t-il, l'unique affaire dont il s'occupe, d'autant qu'avec sa femme il reste plus à l'intérieur du Palais, passant avec elle des heures et prenant, pour son esprit, cet aliment à défaut d'autres. Il fait froid, un temps tout à fait affreux et pluvieux, en sorte que Marie-Louise ne peut guère sortir, et, comme l'exercice lui est commandé, elle joue au billard avec l'Empereur. Pour se reposer, elle a les fauteuils droits, secs, rigides ou son lit ; point de chaise longue : il ne s'en trouve dans aucun palais, pas une au Garde-Meuble : c'est seulement le 4 décembre, au sixième mois, qu'on lui présente cinq dessins de chaise longue et qu'on commande à Jacob celle qu'elle adopte. D'ailleurs, elle ne s'écoule pas. Dès que le temps le permet, elle accompagne l'Empereur à la chasse, dans ses visites à travers Paris. Elle s'extasie aux panoramas ; elle s'intéresse à un nouvel instrument, l'organolyricon, qu'a inventé M. de Saint-Pern, chef d'escadrons au 5e Hussards. Pourvu qu'elle soit avec l'Empereur, elle se trouve heureuse : Vous pouvez vous figurer, écrit-elle à Mme de Crenneville, que nous ne manquons pas d'amusements dans une aussi grande ville que Paris, mais les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec l'Empereur. Plus librement encore, elle décrit à son père son bonheur intérieur : Vous le comprendrez tout à fait, lui dit-elle, lorsque vous connaîtrez personnellement l'Empereur ; vous verrez alors comme il est bon et affectueux dans sa famille, quel cœur noblement pensant il possède, et je suis convaincue que vous le chérirez. Et elle ajoute : Je ne puis assez remercier Dieu de m'avoir accordé une aussi grande félicité, et vous, mon cher papa, de ne pas avoir cédé à mes prières à Ofen.

Les attentions, en effet, ne lui manquent pas : aux étrennes de 1811, il lui offre son portrait dans un médaillon de 39.019 francs ; il fait apporter de Sèvres les plus belles porcelaines, des Gobelins et de la Savonnerie les plus belles tapisseries pour les présents que l'Impératrice enverra à sa famille et qu'elle accompagnera de livres, de bijoux, d'objets de modes, de petits meubles, de plantes, de tout ce qu'on fait à Paris de rare et de joli. Le 1er janvier, c'est à elle qu'il dédie la cérémonie qu'il règle avec une minutie tout à fait singulière et que, pour la première fois, il ordonne avec cette pompe. A dix heures et demie, l'Impératrice reçoit, dans son salon, les princes et les princesses, les dames du Palais, les femmes des grands officiers, des ministres et des ducs, et les officiers du service ordinaire et extraordinaire. Les princes et les princesses demeurent près d'elle pendant que les autres défilent nommés par la dame d'honneur. Puis, durant que l'Empereur reçoit les grands officiers dans la Salle du Trône, elle se rend par la Galerie de Diane dans le Salon de l'Empereur du Grand appartement où une nouvelle sérié de personnages lui présentent leurs hommages. C'est son cortège qui passe le premier pour se rendre à la chapelle et, après la messe, elle tient cercle pour le Corps diplomatique et les grands corps de l'Etat. Le soir, à neuf heures, il y a cercle dans le Grand appartement. A mesure que les dames arrivent, les chambellans les rangent dans les salons où elles ont droit d'entrer. A neuf heures et demie, l'Impératrice, suivie de sa Maison, arrive dans la Salle du Trône et donne ses ordres pour son jeu. Il y a, dans le Salon de l'Empereur, quatre tables : à la première, l'Impératrice s'assied avec l'ambassadrice d'Autriche, le prince Kourakin et le prince de Neuchâtel ; aux autres, de même, avec un croisement d'ambassadeurs, de grand- dignitaires et de grands officiers, la reine d'Espagne, la reine Hortense et la princesse Pauline. Derrière l'Impératrice, debout, les dames et les officiers de service. Venant des salons, les dames, françaises ou étrangères, se mettent en marche, traversent le Salon de l'Empereur, arrivées au milieu font une révérence, continuent, sortent par la Galerie de Diane, passent dans l'antichambre de l'Appartement ordinaire de l'Empereur, descendent par le grand escalier de cet appartement et vont retrouver leurs voitures. Seules, les dames du Palais, les femmes des grands officiers et des ducs, les officiers et les dames des princesses et lès membres du Corps diplomatique s'arrêtent dans la Salle du Trône. Des chambellans, disposés partout, surveillent les rangs et maintiennent l'ordre. Le défilé, terminé, il ne reste plus que les personnes admises dans la Salle du Trône, lesquelles peuvent se retirer lorsque Leurs Majestés sont rentrées dans leur appartement intérieur.

Cela, sans doute, a exigé quelques méditations, et l'on doit penser que l'Empereur est satisfait. — Oui, pour la réception du soir, mais pour le malin, il a ses critiques, et il dicte : Sa Majesté trouve que tout s'est bien passé hier matin ; seulement, désormais, les princesses peuvent n'être invitées que pour onze heures et les dames pour onze heures un quart. En règle générale, lorsque Sa Majesté est en grand costume, il ne doit lui être présenté aucune pétition. Le jour de l'An, au retour de la messe, l'Empereur ne parle à personne... Et, durant une grande page, les notes s'accumulent sur les rangs, les places, les entrées, les sorties, les dispositions des députations en première, deuxième et troisième ligne.

Il faut qu'il règle tout, codifie tout : trois jours après, ce sont les sièges qu'on donnera aux membres des divers conseils : qui aura droit à la chaise, qui au tabouret, comme quoi il n'y aura que des chaises aux Conseils privés, et comme quoi ceux qui n'auront pas droit à la chaise, resteront debout. Après, voici les divertissements du carnaval, l'ordre, la marche, et jusqu'aux costumes : On arrangera trois grands bals masqués pour cet hiver : un chez le prince de Neuchâtel, un chez l'archichancelier, un chez le comte Marescalchi. Il y aura chaque semaine du carnaval un grand bal paré ; ces bals seront donnés par la reine Hortense, la princesse Pauline, le prince de Neuchâtel, le ministre de la Police, le ministre de la Guerre, le ministre des Relations extérieures et le ministre de l'Intérieur. On invitera à ces bals toute la Cour et les étrangers présentés.

Désormais, personne ne pourra être admis aux cercles et théâtres de la Cour et a ces bals parés qu'avec des habits de soie. Il ne doit y avoir aucune exception pour les hommes, soit français, soit étrangers, quelque emploi, militaire ou civil, qu'ils occupent, si ce n'est seulement les officiers de service près de l'Empereur et près de l'Impératrice qui seront revêtus de l'uniforme ou du costume qui leur appartient. On pourra en prévenir dans les billets d'invitation, et ensuite on le mettra dans les journaux.

A la réflexion, l'Empereur exemple encore les officiers de la Garde, les officiers généraux employés à Paris et les officiers de la garnison, comme étant toujours de service, et parce qu'il ne veut pas, ou leur imposer une dépense au-dessus de leurs moyens, ou priver les grands bals des danseurs les plus assidus, mais tous les autres y sont soumis. On voit Augereau en habit vert, brodé d'or, avec veste et culotte de satin blanc, Ney et Junot en babils gorge de pigeon, brodés de fleurettes de couleur, et comme, avec l'habit habillé, on pense qu'il faut la poudre, certains s'attachent une fausse queue avec une bourse au colloïde l'habit. Les premiers soirs, c'est une mascarade où quiconque est soldat se sent ridicule ; mais l'Empereur veut faire gagner les manufactures de Lyon. Il ordonne, et l'on se soumet. C'est encore là quelque chose de la Révolution qu'il abolit ; quelque chose des Bourbons qu'il ramène, car, dans celte cohue de courtisans vêtus à l'ancienne mode, comment distinguer des ci-devant émigrés, autrement qu'à leur air emprunté, les hommes qui ont élevé l'Empire et qui, par leur épée où leurs conseils, en soutiennent l'édifice ?

Malgré la grossesse avancée de l'Impératrice, c'est, tout le mois de janvier, les spectacles à l'ordinaire, sur le théâtre de la Cour et sur celui des Petits appartements, les chasses aux petits environs, à Boulogne, à Vincennes, à Fréminville, les audiences et les présentations du dimanche, et, après le spectacle, le grand cercle. Celui-ci est interrompu le 26, l'Impératrice ne supportant plus de rester debout si longtemps. En février, elle assiste, en domino, aux grands bals masqués ; le Dimanche gras, elle vient encore à la chapelle pour la messe ; mais, le lendemain, le Moniteur annonce qu'entrant dans le neuvième mois de sa grossesse, Sa Majesté ne sortira plus de ses appartements.

C'est ici formule d'étiquette pour dispenser des cérémonies, car Marie-Louise sort encore en voiture jusqu'au 4 mars et, si elle se tient dans ses appartements, l'Empereur s'ingénie pour l'y distraire. C'est presque chaque soir petit spectacle ou bal intime ; nulle relâche et point un seul tête-à-tête. Sans doute ce n'est point toujours aussi, brillant que le Mardi gras 26 février, mais l'exemple peut être cité.

Il y a, ce soir-là, d'invités, pour neuf heures et demie, cent quatre-vingts hommes et cent dix femmes, toutes personnes venant habituellement aux cercles de Sa Majesté. Si l'on arrive masqué, l'on se fait reconnaître dans le vestibule, par un fourrier du Palais ; si non, l'on a apporté son domino, et l'on s'habille et se masque dans les pièces de l'entresol, où l'on trouve beaucoup de costumes à choisir. On danse dans la Salle à manger de stuc et dans la Galerie, où sont deux orchestres et, d'abord il n'y a d'ouvert que ces deux pièces et le Salon jaune ; mais partout les meubles sont enlevés et remplacés par des banquettes. A dix heures et demie, Leurs Majestés prévenues arrivent masquées dans le bal ; on avance une chaise pour l'Impératrice, et les quadrilles font leur entrée : d'abord, celui de la reine Hortense, puis celui de la princesse Pauline ; enfin, celui de la princesse de Neuchâtel. Que représentent-ils ? Pour celui de Pauline, qu'a composé Despréaux, il n'a pas fallu moins de huit répétitions, et c'est un ballet véritable, dont Lefebvre a arrangé la musique, dont Abraham a montré les danses, dont Joly, violon répétiteur, et Michel, prévôt de danse, ont surveillé l'exécution. On y voit les Signes du Zodiaque figurés par MM. de Talhouët, de Belissen, de Grammont, Dumanoir et autres chambellans, Bacchus, que fait M. de Montbreton, et un guerrier étincelant, quelque Mars, en la personne de M. le comte de Noailles. Mars a un costume de 730 francs, avec cuirasse, tonnelet, maillot, ceinture, baudrier, étincelants de paillettes ; mais son budget n'en a pas souffert ; c'est Vénus qui paye.

Les quadrilles exécutés, l'on ouvre le Salon bleu et là Salle de billard, ce qui permet dé circuler ; par l'escalier qui est à l'extrémité de la Galerie, ceux qui veulent monter à l'entresol changer de costume, car, dès qu'on est reconnu sous le masque, il faut se transformer, et le propre d'un beau bal est de mettre à la disposition des invités autant de travestissements qu'ils en peuvent désirer. Vers une heure, il est permis de se démasquer. A une heure et demie, sur l'ordre de l'Empereur, le souper est servi par petites tables dans la Salie des Gardes et dans l'appartement de la dame d'honneur. A peine le temps de manger ; à deux heures, l'appartement doit être libre.

A partir du 4 mars, l'Impératrice, qui ne supporte plus la voiture, vient, par les beaux jours, prendre l'air sur la terrasse du Bord de l'Eau qu'on a fermée au public ; mais il faut y arriver du Palais, et la foule qui s'amasse est telle que l'Empereur ordonne à Fontaine de faire immédiatement, sans interrompre la circulation publique, un passage souterrain qui mette les appartements en communication avec la Terrasse et empêche le public d'approcher des fenêtres de l'Impératrice du côté du jardin ; précaution tardive : le souterrain, malgré tout le zèle de l'architecte, ne pourra être terminé avant quinze jours ; il n'en sera pas moins utile. Jusqu'à la fin, il y a spectacle dans les Petits appartements : le 12, l'Empereur veut y entendre Mahomet II, de Baour-Lormian, dont la première représentation a eu lieu aux Français deux jours auparavant, mais le petit théâtre ne se prête point aux scènes tragiques, et lorsque le Padischah paraît, sa suite et son armée se composent d'un janissaire. Talma appelle cela une lecture habillée, et, convaincu qu'on ne regarde que lui, il tient que c'est assez qu'on le voie, mais tout le monde n'en tombe pas d'accord. Les petits opéras-comiques à trois ou quatre personnages conviennent mieux et, comme le grand-duc de Wurtzbourg, toujours empressé, est arrivé le 15 pour assister aux couches de sa nièce, on compte, le 19, lui en offrir le divertissement ; mais lorsque, à huit heures, les personnes invitées outre le service arrivent dans les appartements, elles voient la duchesse de Montebello sortant avec sa robe de jour de l'Appartement intérieur. Elle annonce que Sa Majesté commence à sentir les douleurs et que le spectacle n'aura pas lieu ; pourtant les dames doivent rester, par un espère un prompt dénouement. Les dignitaires et les officiers désignés pour assister aux cérémonies de la naissance courent chez eux pour changer leurs habits de cour pour leurs costumes et leurs uniformes. Les absents reçoivent un exprès de la dame d'honneur les invitant à se rendre sans retard chez S. M. l'Impératrice, en costume comme le dimanche à la messe. Bientôt, une foule encombre silencieusement, en posture d'étiquette, les appartements du rez-de-chaussée resplendissants de lumière. À minuit, on sert à souper, ce qui est contre l'usage. Toute la nuit, les douleurs continuent, et l'Empereur la passe entière dans la chambre à coucher, promenant l'Impératrice par le bras. A six heures du matin, les douleurs se calment ; l'Impératrice s'endort ; on congédie tout le monde ; l'Empereur remonte chez lui, réclame son bain, s'y met aussitôt et s'y fait servir à déjeuner. Moins de deux heures après, Dubois, l'accoucheur, se fait annoncer. Les douleurs sont revenues plus fortes ; le dénouement est proche. En hâte, on court prévenir les dignitaires dont l'assistance est requise. La dame d'honneur, la dame d'Atours et la gouvernante sont à leur poste dans la chambre, ainsi que les femmes des diverses couleurs, mais Madame n'est pas arrivée ; dans le Salon des Grâces, où doivent se réunir les princes elles princesses de la Famille, il n'y a qu'Eugène et le grand-duc de Wurtzbourg, tous deux logés aux Tuileries ; dans le Salon de billard, qui est pour les princes grands dignitaires, seulement Cambacérès et Berthier ; mais, dans le Salon de l'Impératrice, la foule commence à affluer. Une heure se passe. Marie-Louise, qui a toujours redouté ce terrible moment, qui avouait un secret mouvement de crainte, car, écrivait-elle à Mme de Colloredo, vous connaissez mon peu de courage, est à présent dans une angoisse mortelle. Avec cette intuition qu'ont les malades, elle sent que, malgré la présence de Corvisart, d'Yvan, de Boyer et de Bourdier, Dubois a perdu la tête ; elle a entendu que l'enfant se présente mal ; elle voit qu'on va se servir du forceps, elle se croit sacrifiée, elle pleure, elle se désespère et, bien plus qu'aux paroles de l'Empereur, elle s'attache aux exhortations de la duchesse, qui ne l'a point quittée, lui tient les mains, lui raconte ses couches, lui dit que c'est toujours ainsi ; Lé travail dure vingt-six minutes. Napoléon n'y a pu tenir : il s'est retiré dans le cabinet de toilette, d'où, à chaque instant, il envoie une femme savoir où l'on en est. A neuf heures, la tête de l'enfant parait. L'Empereur se précipite. Selon le cérémonial arrêté, le prince archichancelier averti entre dans la chambre, ainsi que le vice-roi et le grand-duc. La gouvernante, qui a reçu l'enfant, le présente à Cambacérès qui, tout de suite, passe dans le Salon de l'Impératrice et dicte l'acte de naissance au secrétaire de l'état civil de la Famille. L'acte a pour témoins Eugène et le grand-duc, et il est signé par l'Empereur, puis par des membres de la Famille à mesure qu'ils arrivent. Marie-Louise, enfin rassurée, s'est endormie.