L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

IV — LA MAISON DE L'IMPÉRATRICE.

 

 

Caractère particulier des Cérémonies. — Le Peuple en est écarté. — Sentiments de Marie-Louise pour Napoléon, le Peuple français, la Famille impériale. — Comment Napoléon entend la vie de l'Impératrice. — La Cour et la Maison. — Reconstitution de la Maison. — Chambellans et Ecuyers de l'Empereur détachés près de l'Impératrice. — Maison de l'Impératrice. — Idées qui ont présidé à sa constitution. — Le Chevalier d'honneur. — Le Premier Ecuyer. — Les Dames du Palais. — L'Appartement intérieur. — Rôle capital attribué à la Dame d'honneur. — L'Empereur a-t-il hésité sur le choix de la Dame d'honneur ? — La Duchesse de Montebello. — Qui elle est et ce qu'elle est. — Larmes. — Affection de Napoléon pour lui. — Comme il la témoigne. — Ce que sera près de l'Impératrice la Duchesse de Montebello. — La Cour. — La Cassette. — La Dame d'Atours. — Mme de Luçay. — Rôle de la Dame d'Atours. — Les Atours de Marie-Louise. — Coûts d'ordre minutieux et d'économie. — Personnel de l'Appartement intérieur. — Les Femmes rouges. — Les Femmes noires. — Les Femmes blanches.

 

A ces fêtes, ces cortèges, ces défilés, cette pompe superbe et vide, l'esprit se fatigue et se refuse. Cette apparence des choses est pourtant nécessaire, car la tendance qu'elle marque, jamais à ce point affirmée et précisée, sera désormais pour l'Empereur la loi du règne, comme elle sera pour l'Impératrice la loi de l'existence. Pour en rendre un compte exact, ce n'est pas encore assez de détails. Il faudrait montrer comme, à chaque cérémonie, le programme est établi ; avec quelle minutie l'Empereur règle les rangs, les places, les allers et les venues ; comme il revoit les plans du grand maître, les corrige, les transforme, y ajoute des notes, raffinant sur les différences et multipliant les distinctions.

La Cour est tout et, dans la Cour même, la Maison. L'Empereur et l'Impératrice, qu'entoure cette Maison, se laissent encore aborder par les gens de la Cour, mais les gens de la Ville sont derrière des balustrades, comme à la galerie du Musée, ou dans des coins d'escaliers ou de secondes loges, comme au Banquet impérial. Quant au peuple, contenu par une double haie de grenadiers, il voit, de loin, passer ses souverains, comme à l'Etoile, ou bien, d'en bas. il les aperçoit au balcon de la Salle des Maréchaux, comme au concert des Tuileries. L'armée, la Garde même, n'a le droit d'acclamer son empereur qu'en défilant sous les fenêtres de son palais. A Compiègne, la Maison et presque rien de la Cour ; à Saint-Cloud. la Maison et un peu plus de la Cour — guère ; à Paris, la Maison et la Cour, les grands fonctionnaires et, si l'on veut, quelque chose de la bourgeoisie, mais en telle posture que cette bourgeoisie, si âpre d'égalité, si haineuse des distinctions qu'elle ne partage pas, s'exaspère des barrières qui lui sont imposées plus peut-être que de sa complète exclusion. Pour le peuple, des jeux comme à Saint-Cloud et aux Champs-Elysées, des feux d'artifice, des victuailles, du vin, des illuminations : mais ce qui seul l'eût satisfait, on le lui refuse... Et c'eût été voir son empereur, le suivre, l'acclamer, participer à son triomphe et à sa joie ; par les rues étroites, qu'au jour du Couronnement Napoléon ne trouvait pas si sordides, l'accompagner à la vieille cathédrale, demeurée le palladium de la cité ; lui faire cortège encore à son retour par la ville où, de chaque porte, de chaque fenêtre, de chaque toit montait, il y a six ans, dans la confusion d'un bruit qui n'était plus humain, l'acclamation nationale ; où, pour illuminer leurs mansardes, les petites gens coupaient en quatre leur unique chandelle ; où, delà place du Parvis à la place de la Révolution, c'était un vivant arc de triomphe de bras levés, de chapeaux brandis, de mouchoirs agités, de drapeaux ballants, de guirlandes balancées ; où, par les gestes, les cris, les lumières, les pavois, le minable des choses et le sublime des rêves, la démocratie déclarait son vœu, prononçait son serment et affirmait sa fidélité.

Le peuple attristé sent qu'à présent c'est fini de son empereur, qu'on le lui a pris... fini de cette patriotique et sainte communion qui, de l'élu majestueux et sublime au dernier des loqueteux qui lui avait porté son suffrage, gonflait les cœurs du même orgueil, emplissait les âmes des mêmes espoirs. Un rayon de ces yeux dompteurs, un irrésistible sourire de cette bouche impériale, un salut de ce front prestigieux, c'était assez, c'était tout pour le satisfaire. Notre Empereur, disait-il, et il criait : Vive la République ! La France vivait en lui et s'y admirait. Sa grandeur était à tous, comme sa personne, et le peuple participait de lui, comme le prêtre de son dieu. A l'Empereur, élu de la nation, un autre empereur s'est substitué — un empereur tel que des rois. Il plane au-dessus des hommes dans une inaccessible sphère : sa fortune n'est plus à tous, ni sa gloire, ni son bonheur. Il les veut pour lui seul, ne les attribue qu'à lui-même, et, pour se rendre pareil à ceux auxquels il s'allie, il copie leurs étiquettes et plagie leurs cérémonies. Il est divin comme eux, et comme eux, plus qu'eux, il rejette ses peuples des actes majeurs de sa vie. Il les accomplit dans ses palais, devant des courtisans titrés et, s'il daigne encore y mettre au rang des comparses obscurs quelques bourgeois de sa bonne ville, c'est assez pour le peuple que du pain et des spectacles.

Ce peuple pourtant, comme volontiers, pour peu qu'on la lui eût montrée, il eût, de ses acclamations, accueilli la nouvelle impératrice, et quelles facilités elle eût trouvées pour le conquérir ! Sans doute, le souvenir de Joséphine, de ses grâces et de son sourire, la légende qui l'entoure, les services qu'elle a rendus, l'auréole de bienfaisance dont elle est parée, le sacrifice qui lui a été imposé, rendraient au premier coup le parallèle difficile à soutenir ; sans doute aussi, malgré les seize ans écoulés, le cri d'exécration contre l'Autrichienne, sonne encore à des oreilles, et le sanglant sacrifice de la place de la Révolution n'a pas éteint toutes les haines, ni apaisé toutes les colères. Mais, dans les plis de sa robe nuptiale, Marie-Louise apporte la Paix, l'heureuse paix, la paix si ardemment, si passionnément souhaitée, tant de fois jurée et tant de fois rompue, qui, à chaque occasion où elle parut propice, a déterminé, au profit de Napoléon, un courant bien autrement vif que ses plus éclatantes victoires. Amiens et Tilsitt ont été jusque-là les points culminants de l'enthousiasme national. C'est ici, au Mariage, le troisième sommet où montent, du vivant de Napoléon, les courbes indicatrices de sa popularité. Elle baisse à chaque guerre, se relève à chaque paix et à proportion que celle-ci semble plus stable et mieux assise. Or, Marie-Louise, c'est la paix assurée, définitive : on ne s'inquiète pas de la guerre d'Espagne, sur qui le silence est fait et qui s'entretient, hors d'Europe, dirait-on, surtout par des auxiliaires étrangers ; on ne s'occupe pas de la Russie, si éloignée, qu'on ignore ; mais l'Autriche, contre qui, depuis dix-huit ans, l'on a soutenu quatre longues et terribles guerres, l'Autriche, jusqu'ici toujours en armes, qui, après vingt défaites, s'est retrouvée plus redoutable qu'aux premières rencontres, c'est elle qui offre spontanément ce gage de son renoncement, la fille aînée de son empereur. Sans tenir compte des poèmes par milliers qu'à commandés et que récompensera le ministre de l'Intérieur, des à-propos de circonstance auxquels sont obligés tous les théâtres, des chansons suggérées aux chanteurs du gouvernement ; en admettant que, des représentations graphiques de Marie-Louise, beaucoup aient été exécutées par ordre, il en reste assez de tous formats, de tous procédés, de toutes matières, pour prouver un de ces mouvements populaires qui, par leur profondeur et leur étendue, ne sauraient être simulés.

Seulement, à ce peuple que contenterait un salut ou un sourire, Marie-Louise, de si loin aperçue, oppose une impassible et hiératique attitude. En y pensant, peut-on lui demander plus — mais qui y pense ? Qui songe qu'en traversant, au milieu de ce cortège de magnificence et de joie, la place de la Concorde, elle a pu évoquer ce cortège de misère et d'insultes qui, seize ans plus tôt, s'est arrêté là même et où, vêtue de blanc comme elle — mais pour la mort — paraissait aussi une archiduchesse d'Autriche ? Qui songe que, sous ces fleurs qu'on jette au-devant de son carrosse doré, elle peut chercher des traces de son sang — de son propre sang — aux pavés du chemin ? Comment, en un mois, eût-elle désappris toute sa vie et oublié toute l'histoire, au point de sourire de bonne grâce à ce peuple, de se sentir en confiance devant lui et de se préparer à l'aimer ? Victime résignée et passive, elle se sacrifie, mais elle vient au trône comme on va à l'échafaud.

L'homme au premier abord lui a déplu bien moins qu'elle ne s'y attendait. Elle l'a trouvé plus jeune, mieux fait qu'elle n'eût cru. Nulle parité avec Berthier à qui l'on a dit qu'il ressemblait. Très amoureux tout de suite, et sans qu'elle sentit que c'était moins de sa personne que de sa race, très tendre, empressé même et, malgré les brutalités du premier soir, très intimidé. D'elle ou de lui, c'est elle la plus assurée, et pour peu qu'elle veuille et qu'elle sache s'y prendre, c'est elle qui, dans un temps très court, pourrait dominer. Napoléon ne se présente pas à elle comme devant une Française ou une vassale du Grand empire, tel qu'un supérieur : rien, ni personne n'est au-dessus de la maison d'Autriche ; pas davantage comme l'homme de génie ; le génie n'a que faire avec les princes, qui l'ignorent. Tantôt, vu de loin, c'était l'Antéchrist ; vu de près, c'est un homme et un mari. Ce mari, subi par devoir, accepté par religion, elle l'aimera par quelque tempérament qui s'éveille, par quelque jouissance des choses dont elle fut privée, par quelque sentiment qui a besoin de s'épandre, mais à égalité, et en tenant compte toujours de la distance qui fut d'elle à lui. Elle l'aimera, tant qu'elle le croira fidèle, mais ce serait une insulte qu'elle ne pardonnerait point et qui la libérerait, si elle apprenait qu'il eût des maîtresses. Elle ne tolère point Joséphine, ne veut rien savoir d'elle, n'admet pas qu'elle existe, porte sa jalousie jusqu'à ne pas admettre que l'Empereur la visite. Dès qu'elle a subi le mariage, elle veut être l'épouse à la façon dont elle a vu la fidélité conjugale pratiquée dans sa famille. Mais l'union physique, même sentimentale, ne peut s'étendre au delà du mari. Par quoi le peuple qu'il gouverne peut-il l'attirer, la séduire ou la toucher ? Elle ne s'y attachera que dans la proportion où elle le trouvera fidèle et dévoué à l'homme qu'elle aime, jamais par une sympathie personnelle, par une compréhension de ses qualités et de ses défauts. De fait, elle ne le connaîtra jamais et ne pourra jamais le connaître.

Pour la Famille, si la première impression n'a pas été mauvaise, si elle a trouvé sa belle-mère une très aimable et respectable princesse qui l'a reçue avec beaucoup de bonté ; si elle a trouvé les reines d'Espagne, de Hollande et de Westphalie et le roi de Hollande très bons et très affectueux, — en admettant que ses jugements soient sincères et qu'en cette première lettre elle n'ait point redouté les indiscrétions, — son impression ne lardera pas à se rendre plus nette et son opinion à se mieux former. En établissant avec les parents de son mari des rapports corrects et qui témoignent en faveur de l'éducation familiale qu'elle a reçue, elle saura faire un choix et n'entretiendra une sorte d'amitié qu'avec Catherine, Hortense et Julie. Encore n'y tiendra-t-elle point et n'y apportera-t-elle jamais rien de son cœur. Elle dira, elle écrira à Madame : Ma chère maman, mais elles sont si loin l'une de l'autre qu'il conviendra de s'en tenir à ces formules et à quelques rares visites. La reine de Naples, qu'elle subit depuis Braunau, que Napoléon met constamment en tiers avec elle, qui y a gagné de ne point porter le manteau comme les autres le jour du mariage, a cru qu'elle n'aurait nulle peine à se rendre la directrice de cette petite fille qui ne sait rien, n'a rien vu et n'est pas de force. Elle ne se lassera pas de chercher à s'imposer, et, trouvant des épines à la couronne qu'elle partage avec Murat, elle s'éternisera en France, mais elle ne gagnera rien sur Marie-Louise, et elle n'aura part, ni à ses confidences, ni à sa vie morale. Les autres sœurs s'écartent ou se retirent d'elles-mêmes.

Rien donc ici de cette intimité familiale à laquelle Marie-Louise s'est habituée depuis la mort de sa mère : ces réunions, très simples de manières et de distractions, malgré la somptuosité accidentelle du décor, où, à un plan, sur un pied d'égalité, se tiennent les agnats de la Maison, puis, à un plan inférieur, en une posture de respect que tempère la familiarité ancienne, les ajas, les grandes maîtresses, les grands maîtres, le personnel intime de cour : plastrons volontaires, accompagnateurs spontanés, quatrièmes pour le jeu, au besoin figurants pour les danses, discrets, agréables et commodes ; cette société se suffit et se contente. Rien de cela en France. L'Empereur a eu trop à souffrir des frasques diverses de ses frères et de ses sœurs pour ne pas les tenir à la distance. Il lui en coûte trop cher à chaque fois qu'ils la diminuent et, chez lui, l'illusion se dissipe d'une grandeur appuyée sur les trônes fraternels et consolidée par des royaumes fédérés. Pour le reste, il n'est point assez ancien pour se rendre familier : les serviteurs sont trop, nouveaux, les rangs trop fraîchement établis. Comme en des habits neufs, tous s'y sentent empruntés. Il ne plairait point à Napoléon qu'on l'approchât de trop près, moins encore qu'on approchât l'Impératrice. Il la veut avec lui seul au sommet, n'admet pas qu'elle en descende et ne tolère pas qu'on l'y entoure. Comme il prétend d'abord imposer le respect, il supprime toute occasion de réunion intime, laisse à peine subsister, une fois la semaine, quand il est à Paris, le dîner de Famille qui, le plus souvent, faute de princes, n'a pas lieu.

Il redoute moins la Cour que l'Impératrice ne verra qu'en public et selon les règles les plus strictes de l'étiquette ; mais de cette cour, il élimine divers éléments suspects qu'il tolérait au temps de Joséphine ; s'il est obligé, à cause des fonctions des maris.de recevoir certaines femmes aux grands jours, jamais il n'accorde à celles-là l'honneur d'être admises aux cercles où elles n'entrent pas de droit. Au contraire, par un afflux constant de présentations, il recrute, pour faire nombre à ses fêtes, un personnel toujours croissant d'anciens nobles et d'émigrés rentrés, auxquels il rend, avec quelque chose de leurs biens confisqués, un titre où il frappe son estampille.

Mais la Cour encore, c'est tout le monde, c'est presque l'infini ; Marie-Louise n'en verra que la façade collective, morne et muette, et elle n'en sera jamais, pour ainsi dire, à distance de parole. La Maison mérite plus de soin, et à la façon dont elle est composée, on peut juger mieux quelles idées le conduisent.

 

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Cette Maison subit, d'avril 1809 à février 1810, une refonte générale, une colossale augmentation, mais uniquement au profit de l'ancienne caste nobiliaire. Napoléon écarte, sans merci, les éléments venus de la Révolution, et, de même, les noms nouveaux auxquels d'abord il s'était laissé prendre. Dès le 1er avril 1809, il a nommé ses chambellans, MM. de Contades, de Mun, de Praslin, d'Andlau, de Kergariou, de Montguyon, de Lillers, Henri de Montesquiou, mais la grande fournée, qui comprend trente-sept noms, est signée le 21 décembre 1809, alors qu'il a résolu de suivre, pour l'augmentation du nombre des chambellans, les exemples de Vienne et qu'il a décidé que, quelle que soit l'Impératrice, elle n'aura ni chambellans, ni écuyers attitrés, mais qu'elle sera servie par ceux que l'Empereur désignera pour ce service particulier sur la liste générale. Dans cette fournée figurent, outre sept Italiens, MM. de Nicolaï, de Marmier, de Lostanges, de Miramon, de Louvois, de Montholon, de Bellissen, de Rambuteau, de Songis de Pange, de Montaigu, de la Vieuville, d'Alsace, de Turenne, de Noailles, de Brancas, de Gontaut, de Sainte-Aulaire, de Grammont-Caderousse, de Montalembert, du Saillant, de Lur-Saluces, de Croix, d'Haussonville, de Chabot, de Fitz-James, de Beauvau, de la Briffe, de Chabrillan, de Las Cases et de Vaugrenand. L'Empereur a spécifié qu'ils sont nommés pour remplir auprès de sa personne les fondions de chambellan ; il faut donc renoncer à dire qu'ils n'ont accepté que parce qu'ils se croyaient nommés pour le service de l'Impératrice — laquelle n'était point désignée ; de même ne peut-on dire qu'il ? aient été contraints ; car ceux-là qui, inscrits sur la liste publiée, ont ensuite refusé — tel M. Edouard de Fitz-James, le beau-frère du général Bertrand — n'ont été l'objet d'aucune persécution, et ceux qui, avertis à temps, en ont décliné l'honneur, sont laissés en paix : ainsi, M. de Duras, jadis premier gentilhomme de la chambre du Roi : Je fus le premier, a dit Napoléon, à m'écrier : comment veut-on que cela fût possible !

D'ailleurs on n'a eu que l'embarras du choix. Si, par le décret du i janvier 1810, le nombre des chambellans n'avait été fixé à cent, compris le grand chambellan et le premier chambellan, on eût pu en recruter, rien qu'en France, cinq ou six fois autant — témoin les demandes formées, réitérées, appuyées, qui attestent le dévouement conservé à ses souverains légitimes par la ci-devant noblesse. L'Empereur croit la tenir par l'intérêt et par la vanité. Il en trouve sa cour mieux décorée, et il imagine que son trône, entouré des mêmes hommes que jadis celui des rois, en devient plus légitime. Eux, las de ne point avoir paru depuis longtemps, et regardant comme leur droit de faire cortège au souverain quel qu'il soit, s'empressent, quoiqu'ils ne louchent d'abord aucun traitement et que leur titre leur rapporte seulement avec les honneurs de la Cour, la clef qu'ils portent aux grands jours sur leur habit amarante. La liste de service ne comprend, en effet, en 1810, en dehors de Rémusat, premier, que six chambellans à 12.000 francs de traitement, douze à 6.000 et douze à 3.000. Un seul des nouveaux est de la deuxième classe, mais ils composent en entier la troisième ; la mort, la retraite de plusieurs, le départ d'autres, pourvus de légations à l'étranger ou de préfectures dans l'Empire, les fait graduellement passer de l'honorariat à l'activité, et la Maison s'emplit peu à peu, par cette continuelle infiltration d'hommes entièrement étrangers au régime, nobles d'ancienne race, émigrés et combattants de l'armée de Condé qui, amnistiés par Napoléon, n'ont amnistié ni les hommes ni les choses de la Révolution. C'est parmi eux que se trouvent toujours désignés les quatre chambellans du service ordinaire de l'Impératrice, distingués par l'initiale L, remplaçant l'N couronné, sur l'écusson placé au bas de l'aigle qui remplit le tenon de la clef, et par le nœud de rubans bleus à lisérés et à glands d'argent sur qui la clef est attachée. Maîtres des approches, ils semblent se proposer pour but de chasser quiconque n'est pas de leur monde. Par la raideur froide d'une politesse qui établit les distances, par l'exécution inflexible de consignes qu'autrefois on savait adoucir, ils arrêtent, lassent, écartent, exaspèrent les vieux serviteurs, les soldats peu instruits de l'étiquette et médiocrement formés aux belles manières. Ils élèvent et élargissent chaque jour, entre l'Empereur et ses compagnons, une muraille qu'ils gardent jalousement et, parles dégoûts qu'ils procurent, les fautes qu'ils signalent, les usages qu'ils restaurent, les raffinements qu'ils suggèrent en les empruntant des cours d'Europe où le cérémonial est le plus strict, ils savent à la fois plaire au maître, ce qui n'est pas sans avantage, et mortifier les autres, ce qui n'est pas sans agrément. Si, chez l'Empereur, la petite porte du Cabinet ne leur est pas encore livrée, et s'ils sont tenus encore à quelques ménagements, chez l'Impératrice, tout leur appartient, et, mieux leur consigne est observée, plus ils la rendent impitoyable, inexorable même, plus ils sont certains d'être approuvés et loués par l'Empereur ; car, pour Marie-Louise, à peine sait-elle les noms de quelques-uns et, dans son ignorance des choses et son dédain des êtres, elle ne fait, au grand étonnement de Napoléon, nulle différence des noms les plus anciens aux plus récents, et les confond tous dans une hautaine indifférence. De même n'a-t-elle point à s'inquiéter des règles du Palais : elles sont, cela suffit : elle n'a nul désir de les transgresser, n'en a même pas l'idée et, d'ailleurs, pourquoi le ferait-elle puisqu'elle n'y pourrait pas même trouver un plaisir ? Au temps de Joséphine, entrait presque qui voulait et, dans le salon de service, le chambellan voyait défiler Paris et tous les Paris ; à présent, portes closes. Hors pour les cérémonies, les fêles et les promenades, l'Impératrice reste dans son intérieur où elle ne reçoit personne du dehors, et les chambellans, s'ils n'aiment point le jeu, ont pour ressource de regarder à la fenêtre si l'herbe verdoie dans les parterres.

Lorsque l'Impératrice est tentée de sortir, l'escorte pareille des écuyers monte la garde autour d'elle. Moins nombreux que les chambellans, — car la liste, compris le grand écuyer, le premier écuyer et l'écuyer commandant les écuries qui ne font pas de service, ne va qu'à vingt titulaires, — elle se trouve restreinte encore pour ce qui louche l'Impératrice, laquelle n'a plus d'écuries particulières, par ce fait que les cinq écuyers des deux premières classes — à 12.000 francs d'appointements ou à 6.000 d'appointements et 6.000 de gratification —, sont tous officiers généraux, constamment employés à la guerre ou réservés à l'Empereur. Ce sont donc uniquement les douze écuyers de la troisième classe (à 2.000 francs d'appointements) qui fournissent à l'Impératrice les deux écuyers de service ordinaire et les deux de service extraordinaire. Tous sont nouveaux dans la Maison ; quelques-uns ont servi, mais obscurément, et leur nom seul les a désignés. On s'est inquiété de leurs alliances plus que de leur conduite, et s'il s'en trouve qui aient un avenir dans le militaire, ils ne lardent pas à y retourner. Certains reçoivent des légations et n'en figurent pas moins sur la listé. Tous sont nobles ; tous ou presque tous reviennent d'émigration. Ils ont le verbe haut et la cravache prompte ; ils font sauter les chapeaux qu'on ne tire pas assez vite à leur gré et fouaillent les postillons qui parfois se regimbent. Il leur arrive ainsi de recevoir, en échange, des coups d'épée et même des coups de fouet, et l'Empereur trouve que c'est bien fait ; mais ils n'en sont pas corrigés, et ils gardent avec les manants le ton qui sans doute est encore grand seigneur en Allemagne, qui l'était en France vingt ans de là, mais qui, à présent, rencontre la colère des fronts et la révolte des poignes. Les violences qui, de la calèche de Marie-Louise, écartent brutalement les petites gens, qui contraignent les passants aux marques de respect qu'ils allaient librement donner, qui arrachent et jettent à la bouc les placets que tendent des femmes et des enfants, qui, dans le Paris de 1810, restaurent des allures et des airs qu'eussent à peine tolérés jadis les habitants des résidences royales, c'est ce que la foule perçoit au passage de cette impératrice, et quel contraste avec l'autre, celle qui, par un sourire et un salut, se donnait toute à chacun, qui écartait les escortes pour approcher davantage les peuples, qui provoquait les suppliques et, de sa main, récoltait les pétitions, portant à promettre le spontané de sa grâce et à donner l'élégance de son sourire, si bien appropriée à la mission de concilier l'ancienne France avec la nouvelle qu'elle a voilé toutes les difficultés du rôle, a fait penser qu'il était tout simple et Ta rendu intenable pour qui lui succède.

Donc, entre Marie-Louise et le peuple, entre elle et la Cour même, cette première clôture que ferment au dehors les écuyers, au dedans les chambellans. Mais cette clôture n'est encore qu'extérieure, il en est d'autres soigneusement et solidement construites par Napoléon pour séparer l'Impératrice de sa propre maison.

 

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Cette Maison, pour la former, l'Empereur a traversé des phases diverses : au début, presque tout de suite après le divorce, il a prétendu ménager Joséphine et tout ce qui lui appartenait, puis rendre la transition presque insensible en respectant les situations acquises, de sorte qu'à travers les mutations de personne, la fonction d'Impératrice restai, au moins d'extérieur, telle qu'elle avait été constituée. C'était le moyen, selon lui, de dissiper les craintes qu'eût inspirées l'accession au trône d'une princesse autrichienne, eh même temps, de fournir à Marie-Louise les traditions de celle qui l'avait précédée, et d'amener peut-être les rapprochements qu'il eût souhaités entre l'épouse d'hier et celle de demain.

A ces préoccupations répondaient les nominations officiellement mises au jour le 25 février 1810. Nulle difficulté pour le premier aumônier : l'archevêque François de Rohan qui, du droit de son nom, a réclamé la place près de l'Impératrice, quelle qu'elle fût. Pour le chevalier d'honneur, le raisonnement est plus subtil. Celui qui est nommé pour remplacer d'Harville est le propre cousin de Joséphine, le père de cette Stéphanie que l'Empereur a faite grande-duchesse de Bade, le comte Claude de Beauharnais. Si, par ses cinquante-quatre ans, sa dignité de sénateur à sénatorerie, sa parfaite tenue, sa vie fort rangée, il a quelques-unes des qualités qui conviennent à la place, il manque de toute illustration personnelle, et pour avoir été, avant la Révolution, capitaine aux Gardes-françaises, il n'en serait pas moins embarrassé s'il s'agissait de remplir une des premières fonctions de son office, celle de pourvoir à la sûreté de l'Impératrice et de prendre effectivement le commandement de la Garde dans les résidences et les voyages. Mais, à ce moment, le nom de Beauharnais emporte tout : il établit la continuité des desseins et la permanence des affections ; de plus, par le mariage de sa fille, Beauharnais paraît qualifié. Très tôt les difficultés apparaissent. D'abord, à mesure qu'on va, le souvenir de Joséphine s'éloigne et Napoléon en tient moins de compte. La scission du passé et de l'avenir qu'il avait voulu éviter, il la veut davantage établir ; car, s'il n'a pas compris, au moins a-t-il senti l'invincible répugnance de sa jeune femme à tout rapprochement. Le nom ne saurait donc l'arrêter et il voit plus clair à l'individu : il est fort excellent et des plus soumis, mais il est loin d'être intelligent, et, s'il a grand soin de pas ouvrir la bouche, ce qui d'ordinaire lui rend des services, lorsqu'il l'ouvre, c'est pour dos niaiseries. Puis, il n'est point décoratif : malgré les 30.000 francs qu'il a de sa place, les 25.882 de sa dotation, les 25.000 du Sénat, les 22.000 de la sénatorerie d'Amiens, malgré les 200.000 francs comptants qu'il a reçus le 22 septembre 1807, la place de dame d'honneur de la princesse Caroline qu'a eue sa seconde femme, la pension que lui sert sa fille de Bade, il vit fort chichement et ne représente pas. En vérité, à quoi bon le maintenir en une telle fonction, la plus recherchée après les grands offices de la Couronne, lorsque, à présent, par les personnages qu'il distingue et dont il s'entoure, l'Empereur égale sa Maison à celle des anciens rois et qu'il croit n'avoir plus rien à gagner en ménageant, par Joséphine, les hommes de 89 ? En conséquence, doux ans après le mariage, il pense sérieusement à remplacer M. de Beauharnais par M. de Narbonne : mais à son grand étonnement — pour des raisons qu'on verra — Marie-Louise, si soumise d'ordinaire, s'insurge presque et pleure : Allons ! allons ! console-toi, lui dit-il, je ne vois pas trop à quoi t'est bon M. de Beauharnais, mais puisque tu l'aimes tant, garde-le ! Le premier écuyer, le prince Aldobrandini, s'il est frère de Camille Borghèse et beau-frère de Pauline, tient aussi à Joséphine, car, à cause d'elle et par elle, il a épousé Françoise-Constance de la Rochefoucauld, fille de l'ancienne dame d'honneur : l'Empereur a doté la jeune personne de l'ancien hôtel d'Elisa, rue de la Chaise, estimé avec le mobilier 800.000 francs ; Joséphine, Hortense et Eugène ont comblé la petite cousine de présents ; mais Mme de la Rochefoucauld ne se lient point pour leur obligée. Aldobrandini, aussi bon homme que Beauharnais, mais d'esprit aussi court, et pire — car il parle — s'est rendu presque célèbre dans l'armée par les gémissements qu'il poussait à Wagram, où, colonel du 1er Cuirassiers, il avait reçu une contusion : Je suis perdou, criait-il, on va me couper l'épaule. Je ne veux piu rester, je veux m'en aller ! Il n'en fut pas moins général de brigade, mais, grade compris, il ne cesse de prêter à rire. Quand il rentre chez lui, il appelle son valet de chambre : André ! André ! donne-moi a un libre !Un livre ? Mais, Monseigneur sait bien que nous n'en avons jamais. — Ah ! c'est vrai ! Eh bien ! apporte-moi oun aile de dindon et oun verre de madère. C'est tout de même. — Ah bon ! nous en avons ici, répond André, et, faute de littérature, Monseigneur se repaît de dindon.

Tels sont les deux hommes qui ont les grandes charges de la Maison. On irait loin pour rencontrer des intelligences plus fermées, des âmes plus basses et des caractères plus faibles. Viennent les jours d'épreuve, ils trouveront moyen, en l'universelle déroute des consciences, de se distinguer par leur zèle d'abjection, et l'empressement qu'ils mettront à abandonner la souveraine, la femme qui leur a été confiée, soulèvera même en ces temps un léger étonnement.

Encore, s'ils savaient les choses d'étiquette, mais ils les ignorent si complètement que l'Empereur détache des Cérémonies M. de Seyssel d'Aix, chargé, dans toutes les occasions, d'indiquer aux officiers de l'Impératrice ce qu'ils auront à faire. Hors ces circonstances, leur service est réduit purement à des actes de présence, leur action est nulle et, s'ils accompagnent l'Impératrice, ils ne l'approchent point.

 

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Moins encore les dames du Palais : l'Empereur a conservé près de Marie-Louise la plupart de celles qui avaient été à Joséphine : Mmes de Bassano, de Mortemart, de Rovigo, de Montmorency, de Talhouët, de Lauriston, Duchâtel, de Bouille, de Montalivet, Perrone, Lascaris, Brignole, Gentile et de Canisy. Elles reçoivent le même traitement que jadis, bien que partagées en deux classes, la première à 12.000 francs de traitement, la seconde à 6.000 francs de traitement et 6.000 de gratification ; mais quelle différence de leurs anciennes fonctions aux nouvelles ! A présent, elles ne pénètrent dans l'Appartement intérieur de l'Impératrice qu'avec des lettres d'audience ; jamais elles ne mangent avec elle ; jamais elles ne lui tiennent compagnie ; elles l'entourent seulement dans les occasions de cérémonie, et, si elle sort, elles montent dans les voitures de suite. Leurs fondions sont réduites à faire les honneurs de l'Appartement d'honneur. Sur quatre qui sont désignées de service par l'Impératrice et pour trois mois, il y en a toujours deux qui se tiennent dans l'Appartement d'honneur pour recevoir les personnes qui se présentent chez Sa Majesté, être près d'elle lorsque cela est nécessaire et l'accompagner lorsqu'elle sort. Mais il ne vient nul être, et, dans l'oisiveté du salon de service, durant les heures lentes, elles ont pour distraction de lire des romans, de causer avec les chambellans et les écuyers, en regardant avec eux si les parterres fleurissent. Marie-Louise ne parait dans l'Appartement d'honneur que pour les présentations, les audiences de cérémonie et les fêtes. C'est sans doute un des avantages qu'y cherchent ces dames, lesquelles marchent les premières après l'Impératrice et se trouvent de droit invitées à tout. Mais là se bornent les agréments : plus de gentillesses, ni de présents comme au temps de Joséphine ; plus d'intervention gracieuse près de l'Empereur pour obtenir de lui quelque faveur.

Marie-Louise, sans être précisément hautaine, a une façon naturelle et simple d'imposer aux privautés et de couper court aux confidences. Elle tient à distance par le sentiment qu'elle a de son rang, quoique, de fond, elle reste timide — comme est son père — et que, dans son altitude, la contrainte et la gêne qui proviennent de cette timidité, soient pour beaucoup ; mais aussi, a-t-elle pu perdre si vile cette sorte d'effroi, cette répulsion qu'elle a éprouvée à Braunau contre la tenue, l'altitude, les façons, les toilettes même des dames françaises ? Comment se rendrait-elle familière avec ses dames puisqu'il lui est interdit de les admettre dans l'appartement où elle doit vivre ? Comment céderait-elle à quelque sympathie lorsque l'on a soin de l'indisposer, et, sur chacune, de lui ouvrir un complet dossier de chroniques scandaleuses ? D'ailleurs, toutes ne furent-elles pas à Joséphine, et n'est-ce pas la meilleure raison pour ne prendre confiance à aucune ? Enfin, ne sont-elles pas, presque toutes, ses aînées de près de dix ans et, si ce n'est pas là un obstacle dirimant pour l'amitié, n'en est-ce pas un à la similitude des goûts, des pensées et des plaisirs ?

Ce n'est qu'à la fin de 1810, en vue du voyage de Fontainebleau, que l'Empereur fait à ta fin la promotion que, dès le mois de mars, il annonçait à Otto, quand il disait son intention de nommer sept ou huit dames de l'âge de l'Impératrice. Il en nomme douze, chacune à 3.000 francs de traitement, mais, de ces douze, combien peu seraient pour Marie-Louise d'une société agréable ou utile ! Les Françaises de vieux sol y sont en extrême minorité, deux à peine : la maréchale Ney, duchesse d'Elchingen, qui rentre après un court exode à Malmaison, et la comtesse de Beauvau, née Rochechouart, fort grande dame et aux sentiments dignes de sa naissance, mais ayant des fils de vingt ans. Après, une Hollandaise, la maréchale Victor, duchesse de Bellune, née Vosch-Van-Avezaet, épousée en d'an IX lorsque Victor commandait les troupes d'occupation dans la République batave ; une, romaine par mariage, la princesse Aldobrandini, femme du premier écuyer ; elle est toute jeune, presque une enfant (les généalogistes s'accordent à la faire naître en 1796), et quand elle fut mariée, le 11 avril 1809, l'Epoux, à la mode de l'ancien régime, voyagea par ordre, et ce fut seulement au retour de la campagne qu'il prit ses droits ; c'est à présent une gentille étourdie qui paraît se souvenir de quelques tardives leçons que sa mère lui a données, qui ne souffre le bras de personne pour monter chez elle et qui, dès que la conversation devient le moins du monde mauvais ton, tourne nettement la tête de l'autre côté ; mais cela durera-t-il ? Avec peu d'esprit de conduite, elle a de la jeunesse, de la vivacité et des mots qui partent en fusée ; elle s'émancipera, et, au voyage de Hollande, provoquée par l'Empereur, elle répondra, se fera trouver drôle ; si bien qu'un jour, Napoléon dira à l'Impératrice et à sa dame d'honneur que, si elles veulent être parfaites, elles n'ont qu'à se modeler sur la princesse. Marie-Louise l'eût oublié sans doute, mais la dame d'honneur !

Qui ensuite ? Une Courlandaise, russe et prussienne depuis qu'il n'y a plus dé Courlande : Dorothée de Biren, la fille — il le voulut ainsi — de Pierre de Biren, duc de Courlande et de Sagan, et d'Anne-Charlotte-Dorothée, comtesse de Modem, sa troisième épouse. Elevée par sa. mère, qui est une femme remarquable, elle a été d'abord la compagne de jeux et d'études des princes de Prusse. Bien qu'elle eût trois sœurs d'autres lits : la princesse Troubelzkoï, d'abord princesse de Rohan-Guémené, la princesse de Hohenzollern-Hechingen et la princesse Pignatelli de Belmonte, par les avantages particuliers qu'elle avait reçus et les biens immenses de sa mère, elle s'est trouvée un des grands partis d'Europe. Aussi le prince de Bénévent, en quête, pour son neveu, Edmond de Périgord, d'un mariage qui consolidât la grandeur de sa maison, n'a pas manqué de penser à elle. Déjà lié avec la duchesse de Courlande, il s'en est approché de plus en plus, au point de la mettre entièrement dans son jeu, de faire d'elle sa quotidienne confidente, son alliée, et, au besoin, sa complice. A. Erfurt, grâce à des intelligences ménagées par elle avec la princesse de Thurn-et-Taxis, il a obtenu l'agrément d'Alexandre — qu'il paye sur l'Empereur et la France. Un an plus tard, le 2i avril 1809 — car la fiancée n'a eu quinze ans que le 21 août 1808 — la princesse de Courlande a épousé, à Francfort, Alexandre-Edmond de Talleyrand, chef d'escadron, aide de camp du prince vice-connétable. Le 10 mai 1810, cet heureux époux fut titré comte, la même année sa femme fut dame du Palais et, en 1812, on le fit colonel. Toute jeune qu'elle était, la comtesse Dorothée de Périgord laissait deviner la femme remarquable qu'elle devait être, car elle réunissait les dons les plus rares de beauté, d'élégance et d'esprit ; mais, à la Cour, une intelligence aussi sérieuse, cultivée et indépendante, n'avait point de place et, en se contentant alors de s'établir en grande élégance et de prendre sa large part des fêles, Mme de Périgord, qui se tenait un peu dans l'ombre de sa mère, s'arrangea pour n'inspirer aucune inquiétude et ne point faire soupçonner qu'elle eût des idées. La demi-disgrâce du prince de Bénévent l'obligeait davantage encore à cette réserve et, sous cette apparence mondaine, en ce corps de rêve, avec cette tête qu'éclairent, sous la masse des cheveux noirs, des yeux profonds, immenses, cette tête que fait irrésistible une bouche, fleur de chair passionnée, — d'une sensualité qui ne trompe pas, — nul n'eût soupçonné la femme aux vastes desseins qui, par intervalles, de 1815 à 1834, mènera aux côtés de Talleyrand, la politique étrangère de la France et aura son action sur une partie de l'Europe.

Nulle comparaison d'elle au joli serin effaré qu'est la duchesse Dalberg, Génoise mariée à un Allemand, quoique pour l'esprit et l'intrigue elle ait de qui tenir. Sa mère, la comtesse Brignole, dame du Palais elle aussi, est presque la seule femme que  Napoléon ait mêlée à sa politique et qu'il ait employée à des négociations. Elle a eu son moment d'histoire à Gênes, et même à Paris, avant qu'elle entrât dans la Maison, et elle en aura d'autres. C'est, elle aussi, une des fidèles de Talleyrand, une des dévotes du ci-devant évêque d'Autun, et c'est par Talleyrand qu'elle a marié sa fille — Marie-Pellegrina-Thérèse-Catherine — au baron Dalberg. Celui-ci, de cette maison illustre qui marchait l'égale des princes et dédaignait leur titre, s'était, lors de l'annexion du Palatinat à l'électoral de Bade, fixé au service de Bade, après avoir traversé ceux d'Empire, d'Autriche et de Bavière. En 1803, ministre de l'électeur près du Premier Consul, appelé, en 1808, tout en conservant la légation de Paris, à diriger par intérim les finances et l'administration du grand-duché, il a, avant son départ, épousé Mlle Brignole, avec laquelle il est revenu, en mars 1809, reprendre possession de son poste. Mais son oncle, ci-devant archevêque électeur de Mayence (1802), ci-devant électeur archichancelier de l'Empire, archevêque métropolitain et primat d'Allemagne (1803), ci-devant prince primat de la Confédération du Rhin, prince souverain de Ratisbonne, Aschaffenbourg, Francfort et Wetzlar (1800) ; enfin, prince primat et grand-duc de Francfort (1809), ayant, par le traité du 16 février 1810, cédé à la Bavière la principauté de Ratisbonne et, par le traité du 1er mars suivant, déclaré pour son successeur au grand-duché le prince Eugène Napoléon, a stipulé en échange certains avantages pour sa famille ; et le baron Dalberg a eu pour sa part le titre de duc français et une dotation de deux cent mille livres de rente. Ainsi pourvu, il a dû s'attacher au service de France ; il a été nommé conseiller d'Etat et sa femme, dame du Palais ; il n'en suivra pas moins les desseins que lui inspirait, dès 1801, son patriotisme germanique, et qu'il développait, en 1803, dans un mémoire communiqué aux grandes puissances, sur le partage éventuel de la France. Avec Talleyrand, et de concert avec lui, il jouera le rôle principal dans les événements de 1814, et, pour cela, sa femme et sa belle-mère ne lui seront pas plus inutiles qu'à Talleyrand sa nièce.

Des six autres dames, deux sont Belges et quatre Italiennes : les Belges sont Mme de Trazegnies, née de Maldeghem, dont le mari, ci-devant pair du Hainaut, marquis de Trazegnies, prince de Rognon, sénéchal héréditaire de Liège, est à présent comte de l'Empire et président électoral de la Dyle ; Mme de Trazegnies, cousine de M. de Mercy, a vingt-huit ans, bonne tournure, soixante à quatre-vingt mille livres de rentes, et a été préférée à Mme Spontini de Beaufort, née Stahremberg, malgré que celle-ci ait été duchesse et qu'elle ait conservé cent mille écus de revenu. L'autre Belge, Mme Vilain XIIII, née de Feltz, fille d'un ministre d'Autriche à la Haye, est, par son mari, presque d'aussi bonne maison que sa compagne et, de plus, elle a habité Paris, où les Vilain XIIII avaient, rue Chantereine, un hôtel presque contigu à celui de Joséphine. C'est de ces Vilain que sont venus en France et en Espagne, les princes d'Isenghien et de Masmines, les comtes de Gand, grands d'Espagne, marquis de Hem et barons de Sailly ; eux-mêmes ont retenu dans leur branche le titre héréditaire de vicomte, et ce chiffre XIIII, d'or, dont ils ont chargé leur écu de sable au chef d'argent, rappelle les quatorze Vilain qui furent rois des confréries d'Alost.

Des Italiennes, une, Mme Antinori Rinuccini, vient de Toscane ; elle a seize ans ; son mari, d'ancienne maison, riche à trois cent mille livres de rentes, est chambellan d'Elisa et baron de l'Empire. Mme Pandolfini Capone, Toscane aussi, est moins riche et a passé la trentaine, mais le nom est historique. Cinq Romaines se proposaient, on n'en a pris que deux : ni la princesse de Cerevetri, née Esterhazy, ni la princesse de Piombino, née Bracciano, ni la princesse Altieri, née de Saxe, quoiqu'elle soit cousine du comte de Lille, mais la princesse Chigi, malgré ses trente-trois ans et ses cinq enfants ; car elle est née Barberini et il plaît à Napoléon d'habiller en comte de l'Empire, au franc quartier brochant des comtes propriétaires, le maréchal héréditaire de la Sainte-Eglise-Romaine et le gardien du Conclave ; puis, avec ses dix-huit ans et ses cent mille livres de rentes, Mme Ronnacorsi, car elle est née Braschi, et le général Bonaparte, qui a gardé bon souvenir de Tolentino, se plaît à voir à sa cour la nièce de Pie VI.

Ce n'est qu'en 1812 que la Maison de l'Impératrice se trouve complétée par une dernière promotion qui comprend dix noms, sur lesquels Marie-Louise, quoiqu'elle règne depuis deux ans, n'a pas été plus consultée que sur les autres. Il faut payer ceux qui se sont distingués au voyage de Hollande ; c'est pourquoi l'on prend, à la Haye, la comtesse Jean de Bylandt, née de Styrum, dont le mari, ci-devant ministre de Louis à Munich, s'est mis à la tête de la garde d'honneur ; bonne famille, au reste, quarante à cinquante mille livres de rentes, de la jeunesse, une parfaite éducation et un beau-frère déjà chambellan ; à Amsterdam, dans des conditions pareilles, Mme Rendorp, née Borcel, moins de jeunesse, moins de fortune, mais sa fille va épouser le chambellan de Smeth et elle a refusé d'être dame au temps de Louis. Une seule Italienne : Mme Landi, née Grimaldi. vingt-huit ans, cent mille livres de renies, sa belle-mère dame d'honneur de la ci-devant duchesse de Parme, son mari, le plus grand seigneur de la province. Puis, sept Françaises : à l'examen, il n'en est que deux qui soient d'Empire ; la duchesse Charles de Plaisance et Mme Mollien. La duchesse de Plaisance, belle-fille du prince architrésorier, mariée à l'aide de camp de l'Empereur, est fille de Barbé-Marbois, déporté de Fructidor, ministre du Trésor au Consulat, renvoyé après Austerlitz, mais ayant gardé, malgré la crise qu'il a aggravée, sa réputation de probité et l'estime entière de l'Empereur lequel, à la -création de la Cour des Comptes, l'en a nommé premier président. Sophie de Plaisance a des côtés d'excentricité — sa mère, Américaine, Miss Moore, est devenue folle à la nouvelle delà proscription de M. de Marbois — mais elle n'en porte pas moins, à travers la vie, avec une haute intelligence et une remarquable culture, une indépendance de caractère qui, sous tous les régimes, la rangera parmi les opposants ; pour le moment, c'est avec son mari qu'elle s'entend mal, et elle tient maison avec son père. La comtesse Mollien, Mme Dutilleul, est la femme du ministre du Trésor, homme à part comme intégrité et comme jugement ; bien plus jeune que lui, mais sachant l'aimer, elle a tout pour elle, talents, vertus, beauté, réputation intacte et dignité singulière, une âme qui ne s'éblouit pas plus de la fortune qu'elle ne s'effrayera de l'adversité. Placée au début de l'Empire dans la maison d'Hortense, avec qui elle est restée dans des termes d'intimité respectueuse, elle n'a, en 1812, que vingt-huit ans, et, durant soixante-six années, qu'elle vivra encore, elle gardera son culte fidèle aux dieux de la jeunesse. Ces deux sont à part : on les trouvera à Rambouillet en 1814, à Malmaison en 1815. Elles consolent et rassurent ; elles montrent une face meilleure d'humanité et suspendent l'universelle condamnation.

Dans les autres, il faut nommer d'abord la maréchale duchesse de Castiglione : Mme Adélaïde-Josèphe Bourlon de Chavanges. Fille d'un officier général, elle appartient à une famille ancienne, nettement royaliste, qui a essaimé dans toute la Champagne, mais qui est plus riche d'honneur que d'argent. Elevée à Vitry, en ce milieu provincial où la fidélité est à la fois un orgueil, une consolation et une vertu, elle a vingt ans quand, par des circonstances romanesques, elle épouse à la Houssaye, le 23 février 1809, le citoyen Augereau — mais il est maréchal, duc d'Empire, avec 196.174-francs de dotation, et ses campagnes lui ont rapporté gros. Après le premier éblouissement, d'argent, de titre et de position, les dissonances ont apparu. Age, origine, éducation, langage, tout la sépare de l'homme qui, par gentillesse, lorsqu'il veut l'appeler près de lui l'engage à graisser ses culottes de peau. Pourtant elle le mène comme elle veut et où elle veut : et l'on sait où elle le mena.

Mieux née encore est la duchesse de Padoue, Anne-Rose-Zoé de Montesquiou-Fezensac : c'est la nièce du grand chambellan et de la gouvernante des Enfants de France, la fille de cet Henri de Montesquiou, nommé chambellan en 1809. Tout récemment elle a épousé le cousin issu de germain des Bonaparte, Jean-Thomas Arrighi de Casanova, ancien colonel des Dragons de la Garde, général de division, et le reste. Elle a vingt ans, lui quarante-quatre, et il est épuisé de blessures de guerre, car trois fois il fut laissé pour mort sur le champ de bataille. C'est là qu'il a gagné ses grades, là que, seul avec Ornano, il s'est fait avouer comme parent par Napoléon. Tout vieux qu'il est et éprouvé, c'est sa femme qui partira la première, à vingt-cinq ans : il lui survivra trente-six années.

Mme de Croix est d'aussi bonne maison, quoiqu'elle ne descende pas de Charlemagne. Les Croix, tout à l'heure marquis de Croix et de Heuchin, étaient aux croisades ; elle, qui est née Vassé, est fille du vidame de Vassé, lieutenant général, premier écuyer du prince de Condé, et d'une Broglie. Son mari, jadis député de la Noblesse aux États généraux, à présent comte d'Empire et président du collège électoral de Sambre-et-Meuse, va tout à l'heure être nommé sénateur.

La comtesse Just de Noailles, qui est la fille d'Archambault de Talleyrand, le duc de Périgord, est donc la nièce directe du prince de Bénévent. Il fut question jadis delà marier à Louis ou à Eugène, mais cela passa, soit que Joséphine s'y soit opposée ou l'oncle ministre. En 1803, elle épousa le deuxième fils du prince de Poix, Just de Noailles, chambellan en 1809, comte refait en 1810, qui, après la mort de son frère aîné, en 1834, lui succédera en ses titres de duc de Mouchy et de prince-duc de Poix et en sa grandesse espagnole. Sa femme et lui, fort vifs en leurs propos contre l'Empereur, semblaient bien plus tournés à suivre leur cousin, Alexis de Noailles, si avant dans la conspiration catholique et royaliste, que leur frère et beau-frère Alfred, qui sert dans l'état-major de Berthier et arrivait aux hauts grades quand il fut tué à la Bérézina, mais il est des accommodements, et, après avoir bien boudé, la comtesse a souhaité sa part des fêtes dont son mari lui disait merveille depuis qu'il y était admis. N'avait-il pas été désigné pour suivre Marie-Louise à Dresde et à Prague ? Elle fui donc nommée et s'en trouva bien. Au reste, le comte Just de Noailles eut, en 1814, meilleure tenue que bien d'autres, ce qui ne l'empêcha pas de recevoir par la suite l'ambassade de Pétersbourg et le cordon bleu.

La dernière élue, la comtesse de Marmier, est née Choiseul et fille de Claude-Antoine-Clériadec-Gabriel de Choiseul-Beaupré, créé duc de Stainville à la mort du grand Choiseul, oncle de sa femme, laquelle était née Marie-Stéphanie de Choiseul-Stainville. M. de Marinier est d'une ancienne famille comtoise qui a obtenu, en 1740, une érection de marquisat. Devenu chambellan de l'Empereur, il se contente avec un titre de comte, en attendant le duché qu'il n'aura par réversion qu'en 1838, à la mort de son beau-père. Mme de Marinier, toute charmante, avec ses cheveux blonds, sa vivacité dans un petit corps fait au moule, a les plus jolis pieds et s'arrange pour qu'on les voie. Elle parait donc, le jour de sa prestation de serment, avec une robe fort écourtée : le prince de Bénévent est là, et quelqu'un lui fait remarquer la brièveté de cette jupe : Mais, dit-il avec sa voix lente, je pense qu'elle a les jupons bien courts pour prêter un serment de fidélité. Au moins le tint-elle. Aux mauvais jours, elle trouva dans l'exaltation de son enthousiasme une véhémence qu'on ne lui aurait pas soupçonnée. Son mari, qui, en 1814, avait combattu sous Paris, fut pair des Cent-Jours et s'honora, sous la Restauration, on siégeant parmi les députés patriotes.

Telles sont, en résumé, les trente-six dames du Palais que Napoléon a groupées à la suite de Marie-Louise : les noms sont sonores, les femmes élégantes et riches, mais, si la Maison de Joséphine était disparate, combien plus celle-ci, où, de tous les points de l'Empire, on amène, pour les honneurs de la Cour — certains disent comme otages — les aristocrates de tous les royaumes nouvellement conquis ? Non seulement nulle fusion n'est possible, mais presque nulle relation. Si dés partis se forment, ce ne peut être que contre le maître, l'ennemi commun. Quant à l'Impératrice, sait-elle même les noms de la plupart ? En tout cas, ces femmes lui demeurent aussi étrangères que celles qui, là-bas, par delà la terrasse, se promènent dans le jardin des Tuileries. Elle ne leur parle pas, et ne souffrirait pas qu'elles lui adressassent la parole. Il y a un mur entre elles — et c'est une banquise.

 

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Moins la vie de Marie-Louise se répand dans l'Appartement d'honneur, plus elle se concentre dans l'Appartement intérieur et plus, par suite, les personnages qui y ont leurs entrées ou qui y résident habituellement, doivent prendre d'importance et acquérir d'influence. A ne regarder que l'extérieur des choses, le rôle de la dame d'honneur, comme l'Empereur l'a fixé par le règlement du 6 mars 1810, reste tel, dans les formes essentielles, qu'au temps où Mme de la Rochefoucauld devait en remplir les fonctions près de Joséphine, mais, dans la pratique, quelle différence ! Les lois, à chaque instant tournées et violées par Joséphine, se resserrent autour de Marie-Louise, qui ne se défend ni ne se révolte, de façon à l'étreindre et à la mettre en servage. Son âge, sa naissance, son éducation, l'absence absolue de relations au dehors, l'impossibilité d'en établir, le besoin qu'elle a de soutiens et d'amitiés, tout la contraint à accepter pour confidente, pour guide et pour inspiratrice, celle qu'elle a reçue comme compagne et un peu comme gouvernante : elle doit s'abandonner à elle sous peine de guerroyer contre elle, car sa vie entière dépend d'elle et, hormis la dame d'Atours et les femmes de service, elle ne voit qu'elle, ne reçoit qu'elle, ne peut causer qu'avec elle.

Aux termes du règlement, la dame d'honneur est maîtresse de l'Appartement intérieur, où aucune personne, quel que soit son rang, n'a le droit d'entrer, et elle règle le service de l'Appartement d'honneur, y faisant seule les présentations et les invitations. Dans cet appartement d'honneur, elle reste sous la main de l'Empereur et du grand chambellan, car personne, homme ou dame, français ou étranger, ne peut être présenté à l'Impératrice qu'il ne l'ait été à l'Empereur, et la liste des invitations pour les cercles de l'Impératrice ne peut être prise que sur la liste de la Cour, et, en dehors des officiers de service, l'Empereur désigne nominativement, à chaque fois, les personnes qu'on doit avertir. Le choix échappe donc à la dame d'honneur, mais n'est-ce pas une raison de plus pour qu'elle se mette mieux en état de remplir ses fondions en fournissant à l'Impératrice toutes les notions qui lui peuvent devenir nécessaires et en faisant à tous les honneurs des salons ?

Outre que, pour remplir une telle place, il faudrait une connaissance des êtres qui ne peut guère se rencontrer, — car qui sait l'ancienne société ignore la nouvelle et réciproquement — il faut y porter des dons de nature qui, étant donnés les temps, sont devenus singulièrement rares.

Pour vivre dans une cour avec agrément et s'y rendre utile, il convient que le cerveau ait pris une façon de penser qui ne s'acquiert normalement que par un lointain atavisme et par une éducation appropriée. Si quelques individus se rencontrent ayant le goût de tels emplois sans y être préparés de naissance, alors même qu'ils s'y sont rendus aptes par l'étude des précédents et par l'exacte mémoire des détails du cérémonial, ils manquent toujours de l'aisance nécessaire pour résoudre au pied levé les problèmes qui se posent. Ils sont de laborieux élèves qui arrivent à l'accessit, mais ils ne passent point à cette maîtrise qui tient à l'attention éveillée depuis des générations sur les préséances, les formes, les rangs, les usages et ce qui louche, si l'on peut dire, le culte du souverain. Il faut y être né, en avoir entendu parler dès l'enfance comme du grand mystère, de l'unique et personnelle affaire ; il faut y rapporter toutes ses pensées et tous ses désirs ; s'en pénétrer comme d'un dogme, sans comprendre. Alors, on distingue l'importance des étiquettes ; on saisit le rapport de ces choses qui au vulgaire paraissent minimes, aux directions générales d'un Etat ; on s'y plaît, on s'en instruit, on s'en délecte, on s'en offense — et c'est la vie.

Le chevalier d'honneur les ignorant de toutes ses forces, ainsi que le premier écuyer, la dame d'honneur y devrait paraître moins neuve, et ce n'est pas une des moindres difficultés pour le bon choix à faire.

Mais il en est d'autres et de plus graves encore. Tout, en réalité, pour le bonheur de Marie-Louise comme pour sa popularité, dépend de la dame d'honneur. Dans l'ignorance où elle se trouve de la France ou des Français, elle a besoin de quelqu'un qui l'instruise, la renseigne et l'avertisse, qui, d'un mot, d'un geste, d'un signe, la mette sur la voie, qui, à chaque présentation, souffle les mots qu'il convient de dire, les attentions qu'il faut avoir, et, d'une façon discrète, indique les alliances, les parentés, les actions d'éclat, ce qui flatte l'amour-propre et procure des satisfactions. Il faut quelqu'un encore qui, servant d'intermédiaire entre le public et l'Impératrice, source de toutes les grâces, s'ingénie à adoucir un refus et à parer une faveur, qui sache, au moment propice, vider la cassette, et, aux infortunes retentissantes, accrocher un bienfait qui retentisse plus haut encore. L'aménité, la douceur, l'agrément des formes, il dépend de la dame d'honneur d'en imposer l'usage dans la Maison et d'en donner la réputation à l'Impératrice, de même que de la charité et de la connaissance des êtres.

Compagne obligée et unique d'une jeune femme — presque une enfant — qui lui est livrée et qui ne peut rencontrer d'autre institutrice, seule admise à toute heure auprès d'elle, elle ne peut lui être qu'une amie inséparable ou une insupportable ennemie. Si peu qu'on ait pris de renseignements sur le caractère moral de Marie-Louise, on ne peut douter que le propre n'en soit, en même temps que la soumission aux autorités qu'elle tient pour légitimes, — ainsi son père et son mari, — un besoin d'affection et d'épanchement intime, qui se déverse sur les personnes que.ces autorités placent près d'elle. La dame d'honneur est donc destinée vraisemblablement à exercer sur son esprit une influence majeure et à lui imprimer une direction dans toutes les occasions de sa vie politique ou privée.

Il convient alors qu'elle y porte, non un esprit bourgeois de mesquinerie ou de petitesse, non la préoccupation de se réserver les faveurs, le goût de s'enrichir et la volonté unique d'avancer les siens, mais l'idée constante de servir et de grandir l'Impératrice, une manière de penser généreuse et haute, par qui se trouvent inspirées des actions nobles, délicates et souveraines. De fait, la dame d'honneur, se substituant en pensée à sa maîtresse, doit se demander à chaque moment ce qu'elle ferait si elle était à sa place et qu'elle, Française, sachant la France, la société et la Cour, eût à y jouer son rôle.

Pour réaliser un tel idéal, en approcher même, les sujets sont rares, encore plus en ces temps, à cette cour et dans cette France nouvelle.

Pour peu que la dame d'honneur verse dans la camerera-mayor, on a les luttes de Marie-Antoinette et de la comtesse de Noailles ; mais l'Empereur, ici, ne donnerait pas raison, même à sa femme, contre Madame l'Étiquette. Au moins convient-il de peser les caractères, les origines, les éducations, de s'enquérir des habitudes et des formes d'esprit ; mais, si grand connaisseur en hommes, Napoléon l'est-il en femmes et a-t-il même examiné toutes les conditions souhaitables pour une telle place ? A-t-il réfléchi que c'est son bonheur entier et tout son avenir qu'il risque sur une signature, et qu'avant de prendre un parti, il doit délibérer bien plus sérieusement que pour un ministre ou un commandant de corps ?

 

A l'en croire, il a hésité avant de se fixer : mais ses souvenirs le trompent. Bien avant qu'il fût question du mariage, son choix lui a été dicté par des considérations d'ordres divers, sentimentales autant que politiques, et lorsqu'il s'est attribué la pensée d'autres nominations, c'est vraisemblablement par le regret de celle qu'il a faite. Il est possible que des noms aient été prononcés autour de lui, qu'on ait examiné certaines éventualités, même que, sans mandat, on ait pratiqué des ouvertures, mais, quant à lui, sa décision était prise.

Ainsi a-ton prétendu qu'il avait pensé à la duchesse de la Rochefoucauld-Doudeauville, et nulle femme, à coup sûr, n'eût ôlé, pour la grandeur du nom ancien, plus souhaitable. Née Le Tellier de Louvois, comme Mme de Montesquiou, belle-sœur du grand chambellan, duchesse en son nom sous l'ancien régime comme héritière de la grandesse des d'Estrées, elle avait acquis de plus, par sa bienfaisance et le renom de ses vertus, une place à part ; mais, quoique son mari siégeât au Conseil général de la Marne, il n'était point rallié — elle moins encore. M. de Doudeauville a raconté que l'Empereur avait annoncé la chose comme faite à M. de Montesquiou, qui en avait frémi, avait fait tous ses efforts pour changer cette détermination et y était parvenu. Il semble bien qu'il se soit fait un mérite d'avoir refusé ce qui ne lui fut point offert.

Napoléon lui-même a dit plus tard qu'il avait pensé à la princesse de Beauvau, née Rochechouart-Mortemart, dont les cousins, Victor de Mortemart, étaient de la Maison depuis 1806. Le prince de Beauvau, malgré l'hostilité déclarée de sa mère, la princesse de Craon, avait, le 31 décembre 1809, accepté la clef de chambellan, en vue d'obtenir la restitution des biens de la duchesse d'Harcourt, grand'mère de sa femme, et il n'y avait aucune opposition à craindre de son côté. Mme de Beauvau ne se fût pas rendue plus farouche, car, plus tard, elle se laissa faire dame du Palais ; elle réunissait tout ce qu'on pouvait souhaiter comme alliances, — ses sœurs étant la princesse de Croy et la duchesse de Crussol, — comme âge, — trente-six ans, — enfin, de sa naissance il n'y avait pas à parler. L'instruction et l'éducation y étaient égales, comme la réputation. Par malheur, l'Empereur n'y pensa que lorsqu'il n'était plus temps.

D'autres noms encore furent prononcés : celui de la princesse de Vaudemont, trop liée avec Talleyrand et trop originale pour qu'on s'y arrêtât ; celui de Mme de là Rochefoucauld, née Rohan-Chabot, qui, quelques mois plus tard, épousa en secondes noces le comte de Castellane ; enfin, celui de Mme de Montesquiou, qui fut appelée bientôt au grand office de gouvernante des Enfants de France, mais tout fut propos en l'air : l'Empereur n'avait point eu à délibérer.

Dès le premier jour, par une conséquence des idées qui l'avaient déterminé pour Beauharnais et Aldobrandini, il s'était arrêté à la duchesse de Montebello. Ce fut dans le temps, a-t-il dit à Sainte-Hélène, un de ces choix heureux qui emportent l'approbation universelle. Elle était jeune, belle, d'une conduite parfaite et veuve d'un maréchal dit le Bayard de l'armée, qui venait d'expirer tout récemment sur le champ de bataille. Ce choix fut très agréable à l'armée et rassura le parti national, qui s'effrayait de ce mariage, du nombre et de la qualité des chambellans dont on l'entourait, comme d'un pas vers ce que plusieurs appelaient la contre-révolution et cherchaient à faire considérer comme tel. Pour l'Empereur, il avait été principalement déterminé par l'ignorance où il était du caractère de Marie-Louise et par la crainte qu'elle n'apportât des préjugés de naissance qui eussent été nuisibles à la cour de l'Empereur. Telle est l'explication qu'il donne, et sans doute elle est sincère ; mais, outre qu'il eut d'autres motifs et d'ordres divers, pourquoi ne pas avouer que, s'il ignorait le caractère de Marie-Louise, il n'avait pris la peine de se rendre compte ni de la forme d'esprit de Mme de Montebello, ni des conditions d'éducation, d'intelligence et de caractère nécessaires pour remplir une telle charge ?

Louise-Scolastique Guéhéneuc, qui, le 10 septembre 1800, avait épousé Jean Lannes, alors général de division, commandant en chef la Garde consulaire, était encore, dix années plus tard, malgré cinq enfants qu'elle avait eus, une des femmes les plus régulièrement belles de la Cour impériale ; une tète virginale, avec des traits juste assez longs pour éviter le commun et rester dans le joli, une taille sublime que ne déparaient point des extrémités trop menues ni trop grosses, une démarche majestueuse, avec quelque chose de froid et de raide qui n'attirait point ; de bonnes façons, mais arrêtées à ce point qui sépare une femme qui est du monde d'une grande dame. Sa réputation était intacte, et jusque-là, ce qu'on avait dit d'elle, c'est qu'elle avait repoussé toutes les avances, même les plus flatteuses.

De longue date, Napoléon professait pour elle une estime presque respectueuse qu'avait justifiée sa conduite en novembre 1801. Elle était alors venue le prévenir que Lannes ne dormait pas, qu'il ne parlait que de République, de tyran, de Consul, qu'il avait l'air agité et voyait fréquemment d'anciens jacobins. Le Premier Consul aimait trop Lannes pour le perdre. Seulement, sous le prétexte d'une dépense non autorisée, il l'écarta en l'envoyant ministre en Portugal, et il partagea entre quatre officiers généraux le commandement de la Garde consulaire, que Lannes exerçait seul. Même dans ses lettres d'affaires, Napoléon ajoutait souvent un post-scriptum de mille choses aimables et respectueuses à Mme Lannes. A table, il lui donnait sa droite ; il la choisissait pour son jeu ; il la désignait pour ses chasses ; il ne manquait, en aucune occasion, de lui marquer ces égards qui, à une cour, sont les distinctions les plus flatteuses. Pourtant, elle ne l'aimait point et elle l'entendait mal. Avec toutes les femmes il avait des mots de sous-lieutenant, pires à proportion qu'il voulait se rendre galant et familier ; cherchant à mieux traiter Mme Lannes, c'était à elle qu'il les adressait de préférence, et, loin de les prendre comme il eût fallu et de les relever du même ton, elle s'en indignait et en pleurait. Je ne sais, disait-elle, quelle est la fatalité qui me place toujours sous les yeux de l'Empereur quand il a de l'humeur, car je ne pense pas qu'il ait l'intention de me dire des choses désagréables, et cela lui arrive très souvent. Par là, elle marquait tout ensemble un défaut d'intelligence et une lacune d'éducation, car elle s'y trompait d'abord, et elle ne savait ni les arrêter ni y répliquer. Si elle s'était, en Portugal, quelque peu familiarisée avec une cour, elle n'avait acquis ni la compréhension des êtres, qui est de nature, ni cette intimité profonde des choses mondaines qu'une enfant tire seulement du milieu où elle a grandi et de la constante habitude d'un salon.

Quoique ses ancêtres fussent, dit-on, d'ancienne famille bretonne et portassent, au XVe siècle, le titre d'écuyers, son père, premier secrétaire à l'intendance du Hainaut sous Sénac de Meilhan, marié en 1760 à une fille de bourgeoisie, n'avait pu lui fournir l'usage de la vie sociale que les jeunes personnes ne prenaient guère qu'à l'institut de Mme Campan. Lannes, fils d'un garçon d'écurie, garçon teinturier lors de la guerre, était resté le plus négligé des généraux du Consulat, ne s'était nullement éduqué : il était connu par ses incartades, ses tutoiements que tout le monde subissait — même le Premier Consul — et, si l'on peut dire, par sa recherche des manières jacobines en un temps où elles étaient passées de mode. Le prince régent de Portugal en avait su quelque chose, et sa légation avait été un temps de purgatoire pour le ministre des Relations extérieures. Un tel mari n'avait été ni pour la former, ni pour l'instruire aux bonnes façons. Livrée plus tard toute à ses enfants — elle en eut un chaque année de 1801 à 1805, — remplissant tous ses devoirs maternels non seulement avec exactitude, mais avec une abnégation d'elle-même fort méritoire chez une femme aussi remarquablement belle, elle s'était fort peu livrée au monde, et elle restait toujours froide, assez sèche et silencieuse. Sa maison était strictement close et elle n'y recevait personne de la Cour, n'y donnait jamais de fêtes. Ce n'est pas que, grâce à l'Empereur, les cadres lui manquassent. Elle avait eu d'abord, rue de Grenelle, l'hôtel de Navailles, qu'elle vendit à Augereau pour prendre, rue de Varennes, l'hôtel de la Trémoïlle, qui, jadis, avait été aux Monaco et aux Chimay ; dès l'an XII, elle avait la terre de Maisons, jadis propriété d'un fils de France, avec l'admirable château bâti par François Mansard pour le surintendant René de Longueil ; mais à tout, elle préférait une sorte de maison des champs, rue d'Enfer, où elle faisait des retraites prolongées. Sa société, des plus restreintes, s'y composait de quelques vieux amis de son père, dont le plus intime était Corvisart. Le ton de ce petit monde était gai, de cette gaieté grasse tournée aux plaisanteries d'ordre spécial dont s'amusaient alors les honnêtes gens de la bourgeoisie, et Mme Lannes n'en cédait point sa part.

En matière politique, elle partageait toutes les rancunes de son mari, détestait comme lui les émigrés et les nobles, et ne manquait point de le dire. Quoiqu'elle fût dame du Palais, on la connaissait fort peu à la Cour, où elle paraissait le moins possible, tirant toujours des excuses de ses enfants et de son mari : elle avait échappé ainsi aux médisances, et, dans l'auréole d'une légende, apparaissait épouse impeccable, mère sans pareille, citoyenne austère, douée de toutes les vertus et parée de toutes les grâces.

Malgré l'accroc de 1801 et les frasques qui avaient suivi, Lannes avait fait la plus grande fortune. Maréchal d'Empire, grand aigle, chef de la neuvième cohorte, colonel général des Suisses, duc de Montebello avec une dotation annuelle de 327.820 francs, il n'avait point négligé ses intérêts, et, outre ce qu'il avait reçu d'argent comptant du Premier Consul et de l'Empereur, — et cela se compte par millions, — il avait tiré parti de ses conquêtes comme de ses légations. Seulement à Saragosse, le trésor de Notre-Dame del Pilar lui avait, prétend-on, valu 4.687.049 francs. Jeté dans la mêlée révolutionnaire avec un ardent désir de jouir, de s'avancer et de s'enrichir, convaincu qu'à risquer sa vie comme il faisait, il devait au moins rapporter des profits, regarnit son métier de soldat comme le plus propice à sa prompte fortune, ne concevant sur le butin que la victoire lui fournissait aucune sorte de scrupule, il avait porté à la guerre une philosophie fort simple, telle que l'ont pratiquée, dans tous les temps, les grands hommes de proie ; mais, de cette brutalité primitive, son esprit s'était peu à peu élevé à une conception plus haute de la guerre : il avait, de naissance, tous les dons du soldat, sagesse, prudence, audace, sang-froid imperturbable devant l'ennemi ; il y joignit, par degrés, les qualités du général. Le courage l'emportait d'abord sur l'esprit, mais chez lui, l'esprit montait chaque jour pour se mettre en équilibre... Il n'avait été longtemps qu'un sabreur, mais il était devenu premier talent. — Je l'avais pris pygmée, a dit Napoléon, je l'ai perdu géant.

Outre qu'il l'estimait, il l'aimait. Certes, à des jours, il supportait avec impatience ses incartades, ses violences, ses emportements d'expression, ses mépris de l'étiquette et des consignes, ses façons de ne point souffrir qu'on l'annonçât et de pénétrer tout droit, même de vive force, dans son cabinet, mais que n'eût-il pardonné au soldat de Millesimo, de Dego, de Fombio, de Lodi, de Bassano et d'Arcole, à celui qu'il avait désigné parmi les soldats de l'Armée d'Italie comme le plus digne et le plus brave, en lui confiant le drapeau envoyé par le Corps législatif en mémoire de la bataille d'Arcole ? El le héros d'Italie avait été le héros d'Egypte : il y avait de son sang sur la brèche de Saint-Jean-d'Acre et sur les redoutes d'Aboukir. Partout aux côtés de son général, à Saint-Cloud et à Ivrée, à Pavie et à Stradella, à Montebello, où les balles claquaient sur les os de ses soldats comme la grêle sur les vitrages, et à Marengo où, sept heures durant, il maintint ses deux divisions sous le feu de quatre-vingts canons, en Bavière et en Autriche, en Prusse et en Pologne, à Saragosse et dans la nouvelle campagne d'Autriche, partout, il avait rendu des services essentiels ; il était devenu, pour les desseins de l'Empereur, l'exécutant principal, l'unique suppléant auquel il se fiât.

Quand, à Essling, il fut tombé, les deux jambes broyées par un boulet et qu'on l'eût transporté dans l'île Lobau, l'Empereur accourut. Ne trouvant pas de mots pour répondre aux paroles d'adieu que lui disait Lannes, on le vit se tourner brusquement, jeter violemment son chapeau à terre et fondre en larmes. Un chasseur d'escorte voulut ramasser le chapeau. Laisse-le ! dit-il, et, rageusement, il le fit piétiner par son cheval. Ce fut une colère éperdue, presque enfantine, contre le destin. Lui qui, constamment, s'y soumet, a celle révolte. Il ne veut pas que Lannes meure. Aussi, quand on lui dit qu'il vivra, que l'amputation a réussi, il veut croire que c'est chose acquise, où il n'y a plus à revenir. Le maréchal en sera quitte pour une jambe de bois, écrit-il à tout le monde. Et pourtant, à chaque instant, il veut de ses nouvelles ; lorsqu'il n'est pas là, près de ce lit d'agonie, où il reste des heures, il expédie des officiers pour savoir ce que pense le médecin de Vienne, Franck, en qui il a pris confiance. L'amputation a réussi, soit, mais voici la fièvre, et Franck est impuissant contre elle. Le 31 mai, à six heures du matin, Lannes expire, au moment même où l'Empereur est en roule pour le voir une dernière fois. Aussitôt, des lettres à Joséphine, à Fouché, à Cambacérès. Il prend toutes les précautions de l'ami le plus attentif. Il veut, si la duchesse est partie, qu'on l'empêche d'aller plus avant ; il envoie à Cambacérès la lettre qu'il écrit à la duchesse afin que, par M. Guéhéneuc, on ne la lui remette qu'au temps propice, et voici cette lettre : Ma cousine, le maréchal est mort ce matin des blessures qu'il a reçues sur le champ d'honneur. Ma peine égale la vôtre. Je perds le général le plus distingué de mes armées, mon compagnon d'armes depuis seize ans, celui que je considérais comme mon meilleur ami. Sa famille et ses enfants auront toujours des droits particuliers à ma protection. C'est pour vous en donner l'assurance que j'ai voulu vous écrire cette lettre, car je sens que rien ne peut alléger la juste douleur que vous éprouvez. Lui-même, ce qu'il ressent, ce n'est plus, comme au premier coup, une révolte fougueuse contre le destin, c'est une émotion intime et silencieuse qui remue toutes ses fibres. Il ne parle pas, ne se confie pas, il pleure. Les gens de son service voient les larmes rouler sur ses joues, tomber dans son assiette. En mangeant sa soupe, dit Roustam, les larmes coulaient dans sa cuiller. Il s'arrête à tout ce qui intéresse ce souvenir et il pense au moindre détail : lettres patentes à expédier au fils aîné pour le mettre en possession du duché et de la dotation ; titres de comte et de baron aux trois fils puînés, avec dotations appropriées ; pension de cinquante mille francs à la veuve ; c'est un premier soin. En même temps, il s'oppose à la vente d'aucun des objets qui ont appartenu au maréchal et qu'il avait emportés en campagne ; il prévient les discussions de famille, met ordre aux tracasseries d'un .prêtre mauvais sujet, aux prétentions d'un fils d'un premier lit que le maréchal a désavoué ; il règle la tutelle des enfants, qu'il confie à la mère, en qui il a confiance, alors qu'il n'en a aucune aux oncles ; il s'enquiert d'un subrogé tuteur, s'en fait proposer plusieurs, approuve le choix de Jaubert et ordonne qu'on lui rende un compte précis de la liquidation. Voilà pour le privé, et, pour les honneurs publics, c'est d'abord une statue équestre colossale qu'il commande à Cartelier, — le cheval seul aura dix pieds de haut, — et il veut l'ériger sur le Quai de Montebello, qu'il construira en pleine Cité, entre le pont Saint-Michel et le pont delà Tournelle ; une statue pédestre se dressera sur le pont de la Concorde ; dans la Salle des Maréchaux, il y aura le portrait en pied et un buste ; un autre buste sera exécuté en biscuit de Sèvres, comme celui de l'Empereur même ; Guérin et Bourgeois auront à peindre Les derniers moments du duc de Montebello, en des tableaux destinés aux palais impériaux ; enfin, rien n'égalera la splendeur des obsèques, les honneurs qui seront rendus sur la roule de Strasbourg à Paris, la solennité patriotique du service aux Invalides, la pompe de l'inhumation au Panthéon. Jamais général en chef lue à l'ennemi n'aura reçu de son souverain de pareils témoignages de son amitié et de ses regrets ; jamais nation n'aura été appelée ainsi à pleurer un sujet.

Pour la duchesse, elle n'a qu'à exprimer un désir, il est aussitôt satisfait : sa sœur, Louise-Henriette Guéhéneuc, a épousé le général du génie Kirgener. La duchesse demande qu'on crée pour lui une fonction de commandant du génie de la Garde. Il n'y a pas de génie dans la Garde : n'importe. Kirgener est nommé commandant de ce génie qui n'existe pas. Je suis aise, écrit l'Empereur à la duchesse, d'avoir fait par là une chose qui vous soit agréable. Le père de la maréchale est administrateur des Eaux et Forêts ; elle le préfère sénateur : il l'est, et, par-dessus, comte de l'Empire. Son frère, chef d'escadron, était aide de camp du maréchal ; il sera aide de camp de l'Empereur, avec grade de colonel, puis baron, avec 10.000 francs de dotation, presque tout de suite vénérai de brigade.

Ce sont là bien des faveurs, et on ne peut douter qu'elles n'aient été demandées, mais, pour la place de dame d'honneur, il ne semble pas que la duchesse l'ait sollicitée. Malgré sa haine pour la noblesse, ce qu'elle eût souhaité, c'eût été que Lannes, mort, fût égalé à Davout, Masséna et Berthier, et reçût un titre posthume de prince qu'elle eût porté aussi bien, pensait-elle, que les princesses d'Eckmühl, d'Essling et de Wagram[1]. Mais, quelque désir qu'eût l'Empereur de lui être agréable, pouvait-il, sans détruire son système, lui donner cette satisfaction ? Certes, il avait donne des titres d'honneur à quelques dames veuves qui avaient des emplois de Cour. Ainsi, Mme de Cavour, Mme Brignole, Mme Damery, Mme de la Turbie, Mme de Margnolas, Mme Solau de Villeneuve, d'autres encore peut-être, — mais c'étaient des litres nus de comtesse ou de baronne, des titres qu'on eût pu dire de courtoisie, s'ils n'avaient été revêtus de lettres patentes. Il n'en allait pas ainsi d'un titre de princesse, qui, pour être égalé aux litres créés le 15 août 1809, eût été accompagné d'une dotation montant au moins à 500.000 francs de rentes et du don d'une résidence princière. Napoléon crut dédommager et contenter a veuve de son ancien ami en lui offrant la charge de dame d'honneur. Elle se fit prier, s'excusant sur ce qui lui manquait pour la tenir. Vous avez de l'esprit, de la beauté, de la vertu, lui répondit-il ; vous êtes plus capable qu'une autre de remplir cette place et vous l'accepterez.

Au début, il est tout heureux du choix qu'il a fait. Dans une note qu'il adresse à Otto pour qu'elle soit communiquée à la cour de Vienne, il fait écrire : La dame d'honneur est Mme la duchesse de Montebello, femme de vingt-neuf ans, d'une réputation parfaite et portant un nom cher à l'Empereur, et également cher en France et dans l'armée, jouissant d'ailleurs d'une grande et brillante fortune et d'un grand état de maison. Il répète à qui l'approche : Je place auprès de ma femme la plus honnête femme que je connaisse. Mais la vertu, la beauté et la fortune suffisent-elles ? Il ne faudra pas longtemps pour constater que Mme de Montebello, exigeante avec ses égaux, fière et hautaine avec ses inférieurs, affectant de parler sans aucun ménagement des hommes et des femmes, et recherchant les occasions de dire à quiconque les choses les plus désagréables, est singulièrement mal placée à la tète d'une maison souveraine. Par calcul ou par un naturel attrait vers les grandeurs autrichiennes, qui n'offusquent pas son envie bourgeoise comme fait la noblesse de France, elle se plaît à entretenir l'Impératrice de sa famille paternelle et ne s'applique ni à lui faire aimer et connaître la France, ni à la faire bien vivre avec la Famille impériale. Sur chacun des membres de celle-ci, elle a des histoires qu'elle raconte ; elle envenime les querelles, et, sur des prétextes d'étiquette, provoque des décisions mortifiantes qu'on ne manque pas d'attribuer à Marie-Louise. Nulle des dames du Palais ni de la Cour ne trouve grâce à ses yeux. Si elle les attaque directement dans le salon de service, c'est bien mieux dans l'Appartement intérieur, et Marie-Louise qui, par nature et par éducation, hait le scandale, se croit obligée de traiter mal, à la suite, des personnes aussi compromises et ne fait aucun effort pour surmonter sa timidité, pour se rendre aimable et pour plaire. Comme déjà, née sur le trône, habituée aux hommages et aux respects, elle ne se croit pas obligée à ce qu'on appelle faire des frais, elle n'en fait aucun, et comme le contraste est frappant avec Joséphine, la comparaison, qui naturellement s'établit, est toute au détriment de l'impératrice nouvelle.

En public, lorsque par hasard elle y paraît, c'est tout pareil. Après les trois révérences qu'elle fait au bord de la loge et qui attirent chaque fois des applaudissements, il lui arrive, si l'Empereur n'est pas là, de se retirer au fond et d'y passer la soirée entière. Quelqu'un du service intérieur en fait l'observation, disant que bien des gens sont venus au spectacle pour voir l'Impératrice et ont été déçus : Qu'importe ! répond la duchesse, Sa Majesté n'est pas une curiosité qu'on montre à la foire, et quand il ne lui plaît pas de se faire voir, personne n'a rien à trouver à redire. Lorsqu'on a de la franchise, on doit se montrer tel qu'on est et ne rien faire par respect humain.

Aux présentations, pis encore. La duchesse est chargée d'annoncer les personnes qu'on présente. Non seulement elle n'avertit l'Impératrice de rien qui les concerne, mais elle n'a pas même pris la peine de lire d'avance les noms de façon à les prononcer exactement, et c'est à chaque fois la même scène. La duchesse, tenant la liste en main, commence : J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté Impériale et Royale Monsieur... Là, elle s'arrête, bredouille, cherche à déchiffrer le nom. L'Impératrice se penche, lit elle-même, puis demande à la personne : Etes-vous marié ?... Avez-vous des enfants ?... et, sur des réponses qu'elle n'écoute pas, congédie d'un signe de tête ; on passe au suivant et le jeu recommence.

Il est devenu à la mode de rapporter, après chaque occasion pareille, quelles niaiseries l'Impératrice a dites, quelles confusions elle a établies entre les uniformes, les campagnes, les familles, les alliances et le reste. Quand elle prétend s'intéresser et que, poussée par l'Empereur, elle se force à être aimable, le désastre est complet, car, à celui qui arrive, elle dit qu'elle le croyait parti, et à celui qui, à Paris depuis six mois, lui fait sa cour chaque semaine, elle dit qu'elle ne le croyait pas de retour. Pour se tenir constamment au courant, comme faisait Joséphine, des mutations de tous les officiers généraux, il faut, outre une mémoire fidèle et constamment exercée, une connaissance personnelle des êtres qui les présente à la mémoire autrement que comme de vagues porte-étoiles. Le mot à dire, lors des présentations, des serments, des signatures de contrat, comment le trouver, sans cette mémoire et la science apprise d'enfance de tout ce qui est le gouvernement et ses organes, la France et son histoire, la société et ses anecdotes ? Comment, arrivée tout à l'heure d'Autriche, Marie-Louise inventerait-elle tout cela et comment le dirait-elle si la dame d'honneur ne lui a pas soufflé, quitte à s'en instruire auparavant si elle l'ignore ? Des balourdises que débite l'Impératrice et qui, dans le public approchant la Cour, lui établissent une réputation de sottise égale à celle de hauteur, la duchesse est directement responsable, mais on ne cherche pas si loin. Habitué qu'on est à cette grâce de Joséphine, qui démocratisa la souveraineté, la fondit dans la nation, lui prêta le seul tour qui la rendît tolérable aux soldats républicains, à cette science des êtres qui, sur tous les habitants du Grand empire, semblait prête à mettre leur nom, à dire les parents, les enfants, les succès et les revers, on est surpris d'abord, puis mécontent, pis que tout, railleur. Et comme, dans les cours à côté, chez Joséphine et chez les princesses, on a aussi des revanches à prendre, l'éclat de rire gagne et s'étend à chaque histoire nouvelle. On en imagine de désopilantes, mais en est-il d'aussi gaies que les vraies, s'il est exact que, en son salon, en attendant l'Empereur et pour éviter la belle conversation, Marie-Louise montre le rare talent qu'elle a de faire tourner son oreille presque sur un cercle entier, et cela au moyen d'un mouvement, longuement étudié, des muscles de sa mâchoire ?

Par le fait de la duchesse, tout va contre Marie-Louise, même le goût et le désir qu'elle a de se montrer charitable et généreuse. Chaque mois, sur sa cassette, elle a réglé qu'il serait prélevé, pour les aumônes, dix mille francs, — c'est quatre mille de plus que ne donnait Joséphine. Mais comment, dans l'isolement où elle vit, dans l'ignorance où elle est de Paris, discernera-t-elle les misères véritables ? Qui l'informera, puisqu'elle ne voit personne ? Joséphine, outre ses visiteurs du matin qui lui signalaient les misères intéressantes, outre la connaissance du monde et le souvenir de quantité de personnes qu'elle avait côtoyées et qui maintenant se confiaient à elle, avait, pour les petits secours, une police organisée. Officiellement, M. d'Hardancourt était chargé de prendre des informations, mais il y avait de plus Mme Duplessis, M. Danès de Montardat et les valets de chambre de confiance. Marie-Louise n'a ni valets de chambre, ni oncle par alliance, ni sœur naturelle ; elle s'en rapporte à Mme de Montebello, qui, à son tour, s'en rapporte à Luigny, son secrétaire, qu'elle a gardé de Mme de la Rochefoucauld. Ballouhey, secrétaire des Dépenses, a bien mission de s'enquérir et s'en acquitte avec conscience ; sous ses ordres il a gardé à cet effet M. d'Hardancourt, payé 1.200 francs par an ; mais Luigny, qui a de grands besoins et peu de scrupules, refait la liste à son gré, y met ses maitresses ou des prête-noms. La duchesse, sans regarder, fait signer à l'Impératrice, et Ballouhey est obligé de payer. Sans doute, pour les bienfaits qui excèdent 300 francs et pour les pensions, l'enquête est plus sérieuse et il en reste trace ; on retrouve là bien des habitués de Joséphine : peu leur importe qui est l'Impératrice, pourvu qu'elle paye. Pareillement, les dons annuels aux curés et aux sœurs des résidences, les dons pour quelque malheur public, incendie ou explosion de mine, mais les sommes les plus importantes passent sous la rubrique : Distribué à divers. Ainsi, en 1810, sur 80.000 francs touchés, 63.070 francs le sont sans autre justification ; en 1811, sur 120.000 francs, 73.110. En 1812, la recette est portée à 160.000, mais Luigny est soupçonné : le distribué à divers n'atteint que 31.110 francs. Par contre, les générosités que Marie-Louise fait à son intérieur montent à plus de 25.000 francs, et l'on paye sur la Cassette des fantaisies qui n'ont nul rapport avec la charité : un piano, des miniatures d'Isabey, deux trousseaux de 6.000 francs chacun pour les premières-femmes, des bagues, des fleurs, etc. En 1813, le distribué à divers disparaît presque : les premières femmes ont mission de distribuer aux solliciteurs mille francs par mois ; quant au reste, et c'est dix fois plus, il va à des pensions, des gratifications qui ne sont pas des secours, des dons de 10.500 francs à Mme de Montebello. A la fin, pour les quatre premiers mois de 1814, les trois quarts de la recette (30.000 francs sur 40.000), sont attribués aux femmes de l'intérieur.

Si, de ses intentions primitivement nobles, Marie-Louise s'est ainsi détournée, si elle n'a pu trouver une satisfaction dans des habitudes de bienfaisance, si, par la fâcheuse distribution des secours, il s'est répandu qu'elle est ladre et qu'elle n'aime pas le peuple, à qui la faute ? N'est-ce pas Mme de Montebello qui a charge de la Cassette ? N'est-ce pas elle qui doit instruire l'Impératrice des moyens de plaire aux Français, et ne devrait-elle pas mettre son amour-propre à ce qu'en cela, la réputation de sa souveraine égalât au moins celle de Joséphine ?

Et qu'eût dit la nation, si elle avait appris que, sur cette cassette, une part notable s'en allait, chaque année, à Vienne, pour les pensions que payait Marie-Louise à son ancien service ? En avait-il fallu beaucoup plus pour qu'on accusât Marie-Antoinette de faire passer en Autriche les trésors du Royaume ? Dès le 15 juin 1810, l'Empereur a, sur la Grande cassette, accordé une pension de 25.000 francs à Mme Lazansky, en considération des services qu'elle a rendus à l'Impératrice, mais, pour le petit monde, si ce n'est d'abord, en 1810, que 4.870 francs que Marie-Louise envoie à M. de Sonner de Sonnenschild, conseiller aulique, chargé de ses affaires à Vienne, la somme se trouve doublée en 1811 (9.378 francs), triplée en 1812 (15.178 francs) et, en 1813, atteint encore 14.842 francs.

Qu'est cela, d'ailleurs, près de ce qu'elle envoie à sa famille ? Dès son arrivée, des porcelaines de Sèvres, des tapisseries, surtout des robes, des lingeries, des chapeaux, des fleurs pour la chère maman et pour les petites sœurs, des joujoux, des bonbons, des armes, des petits meubles. L'empereur François est amateur de gravures, il aura tout ce qui a paru et paraîtra à Paris. Aux étrennes, aux jours de nom, aux jours de naissance de chacun, des convois parlent pour Vienne, avec tout le précieux, tout le galant, toute la mode de Paris. Les garçons de garde-robe sont constamment employés à emballer des objets, l'ambassadeur de France à surveiller l'arrivée des caisses. Rien que d'emballages à destination de Vienne, on paye 4.233 francs en 1810, 2.881 francs en 1811, 3.021 francs en 1812, 2.652 francs en 1813. N'y a-t-il donc là personne pour avertir du danger, pour dire combien ce peuple s'inquiète de l'étranger, comme il est jaloux de ses souverains et les veut tout à lui ; comme, avec ses nerfs à fleur de peau, il est prompt à soupçonner la trahison et quel peu de distance il y a entre son enthousiasme et son exécration ? Au lieu de mettre Marie-Louise en garde, Mme de Montebello la pousse aux regrets, la provoque à des confidences qu'elle sait plaire, et, parlant sans cesse de l'Autriche, renouvelle à chaque instant le sacrifice.

Alors, devant le plus radieux des paysages de France, Marie-Louise rêve aux environs de Vienne, et elle dit comme elle souhaiterait qu'une baguette magique lui en découvrît seulement un coin.

 

***

La dame d'Atours seule pourrait, à la rigueur et dans une mesure très faible, opposer une influence à celle de la dame d'honneur, mais, par là même qu'elle est plus instruite de l'étiquette, plus écartée des intrigues, plus douce, plus simple et mieux élevée, Mme de Luçay se renferme davantage dans des fonctions qui exigent, d'ailleurs, pour être bien remplies, une attention constante et une surveillance de tous les instants. Chargée de tout ce qui concerne la surveillance des Atours, soit pour le matériel, soit pour le personnel, elle en prend un tracas infini, car tout, en réalité, roule sur elle. De nature assez peu ordonnée et toujours en retard, elle a la terreur des responsabilités et elle craint comme le feu les reproches de l'Empereur, pour qui elle éprouve, depuis qu'elle est entrée dans la Maison — et ce fut au Consulat à vie — une admiration qui la paralyse. Aussi bonne épouse que bonne mère, elle court sans cesse de son mari, presque toujours malade, à sa fille, Mme Philippe de Ségur, et à son fils ; aussi trouve-t-elle à peine le temps matériel de remplir les obligations d'une place où l'infini détail des règlements n'est égalé que par la difficulté de s'y conformer avec exactitude et où, sans aucun espoir de réciprocité, il lui faut, de plus, suppléer la dame d'honneur chaque fois qu'il plaît à la duchesse de s'absenter, car elles deux seulement peuvent approcher l'Impératrice.

Ce n'est point une médiocre tâche déjà de succéder en quelque façon à Joséphine en cette souveraineté qu'elle s'est créée comme arbitre des modes et impératrice des élégances. Marie-Louise n'y peut avoir de prétentions, car à peine lui a-t-on accordé le droit de choisir ce qu'elle doit porter et, pour se former un goût à la française, où prendrait-elle le temps et les moyens ? D'ailleurs, à quoi lui servirait-il de le désirer ? Il est défendu, dit le règlement, de laisser entrer dans les appartements de Sa Majesté ou approcher d'elle, aucun marchand, ouvrier ou ouvrière, même ceux brevetés pour le service de Sa Majesté. Seulement, de temps à autre, la dame d'Atours peut faire entrer une ouvrière pour essayer des robes ou des modes à Sa Majesté. Cette ouvrière ne doit jamais adresser la parole à Sa Majesté, mais à la dame d'Atours.

C'.st donc à la dame d'Atours qu'incombe le choix de tous les ajustements que portera l'Impératrice : Elle doit veiller à ce que les fournitures nécessaires pour les Atours de l'Impératrice soient faites d'une manière convenable et en proportion des besoins. Elle arrête le prix des objets à fournir et en ordonne le paiement, lorsque les fournitures sont constatées par la garde d'Atours. Toutes les fournitures sont faites sur un ordre écrit de la dame d'Atours et adressé par le secrétaire des Dépenses aux marchands ou ouvriers brevetés pour le service de Sa Majesté. La garde d'Atours ne reçoit les objets fournis pour Sa Majesté qu'avec l'autorisation de la dame d'Atours.

L'Impératrice n'est donc en rien consultée. Tout au plus, sur.une carte, lui présente-t-on les échantillons des étoffes, rien des modèles, ni des garnitures, rien de l'ensemble et des détails. Leroy exécute les robes sur les mesures qu'il n'a pas prises et qu'on lui a données une fois pour toutes. Ainsi est-il des corsets, des gants, des souliers, des objets de la toilette intime qui exigent d'être le mieux ajustés.

Ce n'est pas tout : Les quantités de robes et objets principaux à fournir pour Sa Majesté sont déterminées pour chaque saison. Ainsi nulle fantaisie, et il va de l'Impératrice comme d'un soldai qui a sa masse d'habillement et dont chaque effet a une durée que règlent les ordonnances. Ce n'est pas que la dépense ne doive être grande et que l'Empereur lésine. Il passe pour la Toilette 30.000 francs par mois ; il prétend qu'avec celle somme de 360.000 francs, on espace sur les quatre saisons : dix-sept grands habits, de 2.000 à 6.000 francs ; quatorze robes longues, de 800 à 1.500 francs ; quatre-vingt-quatorze robes du soir, de 400 à 1.000 francs ; vingt-quatre robes de bal, de 600 à 1.000 francs ; cent dix robes du matin, de 300 à 400 francs ; soixante redingotes, de 300 à 500 francs ; et vingt-huit babils de chasse, de 1.000 à 1.200 francs ; mais, ces quantités, loin de les augmenter, Marie-Louise les diminue singulièrement. Ainsi, en 1810, elle commande seulement onze grands habits, une robe longue, quarante-trois robes du soir, quatre robes de bal, quatorze robes du matin, vingt-quatre redingotes et huit habits de chasse ; en 1811, douze grands habits, point de robe longue, cinquante-deux robes du soir, point de robe de bal, dix robes du matin, vingt et une redingotes et onze habits de chasse ; mêmes quantités en 1812, et, en 1813, six grands habits, quarante robes du soir, une robe de bal, cinquante-trois robes du matin, treize redingotes et deux habits de chasse. Cela fait une différence de moitié sur ce que l'Empereur a prévu. Aussi, pour les étoffes, modes, schalls, le total monte, en 1810, à 195.038 francs ; en 1811, à 235.632 francs ; en 1812, à 132.094 francs ; en 1813, à 198.212 francs, et c'est compris les présents à la chère maman et aux petites sœurs, les déguisements des dames de la Cour, et l'imprévu. A ce chiffre il faut ajouter les rubans et les nouveautés, qui n'excèdent guère 2.500 francs, les fleurs artificielles 3.000 francs, les fourrures 1.000 francs, la lingerie 00.000 francs, la parfumerie, les gants et les éventails G.000 francs, les corsets et les objets de tailleur 2.500 francs, les chaussures 8.000 francs ; restent les menues fournitures, les ouvrières, le blanchissage, les emballages et frais de transport. Au total, pour la toilette proprement dite, de 1810 à 1814, c'est-à-dire en quatre pleines années, Marie-Louise dépense 1.169.097 francs 48 centimes, au lieu de 1.650.000 francs que comporterait son budget ; en réalité, en quatre ans, à peine dépense-t-elle ce que Joséphine dépensait en une année.

Si elle était Française, ne croirait-on pas, à une telle sagesse, qu'on lui a enlevé toute velléité de coquetterie en lui interdisant de se mettre devant le couturier en rivalité avec les autres femmes, de choisir ce qui lui sied, de vouloir ce qui lui plaît, de critiquer les façons, d'en reprendre les défauts, de soutenir les douloureux et pourtant désirés essayages, et de croire ainsi diriger la mode ? Quelle femme de Paris trouverait un plaisir à ces robes qu'elle n'a point discutées, pour qui elle n'a pas même été consultée, et qu'a commandées comme pour elle-même la dame d'Atours ? Certes Mme de Luçay aies meilleures intentions, et elle s'ingénie ; mais, avec ses quarante et un ans, — car elle est du même âge que l'Empereur — sait-elle bien ce qui sied aune femme de vingt ans ? Elle qui ne fut jamais des grandes élégantes, a-t-elle la notion de ce qu'il faut pour l'être ? Sans doute, aux dépens de sa bourse, elle s'y applique ; chez Leroy, son compte passe 7.000 francs en 1812 et 8.000 francs en 1813, mais, pour avoir obéré son ménage, en devient-elle plus savante ? N'est-ce pas un don de nature où l'argent importe assez peu, et n'est-il pas vrai qu'une femme ne se rend pas coquette à sa volonté et n'acquiert point, surtout pour les autres, la faculté de parer et d'embellir, si elle ne l'a pas d'instinct ?

Pourtant, à l'allemande, Marie-Louise prend goût à sa toilette, telle que la lui compose et la lui impose la dame d'Atours. Elle ne tarde pas à penser que l'on ne sait se mettre qu'à Paris, et que là seulement on s'habille. Elle admire de confiance tout ce qu'on lui prépare ; elle se réjouit de se trouver à la mode et n'entend plus que la toilette à la française. Elle prend un grand mépris pour ce qu'on porte en Allemagne, et il suffit que les robes aient été choisies pour elle et exécutées par son couturier pour qu'elle soit heureuse de les endosser. Seulement, ce goût qu'elle acquiert est toujours subordonné à son budget qu'elle ne veut pas dépasser et sur lequel même elle entend, pour plaire à l'Empereur, faire des économies. Elle ne veut pas être grondée par lui ; elle ne veut pas faire de dettes ; et l'effroi qu'on lui a donné des dépenses de Joséphine et des colères de Napoléon l'amène à des raffinements de comptabilité, à des recherches d'ordre, à des classifications sans fin, à des règlements qu'elle s'impose à elle-même et qu'elle rend exécutoires par la dame d'Atours.

De cette forme, nullement latine, peut-être germanique, mais surtout princière, dont elle envisage la toilette, de celle façon de viser des quantités, non des objets déterminés ayant chacun leur nom et leur personnalité, est-il une preuve meilleure que cette note où elle inscrit ce qu'on devra préparer chaque jour :

SERVICE DU MATIN

Un peignoir ou redingote ouatée.

Une robe ou habit.

Une chemise.

Un fichu ou guimpe.

Un jupon de percale.

Un voile en cas de besoin.

Un jupon de soie.

Un schall cachemire.

Six mouchoirs.

Une paire de gants.

Une paire de bas de coton.

Un éventail.

Une paire de bas de soie.

Six serviettes de toilette.

Une paire de souliers ou bottines.

Six frottoirs de batiste.

APRÈS-MIDI, autant.

POUR COUCHER

Un peignoir ou redingote ouatée.

Un fichu de batiste garni quand la chemise n'est pas à col.

Une camisole.

Un bonnet.

Six serviettes.

Un serre-tête.

Un petit jupon.

Six mouchoirs de batiste.

Un schall.

Une chemise de nuit.

Une paire de chaussons.

Pourvu que telle espèce se trouve dans les corbeilles, cela suffit. — Et, en passant, ne faut-il pas noter comme un trait de nature, cette manière dont elle s'habille de nuit, la quantité de vêtements, les précautions prises, ces façons très jeune fille, si différentes de celles qu'avait Joséphine pour le coucher et qui, en l'Impératrice, montrent l'archiduchesse persistante, la pensionnaire à qui son aja recommande de se bien couvrir — car, dans une chambre où l'on couche, il est malsain de faire du feu ?

Elle pousse si loin les choses, qu'elle prend, de sa main, la note précise de ce que coûte chaque objet de sa toilette. Elle sait le prix qu'il faut payer chaque espèce de paire de gants — les superfins très longs, blancs ou de couleur, à quatre francs cinquante, les moins longs à quatre francs, les amadis de peau de renne à neuf francs, de daim à sept francs cinquante, doublés en renne à six francs ; les amadis blancs ou de couleur à deux francs cinq et les chevreaux à quatre francs. Elle sait le compte de son linge, ce qui est à Paris, ce qui se trouve dans les résidences, ce qu'on a perdu, ce qu'on doit réformer. Elle sait, par le menu, le prix qu'on paye au blanchisseur pour chaque série d'objets, et si elle ne reçoit pas elle-même son linge, il ne s'en faut guère. A-t-elle, sur l'ordre et aux frais de l'Empereur, commandé des dentelles dans les manufactures de Bruxelles, elle inscrit, de son écriture menue et enfantine, les numéros des dessins, les prix, l'époque de la livraison, les ordres qu'elle a donnés : On mettra la petite bordure du n° 1633 ; au lieu de la draperie, la robe doit avoir un joli semé, et elle écrit : Une redingote n° 1031, à draperie en plein, montera en forme de colonnes jusqu'à la ceinture, et le milieu semé en petits bouquets ; une pèlerine doublée en plein, même dessin ; 1 aune ¾ dentelles à deux têtes ; 7/8 idem, plus étroite, pour deuxième rang de cou ; deux manches longues et corsage, 6.900 francs.

Ainsi tient-elle des notes de toutes choses et, au bas de chacun des comptes, appose-t-elle sa signature minime qu'accompagne un petit paraphe, ordonné, soigneux et propre.

Point de gâchage, pas plus que de fantaisie. Elle a trouvé cent quarante-quatre chemises dans son trousseau : en cinq ans, elle en achètera douze et en réformera une seule ; elle a dû acheter douze jupons : en cinq ans, pas un n'est réformé ; trente camisoles, elle les aura encore en 1814. Pour les peignoirs, les mouchoirs, les fichus de nuit, les fichus du matin, les bonnets, les serre-tête, les bas de colon, c'est tout de même : achats insignifiants, réformes nulles. Pourtant, elle introduit à Paris une habitude de toilette qui n'y était point d'usage. Elle a apporté de Vienne, et l'on a mis de côté, huit caleçons de toile et cinq de percale. Jusqu'en 1812, elle y a renoncé, mais alors elle rachète vingt-deux pantalons de colon et, en 1813, vingt-quatre caleçons. C'est là, dans les mœurs intimes de la femme française, la révolution que fait Marie-Louise — car on imite l'exemple impérial et, dès lors, apparaît le pantalon qu'imposeront définitivement l'invasion anglaise, la Restauration et la pruderie obligatoire.

Si du linge on passe aux robes, c'est un étonnement ; près de ce qu'ils étaient au temps de Joséphine, que deviennent les profils des femmes de chambre ? En 1810, tant de son trousseau que des commandes de l'année, l'Impératrice a eu dix-huit grands habits, cinq robes longues, soixante-trois robes du soir, neuf robes de bal, vingt-huit robes du matin, trente-six redingotes, quatorze babils de chasse. A la fin de l'année, que réforme-t-elle ? Treize robes du soir, deux robes du matin et neuf redingotes. La proportion est pareille les années suivantes. Où seulement s'exerce sa coquetterie personnelle, c'est sur les gants et les souliers. Ne sait-on pas qu'elle a les plus petites mains du monde et les plus petits pieds ? Elle y porte un soin particulier et, dans ce cas unique, cède à des fantaisies : sur 1.154 paires de gants qu'elle a en 1810, elle en réforme 793 ; sur 63 paires de brodequins, 51 ; sur 476 paires de souliers, 440. Tout le reste, elle l'accumule, non qu'elle soit avare, mais qu'elle est ordonnée et qu'il lui déplaît de jeter ce qui est encore bien beau. Il ne semble pas, pourtant, que, comme d'autres femmes, elle s'attache de préférence à des robes ; toutes lui plaisent également, pourvu qu'elles soient de Paris ; elle ne se plaint que si elles la gênent, si l'étoile grippe à l'approche du feu, ou si elle est rêche sous la main, comme le cachemire français à fond blanc, dont Isabey a fourni les dessins. A l'agrément de s'habiller autant qu'elle souhaiterait, elle préfère hautement de ne point être grondée par l'Empereur, et pas un instant elle ne songe que cette gronderie qu'elle redoute et qu'elle évite, la ferait ensuite plus désirable, en la rendant plus femme. Elle se trouve satisfaite aux éloges qu'elle reçoit, aux comparaisons que, mentalement, l'Empereur doit faire entre ses deux femmes, et qu'il ne se retient pas d'exprimer à un de ses ministres quand, après avoir pour la dixième fois payé les délies de Joséphine, il écrit : L'Impératrice Louise a cent mille écus ; elle ne dépense jamais celle somme ; elle solde sa dépense tous les huit jours, se prive de robes si cela est nécessaire, et s'impose des privations pour ne pas avoir de dettes. Et cela est vrai, car sur les trente mille francs mensuels, elle en met de côté dix mille pour le remplacement de la Corbeille, et les vingt mille, elle ne les dépense même pas. Elle économise 24.280 francs en 1810, 39.042 francs en 1811, 95.524 francs en 1812, 133.563 francs en 1813, 75.282 francs dans le premier semestre de 1814.

C'est autant qu'elle prend aux commerçants de Paris habitués à une cliente telle que Joséphine, qui ne savait, ni ne voulait compter. Ici, l'on paye chaque mois, mais que leur importe ? et, déjà mécontents de n'avoir plus leurs entrées au Palais, d'avoir perdu les agréments et les familiarités des essayages, ils font chorus avec les dames de la Cour ; ils répandent des histoires sur les ladreries qu'on leur fait ; ils dénoncent les fautes de goût et les manques d'élégance ; ils accusent l'Impératrice ; ils se vengent sur Mme de Luçay, et, de la popularité qu'avait Joséphine chez les marchands— de là, dans toute une classe de bourgeoisie riche — se compose l'impopularité de Marie-Louise qui, pour plaire à son mari, se trouve déplaire à tout un peuple.

Si elle se laissait entraîner, ce serait encore par les bijoux, mais combien peu ! De ceux qu'elle achète pour elle, non pour des présents, six seulement passent 8.000 francs ; les trois gros achats, c'est une parure de turquoises, diamants et perles de 31.096 francs ; pour 78.848 francs le complément de la parure en opales de la Corbeille — grand bandeau formant ceinture, deux bandelettes et deux bracelets —, et pour 16.858 francs, le complément de la parure en rubis du Brésil et diamants. Le reste, de pure fantaisie, de souvenir, de tendresse : Almanach-souvenir émaillé avec peinture sur émail, bracelets en pierres de couleurs formant les noms de Napoléon et de Louise, bracelets en or, en pierres de couleur ou en cheveux avec des miniatures, boites avec des bas-reliefs d'allégorie, collier avec les portraits des archiduchesses, c'est là le plus dispendieux ; après, des petites bagues dont la plus chère est de 484 francs, des chaînes d'or ou de jaseron pour les montres, quelque fermoir d'escarcelle pour un sac à la Catherine de Foix ou pour une aumônière, des parures de jayet ou de corail, d'incrustations de Florence, d'agate, d'améthyste, de bleu de nacre, de pastilles vertes ou de grains de lapis, des 500 francs, des 300 francs, des 30 francs, des 18 francs ; en tout, quinze objets excédant 1.000 francs. Si, par année, elle dépense chez les bijoutiers 50.000 francs, c'est tout au plus — 52.941 francs en 1810, 26.286 francs en 1811, 38.866 francs en 1812, 51.040 francs en 1813 —, et là-dessus, combien d'objets on va la voir donner !

Ici encore un exemple suffit pour montrer le caractère : le joaillier delà Couronne lui fait présenter une parure de rubis du Brésil, montée au dernier goût : diadème, collier, peigne, boucles d'oreilles, ceinture ; cela vaut 46.000 francs. Elle en a grande envie ; mais le jour de l'an approche, elle compte faire à ses sœurs pour 25.000 francs de cadeaux, n'a plus à disposer que de 15.000, et, voulant finir l'année sans une dette, renvoie la parure. Le secrétaire des Dépenses, avant de la rendre au joaillier, coule l'histoire à Duroc, qui en régale aussitôt l'Empereur. Napoléon ordonne une parure exactement semblable, mais avec des rubis de 400.000 francs et il l'offre à l'Impératrice qui, joyeuse du présent, est mécontente d'avoir été trahie.

Tenant comme elle fait à ce qu'elle possède, et ordonnée comme elle est, elle est inconsolable s'il lui arrive de perdre un bijou et, par une sorte de fatalité, elle en perd souvent. Il y a d'abord une perle égarée qui cause un grand émoi, car elle est à la Couronne. Lors d'un récolement que fait, à son entrée en fonctions, un nouveau caissier du Trésor, on constate, qu'au lieu de quarante-six perles, il n'y en a. que quarante-cinq au collier à un rang mis à l'usage de Sa Majesté : enquêtes, interrogatoires, rien ! On remonte jusqu'à Marie-Louise à qui l'on présente le procès-verbal, et elle écrit : J'ai perdu la perle dont il est question l'année dernière dans le Salon de famille. Après, c'est un bracelet à sept rangs de petites perles qu'elle a apporté de Vienne et où, pour fermoir, elle a mis une miniature de l'Empereur en pied ; après, un autre bracelet fait de tresses en cheveux attachées par un diamant qui recouvre des cheveux de son fils et qu'entourent huit pierres de couleur formant le mot Napoléon. Pour le chercher, tout Saint-Cloud est mis sur pied, en vain. Marie-Louise ne peut, en conscience, accuser qu'elle-même ; mais combien de femmes à sa place rendraient les femmes de chambre responsables, et plus encore la dame d'Atours ? Pour peu que Marie-Louise eût pris' en antipathie la régulatrice de la toilette, elle n'y manquerait pas ; mais il ne se passe rien de tel. Mme de Luçay n'est pas plus pour elle un objet de haine — ce qu'elle ne manquerait pas d'être pour toute Française — qu'elle ne devient à l'inverse l'être indispensable et nécessaire comme si elle s'était constituée l'institutrice de beauté, l'initiatrice des élégances, la provocatrice des tentations. Elle se tient à sa fonction où elle n'a nul service à rendre que légal et réglementaire ; par suite point d'entente, point de complicité, mais aussi point de question qui se soulève et, du fait de la toilette, point de querelle qui s'émeuve de l'Impératrice à elle. Respectueuse par tempérament et n'ayant garde de glisser aux familiarités, Mme de Luçay s'en lient là, et quoiqu'elle paraisse chaque jour, elle ne s'attarde que le temps qu'il faut dans l'Appartement intérieur. Elle y a pourtant le commandement sur tout le personnel des Atours, mais la dame d'honneur y donne aussi ses ordres, et ses pouvoirs sont plus amples que ceux de Mme de Luçay, obligée de suivre un règlement très sévère et où chaque cas est prévu.

 

***

Ce personnel de l'Appartement intérieur et des Atours se compose des premières-femmes, des femmes de garde-robe, de la garde d'Atours, du valet de chambre-coiffeur, des filles de garde-robe et des porte-malles. Marie-Louise n'est pas, sans doute, comme Joséphine, une femme à femmes de chambre. N'ayant pas de besoins de coquetterie, étant parée uniquement de jeunesse et de fraîcheur, elle n'a pas besoin de ces services intimes qui établissent de maîtresse à servante une familiarité, qui créent des secrets communs et qui, même uniquement réduits à la toilette, forment des complicités qu'on ne saurait rompre sans redouter les indiscrétions ; mais, avec ses femmes, elle vit constamment et elle est obligée de vivre ; elle les commande, mais elle se sent surveillée par elles et elle ne peut douter qu'entre les ordres qu'elle donnerait et ceux qu'a donnés l'Empereur, ce ne soit à ceux-ci qu'on obéit.

Les Premières-femmes sont au nombre de six et on les appelle communément femmes rouges, parce qu'elles portent des robes uniformes de soie couleur amarante, du même ton que l'habit des chambellans. Quatre sont constamment de service : une tient la porte de communication de l'Appartement d'honneur à l'Appartement intérieur, où nul ainsi ne saurait entrer sans être vu, et une autre tient, du côté de l'intérieur, la porte de la pièce où se trouve Sa Majesté. L'Impératrice est donc constamment encadrée par ces deux sentinelles, parfaitement vigilantes, et, dans la pièce même où elle se trouve, les deux autres femmes rouges ont leurs entrées. Leurs fonctions consistent à faire arranger l'Appartement intérieur ; à servir l'Impératrice à son lever, à son coucher, à sa toilette, à ses repas lorsqu'elle mange dans son intérieur. Elles entrent les premières dans l'appartement, font allumer le feu, ouvrir les volets ; puis, quand l'Impératrice est habillée, elles font faire le lit et approprier l'appartement ; après le coucher, elles sortent les dernières, éteignent le feu et les lumières ; une, enfin, couche dans la pièce la plus voisine de celle où couche Sa Majesté, du côté de l'Appartement d'honneur.

En outre, une des premières-femmes est désignée par la dame d'Atours pour garder les bijoux appartenant à l'Impératrice ; le récolement en est fait chaque mois sous sa responsabilité, et toutes les fois qu'un objet est remis au bijoutier pour le monter ou le changer de forme, il faut une autorisation spéciale. Une autre femme rouge est chargée de la garde des ouvrages et des métiers ; une de l'écritoire et de la bibliothèque ; une de la musique, des dessins et peintures. Toutes alternativement écrivent sous la dictée de l'Impératrice et lui servent de secrétaires.

Ce service, comme on le voit, est un mélange de celui qu'au temps de Joséphine on demandait aux premières-femmes et aux dames d'annonce, mais quelle différence entre les temps elles personnes, quelle distance d'un règlement à l'autre et comme les consignes sont autrement observées !

Nulle des premières-femmes de Joséphine n'a été conservée, nulle non plus des dames d'annonce. Vainement ensuite ont afflué les demandes, et vainement des personnes bien nées ont-elles humblement sollicité. L'Empereur a décidé que les femmes rouges seraient îles veuves ou filles d'officiers, dames ou élèves des Maisons-Napoléon d'Ecouen ou de Saint-Denis. Une seule exception a été faite pour la gardienne des bijoux, Mme Ballan, femme d'un ancien trésorier général des Finances, que la Révolution a ruiné et qui, retiré à Nantes, a failli y devenir une des victimes de Carrier. Toutes les autres viennent de la Légion d'honneur : ainsi Mlle de Bois-Brûlé, fille de M. de Bois-Brûlé, général de brigade, ancien chevalier de Saint-Louis, ainsi, Mme Durand, fille de M. Cohendet, capitaine, chevalier de Saint-Louis, commandant la forteresse de Strasbourg, et veuve du général de brigade Durand, défenseur du fort Vauban en 1793 ; ainsi, Mlle Katzener, plus tard Mme Hurault de Sorbée, belle-sœur de M. Kuhmann, colonel employé à Saint-Cyr : ainsi Mme Mallerot, plus tard Mme Girard, fille d'un adjudant-commandant, officier de la Légion, dont la veuve est dignitaire à Ecouen : ainsi, Mlle Rabusson, plus tard Mme Héreau, sœur du baron Rabusson, chevalier de la Légion, capitaine aux Chasseurs à cheval de la Garde.

Les gages qui sont payés aux premières-femmes sont médiocres : 4.000 francs par an, mais, au jour de l'an, l'Empereur donne 2.000 francs à chacune et l'Impératrice autant. Aux occasions, les gratifications ne manquent pas : elles ont eu 2.000 francs pour le voyage de Braunau ; plus tard des 600, des 3.000 francs. Une même, Mme Ballan, lient de l'Impératrice une pension de 1.500 francs. Celles qui se marient reçoivent de l'Empereur une dot de 10.000 francs et de l'Impératrice un trousseau de 6.000. Les premières réformes de la garde-robe sont pour elles, et si ces profits n'égalent pas ceux qu'on faisait au temps de Joséphine, ils sont encore notables, car ils portent surtout sur des étoffes en pièces. Seulement, par ordre exprès de l'Impératrice, il est interdit d'envoyer aucun des objets réformés dans des magasins ou d'en faire aucune espèce de négoce, ni de les donner en paiement ou en troc aux marchands. Enfin les femmes rouges sont traitées en dames, non en servantes ; on leur passe une femme de chambre pour deux ; elles ont leur table particulière où on leur sert, au déjeuner, le café et un petit pain ; au dîner, un potage, le bœuf, deux entrées, un rôt, deux entremets, une salade et deux desserts ; au souper, quatre assiettes de desserte, une salade et deux assiettes de dessert.

La place est donc des meilleures et digne d'être recherchée, car, outre les avantages présents, il en est d'avenir : bourses dans les lycées ou dans les maisons Napoléon pour les garçons et les filles, bonnes retraites, et, pour celles qui sont à marier, des époux bien notés pour qui s'ouvrent, à l'armée ou dans la Maison, de fructueuses carrières ; mais les femmes rouges, premières-femmes de chambre selon leur désignation officielle, peut-être qualifiées dames d'annonce, et, à en croire l'une d'elles, dites à la fin lectrices (de cela nulle trace), ne doivent pas un instant, et pour si peu que ce soit, se relâcher de leur consigne. On les a choisies filles, sœurs, femmes ou veuves de soldats, parce qu'elles savent ce qu'est une consigne, et, si elles l'oublient, l'Empereur lui-même se charge de les rappeler à l'ordre. Qu'on y pense : aucun homme, sauf le secrétaire des Dépenses et plus tard le secrétaire des Commandements, ne doit pénétrer dans l'Appartement intérieur sans un ordre écrit de l'Empereur ; aucune dame, même dame du Palais, sans une lettre d'audience de l'Impératrice. Aux leçons de dessin, de musique, de broderie, une femme rouge assiste et, sous aucun prétexte, elle ne s'écarte. L'Impératrice veut-elle faire écrire, c'est une femme rouge qui écrit. L'Impératrice veut-elle lire, c'est une femme rouge qui lit. La nuit, si l'Empereur vient chez l'Impératrice, c'est en éveillant la femme rouge. Nulle exception, nulle permission qui vaille. Biennais a confectionné pour l'Impératrice un serre-papiers à secret, et l'Empereur a spécialement permis que, pour en démontrer le mécanisme, Biennais fût, à Saint-Cloud, introduit dans l'Appartement intérieur. Par discrétion, la femme rouge s'est retirée, durant ce temps, dans un coin de la chambre ; l'Empereur survient, s'emporte, nie la permission donnée, réprimande sévèrement la femme rouge, qui se retranche sur le peu d'importance de Biennais. Qu'importe, dit l'Empereur, c'est un homme ! Un autre jour, à la leçon de musique, pour donner un ordre, la femme rouge entr'ouvre la porte et y passe la moitié du corps. L'Empereur arrive par l'autre porte : Madame, dit-il, j'honore et je respecte l'Impératrice, mais la souveraine d'un grand empire doit être placée hors de l'atteinte d'un soupçon.

S'il tolère un secrétaire des Dépenses qui n'a guère avec l'Impératrice que des rapports d'écritures et qui, habitué en sa place depuis 1804, lui est connu pour être de mœurs simples et d'habitudes presque maniaques, il ne peut se décider, durant les trois premières années, à nommer un secrétaire des Commandements, si pressantes que soient les instances et si nombreux les concurrents : ce n'est qu'en 1813 qu'il détache, de son propre service, Méneval, épuisé par la campagne de Russie, et qu'il le met près de l'Impératrice comme l'homme de son intime confiance, un mentor et aussi un-surveillant.

En tout cela, il obéit à deux sentiments, l'un monarchique, l'autre qu'on peut dire oriental. Il a vu et su quels ravages a exercés sur l'esprit public, sur l'esprit de la Cour, la suppression ou au moins l'amoindrissement de l'étiquette par Marie-Antoinette. Gardée, surveillée, emprisonnée par l'étiquette, la reine de France n'eût point été soupçonnée ; nulle bruit n'aurait couru, nulle calomnie ne se serait répandue. Personne n'eût osé discuter la légitimité des Enfants de France. Plus la quatrième dynastie est nouvelle, plus Napoléon prétend la mettre au-dessus de telles attaques ; plus il veut prouver qu'elle procède de lui et que ses descendants, en reproduisant ses traits physiques, reproduiront aussi son caractère moral et intellectuel. Mais, à l'impression dynastique et raisonnée, une autre, personnelle et instinctive, se superpose, qui résulte de ses propres expériences. De ses victoires faciles et singulièrement promptes, il conclut qu'il n'est pas de femme qui sache ou puisse se défendre, et que le seul moyen d'empêcher la femme de faillir, c'est de la mettre dans l'impossibilité physique de succomber. Il veut, non seulement pour les autres, mais pour lui-même, la certitude que la vierge qu'il a épousée ne sera qu'à lui — et pour cela il l'enferme. Cela ne marque pas grande estime pour la femme, mais il fut le mari de Joséphine.

Donc, les femmes rouges sont le ressort principal de l'Appartement intérieur ; rien ne s'y fait que par elles et sous leur surveillance. S'il devient nécessaire d'y faire entrer des ouvriers ou des frotteurs pour nettoyer l'appartement, elles ne les introduisent que lorsque Sa Majesté ne s'y trouve pas. Le valet de chambre-tapissier aide les femmes de garde-robe à faire le lit ; mais seul le valet de chambre-coiffeur est admis en présence de Sa Majesté : encore, ne vient-il que lorsqu'il est appelé par une des premières-femmes et, pendant qu'il coiffe l'Impératrice, les premières femmes se tiennent auprès de lui. Ce coi lieu r, dès qu'il approche la personne de Sa Majesté, peut-il avoir d'autres pratiques ? Par une jalousie nouvelle, par crainte des commérages, pour se réserver l'artiste qui sait lui plaire, l'Empereur entend que Duplan, l'immortel Duplan, abandonne toute clientèle. Il en coûte cher, car on le paye 24.000 francs par an, on le nourrit au Palais et on le loge aux Ecuries de Chartres. Encore se plaint-il, car il n'a plus les fournitures de jadis à Joséphine : en cinq ans, il vend tout juste à Marie-Louise, 1.500 francs d'objets de fantaisie. Lorsqu'il dit qu'il y perd, il dit vrai, et c'est au point que l'Empereur est obligé de se relâcher de sa sévérité et de permettre à Duplan de coiffer les dames de la Cour.

Faut-il, comme hommes, compter les deux garçons de garde-robe. Dubois et Peschard, chargés d'emballer, de déballer, de charger les voilures, enfin de faire les gros ouvrages pour les Atours ? L'Appartement intérieur leur est absolument interdit, et ils ne paraissent dans la lingerie et dans l'appartement des Atours que sur la demande des femmes de garde-robe.

Celles-ci, les femmes de chambre véritables, sont les femmes noires, parce qu'elles portent toujours un tablier de soie noire ; au-dessous d'elles, il y a les filles de garde-robe, les femmes blanches, qui portent un tablier blanc. Femmes rouges, femmes noires, femmes blanches, c'est le terme dont l'Empereur se sert toujours. Il y a six femmes noires, chacune à 2.000 francs de gages ; une est la garde des Atours, c'est Mlle Aubert que Napoléon a prise à Joséphine : elle est chargée des dentelles, des schalls, des robes et des modes. Elle les range dans des armoires dont elle a la clef, tient registre des objets qui lui sont demandés pour la toilette, et établit un livre avec la description et un échantillon des robes et des objets de mode. L'Impératrice y marque par une épingle ceux qu'elle veut mettre ou qu'elle désire emporter en voyage. La garde d'Atours remet chaque jour à une femme de garde-robe ce qu'on appelle le prêt du matin et du soir, c'est-à-dire ce qui est nécessaire pour le lever et le coucher. Elle vérifie les objets qui lui sont rendus et prend note sur un registre de ceux qui manquent. Tous les six mois, un récolement général est fait en présence de la dame d'Atours, et s'il y a lieu à des réformes, elles sont présentées à l'Impératrice qui seule décide.

Mêmes fonctions en ce qui touche le linge à Mlle Geoffroi qu'a placée Mme de Luçay, mais qui semble fort neuve en son métier, car elle demande à chacune de ses compagnes des leçons de service.

Les quatre autres femmes noires : Mme Edouard, Mlle Lebœuf, Mme Barbier et Mlle Honoré Lendormy, parentes ou alliées de maîtres d'hôtel, d'huissiers ou de valets de chambre de l'Empereur, sont constamment de service : deux savent coiffer, pour remplacer au besoin le valet de chambre-coiffeur, les deux autres savent coudre et faire des robes. Elles se tiennent dans une des pièces des Atours, n'entrent dans l'appartement que sur l'appel d'une femme rouge, font la toilette de l'Impératrice, l'habillent, la lèvent et la couchent. La nuit, une d'elles a un matelas dans une pièce voisine de celle où couche Sa Majesté, en travers de la porte qui mène chez elle. Marie-Louise est facile à servir, peu hautaine avec ce petit monde, cause volontiers et donne beaucoup. Elle prend en faveur une de ses femmes, cette Mme Edouard, qui de fait s'appelle Mme Thevenin. Elle lui donne chaque année 2.000 francs de gratification ; en 1816, elle la mènera à Parme, et elle est si bien habituée à elle, qu'en 1820, pour la ravoir, elle lui constituera une rente de 1.000 francs en tiers consolidé.

Les quatre filles de garde-robe, chacune à 1.000 francs de gages, les femmes blanches, préparent les bains, nettoient les porcelaines et les petits meubles de l'Appartement intérieur, arrangent les feux et les bougies, sont aux ordres des premières femmes pour tous les ouvrages, et n'entrent jamais dans la pièce où se trouve Sa Majesté, sinon le matin, avant son lever, pour faire le feu et ouvrir les volets. Une couche tout habillée dans une des dernières pièces de l'appartement pour être à la disposition de la première-femme.

Qu'on ajoute à ce personnel une garde-malade, Mme Blaise, qui paraît au moment de la grossesse, et une ouvrière des Atours, Mlle Clotilde que l'Impératrice semble avoir en gré, c'est là tout. — Et c'est tout ce que Marie-Louise voit familièrement de l'Empire, de la France, de Paris et de la Cour ; c'est là son habituelle société, c'est là uniquement qu'il lui est permis de chercher des distractions, d'entretenir des conversations et de trouver des amitiés. Ces quelques femmes, que rien n'a préparées à servir de confidentes ou même de servantes à une Impératrice et qui, les meilleures, apportent l'esprit étroit de garde-consigne, représentent pour elle l'opinion du public, de même qu'elles incarnent l'autorité du mari. Son palais est une prison, dorée sur tous les barreaux, mais qui n'en est pas moins close et gardée. De fait, le Harem. L'Empereur l'a voulu ainsi : il n'y a pas plus à se méprendre à ses volontés qu'il n'y avait à les discuter ; mais, pour le caractère, l'énergie, l'activité d'esprit de celle qu'il enferme ainsi, les conséquences sont faciles à prévoir, elle jour où il y fera appel, lui-même les sentira.

 

 

 



[1] On a prétendu que Lannes possédait un tel titre. La meilleure preuve que la Maréchale n'y avait aucun droit, c'est qu'elle désirait tant le recevoir. Au temps où les institutions héraldiques, toutes récentes, mais à bien des égards calquées sur les anciennes, étaient pleinement en vigueur, nul n'eût osé, sans décret d'érection et sans lettres patentes enregistrées, se revêtir d'un titre incertain attaché jadis par un prince étranger à une terre comprise par l'Empereur dans la dotation d'un duché d'Empire. C'est ici le cas et voici comment : Le 24 juin 1807, Napoléon avait distribué entre vingt-neuf officiers généraux des terres situées en Pologne, rapportant annuellement 273.588 écus et formant un capital de 26.582.652 francs. Entre autres, Davout avait obtenu la principauté de Lowicz estimée 4.834.838 francs, Ney la principauté de Sielun de 518.000 francs, et Lannes la principauté de Seviers de 2.674.280 francs. Le mot de principauté avait été employé : dans le décret pour désigner l'ensemble des terres comprises sous ce titre au temps où Lowicz était une des possessions de l'archevêché de Gnesen, où Sielun était l'apanage du curé et premier chanoine de la cathédrale de Plok et où Heviers appartenait au prince-évêque de Cracovie. Napoléon avait eu soin de stipuler que chacun de ces domaines était pour faire partie du fief qu'il était dans ses intentions d'accorder au donataire aussitôt qu'il aurait jugé à propos de statuer à cet égard. Or, la dotation du duché érigé en faveur de Lannes le 10 mars 1808, sous le titre de Montebello, conquit outre ces biens de Seviers, situés dans le grand-duché de Cracovie et rapportant annuellement 177.820 francs, d'autres biens sis en Wesphalie, d'un revenu de 100.000 francs et d'autres sis en Hanovre d'un revenu de 100.000 francs ; en sorte que la prétendue principauté de Seviers constituant une portion de la dotation du duché de Montebello, s'y trouva incorporée d'une façon essentielle et ne pouvait en être distraite sans que le duché même s'écroulât. Il ne sert de rien d'objecter que, depuis 1443, les princes évêques de Cracovie étaient souverains dans ce duché de Seviers qu'ils avaient acheté du duc de Teschen ; car si l'empereur Napoléon avait eu l'idée de constituer Lowicz, Sielun et Seviers en principautés souveraines, vassales du Grand Empire, ainsi qu'il avait fait pour Piombino, Guastalla, Bénévent Pontecorvo et Neuchâtel, il eût employé les mêmes formes et procédé par voie de décret et de message au Sénat.