L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

III. — LES CÉRÉMONIES DU MARIAGE.

 

 

Portrait physique et moral de Marie Louise. — Tout lui est neuf et inconnu, — Ses Goûts en contradiction avec les français. — Besoins d'affection. — Satisfaction de l'Empereur. — Concert à Compiègne. — Départ pour Saint-Cloud. — Transport de la Couronne. — Le Mariage civil. — Départ pour Paris. — Le Cortège. — L'Arrivée aux Tuileries. — La Galerie du Musée. — Le Salon carré. — Le Mariage religieux. — Le Banquet impérial. — La Bénédiction du Lit. —La Fête populaire. —Les Félicitations du lendemain.

 

A dix-huit ans et demi, Marie-Louise a une belle taille — cinq pieds deux pouces, — des épaules bien tombantes, un peu fortes, la gorge belle, mais grosse ; ses bras tout minces, rouges, contrastent avec l'épaisseur du buste ; ses pieds et ses mains, les femmes les disent ridicules à force qu'ils soient petits. Le visage vaut par les cheveux blonds, fins et abondants ; les yeux bleus, d'un bleu clair inanimé — faïence — saillent, à fleur de tête, sur la figure, de loin très fraîche, trop peut-être, de près, gravée de petite vérole et piquetée de rouge ; le nez, écrasé à la base, donne, au regard des yeux trop distants, quelque chose de kalmouk ; le bas est lourd, gourmand, sensuel, avec la lèvre inférieure tombant à l'autrichienne, montrant des dents blanches, assez séparées et portées un peu en avant. Rien d'ensemble : des parties de corps d'une nymphe à la Rubens, d'autres d'une enfant à peine formée ; surtout, point de grâce, nulle recherche de coquetterie, nulle idée d'arrangement, nulle étude des mouvements et des gestes, une timidité qui paralyse et qui, en supprimant toute aisance, enlève tout moyen de plaire. La nouvelle impératrice, avait dit Metternich, plaira à Paris et doit y plaire par sa bonté et sa grande douceur et simplicité. Plutôt laide que jolie, elle a une très belle taille, et quand elle sera un peu arrangée, habillée, etc., elle sera tout à fait bien. Mais, quoi qu'en dise le connaisseur Metternich, se rend-il compte de ce qu'est plaire à Paris et après Joséphine ? Quelle différence ici de l'ancien régime au nouveau, et comme, les distances s'étant rapprochées, le prestige du trône ne suffit plus en France à la souveraine ! Là où c'était assez jadis qu'elle parût, il faut à présent qu'elle prête quelque chose d'elle et qu'elle s'efforce pour.se faire bien accueillir. Alors qu'une banalité bienséante et quelques généralités appropriées la faisaient ci-devant trouver très aimable, il convient qu'aujourd'hui elle porte avec connaissance son attention sur chacun des êtres qui l'entourent et qu'elle ait pour le moins l'air d'en être informée. Les rangs ont disparu, quoique Napoléon ait tenté pour les rétablir : il y a seulement des titres ; mais celle hiérarchie, qui s'exprime par des qualificatifs, n'atteint pas le profond des consciences et des amours-propres. Un duc, s'il sent la différence d'un baron à lui, ne la voit pas de lui à un prince. Mis à part l'Empereur, qui s'est placé trop haut, il n'est pas de roi de sa famille qu'on tienne pour un supérieur, qu'on regarde comme d'une essence autre que la sienne, à qui l'on prête des droits primant tous les droits. L'impératrice participe de cette humanité : Joséphine, couronnée et sacrée, n'a point par là changé de substance ; Marie-Louise, archiduchesse, n'apparaîtra pas davantage à l'état de divinité. L'échafaud de la place de la Révolution n'a pas tué la royauté, mais il a tué la vénération. Il faut donc à l'impératrice nouvelle, pour qu'elle réussisse et se rende populaire, pour qu'à la Cour même elle ne rencontre pas des détracteurs acharnés, quelque chose des qualités mondaines, de la science des êtres, du tact et de la grâce qu'y portait Joséphine. On ne lui demandera point tout au premier coup, et l'on est disposé à faire crédit à sa jeunesse, pourvu qu'on sente les dispositions et la bonne volonté, qu'on conçoive l'espoir qu'elle se formera ; mais peut-elle se former ?

De nature, d'atavisme, d'éducation, elle est tout le contraire de ce qu'il conviendrait qu'elle fût. Elle est très neuve en impressions, aussi naïve qu'inexpérimentée, mais les quelques idées qu'elle a reçues d'enfance sont si fortement imprimées dans son cerveau que rien au monde ne saurait les effacer. Elle porte, en la pairie nouvelle que les défaites de sa patrie natale lui imposent, l'orgueil inébranlable de sa race et la certitude de la grandeur incomparable de sa maison. En fille obéissante et en sujette dévouée, elle subit l'époux qui l'a réclamée — et par quels arguments ! — elle pourra l'accepter, même s'attacher à lui ; des conditions particulières, physiques et morales, pourront lui faire trouver moins lourd qu'elle n'eût imaginé le joug qu'elle eut tant de peine à s'imposer ; mais l'époux seul ! Elle ne peut faire que, des Français, tout ne lui soit étranger et ennemi. Comme elle n'est point souple, et qu'à travers tout elle demeure archiduchesse et Allemande, elle ne peut prendre sur elle de marquer un intérêt à ce qu'elle hait ou dédaigne, de simuler une attention à ce qu'elle en trouve indigne et de témoigner des prévenances lorsqu'elle attend des respects. Tout lui est neuf et d'une nouveauté telle que ce ne sont pas seulement le pays et les visages, les noms et les litres, les modes et les usages, c'est tout qu'elle ignore, et son cerveau est construit et formé de telle façon qu'elle ne saurait jamais l'apprendre. C'était déjà loin Vienne de Paris, quand, quarante années en deçà, Marie-Antoinette vint épouser le dauphin : bien des choses fuient pour la surprendre ; acquit-elle jamais la compréhension de ce pays et telle n'est-elle pas l'explication de la plupart de ses fautes majeures ? Et pourtant celle-là, fille d'un duc lorrain, élevée par sa mère pour le trône de France, ayant reçu à tel effet les enseignements de l'abbé de Vermond, était, au moins, un peu instruite du personnel et des êtres. Les deux familles avaient des liens, des parentés, des traditions semblables. Les deux cours se recrutaient à peu près de même, et si la noblesse française se trouvait, par ses mésalliances, inférieure en pureté à la noblesse allemande, elle se relevait par l'éclat de son élégance et parla splendeur de son histoire. A présent, quelle opinion Marie-Louise peut-elle avoir de la France ? Depuis vingt ans, un mur, un mur maçonné du sang des rois, des reines, des nobles et des prêtres, est élevé entre les deux peuples, qui n'ont eu des relations que de malédictions, d'injures et de guerres. Derrière ce mur, une France nouvelle s'est formée, avec des hommes, des mœurs, des coutumes, des institutions qui n'ont nul rapport avec ce qu'on voit en Autriche. Au lieu du droit divin aboli, un autre droit souverain qui procède du peuple et de l'armée ; au lieu de la noblesse de la race et de la terre, une noblesse que procurent les actes et que confère le souverain ; au lieu des litres féodaux, inscrits dans l'histoire de France, familiers à toutes les cours et décrits dans tous les armoriaux, des titres empruntés à des villes ou des provinces d'Autriche, conquis en des victoires sur les armées autrichiennes, des titres dont chacun évoque une blessure à l'orgueil ou à la monarchie de l'Empereur Apostolique ou de la reine des Deux-Siciles. Et ces titres sont portés par des gens de loi ou des prêtres qui ont préparé ou accompli la mort de leur roi ou de leur reine, par dés soldats aux formes vulgaires, par des gens de rien. Les femmes de ces hommes, la poitrine découverte, la taille remontée aux aisselles, la robe légère collant au corps, libres, alertes, pétillantes et chatoyantes, avec des mines spirituelles, des gestes coquets, des indépendances d'attitude et même de mots, surprennent, étonnent, intimident. La plupart sont des bourgeoises, mais de Paris. Que leur dire et comment ? De quoi leur parler pour leur plaire et ne pas voir le coin moqueur de leur bouche rapetissée monter en épigramme ? Si, un temps, Marie-Louise eut une demi-Française pour gouvernante, ce ne fut point l'amour de la France que lui apprit Mme de Colloredo, ce fut la haine de la Révolution : donc, sur ce qui touche ou flatte ces femmes, l'histoire qu'ont faite leurs maris, les combats où ils se sont signalés, pas plus que sur ce qui est d'elles-mêmes, enfants, famille, pays, Marie-Louise n'a la moindre notion. Si elle a feuilleté des armoriaux, ces noms n'y figurent pas ; ce qu'ils représentent, nul hors de France n'a pu l'apprendre ; en France même, les mieux instruits des choses du passé, l'ignorent. Les modes, les recherches de toilette, les délicatesses d'un goût nouveau, plairaient encore à une souveraine dont l'élégance tournerait la tête et elle en parlerait, mais Marie-Louise y est aussi peu experte, et, pareillement, aux curiosités, aux spectacles, aux divertissements, à ce qui, à Paris, emplit la vie, la justifie, la charme, l'embellit et l'attriste. Par contre, aux choses qu'elle aime ou dont elle s'est proposé de faire à Paris son étude ou son plaisir, le Musée, les choses d'art, la musique, la botanique, les lectures d'histoire, —quel intérêt prendraient bien ces femmes ? D'elles à Marie-Louise, ce ne sont pas seulement deux races, deux nations, deux éducations qui se heurtent, mais comme deux siècles.

Toute sérieuse, familiale, enfermée entre les obligations strictes d'une vie claustrale, constamment entourée de malades, n'ayant eu, pour se distraire des désastres de sa maison et de ceux de sa patrie, que l'intimité de ses parents les plus proches, Marie-Louise a pourtant, au fond d'elle, des côtés d'enfance et des goûts de plaisir qui ne demanderaient qu'à paraître ; mais, là encore, elle demeure ce qu'elle est, de naissance et de race, Allemande en face des Françaises. Ce qu'elle aimerait, ce seraient des valses lentes au son des musiques familières ; ce serait, après de longues promenades à pied dans des sites romantiques, un large goûter où, avec le café au lait national, elle trouverait dressées ces pâtisseries viennoises, souriantes aux appétits robustes, gâteaux de boulangerie qui n'agréent point à la délicatesse chipotière des petites maîtresses. Elevée au grand air, elle jouirait des exercices qu'on y peut prendre, et, comme toutes les filles de sa maison auxquelles l'équitation est interdite avant qu'elles soient mariées, elle se plairait à monter à cheval, comme fit sa tante en dépit des maternelles remontrances de Marie-Thérèse. Surtout, elle aspire à quelque intimité qui supplée celle, trop tôt perdue, de Mlle de Poutet. Elle en conserve un souvenir de douceur attendrie, car elle se sent molle et indécise ; elle souhaite se confier, se donner, se dépouiller pour une amie, trouver la douceur d'une affection sur qui elle se repose, où elle puisse chaque jour verser ses attentions. Elle est pleine de ces illusions qui, dans l'amitié féminine, présentent la plus délicate et la plus désintéressée des affections ; mais, cette amitié, elle ne saurait s'émanciper à la choisir elle-même, et de même qu'elle a reçu pour amie la fille de son aja, elle recevra celle de ses dames qui pourra le plus familièrement l'approcher. Ainsi fut-il de Marie-Antoinette pour Mme de Lamballe ; et, en vérité, à mesure qu'on dégage mieux les deux caractères, on y trouve, au moment de l'arrivée en France des deux archiduchesses, des traits de ressemblance plus frappants, tout expliqués, d'ailleurs, par l'atavisme commun et l'éducation presque pareille.

Aux premiers moments, Marie-Louise n'a pas, comme sa tante, à chercher d'autre appui que son mari. C'est une lune de miel qui a commencé à Compiègne : Monsieur mon frère et beau-père, écrit Napoléon le 29 mars, la fille de Votre Majesté est depuis deux jours ici. Elle remplit toutes mes espérances, et, depuis deux jours, je n'ai cessé de lui donner et d'en recevoir des preuves des tendres sentiments qui nous unissent. Nous nous convenons parfaitement. Je ferai son bonheur et je devrai à Votre Majesté le mien. Qu'elle me permette donc que je la remercie du beau présent qu'elle m'a fait, et que son cœur paternel jouisse des assurances de bonheur de son enfant chéri. — Depuis mon arrivée, écrit Marie-Louise, je suis presque perpétuellement avec lui et il m'aime extrêmement. Je lui suis aussi très reconnaissante et je réponds sincèrement à son amour. Je trouve qu'il gagne beaucoup quand on le connaît de plus près : il a quelque chose de très prenant et de très empressé à quoi il est impossible de résister. Ma santé continue à être meilleure ; je suis tout à fait reposée du voyage et entièrement guérie de mon catarrhe. Je vous assure, cher papa, que l'Empereur surveille encore plus sévèrement que vous l'absorption minutieuse des médicaments, et il n'a pas permis, tant que j'ai toussé, que je me levasse avant deux heures.

Ces effusions sont tout juste interrompues pour les cérémonies nécessaires. Le 29, avant de quitter Compiègne, il faut bien qu'on présente à l'Impératrice les officiers et les dames de la Maison qui n'ont pas été de la remise, les colonels généraux, les grands officiers de France et d'Italie, toutes les personnes qui ont été nommées du voyage et qui, depuis l'arrivée de Marie-Louise, attendent le bon plaisir de l'Empereur. Comme il n'y a eu ni lever, ni coucher, ni petit cercle, ni spectacle, et qu'il faut au moins donner un prétexte à la venue de tout ce monde, le 29 au soir, il y a concert dans les Grands appartements, et la ville s'illumine par ordre.

Le 30, à midi, l'Empereur part pour Saint-Cloud, où l'on doit être à cinq heures. Il est dans la même voilure que l'Impératrice et la reine de Naples. A l'entrée du département de la Seine, un pavillon a été élevé, portant au fronton les initiales couronnées. Au-devant, le préfet, le conseil municipal, le conseil de préfecture, tous les maires. Autour, quatre cents voitures, des dames de Paris à foison, tous les jeunes beaux à cheval, un simulacre de Longchamp ; le temps nébuleux, froid et humide, n'a arrêté personne. On attend longtemps. A quatre heures quarante, l'Empereur arrive, mais il est pressé ; il sabre le discours de Frochot, dont il entend à peine quelques phrases, et, après cinq minutes d'arrêt, repart comme un trait pour la porte Maillot, où se tiennent les équipages de gala. Il monte, avec deux grands officiers, dans une voiture à huit chevaux ; l'Impératrice, avec Caroline, dans une voilure semblable. Cinq voitures à six chevaux précèdent et suivent, encadrées par deux cents dragons et chasseurs. A une lieue de Saint-Cloud, la cavalerie entière de la Garde prend l'escorte. A l'entrée du pont, où commence la haie de la Garde à pied, les batteries de la Garde saluent par cent coups de canon, durant que les musiques jouent. Au bas du grand escalier, les princes et les princesses de la Famille et les dignitaires, revenus de Compiègne, font leurs salutations. Il est dix heures passées. Leurs Majestés traversent les Grands appartements, se rendent dans l'appartement de l'Impératrice ; ensuite, il y a dîner de famille, puis cercle, et, bien qu'on ne doive admettre au cercle que les personnes déjà présentées à l'Impératrice, exception est faite pour les dames d'Italie.

La journée du 31 est consacrée à une cérémonie dont l'Empereur a lui-même réglé le détail par des ordres minutieux. Le jour de son mariage, a-t-il écrit le 25 mars, l'Impératrice portera la couronne du Sacre, qui n'est pas belle, mais qui a un caractère particulier et que je veux attacher à ma dynastie ; elle ne doit être portée que dans les grandes cérémonies. Le 26, il a décidé que, la veille du mariage, la couronne et le manteau de l'Impératrice, préalablement déposés au trésor de la métropole par le secrétaire de la Chambre, seraient solennellement rapportés aux Tuileries. En conséquence, le comte de Rémusat, premier chambellan, maître de la Garde-robe, chargé de la translation, arrive le 31 à l'Archevêché, en cortège de trois voilures escortées par vingt-cinq hommes de la Garde. Il est reçu à la porte par deux chanoines,, au bas de l'escalier par deux vicaires généraux, en haut, par trois vicaires généraux et six chanoines ; il est conduit processionnellement au lieu où sont déposés la couronne et le manteau. On les prend religieusement, on les place sur le devant de la deuxième voiture ; les autres voitures s'emplissent de vicaires et de chanoines en soutane et en habit long ; on revient au pas. A l'arrivée aux Tuileries, où l'on dépose le manteau dans le cabinet de l'Empereur, la garde prend les armes, les tambours battent aux champs. On continue vers Saint-Cloud avec la couronne, à qui les mêmes honneurs sont rendus ; le grand maréchal reçoit le cortège à la porte de la chapelle ; la couronne est placée sur un coussin au-devant de l'autel, et deux factionnaires la gardent jour et nuit.

Sauf cette cérémonie, rien de public. Le soir, au théâtre, représentation de Zaïre par la Comédie-Française. Après, l'Empereur devrait aller couchera Trianon ; il reste à Saint-Cloud.

Le lendemain, 1er avril, à deux heures, le cortège, plus somptueux qu'il ne fut jamais, à cause des dignitaires et des officiers d'Italie qui le doublent, part du Salon de l'Impératrice, traverse le Grand cabinet de l'Empereur, le Salon des Princes, la Salle du Trône, la Salle de Mars, débouche dans la Galerie. Au fond, sur une estrade, sont placés deux fauteuils que sur : monte un dais ; au bas, à droite et à gauche, chaises et pliants ; au devant, table avec le registre de l'étal de la Famille impériale. Derrière, officiers dé l'Empereur et des princes ; en avant, dames des princesses, femmes des grands officiers, ambassadeurs, cardinaux, ministres ; aux deux côtés de la galerie, hommes et femmes de la Cour, — rien que la Cour, pas même les grands corps constitutionnels de l'Etat. L'Empereur et l'Impératrice étant assis, le prince archichancelier, averti par le grand maître des Cérémonies, s'approche, assisté du secrétaire de l'état de la Famille, et, après une révérence, il prononce : Au nom de l'Empereur ! Leurs Majestés se lèvent. Il pose alors les questions : Sire, Votre Majesté Impériale et Royale déclare-t-elle prendre en mariage Son Altesse Impériale et Royale Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, ici présente ? L'Empereur répond : Je déclare prendre en mariage Son Altesse Impériale et Royale Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, ici présente. Même question à Marie-Louise, qui répond de même, et l'archichancelier prononce : Au nom de l'Empereur et de la Loi, je déclare que Sa Majesté Impériale et Royale Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie, et Son Altesse Impériale et Royale l'Archiduchesse Marie-Louise, sont unis en mariage. Sur la terrasse de Saint-Cloud éclatent les cent coups de canon que répète la batterie triomphale, durant que Leurs Majestés signent assises, les princes et les princesses debout : le grand maître annonce alors que la cérémonie est terminée, et le cortège reformé rentre dans les appartements de l'Impératrice. Le soir, dîner de famille, où seuls assistent les grands officiers, les officiers et les dames de service. Après quoi, en cortège, par les Grands appartements et l'Orangerie illuminée, Leurs Majestés se rendent à la salle de spectacle, où les Comédiens ordinaires représentent Iphigénie en Aulide et le Legs. Après le spectacle, l'Empereur reconduit l'Impératrice dans son appartement sans qu'elle paraisse au dehors, sans même qu'elle se montre au balcon. Pourtant, la foule est immense : le parc, les jardins, les cascades sont illuminés. Les eaux jouent aux lumières, et, partout, des spectacles et des divertissements sont gratuitement offerts au public.

L'Empereur, selon le programme, doit aller coucher au Pavillon d'Italie ; il couche au château.

Toute la nuit, la tempête rugit sur Saint-Cloud. A l'aurore, le temps est encore incertain, mais il n'y a pas à reculer. Avant dix heures, le cortège est assemblé dans les Grands appartements : l'Impératrice, vêtue de la robe à douze mille francs de Leroy, en tulle d'argent brodé en pierres, que prolonge le manteau de cour semblable, parée des diamants de la Couronne en tel nombre- qu'elle en est toute scintillante, reçoit la couronne impériale des mains des dames d'honneur de France et d'Italie, et de la dame d'Atours, qui sont allées en pompe la chercher à la Chapelle. L'Empereur assiste à ce dernier épisode de la toilette ; puis, en ordre, on monte dans les voitures, et, au moment où les salves éclatent, annonçant le départ, le soleil se montre et le temps se fait radieux.

En tête, ouvrant la marche, les Chevau-légers lanciers, puis les Chasseurs, entremêlés des Mamelucks, et les Dragons de la Garde ; les trompettes alternent avec les musiques, et les paysans accourus s'ébahissent. À présent, ce sont les hérauts d'armes à cheval, au surcot brodé d'or, à la toque emplumée, qui marchent en ligne ; puis des voitures, des voitures !... trente-huit voitures à six chevaux, toutes différant de train, de garnitures et d'ornementation, tendues de drap, de satin ou de velours blanc, décorées, sur les caisses, uniformément à fond d'or, des grandes armoiries d'Empire que soutiennent des branches de laurier ou de chêne, des guirlandes de roses et d'immortelles. Une sorte de concours a été ouvert par le grand écuyer entre les carrossiers célèbres de Paris, et, des trente-quatre voitures commandées exprès pour le mariage, la plus chère coûte 27.000 francs, la moins 6.000. On a encore attelé les plus fraîches qui se trouvaient dans les remises, en sorte que, des écuries, il est sorti quarante voilures et deux cent quarante chevaux. Dans les trente-six premières, selon l'ordre réglé, les aides et les maîtres des Cérémonies, les chambellans de France et d'Italie, les grands aigles, les grands officiers de l'Empire, les ministres, les dames du Palais, les grands officiers de la couronne d'Italie, le grand Chambellan et le grand maître des Cérémonies de France, les princes grands dignitaires, enfin, avec leurs écuyers aux portières, les princes et les princesses de la Famille. Après, apparaît la voiture à huit chevaux blancs de l'Impératrice, qu'escortent le grand écuyer d'Italie, le premier écuyer de l'Impératrice et los aides de camp de l'Empereur : cette voiture est vide, l'Impératrice ayant pris place avec l'Empereur dans la voiture du Couronnement, que chargent, devant et derrière, des grappes de pages, qu'encadrent les colonels généraux, les écuyers, et, plus loin, un piquet de trente sous-officiers, et que suit, en son uniforme noir, le maréchal commandant la Gendarmerie. Après, c'est encore deux voitures de la Cour pour les premiers officiers de l'Empereur et de l'Impératrice, puis les vingt-deux voitures d'apparat des princes et des princesses. Fermant la marche, les Grenadiers à cheval. La Garde à pied borde la haie dans la cour d'honneur et le long de l'avenue ; on passe le pont, on traverse le bois de Boulogne, où l'on a eu soin de vérifier la hauteur des portes, car on a craint que la voiture du Couronnement, mesurant onze pieds trois pouces, n'y fût arrêtée. On arrive à l'avenue de Neuilly qu'on suit jusqu'à l'Etoile : là, en avant de la Barrière et des deux temples de Ledoux qui la décorent, un arc de triomphe est dressé au milieu du rond-point. Tel qu'il doit, plus tard, s'ériger en pierre d'après les nouveaux plans de Chalgrin, il se développe en bois et en toile peinte sur une hauteur de cent trente-trois pieds et une largeur de cent trente-huit. Il est orné de bas-reliefs figurés qu'a peints Lafitte et qui célèbrent les vertus, les gloires et les prospérités des augustes époux. Cent coups de canon, tirés par douze pièces d'artillerie dont les bouches sont tournées de côté pour que les chevaux ne s'effrayent pas, annoncent l'entrée dans Paris. L'Empereur s'arrête un instant pour recevoir les hommages du corps de ville ; puis, on descend les Champs-Elysées au son des marches triomphales que jouent des orchestres de distance en distance. A la place de la Concorde, la haie d'infanterie commence. Par une sorte de portique qui règne le long des deux terrasses et s'ouvre au centre de la grille, on pénètre dans le jardin des Tuileries, où l'Impératrice est encore saluée par cent coups de canon. Au Palais, la cavalerie d'escorte se forme en bataille sous les fenêtres de l'appartement de l'Empereur, tandis que les voilures, entrant dans le vestibule, s'arrêtent au bas du Grand escalier. Le cortège, à mesure reformé, monte entre deux haies de grenadiers, traverse la Salle des Maréchaux et s'égrène à mesure dans les salons pour se reconstituer tout à l'heure, en ordre inverse, dans la Galerie de Diane. L'Empereur, l'impératrice, les princes et les princesses entrent seuls dans le Grand cabinet ; les portes de la Chambre à coucher d'apparat sont ouvertes : l'Impératrice y rajuste sa coiffure et échange le manteau de cour pour le manteau impérial — celui qu'a, une fois, porté Joséphine. Ensuite, précédée des grands officiers et des princes, des princesses et de ses dames, elle vient dans la Galerie de Diane, reprendre, avec l'Empereur, son rang dans le cortège.

De la Galerie de Diane pour passer directement dans la Galerie du Musée, on a construit un escalier provisoire, car, entre les deux planchers, il y a une différence de quatre pieds et demi, mais l'aspect n'en déconcerte pas, et l'entrée dans la Grande galerie est un triomphe. De là, à l'infini, sur une perspective de 1.332 pieds, sur trois rangs de banquettes régnant des deux côtés, sont assises, la plupart depuis sept heures du matin que les barrières des escaliers sur le quai et le Carrousel ont été ouvertes, toutes les femmes de Paris qui, par un côté, tiennent au gouvernement ou à l'administration militaire et civile. Toutes sont en robe de bal et dans le mieux de leur parure, mais il est des différences qu'ont appréciées les vingt officiers de la Garde chargés de désigner les places. Si, des neuf travées, les deux plus rapprochées du Salon carré ont été réservées pour les femmes des sénateurs, conseillers d'Etat et députés, ailleurs on a moins consulté le rang des maris que la beauté et l'élégance des femmes. Derrière les banquettes, les hommes se tiennent debout, en habit à la française, sans poudre ce qui donne un air un peu carnavalesque, d'autant que si d'aucuns ont dépensé au delà de onze cents francs pour se munir d'épée à poignée d'argent doré, de boutons d'acier ciselé, de boucles d'or, d'habit français et de chapeau à plumes, certains, pour soixante francs, ont pris à loyer leur défroque de gala chez le fripier. L'attente a été longue, malgré les petites buvettes dont cent sous-officiers de la Garde, bonnet en tête et sabre au côté, ont fait les honneurs aux dames, malgré les quatre orchestres de vingt-deux musiciens chacun, qui, sous la direction de Paër, ont exécuté de temps en temps leurs morceaux. On s'est émancipé même à circuler pour satisfaire une curiosité impérieuse. A trois heures enfin, une fanfare triomphale annonce l'Empereur. Avant qu'il paraisse, les yeux s'agrandissent devant le cortège : huissiers tout de noir vêtus, baguette noire en main ; hérauts d'armes, pages, maîtres des Cérémonies, officiers d'Italie, écuyers, chambellans, aides de camp, gouverneur du Palais, grands aigles, grands officiers de l'Empire, ministres, grands officiers d'Italie et de France, princes grands dignitaires, Eugène, Murat, Borghèse, enfin les rois frères : Jérôme et Louis. Des acclamations : c'est l'Empereur !

Pâle, de cette pâleur chaude de marbre antique, il avance lentement, en grand costume de France. Il porte au front une toque de velours noir, garnie de huit rangs de diamants, que surmontent trois plumes blanches attachées par un nœud de diamants : au centre de ce nœud éclate le Régent. L'habit, comme le manteau court et la culotte, est de satin blanc tout brode d'or ; les bas de soie sont écoinçonnés d'or ; les souliers de pou-de-soie blanc, brodés d'or ; il a un rabat et des manchettes d'angleterre ; au col, le grand collier de la Légion ; au côté, le glaive. Tout sur lui est diamants : la garniture et la ganse de sa loque, l'épaulette qui retient son manteau, les boucles des jarretières et des souliers, le collier de la Légion, la poignée du glaive. Et c'est de diamants que Marie-Louise semble vêtue, tant elle en est chargée sur sa robe faite de rayons lunaires. Ecrasée sous la lourde couronne, qui jadis parut si pesante à Joséphine, sous le manteau impérial d'un tel poids que, il y a six ans, il faillit précipiter Joséphine du Grand trône, elle marche avec peine, elle est très rouge, elle parait souffrir. L'éclat de son visage fait ressortir encore la pâleur mate de Napoléon. Elle se tient raide, s'efforce, regarde devant elle sans voir, tandis que lui, du sourire le plus aimable, le plus sublimement captieux, salue à droite et à gauche, et semble présenter aux Parisiens la nouvelle impératrice.

Comme au Couronnement, le manteau de l'Impératrice est soutenu par les princesses, mais seules Julie, Hortense, Catherine, Elisa, Pauline figurent. Caroline a obtenu d'être dispensée, en considération du voyage de Braunau et des fonctions qu'elle s'est attribuées de surintendante ; et elle marche aussitôt après Madame, suivie du grand-duc de Wurtzbourg, d'Auguste, de Stéphanie et du grand-duc de Bade. Derrière chaque princesse, un officier de sa maison porte son manteau. Les premiers officiers accompagnent l'Empereur et l'Impératrice ; les dames du Palais, puis les dames des maisons princières ferment le cortège.

A mesure que l'Empereur avance dans les travées de cette galerie, qu'il a, avec son épée, tendue des chefs-d'œuvre des âges, où, tels que des trophées, ces tableaux appellent le souvenir de toutes ses victoires, l'acclamation, d'abord discrète, s'accroît, se répand et, soutenue, renforcée par les orchestres, emplit la galerie d'un étonnant tumulte. Ainsi arrive-t-on au Salon carré, dont les portes ont été sévèrement condamnées et où quatre cents invités seulement ont été admis à pénétrer par le Salon de sculpture : diplomates, princes de la Confédération, officiers des nuisons de l'Empereur et des princes, femmes des ministres et des grands officiers : rien que la Cour.

Fontaine, sur les indications d'Isabey, dessinateur des Cérémonies, a transformé en chapelle ce Salon carré. Il est tout tendu de taffetas blanc que rehaussent des galons d'or ; sur trois côtés, dans ce taffetas, s'ouvrent des tribunes que décorent des rideaux à franges d'or et que couronne un bandeau de velours cramoisi relevé de palmes et d'initiales d'or. Au-dessus, un second rang de tribunes, que surmonte une draperie plus large de velours cramoisi brodé à motifs de guirlandes et de diadèmes. Les grands tableaux qu'on n'a pu enlever, laissent voir des morceaux médiocrement religieux ; mais l'Empereur, qui a ordonné lui-même la décoration, qui a substitué aux tapisseries d'abord mises en place les taffetas et les velours, n'a pas entendu raillerie sur les objections et, quand on lui a représenté qu'il faudrait bien du temps pour rouler les toiles, qu'on ne saurait où les mettre et qu'il vaudrait mieux renoncer aux tribunes. Eh bien ! Brûlez les tableaux ! a-t-il dit. Là-dessus, on s'est ingénié.

Pour l'autel, on a, sur le quatrième côté du Salon, érigé une sorte de baldaquin de velours rouge, brodé d'or, où, au centre, sur une façon de dôme, se dresse la couronne impériale. L'autel même est revêtu en parement d'un bas-relief d'argent doré, représentant l'Adoration des Bergers, ouvrage de Sarrazin que Biennais a réparé, et il est chargé d'une croix et de six candélabres, qui, ainsi que le bas-relief, sont destinés à l'église de Saint-Denis. Au-devant, sous un dais et sur une estrade de velours cramoisi, fauteuils et prie-Dieu pour Leurs Majestés ; en face, fauteuils pour le grand aumônier et les évoques assistants ; à droite, sur les côtés inférieurs, chaises pour les cardinaux ; à gauche, pour les évoques ; plus près, en dehors de l'estrade, chaises pour lès princesses et pour les princes ; enfin, banquettes pour les brèves députations du Sénat, du Conseil d'Etat et du Corps Législatif.

Avec le cortège, dont la rumeur des acclamations annonce l'approche, c'est là — tribunes comprises — tout ce que peut contenir la chapelle : six cents personnes au plus.

Voici l'Empereur : le grand aumônier, à la porte, offre l'eau bénite et, lorsque Leurs Majestés sont placées, il entonne le Veni Creator ; puis, assis devant l'autel, il bénit l'anneau nuptial et les treize pièces d'or que lui présente un évêque assistant. Il célèbre le mariage, pose les demandes et reçoit les réponses. Toutes les exceptionnelles cérémonies en usage pour les rois et les princes de la maison de France s'accomplissent selon les étiquettes retrouvées ; mais le visage de Napoléon, resplendissant tout à l'heure d'orgueil satisfait, s'assombrit et s'encolère à la vue du rang presque vide des cardinaux où, sur trente-deux sièges préparés, onze seulement, sont occupés, et, durant que se développent les rites Je }a Monarchie et de l'Eglise : le livre des Evangiles qu'on lui porte à baiser, le premier encensement, l'offrande où il remet à l'officiant le cierge incrusté de vingt pièces d'or, la bénédiction sous le poêle que tiennent les évêques aumôniers, la Paix qu'il baise à sa place, le second encensement ; tandis que les musiciens de la Chapelle se surpassent et que résonne la délicieuse voix de Mme Duret, il ne quitte pas des yeux ces sièges vides et, dans la triomphale journée où son destin s'accomplit tel qu'il l'a souhaité, c'est assez que cette abstention lui marque une résistance pour que son bonheur en soit obscurci et qu'il s'en promette de terribles vengeances.

Après le Te Deum, le cortège se reforme. Dans la Grande galerie où chacun s'est donné la liberté de sortir de son rang et qui s'est trouvée soudain encombrée comme aux jours d'ouverture du Salon, un huissier crie : L'Empereur ! Par une commotion électrique, chacun saute la balustrade, se case comme il peut, et, en une seconde, le passage se trouve dégagé pour le cortège qui, avec la même lenteur, les mêmes vivats et les mêmes musiques, regagne les Tuileries. Il s'arrête dans la Galerie de Diane : l'Empereur, l'Impératrice et les princes entrent seuls dans le Salon de l'Empereur et, après que, dans la Chambre de parade, les dames d'honneur et d'Atours ont enlevé à Marie-Louise la couronne et le manteau qui vont être cérémonialement reportés à Notre-Dame, Leurs Majestés, placées à une tribune élevée sur le balcon de la Salle des Maréchaux et entourées d'orchestres dressés sur la terrasse des Tuileries, voient défiler les corps de la Garde qui. en passant à leurs pieds, attestent leur fidélité par un inexprimable enthousiasme.

A six heures, — car les fonctions se succèdent sans interruption, et nul de ceux qui doivent y assister n'a même pour rentrer dîner une minute de relâche — c'est le banquet impérial dans la Salle de spectacle des Tuileries. A la place où est la scène, dans un décor qui répète exactement l'autre côté de la salle, la table est dressée sous un dais. Par de larges escaliers droits, on descend de l'amphithéâtre et l'on remonte à la scène. Le parquet et les loges sont occupés par les dames de la Cour ; on a distribué quelques billets pour les secondes loges aux dames de la Ville ; dans les cintres, sont des corps de musique. Le cortège se forme dans le Salon de la Paix et, à l'heure fixée, le grand maréchal annonce à Leurs Majestés qu'elles sont servies. Par les Grands appartements, la Salle des Maréchaux, où ont été admises les personnes de la Ville, le Grand escalier, l'escalier du Conseil d'État, la Salle du Conseil d'Etat, le vestibule, le théâtre enfin, on arrive à la table en fer à cheval, où l'Empereur s'assied au centre, ayant, à sa droite, Madame, Louis, Jérôme, Borghèse, Murat, Eugène et le grand-duc de Bade ; à sa gauche, l'Impératrice, Julie, Hortense, Catherine, Elisa, Pauline, Caroline, le grand-duc de Wurtzbourg, Auguste et Stéphanie. Les huissiers et les hérauts d'armes ont occupé les portes intérieures ; les pages sont placés pour le service ; derrière l'Empereur, se tiennent les grands officiers ; à droite, les grands dignitaires ; à gauche, les membres du corps diplomatique. Tous les assistants sont debout. Le grand aumônier bénit la table et se retire. Le banquet est aussi bref qu'un des habituels dîners de l'Empereur, bien que, selon les prescriptions d'étiquette, chacun des grands officiers ait rempli sa fonction. Par les mêmes roules, l'on remonte dans la Salle des Maréchaux, qu'ont dû évacuer les gens de la Ville ; Leurs Majestés, après avoir paru au balcon, s'asseyent pour un concert où l'on entend une cantate d'Arnault, sur qui Méhul a mis de la musique, et l'inévitable chœur de l'Iphigénie de Gluck. Les chants finis, une fusée, lancée du Palais, donne le signal du feu d'artifice répandu sur tous les Champs-Elysées jusqu'à l'Arc de Triomphe ; mais, du Palais, sur qui le vent rabat la fumée, on n'en voit rien.

Après, le cortège se reforme ; il traverse les Grands appartements, la Galerie de Diane, descend par l'escalier du pavillon, pénètre dans l'appartement de l'Impératrice, où chacun s'arrête dans la pièce où il a droit de se trouver. Les grands aumôniers de France et d'Italie entrent dans la Chambre à coucher, et font la bénédiction du lit ; ils sont suivis par les princes de la Famille impériale et par les dignitaires. Pour justifier la présence de ceux-ci, on a remarqué que, l'archichancelier ayant le droit d'entrer dans la Chambre à coucher pour les couches, il n'y a pas d'inconvénient à ce que, dans celle circonstance, ils y entrent tous. Cela est bref ; sur un signe de l'Empereur, les dignitaires saluent et partent ; autre signe, les princes et les princesses ; l'Impératrice se retire dans son boudoir et l'Empereur monte dans son appartement pour tenir son coucher, durant qu'on éteint dans la chambre et qu'on l'arrange.

Et, à travers la ville, les peuples répandus ont la permission de se réjouir. La veille, dans chacun des douze arrondissements, on a tiré des loteries de comestibles, où l'on a distribué des billets pour 4.800 pâtés, 1.200 langues, 3.000 saucissons, 240 dindons, 300 chapons, 360 poulets, 1.040 gigots et 1.000 épaules de mouton. Les gagnants ont touché leurs lots, le malin, à douze buffets installés le long du Cours-la-Beine, à proximité des fontaines de vin qui jaillissent dans les Champs-Elysées. Là, c'est une kermesse en règle. Au Carré des Jeux, on trouve, pour se divertir, cinq théâtres, huit jeux de bague, deux tape-culs, deux casse-cou, un oiseau égyptien, deux mats de cocagne, deux jeux du dragon, six orchestres de danse, un concert d'harmonie de cent quatre-vingts musiciens, et des troupes de chanteurs, dont vingt-cinq engagés pour chanter les Chansons du gouvernement. A six et sept heures, Mme Furioso fait une ascension lumineuse sur la corde tendue ; et c'est autant de joies au Carré Marigny, presque au Carré de la Pompe et au Carré de la Laiterie. Plus tard, on a le concert des Tuileries et les illuminations ; la grande allée est un immense portique de feu, où cent cinquante colonnes, portant chacune vingt-sept pots à feu, sont réunies par un chapiteau double qui règne sur toute la largeur et se rejoignent en formant treize arcs de triomphe. Il y brûle au total trente-six mille pois à feu. Le Jardin fleuriste, les allées des marronniers, les abords du Pont tournant, les terrasses, le portique d'entrée sont décorés de vases illuminés. C'est des feux partout, dans les Champs-Elysées, sur le pont de la Concorde, aux frontons de tous les palais, et cette perspective flamboyante a pour point de vue le triomphal feu d'artifice de l'Etoile. Mais, ce qui met la fêle à part, ce sont les transparents illuminés qui ont été demandés aux peintres les plus en renom, et devant lesquels on se presse et l'on s'extasie. Au fronton du palais du Corps Législatif, Fragonard a représenté la Paix unissant les deux époux, auxquels des femmes, des magistrats et des guerriers offrent des palmes et des couronnes. Au palais du Sénat, Laffitte montre Minerve qui, appuyée sur les Constitutions de l'Empire et tenant en main le symbole de la Prudence, reçoit l'acte d'alliance apporté par deux Amours. Dans la cour de l'hôtel des Relations extérieures, un grand tableau où l'Empereur et l'Impératrice, couronnés par l'Amour, se donnent la main sur un autel ; partout d'emblématiques flatteries où l'imagination s'est dépensée en inventions serviles et, au-dessus des tours de Notre-Dame, suspendu dans la nuit, un temple antique de l'Hymen plane en flammes sur la Cité.

Le lendemain, à dix heures, les hérauts d'armes parcourent les boulevards, de la place de la Concorde à la porte Saint-Antoine, jetant au peuple vingt mille médailles d'argent et cinq cents d'or : sur une face, on voit les profils géminés de Napoléon et de Marie-Louise ; sur l'autre, en costume romain, leurs figures devant un autel antique. De ces médailles, il est quatre grandeurs : ce sont les petites qu'on jette au peuple.

A deux heures, au palais des Tuileries, dans la Salle du Trône, l'Empereur et l'Impératrice, entourés des princes, des princesses, de tous les officiers de France et d'Italie, reçoivent les harangues des deux Sénats, du Conseil d'Etat et du Corps Législatif, puis les révérences des ministres, des cardinaux, des grands officiers de l'Empire, des grands aigles, des membres des cours de justice, des officiers des diverses maisons, des généraux, des archevêques, des préfets, des autorités de Paris, des maires des bonnes villes, des hommes présentés — puis des dames, plus de quinze cents personnes, écrit Marie-Louise à son père, et elle a un si grand mal de tête, occasionné par sa couronne trop lourde, qu'elle n'a vu absolument personne. Elle n'en peut plus, elle est morte de fatigue, mais l'Empereur n'a jamais été plus dispos, et il faut suivre, et, le matin du 4, avant de partir pour Saint-Cloud, il faut encore visiter la Galerie du Musée et le Salon de la chapelle qui, l'autel retiré, ferait une admirable salle de bal. Ce n'est point une sinécure d'être l'épouse de Napoléon le Grand, et Marie-Louise l'apprend à ses dépens.