L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

II. — DE VIENNE À COMPIÈGNE.

 

 

Comment l'Autriche s'est offerte à Napoléon. — Le Mariage russe. — L'Autriche pis-aller. — La Volte-face. — Signature du Contrat de Mariage. — Sentiments de l'Archiduchesse. — Hâte de Napoléon. — Ses préparatifs. — L'Annonce du Mariage. — Lettre à la Fiancée. — L'Ambassade de Berthier. — Nomination de la Maison d'honneur. — La Corbeille et le Trousseau. — Les Bijoux. — Résistances de l'Archevêque de Vienne. — Sentiments de Marie-Louise. — Arrivée de Berthier. — Sa Réception. — Fêtes et Cérémonies. — Le Mariage et le Départ. — Le Cortège autrichien. — Le Cortège français. — La Remise à Braunau. — Les Présents. —Caroline et Marie-Louise. — Le Voyage. — Impatience de l'Empereur. — Compiègne. — La Nuit de Noces.

 

Ce n'est pas la première fois que l'Autriche s'offre ainsi et que, pour surprendre, arrêter ou captiver le conquérant, elle essaie de Dalila : vieille histoire toujours neuve, moyens de comédie qui, dans la vie, réussissent toujours. Dès 1803, elle y songe ; en 1800, après le traité de Presbourg, Lichtenstein demande à Thiard s'il est vrai qu'on ait pris pour Eugène une princesse bavaroise. Pourquoi vous arrêteriez-vous sur ce chemin ? lui dit-il ; Vienne n'a-t-elle pas aussi des princesses prêtes, et la paix ne pourrait-elle pas être scellée par un autre mariage ? Par Pellenc, l'ancien collaborateur de Mirabeau, Thugut, en même temps, fait dire à Maret que s'il entre dans les vues de l'Empereur, de donner à sa famille le relief d'alliances avec d'anciennes dynasties, c'est sur un autre terrain qu'il faut prendre racine. Napoléon ne veut pas entendre : Pas d'Autrichienne ! dit-il, cela rappellerait Marie-Antoinette. En 1809, au mois de novembre, à peine les derniers coups de fusil tirés, Bubna se rencontrant à Laybach avec Guilleminot, alors chef d'état-major d'Eugène, pour la délimitation des provinces cédées par l'Autriche, insinue que, au cas où l'Empereur divorcerait, l'archiduchesse Marie-Louise serait la seule des princesses d'Europe digne de lui. Quelques jours plus tard, le 29, à Vienne, Metternich fait une semblable ouverture à Alexandre de Laborde : Croyez-vous, lui dit-il, que l'Empereur ait jamais l'envie réelle de divorcer d'avec l'Impératrice ? Et cela lui sert de pont pour parler d'un mariage avec une archiduchesse : Cette idée est de moi, a-t-il soin de dire, je n'ai point sondé les intentions de l'Empereur à cet égard, mais, outre que je suis comme certain qu'elles seraient favorables, un tel événement aurait tellement l'approbation de tout ce qui a quelque fortune, quelque nom, quelque existence dans ce pays, que je le regarderais comme un véritable bonheur pour nous et une gloire pour le temps de mon ministère. Cela revient à la fois-de tous les côtés : par Narbonne, à qui Metternich en aurait aussi parlé[1] ; par Sémonville, qui en a causé avec Floret[2], le secrétaire de l'ambassade d'Autriche ; par Eugène, à qui Schwarzenberg s'en serait ouvert. Toutefois, l'Empereur se sent lié avec les Russes et, tant qu'il n'aura pas reçu d'Alexandre une réponse positive, il ne veut donner aucune suite aux offres que multiplie l'Autriche. Mais, le temps lui dure : la lettre par laquelle Champagny a chargé formellement Caulaincourt de poser la question à l'empereur de Russie, partie de Paris le 22 novembre, n'est arrivée à Pétersbourg que le 14 décembre. Alexandre était à Moscou, d'où il est allé à Twer ; il n'en est revenu que le 26, a donné audience à Caulaincourt le 28, et la dépêche par laquelle l'ambassadeur rend compte de ses premières impressions ne parvient à Paris que le 26 janvier ; c'est deux mois pleins, et, après le divorce annoncé, accompli, après les attendrissements sur Joséphine, la curiosité de la France, de l'Europe entière, concentrée sur l'annonce de l'épouse nouvelle, demande, exige une satisfaction. Le nom d'une grande-duchesse de Russie jeté à la foule, expliquera, justifiera tous les retards, mais si, cette grande-duchesse, on la refuse et si, à ce moment, Napoléon n'a pas une princesse aussi grande à mettre en avant, quel échec !

Aussi entrebâille-t-il des portes à l'Autriche. Il fait parler des personnages qui, ayant paru exprimer seulement une idée personnelle, pourront être désavoués si la réponse attendue de Russie est affirmative et qui, si elle est négative, serviront à reprendre la négociation : ainsi Laborde, lancé le 13 décembre sur Schwarzenberg ; ainsi Joséphine lancée le 2 janvier sur Mme de Metternich. Le 15 janvier, Napoléon est assuré qu'il a une archiduchesse en réserve et nulle difficulté à craindre de la part de l'Autriche. Cela lui donne du calme pour attendre la réponse des Russes. De fait, cette réponse est négative. En protestai ! i le sa bonne volonté personnelle, Alexandre continue à se retrancher derrière l'ukase et le testament de Paul Ier, qui donnent à l'Impératrice mère la libre et entière disposition de l'établissement de ses filles ; or, ajoute-t-il, ses idées ne sont pas toujours d'accord avec mes vœux, ni avec la politique, mais même avec la raison. Et, avant de fournir une réponse, il demande dix jours au moins.

Il s'agit donc pour Napoléon de préparer l'opinion au revirement qu'il va être forcé d'accomplir, et, du mariage russe tant de fois annoncé, de passer par une transition habile au mariage autrichien, qui, quatre ans auparavant, lui semblait impopulaire au point d'en être impossible : il ne lui convient pas encore de se prononcer, car, au fait, Alexandre peut se raviser, mais il doit prendre ses précautions et jeter dans le public qu'on est embarrassé entre tant de grands partis qui s'offrent, alors que, en réalité, il n'aura pas le choix. C'est là l'objet d'un grand conseil tenu le 28 janvier, où, devant les princes, les grands officiers, les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif, il expose à sa manière la situation : Je puis, dit-il, épouser une princesse de Russie, d'Autriche, de Saxe, de l'une des maisons souveraines d'Allemagne ou même une Française. De fait, il ne saurait être question d'une Française, dès que Lolotte, la fille de Lucien a été refusée par son père ; d'une Saxonne, moins encore, si ce qu'on murmure est exact. Pourtant, quelques naïfs — tels Louis, Lebrun, Fesch et Clarke — s'appliquent à prouver qu'une telle alliance serait dans les traditions de l'ancienne maison de France et qu'elle aurait l'avantage de n'engager dans aucun système politique. Ce sont les bagatelles de la porte ; on passe et l'on arrive au débat sérieux entre la Russe et l'Autrichienne. De celle-ci, Murât ne veut à aucun prix. N'est-elle pas la petite-fille de son ennemie, Marie-Caroline ? Si une archiduchesse monte au trône, quel espoir lui reste-t-il de s'emparer de cette seconde moitié de son royaume, l'objet de ses ambitions impatientes ? Même, ne sera-t-il pas menacé dans ce qu'il possède, ne voudra-t-on pas lui reprendre Naples ? H se lance donc le premier et furieusement, comme à la charge : Qu'est-ce que l'Autriche ? Cela compte-t-il comme grande puissance ?Mon cher, vous n'avez pas assisté à Essling et à Wagram, laisse tomber l'Empereur. C'est presque le seul mot qu'il dit durant qu'Eugène, Talleyrand, Maret opinent pour l'Autriche, que Cambacérès et Fouché soutiennent Murat. Qu'importe ce que l'on dit ? Quelles que soient les opinions et d'où qu'elles viennent, c'est assez qu'elles aient été exprimées et que, malgré le secret imposé, elles transpirent. Chacun des membres du conseil a été convaincu qu'il ne dépendait que de l'Empereur de choisir et, quoi qu'il advienne à présent, si la Russie échappe, l'Autriche n'aura pas l'air d'un pis-aller. En admettant que Champagny et Maret eussent la confidence de Napoléon, que Talleyrand fût averti par les Russes et sût à quoi s'en tenir, tous les autres ont parlé dans la sincérité de leur conviction, et le partage des opinions est la preuve de leur indépendance. Ainsi les positions se trouvent prises et la force du gouvernement se montre dans le secret si scrupuleusement gardé par les ministres qui y ont été admis, même par le grand dignitaire qui l'a surpris.

Désormais, on peut attendre sans inquiétude les dépêches de Pétersbourg. Elles arrivent à Paris, le 5 février au soir. C'est toujours le même système dilatoire. Alexandre met toutes les objections au compte de sa mère ; il noie Caulaincourt dans leur détail ; il se déclare, quant à lui, tout porté pour le mariage, mais il n'a pas même encore abordé directement la question avec l'Impératrice ; il ne lui a pas dit que Napoléon eût demandé la main de la grande-duchesse, et les espérances qu'il donne, à force d'être réitérées, se trouvent prendre le caractère qu'elles ont dans la réalité, celui d'un plan concerté de fourberie par qui l'on suppose que la France se laissera berner et se rendra de plus en plus facile pour les déshonorantes concessions qu'on prétend tirer d'elle.

Dès qu'il a en mains, le 6 au matin, ces dépêches des 15 et 21 janvier, Napoléon comprend où on le mène et se retourne. Le conseil tenu le 28 lui en fournit les moyens ; l'avis qu'Eugène y a soutenu le désigne pour porte-paroles : outre qu'il est en bonne situation pour entretenir Schwarzenberg, vu les propos qu'il a échangés avec lui et avec Mme de Metternich, c'est une satisfaction qu'en recevra Joséphine, cela créera un lien entre l'impératrice d'hier et celle de demain, disposera à une conciliation si souhaitable entré les deux femmes. Eugène se rend à l'ambassade d'Autriche, mais Schwarzenberg est absent, il est à la chasse : on le cherche et, à six heures du soir, Eugène le trouve enfin. Eugène lui annonce que la question est résolue, mais que l'Empereur entend que l'on conclue immédiatement, que, dans quelques heures, sitôt rédigé, le contrat soit signé. Schwarzenberg, quoique certain d'être approuvé, quoique ayant des ordres de sa cour de recevoir toutes les propositions et même de s'offrir discrètement, n'a pas de pouvoirs en forme et se trouve surpris par tant de hâte ; mais il prend tout sur lui et se déclare prêta signer. Aussitôt Eugène revenu aux Tuileries, l'Empereur assemble le Grand conseil extraordinaire. Cette fois, il ne s'agit plus de changer de position, il s'agit d'affirmer celle qu'on a prise et d'en donner les motifs. Au début, pourtant, l'Empereur demande encore des avis, mais, au ton qu'il prend, on peul juger dans quel sens il convient d'opiner. Champagny donne lecture des dépêches de Caulaincourt et montre la mauvaise volonté de la Russie ; l'Empereur lui-même déclare qu'il n'est point d'humeur, ni en position d'attendre le jour où l'Impératrice mère jugera à propos de consentir. Quelques voix s'élèvent encore pour la Saxe, mais nulle ne défend l'union russe et tout le monde trouve des arguments contre elle. Napoléon termine la délibération en proclamant sa décision ; il en fait part immédiatement en Russie, elle lendemain, à midi, le contrat de mariage provisoire, calqué sur celui de Marie-Antoinette, est signé à l'hôtel des Relations extérieures par Schwarzenberg et Champagny.

En se retournant ainsi, comme il fait sur un champ de bataille et en changeant le dispositif de l'attaque, Napoléon a transformé en une apparence de victoire l'échec certain qui allait lui être infligé, puisque, le 5 février, Caulaincourt a expédié la réponse, définitivement négative, d'Alexandre : mais, ce n'est plus lui désormais qui a été refusé par la Russie, c'est lui qui l'a refusée et l'honneur est sauf.

Le beau est que toute la manœuvre reste entièrement ignorée des Autrichiens. Si j'avais hésité à ne pas signer, écrit Schwarzenberg à Metternich, il aurait rompu pour en finir avec la Russe ou avec la Saxonne. On en est à faire des récits sur la manière dont on a fait échouer le mariage russe : Les hommes qui ont le plus contribué à faire avancer l'alliance importante qui va se faire, écrit Laborde à Metternich, sont Maret, Sémonville et notre ami de la rue de Varennes (Talleyrand), dont l'opinion demandée en secret et prononcée haut a ébranlé la velléité qui faisait pencher vers la Russie. Et on raconte des histoires sur la santé de la grande duchesse, sur l'obligation où se fût trouvé l'Empereur d'attendre cinq à six mois pour l'épouser ; on se donne les gants d'avoir triomphé dans une négociation difficile et l'on dit : Aujourd'hui nos soins sont couronnés de succès, comme si l'on y avait été pour quelque chose. De la façon pourtant que les choses se sont passées, les Autrichiens et leurs partisans, s'ils n'avaient pour objet de se faire valoir, devraient avouer qu'à la demande si brusquement adressée à Schwarzenberg leur surprise a égalé leur ravissement et que, sauf l'initiative qu'a prise l'ambassadeur de signer le traité de mariage, ils n'ont rien fait qu'espérer le bon plaisir de l'Empereur. Autrement, eussent-ils laissé leur cour dans une telle ignorance que ce fut par le courrier apportant son contrat de mariage que l'archiduchesse apprit à la fois qu'elle était demandée, promise, accordée et qu'elle allait être livrée ?

Ce n'est pas même son père qui l'avertit de l'imminence du sacrifice qu'on exige d'elle, c'est Metternich. Metternich est venu avec les dépêches de Schwarzenberg trouver l'Empereur : Sire, lui a-t-il dit, il y a, dans la vie des Etats comme dans celle des particuliers, des cas où un tiers ne saurait se mettre à la place de celui qui est responsable de la résolution à prendre... Votre Majesté est souverain et père ; c'est à elle seule qu'il-appartient de consulter ses devoirs de père et d'Empereur. — C'est ma fille que je charge de décider, a-t-il répondu ; comme jamais je ne lui ferai violence, je désire, avant de prendre en considération mes devoirs de souverain, savoir ce qu'elle entend faire. Allez trouver l'archiduchesse et venez ensuite me rendre compte de ce qu'elle vous aura dit. A coup sûr le sait-il, puisque, à Bude, il a présenté l'éventualité à Marie-Louise et que, sans tenir compte de ses supplications, il l'a contrainte d'avance à accepter, puisque, depuis quelques jours, il l'a appelée à Vienne pour l'avoir à sa portée, mais cette attitude officielle convient pour la galerie.

La première question de Marie-Louise à Metternich, c'est : Quelle est la volonté de mon père ? Et, comme le ministre assure que l'archiduchesse est entièrement libre et qu'elle doit dire ce qu'elle veut elle-même : Je ne veux que ce que mon devoir me commande de vouloir, déclare telle. Quand il s'agit de l'intérêt de l'Empire, c'est lui qu'il faut consulter et non pas ma volonté. Priez mon père de n'obéir qu'à ses devoirs de souverain et de ne pas les subordonner à mon intérêt personnel. Et, lorsque Metternich rapporte ces paroles à l'Empereur : Ce que vous nie dites ne me surprend pas, dit-il ; je connais trop bien ma fille pour ne pas m'être attendu à une pareille réponse. J'ai employé le temps que vous avez passé près d'elle à prendre mon parti. Mon consentement à ce mariage assurera à la monarchie quelques années de paix politique que je pourrai consacrer à guérir ses blessures. Je me dois tout entier au bonheur de mes peuples, il ne m'est donc pas permis d'hésiter.

Mais, le sacrifice résolu, entre ce père et cette fille, quel échange d'impressions ? L'Empereur, si médiocre que soit son intelligence, si peu développés ou si fugitifs que paraissent ses sentiments affectifs, éprouve, pour cette fille dont il se sait adoré, toute la tendresse paternelle dont il est susceptible. Elle lui ressemble physiquement d'une manière indiscrète, et au moral, avec un peu plus de mouvement et bien plus de sincérité, elle le reproduit fidèlement. Or, ces deux êtres médiocres se trouvent, par le hasard de leur naissance et des circonstances, placés dans une de ces situations tragiques, où, par le plus généreux effort, l'âme doit s'élever au-dessus de toutes les affections jusqu'alors légitimes, des haines saintement ressenties, de l'orgueil dix fois séculaire d'une race préservée de toute mésalliance par la jalouse inquiétude du corps entier de la noblesse allemande. Avec certaines maisons des plus considérées en Europe et qui s'y prétendent les plus anciennes — telle la maison de Savoie[3] — à peine eût-on admis une alliance qui eût fermé aux descendants les grands chapitres et leur eût interdit les plus illustres décorations ; et c'est à un Corse, frais sorti de la Révolution, de naissance suspecte et de noblesse incertaine, à l'ennemi acharné de la maison d'Autriche, qui l'a dépouillée de ses plus belles provinces et qui lui a arraché le bandeau impérial, à l'homme qu'on représente le plus brutal et le plus cruel, battant ses domestiques, souffletant ses ministres, tuant ses généraux, c'est à l'Antéchrist qui, après avoir renié son Dieu, tient en captivité le vicaire de Jésus-Christ, c'est à l'Ogre, que la fille aînée des Césars va tout à l'heure être livrée par son propre père ; mais, c'est la vie ou la mort pour ce peuple, pour la Monarchie, pour la Maison. On ne délibère point : l'Empereur et l'archiduchesse se trouvent d'accord sans s'être rien dit, et le sacrifice muet en prend un caractère d'incomparable grandeur. Le courrier est arrivé le 15 à huit heures du matin ; le 16, le consentement est officiel. L'ambassadeur de France expédie aussitôt une estafette qui est à Paris le 23, avec la réponse de l'Autriche.

Napoléon est à présent si pressé d'en finir qu'il estime que c'est quarante-huit heures qu'on lui vole. Il a compté, décidé, résolu que le courrier, porteur du contrat de mariage, parti de Paris le 7, arrivé à Vienne le 13, reparti le 14 avec l'assurance des ratifications, rentrerait à Paris le 21 ; que le prince de Neuchâtel, ambassadeur extraordinaire pour le mariage, quitterait Paris le 22, ferait le 28 son entrée à Vienne, et procéderait, le 2 mars, à la cérémonie. Il doit en rabattre puisque, dès le début, il trouve deux jours de différence sur ses calculs. Il n'en pressera que plus les choses et les êtres.

Dès qu'il a décidé qu'il épousera l'archiduchesse, il la lui faut tout de suite, et l'idée qu'il va la posséder s'empare uniquement de son imagination et l'occupe entière. Si d'abord il s'est attaché au mariage russe, il n'a point porté à le conclure l'ardeur de passion qui eût peut-être tout emporté ; il en a vu les avantages au point de vue de l'alliance politique, mais il en a raisonné avec froideur, comme d'une affaire présentant aussi des inconvénients, tels, par exemple, que la différence de religion. S'il a hésité, pendant près de trois années, à poser formellement la question à Alexandre, c'est qu'il reculait instinctivement devant une solution qu'il ne sentait conforme ni à l'histoire, ni aux traditions de la maison de France, et dont certains côtés devraient l'effrayer. Le revirement qui le porte à présent au mariage autrichien, tout commandé qu'il est par la politique, détermine en son esprit une évolution si profonde qu'il met entièrement de côté ses premiers rêves pour s'attacher à ses nouvelles ambitions. Sincèrement, il s'exalte sur la magnificence de l'union qu'il va former ; il la tient, la touche, la réalise avec la splendeur des parentés qu'elle procure et la définitive entrée dans la famille des rois. Qu'on n'aille pas l'en trouver diminué. Le sentiment qu'il éprouve démontre la puissance de l'idée monarchique dont il est plein. L'homme de génie qu'il est a été élevé boursier du Roi : le Roi ! c'était si haut, si loin, un être si au-dessus des hommes, quelque part, dans un nuage d'or. La naissance, l'atavisme corse, pouvaient diminuer ce prestige, le rendre moins fulgurant, moins divin qu'aux continentaux, non l'abolir. La Révolution a abattu le trône, tué le roi, non aboli l'idée de royauté chez qui l'a reçue d'éducation, apprise de discipline, qui en a été imbu quinze années durant. Napoléon a pu s'élever, grandir, assembler un trône, s'y asseoir, et, des trônes renversés des vieilles dynasties, faire des pliants pour ses frères et ses sœurs ; il n'a pu se donner la longue durée, la succession des ancêtres, la stabilité de vingt rois le précédant. Il se sent colossal, mais fragile. Il ne s'attache à rien du passé, il n'a point vécu les siècles, il ne se lie point à son empire, comme les rois de jadis, de façon à se confondre avec lui ; il manque à son pouvoir d'avoir existé toujours, d'avoir ses assises loin, si loin qu'on ne sache plus comment s'est construit l'édifice ; il manque à sa dynastie d'être mêlée, enchevêtrée avec celles qui subsistent. Il a eu beau en renverser, toutes ne sont pas à bas, et celles qui restent l'offusquent. Or, c'est de la plus vieille des maisons régnantes, delà plus illustre en gloire, de la plus puissante en Etats, de celle dont il a, par deux fois, dans sa capitale même, jugé comme elle était intimement mêlée avec son peuple, que va venir vers lui celle qui sera son épouse et la mère de ses fils. En la possédant, c'est tout qu'il possédera à la fois : le passé vieux de dix siècles, le Saint-Empire romain, son empire à lui-même, désormais consacré, affirmé par ceux-là mêmes auxquels il a arraché la couronne de Charlemagne ; c'est les vieilles dynasties entrant dans la sienne pour y faire souche d'empereurs ; ce sont les rois, tous les rois d'Europe devenus ses parents, non pas même les rois, — que lui importe ! — mais le Roi ! Il sera le neveu de Louis XVI et de Marie-Antoinette, l'arrière-neveu de Louis XIV et de Marie-Thérèse.

Après cent années de révolutions, devant l'insurrection continue des peuples et l'esprit d'irrespect qui souffle sur eux, devant l'abaissement des maisons royales versées peu à peu dans l'oubli de leur dignité et dans la méconnaissance du principe qui les faisait vivre, ravalées au niveau des sujets par des unions disparates et de compromettantes solidarités, le sentiment monarchique — respect, amour, crainte, terreur— n'est plus accessible aux Occidentaux. Mais, au temps de Napoléon, le parlementarisme etla presse n'avaient point émietté, par la discussion et l'injure, la formule de Gouvernement ; sur les bases du droit divin, la monarchie héréditaire s'élevait mystérieuse et traditionnelle ; même les régicides, en portant la main sur l'oint du Seigneur, éprouvaient l'horreur du sacrilège ; entre le souverain et le sujet se creusait un abîme où quiconque n'était pas de la famille prédestinée eût vainement jeté de la gloire, des sceptres brisés, des provinces conquises, le salut même de la nation, sans se rapprocher d'un pas du trône inaccessible. Et ce que nul, jamais, n'a pu accomplir, se réalise pour lui. Cette majesté quasi divine, cette intangible puissance, ce mystère dynastique, il va s'en emparer et les étreindre le jour que, clans ses bras, il serrera cette jeune fille. Par elle, il franchira le gouffre, il abolira son origine révolutionnaire, il se trouvera pareil aux rois qu'il nomme ses frères, et qui jusqu'ici, quoique vaincus, lui opposent la froideur de leur accueil, ce quelque chose qui marque les distances et établit les origines. S'il s'est jeté à Alexandre comme il a fait, c'est que celui-ci, avec la feinte ouverture de ses démonstrations, l'a traité moins en grand homme qu'on égal et en pareil. S'il s'est dépris d'Alexandre, c'est qu'il a vu comme ses protestations étaient fausses, puisque le jour où, des paroles, il fallait passer à une alliance familiale, le mur se relevait. A présent, par contrainte il est vrai, il obtient cette archiduchesse ; mais n'a-t-il pas dû, à chaque occasion, arracher à la fortune les faveurs qu'elle lui réserve ? Qu'importe que ce ne soit pas de son gré s'il la possède ? et, à mesure que l'instant s'approche, son impalienceaugmenle.il lui faut tout de suite, à l'instant même, ce complément de son destin, comme s'il pressentait que c'est un mirage tout prêt à se disperser et à s'évanouir.

Il n'a point attendu que le courrier fût revenu de Vienne pour tout préparer, tout régler jusque dans l'extrême détail. Dès le 7, il a tout ordonné : oh enverra de Paris le trousseau et la corbeille ; inutile donc qu'on fasse quoi que ce soit à Vienne. La princesse ne conduira personne d'Autriche avec elle. Si elle a une femme de chambre à laquelle elle soit bien attachée, elle pourra l'amener pour rester le premier mois de son arrivée en France, mais c'est l'extrême concession. Par contre, rien d'assez magnifique : Le douaire de l'Impératrice, tel qu'il a été fixé, écrit-il, m'a semblé ridicule, mais, en cela, on a voulu suivre ce qui a été fait pour le mariage de Louis XVI... Au surplus, le douaire des impératrices, en France, est fixé à quatre millions. Dix jours plus lard, il a pris à ce point possession de l'avenir qu'il proclame le litre qu'il donnera à son fils, et, ce titre, c'est à son futur beau-père, au ci-devant empereur d'Allemagne, qu'il le ravit : jusqu'à ce qu'il fût couronné, l'empereur d'Allemagne désigné était appelé le roi des Romains. Le fils de Napoléon sera le Roi de Rome, et à combien meilleur droit, puisque l'Etal romain, réuni au Grand empire, en fait partie intégrante. Est-ce assez d'un fils, du Prince impérial, roi de Rome ? Non, il faut un trône au puîné, et Eugène, déchu de la succession d'Italie, est réduit à l'hérédité du grand-duché de Francfort.

Enfin, de Vienne, le courrier revient. Tout de suite, l'Empereur fait officiellement part de la ratification du contrat de mariage à sa mère, à ses frères, à son beau-fils, à son oncle et au Sénat. Il annonce à l'empereur d'Autriche l'envoi du prince de Neuchâtel, chargé de demander la main de l'archiduchesse. Il écrit à Marie-Louise elle-même : Ma cousine, les brillantes qualités qui distinguent votre personne m'ont inspiré le désir de la servir et honorer. En nous adressant à l'Empereur, votre père, pour le prier de nous confier le bonheur de Votre Altesse Impériale, pouvons-nous espérer qu'elle agréera les sentiments qui nous portent à cette démarche ? Pouvons-nous nous flatter qu'elle ne sera pas déterminée uniquement par le devoir de l'obéissance à ses parents ? Pour peu que les sentiments de Votre Altesse Impériale aient de la partialité pour nous, nous voulons les cultiver avec tant de soins et prendre à lâche si constamment de lui complaire en tout, que nous nous flattons de lui être agréable un jour. C'est le but où nous voulons arriver et pour lequel nous prions Votre Altesse de nous être favorable. N'est-ce pas l'épitre royale d'un berger du Lignon, et cette étrange prose que signe Napoléon n'a-t-elle point, parle zèle d'un employé du protocole, reproduit celle que jadis le Dauphin adressa à l'archiduchesse Marie-Antoinette ? De même que, pour le contrat, ne faut-il pas, comme plus dans la tradition, redire les vieilles paroles d'amour ?

Le 24, Berthier expédié comme pour recevoir les clefs d'une place qui capitule, part sans que l'Empereur lui laisse le temps de prendre, pour sa maison, des dispositions plus somptueuses. Sa suite, on dehors d'un secrétaire d'ambassade, M. de Laborde, ne se compose que de cinq aides de camp qu'on décore du' titre de cavaliers d'ambassade, d'un maître des cérémonies et d'un secrétaire. Berthier n'emmène que seize domestiques, point de voitures de gala ; mais il est porteur de lettres à l'infini, et ses instructions détaillent, heure par heure, tout ce qu'il fera, tous les honneurs qu'il exigera et les paroles même qu'il doit prononcer. Tout a passé sous les yeux de l'Empereur, qui exige que pas une formule ne diffère de celles employées en 1770, et qui a fait bouleverser les archives pour retrouver jusqu'au moindre précédent. Le 24 encore, désignation officielle de la Maison d'honneur qui, sauf Mme de la Rochefoucauld, retirée, quelques dames restées près de Joséphine, le chevalier d'honneur elle premier écuyer, appelés à d'autres fonctions, est composée comme ci-devant ; point de nouvelles dames, quoique l'intention de l'Empereur soit d'en avoir sept ou huit de l'âge de l'Impératrice, mais il attendra qu'elle soit à Paris. Le 25, la Maison prête serment, et, le même jour, le grand maréchal avertit tous ceux qui doivent aller au-devant de l'Impératrice et former son cortège. Ils ont quatre jours pour se préparer, et que d'affaires dans ces quatre jours !

C'est Caroline de Naples qui, comme la princesse de Lamballe en 1770, fera les fondions de surintendante de la Maison, donc présidera à la remise et s'établira la directrice du voyage, — choix étrange, si l'on songe qu'elle occupe le trône de la grand'mère de l'archiduchesse, mais, seule des sœurs, elle, est reine, et, en ce moment, sa faveur est pleine. Avant qu'elle parle, Napoléon, qui a pleine confiance en son goût, la charge de choisir la corbeille et le trousseau.

La dame d'Atours arrêtera seulement les prix. L'on est d'abord embarrassé ; car les fournisseurs ne peuvent rien commencer sans des mesures qu'on n'a pu obtenir sitôt de Vienne. Dès qu'Otto les a envoyées, nuit et jour on travaille. Chez Mlles Lolive, de Beuvry et Cie, c'est le linge, et il y aura douze douzaines de chemises en batiste fine avec broderie et dentelles, une douzaine garnie en vraie valenciennes, haut et bas ; quatre-vingts douzaines de mouchoirs, dont six à petits plis avec feston, chiffre et sujet, quatre avec dentelles, six avec broderies à jour au plumetis et huit à chiffres ; il y aura vingt-quatre camisoles, dont douze en batiste d'Ecosse et douze en percale ; il y aura vingt-quatre serre-tête garnis en vraie valenciennes, vingt-quatre bonnets de nuit, dont huit Caroline en batiste d'Ecosse et six Napoléon en mousseline ; il y aura trente-six fichus de nuit en mousseline et dentelles ; il y aura vingt-quatre peignoirs, moitié en percale et moitié en batiste ; douze fichus du matin, dont un en point d'Angleterre, un en matines brodée, un en dentelle française ; il y aura deux voiles mexicains en mousseline brodée en point de dentelles, et deux mantilles castillanes. De robes, douze : cinq de mousseline brodée, six de batiste brodée, une en point à l'aiguille avec dessins représentant des lilas — celle-là coûte 5.000 francs. Après, vient le linge de toilette : douze pelotes, en percale, en mousseline brodée et en tulle brodé ; vingt-quatre douzaines de frottoirs, moitié en batiste, moitié en futaine ; vingt-quatre douzaines de serviettes de toilette, moitié en toile de Château-Gontier, moitié en toile de Hollande ; douze douzaines de linges de garde-robe en guinée, et, pour le lit, deux couvrepieds, l'un de 1.000 francs, en mousseline claire à bordure à sujet au milieu en application de tulle ; l'autre, de 4.000 francs, en mousseline claire, brodée à bordure et garnie d'angleterre à 320 francs l'aune. Compris les deux corbeilles à roulettes, recouvertes de satin, en voilà pour 94.666 francs.

Ce n'est rien près des dentelles. Pressée par le temps, Caroline a couru partout pour trouver les beaux morceaux. Elle a pris chez Mlles Lolive, de Beuvry, un voile à la mexicaine, en angleterre, de 2.600 francs, et une mantille à la castillane, en point à l'aiguille, de 1.500 francs ; chez Lenormand, un schall d'alençon de 3.200 francs ; chez Leroy, un voile très beau, de 4.000 ; mais chez Lesueur, son fournisseur en titre, des fichus, des pèlerines, des bonnets, deux robes d'angleterre de 4.500 et 4.800, une autre de 8.000 ; deux schalls, avec le chiffre aux quatre coins, de 4.000 et 5.000 ; un manteau de Cour, en angleterre, corsage, manches et chérusque, de 16.000. La facture de Lesueur monte à 71.399 francs, sur un total de 81.199 francs 83 centimes.

Des schalls de cachemire, il y en a de Corbie, de Lenormand et d'Herbault, pour 39.860 francs : des longs, à raies, amarante, gros bleu, ponceau, jonquille, blanc, noir, vert ; un, fond blanc à médaillons extraordinaires ; un à grandes palmes ; puis, des carrés, à raies, à rosaces, à bordures, à palmes, avec des fonds de toutes couleurs : dix-sept en tout ; le plus cher à 4.800 francs, les autres de 4.000 à 1.000, un seulement au-dessous, à 600.

Les chaussures, dont est chargé Janssen, cordonnier de l'Académie Impériale de Musique, se sentent un peu du théâtre. Certes, en quarante-huit paires de souliers, à huit francs la paire, il a donné toute la gamme jolie et rare des gants de pied où il excelle : blancs en satin, en taffetas et en levantine ; noirs en satin, en taffetas et en maroquin, des roses, des verts, des gros bleus ; mais, aux brodequins, est-ce sur le goût de la reine de Naples qu'il est inspiré ? Passe pour ceux-ci de satin blanc, brodés en argent ou en acier, lacés derrière et garnis d'une frange toscane en argent ou d'une frange en perles d'acier : ce sont les brodequins de costume ; passe encore pour ceux-là en maroquin ou en velours noir, garnis en hermine rouge ou noire, ou en queue de vison : ce sont des brodequins de voyage ; mais qu'est-ce des brodequins de velours levantine rose, ouverts du devant et garnis en peluche de soie ; de velours pourpre, brodés d'or et garnis en palmyre des Indes ; de gros de Naples ponceau, brodés en or et garnis, d'hermine ; de satin blanc, brodés en argent et garnis de col de cane ; de satin blanc, brodés en or et garnis de grèbe ? et il y en a encore de satin uni, avec du cygne et de l'hermine mouchetée, de satin noir à fourrure blanche, garnis d'astrakan. Au moins, la note, au total, n'en monte-t-elle qu'à 800 francs, tandis que les douze douzaines de bas que fournit Tessier vont à 4.572 francs : c'est que, après deux douzaines de bas de soie blancs fins à 18 francs la paire, après deux douzaines à jour sur le pied et brodés, à 24 francs, après deux douzaines à jour sur le pied et à brodequin brodé, à 30 francs, il y a une douzaine à jour sur le pied et à brodequin jour de Berlin, à 36 francs, une autre douzaine, plus riche, à 48 francs, une enfin à très grands jours de dentelle, à 72 francs. De bas de coton, à grands jours et à brodequin, il n'en est que deux douzaines, à 30 et à 42 francs la paire.

Les grands éventails, de chez Friese et Devillers, sont à feuilles brodées et pailletées, sans rien d'art qui les relève, mais, pour l'un, les branches d'or sont chargées de brillants et d'émeraudes ; pour l'autre, de brillants. Coût : 8.966 francs.

Biennais, Au Singe vert, a fourni pour 54.589 francs, d'abord un grand nécessaire dans son coffre d'acajou orné de cuivre découpé et incrusté, un nécessaire où, en cent treize objets d'or ou de vermeil, est contenu tout l'attirail pour manger : casseroles, assiettes, plats, timbales, couverts, cafetière, théière, chocolatière, sucrier, pot à crème et le reste, tout l'attirail pour la toilette, pour le bureau, pour le travail féminin : cela est compté 22.634 francs ; puis, ce sont de petits nécessaires spéciaux, pour le déjeuner, pour les dents, pour les ongles ; puis bassinoires, pots de chambre, bassins de garde-robe, bidets, tout en vermeil ; un, dans un coffre en acajou moucheté avec incrustations de cuivre, va à 2.878 francs 46 centimes ; puis, deux plais en vermeil de 2.000 francs, pour présenter les éventails et les bijoux ; un serre-papiers de 4.800, des lampes de nuit, des vases à parfums, ce que l'orfèvrerie française, à son apogée de perfection industrielle, a fabriqué de plus finement ciselé.

Ce n'est rien encore, il faut arriver au grand homme, M. Leroy, qui, malgré les querelles que l'Empereur lui a cherchées, n'a pu manquer d'être employé. Un poème, sa facture ; un poème d'élégance et de richesse, et sans doute a-t-il mis son amour-propre à paraître le grand artiste qu'il est en ces robes portant sa signature, outre qu'il est de son intérêt d'éblouir cette nouvelle cliente. C'est ici l'échelle des toilettes que doit revêtir la plus grande dame qui soit en France ; mais, de l'Impératrice aux femmes qui, à tous les degrés, forment la Cour et la société, il n'y a que la différence du suprême luxe à des luxes plus modestes, et sans doute est-ce là le type d'une garde-robe, constamment prête pour toutes les occasions officielles et mondaines, avec sa hiérarchie stricte et son ordonnance d'étiquette.

En tête, les grands habits : il y en a huit, dont le grand habit du mariage, magnifiquement brodé en pierres et lames, et coûtant 12.000 francs, se place hors de pair. Après, pour 8.000 francs, un habit de tulle, richement brodé en argent, semé de palmes d'or et de pierres, avec petite bordure en pierres carrées et lames sur champ, franges en lames d'or et d'argent, dessous en satin blanc, manches à draperie ; puis, pour 6.000 francs, un habit de blonde blanche et argent, dessins à hortensias et chenilles ; puis, s'étageant de 4.500 à 3.000 francs, un habit en tulle rose, la jupe rayée de dix-huit raies de palmiers, lames et pierres, argent mat et brillant ; un habit de satin blanc brodé en or, un de satin blanc brodé en. argent, un de tulle blanc et argent, un de tulle lilas et argent.

En deuxième rang, les robes longues, quatre seulement, de 2.500 à 1.300 francs : satin rose brodé d'acier, tulle rose lamé à colonnes de satin rose et argent, tulle blanc brodé d'or à petits losanges, tulle garni de blonde avec dessous en satin.

Troisième échelon : les robes de bal, six, de 2.500 à 600 francs, toutes en tulle : tulle semé d'or, tulle rose à la François Ier, tulle rose à raies d'argent, tulle blanc et argent avec fleurs, tulle de Lyon, tulle lamé d'or ; et c'est aussi presque toutes de tulle, les douze robes du soir, qui font la quatrième classe. Les sept plus chères, en tulle, vont de 1.600 à 600 francs ; une robe de velours rose plein uni est de 234 francs, une de velours nacarat avec franges et écharpe atteint 588 francs, une de satin rose à garnitures ne va qu'à 226 francs, tandis qu'une de satin rose imprimé, à pois d'argent, monte à 850, et une de satin blanc lamé argent à 1.000 francs. Dans les douze robes du soir plus simples, une, en faux cachemire blanc et or, arrive à 1.000 francs ; une en tulle blanc montant au col avec trois rangées de blonde, à 580 ; mais les dix autres : tulle lilas, tulle rayé en biais, tulle blanc à fleurs, crêpe bleu, blanc ou rose, velours frisé blanc ou rouge, satin blanc, étoffe blanche à côtes, s'espacent de 400 à 290 francs. A part, il faut mettre les quatre robes de blonde, une chenillée d'or de 2.400 francs, une à filets d'argent de 1.200, une à colonnes de 1.000, une à bouquets de violettes de 800, et c'est fini pour le soir avec ces quarante-quatre robes.

Restent les redingotes : six pour les grands jours : en satin blanc à deux rangs de blonde, en satin blanc doublé de rose, en satin rose et blonde, en satin blanc doublé de satin cerise, en velours frisé rose, en crêpe bleu doublé de satin bleu. La plus chère, 570 francs, la moins, 300. Les six plus simples, en levantine gros jaune, blanche, vert naissant et rose, toutes fourrées de peluche, et en velours bleu et rouge, sont comptées de 477 à 210 francs, la plupart entre deux et trois cents.

Enfin viennent les habits de chasse, qui sont les robes de jour de grande toilette : il y en a deux à 2.500 francs, un en reps blanc avec glands d'or et point turc en or, un en velours nacarat et or ; deux à 1.200 : bleu jarretière et or et lilas garni d'hermine : enfin, deux à 400 : velours, satin et peluche rose, et velours frisé rose naissant.

Les robes du malin, on les fera faire parles ouvrières des Atours, mais il faut encore prendre chez Leroy six fichus ou voiles de blonde, soixante douzaines de gants à 40 francs la douzaine, deux douzaines de coiffures et bouquets à 50 francs la pièce, une douzaine de garnitures à 125 francs, deux douzaines d'éventails pailletés à 60 francs l'un, puis, pour 3.000 francs, une soixantaine de chapeaux, toques, casques de toutes formes, et un héron fin de quatre cent quatre-vingt-quatorze brins, qui, lui seul, coûte 5.000 francs. Encore, le sultan en satin blanc brodé d'acier, de 1.800 francs, et la corbeille même : celle-ci, de velours blanc, forme ovale parfait, est montée sur des pieds en bois sculpté et doré, reposant sur un socle en velours brodé ; au centre, un cartouche de broderie en or sur mat et brillant, aux deux côtés des anneaux dorés, en haut, des flèches en bronze doré. La corbeille, matériellement présentée, est alors d'obligation en tout mariage, mais celle de l'Impératrice ne coûte pas moins de 12.000 francs. La facture de Leroy monte ainsi à 124.137 francs, mais tout ce qu'il doit fournir ne saurait si vile être prêt, et, en dehors des robes de la corbeille, il en faut pour le voyage : c'est, pour 3.200 francs, une robe longue de satin blanc, brodée en argent, garnie d'hermine, avec des manches longues de tulle lamé, et, au col, une ruche en blonde ; pour 3.000, un habit de tulle blanc et argent ; pour 1.200 une robe longue de tulle blanc garnie de blonde ; enfin, trois pelisses : une de 1.500 francs, en velours nacarat, garnie en martre ; une de velours bleu, dont la reine de Naples a fourni la garniture d'hermine ; une en levantine gros jaune garnie de peluche ; au total : 9.524 francs.

L'Empereur s'était cru généreux en fixant le trousseau à 120.000 francs, la corbeille à 100.000, les schalls à 80.000, en tout 300.000 francs. Les factures présentées — et les prix sont convenus — s'élèvent à 418.834 francs. L'expertise ordonnée, car, dit l'Empereur, je ne veux point passer par la volonté de Leroy, ne peut les ramener au-dessous de 411.736 francs 24 centimes, que paie le trésor de la Couronne.

Qu'est ce chiffre auprès de celui que coûtent les parures ? La grande parure en diamants, composée de : un diadème de 1.329 brillants, un collier, un peigne, deux boucles d'oreilles, deux bracelets, une ceinture et une couronne, dont les pierres ont été en grande partie fournies par le Trésor, vaut, à dire d'expert, 3.325.724 francs 19 centimes ; la parure de perles vaut 509.773 francs ; la parure d'émeraudes et brillants, 289.865 francs ; la parure d'opales et brillants, 275.953 francs. Ces parures sont enfermées dans un écrin de velours vert orné de bas-reliefs et semé d'abeilles en vermeil, de 7.700 francs. On n'a point oublié les bourses d'usage, en perles d'or ou d'émail, de 730 francs, contenant cinquante doubles napoléons à fleur de coin. Au total, avec les douze gros brillants entourant le portrait de l'Empereur que Berthier doit remettre à l'archiduchesse, il y a de bijoux pour 4.633.345 francs. La corbeille et le trousseau passent ainsi 5 millions.

L'Empereur voit tout, regarde tout, admire ou critique. Pour conquérir cette jeune fille, pour l'éblouir au moins, en attendant qu'il ait louché son cœur, rien n'est assez beau ni assez somptueux. Il veut étaler devant elle toutes les recherches de l'élégance parisienne, dont il la sait assez privée, car elle fut élevée fort simplement, sans l'agrément des robes, des bijoux et du luxe féminin, et, comme il juge toutes les femmes d'après l'expérience qu'il en a prise près de Joséphine, il ne doute pas que ce ne soit à la coquetterie qu'elles cèdent d'abord.

 

Cependant Berthier court sur Vienne et fait diligence : à ce moment seulement, on s'y avise que Napoléon a déjà été marié et marié devant l'Eglise. La sentence de l'Officialité métropolitaine de Paris a été rendue le 12 janvier ; le 14, elle a paru dans le Moniteur et a été commentée dans le Journal des Curés, et, le 15 février, on en est encore, à Vienne, sur la foi d'étranges histoires rapportées, parait-il, par Consalvi à M. de Lebzeltern, à douter si le mariage a été ou non célébré. Lorsqu'on ne peut plus ignorer qu'il l'a été, on n'a garde de se demander quelles sont, au regard de l'Eglise, les conséquences de l'excommunication majeure fulminée par le Pape le 11 juin 1809 et publiée le lendemain ; on s'attache uniquement à l'annulation du mariage et l'on se contente, à ce sujet, de l'affirmation de l'ambassadeur de France. Pour rassurer la conscience de François II, Otto le lui répète, et cela suffit. C'est de l'archevêque de Vienne que vient une timide opposition. Lui, qui n'est point le sujet de Napoléon, estime, comme les officiaux et les promoteurs de Paris, que l'annulation d'un mariage entre souverains constitue un cas réservé au Saint-Siège ; au moins prétend-il voir et tenir les sentences. L'ambassadeur Otto, chef de division aux Relations extérieures sous la Terreur, s'indigne d'une telle audace. On ose ne pas tenir compte de sa parole d'honneur ! Bien sûr, ce sont des intrigants, des émigrés, le ci-devant évoque de Carcassonne, hôte de l'archevêque, qui se coalisent pour retarder une si belle conclusion. Ne peut-on pas croire, écrit-il, que l'archevêque, qui avait d'abord approuvé cette alliance, ne ressent aujourd'hui que les scrupules qui lui sont inspirés par une faction étrangère prête à tout entreprendre pour combattre le génie de la paix ? Au moins la faction a-t-elle échoué lorsqu'elle a soulevé la question de la prétendue excommunication de S. M. l'Empereur par le Pape. Ni l'archevêque, ni le nonce n'en ont voulu entendre parler. M. de Metternich s'en porte garant et l'empereur François lui-même, sentant, à cette occasion, l'atteinte portée à la dignité des couronnes, repousse cette objection indécente avec le mépris qu'elle mérite ; mais, sur les sentences l'archevêque n'en est que plus obstiné. A Paris, l'Empereur consulte Fesch, qui affirme qu'il n'est nul besoin de les montrer, attendu qu'un courrier, parti le 27, a porté au curé de Vienne la permission de procéder au mariage, avec la dispense de publication des bans. Malgré cet avis, Napoléon se décide à envoyer les deux sentences, mais il n'admet pas qu'elles soient discutées à Vienne. Mon juge, dit-il, est l'Officialité de Paris. Entre temps, d'ailleurs, Otto a trouvé un biais pour conjurer le danger de livrer ces actes au caprice d'un vieillard influencé par deux prêtres émigrés. Il a remis à Metternich, sous la condition expresse que la pièce ne servirait qu'à être montrée à l'archevêque, et que, dans aucun cas, elle ne serait rendue publique, la solennelle attestation qu'il a vu et lu les originaux des deux sentences des deux officialités diocésaines de Paris concernant le mariage entre LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice Joséphine, et qu'il résulte de ces actes que, conformément aux lois ecclésiastiques catholiques existant dans l'Empire français, ledit mariage a été déclaré de toute nullité parce que, lors de la conclusion de ce mariage, on avait négligé les formalités les plus essentielles requises par les lois de l'Eglise et en tout temps reconnues en France comme nécessaires à la solidité d'un mariage catholique. Il atteste en outre que, conformément aux lois civiques existantes lors de la conclusion de ce mariage, toute union conjugale était fondée sur le principe qu'elle pouvait être dissoute au gré des contractants. Et, sur ce certificat, pour que foi y soit prêtée en tout ce qu'il contient, S. E. le comte Otto de Mosloy appose, au-dessous de son seing, le sceau de ses armes. On y voit une loutre engoulant un poisson ; c'est de circonstance.

Berthier, que des courriers de l'ambassadeur ont retardé sur sa route, peut arriver maintenant : après cette timide défense, l'archevêque s'est rendu. Comment eût-il résisté à l'Empereur, à la Cour, à la ville entière ? Car, à présent, tout Vienne s'exalte à la pensée de l'alliance, l'armée se répute invincible ; la Bourse est en pleine hausse, et comme chacun considère que le mariage assure la paix, c'est la paix même que compromettrait le moindre retard. Quant à Marie-Louise, ce n'est pas assez qu'elle soit soumise, on s'efforce de lui parer le sacrifice et de lui prouver qu'elle doit s'y offrir de bonne grâce. Si elle témoigne quelque-frayeur et se souvient du mal qu'on lui disait de Napoléon, les archiducs, ses oncles, lui répondent que cela était vrai quand il était l'ennemi de l'Autriche, mais qu'il ne l'est plus à présent. Sa belle-mère seule ne désarme point, mais elle garde le silence, renfonçant dans son cœur le désespoir de sa défaite, ne prenant que sa mère pour confidente de ses réflexions sur le mariage déshonorant et sur la déconvenue du povero Francesco. Il semble que, pour que Marie-Louise se rende de meilleure grâce, on veuille l'éblouir : elle n'a possédé jusqu'ici que de pauvres petits bijoux d'orpheline, quelques bracelets de cheveux avec des pierres de couleur ou quelques parures de fausses perles et de pastilles vertes. On fait briller devant elle des diamants, pour 400.000 francs de diamants, comme il est dit au contrat — même 421.169 francs 24 centimes à dire d'experts, compris, il est vrai, les cadeaux des oncles, mais sans tenir compte des montures. Et, malgré que le diadème en bandeau ait ses chatons montés sur une carcasse en fil de laiton, malgré qu'au peigne, orné de cent vingt-six brillants, on ait mis des dents en argent doré, malgré qu'on ait porté aux présents si peu de magnificence que tout à l'heure, pour compléter la somme marquée, on livrera avec les parures, deux petits paquets : d'une part, de douze brillants montés en chaton, enveloppés dans un papier blanc ; d'autre part, dans un morceau de papier brouillard, de cent soixante-quatre brillants non montés, ce n'en est pas moins un éblouissement, pour les yeux inhabitués de l'archiduchesse, que le diadème en bandeau de deux cent quarante-huit brillants, valant 72.633 francs sans la façon ; le collier à trois rangs de chatons enfilés, de 67.865 francs ; les trois autres colliers à un rang, qui vont, ensemble, à 100.000, puis les deux peignes en brillants, de 10.000 chacun ; les deux guirlandes de fleurs, vers les 50.000 ; les paires de boucles d'oreilles en pendeloques, l'une de sept cent quatre-vingt-treize brillants, qu'on estime 60.853 francs ; l'autre, bien plus simple, à 6.000 francs ; de perles, il y a un collier à six rangs avec plaque-fermoir de 35.000 francs ; un autre, de plus petites, de quelque 3.600 francs ; enfin, deux rangs séparés, à 2.000. On a encore une décoration d'ordre — la Croix étoilée — surmontée d'un nœud de diamants, qu'on compte pour 6.000 francs, et c'est tout pour les bijoux ; mais il y a les toilettes, celles qu'il faut pour la présentation, les bals, les redoutes, les dîners, le mariage, les vingt occasions où il faut paraître à son avantage, du 4 mars, où, décidément, Berthier arrive, au 16, où l'on fera la remise.

 

Durant ces douze jours, l'on n'a point une minute pour se reprendre. Le 4, c'est l'arrivée incognito de Berthier qui, à l'extrême frontière, a trouvé le prince Paul Esterhazy, venu pour le complimenter et qui, à chaque ville sur sa route, a reçu les honneurs du canon et des garnisons sous les armes. Il descend dans le Burg, à l'ancienne chancellerie d'Empire, où on lui donne une garde de grenadiers et de trabans. Le 5, après une visite incognito au ministre des Affaires Etrangères, il se rend, hors la porte de Carinthie, au palais d'été du prince Schwartzenberg où, à deux heures, les hauts dignitaires de la Cour, en trente carrosses de grand gala précédés de coureurs et entourés de valets de pied, le viennent chercher ; et c'est alors un cortège qui, à dire vrai, ne saurait, pour les splendeurs et les imaginations de luxe, soutenir la comparaison avec celui du marquis de Durfort lors du mariage du Dauphin, moins encore avec celui du prince Louis de Rohan faisant son entrée d'ambassadeur, mais, en place des admirables carrosses peints, sculptés et dorés, tout tendus de velours bleu clair brodé d'or que montra M. de Durfort, en place du peuple de laquais à la livrée des Rohan, menant la caravane des mules si légèrement ferrées d'argent que, de la porte au palais de France, tous ces fers devaient tomber, en place des pages, des gentilshommes, des coureurs, des heiduques, des suisses, des musiciens que le prince Louis groupait harmonieusement autour de ses carrosses de quarante mille livres, c'est, tout de suite après la voiture impériale où Berthier est seul avec le grand maréchal de la Cour, cinq jeunes hommes, dont les chevaux noirs marchent de front, et dont le haut schako rouge emplumé, le dolman blanc aux tresses d'or, la pelisse noire, la culotte rouge aux larges broderies, rapportent aux Viennois un uniforme qu'ils ont appris à connaître — car ce sont les aides de camp de celui qui, prince de Neuchâtel, se nomme aussi le prince de Wagram. Point d'autres laquais que ceux de l'ambassadeur Otto et ils portent la livrée de l'Empereur des Français.

L'on prend route par un pont jeté sur ces fortifications que les Français on fait sauter à leur départ. La Cour n'y a point mis d'intention, mais Berthier entre par la brèche. Escorte de hussards hongrois, fantassins bordant la haie, tous les honneurs requis. Au palais, dehors, les Gardes de la Cour et les Grenadiers ; dedans, selon les antichambres qu'on traverse, Trabans, Arquebusiers, Gardes-nobles hongrois ; puis toute la Cour. L'ambassadeur est introduit près de l'Empereur, discours ; puis, audience de l'Impératrice ; audience des cinq archiducs, frères de l'Empereur, placés par rang d'âge sur une estrade de deux pieds, quatre habillés en feld-maréchaux, un en cardinal, tous immobiles, silencieux, impassibles : une audience chez Curtius. On rentre, on repart incognito chez l'archiduc Charles, auquel l'ambassadeur demande de représenter l'Empereur à la cérémonie du mariage. Là, un ton qui sort de l'étiquette, paraît sincère, l'estime du soldat pour son rival de gloire, et le sentiment des bienfaits que procurerait une alliance durable. Le soir, au Salon d'Apollon, redoute publique et, au milieu de six mille personnes, l'empereur François recevant comme un bon bourgeois les compliments de ses sujets. Le 6, qui est le Mardi gras, visites de l'ambassadeur à tous les gens de la Cour, réception par l'archiduchesse des députations des états d'Autriche ; à une heure, grand couvert dans les appartements de l'Impératrice et, le soir, à la Redoute impériale, bal paré où l'Empereur, l'Impératrice et l'archiduchesse circulent, durant que s'amusent à leur façon cinq à six mille personnes en domino, en costume de caractère, en frac et en costume hongrois. Le 7, qui est le Mercredi des Cendres, il y a seulement cercle chez l'ambassadeur, dîner militaire chez l'archiduc Charles et, le soir, cercle chez le grand maître de la Cour ; mais le 8, c'est l'audience solennelle, avec la demande adressée à l'empereur d'Autriche et la réponse très sèche de celui-ci : J'accorde la main de ma fille à l'Empereur des Français. L'archiduchesse est introduite : Berthier lui présente la lettre de son maître et le portrait en médaillon que chargent exagérément les douze gros brillants qui l'entourent, et il prononce encore un discours auquel l'archiduchesse répond seulement : Je donne, avec la permission de mon père, mon consentement à mon union avec l'Empereur Napoléon, et elle se fait attacher le médaillon à la poitrine par sa grande maîtresse. Ensuite, audience de l'Impératrice, audience solennelle de l'archiduc Charles auquel Berthier remet la procuration de l'Empereur, et, à sept heures, grand appartement et gala à la Cour. Le 9, Berthier, Trauttmansdorff et Metternich signent le traité de mariage, l'acte signé à Paris par Champagny et Schwartzenberg ne servant que de promesse. Les termes en sont calqués sur le contrat de Marie-Antoinette : Dot de 200.000 florins ou 400.000 francs ; renonciation à la succession des royaumes, provinces et districts que possède S.M.I.R.A., 200.000 florins ou 400.000 francs de bagues et autres joyaux donnés par l'empereur d'Autriche, compensés par 200.000 écus. de présents et bijoux à donner par l'Empereur des Français ; douaire de 500.000 francs, pension annuelle pour la dépense de la chambre, convenable et proportionnée au rang élevé que lient la fille de si hauts et puissants princes. Les signatures échangées, c'est, pour l'archiduchesse, la cérémonie de la renonciation solennelle, avec serment sur l'Evangile ; puis, grand cercle de jour et dîner chez l'ambassadeur ; le soir, au grand théâtre, représentation en gala de l'Iphigénie en Aulide de Gluck. Le 10, à la fêle des Ordres, les cavaliers d'ambassade reçoivent chacun une décoration et, le soir, il y a représentation au Théâtre de Carinthie, mais la famille impériale n'y paraît point. Enfin, le 11, qui est le dimanche, seul jour de la semaine où, en carême, il soit permis de marier, c'est le mariage. Le cortège, formé dans les appartements, passe par le cloître des Augustins, tendu de drap vert, pour se rendre à l'église. Il se déploie selon l'ordre des préséances en son ordonnance majestueuse : fourriers de la Cour, pages, fourriers de la Chambre, écuyers tranchants, chambellans, conseillers-intimes, ministres, grands dignitaires : en avant des archiducs marchant deux à deux, le prince de Neuchâtel ; le dernier des archiducs, l'archiduc Charles, puis l'Empereur ; enfin, l'Impératrice conduisant la fiancée. A l'entrée dans l'église, fanfare, eau bénite ; la bénédiction nuptiale prononcée en allemand selon le rite de Vienne, Te Deum, coups de canon ; au retour, dans la Chambre du miroir, compliments et baisemain ; la nouvelle impératrice des Français étant parée du portrait de son auguste époux. Au banquet impérial, célébré avec toute la pompe et la rigueur de l'étiquette, le prince de Neuchâtel est admis avec les archiducs frères de l'Empereur : distinction sans exemple, qui n'est rendue possible que par l'étal souverain de Berthier. Le soir, représentations gratuites dans tous les théâtres et, par la ville, malgré le vent qui les contrarie, des illuminations où, sur des transparents ingénieux, est célébrée l'union des deux peuples. Le 12, Berthier prend congé sans cérémonie pour se trouver avant Marie-Louise au lieu de la remise et y donner les derniers ordres. C'est en effet le 13, à huit heures du matin, qu'elle doit partir. Un détachement entier de la Cour lui fera cortège. H y aura pour l'accompagner, le grand maître de l'Empereur, tandis que la Dauphine n'eut qu'un seigneur sans grande charge. Il y aura douze dames expressément désignées par l'Impératrice Maria-Ludovica, et douze chambellans, choisis parmi les personnages les plus distingués : Marie-Antoinette n'eut qu'une moitié de ces splendeurs ; enfin il y aura un détachement de la Garde-noble hongroise qui ne se déplace que pour l'Empereur ; et le personnel de suite, sans compter les militaires, ne comprendra pas moins de trois cents personnes, qui empliront quatre-vingt-trois voilures et fourgons traînés par quatre cent cinquante-quatre chevaux.

Dès le matin, la Cour en demi-parure est réunie pour les adieux dans la Salle du Conseil privé. Marie-Louise, étouffant ses larmes, prend congé de son père, de sa belle-mère et de ses frères et sœurs. En grand cortège, elle est menée à sa voiture par l'archiduc Charles et, entre deux haies de soldats, elle traverse au pas les rues de Vienne, qu'emplit une foule à présent attristée, presque indignée. Le canon lire, les cloches sonnent en volée ; elle arrive ainsi à Saint-Polten, où l'Empereur s'est rendu avec toute la famille impériale : là, le dernier dîner, la dernière soirée : le lendemain matin, après la messe, Marie-Louise prend congé de son père, et tandis qu'elle marche sur Braunau, couchant le 14 à Emis dans le palais du prince d'Auesperg, et le 15 à Ried, l'empereur François, rentré à Vienne, y trouve l'opinion, tout à l'heure si favorable au mariage, retournée brusquement. On s'assemble dans les rues, on se reproche d'avoir laissé partir l'archiduchesse. Elle a été immolée à l'intérêt politique et Dieu sait quels traitements, elle va subir ! Par surcroît, voici la nouvelle de l'exécution, parles Français, d'Andréas Hoffer, le héros du Tyrol. Ainsi, après avoir sacrifié son sujet le plus dévoué, l'Empereur sacrifie sa propre fille ! Le peuple s'échauffe et il faut, dans la ville fidèle, réprimer une sorte d'émeute du loyalisme.

Cependant que, pleurante et désolée, Marie-Louise s'achemine vers la frontière au milieu de ce cortège qui ne semble si abondant de noms illustres et si fourni de quartiers de noblesse que pour rendre le contraste plus frappant et le sacrifice plus sensible, le cortège français qui doit accompagner en France la nouvelle Impératrice attend à Braunau depuis le 9, car d'abord la cérémonie devait s'accomplir le 10. Sauf la reine de Naples, il est au complet. L'Empereur l'a composé avec un soin jaloux, écartant d'abord les noms qui sentent la roture et ne sont pas de l'ancienne noblesse, ne laissant de tels que la duchesse de Montebello qui doit paraître comme dame d'honneur et la duchesse de Bassano, femme du ministre à qui l'on, ne peut faire l'injure de l'écarter ; puis, pesant les positions diverses par rapport à l'Autriche, rayant, par exemple, Mercy-Argenteau, trop récemment français. Tout ce qu'on a de mieux né à la Cour impériale a été mis en réquisition ; Les dames du Palais s'appellent Montmorency, Bouillé et Mortemart ; les chambellans Béarn, d'Aubusson, d'Angosse et de Barol ; les écuyers Aldobrandini, Saluées et d'Audenarde ; les pages Beaumont, Chaban, Sanois et Contades. De plus, il y a la dame d'honneur, la dame d'Atours, préfet du Palais, maréchal des logis et fourrier, aumônier, maître des Cérémonies, un service de santé complet, et un payeur du Trésor, ayant en sa caisse, outre 400.000 francs pour les dépenses, les parures destinées à l'Impératrice et les présents à distribuer aux Autrichiens. Le service de la Chambre est assuré par deux premières-femmes, quatre femmes de garde-robe, un coiffeur et deux garçons ; à la Bouche, où commande un sous-contrôleur, on a quatre hommes pour la table, cinq pour la cuisine, trois pour l'office, un pour la cave, deux pour l'argenterie, un pour la porcelaine ; la Livrée se compose de douze valets de pied et coureurs ; pour l'Appartement, il y a six huissiers et valets de chambre, sans compter deux valets de chambre tapissiers, et l'Ecurie a fourni quatorze hommes seulement, car on doit se servir de la poste. Au total, soixante-deux personnes, auxquelles il faut ajouter les femmes et valets de chambre de la Maison d'honneur. Ces cent et quelques voyageurs ont été transportés à Braunau par dix-neuf voitures, réparties en trois convois, attelées de cent vingt-deux chevaux et militairement remplies. Quatre voyageurs par berline, une demi-vache pour deux personnes et un nécessaire pour chacune ; point d'autre bagage. On ne s'est point associé davantage à sa fantaisie : la composition des voitures a été décrétée par l'écuyer de service. Tant mieux si l'on est bien tombé. Le voyage s'est passé sans incidents ; partout on a logé à l'auberge pour n'incommoder personne, et quand on est arrivé le 9 à Braunau, on a presque perdu l'habitude de manger et de dormir. Pour se refaire, on a six jours. Le 15, la reine de Naples rejoint, ayant, depuis Paris, couru jour et nuit. Il est temps : c'est le 16, à onze heures du matin, que l'Impératrice est attendue.

Comme on n'a pu trouver, à Braunau même, un local se prêtant au cérémonial de la remise, le génie du corps de Davout — lequel occupe toujours la Bavière — a édifié, à une lieue en deçà, près du village de Saint-Pierre, une baraque à prétentions néogrecques, qui a deux entrées, l'une du côté de Braunau, réputée France, l'autre du côté d'Altheim qui, fictivement neutralisé, est Autriche. Cette baraque est divisée, dans sa longueur, en trois salles : autrichienne, neutre et française. Le 16, l'Impératrice, partie à huit heures de Ried, arrive à onze à Altheim, où elle quitte ses babils de voyage, déjeune, et revêt une robe de brocart d'or, brochée de grandes fleurs de couleurs naturelles, qui paraît d'un poids immense. A deux heures, elle arrive à la baraque où, dans leur salle, attendent tous les Français en grand costume. Elle se repose dans la salle autrichienne, entre dans la salle du milieu et prend place sur un fauteuil de drap d'or, élevé sur une estrade et surmonté d'un dais de velours à crépines d'or. La cour autrichienne se range autour d'elle et, quand tout est disposé, la cour française est introduite. On lit les actes de remise et de réception ; Berthier et Trauttmansdorff signent et apposent leurs cachets. Puis les Autrichiens prennent congé ; tous défilent devant leur archiduchesse dont ils baisent la main ; la plupart pleurent, murmurent des adieux et des bénédictions. Ensuite les deux cours devraient se réunir, et, en effet, les hommes se mêlent et échangent quelques paroles ; mais les femmes, en deux groupes, continuent à se regarder, et les dames autrichiennes, par leur froide raideur et leur hautaine taciturnité, repoussent toutes les avances. Peu leur importe comment les Françaises sont nées ou mariées, elles n'en veulent rien savoir. Tout est contraste : les toilettes, les façons, le décolletage, les coiffures, la façon même de se tenir et de prendre ses airs. Qu'importent les noms ? Ces gens, hommes et femmes, ne sont-ils pas ralliés à l'Empire, donc à la Révolution — ne sont-ils pas des Français ?

Durant le baisemain, on a procédé à la vérification des pierreries dont on a donné décharge ; tous les préliminaires sont donc accomplis. L'Impératrice se lève, Trauttmansdorff lui donne la main et la conduit à Berthier, qui lui nomme les personnes de sa suite. Caroline qui, pour sa dignité, s'est abstenue jusqu'à ce moment, entre alors, embrasse sa belle-sœur et lui adresse des paroles de bienvenue ; par l'autre porte, arrive l'archiduc Antoine que l'Empereur a envoyé pour complimenter la reine de Naples, et on passe dans la salle française. De là, en voiture pour Braunau. Le cortège proprement dit se compose de six voilures à six chevaux, encadrant le carrosse à huit chevaux blancs où l'Impératrice est seule avec Caroline ; aux portières, écuyers et pages à cheval, plus le général Montbrun, commandant l'escorte, fournie par le 7e Hussards. La division Friant borde la haie. A l'entrée dans Braunau, coups de canon, salut des étendards, tous les honneurs d'impératrice. A travers la ville illuminée, on arrive au logis qu'on a préparé en perçant les murs de plusieurs maisons. Dans un des salons, le trousseau de voyage est exposé ; la dame d'Atours le présente et, toute de suite livrée aux femmes de chambre, Marie-Louise, des pieds à la tète, des souliers à la coiffure, est habillée à la française. Elle reçoit alors le serment des personnes de sa maison et, à six heures et demie, durant qu'elle dîne seule avec Caroline et Mme Lazansky, la cour autrichienne, réunie à la française, banquette à une table de soixante-dix couverts que président le prince de Neuchâtel et la duchesse de Montebello. Même la nourriture et les vins ne parviennent ni à délier les langues, ni à briser la glace.

On veut ensuite distribuer les présents, mais quelque largesse qu'on y ait mise, la suite autrichienne passe tellement toutes les prévisions que, pour satisfaire à peu près tout le monde, Berthier doit emprunter, de la duchesse de Bassano, une parure d'émeraudes de 15.000 francs et douze épis de diamants de 16.000, et, de la duchesse de Montebello, autant d'épis. Encore n'arrive-t-il qu'à former sept parures dans les quinze mille ; les cinq autres dames devront se contenter avec des présents de cinq à six mille ; et l'on descendra à moitié pour les femmes de service. Le commissaire autrichien qui n'a point de ces surprises tient, au contraire, ses présents pour chacun : parures et médaillons pour les dames, depuis la parure de diamants de 21.300 francs destinée à la dame d'honneur, jusqu'au médaillon de 16.000 qui échoit à Mme de Montmorency ; tabatière avec brillants et portrait pour les deux chefs de service, avec chiffre en diamants pour les autres, anneau à rubis pour l'aumônier, épingle à pierre fine pour le fourrier. A Vienne, l'ambassade extraordinaire a déjà reçu ses présents, depuis Berthier, honoré de l'extraordinaire distinction d'un médaillon à portrait endiamanté de l'Empereur suspendu au collier de la Toison d'or, jusqu'au payeur du Trésor, gratifié d'une tabatière à chiffre ; et l'ambassadeur n'est point en reste de magnificence, puisqu'il a distribué 62.000 francs de gratification aux cens de la maison impériale — sans parler de 57.000 francs aux malades et blessés français des hôpitaux de Vienne, à chacun desquels Marie-Louise a envoyé un napoléon — mais, à Braunau, sans qu'il y ait de la faute de personne, on semble avoir lésiné et cela fait mauvais effet.

Avant de se coucher, tout excédée qu'elle est de la fatigue du voyage, des nuits sans sommeil depuis Vienne et des rudes cahots des chemins défoncés, Marie-Louise veut une dernière fois écrire en liberté à son père : Je pense à vous continuellement, lui dit-elle, et je penserai toujours à vous. Dieu m'a donné la force de supporter heureusement ce dernier choc. En lui seul j'ai mis toute ma confiance. Il m'aidera et me donnera du courage, et je trouverai du calme dans la résolution de remplir mon devoir envers vous, puisque je vous ai fait mon sacrifice. Et, dans son récit, elle ne peut taire les émotions de la séparation lorsqu'un frisson glacial tomba sur elle ; ses répugnances pour les Françaises : Oh Dieu ! si différentes des dames viennoises ! son insécurité avec la reine de Naples, pour qui elle s'est montrée pourtant étonnamment aimable, le supplice des deux heures de toilette d'où elle est sortie aussi parfumée que les Françaises, les craintes d'un long voyage en cette société, la déconvenue de n'avoir pas reçu encore de lettre de Napoléon. Pour la dernière fois, elle ose s'exprimer en franchise, car c'est à Trauttmansdorff qu'elle confiera sa lettre, et ses pressentiments ne sont, sur des points, que trop fondés.

Le 17, après la messe, on est parti de Braunau ; après le déjeuner à Alting, à Haag l'Impératrice est complimentée par le prince de Bavière et, à huit heures du soir, elle arrive, à Munich dans les salves du canon et les volées des cloches. Le 18, elle entend la messe dans la salle du trône de ses appartements, puis elle échange des visites avec la famille royale et l'on va passer au dîner en grand couvert, lorsque M. de Saint-Aignan apporte une première lettre de l'Empereur et, tout de suite, la reine de Naples, — sur les suggestions de 3Imo de Montebello, qui n'a point été du dîner de Braunau — feint d'avoir reçu des ordres de son frère, et exige que Mme Lazansky soit renvoyée à Vienne. Pourtant, le 25-février, Napoléon écrivait au comte Otto : Il n'y aura pas de difficulté à ce qu'une dame de compagnie accompagne l'Impératrice pendant le voyage ; je préfère même une dame de compagnie à une femme de chambre. Mais Caroline dit avoir des ordres : il ne doit rien, y avoir d'autrichien, pas même le petit loulou viennois, dernier compagnon et dernier témoin du passé. L'Empereur déteste les chiens ; il n'en veut pas au palais ! Et la petite bête devra partir avec Mme Lazansky, laquelle emporte une lettre plaintive où l'Impératrice n'accuse, ni l'Empereur, dont assurément ce n'est pas la pensée, ni Mme de Montebello qui pourtant, de la coulisse, a mené l'affaire, mais uniquement la reine de Naples. Si c'est ainsi que Caroline croit établir son influence sur sa belle-sœur, elle se trompe.

Après Munich, d'où l'on part le 19, c'est Augsbourg et Ulm, puis, le 20, Stuttgard. L'Impératrice est très enrhumée, extrêmement fatiguée, vraiment souffrante. Il faut pourtant paraître aux fêtes qu'on multiplie pour elle, mais pas un instant elle n'y met en oubli que, si elle est devenue impératrice, elle est née archiduchesse. A Stuttgard comme à Munich, elle ne parle qu'au Roi, à la Reine et à la Princesse royale, les princes n'obtiennent pas un seul petit mot ; ces étiquettes sont un peu extraordinaires, écrit le roi de Wurtemberg, peu habitué à de tels traitements : mais si grand est encore le prestige de l'empereur d'Allemagne qu'il n'ose se plaindre : Enfin, dit-il, cela est passé.

Comme si, à chaque étape, Caroline, l'adroite Caroline, prenait à tâche de renforcer l'antipathie qu'elle commence à inspirer à sa belle-sœur, elle qui a si vivement sollicité cette commission et qui a été si glorieuse de l'obtenir, ne cesse de s'en plaindre comme de la plus insupportable des corvées. La pauvre reine de Naples est très fatiguée, écrit le roi de Wurtemberg, et, en vérité, on le serait à moins. Quel métier on lui fait faire ! En vérité, cela est inconcevable : elle fait au mieux, mais je la crois un peu lasse du métier.

C'est dans ces dispositions réciproques que le voyage continue tôle à tète, et on essuie encore les fêles de Carlsruhe ; là, difficulté : l'Impératrice peut-elle permettre à l'épouse et aux fils morganatiques du Grand-duc de dîner avec elle ? Certainement non, et, à la grande confusion de la Hochberg, la famille régnante seule vient chercher l'Impératrice pour le dîner, après lequel il y a opéra. Le 22, on part de Carlsruhe à huit heures et demie, car il convient d'entrer de jour à Strasbourg, où l'on doit subir toutes les cérémonies qui furent accomplies pour la dauphine : avenues factices d'arbres verts au long des routes, arcs de triomphe, guirlandes, illuminations et, en face du palais impérial — ci-devant épiscopal — un décor symbolique tel qu'on en dédia à Louis le Bien-aimé à son retour de Metz, à Marie-Antoinette à son arrivée de Vienne : cette fois c'est l'orangerie de Schœnbrunn. Le 23, on a la réception de M. de Metternich, venu exprès pour surveiller l'achèvement de son ouvrage ; puis, défilé des corporations, promenade à la Roberlsau, fête à la préfecture, embrasement de la flèche de la cathédrale : cinquante mille lampions ou pots à feu.

Le 24, à huit heures du matin, il faut partir : pour cela, c'est le lever à cinq heures, quand le coucher a été passé minuit. Je suis fatiguée au delà de toute expression, écrit Marie-Louise. Cependant elle s'efforce de faire bonne mine et, dans ses lettres — qu'elle sait à la vérité peu secrètes — de paraître rassurée. Je suis tranquillisée sur mon sort, écrit-elle. Je suis étonnée d'être heureuse. Je désirerais que vous pussiez lire les lettres que m'écrit l'empereur Napoléon. Mais, malgré ces lettres et leurs porteurs — à Stuttgard M. de Beauvau, à Carlsruhe M. de Bondy, à Strasbourg un page, à Lunéville où l'on couchera le 24, le prince Corsini, à Nancy le maréchal Bessières, — malgré les trois faisans que, par un page, l'Empereur enverra de sa chasse, c'est le vrai cri de son cœur qui échappe en celle supplication : Je vous prie, très bon papa, priez sérieusement pour moi. Vous pouvez être assuré que j'emploierai toutes mes forces pour vous causer la consolation que vous attendez de moi !

Pourtant, elle peut prendre confiance. Jamais épouse royale n'a été attendue avec une telle impatience par son fiancé. Depuis le départ de Berthier, l'Empereur compte les heures : au début, il se contenait encore, s'occupait et se distrayait aux préparatifs, prenait des informations près de M. de Dreux-Brézé pour raffiner sur l'étiquette ; surveillait les dispositions de la chapelle dans le Salon carré du Louvre ; commandait des meubles, arrangeait l'appartement de l'Impératrice et le montrait à ses hôtes ; il dictait des mesures de police pour placer la foule dans la Grande galerie, il pensait aux dégagements, vérifiait la solidité des escaliers, comptait les soldats de garde ; il organisait les cortèges, réglait les fêtes et les divertissements populaires ; il disposait les actes de bienfaisance, les grâces et les remises de peine ; il mettait en branle tous les poètes pour des vers, tous les vaudevillistes pour des à-propos, tous les peintres pour des allégories, tous les graveurs pour des estampes ; et, dans ce frénétique mouvement qu'il imprimait à Paris et à la Cour, il tuait le temps.

Mais il est venu à Compiègne. Cela est d'obligation lui semble-t-il : c'est à Compiègne que Louis XV a reçu Marie-Antoinette ; c'est donc à Compiègne que doit arriver Marie-Louise. Là, un temps encore des préparatifs l'ont occupé, des galanteries qu'il imagine ou qu'on lui suggère : le salon des bains tendu en vrai cachemire, des leçons de valse qu'il prend, des costumes élégants, des souliers à la mode qu'il essaie. Que faire encore ? Qu'on enlève, dans la Galerie de Diane, les tableaux qui représentent les défaites de l'Autriche ! Qu'on arrête les décorations de l'ordre des Trois Toisons ! est-ce le moment de rappeler les deux entrées à Vienne ? La Famille invitée est arrivée, mais qu'Eugène et la vice-reine ne viennent pas d'abord à Compiègne : cela pourrait déplaire. Par contre, quel empressement pour accueillir le grand-duc de Wurtzbourg, ci-devant grand-duc de Toscane, archiduc d'Autriche et oncle de Marie-Louise ! Que de soins pour lui et combien de recherches !

Mais, à la fin, tout est prêt ; les tentes de pourpre et d'or sont dressées près de Soissons pour l'entrevue de cérémonie ; l'appartement que l'Empereur doit occuper à l'Hôtel de la Chancellerie, durant que Marie-Louise logera au château, est installé selon ses habitudes ; une impatience le prend qu'il cherche à tuer par de folles galopades, des chasses de dix, douze lieues où il entraîne éperdument sa suite exténuée. Et lorsque les cavaliers d'ambassade qui ont assisté au mariage, lorsque les chambellans et les écuyers qui ont porté des missives, arrivent à Compiègne, il les presse de questions, il veut tout savoir de sa future femme. Il se fait apporter le portrait d'elle dont l'impératrice Maria-Ludovica s'est privée en sa faveur, et il faut qu'on lui indique toutes les parties de la ressemblance. A Vienne, à la représentation de gala, le colonel Lejeune a pris un croquis de profil de l'archiduchesse : il le montre et Napoléon, qui a sur sa table les médailles de tous les Habsbourg, s'écrie : Ah ! c'est bien la lèvre autrichienne ! et il le compare aux médailles, il s'arrête à toutes les formes du dessin, il se frotte les mains, il rit aux éclats, puis il se reprend à interroger ; jamais sa gaieté n'a été telle. Le feu prend dans les combles du château pendant qu'il cause ; il ne s'en dérange, ni ne s'en soucie. Tout a disparu de ce qui n'est point l'objet unique de ses désirs. L'état de son esprit, mieux que tous les témoignages, son écriture le révèle en ce moment d'une façon indéniable : le 23, il écrit un court billet à Bessières pour le charger de remettre en mains propres une lettre à l'Impératrice, et ce billet il le paraphe de son N habituel. Mais cet N a, cette fois, quatre centimètres et demi en hauteur et neuf en largeur. Toute sa puissance, son orgueil, son ambition réalisée se lit dans ce trait de plume. Il est au sommet, où la tête tourne.

Et voici que celle femme approche ; le 25 elle est à Nancy, le 26 à Vitry. C'est demain l'entrevue. Il n'y peut tenir. Seul avec Murât, il part ; il dépasse Soissons ; encore quatre lieues et demie ; il arrive au relai de Courcelles ; la pluie tombant à flots, il s'embusque sous le porche de l'église et attend. Le courrier ! Les voitures ! Il se précipite. Est-ce seulement pour la voir, repartir après ? Mais l'écuyer a baissé le marchepied, ouvert la portière, crié : l'Empereur ! Trempé de la pluie reçue, il s'élance et, brusquement, embrasse sa femme qu'affolent ces façons. Plus d'arrêt, plus de dîner à Soissons ; au galop, et toujours trop lentement au gré de son impatience, on roule vers Compiègne ; à dix heures, sans avoir mangé, on y arrive sous une pluie qui noie les lampions, transit les spectateurs et les gardes. Au bas de l'escalier, la Famille est assemblée, il la présente d'un mot ; dans le vestibule, il bouscule les petites filles à corbeilles de fleurs et les diseurs de compliments ; dans l'appartement préparé pour l'Impératrice, il improvise un souper où Caroline seulement est admise. Quelles instructions avez-vous reçues de vos parents ? demande-t-il à Marie-Louise. — D'être à vous tout à fait et de vous obéir en toute chose. Il la prend au mot.

Le lendemain, à midi, les femmes de l'Impératrice servent le déjeuner de l'Empereur près du lit de sa femme. L'appartement de l'Hôtel de la Chancellerie est resté vide. Epousez une Allemande, mon cher, dit Napoléon à un de ses familiers ; ce sont les meilleures femmes du monde, bonnes, naïves et fraîches comme des roses.

 

 

 



[1] Savary dit bien que Narbonne n'a pu y être pour rien, et il en donne une raison qui au premier aspect semble plausible : c'est que lorsque, en 1809, après la campagne, Narbonne obtint d'aller à Trieste voir sa mère et que, en revenant il passa par Vienne, le divorce n'était pas accompli ; mais il ne l'était pas davantage quand Bubna parla à Guilleminot.

[2] L'anecdote parait certaine, pourtant Napoléon semble avoir ignoré que Sémonville ait pris une part quelconque à son mariage. Lors d'une distribution de décorations autrichiennes faite après la naissance du roi de Rome et où Sémonville a été gratifié d'un grand cordon il écrit le 1er juin 1811 : Mais pour celui donné au comte Sémonville, je ne vois pas quel rapport cela a avec le comte Sémonville. Cela m'affecte mal.

[3] Par le mariage de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, avec Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie, fille de Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours, et d'Elisabeth de Vendôme, Victor-Amédée, qui fut le premier roi de Sicile puis de Sardaigne, se trouvait descendre, par César, duc de Vendôme, de Gabrielle d'Estrées dont la mère, Françoise Rabou de la Bourbaisière, était petite-fille d'un notaire de Bourges.