L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

I. — L'ARCHIDUCHESSE.

 

 

La Cour de Vienne. — La Politique autrichienne. — L'empereur François. — Le Syndicat. — L'impératrice Thérèse. — L'archiduchesse Marie-Louise. — Sa Maison. — Son Éducation. — Son Existence. — Mme de Colloredo et Mlle de Poutet. — Sentiments sur la France et sur Napoléon. — Mort de l'impératrice Thérèse. — L'impératrice Maria-Ludovica d'Este. — La Guerre de 1809. — La Fuite. — Projets de Mariage. — Le Divorce de Napoléon. — Inquiétudes de Marie-Louise. — Son Sacrifice.

 

De toutes les Cours d'Europe qui, en 1810, tiennent le premier rang, une seule n'a été que médiocrement ébranlée par les révolutions, celle de Vienne. A Londres, malgré l'appareil gothique dont s'entoure le souverain, malgré les survivances d'usages, de titres et de fonctions remontant aux rois normands, ce n'est plus à une dynastie légitime que vont, depuis Guillaume et Marie, les hommages des peuples, et le loyalisme national s'adresse à des usurpateurs. En France, en Espagne, en Portugal, en Suède, sur le Rhin, dans toute l'Italie, les trônes anciens sont à bas, d'autres ont surgi, autour desquels on tente d'établir une étiquette, mais, malgré le soin qu'on y porte, il y manque l'habitude, la tradition et l'antiquité. Partout ailleurs, ce sont des parvenus : la discipline est d'hier comme la couronne, et on demanderait en vain à des Cours qui ont à peine un siècle d'existence, royale comme à Berlin, impériale comme à Pétersbourg, un appareil de doctrines aussi vieilles que la dynastie, se perdant comme elle dans la nuit des âges et constituant, autour du trône, un rempart inébranlable de principes, d'intérêts, de coutumes et de passions.

A Vienne, ce n'est point assez que depuis Rodolphe Ier, en 1273, la dignité impériale — celle à la fois d'Empereur germanique et celle d'Empereur du Saint-Empire romain — se soit transmise presque sans interruption dans la maison de Habsbourg, affermissant, au travers de dix-huit générations, son prestige et la fidélité de ses fiefs héréditaires ; ce. n'est pas assez qu'au cérémonial le plus pompeux, à la hiérarchie la mieux établie et la plus strictement observée, se soient jointes, par l'accession de l'élément espagnol, la discipline intérieure la plus sévère et une part des traditions en usage à Madrid ; l'afflux lorrain a introduit, à son tour, une règle familiale qui, si elle tempère à des égards la morgue castillane, si elle donne aux souverains un peu de relâche, n'en établit que plus fortement l'autorité paternelle, n'en rend que plus passive l'obéissance des agnats. Dès le berceau, ils sont formés à ne proposer à leur vie entière d'autre but que la grandeur de leur Maison, et si, en échange, ils reçoivent les titres et les grands biens auxquels leur naissance leur confère des droits, jamais ils n'oublient que leur premier, leur unique devoir est envers leur souverain, leur chef, la Très-Sacrée Majesté Impériale. L'Empereur commande, et c'est assez. Tout ici est soldat et sait obéir : filles et garçons, car il est de la politique traditionnelle que la Maison soit nombreuse et que, par d'utiles alliances, elle essaime sur tous les trônes catholiques.

A la fin du siècle précédent, on a pu juger les fruits que produit un tel système : par une suite de guerres onéreuses, la maison de Bourbon avait établi sa dynastie sur presque tout le sud-ouest de l'Europe ; elle régnait à Versailles, à Madrid, à Naples et à Parme. Un pacte de famille unissait, pour de communs efforts, les branches séparées du tronc bourbonien. Sans mettre au jeu un soldat ni un écu, la maison d'Autriche n'a pas seulement dissipé cette alliance, elle l'a retournée à son profit. Il lui a suffi de mettre de ses filles à Versailles, à Naples et à Parme. Les hommes n'ont plus compté pour rien ; les femmes ont compté pour tout. C'a été encore un pacte de famille, mais autrichien.

Il convient donc que l'Empereur soit prolifique et l'Impératrice féconde. Cela est de règle. Si la race des Habsbourg a paru épuisée après Léopold Ier, — Joseph Ier n'ayant eu qu'un fils mort jeune, Charles VI que des filles — elle s'est régénérée par le sang qu'a apporté le duc François de Lorraine. Par lui, Marie-Thérèse a eu seize enfants ; Léopold II en a eu seize ; François II en a dix. La race est vigoureuse et saine, car, de tous ces enfants, il en meurt peu en bas âge. Si des tares constitutionnelles sont menaçantes, c'est par suite des alliances consanguines avec la maison de Bourbon : Marie-Thérèse avait presque moitié de sang Bourbon-Espagne ; son fils Léopold II a épousé Marie-Louise de Bourbon-Espagne, et le fils de Léopold, François, a épousé sa cousine germaine, Marie-Thérèse de Bourbon-Naples, fille de sa propre tante Marie-Caroline d'Autriche. Mais alors, les problèmes, toujours si confus, de l'hérédité, ne sont pas encore posés ; on ne recherche pas si, dans la maison de Bourbon-Naples, la tuberculose a déposé ses germes empoisonnés, on regarde ce fait que les filles et les petites-filles de Marie-Thérèse sont des moules à enfants ; c'est là ce que voudront les dynasties nouvelles.

En 1809, l'empereur François, troisième du nom en Lorraine, deuxième du nom en Allemagne, premier du nom en Autriche, règne depuis dix-sept années. Il est monté sur le trône à vingt-quatre ans, le 1er mars 1792, à la mort de son père Léopold II : il en a donc quarante et un. Il a traversé, avec une sorte d'impassibilité, les événements les plus extraordinaires, et, depuis 1790, il lutte contre Bonaparte. Les traités qu'il conclut avec lui ne sont que des trêves pour préparer des campagnes nouvelles. A peine un espoir de revanche semble luire, il agit et se précipite. Comme un réservoir inépuisable, ses Etats héréditaires le fournissent de soldats, et, pour trouver à la fin le général qui sera victorieux, il épuise les cadres de son état-major. Beaulieu, Wurmser, Alvinzi, Mélas, Mack mis hors de jeu, il appelle les princes de son sang et les envoie combattre. A chaque fois, ce Bonaparte lui arrache un morceau de son empire, et, le forçant à traiter, le contraint d'avouer sa défaite ; à Campo-Formio, il lui a pris les Pays-Bas, la Lombardie, le Brisgau, la rive gauche du Rhin ; à Lunéville, la Toscane et les droits de l'Empire sur l'Italie entière ; à Presbourg, les Etats Vénitiens, le Tyrol et l'empire même d'Allemagne ; à Schœnbrunn, la Carniole, le Frioul, Trieste, la Carinthie, la Galicie, la Dalmatie ; il a arraché de son front le bandeau des Césars pour en parer sa propre tête ; par trois fois, il l'a chassé de sa capitale et s'est établi en maître dans ses palais ; il l'a humilié dans son orgueil ; il l'a frappé dans ses vassaux ; il a brisé les liens qui unissaient à sa maison les Tyroliens fidèles ; il l'a réduit, lui et sa famille, aux fuites aventureuses sous le sabre des hussards d'avant-garde ; mais, soit qu'il craigne pour lui-même, ou qu'il se défie de ses talents militaires, l'empereur François, sauf le temps très court où, l'empereur de Russie paraissant à ses armées, il se trouve forcé de l'accompagner, ne semble pas tenté, dans cette lutte où il engage pour sa cause tous ses soldats, tous ses peuples et toute sa maison, de tirer l'épée et de venger lui-même sa querelle. Ce n'est pas qu'il soit vieux ; il est exactement le contemporain de Napoléon. Ce n'est pas qu'il soit infirme ; il supporte fort bien les fatigues dès qu'il s'agit d'un voyage ou d'une parade. Ce n'est pas qu'il déteste peu la Révolution et qu'il ressente moins les injures ; allié par le sang à tous les princes dépossédés, fils d'une infante d'Espagne, neveu de Marie-Antoinette, gendre de Marie-Caroline, il éprouve, contre la Révolution et la France, cette sorte d'horreur religieuse que doivent lui inspirer à la fois un cerveau peu développé, une éducation religieuse très stricte et le sentiment de sa majesté outragée. Dans le petit nombre des idées qu'il a acquises, celle de l'action directe de la Divinité sur les événements humains est une des plus claires. Il est donc convaincu que Napoléon, ce destructeur des choses sacrées, en qui la Révolution s'est incarnée, est une façon d'Antéchrist, mais c'est de la Providence qu'il en attend la chute. Il n'est point de sa dignité qu'il aille aux armées, les commande en personne et risque contre un tel adversaire une défaite qui affaiblirait son prestige impérial. Depuis des siècles, et peut-être pour une telle raison, les empereurs ne paraissent plus sur les champs de bataille ; leur présence y serait de trop de conséquence. D'ailleurs, ce métier exige un esprit d'initiative dont il est dépourvu. Là, comme pour sa politique, il lui suffit d'avoir convenu des lignes générales ; il n'agit point de lui-même et laisse la besogne à ceux qui, syndiqués en quelque sorte sous la raison sociale qu'il représente, pensent et décident selon les données essentielles de la Contre-révolution. Il leur prête son nom, leur confie son prestige, leur abandonne son autorité, mais, parce que, son but étant le même que le leur, il ne s'attarde point à discuter avec eux sur les moyens. Tous ceux qui, mûrement pesés par ses conseillers, lui sont proposés pour l'abaissement de Bonaparte, il les adopte sans hésiter, risque à se présenter, lui l'Empereur apostolique, comme le défenseur des libertés européennes et à faire appel à la révolution contre la Révolution même.

Ce syndicat qui gouverne, alors que l'Empereur règne, est composé des aristocrates qui, de tous les points de l'Europe, ont afflué à Vienne : princes allemands dont les Etats ont été absorbés par les nouveaux royaumes napoléoniens ou que le recès de 1803 a réduits à la condition de médiatisés ; nobles immédiats qui ont perdu leur immédiateté en même temps que leurs possessions ; cadets de maisons royales ralliées à l'Usurpateur, qui, pour leur compte, poursuivent la guerre abandonnée par leurs aînés ; c'est là un premier personnel, et il est immense, car il se rattache par les liens les plus étroits, se confond même à celui qui, depuis des siècles, occupe à Vienne toutes les grandes charges de la Cour et du gouvernement, emplit tous les conseils et dirige toutes les armées. Pour ceux-là, la lutte contre la Révolution est un devoir de religion, une obligation de conscience, une nécessité d'intérêt. Vainement, à l'Empereur même, Napoléon offrirait-il des avantages ou des compensations. Dans la forme nouvelle qu'il a donnée à l'Europe, il ne peut revenir sur la ruine de ceux qui entourent l'Empereur, c'est de leurs dépouilles qu'il a enrichi ses alliés, ses soldats et la France ; car c'est de cela qu'il a fait la Confédération du Rhin et qu'il a composé le Domaine extraordinaire. Donc, ce personnel ne désarmera jamais : il est trop près du désastre pour l'avoir accepté ; il est trop frappé dans sa fortune et son orgueil pour envisager à un point de vue général les avantages que peut tirer la grande patrie de l'abolition des petites souverainetés.

A ces Allemands, intransigeants par eux-mêmes, se sont joints les émigrés français, jadis soldats de Condé, passés à présent sous les drapeaux autrichiens : les émigrés lorrains, ceux d'abord dont les familles ont suivi à Vienne la fortune de leur duc et qui ont fait souche autour du trône, puis ceux qui, à la Révolution, ont, pour obtenir du service, invoqué quelque parenté ou quelque alliance ; les émigrés de la Belgique, venus réclamer en Autriche leurs devoirs de sujets et leurs droits de régnicoles ; ceux de toutes les parties d'Italie, du Piémont et de la Toscane, de Rome et des Deux-Siciles, de Modène, où régnait un archiduc, et de Milan, qui était à l'Empereur ; Vienne est, sur le continent, le lieu d'asile et de rendez-vous où, de tous les points qu'atteint la contagion française, affluent les partisans des trônes abolis, les ennemis de la Révolution et de son empereur. On n'y machine point, comme à Londres, des chouanneries d'assassinat, mais il n'est pas un ressort du politique ou du militaire qu'on n'y mette en jeu — et c'est de bonne guerre.

Confiant aux hommes qu'il a chargés des destinées de son empire, partageant toutes leurs passions, poursuivant un but qui, pour le moment, est pareil, n'éprouvant pour l'atteindre aucun scrupule, — car la fin justifie tout,— capable d'une persévérance obstinée et étroite, d'une dissimulation dont rien n'avertit, et d'une duplicité contre laquelle il est impossible de se mettre en garde, cet empereur n'a l'air, pour qui le regarde en passant, que d'un honnête homme, à l'esprit court et aux moyens bornés, qui mérite le respect et inspire la confiance. Son existence privée est d'une régularité parfaite. II vit à part, en famille, avec sa femme, ses enfants, ses frères et ses neveux — sa femme surtout, car cet homme pieux, plein de scrupules religieux, est un terrible mari. Il veut sa femme constamment près de lui, avec lui ; il ne la quitte pas, il l'obsède, et, moralement, la supplicie. Non qu'il soit méchant, mais il n'a point de maîtresses et il lui en faudrait plusieurs. A cela, à fabriquer de la cire à cacheter, à l'étaler soigneusement pour faire de beaux cachets, à faire la cuisine et à chercher des recettes nouvelles, puis au matériel de régner, aux signatures à apposer sur la paperasserie, aux détails des minimes affaires qu'il se réserve —rangs, titres, privilèges, grâces et secours, — aux revues à passer, aux audiences à donner, son temps entier est pris. Il aime à se familiariser avec ses vassaux, — car ce n'est point à proprement dire son peuple, les gens de Vienne ; cela lui tient de plus près, est avec lui plus en confiance et en intimité. Eloigné, par goût, des contraintes de l'étiquette, il partage avec sa famille leurs fêtes et leurs plaisirs ; il jouit avec une réelle satisfaction de cette sorte de paternité qu'il exerce en ses Etats, comme faisaient les ducs, ses ancêtres, en leur duché de Lorraine. Il se plaît aux marques de cet affectueux respect dont on l'entoure à ses sorties, à ses promenades, aux événements grands ou petits de sa vie et de celle de ses enfants. Il regarde ses sujets comme un peu de sa famille — une famille qui serait comme une gens à des millions de tètes, au-dessus de qui lui et les siens sont élevés très haut sans doute, mais envers qui ils ont d'autant plus de devoirs. De cela, de sa mission envers son peuple, de la mission de sa maison, il est convaincu si profondément qu'il est prêt à y sacrifier tous ses proches, ses enfants — et peut-être lui-même.

Il ne parait en public, dans l'appareil de sa majesté, qu'aux solennelles et rares occasions de réceptions obligatoires, de diètes, de cérémonies religieuses, très rarement pour des fêtes de cour. Là, tout l'appareil de la gloire impériale, toutes les gardes sous les armes : garde de la Cour, grenadiers, trabans, arquebusiers, garde-noble hongroise ; tous les uniformes, tous les costumes, tous les babils dé Hongrie et de Pologne, le luxe d'une cour où les officiers sont en nombre infini, multipliés à proportion des Etats composant cette monarchie qu'unit le seul lien de l'union des fiefs royaux ou ducaux sur une même tête : mais, ces pompes sont d'exception ; l'Empereur ne s'y plaît pas. Outre qu'il représente mal, il n'aime point sentir tous ces yeux sur lui. Il y prend de l'embarras et y éprouve cette sorte de timidité qui étonne chez des souverains, mais est plus commune qu'on ne s'imagine.

Combien préfère-t-il son habit gris et la vie de famille ! Il est un si bon mari, si étroitement fidèle, qu'il en tue ses femmes. Il avait vingt ans quand, pour la première fois, il s'est marié : Elisabeth de Wurtemberg a résisté deux ans à peine. Six mois après qu'elle a été morte, il a épousé sa cousine Marie-Thérèse de Bourbon-Sicile. Du 19 septembre 1790, où il l'a conduite à l'autel, au 13 avril 1807, il en a eu treize enfants vivants, et c'est sans compter les fausses couches. De la correspondance très active que cette, Marie-Thérèse entretient avec sa mère, Marie-Caroline, une figure se lève de tendresse, presque d'humilité, très douce, avec une attention constante au mari et aux enfants ; dans une vie intime, des divertissements de pèche, de chasse et de promenade ; aucune influence : L'Empereur ne souffre point que l'Impératrice se mêle des affaires ; il la tance vertement si elle le fait. Pourtant, elle ne quille point le mari, le suit partout, toujours enceinte, épuisée. À un moment, après le renvoi de Colloredo, on pense qu'elle va prendre quelque action politique ; car elle a ses créatures : Kutchera, Zichy, Baldacci, qu'elle pousse, mais elle meurt de son dernier enfant, le 13 avril 1807, et, neuf mois après, elle est remplacée par l'archiduchesse Maria-Ludovica-Beatrix, fille de l'archiduc Ferdinand. Encore a-t-il fallu un grand effort à l'Empereur pour attendre jusqu'au 9 janvier 1808, et, depuis le mois d'août, a-t-il fixé son choix. Il vient presque chaque jour chez l'archiduchesse de Milan voir son épouse (sic), dont il est fort amoureux. Il ne peut se passer d'une femme, et vainement, pour retarder les noces, essaie-t-on de lui faire voir de temps en temps quelques personnes. Sa Majesté a dit qu'au delà de deux à trois l'embarrassent et l'endorment. Il lui faut une femme, mais sa femme, et, pour la vie qu'il lui fera, il faut entendre Kourakin, envoyé à Vienne par l'impératrice Marie de Russie pour proposer la main de la grande duchesse Catherine.

Pourtant il est bon père, même avec une nuance de tendresse, et il n'a point à sa hâte l'excuse de chercher des héritiers, car, des treize enfants que lui a donnés Marie-Thérèse, neuf survivent à leur mère. L'aînée, Marie-Louise-Léopoldine-Caroline-Lucie, a eu dix-huit ans le 12 décembre 1809. C'est une gentille fille, blonde, très fraîche, avec de belles couleurs, une peau rose et blanche, des yeux d'un bleu de faïence claire, un front bas et très large, des traits calqués sur ceux de son père, reproduisant les caractères de la race demeurés indemnes au travers de tant de successifs croisements : surtout l'écartement des yeux, la bouche, la lèvre inférieure : c'est la bouche et c'est la lippe de Philippe le Beau et de Charles-Quint, celle lèvre démesurée, lourde et pendante qui, au Charles II de Vélasquez, imprime cette ineffaçable aspect d'idiot mélancolique. De fait, l'ossature est pareille, si la superposition des chairs parait différer, mais la jeunesse, la fraîcheur du teint, le blond des cheveux, certains détails d'extrême joliesse, comme des mains et des pieds, font tout passer.

Etant fille aînée, à deux ans, après les maladies d'enfance, dont une petite vérole dont elle est restée gravée, elle a reçu une maison et d'abord, selon l'usage apporté de Madrid, une aja ou gouvernante grande-maîtresse, ayant autorité pleine sur sa vie physique, intellectuelle et morale : c'est la comtesse Maria-Anna de Wrbna, née comtesse de Auersperg, à qui l'Empereur confie aussi l'archiduc héritier. En 1794, la comtesse de Wrbna est remplacée par la comtesse Josepha de Chanclos, à qui succède, en 1799, la comtesse de Colloredo. Celle-ci, née Folliot de Crenneville, Française de naissance, d'assez médiocre noblesse,— car, de ces Folliot, le plus ancien semble un Folliot, seigneur des Carreaux, procureur du Roi au bailliage de Saint-Sauveur-le-Vicomte en 1688, — a été mariée d'abord à un baron de Poulet, colonel d'un régiment wallon, avec qui elle est venue à Vienne et dont elle a une fille ; veuve, et ne manquant ni d'intrigue ni de savoir-faire, elle est parvenue, cette même année 1799, à se faire légitimement épouser par S. E. le comte de Colloredo-Walsee, ministre d'Etat, de Conférence et de Cabinet, chef de la Chancellerie de l'Empire et de la Cour, grand maître de la cour de l'Empereur au temps où il était archiduc héritier, resté au vrai le maître de l'Empereur et devenu le maître de l'Autriche. La grande charge qu'elle reçoit, soumise, comme de juste, au va-et-vient de la politique, lui donne un état digne de son mariage, mais lui impose des devoirs qu'elle sait remplir. Elle s'y applique si exactement qu'elle demeurera la plus tendre amie de l'archiduchesse et sa plus intime confidente. D'ailleurs, avec son mérite, son intelligence et l'activité de son esprit, quelle tâche ne la trouvera point supérieure ? Destituée de sa charge en 1805, ayant perdu son deuxième mari en 1806, elle saura, dix ans plus tard, par un nouveau mariage avec le prince de Lambesc, pénétrer presque dans la famille de son ancienne élève et, jusqu'à sa mort, en 1846, s'établir sous le titre de princesse de Lorraine.

En dehors de l'aja, la chambre de l'archiduchesse se compose d'une femme de chambre, Kammerfrau Mmc Elisabeth Stressler (puis, en 1802, Mme Antonia von Sterstein) ; de deux femmes de garde-robe, Kammerdienerinen, dont une Mlle Antonia Stressler, est immuable de 1793 à 1810 ; d'une chambrière, d'un chef de fourrière, de quatre laquais du corps, d'une blanchisseuse, d'une femme d'extra et d'un homme de peine. Mais les femmes de chambre et de garde-robe approchent seules l'archiduchesse, et, de société de son rang, aucune ; sa sœur Caroline, de quatre ans plus jeune, meurt en 1799 ; ses autres sœurs, Léopoldine et Marie-Clémentine, qui s'écartent de six et sept ans, sont des enfants qu'elle gâtera plus tard, presque en grand'mère. Sa seule confidente est Victoire de Poutet, la fille de Mme de Colloredo. Pour Victoire, elle se prend d'une passion qui l'absorbe et la domine ; elle lui donne tout ce qu'elle a ; elle la prie sans cesse de demander ce qui lui fait plaisir. Ne te gène pas, lui écrit-elle, ne pense pas que tu pourrais me priver d'une chose ou l'autre. J'aimerais t'envoyer tout ce que j'ai et je suis sûre que tu ferais de même pour moi. Avec cette compagne de ses jeux et de ses études, c'est le gentil bavardage d'un petit cœur qui s'ouvre ingénument ; c'est, dans un besoin d'amitié presque maladif, dans la recherche instinctive d'une affection où s'appuyer, l'offre constante de tout ce qu'elle possède, la joie de le donner, avec, tout de même, une nuance de supériorité, l'impression ineffaçable des distances et, dans la volonté de les rapprocher pour être aimée à égalité, ce quelque chose déjà qui annonce et présage l'esclave future des favorites.

L'instruction, que Mme de Colloredo surveille comme l'éducation, est poussée avec un souci extrême et une incomparable abondance de leçons. Archiduchesse d'Autriche et, comme telle, devant parler en sa langue à chacun des peuples de l'Empire, de plus, destinée on ne sait à quelle alliance, elle étudie, tout enfant, l'allemand, l'anglais, le tchèque, l'espagnol, l'italien, le français ; elle sait des mots turcs et se pousse un peu sur le latin. Pour la musique, elle a Kozeluch qui lui donne des leçons de piano, et tantôt elle se prendra de goût pour la harpe. Riedler lui montre la logique, et elle s'applique au dessin. On lui fait des cours complets d'histoire ancienne et d'histoire de l'Empire, de géographie, de statistique, même de législation ; on emplit son cerveau d'une quantité défaits, de dates, de noms et de mots ; on n'y joint pas d'idées. Ses lectures sont, surveillées ; peut-être enlève-t-on avec des ciseaux, des livres qu'on lui laisse lire, des pages, des lignes ou même des mots dont le sens peut paraître équivoque et suspect ; mais cela ne se voit-il qu'en Autriche, et entre couper des pages ou les coudre comme ont fait bien des mères attentives, est-il une différence ? Au l'ait, cela ne l'inquiète guère ; elle reste une bonne petite fille, très simple, 1res naïve et d'une intelligence ordinaire.

Elle vit à Vienne, surtout dans les châteaux des environs, à Laxenbourg et Schœnbrunn. Si son aja s'absente, elle lui écrit des petites lettres de tendresse gentiment naïves : Je voudrais bien être ta fille, car tu es une si bonne mère que je te voudrais appeler maman, car je voudrais être ta fille comme Victoire ; et lorsque M. de Crenneville meurt — le père de Mme de Colloredo — Ma chère Colloredo ! console-toi, tu es toujours si bonne pour moi, fais-moi ce plaisir et console-toi bientôt. Quand je serai grande, je ferai tout mon possible pour te servir de père. Les plaisirs sont simples : le fond, ce sont les oies, poulets, tourterelles, ainsi que les lapins, c'est le chien Tisbé — preuve, ce chien et ce lapin qui a des jeunes, que l'éducation n'est pas aussi puérilement chaste qu'on a dit, qu'on n'a pas écarté de l'intérieur des appartements tous les animaux mâles — puis, rarement, des petites courses au dehors des parcs : J'ai eu bien du plaisir, écrit-elle, d'aller à la plaine d'Achau pour cueillir de la véronique pour faire du thé. Il n'y a pas un jour si heureux que j'ai passé dans ma vie que celui-là. Enfin, il y a les grandes occasions, les dîners avec maman, les courses en voiture avec papa et maman. Il y a la fonction de Noël où elle assiste, où elle voit pour la première fois les gardes hongroise et allemande après maman en gala aussi et papa et tous les oncles. Elle voudrait bien être à l'arrivée de la princesse de Russie que vient d'épouser à Gatschina l'Archiduc palatin ; on le lui refuse, mais au moins lui montre-t-on la belle toilette d'or qu'on offre à la nouvelle tante. Ainsi, tant que dure son éducation et tant qu'elle est en possession de son aja, elle ne parait nulle part, ne voit la Cour que par le trou delà serrure, n'est même pas admise aux fêtes familiales ; néanmoins, l'atmosphère de famille l'entoure et elle y vit. Elle se sent de sa maison ; non seulement elle en a appris l'histoire, et elle n'en sait pas de plus grande, mais elle connaît les illustrations de chacun, ses hauts faits, ses actes mémorables et ne se trompe ni aux titres ni aux dignités. Avant toutes personnes, c'est son père qu'elle aime, qu'elle admire, qu'elle vénère. Il est son papa, mais sa filiale tendresse s'augmente encore delà majesté, presque divine à ses yeux, dont il est revêtu. Papa est là, écrit-elle, et j'ai tant de joie que je ne sais pas aujourd'hui où je suis. Quand, en 1802, elle l'accompagne à la diète de Presbourg, quelle gloire quand elle contemple papa sur le trône, quand elle apprend qu'il a dit aux sessions les propositions en latin, quand elle le voit revenir à cheval de la plaine où il a exercé un régiment. Tout ce qu'il dit ou fait devient un motif d'admiration et d'enthousiasme. Il faut que je te raconte un trait de bonté de mon papa. Et elle est prise de joie défaillante parce que, dans les promenades, il marche si vite qu'il faut qu'elle coure pour le suivre, parce qu'il permet qu'elle pêche aux écrivisses pendant qu'il chasse, et les bals, les carrousels où il daigne paraître deviennent par cela seul des fêtes sans pareilles.

A la suite d'une représentation de gala où a été Mme de Colloredo, l'archiduchesse écrit à sa petite amie : Quel bonheur plus inattendu encore c'est que ma maman et mon cher papa ont parlé avec notre adorable maman. Elle dit que papa lui a parlé cinq, six fois et maman une fois. C'est toujours assez. J'en ai été transportée de joie ! Un autre jour, l'Empereur vient au camp ; l'archiduc Charles, en lui présentant le corps d'officiers, lui dit qu'il a fait tout le possible pour le contenter par les manœuvres, mais que l'armée n'est plus eu si bon état qu'elle a été : Papa a répondu que non seulement il était très content, mais que cela surpassait encore son attente. Puis il a pris l'archiduc Charles dans ses bras et l'a embrassé. Tous les officiers étaient touchés et quelques-uns avaient les larmes aux yeux... N'est-ce pas que l'on reconnaît là mon bon papa ? C'est une adoration où, avec du respect infiniment et une passive obéissance, se mêle une tendresse dont on peut tout obtenir et qui se renforce encore du sentiment religieux, car elle est pieuse, très pieuse. Le 10 décembre 1803, elle fait sa première communion ; la veille, elle écrit à sa très chère Victoire. C'est en ce moment que je prierai pour que Dieu t'accorde une longue vie, qu'il te bénisse et surtout qu'il ne nous sépare pas. Le matin, elle reçoit, — avec quels sentiments de tendresse et de respect ! — la bénédiction de son père et de sa mère, et tous ceux qu'elle aime, tous ceux qui rapprochent, communient avec elle : l'Empereur et l'Impératrice, M. et Mme de Colloredo, Victoire, les institutrices, jusqu'aux femmes de chambre. Elle est si pieuse que, toute petite, elle connaît les scrupules. A Noël, on lui permet d'aller à la messe de minuit, mais puis, dit-elle, j'ai réfléchi que je ne prierais pas ayant sommeil et que plutôt, j'irai me coucher.

Dans cet état d'âme, comment ne partagerait-elle pas contre les Français les sentiments de son institutrice, de son père, de sa mère, de toute la Cour, de l'Autriche entière ? Ils ont tué sa tante Marie-Antoinette, ils ont dépouillé sa grand'mère Marie-Caroline, ils viennent d'arracher l'Italie à sa maison ; ils ont assassiné les prêtres, ils ont aboli Dieu. Si, au moment de Léoben, elle a six ans à peine, elle en a dix à Marengo, et la reine des Deux-Siciles, chassée de ses Etats, vient exprès raconter à sa petite-fille la Révolution et lui dire les supplices des rois. Avec son frère, le jeu habituel est de faire manœuvrer des petits soldats en cire : le plus laid, le plus noir, le plus farouche, on le baptise Bonaparte, on le crible de piqûres d'épingles et on le charge de malédictions. Ce sont là des enfances, mais, à mesure que les sentiments se développent, la haine instinctive se tourne en haine raisonnée à qui tout, lectures, conversations, nouvelles du jour, sert d'aliment. Mme de Colloredo lui met aux mains le Plutarque de la jeunesse : C'est, écrit Marie-Louise, la vie des hommes illustres depuis Homère jusqu'à Bonaparte. Ce nom ternit son ouvrage et j'aurais mieux aimé qu'il eût terminé par François II, qui a aussi fait des actions remarquables en rétablissant le Theresianum, etc., tandis que l'autre n'a commis que des injustices en ôtant à quelques-uns leurs pays... Maman (c'est ici Mme de Colloredo) m'a raconté une drôle de chose à présent : que M. Bonaparte étant en Egypte s'est sauvé, quand toute l'armée a été ruinée, avec seulement deux, trois personnes, et qu'il s'est fait Turc, c'est-à-dire qu'il leur a dit : moi je suis un musulman, je reconnais pour prophète le grand Mahomet, et puis, en revenant en France, il a fait le catholique, alors seulement il a été élevé à la dignité de consul. Telle est l'histoire qu'on lui enseigne et, sur le caractère de Napoléon, elle est aussi bien avertie. Tu sauras, écrit-elle à Victoire le 9 octobre 1805 alors que la guerre recommence, tu sauras comment M. Champagny a reçu une caresse, car, à ce qu'on dit, de tous les ministres, M. Talleyrand a seul été excepté. Le Corsicain a fait venir Champagny et lui a demandé brusquement pourquoi il lui avait toujours caché les sentiments guerriers de la maison d'Autriche. Champagny répondit : C'est que je ne savais pas que vous prendriez la couronne d'Italie. A ces mots un joli soufflet vint caresser la joue de M. Champagny.

Pour achever tout, c'est devant le Corsicain qu'il faut fuir, alors qu'on s'était bercé de beaux rêves de victoires. D'abord la nouveauté du voyage distrait ; les dîners qu'on prend à l'auberge, les châteaux qu'on visite, les réceptions par les hussards, les logements à la diable, c'est de quoi égayer ces quatorze ans toujours emprisonnés ; mais, à chaque étape, les succès qu'on a annoncés se changent en défaites certaines. Nul recours qu'à la Providence. L'avantage, écrit-elle, finira par être du côté de papa et enfin viendra le moment où l'usurpateur sera découragé. Peut-être Dieu lui a-t-il permis d'aller si loin afin que, lorsqu'il l'aura abandonné, tout soit perdu pour lui. Ce n'est point assez des désastres communs, il faut que, par une singulière conséquence de l'invasion française, elle se trouve frappée dans les deux personnes auxquelles elle s'est le plus attachée, avec qui, depuis six années, sa vie s'est confondue, et cela à un âge où le développement des sentiments les fait d'autant plus impérieux et tendres qu'on leur propose moins d'objets. Le comte de Colloredo, victime expiatoire, est sacrifié comme ayant poussé à la guerre, démis de ses places, exilé dans ses terres ; Mme de Colloredo, certes aussi vive en ses opinions que son mari et toute la nation, est congédiée comme lui et, du même coup, l'archiduchesse perd sa maman et son intime, son unique amie Victoire.

Elle tombe directement sous la tutelle de sa mère, laquelle, n'ayant jamais aimé Mme de Colloredo et ayant de la peine à lui témoigner les moindres égards, saisit avec empressement celle occasion de reprendre sa fille aînée. Elle la remet à la garde d'une camériste, Mme Faber, et du comte Joseph Esterhazy, mais c'est elle seule qui dirige l'éducation intellectuelle, morale et physique, jusqu'au moment où, en mars 1807, son épuisement, ses couches prochaines et l'âge de l'archiduchesse la déterminent à lui constituer une maison, à lui donner pour grande maîtresse la comtesse Lazansky, née comtesse Falkenhayn, et pour grand maître le comte Edling.

Durant cette grande année, l'impératrice Thérèse soumet sa fille à une discipline à laquelle ne l'a point accoutumée la chère gouvernante. Plus de jeux, plus de confidences, plus de tendresse expansive ; l'aja était maman, l'Impératrice reste ma mère. Déjà, à la veille de sa première communion, l'archiduchesse écrivait à son amie : Notre maman m'a dit qu'elle me mènerait aujourd'hui en haut, chez ma mère, pour que je lui demande pardon et sa bénédiction. Cela me causera une grande joie. Elle serait plus grande encore si elle m'embrassait, mais je n'ose pas obtenir celle faveur. Cela marque assez ces rapports de mère à fille et comme, en ce petit cœur expansif et tendre, les sentiments seront refoulés. Il n'est même pas permis à l'archiduchesse de rester, par lettres, en communion de pensées avec ses anciennes amies. A chaque fois qu'elle écrit, elle doit demander permission à l'Impératrice par qui passent toutes les réponses. Les lectures sont surveillées de bien plus près et on ne tolère plus de ces livres français qui instruisaient en amusant et par qui, tout de même, un peu de la fatigue de retenir des dates se trouvait allégé par des anecdotes et quelques idées générales ; les leçons ne sont plus distraites par d'aimables remarques ; la journée, réglée avec minutie, comporte des heures longues de silencieux travail à l'aiguille, de broderie et de tricot, des heures pour chaque professeur d'histoire ou de littérature, des heures de dessin et d'enluminage, des heures de piano. Point de compagne pour les récréations solitaires, nulle amie. Les dévotions obligatoires se rendent plus fréquenter ; et plus longues, mais à tout, l'archiduchesse se soumet. Maman, écrit-elle (cette fois c'est l'Impératrice), a la bonté de me guider et conseiller, et rien ne me sera plus doux que de suivre les avis d'une mère si adorée.

C'est une grande relâche lorsque Mme Lazansky reçoit la direction qui échappe aux mains défaillantes de l'Impératrice ; et, lorsque celle-ci meurt le 13 avril, en couches de son treizième enfant, si Marie-Louise est éprouvée comme doit l'être une fille bien née, c'est bien moins par l'affection qui manque et la tendresse abolie que par l'appareil même de la mort, l'obligatoire observance des douleurs, les factices regrets qu'impose la belle éducation. Combien éloignés ces sentiments de ceux qu'elle éprouve naturellement pour son père, et comme elle jouit, en cet intervalle de viduité où il ne sait que faire de lui-même, d'être avec lui plus souvent et de lui tenir société. Elle l'accompagne à Bade, dans de petits voyages qu'il fait dans le Banat et Temeswar. Mon cher papa, écrit-elle, a la bonté de m'enseigner une quantité de choses, mais, à tous les endroits que nous sommes, tout nous rappelle la terrible perte que nous avons faite de notre chère maman. A peine commence-t-elle à se reprendre que c'est une nouvelle mort : le 29 juillet, son frère Joseph, qui a huit ans, expire : La seule consolation que nous avons, dit-elle, est de penser que, si même on l'avait guéri de cette maladie si douloureuse, sa vie aurait été une continuelle souffrance. Il est heureux, a retrouvé dans le ciel notre chère maman, dont la mort nous cause encore bien du chagrin. Cependant ils sont à Baden où les bains sont du meilleur effet pour l'Empereur, et de là ils vont à Hefzendorf, dont les belles promenades la ravissent.

Dès le mois de juillet, on a songé à remarier l'Empereur et pendant qu'à sa cour on lui donne la princesse de Saxe, qu'à Pétersbourg on lui propose la grande-duchesse Catherine, lui-même a fait son choix, et celle dont il s'est épris est, pour Marie-Louise, presque une contemporaine ; c'est sa cousine, l'archiduchesse Maria-Ludovica-Beatrix. Née à Monza, le 14 décembre 1787, elle est le neuvième enfant de l'archiduc Ferdinand, l'un des derniers nés de Marie-Thérèse, et de Maria-Beatrix-Riccarda d'Este-Modène, dernière descendante à la fois de la maison d'Este par son père et de la maison Cibo-Malaspina par sa mère. Du chef de sa femme, l'archiduc a régné de 1790 à 1796 sur le duché de Massa et la principauté de Carrara, en même temps qu'il gouvernait le Milanais pour l'Empereur ; il était appelé à succéder dans un temps prochain au duché de Modène, mais, de ses gouvernements comme de ses possessions, les Français, ces diables, cette peste, l'ont chassé. Au traité de Campo-Formio, le duc de Modène, Hercule d'Este, a reçu, en échange de ses duchés, le Brisgau et l'Ortenau, mais il n'a point été question d'un dédommagement pour l'archiduc, et ce n'est qu'en 1803, à la mort de son beau-père, lequel s'est gardé de résider en Brisgau et est allé vivre dans les Etals Vénitiens, qu'il a obtenu, ce médiocre établissement. Encore en est-il, en 1805, momentanément privé. Une telle fortune n'est pas pour le contenter, lui et les siens, et celle branche de la maison d'Autriche, quelque peu traitée en inférieure, car elle n'a, jusqu'en 1807, que l'altesse royale, fort négligée en politique, car on s'abstient de stipuler pour elle aux divers traités, est de toutes la plus violemment émue contre la France et la Révolution. Milan, Modène et Massa perdus, la famille fuyant devant les Français et réfugiée d'abord à Trieste, puis à Neustadt où elle a attesté son exil, son oppression et sa haine par un monument érigé dans l'église du Cloître, ce n'est pas tout : la fille aînée, Marie-Thérèse, épouse de Victor-Emmanuel Ier, roi de Sardaigne, est aussi une victime des Français ; chassée comme ses parents de sa capitale et dépouillée de ses Etats, elle vit de pauvreté dans l'exil royal de Cagliari ; une autre fille, Marie-Léopoldine, douairière de l'Electeur palatin du Rhin a vu ses possessions disparaître, dispersées entre dix princes au traité de Lunéville. Chacun a ses griefs particuliers à faire valoir et sa commune vengeance à exercer, et c'est encore les Français qu'on rend responsables de la mort de l'archiduc Ferdinand, survenue brusquement, en 1806, à Vienne où, depuis 1803, il s'est fixé en achetant sur la Minoriten-Platz une maison aux Mensdorff-Pouilly.

Lorsque Maria-Ludovica, jolie, mignonne, petite, fort délicate, mais extrêmement intelligente et adroite — experte déjà si l'on en croit certains — comprit aux visites fréquentes de l'Empereur qu'il était amoureux d'elle, elle n'eut garde de laisser échapper une telle occasion. Les vingt ans qu'il y avait de distance d'elle à son futur mari ne l'arrêtèrent pas un instant et, en même temps qu'elle se faisait la plus jolie contenance, elle ne négligea rien pour se ménager une alliée qu'elle jugeait précieuse et pour mettre Marie-Louise dans ses intérêts. Le but qu'elle s'était fixé pour elle-même étant atteint, il restait à marier son frère, duc in partibus de Modène, à l'archiduchesse et à assurer ainsi la revanche de la famille et sa domination sur l'Italie. Avec des attentions et des caresses, elle eut si peu de peine à conquérir cette enfant altérée de tendresse que, de la chère cousine, elle devint la chère maman, tout de suite après le mariage célébré à Vienne le 8 janvier 1808 avec l'appareil des réjouissances nécessaires.

Cette influence que Maria-Ludovica prend sur les enfants, elle a moins de peine encore à l'exercer sur le mari, auquel elle prodigue un amour dont il est d'autant plus avide qu'il est, depuis tantôt neuf mois, privé d'une épouse, et que, après son mariage même, il a dû, devant une découverte assez fâcheuse, réprimer ses ardeurs. Elle le met au point qu'il faut pour qu'il ne résiste à aucune de ses volontés et, de fait, elle n'en a qu'une qui embrasse toutes les autres : l'abaissement de la France. Donc, elle se tourne entièrement à préparer la guerre. L'année 1808 est, pour l'Autriche, d'armements, d'emprunts, d'organisation militaire et, à chaque séparation, si courte soit-elle, Maria-Ludovica fouette l'enthousiasme de l'Empereur par des lettres à ce point amoureusement passionnées qu'elles passent la mesure du vraisemblable, semblent un exercice de littérature. Il s'agit bien de cela : il faut qu'à l'œuvre commune ne manque pas l'Empereur, car de tous les autres, riches et pauvres, nobles et bourgeois, soldats et paysans, l'Impératrice est assurée. A bas bruit, on prépare tout pour la revanche, mais, en même temps, pour détourner l'attention des agents français, la Cour se rajeunit et se met en fête. Pour la première fois, Marie-Louise, à qui est faite une vie plus gaie et plus libre, profite de ses leçons de danse et, pensionnaire émancipée, ne manque pas une valse, une écossaise ou un quadrille. La direction d'éducation est changée ; si l'on continue les leçons d'histoire, si l'archiduchesse doit se perfectionner en italien et apprendre le hongrois, c'est aux arts d'agrément que le plus de temps est consacré ; et Marie-Louise, fort éprise de musique, y devient assez forte pour être au piano la maîtresse de sa belle-mère et de sa petite sœur Léopoldine, l'année d'après, pour composer elle-même des valses. De même pour le dessin où bientôt elle va, de son chef, aborder la peinture à l'huile. Dans cette intimité établie entre la belle-fille et la belle-mère, il est impossible que, par son intelligence, son charme, sa qualité même et son rang de famille, celle-ci ne prenne point l'avantage, n'établisse point sur celle-là la domination de ses idées et, dans la mesure où l'autre s'y prête, ne lui fasse partager ses rêves.

Voici l'occasion de Baylen, la première atteinte au prestige de Napoléon. Qu'en va-t-il sortir ? Sans doute, Napoléon ne restera pas sur l'échec ; sans doute, il va jeter toutes ses forces en Espagne, par suite, évacuer l'Allemagne et laisser le champ libre. Tout, en Autriche, est en activité et, pendant que les archiducs Charles et Jean et l'Archiduc palatin forment des soldais, Maria-Ludovica malade, chétive, brûlant de passion, souffle la haine de la France et l'espoir des victoires prochaines. Quelles joies à mesure qu'au passage, on compte les régiments qui s'engloutissent en Espagne, les corps d'armée, les maréchaux, les équipages d'artillerie ! Mais celle joie fait trop de bruit : au lieu de s'enfoncer à la poursuite des Anglais, l'Empereur, à Benavente, s'arrête aux écoutes. Bientôt instruit, il part franchissant l'Espagne et la France au galop de poste. Le 23 janvier 1809, il est aux Tuileries, et l'Autriche, qui attendra le printemps pour ouvrir la guerre, lui laisse trois mois pour former une armée.

A Vienne, à présent, on ne dissimule plus et l'on chauffe l'enthousiasme des peuples. Le 9 mars, à la bénédiction des drapeaux de la landwehr de Vienne, toute la famille impériale assiste, et, à son rang, Marie-Louise plante son clou dans la lampe des étendards. L'Empereur hésite encore à cette grosse partie, mais l'Impératrice ne le laisse point souffler et le décide. Le S avril, il part pour son armée et déjà les royaumes de la Confédération sont envahis. Mais Napoléon n'a garde de manquer au rendez-vous. Le 13, il quitte Paris, le 15, il est à Strasbourg, le 20, à Abensberg, le 21, à Landshüt, le 24, à Ratisbonne. Durant qu'il marche, Vienne s'emplit d'illusions, de rêves et de fausses nouvelles. C'est une victoire autrichienne qu'Eckmühl. Nous avons appris avec joie, écrit Marie-Louise à son père, que Napoléon était présent à la grande bataille qu'il a perdue. Puisse-t-il aussi perdre la tête ! On fait ici beaucoup de prophéties sur sa fin prochaine et l'on dit que c'est à lui que s'applique l'Apocalypse. On affirme qu'il doit mourir celle année, à Cologne, dans une auberge appelée A l'Écrevisse rouge. Je n'attache pas grande importance à toutes ces prédictions, mais comme je serais heureuse de les voir se réaliser !

Au lieu des triomphes escomptés, c'est encore la fuite. Le 5 mai, Napoléon est à Enns, quand l'Impératrice se décide à quitter Vienne qui veut se défendre et où, tout à l'heure, on va massacrer les parlementaires français. Laissant à Grosswardein l'archiduc héritier et ses petites sœurs, elle emmène avec elle Marie-Louise, amie, compagne, garde-malade ; car la défaite plus encore que la souffrance a brisé ses nerfs fragiles et, sur les roules défoncées, sous la pluie qui tombe sans arrêt, seule presque avec sa belle-fille, elle s'accroche à elle en criant, à chaque cahot de la voilure. On arrive enfin à Bude où les professeurs rejoignent et où, bientôt, les bonnes nouvelles arrivent, attestées de façon qu'on n'en puisse douter : car, en allant au jardin Orczy où il y a toujours beaucoup de monde et où l'on entend de la musique, on y voit flotter des Français à demi pourris et nus.

C'est Essling. Quoique je croie que vous recevrez toutes les nouvelles de l'armée plus tôt que nous, écrit Marie-Louise à Victoire de Poutet, avec qui maintenant elle a toute liberté de correspondre, je ne puis m'empêcher de vous donner des détails sur l'issue d'une bataille qui fut pour nous l'une des plus heureuses. Le samedi 21 (mai) l'armée française, à la tête de laquelle était Napoléon, passa le Danube près d'Aspern sur quatre ponts et nous fit une terrible attaque où nous eûmes un petit échec ; la nuit sépara les combattants. Le 22 matin, Napoléon, à la tête de sa cavalerie, fit une nouvelle attaque et nous repoussa encore, mais, à ce moment, l'archiduc Charles harangua les grenadiers, prit le drapeau en main, après être descendu de cheval, et les mena ainsi contre les Français qui prirent la fuite et abandonnèrent Napoléon qui leur cria qu'il les ferait brûler avec le pont et tua de sa propre main deux généraux... C'est la première fois que Napoléon a été battu en personne... Qu'il faut remercier Dieu de cette victoire, c'est ce qui a été mon premier mouvement ; il ne faut pourtant pas s'enorgueillir de cette victoire et j'avoue que je suis déjà si accoutumée à de grands chagrins que je n'ose pas encore espérer trop de bien. Elle n'a pas tort : voici qu'à Bude on n'est plus en sûreté ; le prince Eugène est aux prises avec l'archiduc Jean et peut arriver en douze heures. Il faut fuir encore, car naturellement il ne serait pas désagréable aux ennemis de faire la prise de la famille impériale, ce qui leur vaudrait au moins un pays. On s'installe à Erlau, on campe plutôt. L'archiduchesse n'a qu'une seule chambre que meublent une table, un lit, deux canapés déchirés et quatre chaises, tout rempli de bien vilaines punaises. L'Impératrice est de plus en plus malade : Vous pouvez penser, écrit Marie-Louise, que ni la santé de maman, ni la mienne ne s'améliorent par ces continuelles angoisses. Elle est toujours souffrante et, l'autre jour elle a eu l'idée de se faire saigner et nous a proposé d'y assister. Figurez-vous que le vieil enfant, à la seule idée, s'est trouvée mal ; je ne pus me remettre toute la matinée de cette frayeur. Je vous prie, silence absolu sur cela, c'est trop honteux pour moi. Tout fugitif qu'on est, malade, et dévoré par les punaises, l'étiquette garde ses droits. Quoique maman soit toujours souffrante et faible, ce qui ne pourrait changer que s'il venait de bonnes nouvelles, nous avons le soir, écrit Marie-Louise, grand jeu et appartement chez elle : trois à quatre tables à jeu ; les personnes sont la famille, toutes les dames et cavaliers. Je crois que c'est fort bon pour nous que nous nous y accoutumions. Pourtant, au milieu de ces austères plaisirs, l'enfance montre sa figure de joie et ce sont des fous rires quand, à la bénédiction des drapeaux du Torontaler Comitat, le vent s'engouffre dans le manteau de l'oncle Rodolphe, qui apparaît tel qu'une montgolfière en ascension, ou quand Alvinzi, chargé de porter la traîne du manteau de l'Impératrice, prend par les plis la robe du même coup et soulève les jupons de façon que les peuples contemplent le gras de la jambe impériale. Il n'était pas possible de ne pas rire. Les promenades sur les rochers, les courses avec Léopoldine, une voilure qu'on essaie, des chevaux qui s'ébrouent, tout est prétexte pour la colonie d'enfants, qui est maintenant en nombre, car, de Grosswardein, les petits ont rejoint Erlau. Et lorsque, après la première communion de Léopoldine, Maria-Ludovica est allée trouver l'Empereur à Komorn, c'est, grâce à l'archevêque d'Erlau, toutes sortes de petites distractions : parties de pêche, goûters, illuminations pour le jour de nom de l'Impératrice et de l'archiduchesse. Puis, on continue les leçons : on a la musique sur un clavecin à se casser les doigts, le chant avec Wiesenthal, la logique avec Riedler. La vie, mal que bien, s'est installée et il est impossible que ces dix-sept ans, restés très enfants par l'éducation et le milieu, se tiennent toujours à des idées graves et à des pensées de tristesse.

Mais elles reviennent à chaque occasion avec les impressions de haine contre les Français. Je souhaite, écrit-elle, après le bombardement de Presbourg, que votre prophétie se réalise et que la maison d'Autriche se relève de la décadence dans laquelle elle est plongée dans ce moment ; mais je ne sais quel instinct secret m'en fait douter, et j'ai déjà eu plusieurs fois envie de croire que nous approchons de la fin du monde et que celui qui nous opprime est l'Anti-Christ. De tout son cœur elle déleste les Français : Ils se comportent d'une manière terrible dans les campagnes, ils brûlent, saccagent, outragent les habitants... — mais ils seront punis, car ils s'attirent vraiment par leurs cruautés et leurs sacrilèges la malédiction du ciel.... En Tyrol, ils ont jeté les prêtres au feu et à Saint-J... ils ont jeté les hosties pour voler le ciboire, et lorsque le curé vint pour les ramasser, ils les écrasèrent sous leurs pieds... — A la Schwechat, ils ont arraché la barbe aux Capucins ; trois en sont morts à Lanzensdorf... Celui qu'elle hait par-dessus tous, c'est Napoléon. Lorsqu'on annonce la paix prochaine et la réunion du congrès, je souhaite seulement, écrit-elle, qu'il soit éloigné de l'endroit où maman et moi nous séjournons, car je craindrais alors une visite et je vous assure que, de voir cette personne, me serait un supplice pire que tous les martyres, et je ne sais si cola ne lui viendrait pas en tête. Peut-elle ne pas le détester quand la guerre qu'il fait est une vraie guerre à la manière des Huns ? aussi le congrès étant réuni à Allenburg, lorsqu'elle apprend que Bubna a été envoyé porter des compliments à Napoléon pour sa fête, elle se réjouit que sa belle-mère ne soit pas à Erlau, car je suis sûre, écrit-elle, que celui-là fera par politesse féliciter aussi maman pour son jour de nom... et la colère me dévorerait si je devais dîner avec un de ses maréchaux. Et elle conclut avec une sorte de pressentiment de l'avenir qui fait penser : Je voudrais pouvoir, comme vous, garder le silence toute ma vie sur la politique, car j'ai entendu assez et même trop sur cette matière pendant cet été ; mon cœur forme des vœux pour que mon souhait se réalise ; j'ai trop souffert cette année pour supporter encore de pareils coups.

Le séjour à Erlau se prolonge ; en octobre seulement, l'archiduchesse rejoint à Bicske sa belle-mère, qui vient de perdre son frère, l'archiduc Charles, administrateur de l'évêché de Varzen et primat de Hongrie. Il a pris la fièvre putride en visitant les malades à l'hôpital de Tyrnau, et, de la mort de ce compagnon de toute son enfance, l'Impératrice rend encore les Français coupables : sa maladie de nerfs en redouble, mais le médecin qui reconnaîtrait son mal serait bien habile ; un jour, elle est si faible qu'elle ne peut pas faire trois pas sans se trouver mal, et, le lendemain, elle danse une écossaise qui dure plus d'une heure et demie. Peu à peu, toute la famille se groupe à Bude, et c'est une vie d'intimité qui semble très douce après toutes les épreuves qu'on vient de traverser. Avec les oncles, dont plusieurs tout jeunes — l'archiduc Antoine a trente ans, Jean vingt-sept, Reynier vingt-six, Louis vingt-cinq, Rodolphe vingt et un — ce sont de petits bals, de la musique à deux pianos et à quatre mains, d'agréables leçons de peinture où Marie-Louise s'essaie tantôt à un paysage, tantôt à un portrait, tantôt à une grande figure de sainte Barbe. Pour le dessein qu'elle poursuit, l'Impératrice n'a pas manqué d'appeler à Bude son frère François, et de le mêler naturellement à cette existence bien plus libre qu'au Burg et où les occasions se présentent à chaque instant. En effet, ce François est agréable chanteur et Marie-Louise se plaît à l'accompagner au clavecin ; mais, décidément, l'Impératrice a la chance contre elle ; voici que son frère prend la rougeole ; elle s'enferme avec lui et les beaux projets s'effondrent. C'est dans une maladie presque générale qu'à Bude se termine cette triste année.

Par tous les désastres traversés, la tendresse, la passion, la ferveur de Marie-Louise pour son père et son empereur semblent encore développées. Pas une lettre où elle ne marque ses sentiments avec une ardeur de piété filiale qui témoigne une admiration sans réplique. Après Essling, elle écrit : Que Dieu conserve cet excellent père qui s'est aussi exposé plusieurs fois, ce qui m'a fait frémir quand je l'ai entendu raconter. Quelques jours après : Il me semble que notre famille n'est pas faite pour avoir des jours heureux et pourtant il les méritait tant. Après Raab : Priez bien Dieu de nous accorder plus de bonheur, mon père le mérite ! Plus tard : Je voudrais que l'Insurrection et l'armée de mon oncle Jean délivrassent Vienne ; j'en aurais une extrême joie : ce serait un emplâtre pour toutes les afflictions que mon papa a souffertes et son âme y .trouverait sa plus douce récompense. A la paix : Vous pouvez vous figurer la douleur que j'ai d'être séparée de papa depuis près de quatre mois, n'ayant pas de chance si la paix ne se fait pas de le revoir de si tôt. Enfin, à Bicske, elle le retrouve le meilleur des pères. Pensez, écrit-elle, qu'il ne savait pas que je viendrais et je ne me doutais pas de son arrivée, aussi mon bonheur fut au comble. Lui m'aura trouvée bien niaise, car, au lieu de lui répondre, j'ai commencé à pleurer. Le saisissement m'avait coupé la parole et toutes nos souffrances passées se présentèrent à mon esprit en le revoyant. Mais, pour l'en consoler, outre l'amour de sa fille, n'a-t-il pas celui de ses sujets ? Marie-Louise voudrait tant assister invisiblement à son entrée à Vienne et voir toutes les marques d'attachement que les bons Viennois rendront à leur souverain, qui le mérite aussi tant. — Oh ! que n'ai-je pu, écrit-elle ensuite, être présente à ce louchant spectacle et que n'ai-je pu mêler mes larmes à celles des bons Viennois... ! Je trouve qu'il est bien doux de voir, après tous les revers que les pauvres sujets ont soufferts, les preuves de leur constant attachement à leur excellent souverain... Je vous assure, écrit-elle enfin le 24 décembre, que, si j'étais une simple particulière, je le ferais gloire d'être une Autrichienne, car c'est sûrement le peuple qui, par son attachement inviolable à son souverain, mérite sur cet article le premier rang dans les peuples d'Europe. En lisant vous descriptions, je me sentis attristée en pensant que je ne pouvais partager le bonheur des Viennois et être rn même temps qu'eux aux pieds du meilleur des pères. J'ai déjà fait tant de sacrifices que si celui-ci peut contribuer au bonheur de ses sujets, je le fait volontiers.

N'y a-t-il pas dans cette dernière phrase quelque chose de prophétique, alors qu'à ce même moment la chancellerie autrichienne s'apprête à exiger de l'archiduchesse l'abnégation de soi qui peut être le plus pénible pour une fille de sa maison ? Néanmoins, avant que sa pensée ait été fixée sur le sacrifice qu'on pourrait lui imposer, elle se révolte et se débat. Le 10 janvier, de Bude, où la retient la santé de sa maman toujours bien souffrante, elle écrit à Victoire : Je vois Kozeluch (le professeur de piano) parler sur la séparation de Napoléon avec son épouse ; je crois même qu'il me nomme pour celle qui la remplacera, mais dans cela il se trompe, car Napoléon a trop peur d'un refus et trop envie de nous faire encore du mal pour faire une pareille demande, et papa est trop bon pour me contraindre sur un point d'une telle importance. Le même jour, à Mme de Colloredo : Bude est comme Vienne et l'on ne parle que du divorce de Napoléon. Je laisse parler tout le monde et ne m'en inquiète pas du tout. Je plains seulement la pauvre princesse qu'il choisira, car je suis sûre que ce ne sera pas moi qui deviendrai la victime de la politique. Le 22-23 janvier, elle écrit encore à son ancienne aja : Depuis le divorce de Napoléon, j'ouvre chaque gazette de Francfort dans l'idée d'y trouver la nomination de la nouvelle épouse et j'avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires. Je remets mon sort entre les mains de la divine Providence. Elle seule sait ce qui peut nous rendre heureux. Mais, si le malheur voulait, je suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l'Etat, persuadée que l'on ne trouve la vraie félicité que dans l'accomplissement de ses devoirs, même au préjudice de ses inclinations. Je ne veux plus y penser, mais ma résolution est prise, quoique ce serait un double et bien pénible sacrifice. Priez pour que cela ne soit pas.

Sans doute, ce jour-là même, son père est venu lui annoncer qu'en cas qu'elle fût demandée, elle devait se préparer à un tel mariage. Vainement l'a-t-elle supplié et a-t-elle trouvé sa belle-mère pour l'appuyer. L'Empereur a invoqué les intérêts suprêmes de sa monarchie. L'archiduchesse s'est inclinée ; elle n'est pas pour rien fille d'Autriche. Ses sentiments, ne sont ce pas ceux-là mêmes qu'exprimera, six années plus tard, sa sœur Léopoldine au moment de partir pour épouser l'empereur du Brésil : J'avoue que le sacrifice de quitter ma famille, et peut-être pour toujours, me sera très pénible, mais cette alliance fait plaisir à mon père, et, en me séparant de lui, j'aurai la consolation de me dire que je me suis conformée à ses vœux, étant persuadée que la Providence dirige d'une façon particulière le sort de nous autres princesses et que c'est obéir à sa volonté que se soumettre à celle de ses parents.

C'est bien sur une telle forme de penser qu'a compté M. de Metternich lorsqu'il a dit aux Français : Nos princesses sont peu habituées à choisir leur époux d'après les affections de leur cœur, et le respect que porte à la volonté d'un père une enfant aussi bonne et aussi bien élevée que l'archiduchesse me fait espérer de ne pas rencontrer d'obstacle auprès d'elle. Aussi ne l'a-t-il pas consultée : Elle ignore, comme de juste, les vues qui se rapportent à elle. Et pourtant, à ce moment, l'affaire est décidée et il ne manque que les signatures.