NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 10. — EN CORSE (15 SEPTEMBRE 1786 - 12 SEPTEMBRE 1787).

 

 

Napoléon est arrivé à Ajaccio le 15 septembre 1786 — sept ans et neuf mois, comme il le dit, après son départ, âgé de dix-sept ans un mois. Il en est reparti le 12 septembre 1787 : il y a donc passé une année pleine. Il inscrivait soigneusement sur la plupart de ses manuscrits la date et le lieu où il les rédigeait. Or, aucun des manuscrits du fonds Libri n'est de cette année, aucun ne porte l'indication d'Ajaccio. On doit supposer que Napoléon a laissé en Corse les notes qu'il a rédigées à cette époque, qu'elles ont fait partie des papiers qu'a vus, en 1838, M. Blanqui et qui étaient alors entre les mains de MM. Braccini d'Ajaccio[1]. Qu'il ait travaillé sérieusement alors, nul doute. Joseph en porte témoignage. Mon frère Napoléon, dit-il[2], obtint enfin un congé. Il nous arriva et ce fut un grand bonheur pour notre mère et pour moi. Il y avait plusieurs années que nous ne nous étions vus, mais nous correspondions habituellement par lettres. L'aspect du pays lui plut. Ses habitudes étaient celles d'un jeune homme appliqué et studieux, mais il était bien différent de ce que le représentent les auteurs de mémoires qui tous se transmettent la même erreur, dès qu'elle a été émise une fois. Il était alors admirateur passionné de Rousseau, ce que nous appelions être habitant du monde idéal, amateur des chefs-d'œuvre de Corneille, de Racine, de Voltaire, que nous déclamions journellement. Il avait réuni les œuvres de Plutarque, de Platon, de Cicéron, de Cornélius Nepos, de Tite-Live, de Tacite, traduites en français, celles de Montaigne, de Montesquieu, de Raynal. Tous ces ouvrages occupaient une malle de plus grande dimension que celle qui contenait ses effets de toilette. Je ne nie pas qu'il n'eût aussi les poésies d'Ossian, mais je nie qu'il les préférât à Homère.

Impatient comme moi de ne pas parler la langue du pays, il s'en occupa, avec peu de succès la première année : ce ne fut qu'à son second semestre qu'ayant résolu d'écrire un essai sur les révolutions de la Corse, il redoubla d'efforts afin de se mettre en mesure de lire les auteurs originaux en italien.

Donc, deux sortes d'études, les unes littéraires, les autres historiques et politiques. Malgré ce que dit Joseph, dès ce premier congé, Napoléon, semble-t-il, s'occupe à rechercher les documents imprimés et manuscrits relatifs à la Corse dont il a besoin pour écrire son livre. — Ce projet est en effet antérieur, comme on l'a vu par le manuscrit n° I, comme on le verra mieux surtout par le manuscrit n° V, à la date que fixe Joseph.

 

Quant au militaire, rien qui marque qu'il s'en inquiète.

 

A son départ du régiment, il avait sans doute l'intention de justifier son semestre en faisant quelques recrues. On trouve en effet dans ses papiers[3] cette formule d'engagement qu'il a copiée de sa main :

RÉGIMENT DE...

Je soussigné... m'engage de ma propre volonté et sans contrainte à servir le Roi en qualité de canonnier, bombardier ou sapeur pendant l'espace de huit années, à condition de recevoir à l'expiration de ce terme, conformément à l'ordonnance de... du présent engagement la somme de 120 francs tant en argent comptant et tant en un billet payable au régiment. Je déclare n'avoir aucune infirmité cachée qui puisse m'empêcher de servir le Roi et n'être engagé dans aucune de ses troupes soit de terre soit de mer. En conséquence, je promets de servir avec fidélité et honneur et de me comporter dans toutes les occasions en honnête et brave soldat. Je certifie être âgé de... natif de... fils de...

Il ne semble point pourtant qu'il y ait porté un grand zèle, ni qu'il ait eu occasion de remplir les blancs de son modèle. Il tenait sans doute qu'il avait mieux à faire que de courir les routes pour chercher des soldats au roi de France.

 

En dehors de ses études, Napoléon avait des devoirs de famille qui lui imposaient des obligations sérieuses. Son grand-oncle, l'archidiacre Lucien Bonaparte, était immobilisé par la goutte devenue pour lui une infirmité grave. La famille avait vainement consulté les médecins de l'île, en très petit nombre d'ailleurs et fort médiocres. Bonaparte prit sur lui d'écrire au docteur Tissot, plus connu de nos jours par son livre sur l'Onanisme que par son Traité de la santé des gens de lettres, mais qui jouissait alors d'une réputation universelle, et qui, pour un patriote tel que Napoléon, avait ce prestige singulier d'avoir égalé Paoli à César et à Mahomet. Il lui écrivit la lettre suivante[4] :

Ajaccio, en Corse, 1er avril 1787.

Monsieur,

Vous avez passé vos jours à instruire l'humanité et votre réputation a percé jusque dans les montagnes de Corse où l'on se sert peu de médecin. Il est vrai que l'éloge court, mais glorieux que vous avez fait de leur aimé général est un titre bien suffisant pour les pénétrer d'une reconnaissance que je suis charmé de me trouver par la circonstance, dans le cas de vous témoigner au nom de tous mes compatriotes[5].

Sans avoir l'honneur d'être connu de vous, n'ayant d'autre titre que l'estime que j'ai conçue pour vos ouvrages, j'ose vous importuner et demander vos conseils pour un de mes oncles qui a la goutte. Ce sera un mauvais préambule pour ma consultation lorsque vous saurez que le malade en question a soixante-dix ans, mais, monsieur, considérez que l'on vit jusqu'à cent ans et plus, et mon oncle, par sa constitution, devrait être du nombre de ces privilégiés : d'une taille moyenne, n'ayant fait aucune débauche d'aucune espèce, ni trop sédentaire, ni trop peu, n'ayant été agité d'aucune de ces passions violentes qui dérangent l'économie animale, n'ayant presque point eu de maladies dans tout le cours de sa vie ; je ne dirai pas, comme Fontenelle, qu'il avait les deux grandes qualités pour vivre : bon corps et mauvais cœur ; cependant, je crois qu'ayant du penchant pour l'égoïsme, il s'est trouvé dans une situation heureuse qui ne l'a pas mis dans le cas d'en développer toute la force. Un vieux goutteux génois lui prédit dans le temps qu'il serait affligé de cette incommodité : prédiction qu'il fondait sur ce que mon oncle a des pieds et des mains extrêmement petits et la tête grosse. Je crois que vous jugerez que cette prédiction accomplie n'est qu'un effet du hasard.

Sa goutte lui prit en effet à l'âge de trente-deux ans. Les pieds et les genoux en furent le théâtre. Il s'est écoulé quelquefois jusqu'à quatorze ans sans qu'elle revînt ; un ou deux mois étaient la durée des accès. Il y a dix ans entre autres qu'elle lui revint et l'accès dura neuf mois. Il y aura deux ans au mois de juin que la goutte l'attaqua aux pieds : depuis ce temps-là, il garda toujours le lit. Des pieds, la goutte se communiqua aux genoux ; les genoux enflèrent considérablement ; depuis cette époque, tout usage des genoux lui a été interdit ; des douleurs cruelles s'ensuivirent dans les genoux et les pieds, la tête s'en ressentit et dans des crises continuelles il passa les deux premiers mois de son séjour au lit ; peu à peu, sans aucun remède, les genoux se désenflèrent, les pieds se guérirent, et le malade n'eut plus d'autre infirmité qu'une inflexibilité des genoux occasionnée par la fixation de la goutte aux jarrets, c'est-à-dire aux nerfs et aux artères qui servent au mouvement. S'il essaie de remuer le genou, des douleurs aiguës lui font cesser. Son lit ne sera jamais refait. Simplement l'on découd les matelas et l'on remue la laine et les plumes. Il mange bien, digère bien, parle, lit, dort et ses jours se coulent, mais sans mouvement, mais sans pouvoir jouir des douceurs du soleil. Il implore le secours de votre science, sinon pour le guérir, du moins pour fixer dans une autre partie ce mal gênant.

L'humanité, monsieur, me fait espérer que vous daignerez répondre à une consultation si mal digérée. Moi-même, depuis un mois, je suis tourmenté d'une fièvre tierce ce qui fait que je doute que vous puissiez lire ce griffonnage. Je finis, monsieur, en vous exprimant la parfaite estime que m'a inspirée la lecture de vos ouvrages et la sincère reconnaissance que j'espère vous devoir.

Monsieur, je suis, avec le plus profond respect, votre très humble et très obéissant serviteur.

BUONAPARTE,

Officier d'artillerie au régiment de La Fère.

A cette lettre, Napoléon n'obtint point de réponse. Or l'archidiacre était la cheville ouvrière de la maison ; c'était lui, qui, du vivant même de Charles, tenait la caisse et la remplissait quelquefois, qui s'occupait des récoltes, des vendanges, des bergers. Joseph avait appris à le suppléer, mais, justement, Joseph allait partir pour prendre ses degrés à Pise et se mettre en mesure d'obtenir en Corse, soit une charge de magistrature, soit une des charges à la nomination des États de la province. Pour remplacer Joseph, surveiller cette pépinière de mûriers dont Charles avait jadis entrepris la plantation pour le compte du Gouvernement, il fallait que Napoléon restât. On trouve dans le cahier intitulé : FORMULES, CERTIFICATS ET AUTRES CHOSES ESSENTIELLES À MON ÉTAT ACTUEL[6] le mémoire qu'il dressa à ce sujet :

Manière de demander un congé.

Lorsqu'on est en semestre et que l'on veut obtenir un congé d'été pour cause de maladie, l'on se fait dresser par un médecin de la ville et un chirurgien, un certificat comme quoi, avant l'époque que vous désignez, votre santé ne vous permet pas de rejoindre à la garnison. Vous observerez que le mémoire soit sur papier timbré, qu'il soit visé par le juge et le commandant de la place.

Vous dresserez alors votre mémoire au ministre de la Guerre de la manière et formule suivantes :

A Ajaccio, le 21 avril 1787.

 

Mémoire en demande d'un congé[7].

Le sieur Napoléon de Buonaparte, lieutenant en second au régiment de La Fère artillerie, supplie Monseigneur le Maréchal de Ségur de vouloir bien lui accorder un congé de cinq mois et demi à compter du 16 mai prochain dont il a besoin pour le rétablissement de sa santé, suivant le certificat du médecin et chirurgien ci-joint. Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, je demande que le congé me soit accordé avec appointements.

BUONAPARTE.

L'on envoie le tout au colonel du régiment sur l'adresse du ministre ou du commissaire ordonnateur, M. de Lance[8], soit qu'on lui écrive sur l'adresse de M. Le Sancquer, commissaire ordonnateur des guerres à la Cour.

 

Le congé fut accordé. Du 16 mai, cinq mois et demi menaient Napoléon au 1er novembre. C'était assez sans doute pour qu'il se mît au courant des affaires, s'instruisît des objets qui devaient l'intéresser et arrivât à une liquidation. N'obtenant point en Corse ce qu'il sollicitait, pensant que, à Paris, il trouverait des protecteurs qui feraient réussir ses demandes, il s'embarqua le 12 septembre.

 

 

 



[1] M. Blanqui (Courrier français du 14 octobre 1838) cite au nombre des manuscrits de Napoléon que détenaient MM. Braccini un Mémoire sur la culture du mûrier, écrit par Napoléon à l'âge de dix-neuf ans.

[2] Joseph, I, 32.

[3] Fonds Libri. Manuscrit intitulé : Formules, etc.

[4] Coston, II, 80. Adresse : A monsieur Tissot, docteur en médecine de la Société royale de Londres, de l'Académie médico-physique de Bâle et de la Société économique de Berne. A Lausanne en Suisse, à Lausanne.

Tissot a écrit au dos : Lettre non répondue peu intéressante.

[5] Cf. Traité de la santé des gens de lettres, Lausanne, 1768, in-12, p. 121. César, Mahomet, Cromwell, M. Paoli, plus grand qu'eux peut-être, ont sans doute reçu de la nature des forces plus qu'humaines, et, malgré cela, ils auraient succombé sans le secours de l'exercice et de la sobriété.

[6] Inédit. Fonds Libri.

[7] Iung, I, 175. Sans indications de source et avec date du 2 avril, exactement dans les mêmes termes. C'est probablement l'expédition de la minute ci-dessus.

[8] M. de Lance est le colonel du régiment. Bonaparte, dans ce même cahier, inscrit ainsi l'adresse :

M. le Chevalier de Lance, brigadier d'infanterie, colonel du régiment de La Fère Artillerie, à la Fère. Maréchal de Ségur.