JOSÉPHINE RÉPUDIÉE 1809-1814

 

X. — LA SUCCESSION DE JOSÉPHINE.

 

 

Joséphine, jusqu'à son dernier jour, a été semblable à elle-même. En mourant, elle laisse près de trois millions de dettes : 1.446.779 francs de dettes passives ; 548.699 francs de dettes sur immeubles ; 489.335 francs de dettes reconnues par contrats ; 500.000 francs environ de constitutions de rentes et de promesses de dot ; celles-ci négligées, c'est encore 2.484.813 francs.

A part 2.00000 francs environ, — savoir : les 100.000 francs de la dot d'Hortense qui n'a jamais été payée, les arrérages d'une rente viagère constituée par acte passé à Fontainebleau, le 8 février 1792, à Marie-Anne Clausse, impayée depuis dix-huit ans et formant un objet de réclamation de 69.085 francs ; 35.555 francs, reliquat du prix de Buzenval, retenu à cause de mineurs et 13.144 francs, reliquat du prix d'une maison achetée à Argenteuil, à M. Dugué, — toutes ces dettes ont été contractées depuis la dernière liquidation, soit depuis 1812 ; si l'on écarte encore l'argent emprunté, soit au départ pour Navarre, soit depuis le retour — 100.000 francs à Eugène, 25.000 à Hortense, 24.000 à la duchesse d'Arenberg, 7.500 à Henri Tascher —, c'est encore plus de deux millions.

Et ce n'est pas par besoin, à la suite de la diminution de ses revenus qu'elle s'est ainsi endettée ; sans doute, elle doit aux fournisseurs : 818 francs à Auger fabricant de chocolat ; 8.701 francs à Bary, marchand de bois ; 4.576 francs à Bertucat, fabricant de bougies ; 2.619 francs à Cadel-Gassicourt, pharmacien ; 991 fr. à Desroziers, marchand de confitures ; 7.070 francs à Dorival, épicier ; elle doit 13.632 francs au boucher ; 6.280 francs au marchand de volailles ; 7.648 francs au blanchisseur ; 15.828 francs aux marchands de vin ; mais qu'est cela près de la toilette, des bijoux, des fantaisies, des objets d'art ? La toilette ? — Voici Charbonnier, le coiffeur qu'Hortense a cédé à sa mère quand l'Empereur lui a pris Duplan : il présente un mémoire de 2.100 francs ; Chaumeton, fabricant de rouge réclame 612 francs ; Fargeon, parfumeur, 3.190 francs ; Bataille, 397 francs ; Gervais-Chardin, 10.864 francs ; Lubin, 818 francs ; Combarelli, 851 fr. ; il y a, de gants fournis par Walker, 1.349 francs ; de souliers, de Schacherer, 3.282 francs ; de fourrures, de Strohl, 2.160 francs ; de corsets, de Courty, 4.036 fr. ; et qu'est-ce près des modes : Mme Despaux, 37.115 fr. ; Herbault, 6.334 francs ; — du linge, Mlles Lolive de Beuvry, 88.345 francs ; Mme Freté, 11.810 francs ; — des soieries, Narrey, 14.666 francs : le moins chargé est Lercy qui a pris ses précautions. On ne lui redoit qu'une quarantaine de mille francs, et, en lui rendant des étoffes qui n'ont point été employées, la succession ne lui paie que 16.459 fr. 75.

Les bijoutiers passent 200.000 francs : Biennais, 58.232 francs ; Fries, 24.796 francs ; Grancher, du Petit Dunkerque, 2.826 francs ; Lepaute, horloger, 6.675 francs ; Meller, 2.311 francs ; Nitot, 73.636 fr. ; Odiot, 6.030 francs ; Pitaux, 21.456 francs.

Enfin, ce sont les objets d'art : 272 francs la gravure avant la lettre de Molière chez Ninon par Anselin ; 600 francs la gravure avant la lettre de la Bataille d'Austerlitz par Auriol ; 2.084 francs de découpures de paysages à Artaria de Vienne ; 800 francs de mosaïques à Barberi de Milan ; 12.000 francs de lapis lazzuli à Teybacher de Rome ; il y a, de dessins d'arbres par Bessa, 800 francs ; de quatre vues de Suisse par Delarive, 1.680 francs ; de dessins d'intérieur par Garneray, 8.713 francs ; d'émaux par Kugler, 2.400 fr. ; de dessins d'oiseaux par Knipp, 5.580 francs ; et c'est un portrait de l'Empereur par Laurent, 2.400 francs ; un tableau d'histoire par Lemonnier, 4.000 francs ; une vue de Suisse par Linck, 2.000 francs ; des tableaux anciens à Rigo, 15.000 francs ; et encore 5.000 francs à Valaperta, 500 francs à Vigliani, 2.400 francs à d'Wailly ; 20.000 francs à la veuve de Chaudet.

Ce sont les portraits à elle-même que Joséphine distribue et ne paie pas ; et elle doit 800 francs à Jaquotot, 3.748 francs à Parent, 8.920 francs à Quaglia, 6.181 francs à Saint : à 400 francs la miniature, c'est quarante portraits qu'elle a fait faire depuis 1812.

Et voici enfin, après les fleurs, après les oiseaux, après les bêtes rares, les plus chères des fantaisies et les plus grosses des dettes : 500.000 francs pour le château de la Chaussée, plus de 100.000 francs restant à verser sur les dots de Mmes de Pourtalès et Wattier de Saint-Alphonse.

Ainsi, après les promesses faites, les serments prêtés, les menaces de colère de Napoléon, voilà le résultat. Depuis deux ans pourtant, l'Empire penche à la ruine, et, sinon en 1812, où, avant le Vingt-neuvième bulletin, on espérait encore des retours de fortune, au moins en 1813, les plus imprudents et les plus dépensiers ont compris qu'il fallait se restreindre, ne fût-ce que pour donner des chevaux aux régiments démontés et porter leur offrande aux contributions volontaires ; Joséphine, pourtant, n'a mis nulle sourdine à ses dépenses, ou elle l'a mise si faible que, lorsque sont survenus les embarras, lorsque, pour répondre aux dépenses sacrées de la défense nationale, l'Empereur a dû suspendre même les traitements de famille, ç'a été un désastre. Joséphine ne s'est pas trouvé un sou vaillant, et avec ses trois millions de revenu, dont son intendant jurait de mettre 1.200.000 francs net de côté en 1813, elle a dû emprunter à toute sa famille ; et, au jour de sa mort, il lui reste en deniers comptants, 58.254 fr. 54 centimes : pas de quoi payer le deuil des gens, les frais de dernière maladie et d'enterrement. Encore doit-on se trouver heureux qu'elle n'ait point écrit de testament et qu'elle n'ait semé çà et là que des promesses verbales ; il ne lui en eût pas coûté davantage de jeter quelques millions en générosités posthumes — et, n'était la certitude qu'elle avait de ne pas mourir, certes l'eût-elle fait.

Ainsi, depuis le divorce, elle a ajouté aux cinq banqueroutes anciennes, aux cinq liquidations pour le›-quelles l'Empereur a donné plus de six millions, deux nouvelles banqueroutes de quatre millions : ce qui, joint à l'argent matériellement reçu antérieurement à 1810, — huit millions en chiffres ronds, — à celui matériellement reçu depuis 1810, — treize millions, — forme un total de trente millions, dépensés par elle en dix ans, pour son plaisir, son amusement et l'enjolivement de son corps.

Il semble que, pour elle, l'agrément n'eût point été complet si les choses qu'elle achetait eussent été de durée, et c'est en quoi elle se montre si prodigieusement femme ; le propre du luxe étant, pour la femme, d'acquérir au plus haut prix des jouissances immédiates et dont rien ne subsiste. Les fleurs les plus rares sont demain fumier, les modes les plus élégantes, chiffons. C'est pourquoi il faut pour plaire à la femme des fleurs et des modes.

Les fleurs, ces fleurs inédites, ces fleurs innommées, apportées à Malmaison ou à Navarre de tous les continents nouveaux, de toutes les îles découvertes, ces fleurs, pour qui le blocus continental supprime ses rigueurs et dont les croisières anglaises respectent le passage, ces fleurs achetées pour leur poids d'or en Hollande, ces fleurs peintes par Redouté à 12.000 francs l'an, décrites à beaux traitements sonnants par Ventenat, Mirbel et Ronpland, cela fait à l'inventaire 24.000 francs à Malmaison, 10.394 francs à Navarre, et demain rien du tout.

Qu'à Malmaison, au second étage, dans la salle dite des atours, on suive Elisabeth-Charlotte Odeluck, épouse de Jean-Constant Poyard, garde des atours : elle va, devant les notaires, déployer, pour la prisée d'inventaire, les quarante-sept schalls de cachemire de toutes les nuances, avec les neuf robes et les pardessus du même tissu, les deux cent onze robes de soie, de crêpe, de mousseline, de gaze, de tulle, de blonde, de casimir, de gros de Naples, de velours et de satin, sans compter les grands habits et les costumes de caractère ; puis, elle montrera les dentelles à l'infini : huit robes d'Angleterre, dix-huit fichus, vingt-quatre voiles, huit écharpes, sept pointes, trente bonnets, des métrages à s'y perdre d'Angleterre, de Valenciennes, de point à l'aiguille, de point de Bruxelles ; enfin, elle comptera les deux cent vingt-trois chemises de batiste, les soixante-trois chemises de percale, les cent quatre de mousseline ; les cinq cent soixante-dix mouchoirs de toutes les sortes ; les cent cinquante-huit paires de bas de soie, de fil, de coton brodé et de coton uni, le monde des souliers et le monde des chapeaux, des toques, des casques, des bonnets : encore en a-t-on laissé à Navarre ou à Prégny, et, à grand'peine, parvient-on à faire un total. Pour les millions qu'il en a coûté, en voilà tout juste, à dire d'experts, pour 172.812 fr. 50 centimes. Là-dessus, les cachemires entrent pour 63.000, les dentelles pour 62.000. C'est à peine 50.000 francs pour cette défroque immense : quelle proie pour les revendeuses !

En dehors des fleurs et de la toilette, luxes par excellence, Joséphine a aimé les bijoux ; elle les a follement aimés, car ils servaient à la parer et elle s'en trouvait plus désirable. Au moins les bijoux demeurent : certes, et quoique depuis le divorce, la collection ait plutôt diminué qu'augmenté, soit que Joséphine ait prélevé des présents sur son écrin, soit que les événements l'aient forcée à écorner son trésor, elle est encore la plus belle qu'ait en Europe une particulière. Si décrus que soient les chiffres à la prisée[1], ils forment une somme totale de deux millions : exactement : 1.923.263 francs. Mais, cette somme est presque entière fournie par les huit grandes parures : le collier de vingt-sept chatons avec une paire de poires et deux boutons, prisé 544. 200 francs ; un diadème en diamants briolets dont une partie manque, prisé 108.000 francs ; la parure de rubis — bandeau, collier, boucles d'oreilles, ceinture, plaque de ceinture — de 156.000, celle d'émeraudes de 162.000, celle d'opales de 204.000, celle de saphirs de 84.000, celle de rubis du Brésil de 72.000 et celle de turquoises de 30.000. Qu'on joigne à ces grandes parures la prisée des perles : 90.000 francs pour un collier de 30 perles ; 48.000 pour un autre de 33 ; 30.000 francs pour un troisième de 40 ; 16.000 francs pour un quatrième de 60, et 54.000 francs pour un de 361 perles en quatre rangs attachés par un cadenas de diamants ; qu'on additionne ces chiffres ; c'est presque le total de l'inventaire. Et pourtant, voici un monceau de bagues, de boucles d'oreilles, de poires, de croix, de colliers, de glands, de peignes, de bracelets, de plaques, de médaillons, de montres, de souvenirs, de chaînes, de cachets, de bottes à tous les usages et de toutes les formes, et ce sont des diamants, des perles blanches, noires et rosées, des améthystes, des rubis d'Orient, du jésapha, des saphirs, des opales, des pierres gravées, des camées, des pierres de couleur, de l'onyx, des perles d'or, de l'émail, des mosaïques, du corail, de l'agate, des rubis ballet, de la cornaline, du bois pétrifié, des turquoises, de la malachite, des noyaux de prunes, du lapis, des scarabées, du jayet, de l'acier, de l'hyacinthe, un ruissellement sans fin de cailloux brillants ; c'est la réunion de tous les objets de pure inutilité où l'ingéniosité des bijoutiers du monde entier s'est efforcée pour enchâsser dans les métaux précieux des pierres curieuses. Et, de tant d'articles : cent vingt-neuf au total, quatre-vingt-quatre reçoivent une prisée inférieure à mille francs ; beaucoup sont estimés moins de cent francs. Tout cela est mode et fantaisie ; tout est du goût et du choix de Joséphine. Les grandes parures, la plupart données par l'Empereur, sont dans les obligations de la place. Ce ne sont pas elles qui ont coûté le plus cher et seules elles gardent une valeur vénale : le sens pratique de Napoléon se montre jusqu'en cette petite chose en contraste avec la futilité de Joséphine et sa fantaisie. Libre d'elle-même et entièrement livrée à ses goûts, elle eût sans doute préféré ces quatre-vingt-quatre parures qui, ayant coûté des millions, se trouvent ne plus valoir, après quelques années, qu'une cinquantaine de mille francs, aux quarante-cinq autres qui représentent trois millions et que la prisée réduit à 1.700.000 francs ; les unes étaient belles simplement, et d'une persistante beauté, les autres jolies et d'un fugitif agrément ; celles-là semblaient un placement d'argent ; celles-ci étaient à la mode. En vérité, n'est-ce pas toute la femme ?

Et c'est pareillement qu'elle s'est attachée aux curiosités, à la curiosité comme on dit dès lors : non qu'elle aime ces choses, qu'elle en prenne une connaissance, qu'elle s'y intéresse, — bien qu'il ne lui déplaise pas de s'entendre conter quelque anecdote sur les objets qu'elle possède et qu'elle se fasse ensuite un devoir de la répéter tant bien que mal, — mais, surtout, c'était la mode au temps où elle était plus jeune et on lui a dit que cela convenait ; et puis cela était rare, cher, sans prix fixe ; c'est assez. La femme. qui aime la curiosité, qui jouit de la voir et de la manier, révèle son sexe par ses collections : que ce soit de porcelaines ou de verreries, de montres ou de bottes, d'éventails ou de miniatures, de tableaux ou de gravures, de bronzes ou de meubles, ce qu'elle y cherche, c'est moins un grand art, qu'un art raffiné, moins du beau que du joli, moins la splendeur de la forme que sa délicatesse, moins la hauteur d'inspiration que le fini du travail. La collection qu'une femme a formée la montre et la peint ; en examinant comme cette collection est choisie, disposée, classée même, on pourrait tout dire de l'esprit, des habitudes, des manies mêmes de sa propriétaire. Nul rapport avec la collection que fait un homme. Autrement, la femme a des goûts virils, ce qui est rare ; elle obéit à la mode, ce qui est fréquent ; elle achète sur les conseils de quelque amant ou de quelque marchand, ce qui est habituel. Toute femme qui, d'elle-même, collectionne la curiosité, même pour la revendre, a une façon personnelle de choisir et elle est, par ce qui touché et émeut son sens d'art, bien plus nettement intéressée, bien plus susceptible d'emballement qu'aucun homme. Elle est fermée d'ailleurs à ce que les hommes prisent davantage, au brutal, au barbare, à l'étrange, parce qu'elle vient aux choses par instinct, non sur une leçon apprise, ni sur la foi de qui que ce soit.

Or, chez Joséphine, dans cette immense collection qui déborde dans tout le château, mais dont le sanctuaire est la Galerie avec ses meubles en bois sculpté de forme chevaleresque recouverts en velours vert, il est impossible de trouver la trace persistante d'un goût, d'un instinct, d'une opinion personnelle : c'est l'amas de toutes les choses qui furent successivement à la mode, de 1796 à 1814. Dans ce décor où triomphe le style troubadour, le mieux disposé qui soit pour mettre en scène les romances de la reine Hortense, s'accumulent par couches successives tous les débris des fantaisies passées. Comme, pour le chevaleresque, on n'est point encore à chercher les objets mêmes et qu'on se contente de leur représentation imaginative, d'une exactitude douteuse, mais appropriée, voici les tableaux de Duperreux, d'Hersent, de Mlle Lormier, des Richard-Fleury, Forbin, Turpin et autres ; car ils sont légion, et on paie leurs toiles ce qu'ils veulent. A côté, sont pendus les tableaux de l'École italienne qui était l'unique, après les victoires de Bonaparte ; puis, les tableaux hollandais et flamands dont on s'est épris à la suite de la campagne de Prusse ; au-dessous, tout l'antique du temps du Directoire et du Consulat : sur des fûts de granit rose, de porphyre, de marbre grand antique, des cassolettes, des mosaïques, des vases étrusques, des vases de granit, d'agate, de sardoine, de bronze, de spath fluor, des figures de bronze, de marbre et de basalte, des bas-reliefs de bronze et d'ivoire, des peintures antiques, que dire !

Et il n'y en a pas que-dans la grande galerie : dans la galerie française, est la collection des objets antiques trouvés à Herculanum et donnés par le roi de Naples ; la salle sous le théâtre, dite salle des Antiques, regorge d'objets ; le salon de musique en est plein, et il y en a dans le grand salon, dans la salle de billard, dans la salle du conseil, dans la bibliothèque ; il y en a sur la façade, dans le parc, dans la grande serre, dans le salon de la serre, dans une pièce à la suite où il se trouve, seulement de vases étrusques, cent onze exposés ; quoi ! dans les hangars, près des écuries, chez le concierge ! Il y en a partout : 543 numéros sous lesquels on trouva près de 6.000 objets !

Ce fut la mode, et ce ne l'est plus. Cela fut payé cher et cela ne vaut rien ; et, tandis que les toiles de Bergeret, de Duperreux, des Laurent, Hersent, Lecomte, Forbin, Turpin, Lormier, Richard-Fleury qui sont d'hier sont estimées des 2.000, des 1.500, des 1.200, des 1.000 francs ; tandis que l'on met 4.000 francs à un Nicolas Berghem, 5.000 à deux Gérard Dow, 2.000 à des Van der Heyden, 12.000 à un Paul Potter, 3.000 à un Van Ostade, 12.000 et 6.000 à des Rembrandt, 3.000 à des Téniers, 2.000 à des Wouwermans ; tandis que l'Amour et Psyché de Canova que Joséphine a payé, pris à Rome, 2.000 sequins ou 1.000 louis, monte encore à 8.000 francs, l'Hébé, du même, payée 1.000 sequins, à 6.000 francs, le Cyparis de Chaudet, payée 23.000 francs, à 8.000 ; tous les Italiens s'effondrent. Il faut être l'Albane pour atteindre 2.000 francs ; la Communion de saint Jérôme du Dominiquin n'est prisée que 3.000 francs, et, des autres, de tous les autres, pas un n'atteint 1..000 francs : on marque 240 francs pour un Titien, 200 francs pour un Vanloo, pour des Guerchin, des Carrache, des Carlo-Dolci, des Sasso Ferrate, des Garofalo, des Greuze, et des 100 francs pour les autres, tous les autres, des noms à glorifier un Panthéon ! Tout compris, modernes et anciens, Italiens et Hollandais, on arrive à 278.050 francs.

Bien pis encore les objets d'art : de 50 à 300 francs les beaux vases étrusques, 500 francs les peintures d'Herculanum, 200 francs à peine les beaux vases de spath fluor, les vases de rouge antique, de granit feuille morte, 400 francs les colonnes de granit qui viennent de Metz ; 300 francs les autels gothiques des Grands carmes, dont le seul transport à coûté 4.860 fr. 37 centimes et qui, sans avoir été jamais déballés depuis dix ans, sont oubliés dans un hangar ! Ces 543 numéros, à qui l'on joint, pour 13.370 francs, au poids du métal, les médailles en or du règne et un lot immense de médailles antiques, cela vaut à dire d'expert 142.894 francs, 236 francs par lot.

Et partout c'est pareil : voici les cabinets de minéralogie, — car elle se crut un instant la passion des pierres, — l'un acheté de M. Besson pour une rente viagère de 6.000 francs, l'autre payé 50.000 francs, cela vaut 14.871 francs.

Devant ce désastre, devant cette banqueroute de la Mode, c'est encore pour étonner que dans Malmaison, compris les bijoux (1.900.000 francs), l'argenterie (127.000 francs), le linge (27.533 francs), les atours (172.000 francs), compris les objets d'art, les chevaux, voitures et harnais, le vin, les cristaux et la porcelaine, la ménagerie et les mérinos, les instruments de musique et la bibliothèque, on arrive à 2.762.000 francs : en y ajoutant le mobilier de Navarre et de Prégny 2.866.312 francs : avec la crue portée au maximum, ce serait quatre millions, mais serait-elle atteinte, s'il fallait réaliser ? Or, il y a 2.484.813 francs de dettes : à l'inventaire donc, c'est à peine 400.000 francs, la succession mobilière de Joséphine.

Encore n'a-t-on compris dans les charges, nulle des pensions bénévoles que faisait l'Impératrice, nulle des dots de 100.000 francs qu'elle a promises et qu'il faudra payer à Mlle Caze, à Mlle Delihu et à Mlle de Caumont ; on n'y a compris, ni la rente de 4.000 francs qu'il conviendra d'offrir à Mme d'Arberg avec les chevaux et la voiture dont elle se servait, ni les gratifications, pensions et secours aux gens de la Maison qu'on licencie, ni leur deuil, ni le tombeau qu'Eugène et Hortense érigeront à leur mère dans l'église de Rueil et dont les travaux, commencés en 1822, terminés seulement en 1825, monteront à 70.482 fr. 20 centimes.

On comprend donc qu'Hortense n'accepte la succession que sous bénéfice d'inventaire. Eugène, plus riche ou plus libre, accepte purement et simplement.

Dans cette énumération ne figurent à la vérité, ni les immeubles, ni les parties de rentes et les actions de la Banque qui, en 1809, appartenaient à Joséphine. Peut-être les valeurs mobilières avaient-elles été aliénées avant 1814. Quant aux immeubles, il est difficile de fournir un état exact des capitaux qu'ils ont produit ; les aliénations ont été multiples, successives ; il en est de presque contemporaines. On ne saurait donc donner que de brèves indications, qu'encore, sur certains points, on n'a pu contrôler.

Les immeubles consistaient en Malmaison, et ses diverses annexes, Navarre, Prégny et les Trois Islets. Il ne peut être question de Lacken, dont l'usufruit seulement appartenait à l'Impératrice et dont les meubles, rapportés lors de l'invasion, ont été fidèlement restitués à l'Intendance de la liste civile. Navarre est destiné, par les lettres patentes de donation, à Eugène ; les seuls biens libres sont Malmaison et Prégny. Eugène reçut Malmaison avec toutes les dettes payer ; Hortense, en vertu de l'acte de liquidation du 22 juin 4815, eut Prégny.

Le 22 février 1817, ses procureurs constitués, MM. Henri Hentsch et Gv, négociants à Genève, en opérèrent, par devant notaire, ta vente à M. Jean-Louis Morille, négociant à Smethwick-Groves (comté de Strafford, Angleterre), citoyen de Genève, moyennant la somme de 186.800 francs, dont 105.000 pour la valeur du domaine et des outils et instruments aratoires et 1.800 pour celle des meubles meublants et effets de ménage. Ces meubles, étant portés sans crue à 4.000 francs dans l'inventaire, et figurant au contrat d'acquisition du 20 avril 1811 pour 20.000 francs, il est à penser qu'Hortense avait emporté les meilleurs à Augsbourg et à Arenenberg. Prégny, au moins comme bâtiments, subsiste dans le même état qu'au temps de Joséphine.

Malmaison ne représentait certes pas, comme valeur réalisable, le dixième des sommes qui y avaient été enfouies, mais, hors les parties immenses laissées à l'agrément, le revenu, dès 1809, passait 100.000 francs et, depuis lors, des châteaux et des parcs ont été annexés à la propriété. En 1811, Joséphine a acquis pour 300.000 francs, des héritiers de Mlle Julien, le château de Boispréau avec un parc de 16 hectares, qui a donné une entrée directe dans le village même de Rueil. En 1812, elle a, pour 500.000 francs, acheté de la marquise de Mayne, le château en briques et pierres construit sur la chaussée de Marly et appelé le château de la Chaussée, mais elle en a laissé l'usufruit à la propriétaire et rien n'en est encore payé. Avec Buzenval, acheté 556.000 francs en ventôse an XIII, ce sont donc trois châteaux qu'on peut aliéner sans toucher à la propriété primitive. De même peut-on faire des fermes du Trou d'Enfer et de la Garenne et d'une partie des bois ; et c'est à quoi se décide Eugène qui ne conserva que Malmaison, Boispréau, les bois de Garches et une petite partie des terres encore 802 hectares, 26 ares 24 centiares.

Le château resta tel qu'à la mort de l'Impératrice : les meubles de sa chambre à coucher, qu'on avait cru devoir expédier à Munich, en furent même renvoyés et rétablis dans leur ancienne place. Seule, une partie des tableaux et des objets d'art furent transportés en Bavière ; l'empereur Alexandre avait acheté les plus célèbres ; le Musée du Louvre avait acquis ou réclamé un assez grand nombre des objets antiques. Les pièces, bien que privées de la plupart de leurs ornements, gardaient leur décor et leurs gros meubles ; la bibliothèque était intacte et, dans les armoires de la salle des Atours, on trouvait encore la garde-robe de Joséphine. Le parc, quoique moins bien entretenu, avait encore ses statues, ses vases, ses colonnes, ses temples, ses fabriques, vides à la vérité des bergers d'opéra comique et des vachers suisses ; cela gardait figure impériale ; mais, à partir de la mort du prince Eugène (21 février 1824), l'abandon se fait, les serres s'effondrent, les eaux, qui n'ont été jamais courantes, deviennent des mares où chantent les grenouilles et qu'envahissent les folles herbes. C'est une ruine qu'emplit alors le souvenir et qui, lamentable à voir, devient sacrée.

Cinq ans après la mort d'Eugène, on dispose tout pour une liquidation suprême qu'exigent, parait-il, les intérêts de ses enfants mineurs. On fait revenir à Munich les objets qu'on considère comme des souvenirs, en particulier les meubles de la chambre de Joséphine. Puis, on disperse par des ventes à l'encan tout le reste du mobilier et tous les objets qui ont appartenu à l'Impératrice. C'est en juin 1829. Il n'existe point de catalogue de cette vente ; mais le procès-verbal rédigé par le commissaire-priseur Noël, peut, dans une mesure, en tenir lieu. Les meubles provenant de Malmaison sont, d'ailleurs, frappés d'une marque au fer chaud qui permet, lorsque par hasard on les rencontre, de certifier leur provenance.

La bibliothèque fut vendue les 28 et 29 juin, 5, 6, 12 et 13 juillet. On n'en rédigea point de catalogue, seulement une notice contenant 419 numéros. Au commencement de chaque vacation, on vendait des lots. Il est donc impossible de se former une idée exacte de l'ensemble. Ces livres, actuellement dispersés, se reconnaissent au chiffre P.B. entrelacé, frappé en or sur le dos ; au timbre gras : Bibliothèque de la Malmaison imprimé parfois sur le titre ; et, parfois aussi au mot : Malmaison, frappé en or sur le plat, quand ce plat est couvert de peau..

Les orangers furent vendus en même temps par lots de deux ou trois au choix des amateurs.

Le 31 juin 1829, les terres, jusque-là réservées, furent mises aux enchères ainsi que le château de la Malmaison et son parc, renommé, dit l'affiche, par la beauté de son ensemble, les objets d'art qui le décorent, par le séjour qu'y faisaient habituellement Napoléon et Joséphine et par la mort prématurée de cette femme célèbre et les grands souvenirs qu'elle y a laissés. Vu les souvenirs, on ne joignit au château qu'un lot de six hectares. Les autres lots furent formés de Boispréau, des bois de Garches, de la maison du garde général et enfin des terres arables. Le lot du château fut acheté par M. Hagermann, banquier suédois, et, à la mort de celui-ci, en 1842, revendu à la reine Marie-Christine d'Espagne qui le garda jusqu'en 1861. L'empereur Napoléon III l'acheta alors. Sauf la grande galerie et la salle de spectacle qui avaient disparu, sauf une chapelle gothique érigée par la reine Marie-Christine, le château conservait encore son primitif décor et, en 1867, sous les auspices de l'impératrice Eugénie, il fut fait, dans ce cadre demeuré intact, une exposition d'objets ayant, la plupart, appartenu à Napoléon et à Joséphine. Pillé et saccagé en 1870, il fut revendu en 1877 par l'impératrice Eugénie, passa dans diverses mains, fut proposé dix fois aux enchères, menacé d'un suprême dépècement et d'une démolition totale, et fut enfin acheté par M. Osiris qui a eu la généreuse pensée de le restaurer et de l'offrir à l'État.

Il semble que la vente des terres annexées avait produit déjà avant 1829, près de deux millions ; et l'on est tenté de croire que l'ensemble des aliénations s'éleva à cinq millions ; au moine, les chargés d'affaires de la veuve du Prince Eugène reconnaissent-ils que, les dettes payées, il resta de la succession de l'Impératrice une somme de deux millions. Elle est sensible ment égale à celle formée des bijoux et de Prégny qui, avec la moitié des souvenirs, :avait constitué la part d'Hortense.

Celle-ci, sur Navarre, n'avait aucun droit et Eugène fut mis sa possession sans éprouver, du gouvernement de Louis XVIII, la moindre difficulté. Sans doute les forêts qui, viagèrement, selon le décret du 11 mars 1810, avaient été affectées à une portion du douaire, firent alors retour à l'État ; mais le duché de Navarre, tel qu'il avait été acheté par le Domaine extraordinaire, tel qu'il avait été constitué par les lettres patentes, fut dévolu à Eugène, attendu que l'Impératrice n'avait point fait encore, au moment de son décès, la désignation d'un prince dans la descendance de son fils. Eugène ne fut point même requis de prêter au Roi le serment, obligatoire aux termes de l'article 37 du titre III du Second statut du 1er mars 1808. A sa mort, le duché passa à son fils aîné Auguste-Charles-Eugène-Napoléon, duc de Leuchtenberg prince d'Eichatædt. Inscription fut prise à son nom sur les registres du Sceau, le 8 février 1828 : le gouvernement de Charles X n'éleva aucune opposition et n'exigea aucun serment.

Dès 1829, la duchesse douairière de Leuchtenberg., tutrice de son fils, demanda l'autorisation de vendre Navarre dont le revenu de 30.000 francs se trouvait, disait-elle, absorbé par les frais d'entretien et d'administration, et d'en employer le produit en rentes sur l'État français immatriculées au nom du duché de Navarre. Sur le rapport contraire du préfet de l'Eure et du ministre des Finances, le Roi refusa. L'instance fut reprise en 1833 près du nouveau gouvernement ; le préfet de l'Eure, M. Passy, se souciait peu sans doute que, comme avait dit M. Roy en 1829, la vente de Navarre en fût la destruction ; il donna un avis conforme et, sur le rapport de M. Humann, ministre des Finances, l'échange fut consenti par ordonnance royale du 6 février 1834. Le 24 mai de la même année, les château, jardin, parc et fermes de Navarre furent adjugés pour la somme de 1.378.000 francs — double de l'évaluation de 1810 — à M. le marquis Dauvet, qui s'empressa de démolir le château et de morceler les terres.

Le produit de la vente fut employé en achat de vingt-deux inscriptions de rentes 5 p. 100, formant un revenu de 62.890 francs, dont le dixième 6.282 francs— fut déduit pour former le fond d'accroissement. Le 1er décembre 1834, le prince Auguste de Leuchtenberg devenait l'époux de la reine Dota Maria de Portugal et quelques mois après, le 28 mars 1835 il mourait à Lisbonne.

Le 8 septembre suivant, Maximilien, son frère puîné, qui lui avait succédé en Bavière dans ses titres et possessions, fut, par décision du ministre des Finances, déclaré habile à recevoir la dotation attachée en France au titre du duché de Navarre et nulle observation ne fut présentée par le gouvernement du roi Louis-Philippe, lorsque, le 14 juillet 1839, le duc de Leuchtenberg, en épousant la fille de l'empereur Nicolas, la grande-duchesse Marie de Russie, se trouva affilié à la Maison impériale et devint sujet russe. En 1852, le dixième du fond d'accroissement se trouvant doublé, les 6.282 francs retenus annuellement depuis 1831, firent retour au principal de la rente et la portèrent à 62.820 francs, mais elle se trouva réduite à 56601 francs par la conversion du 5 p. 100 en 4 ½ ordonnée par le décret du 14 mars 1852.

Le prince Maximilien Eugène-Joseph, duc de Leuchtenberg, troisième duc de Navarre, mourut le 4 novembre 1852. Par suite des événements, son fils aîné, le prince Nicolas Maximilianovitch, prince Romanowski, ne put former sa demande de transmission que le 18 février 1858. Il lui fut répondu, le 9 août, par un refus formel du ministre des Finances, attendu que, faisant partie de la famille impériale de Russie, il ne pouvait remplir la condition imposée aux titulaires de majorats, notamment de prêter serment à l'Empereur des Français.

Ce fut ainsi que le petit-fils du prince Eugène se trouva dépouillé, par son cousin l'empereur Napoléon III, du duché érigé par Napoléon Ier, et ce, en vertu d'une clause que Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et la République même avaient négligé d'invoquer, aussi lieu contre le prince Eugène, membre de la famille royale de Bavière et premier pair de Bavière, que contre le prince Auguste, premier pair de Bavière et prince époux de Portugal, que contre le prince Maximilien, membre de la famille impériale de Russie. Il est vrai que, le 20 avril 1864 l'empereur Napoléon III, conféra à un autre de ses cousins, Anglais celui-là petit-fils de Stéphanie de Bade, le titre héréditaire français de duc de Châtellerault.

 

Ainsi tout s'enfuit, se disperse, s'évanouit : ainsi tout périt jusqu'au dernier débris qui atteste ramer de Napoléon pour cette femme. Plus rien ne subsiste d'elle qui instruise de ses goûts et de ses habitudes, des lignes de son corps et de la tournure de son esprit, hormis des portraits disparates, des mots flottants, des anecdotes controuvées, de confus témoignages. Après moins de cent ans, pour ta dresser telle qu'elle fut vivante dans son décor familier, il faut imaginer le décor et presque supposer la femme. Qu'est-ce que des chiffres morts, des mots sans images, des faits colligés d'une façon pédante, pour rendre compte de ce qui est tout de grâce, de charme et d'abandon ? N'est-ce pas ainsi que les entomologistes dégoûteraient des papillons et ne serait-il pu mieux que tout fût évanoui et qu'on fût réduit à la menteuse légende ?

Elle-même, ne l'eût-elle pas souhaité ? Plutôt qu'un dessin précis et formel, serrant la nature au risque d'accuser les irrégularités du visage et les défectuosités du caractère, n'eût-elle pas préféré des contours un peu vagues, noyant dans des douceurs d'estampe les lignes de ses traits et l'histoire de sa vie ? N'est-ce pas ainsi qu'elle voudrait être représentée pour plaire, morte, à la postérité, elle qui tant qu'elle vécut, a fait de plaire son unique étude ? Plaire ! non pas seulement pour un but ; pour un intérêt, mais pour rien, pour le plaisir ; plaire jusqu'à se donner pour mieux plaire, jusqu'à se rendre aimable dans la maladie, jusqu'à s'y forcer avant la mort ! Plaire à l'époux qui demeure, à l'amant qui passe, au roi qui arrive ; plaire à la cour qu'elle paye, aux soldats qui la saluent, à la foule qu'elle traverse ; plaire d'une phrase, d'un mot, d'un geste, d'un sourire, plaire toujours et plaire à toua, comme ai la vie en dépendait, c'est elle et c'est tout elle. C'est pour plaire qu'elle a composé le décor où elle se meut, qu'elle prodigue l'argent aux couturiers et aux modistes ; qu'elle s'ingénie aux fleurs rares qui lui font un cadre et comme une occupation d'élégance. C'est pour plaire qu'elle s'évertue en voyages, en réceptions, en visites, qu'elle succombe de fatigue, qu'elle triomphe des migraines, qu'elle néglige ses rhumes, qu'elle vit et qu'elle meurt.

Cela sans doute explique tout d'elle et suffit à tout. Pour la juger comme il convient, c'est le point de départ nécessaire, c'est la clef même du caractère. Elle est un animal tout d'instinct et qui a l'instinct de plaire. Lui demander autre chose, à quoi bon ? Est-ce qu'elle peut, de son atavisme, de sa naissance et de son éducation, tirer une règle morale qui la préserve des chutes et l'élève à des sommets de vertu ? Le peut-elle de son mariage, du milieu familial où elle a vécu, de la société qu'elle a fréquentée ? Le peut-elle de la Révolution qui a rompu tous les liens, brisé toutes les lois, aboli tous les dieux ? Non, elle est ce qu'elle est, ce qu'elle doit être, ni pire ni meilleure, point une héroïne à coup sûr, ni une sainte, une femme et une créole.

Avant de rencontrer Bonaparte, elle a vécu plus des deux tiers de sa vie, et besogneuse, dépensière et coquette, elle a cherché, trouvé des expédients. Du jour au lendemain, peut-elle changer sa nature parce que, entre tant de connaissances qu'elle a faites, elle a fait aussi celle-là ? Peut-elle, de galante qu'elle a été depuis treize ans, devenir subitement austère et réservée ? N'est-ce pas déjà une surprise que, à dater du Consulat, on ne trouve presque plus rien à redire à ses mœurs et qu'elle puisse ainsi s'abstenir de ce qui fut jadis la raison même de son existence. De fait, elle devient une épouse fidèle, que ce soit par crainte ou par volonté — ou bien encore que, trouvant à satisfaire toutes ses fantaisies, elle se passe de celle d'amour qui lui tenait moins à cœur que les autres ?

Peut-être, dans sa carrière ancienne, l'amour a-t-il été le moyen, bien plus que le but. Pour les femmes chez qui l'amour est maitre, le but unique, c'est l'amour ; elles y sacrifient tout, et, tant qu'elles vivent, y aspirent. Joséphine n'est donc point une amoureuse, mais elle est d'abord une coquette — de là la dépensière qu'elle est, l'égoïste aimable et souriante, l'attendrie à fleur de peau, tous ses défauts et tous ses charmes.

Chez elle, la coquetterie n'a nul besoin, pour s'exercer, d'objets extérieurs. N'est-ce pas à soi qu'elle veut plaire d'abord, telle quand, aux Trois Ilets, parée de graines et de coquilles, elle se penchait aux ruisseaux clairs, et telle quand, à Malmaison, parée de toutes ses perles, elle se contemple aux miroirs à cadres d'or. N'est-ce pas pour son agrément à elle qu'elle étudie l'ondulation d'un mouvement, le jeu d'une physionomie ou le charme d'un sourire ? Elle est une artiste qui n'a pas besoin d'un public, car où trouverait-elle ailleurs des yeux plus complaisants et une admiration plus fidèle ? Néanmoins, il lui fait plaisir que l'opinion soit partagée et, du mal qu'elle prend pour se plaire, elle applique une part, mais minime, à plaire aux autres.

Elle a reconnu très vite que la première qualité qui importe pour plaire dans la société, c'est le mensonge. Sur les autres lemmes, dès que l'amour est en jeu ou qu'on peut l'y mettre, elle invente des histoires, mais, de ce fait, elle est irresponsable. Ceci excède le mensonge, prend la forme de l'hallucination, nuit au lieu de servir. Le vrai mensonge, le mensonge social ne nuit à personne ; au contraire, il est le seul moyen de se rendre agréable, la vérité étant le plus souvent déplaisante. La sincérité, poussée an point qu'il faut pour qu'elle demeure entière, est seulement une forme de sauvagerie et une garantie de la pire éducation. Joséphine n'a rien d'une sauvage et, an travers des étranges vicissitudes de sa vie, sans maître et d'instinct, seulement en regardant faire, elle s'est rendue la femme la mieux élevée : c'est qu'elle ment si bien ! Comme elle ment à tous ces gens, que le hasard amène près d'elle, à qui elle témoigne un intérêt dont elle n'éprouve pas l'indice le plus léger ! Ils s'en vont contents, se félicitent et prônent : n'est-ce pas ce qu'il faut ? Et, à son mari, ira-t-elle raconter qu'elle l'a trompé, qu'elle redoute qu'il l'empoisonne et qu'elle le croit prêt à tout pour se débarrasser ? Il n'est pas un acte de sa vie, pas une impression de son cerveau, pas un battement de son cœur qu'elle ne lui dissimule soigneusement, et, lors surtout qu'elle parait sincère, elle pense seulement à prendre ses avantages. — Sans doute ; mais ce perpétuel mensonge, composé de toutes les formes du mensonge, affirmations et réticences, gestes et paroles, colères et effusions, simulations d'amour ou d'indifférence, n'est-ce pas la joie du mari et la paix du ménage ? Qu'importe si c'est un rôle, pourvu que ce rôle soit joué de façon à donner l'illusion de la réalité ? Sans doute, à des moments, la mémoire hésite, ne renoue pas exactement la chaîne interrompue des successives histoires, mais Napoléon voit seulement une menterie où tout est mensonge, il ne s'y arrête pas et passe. N'a-t-il pas raison ? Entre deux êtres de sexes différents qui habitent ensemble, il est un point où la sincérité s'arrête sous peine qu'ils vivent à la façon des bêtes. Ge n'est donc ici qu'une question de mesure et Joséphine la donne si large que son mari est parfaitement heureux : il est convaincu qu'elle n'a aimé que lui ; il la présente comme le modèle de l'épouse attentive, affectueuse et dévouée, et, s'il la déclare prodigue, comme elle a du goût ! comme elle a de la grâce ! comme elle sait se mettre ! comme elle aime les arts ! comme elle excelle à tout ce qu'elle entreprend et comme elle se rend pour lui la femme sans pareille !

Bien mieux, par un suprême mensonge — posthume celui-là — où, par bonne éducation, par désir de plaire et par esprit courtisan, se trouvent entraînés ceux qui ont assisté aux derniers moments de Joséphine, Napoléon est convaincu qu'elle est morte de son amour pour lui, morte des désastres de la France et de l'Empire, morte du chagrin de n'avoir pu le suivre à l'île d'Elbe et lui rendre, dans cette sorte de captivité, les soins délicats de sa tendresse.

Le 20 mars 1815, il est rentré aux Tuileries. il y e trouvé Hortense qui a repris, pour l'occasion, le deuil de sa mère. Il l'embrasse assez froidement ; encore ne mesure-t-il pas l'accueil aulx griefs qu'il e et n'entre-t-il pas en explications. Mais, à Corvisart qui vient le lendemain, il dit d'un ton de reproche : Vous avez donc laissé mourir ma pauvre Joséphine ! Il fait appeler Horeau, l'interroge : De quoi est-elle morte ?Sire, l'inquiétude... le chagrin... — Vous croyez ? dit-il ; et il questionne sur le temps qu'a duré la maladie, les symptômes, les phases, si elle s'est vue mourir ; ensuite, il revient à ce mot qui l'a frappé : Du chagrin.. quel chagrin ?Sire, dit Horeau, de ce qui se passait, de la position de Votre Majesté. — Ah ! elle parlait de moi donc ?Souvent... Très souvent... — Bonne femme ! Bonne Joséphine ! Elle m'aimait vraiment, et, très ému, il veut tout savoir, comment cela a pris, les soins qu'on a donnés, les personnes qui étaient là et il se trouve si touché des soins qu'Alexandre a pris d'elle qu'il y trouve une marque d'égards envers lui, un souvenir de l'ancienne amitié, la façon d'être d'un gentilhomme.

Quelques jours plus tard, il s'invite à déjeuner à Malmaison. Il vient, il se promène, il revoit toutes choses ; un long temps, il s'arrête seul dans la chambre où elle est morte et, lorsqu'il en sort, ses yeux sont gros des larmes versées.

Le 24 juin, après la défaite que la trahison change en désastre, chassé de l'Élysée, chassé de Paris, découronné, non plus cette fois par l'Europe entière coalisée, mais par une poignée de factieux parlementaires, c'est à Malmaison qu'il se réfugie en attendant qu'on ait décidé de lui ; et, durant ces cinq jours où il subit toutes les rages de son impuissance, où il mendie vainement de sauver la France et l'honneur de ses armes, il erre, dans le château et dans le parc, comme cherchant l'ombre bien aimée qui, en disparaissant de sa vie, semble en avoir emporté la fortune et le bonheur !

Telle, charmeresse et exquise, elle demeure en son souvenir pour parfumer son exil et adoucir son agonie et, après cent ans écoulés, telle elle apparaît encore à la postérité. Vainement aura-t-on été contraint de dire sur elle les vérités nécessaires, vainement aura-t-on porté sur sa vie des lueurs d'histoire. La légende prévaudra contre ce qu'on nomme les pamphlets. Quoi qu'on ait écrit et peut-être prouvé, sa mémoire n'en saura souffrir. Dans cette disparition si rapide et ce dispersement des choses qu'elle a aimées, il ne reste d'elle que le nom d'une fleur et c'est le Souvenir de Malmaison ; et ne sera-ce pas ainsi son image et l'emblème de sa vie une de ces belles roses, tendres et fragiles, claires et nacrées, comme elle les aimait et qu'elle nomma. Il sied qu'elle s'épanouisse en un salon clair, dans un vase précieux et casuel, sur une console d'un marbre rare. Lorsque, pour un instant unique et très bref, elle a donné le spectacle entier de sa grâce, un pétale se détache et tombe, puis un autre, un autre, et c'est enfin comme une neige odorante qui s'effeuille, jetant, dans l'air chaud, à peine la vibration ténue d'un soupir ; mais, sur les pétales desséchés, longtemps le parfum flotte et, au loin embaume la chambre...

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Exemple : le collier de 27 brillants qui échoit à Hortense pour 541.290 francs et que seul, sans les poires et les boutons, elle vend, en 1829, 700.000 francs à l'empereur de Russie. On peut donc croire que, comme dans la plupart des inventaires, la décrue a été du tiers.