JOSÉPHINE RÉPUDIÉE 1809-1814

 

VII. — MALMAISON ET LES VOYAGES - Septembre 1811-Octobre 1812.

 

 

Cette crise nouvelle, venant après tant d'autres, aura-t-elle rendu Joséphine plus sage et, durant quelques jours au moins, mettra-t-elle une limite à ses fantaisies ? Vaine illusion. Dès son arrivée à Malmaison, toute pleine des projets qu'elle a formés sur Navarre, elle a fait venir Fontaine pour le consulter sur les plans de Berthault. Il s'agit seulement de raser la marmite et de transformer le grand château en une maison à l'italienne, à toit plat, avec couronnement de balustres. Un mois après, Navarre s'éloignant, elle mande de nouveau Fontaine — non plus pour Navarre, mais pour Malmaison. — Elle a l'idée d'y construire un vrai château avec tous les dégagements qui conviennent ; mais cela coûtera cher, et pour avoir les fonds, elle prie Fontaine de proposer à l'Empereur, s'il en trouve l'occasion, un échange de la maison de l'Élysée contre sa valeur numérique. Ce projet ne peut déplaire à Napoléon qui s'est repenti plus d'une fois d'avoir abandonné l'Elysée à Joséphine. Il s'est ainsi privé de la seule résidence où, à Paris, il pût prendre un semblant de liberté et d'exercice, où il échappât à la continuelle inspection du populaire ; de plus, sa femme et son fils y trouveraient les agréments nécessaires à leur santé. L'Élysée ne sert de rien à Joséphine qui n'y peut habiter, mais, par contre, les gens de sa maison, des plus qualifiés aux plus humbles, y ont chacun un appartement ou une chambre, et c'est l'occasion de continuelles tracasseries, sinon de querelles violentes entre les livrées. Napoléon est donc fort disposé à accueillir la demande d'échange, mais il ne se soucie pas d'ajouter un million ou deux à ceux qu'il a déjà donnés. Instruit des projets que Joséphine a formés sur Navarre, sachant que le délabrement du château et l'incommodité de l'habitation, rendent de grandes réparations indispensables, — et pour un profit médiocre, — il imagine que si, en échange de l'Élysée, il offre un palais construit tout à la moderne, entretenu à miracle, pourvu du plus riche mobilier, entouré d'un grand parc, classé parmi les habitations les plus renommées d'Europe, Joséphine y trouvera à la fois un agrément et une économie.

Le château de Lacken, près de Bruxelles, l'ancien château de Schönenberg qui fut la maison de plaisance du prince Charles, offre tous ces avantages. Acheté le 7 floréal an XII par le Premier Consul, qui, dès brumaire an XI, avait résolu de le sauver des démolisseurs, Lacken a été payé alors 518.853 fr. 22, compris les frais. Tout de suite, on y a ajouté des terres pour 391.075 fr. 50. Dès l'an XII, on y a dépensé, en travaux de grosses réparations, 249.970 francs, plus 20.135 francs pour des caisses d'orangers, en sorte que, la première année, il en coûte 940.034 fr. 70. Duroc, chargé alors d'examiner ce qu'il faudrait encore dépenser, tant en constructions qu'en ameublement pour le rendre habitable, a demandé 1.364.130 francs. Il est vrai qu'on aura alors un logement suffisant pour 22 maîtres, 33 domestiques, 30 palefreniers, 63 chevaux et 15 voitures. On a cru trouver une économie en utilisant les meubles qui ont, en l'an XII, garni la maison qu'occupait Joséphine à Aix-la-Chapelle, mais ils ont été brisés dans le transport. Il faut tout refaire à neuf et, pendant qu'en l'an XIII, les travaux neufs passent 218.000 francs, les achats de maisons et de terrain 23.000 et les jardins 10.000, on achète du mobilier pour 700.488 fr. 26, du linge pour 39.000, de la porcelaine et de la verrerie pour 23.000, des livres pour 4.000. C'est plus d'un second million. Il est vrai qu'à présent le château est en état, et qu'on ne dépensera plus désormais, de 1806 à 1809, qu'une centaine de mille francs par exercice. Lacken est élevé à la dignité de résidence impériale avec un gouverneur qui fut un temps le général Suchet, un sous-gouverneur, l'héroïque Ragois et un personnel permanent de six employés, concierge ; garçon d'appartement, portiers, frotteurs, architecte garde-magasin, sans compter les jardiniers en nombre.

En 1811, pour le voyage d'inauguration de Marie-Louise, le mobilier a été en partie renouvelé. La chambre de l'Impératrice a été tendue de satin rose pâle à mille plis, relevé d'un large galon d'argent dent les dessins en relief figurent une guirlande de roses ; au lit et aux croisées, rideaux de satin blanc ; à terre, tapis blanc à guirlandes de roses ; la pendule, les candélabres, le lustre, les ornemente des meubles, d'argent ciselé. Quant aux salons, le meuble entier y est en velours bleu de ciel dans des bois surdorés.

Les bâtiments n'ont, pour ainsi dire, été jamais habités et ils ont été entretenus avec le soin méticuleux que l'Empereur ordonne dans ses palais- Tout le matériel des services est monté de façon que, dn jour au lendemain, la Cour entière puisse venir habiter et trouve avec le confortable de la vie, les éléments d'une grande représentation.

Pour une personne éprise de fleurs rares, telle qu'est Joséphine, il y a encore d'autres agréments. Les serres ont reçu des soins particuliers et sont d'une belle étendue ; lors du voyage de Marie-Louise, les horticulteurs belges et hollandais y ont fait porter leurs plus remarquables élèves en sorte qu'il s'y trouve une collection toute formée digne de rivaliser au moins avec celle de Malmaison.

La proximité d'une grande ville, telle que Bruxelles, si pleine de ressources de tous genres, et où la société est aimable et nombreuse, le voisinage des châteaux et des jardins les plus réputés qui soient en Europe, la brève distance de Paris dont on n'est séparé que par trente-sept postes, tout concourt à faire de Lacken la résidence la plus souhaitable et la mieux appropriée à la situation de Joséphine, dès qu'elle reconnaît elle-même l'impossibilité d'habiter l'Élysée.

Aussi bien, c'est, de son aveu formel que, le 10 février 1812, l'Empereur prend, sons le contreseing de Daru, ministre secrétaire d'État, un décret par lequel il consacre l'échange[1] ; mais, si Joséphine a consenti, elle n'a pas pris l'avis de sa maison et une sorte d'émeute y éclate lorsqu'on est averti qu'il faut quitter l'Élysée. C'est un acte d'une tyrannie sans exemple contre lequel protestent à l'envi l'antichambre et l'office. On ne manque point de répandre qu'un ordre d'exil internera prochainement à Lacken l'Impératrice déchue et, sans s'occuper si la proposition ne vient pas d'elle, si l'Empereur, en transformant l'échange comme il fait, n'a pas encore signalé son affection attentive et protectrice, s'il ne s'inflige pas à lui-même une privation, car Lacken lui était utile lors de ses voyages dans la Belgique et il était de sa politique d'y conserver une résidence, on ne voit que l'obligation d'abandonner ces appartements si commodes. Ce qui achève de donner une apparence à ces criailleries, Joséphine ne vint jamais à Lacken, même pour en prendre possession.

Sa vie est si remplie ; ses journées vides si occupées qu'il n'y a pas place même pour un tel voyage. Le matin, c'est la toilette, toujours aussi longue et aussi minutieuse, où s'emploie tout un mobilier de vermeil : cuvettes et pots à l'eau, bidets, pots de nuit, cassolettes, bassinoires, veilleuses, tout est de vermeil et passe pour de l'or, aussi bien que les accessoires à l'infini des innombrables nécessaires. Après la toilette, arrivent les fournisseurs, couturiers, modistes et lingères, car Joséphine continue à s'habiller tout aussi chèrement, et, en cette année 1812, où elle a juré de faire tant d'économies, son compte, chez le seul Leroy, va à 170.286 fr. 21 : à lui seul Leroy absorbe donc l'article entier fixé au budget pour la toilette, plus 70.000 francs. Après les couturiers, les bijoutiers, les artistes, les marchands de toutes sortes ; cela mène jusqu'à dix heures.

A dix heures, Joséphine descend et trouve au salon dix à douze personnes venues de Paris qu'elle a invitées ou qu'elle retient à déjeuner. Le déjeuner, en grande pompe, dure trois quarts d'heure. On revient au salon ; on passe dans la galerie ; l'Impératrice s'arrête aux mêmes tableaux qu'elle a montrés la veille, l'avant-veille et les jours précédents : elle fait, reçoit, reprend les mêmes observations ; au billard, ensuite, selon la dignité, on bat ou l'on est battu. Durant la partie, d'autres visiteurs arrivent ; comme Joséphine évite soigneusement tout sujet qui pourrait compromettre, on ne parle ni de la Cour, ni de l'Empereur, ni des guerres, ni des livres, ni du théâtre, mais ce sont, sur toutes les santés proches ou lointains, sur les mariages et les naissances, des questions à l'infini et d'un vif intérêt ; — point les morts, cela attriste. Il fait beau ; on sort : promenade dans le parc, visite aux serres, aux cygnes noirs, aux gazelles, aux kangourous, et, par la même allée, chaque jour, les mêmes explications aux mêmes places et les mêmes admirations ; le pain distribué, avec les mêmes gestes, aux mêmes faisans dorés et aux mêmes pintades ; les mêmes exclamations aux paons faisant la roue, aux canards de la Chine ou de la Caroline se disputant les croûtons, et le retour en cortège au château où, les Parisiens congédiés sur un salut, toilette nouvelle et les voitures avancent.

Il ne manque point ni de voitures, ni de chevaux : au milieu des 32 chevaux bai brun, huit juments grises réservées pour les d'Aumont, promettent de longues courses dans les environs : et, comme les voitures sont bien disposées pour la promenade, élégantes et claires, faites à souhait pour parer un paysage ! cette calèche à perles à fond bleu et or, cette autre bleu de ciel à parasol blanc, cette autre jaune et noir[2] ; et tout le jeu des chars à bancs, dont certains ont été ramenés de Suisse et ont des formes qui surprennent ; mais, si l'on se promène durant deux heures, c'est toujours aux mêmes endroits, toujours dans les bois du Buttard : admiration des mêmes points de vue, station obligée à la ternie, à la laiterie, à la vacherie. On rentre. Au château, d'autres visiteurs. Il est de bon ton de venir faire sa cour et l'on n'y manque pu. Pour en avoir permission, on écrit à la dame d'honneur. La visite faite, pourvu qu'au divorce on ne se soit pas signalé comme ennemi et que, depuis, on n'ait pas montré une négligence trop coupable, invitation à dîner pour un prochain jour. Qui résiste à cela ? Il n'est que de donner à manger pour avoir des foules ; or, un dîner rapporte deux visites, une avant, l'autre après ; et tout le monde est content. Les jours où, par quelque hasard, les Parisiens s'abstiennent, un de ces messieurs lit à haute voix, et donne un goût de la littérature, mais le plus souvent, elle chôme. Après, toilette.

Puis, le dîner très paré avec le ban et l'arrière-ban des serviteurs : contrôleurs, premier maître d'hôtel, les quatre maîtres d'hôtel, le sommelier, les valets de chambre, le coureur basque et le coureur nègre, et des valets de pied en nombre égal aux convives.

La table est fine. Ce n'est plus comme aux Tuileries où, à ces déjeuners du rez-de-chaussée, que l'Impératrice eût voulus d'une jolie élégance et d'une recherche de mets, de vins et de fleurs, le maître d'hôtel servait des portions comptées qui sentaient le prix fixe. Outre qu'elle goûte tous les luxes ; Joséphine s'est rendu compte que même à une table impériale le menu importe et que les convives agréables, attirés mie fois par la vanité, reviendront par gourmandise. Elle s'est donc enquise des plats que son cuisinier réussit le mieux et qui plaisent davantage à tel ou tel. Elle a pris an chef d'office glacier, un Napolitain nommé Ruccesi, — dont on a fait Rouchèse — qui a eu la gloire d'inventer ou d'importer le biscuit glacé ; il a du génie pour les entremets de glace et excelle à dresser un buffet. Antre friandise, et rare en un temps de blocus continental : jadis, étant Mme Bonaparte, elle eut une femme de chambre anglaise ; cette femme a épousé un des portiers de Malmaison et elle excelle à faire le fromage de Chester ; en ce temps, en France, du Chester frais, c'est unique. Et, pour les desserts, toutes les raretés des serres de Malmaison, profusion d'ananas et de bananes, fruits de France forcés pour devancer les saisons, et la curiosité des arbres nains où l'on cueille à la main.

Puis, des fleurs, si belles et si prestigieuses que si l'on ne se décide pas encore à servir à da russe comme on fait chez le prince Kourakin, on diminue, chaque soir, les lourdeurs du service à la française et, quand on relève pour le dessert, c'est presque autant par des fleurs que par des fruits, des bonbons on des petits fours.

On sert en argent, mais si la table s'allonge à 30 couverts, l'argenterie se trouve un peu courte : point pour les plats, il y en a 16 d'entrée, 16 d'entremets, 8 ronds et 18 ovales, avec leurs cloches assorties, mais pour les assiettes, dont il n'y a que 170 avec 198 couverts. Au dessert, les assiettes sont de porcelaine de Berlin, de porcelaine de Paris, — ce qui veut dire des manufactures de Nast ou de Dagoty, et, les grands jours, de porcelaine de Sèvres, du service aussi beau que possible, donné par l'Empereur. Les couverts sont de vermeil, mais on en manque : pour 48 couteaux d'une sorte, il n'y a que deux douzaines de couverts et, d'une autre sorte, pour 36 couverts il n'y a que 12 couteaux. Cela se remarque.

Après &lier, le café au salon, avec un grand luxe de vermeil, car on a quantité de sucriers et de cafetières de toutes les formes. Arrivent encore des visiteurs : aux beaux jours, on fait un tour de parc ou l'on s'assied devant le château ; autrement, musique dans la galerie, billard, whist, trictrac de l'Impératrice, le thé avec gâteaux et glaces ; les voitures des Parisiens avancent ; Joséphine reste encore quelque temps à faire des patiences, en bavardant avec les dames de la Maison ; à minuit, elle monte ; et, tous les jours, c'est ainsi, avec des engagements pris d'avance qui rendent tout déplacement impossible, avec cette régularité monotone d'imaginaires devoirs qui, sans que nul ait la volonté de s'y soustraire, transforme les plaisirs obligatoires en la plus insoutenable des corvées. Une telle vie est une machine montée qui fonctionnerait à vide : toute composée d'apparences et toute faite de conventions, elle exige un certain nombre de comparses évoluant mécaniquement à distance du personnage princier, lequel, si brillantes que soient ses qualités personnelles, devient subitement tout semblable à' ses congénères dès qu'il accepte ou subit l'existence qu'ils mènent. Que ces comparses soient intelligents et spirituels, peu importe : s'ils le sont ailleurs, ils cessent de l'être ici pour se mettre au ton général, s'ils sont bien élevés, ou pour bouffonner, s'ils le sont mal. Ils sont pris dans l'engrenage et ils y laissent ce qui fait la dignité de l'homme : la véracité, la sincérité et jusqu'à leur honneur. Les gens à talents perdent, à se faire courtisans, jusqu'à leur talent même, en se rendant tels qu'il faut pour plaire, pour être louangés ou payés. Tout ce monde qui se réduit à une servitude d'autant plus basse qu'elle est volontaire, se jalouse et se hait. Il ne s'agit plus ici comme à la cour que tient un souverain régnant, des intérêts de la politique ou des affaires de l'Etat ; mais l'intrigue est égale et les cabales sont pareilles qu'il s'agisse d'un bijou ou d'un portefeuille, d'un cabriolet ou d'un crachat. La faveur qui ne se monnaye pas sur l'heure peut même être d'un meilleur avenir ; aussi la brigue en est-elle encore phis forte. On a des alliés, des adversaires, des ennemis ; on signe des traités, on entreprend des campagnes, on place des postes, on dresse des embuscades, on risque des assauts : c'est une stratégie. Laisser entrer les indifférents et leur faire bonne mine ; écarter quiconque peut être admis aux confidences, quiconque, n'étant pas de la bande, apporte dans cette atmosphère de mensonge, avec un dévouement à l'épreuve, une parole désintéressée et loyale, c'est l'enfance de l'art. Peu à peu, on pousse hors de la place tous les anciens amis, tous les vieux serviteurs. — Celui-ci a été jacobin, peut-être l'est-il encore. Quel monstre ! Mais il a sauvé Mme de Beauharnais ! — Eh ! qu'a affaire Mme de Beauharnais avec l'impératrice Joséphine ? — Celui-là est mal né, est-il né même ? C'est un soldat, un soudard quelconque. — Mais il a connu Mme Bonaparte en 96 et lui fut utile. — Qu'a affaire Mme Bonaparte avec l'impératrice Joséphine ? — Cet autre est brave homme, si l'on veut ; dévoué, certes ; mais comme il le fait sentir ! Ne s'avise-t-il pas de contredire Sa Majesté quand elle a tort ? — Provoquer une discussion, l'envenimer, écarter les occasions où l'on s'expliquerait, gagner du temps, enfoncer le clou, d'une querelle de rien faire une offense et terminer par une rupture, c'est là le fin du fin et on y excelle. Avec Joséphine au moins, on ne spécule pas sur la succession et, d'ordinaire, on ne s'attaque ni à Eugène, ni à Hortense. La partie serait un peu forte et d'ailleurs vaudrait-elle le jeu ?

Sans Mme d'Arberg qui, par principes et par éducation, est au-dessus de ces choses, le bas monde qui entoure Joséphine se rendrait tout à fait maître, mais Mme d'Arberg, elle aussi, a apporté ses préjugés et ses ignorances ; elle déteste les hommes de la Révolution ; elle est pleine de faiblesse pour les hommes d'Ancien régime et, si elle ne prend sa part ni du pillage ni des intrigues, elle est incapable de défendre ceux qu'elle n'aime point. La Maison se recrutant uniquement parmi les émigrés et les adversaires virtuels de l'Empire, la société qu'on y attire et qui s'y plait devient naturellement telle, et, à l'exception de quelques fonctionnaires qui persistent par devoir ou par curiosité, c'est un salon du faubourg Saint-Germain, et des pires, qui se tient à Malmaison sous le pavillon impérial de Joséphine.

D'elle-même, elle est portée à rechercher ce monde : il l'a dédaignée, méprisée, bafouée lorsque la tante Renaudin a forcé son mariage avec Alexandre, mais il ne lui en a paru que plus désirable ; elle l'a entrevu à Panthemont par une chatière, et alors, avec quels yeux de convoitise ! elle l'a enfin approché en 92, mais seulement pour en connaître les déclassée et les renégats, ceux qui, pour quelque intérêt, ont renié leur caste et leur roi ; elle y a enfin jeté des relations dans l'antichambre de la guillotine et, dès qu'elle a eu un soupçon d'influence, elle s'est empressée à lui rendre ses très humbles services. Si supérieure qu'elle s'y trouvât en fait, elle s'y est toujours, en droit, sentie inférieure ; elle a porté toute son ambition à s'y faire agréer, non comme une protectrice, mais comme une égale ; et ce monde qui a sollicité ses grâces, mendié son intervention, pris son argent et ses places, toujours en pensant qu'il lui faisait beaucoup d'honneur, ce monde dont rien ne l'a dégoûtée, ni les hauteurs de Mme de Custine, ni le ton de Mme de Guiche, ni les insolences de Mme de Chevreuse, ni la trahison de Mme de la Rochefoucauld, ce monde-là elle s'imagine le tenir, et c'est lui qui la tient.

Elle en est la prisonnière, l'espionne inconsciente, la placière patentée, la volontaire vache à lait. Elle le renseigne autant qu'elle est renseignée elle-même ; heureusement l'est-elle peu. Comme il faut toujours qu'elle demande et que c'est devenu chez elle une fonction naturelle de solliciter, elle garde, de chaque homme en place qui la vient voir, une promesse de quelque chose et c'est pour les parents, les amis, les protégés de ce monde. Elle est incapable d'y rien refuser et le plus bel exemple en est sans doute la cousine la Rochefoucauld.

Celle-ci doit tout à Joséphine qui, dès le Consulat, a fait donner au mari une préfecture, puis une légation, puis des ambassades. Elle lui doit ses dettes payées, la place de dame d'honneur, d'énormes traitements, des gratifications à chaque occasion, le mariage de sa fille avec le prince Aldobrandini ; la dot fournie par l'Empereur, la corbeille par l'Impératrice : pas un bijou, une robe, un meuble qu'elle ne lui doive, et pourtant, durant les cinq ans qu'elle est restée près d'elle, elle n'a cessé de la persécuter au point qu'elle en pleurât, la desservant à la Cour comme à la ville, la tournant en ridicule, elle et le régime, et, vraisemblablement, par son secrétaire Luigny, installant aux Tuileries l'agence de la conspiration royaliste. Le divorce arrive. Mme de la Rochefoucauld annonce qu'elle quitte Joséphine espérant que l'Empereur la conservera près de Marie-Louise : elle n'en a qu'un soufflet : une belle lettre où l'Empereur lui annonce qu'il ne peut qu'approuver ce qui la porte à ne plus désirer d'occuper la place de dame d'honneur dans la nouvelle Maison. On ne lui a pas même conservé les honneurs, comme il est d'usage pour les dames des princesses passées à un trône étranger. Elle, alors, qui s'est abstenue, de paraître à Malmaison où son absence a été si critiquée, fait tout exprès, en hiver, le voyage de Navarre. Aussi Joséphine, dès son retour, s'occupe de faire réussir la demande ; le 25 juillet, elle obtient que l'Empereur, par une décision spéciale, accorde à la comtesse de la Rochefoucauld les entrées dans la Salle du Trône et, le 20 octobre, pour sceller la réconciliation, elle est, avec Eugène, représenté par le grand-duc de Berg, la marraine du second fils de la chère cousine : Joseph-Eugène-François-Polydore de la Rochefoucauld qui, jusqu'à dix ans, s'est passé de baptême. Est-il possible de pousser plus loin l'oubli des injures ?

Sans doute, pour prendre Joséphine, il est bon d'être du Faubourg ou au moins d'en avoir l'air, mais si, par surcroît, l'amour s'en mêle, c'est un délire où sa bourse s'épuise. Elle a recueilli, comme on a vu, outre Mme de Mackau que l'Empereur a damée, et pour qui, dès février 1811, le général Wattier Saint-Alphonse est un prétendant agréé, Mlles Louise et Virginie de Castellane-Norante. M. de Pourtalès, qui est entré dans la Maison pour y retrouver Mme Gazzani, a commencé, dès Navarre, à s'occuper de Mlle de Castellane ; les dames du service ont remarqué, que sitôt qu'elle était absente du salon, M. de Pourtalès ne pouvait s'y tenir. Il a été surpris par Mme d'Arberg voulant passer une lettre à la porte de la demoiselle et l'Impératrice a été prévenue. Elle fait appeler M. de Pourtalès et Mlle de Castellane, sort avec eux dans le jardin et se fâchant beaucoup contre la fille, lui dit : Vous ne possédez rien ; vous avez votre nom. M. de Pourtalès est fort riche ; vous ne pouvez croire à sa volonté de vous épouser. — J'en serais trop heureux, interrompt M. de Pourtalès et Joséphine jette alors : Je donne cent mille francs de dot et le trousseau. Il ne reste plus qu'à faire venir les papiers. Toutefois, il y s une difficulté : M. de Pourtalès est protestant. N'importe on fera un mariage mixte ; et, le il novembre 1811, dans le salon de Malmaison, le pasteur Marron, devant une table couverte d'un tapis vert, donne une première bénédiction ; puis, on passe dans la chapelle où le cardinal Maury, nommé à l'archevêché de Paris, assisté du curé de la Madeleine, M. Jerphanion, se prépare à en donner une autre. D'abord, il prononce us discours de la vieille école où il parle avec adresse de la grandeur passée de l'Impératrice et de la situation présente. Pour tenir le poêle, on a M. Boni de Castellane qui est du même nom que la mariée et le comte Perregaux, chambellan de l'Empereur, qui est de la même secte que le futur. Après la cérémonie, l'Impératrice embrasse Mme de Pourtalès. En public, c'est trop ; dans son cabinet, c'eût été bien.

Dans sa position, remarque M. de Castellane, il faut encore plus de dignité que si elle était régnante. Le trousseau est superbe, mais la dot fut peu payée ; à sa mort, Joséphine en devait encore les deux tiers.

Le mariage de Mlle Annette de Mackau n'est célébré que le 22 janvier 1812 ; la veille, au contrat, Joséphine a encore mis cent mille francs, outre le trousseau. L'assistance est bien autrement qualifiée qu'au mariage Pourtalès. Le futur, à défaut de son père, membre du conseil de préfecture du département de l'Aisne, est assisté du duc de Vicence et du comte Durosnel ; la future, dont le père, omettant les grandes places qu'il a remplies, se dit seulement propriétaire, a pour témoins le comte de Wittgenstein-Berlebourg, MM. Xavier et Charles de Fitte de Soucy, et M. André Alissan de Chazet. C'est Charrier de la -Roche, l'évêque de Versailles, premier aumônier de l'Empereur, qui officie, assisté du curé de Rueil et l'on doit penser qu'il y eut des chansons, Chazet en faisant alors son métier.

Un vent de mariage a soufflé sur Malmaison, c'est l'année aux noces, et, pour Joséphine, l'année aux dots : une dot de 3.000 francs de rente, avec 6.000 francs de trousseau à la femme de garde-robe, Mlle Avrillon, qui épouse un M. Bourgillon ; une dot à la petite Hanté, la fille du portier de Boispréau, l'ancien portier de l'École de Brienne, qui épouse le chasseur de l'Impératrice, un nègre, Joseph Rémond, et, pour ce mariage, il a fallu une permission spéciale signée de la propre main de l'Empereur et Roi, contresignée par le ministre secrétaire d'État et certifiée conforme par le Grand juge : permission à un nègre d'épouser une blanche ; une dot encore, mais celle-là qu'on promet, et qu'on oubliera de payer, à la négresse Malvina, de la chambre de Sa Majesté, — en ses noms Malvina-Joséphine-Anne Kaprindé, née à Brignan, en Afrique, fille de M. Kaprindé et de Mme Kataba, qui épouse, sans dispense, un nègre : Jean-Baptiste Julien, attaché au service de M. Benoît-Hertwich Vanderlenden, ancien capitaine d'infanterie et propriétaire à Rueil. Ainsi, pour commencer les économies, voici 400.000 francs au moins dont Joséphine s'endette en quelques jours, mais quelle joie de marier !

Et quand ce ne sont pas les mariages, ce sont les baptêmes : comme de juste, elle en supporte tous les frais, elle paie les dragées et fait des cadeaux à la mère, à l'enfant et même au compère, car le compère habituel est Napoléon-Louis, grand-duc de Clèves et de Berg : baptême de Charles-Joséphine-Auguste-Paul Barthélemy de Las Cases, fils du maître des requêtes, chambellan de l'Empereur, qui se qualifie baron de Las Cases, comte de l'Empire, — mais à celui-là il faut tout passer ! — baptême d'un fils de M. Rolland, commissaire des guerres, baptême d'un fils de Louis de Tascher, colonel d'infanterie, commandant de Bremen, combien d'autres ! Et, à chaque filleul nouveau, c'est le présent obligatoire après la cérémonie, c'est la rente assurée des étrennes, si bien qu'au jour de l'an, Malmaison est transformé en magasin de jouets et en boutique de bijouterie. Jadis pour un tel honneur, il fallait l'agrément de l'Empereur, qui ne le donnait qu'à bon escient. A présent, il suffit qu'on demande et Joséphine est incapable de refuser.

Comme chacun la sait facile, chacun tire sur elle : point d'auteur ou de libraire publiant un ouvrage à gravures qui ne sollicite des souscriptions. Si elle ne prend que deux exemplaires, l'on s'étonne. Comme ces livres sont publiés par livraisons, les factures s'accumulent et les plus humbles solliciteurs deviennent, après quelque temps, les plus insupportables créanciers. Mais elle ne se corrige point de promettre, pas plus qu'elle ne se corrige d'acheter des tableaux, des bulbes, des oignons, des graines, des arbustes : Par Bonpland, elle s'établit la gratuite fournisseuse de tous les amateurs de l'Empire ; à quiconque visite ses serres, elle promet des sujets, elle se dit charmée de les offrir, elle n'y pense plus, mais on y pense pour elle. N'est-ce 'pas de Malmaison que vient le magnolia pourpre qui fait l'orgueil de Mme de Chateaubriand au Val-du-Loup et, chez Corvisart, à la garenne de Colombes, les trous ne sont-ils pas faits pour douze cents pieds d'espèces rares ? les arbustes se font attendre : J'espère, écrit Corvisart, Monsieur l'Intendant, que Sa Majesté l'impératrice Joséphine vous donnera aujourd'hui un bon savon pour vous fortifier dans le rôle de musard dont vous vous acquittez si bien. Des plantes de la Nouvelle-Hollande pour M. Hue de Corbigny, préfet de Loir-et-Cher qui en a obtenu promesse par deux fois ; des bulbes pour M. de Candolle qui en a reçu déjà mais pourries ; on lui doit bien cela : il fut le parrain de l'Amaryllis Josephinanæ ; des lauriers rares pour le baron de Rouvroy qui a trouvé le secret de les greffer sur de vieux cerisiers et qui, en échange, propose qu'on métamorphose ainsi les cerisiers de la cour d'honneur de Malmaison. Qu'est-ce que ces exemples ? Chaque jour, des ballots partent à tous les coins de la France et c'est, rien que pour les fleurs, une correspondance immense. Mais la poste au moins ne coûte rien. Joséphine a gardé le contreseing, étendu à toute sa maison, en sorte que, tout à l'heure, ce sera sous ce couvert que circuleront en franchise les lettres et les avis séditieux.

Tout lui est occasion ou prétexte à dépense : durant son voyage à Aix, alors qu'elle se préparait à restaurer Navarre de fond en comble, n'a-t-elle pas fait renouveler en entier l'ameublement de sa chambre à coucher de Malmaison, étendu sur les murs et les sièges l'amarante d'un cachemire brodé d'or fin, drapé les fenêtres et le lit de quinze-seize blanc et de mousseline brodée d'or, substitué aux bois trop simples de la couchette et des fauteuils des bois sculptés et dorés, jeté un tapis de velours bleu à franges d'or sur la table où doit être étalée la toilette du Couronnement, don de la ville de Paris, placé sur la cheminée entre des candélabres de bronze doré et des vases de porcelaine, une pendule au dernier goût, l'Amour et la Pudeur montés sur un socle de marbre rouge. Cela est laid. La mode, si puissante à Paris, règne ici en maîtresse, dit une Polonaise visiteuse. Il n'en a coûté que 50.000 francs, mais on les doit. On en doit bien d'autres : si, grâce à l'Empereur et parce qu'on ne vendait que comptant, Joséphine a payé Boispréau, la maison de Mlle Julien, elle doit 60.0000 francs pour le château de la Chaussée qu'elle vient d'acheter de Mme de Mayne ; elle doit les tableaux qu'elle a choisis an Salon de 1812, entre autres les Amours de Françoise de Rimini pour qui elle a promis 6.000 francs à Couprin de la Coupelle ; elle doit les statues qu'elle a commandées à Canova ; elle doit à tous et à d'autres ; mais cela ne l'empêche point d'avoir la main toujours aussi donnante et, de la même grâce qu'elle vient d'acheter, de faire des présents. Une dame bolognaise, la comtesse Martinetti, vient la voir ; elle la trouve charmante, ce qu'elle est. On fait un tour de parc ; Joséphine amène la conversation sur la température, ôte de ses épaules un magnifique cachemire, le pose sur celles de la comtesse, en lui disant : Enveloppez-vous dans ceci, Madame, et conservez-le en souvenir de moi. Pour une branche de camélia blanc offerte à la maréchale Oudinot venant faire sa visite de noces, que de cachemires ainsi donnés aux demoiselles qui viennent quelques jours à demeure, aux dames qui amènent leurs enfants, aux petites filleules ! Sa robe qui est d'un cachemire tout à fait rare ferait de biens jolis gilets, dit M. de Pourtalès ; elle prend des ciseaux, taille dans la jupe, en distribue les morceaux aux chambellans et aux écuyers et reste avec le corsage sur le jupon blanc de dessous ; cela fera une mode pour les jolies tailles. Pour ses courses à Paris, M. de Turpin n'a qu'un vieux cabriolet qui semble de louage ; à son ordre, en voici un qui avance, le plus élégant qui soit et attelé à un cheval de prix, c'est une surprise de l'Impératrice ; à ce même chambellan, elle commande tableau sur tableau, fixe un prix qu'aucun marchand ne donnerait et ajoute quelque diamant de six mille francs.

Durant ce temps, Montlivault taille, rogne et croit, en réglementant, faire des économies. Une caisse d'oranger est pourrie ; l'intendant en réfère au chevalier d'honneur qui a la surveillance des jardins et qui répond à Bonpland : La première des conditions est de savoir sur quels fonds vous demandez que cette dépense soit imputée, car il n'y a plus de fonds pour l'entretien de Malmaison ; on ne peut plus prendre cette dépense que sur la Grande réserve et il ne m'appartient pas d'en disposer. Le chemin des Bois-Hudré, près la fontaine Mathilde, où Sa Majesté passe chaque jour pour aller aux bergeries, à la vacherie et dans les bois, a besoin d'une réparation urgente : il faut un devis explicatif de l'entrepreneur, un rapport confirmatif de l'intendant des jardins, une approbation da chevalier d'honneur, un bon à exécuter signé Montlivault, et il s'agit d'une dépense de 77 fr. 34.

L'intendant s'ingénie à trouver de l'argent, met en location les terres que Joséphine a destinées pour augmenter son parc, quatre-vingt-seize hectares dans la plaine de Rueil et dans celle de Garches ; de même, le château de Buzenval avec ses jardins potager et fleuriste. Il songe qu'il y a, à la Martinique, dans les plantations des Trois-Islets et du Lamentin, des quantités de sucre qui, importées en France produiraient de belles sommes. A la vérité, depuis 1809, les Anglais sont maîtres de file, mais Montlivault ne s'en soucie, et il adresse à Colin de Sussy, ministre du Commerce et des Manufactures, pour s'obtenir l'autorisation de l'Empereur, l'Impératrice ne voulant rien entreprendre sans son agrément.

Il arrive même "que Joséphine parait prendre intérêt aux efforts qu'il fait ; elle lui donne des conseils sur la manière dont il doit s'y prendre et lui expose des théories sur les réformes, mais elle s'en excuse : Vous trouverez, lui écrit-elle, ma lettre un peu grave, mais je m'aperçois tous les purs que je deviens, non pas économiste, mais économe.

Quelle illusion ! Peut-être, après tout, est-elle de bonne foi et s'imagine-t-elle être telle parce qu'elle lésine sur des centimes, tout en jetant les billets de mille francs par les fenêtres. Il se trouve toujours des gens pour les ramasser, et c'est à cela, pour une bonne part, qu'elle doit sa popularité. Aussi qu'on ne s'étonne pas s'il y a foule à Malmaison pour la Saint-Joseph et si tout le grand monde de Paris se réunit au cercle de l'Impératrice.

Le mois suivant, Joséphine eut la joie de voir son fils. Mandé par l'Empereur pour recevoir ses instructions au sujet de la guerre imminente avec la Russie, Eugène arrive à Paris le 22 avril et, tout de suite après avoir vu l'Empereur, il accourt à Malmaison. Sans doute, il aura bien du travail avec l'Empereur ; il aura sa cour à faire à Marie-Louise à laquelle il offre le portrait de ses enfants et qui en est charmée ; il doit s'occuper de chercher une nourrice, car Auguste est encore enceinte, de régler le voyage de cette nourrice, de choisir des robes, et puis les levers, les chasses, les conseils, les promenades, les conférences ; toutefois, les heures dont il dispose sont pour sa mère. Joséphine, qui paraît fort aimer sa belle-fille et qui la traite comme elle eût aimé qu'on la traitât elle-même, lui fait faire par Leroy six jolies robes dont Eugène envoie les échantillons. Cela n'allonge que de 2.048 francs le mémoire. Eugène décidera-t-il enfin sa mère à exécuter le projet du voyage à Milan tant de fois remis ? Elle a dit qu'elle viendrait pour lis touches de sa bru et son fils s'en réjouit d'autant plus qu'ainsi, elle le remplacera ; mais, en y regardant, un tel voyage n'est point simple. Il faut compter avec l'étiquette. Joséphine gardera l'incognito, soit, mais Eugène, vice-roi, ne peut s'abstenir de lui rendre au moins quelques honneurs domestiques. Il ne la logera pas au Palais royal, puisqu'elle ne le veut pas, mais il lui donnera, à la villa Bonaparte et à Monza, son propre appartement. Il désignera pour son service des dames, des chambellans et des écuyers de la Maison d'Italie ; il règle tout et il pense à tout : Elle arrivera incognito, écrit-il à la vice-reine ; puis elle recevra toutes les personnes présentées à la Cour : un jour, les autorités, et, le lendemain, les dames et leurs maris. Alors, les autorités seraient admises près d'elle comme tu les reçois les dimanches ordinaires. Ainsi, le Sénat ne devra pas venir en corps, ni le Conseil d'Etat, ni le Tribunal, mais on les présentera comme on te le fait les dimanches et on les nommera à l'Impératrice. De cette manière, cela évitera les discours. Ainsi, tu entends bien ; on lait dire à toutes les personnes présentées de venir à telle heure, et on fait entrer d'abord les ministres, le président, et puis on fait dix à douze entrées... Auguste, heureusement, en fille de Bavière, est instruite et saura entendre. Enfin, tout est convenu : Mme Visconti et Trivulzi, que Joséphine connaît de ai longue date, feront le service près d'elle ; écuyers et chambellans sont désignés ; les logements sont préparés, tout est prêt, mais, à ce moment, peu s'en faut que Joséphine ne parte pas.

En mai, elle a passé quelques jours à Saint-Leu, près de sa fille et de ses petits-enfants ; pais, Hortense partie pour Aix la-Chapelle avec ses fils, — car Hortense n'a pas pour les écarter les mêmes motifs que l'année précédente. — elle pense à se mettre en route ; mais .elle n'a l'autorisation que d'aller aux eaux : le 8 juin, de Dantzig, l'Empereur lui a écrit : Les eaux te feront du bien, j'espère, et je te verrai avec plaisir à mon retour ; et il n'a pas parlé d'Italie. C'est seulement de Gubin, le 20 juin, écrit : Je ne vois pas d'inconvénient à ce que tu ailles à Milan, près de la vice-reine. Tu feras bien d'y aller incognito. Tu auras bien chaud. Cet exeat ne parvient que le 1er juillet. Il faut le temps de se disposer, car on doit emporter bien des robes, et, de chez Leroy seul, il y en a pour 33.638 fr. 20, mais, enfin, le jour du départ est fixé au 16. Tout à coup et de divers côtés, voici de mauvaises nouvelles d'Aix-la-Chapelle. Le petit Napoléon a été pris d'une éruption où la mère croit voir la scarlatine et, au souvenir de l'autre petit mort, elle s'affole, veut tout de suite Corvisart. Est-ce comme en 1807 et faut-il que Joséphine aille encore à Lacken ? Mais non, les nouvelles que donne, d'Aix, Mme de Rémusat se font plus rassurantes ; on peut partir pour l'Italie, et c'est le 16, comme il a été convenu.

Joséphine va droit à Milan en passant par Genève ; c'est douze jours de voyage fatigant avec le mauvais temps, les débordements du Rhône et les odieuses couchées. A l'arrivée, le 28, Auguste lui fait grande fête, l'installe, comme il a été dit, à la villa Bonaparte dans l'appartement d'Eugène ; cela est charmant. L'Impératrice a apporté des malles pleines de robes, de friandises et de joujoux. Les enfants sont délicieux. Le garçon qui a un an et demi est très fort ; c'est un Hercule-enfant ; ses sœurs sont extrêmement jolies ; l'aînée est une beauté, elle ressemble à sa mère pour le haut du visage. La cadette a une jolie physionomie, vive et spirituelle ; elle sera très jolie. Après ces effusions, on commence à exécuter le programme et l'on ordonne les présentations, mais voici un incident : Auguste accouche. Le 30, à deux heures, les douleurs la prennent ; néanmoins, elle dîne avec l'Impératrice, puis fait une promenade en calèche ; à minuit, elle souffre beaucoup plus et, à quatre heures, elle est délivrée d'une fille, une petite chatte, comme dit Eugène, qu'on nommera, selon les instructions reçues de Russie, Amélie, du nom de sa marraine la reine de Saxe, et Auguste, du nom de sa mère ; si ç'avait été un garçon, le tout petit chou à venir, l'Empereur avait promis de le nommer.

Joséphine n'en peut plus ; elle s'est couchée à cinq heures du matin, elle se trouve souffrante, elle a dû prendre de l'émétique ; surtout elle s'ennuie, elle voudrait bien s'en aller. Sa bru est charmante ; loin d'être fatiguée de ses couches, elle n'en parait que plus belle et plus fraiche ; elle aime tendrement Eugène. C'est une grande jouissance pour Joséphine. Les enfants sont superbes, rainé surtout est remarquable ; tout cela est bon ; mais, d'abord, Auguste est dans son lit ; puis, Milan est encore plus fastidieux que par le passé ; enfin, là il y a une cour, une étiquette, une vie princière dont on ne se départit pas et qui déplaît singulièrement aux jeunes personnes de la suite. Dès le 4 août, après six jours, Joséphine aspire à Aix-les-Bains., A grand'peine prolonge-t-elle un mois, et parce que Madame et Fesch qu'elle ne désire pas rencontrer prennent les eaux. Au départ, ce sont des présents impériaux pour quiconque l'a approchée. Ainsi, au poète Monti qui ne l'a point chantée, qui n'est point de la Cour et qui seulement lui a été présenté, elle envoie, par son chambellan et son secrétaire, une étoile de la Couronne de fer en brillants. Mais, dit Monti en faisant part de sa bonne fortune à tous ses correspondants, le présent le plus précieux, ç'a été ses courtoises paroles. Il n'en croit pas un mot.

A Aix, Joséphine retrouve la reine d'Espagne bonne et aimable à son ordinaire et la princesse de Suède qui, par extraordinaire, a été fort bien. Elle se plaît, elle s'amuse, elle se promène, elle prend les eaux, elle voit des baigneurs, un peu tout ce qui passe ; elle vient à Prégny, où elle arrive le 30 septembre. La maison est à peine meublée, elle est incommode, c'est une baraque, il n'importe. Elle ouvre son salon, elle reçoit quiconque se présente, elle va partout où on l'invite. Chez elle, elle a banni l'étiquette ; l'on s'assied devant elle et l'autre jour, l'on jouait à colin-maillard et à la main chaude. Le 4 octobre, elle a un très beau déjeuner chez le préfet Capelle, avec quantité de gens de Genève. Après c'est un bal à Monrepos, chez le chevalier Saladin, ci-devant colonel de cavalerie an service des Bourbons. Elle arrive en robe de crêpe rose brodé d'argent avec des falbalas de dentelles ; elle a sur sa large poitrine, un superbe collier de grosses perles fines valant quelques cent mille francs. Elle est coiffée à la chinoise avec de gros galons d'argent mêlés dans les cheveux réunis sur l'occiput, et un double galon sur le front et sur le cou qui reluit de tout loin. Elle est d'une urbanité et d'une prévenance charmante, point du tout gênante. Après un tour de salon, où elle dit des politesses à toutes les femmes, elle s'assied au jeu et elle ne lève table qu'à onze heures et demie.

On s'empresse à la venir voir, bien moins par respect que par curiosité, mais, plus les visites sont nombreuses, plus elle est contente. On lui dit les noms : ils ne lui rappellent rien, quoique certains soient d'anciennes connaissances du salon de Mme Tallien, mais elle en a tant vu, la bonne femme ! On vient donc. On la trouve le matin, en négligé, travaillant. Tout de suite, elle invite à dîner. Ce dîner est à six heures et demie ; à sept heures et demie, on rentre au salon, on cause une heure, après quoi elle se met au whist ; on joue pour rire ; il y a d'autres parties ; le reste de la société fait des jeux enfantins et même des jeux de main, des gages touchés, la bague, etc. A dix heures et demie, elle souhaite le bonsoir à la compagnie et se retire. Il n'y a dans ces rassemblements, ni gène ni raideur, dit ce Genevois ; on est seulement astreint à donner beaucoup de soin à sa toilette ; on cherche à plaire et à avoir bon ton ; c'est en un mot la bonne société.

Comme on sait qu'elle va où on l'invite, on multiplie les bals ; en voici cinq, six, encore un chez les Chateauvieux, un chez les Du Pan de Morillon. Les Genevois la trouvent à leur goût quoiqu'un peu familière. Avec eux pourtant, elle n'entre pas en confidences, mais, avec d'autres, elle ne peut se garder d'elle-même. Il lui prend à des moments fine sorte de folie de raconter de vilaines histoires que, sur sa parole, enregistrent des gens graves. Elle dit au préfet que l'Empereur a été l'amant d'Hortense, qu'il a voulu se substituer à Jérôme pour recevoir sa fiancée, qu'à cet effet il a arrangé les choses de façon que la princesse de Wurtemberg se trouvât seule avec lui ; qu'un itinéraire mensonger a été communiqué à Jérôme, mais que celui-ci, soupçonnant la fraude, est parti à temps et a joint sa fiancée qu'il n'a plus quittée. Cela est absurde, mais n'est-ce point une raison pour qu'elle le dise ? L'amour l'obsède ; ainsi est-il de bien des femmes galantes quand l'amour leur échappe ; elles le voient partout, ne parlent que de lui. Tout leur est prétexte à conjectures et à suppositions qu'elles donnent comme des certitudes, jusqu'au moment où elles nient énergiquement ce que, la veille, elles affirmaient avec une pareille autorité. C'est, chez Joséphine, une sorte dé périodique délire ; elle n'écrit point ces choses ; elle les dit ; mais ces paroles, comme de rêve, qu'elle oublie sitôt prononcées, on les recueille, on les enregistre, elles font autorité et elles passent dans l'histoire. Si l'on remonte à la source des pires calomnies contre les mœurs de l'Empereur, c'est Joséphine qu'on rencontre.

Si agréables que soient ces journées autour de Genève, si variée que soit cette vie où l'on se souvient assez que Joséphine a été impératrice pour lui faire fête et tirer vanité de sa présence, où elle-même ne parait se le rappeler que pour donner plus d'agrément

à la liberté qu'elle autorise et un piquant nouveau aux jeux qu'elle encourage, l'automne s'avance. Le 21 octobre, il faut quitter Prégny. L'Impératrice part, écrit un des Genevois qu'elle a le mieux reçus, et, quoiqu'elle se soit fait aimer, on en est généralement bien aise ; le genre de vie qu'on a mené depuis qu'elle est ici ne convient pas à nos habitudes.

 

 

 



[1] Vu les dispositions arrêtées par nous le MI décembre 1809, par lesquelles nous avons fait donation à Sa Majesté l'impératrice Joséphine du palais de l'Élysée, de ses jardins et de ses dépendances, avec le mobilier qui y existe actuellement, pour qu'elle en jouit sa vie durant et qu'après elle, ledit palais, appartenances et dépendances, rentrassent dans notre domaine privé ; vu le consentement par elle donné à ce que le palais de Lacken, ses jardins et dépendances lui fussent donnés en échange du palais de l'Élysée et eux mêmes conditions et prérogatives ; nous faisons donation par ces présentes à Sa Majesté l'impératrice Joséphine du palais de Lacken, ses jardins et dépendances, avec le mobilier qui y existe actuellement, en échange du palais de l'Élysée, des jardins et dépendances et mobilier y existant qui seront réunis à notre domaine. Nous entendons également que, conformément à l'article IV du Sénatus-consulte du 10 décembre 1809, la présente donation soit obligatoire pour nos successeurs.

[2] Joséphine n'a jamais eu dans ses remises de voilures de gala, elle se servait de celles de l'Empereur : les plus habillées qu'elle ait conservées sont un landau fonds paillon à armoiries, une berline bleu de ciel et or et une berline bleue. Elle a encore un tandem jaune et noir, une diligence aux mêmes couleurs et une autre rouge. Pour le voyage, trois berlines, un fourgon à cassette, une chaise, une pourvoyeuse trois cabriolets, un boggy, un cabriolet-garrick, une gondole, un chariot de poste : toutes ces voitures de couleurs différentes, pas une à la livrer.