Par l'appareil légal et par les formules prononcées, ç'a été un mariage que, le 19 ventôse an IV, ont contracté, par-devant Charles-Théodore-François Leclercq, officier public du deuxième arrondissement de Paris, Napoléon Bonaparte et Marie-Joseph-Rose Detascher. Rien n'y a manqué de ce qui, au regard des lois civiles, en établit la validité : la publication a été régulièrement faite la décade précédente ; nulle opposition ne s'est produite ; les futurs conjoints sont majeurs et, à défaut d'actes de naissance, ils ont présenté des actes de notoriété en règle : peu importe que, sur ces actes, Joséphine soit née le 23 juin 1767, alors qu'elle est née le 23 juin 1763, que Napoléon soit né le 5 février 1768 alors qu'il est né le 15 août 1769 ; il n'y a point de doute sur les personnes et c'est assez. La loi n'exige ni le consentement, ni même la consultation des ascendants, lorsqu'il s'agit de majeurs ; elle ne parle même pas de témoins à produire et, si Napoléon est assisté de Paul Barras, membre du Directoire exécutif, et de Jean Lemarois, aide de camp capitaine, Joséphine, de Jean-Lambert Tallien et de Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, c'est qu'il leur plaît ainsi. De ce mariage, tout .est régulier, et pourtant ce n'est pas un mariage. Nulle idée haute, qu'elle descende de la Divinité ou qu'elle émane de la Société, ne le sanctifie ou ne le consacre. Ce n'est plus le pacte solennel que jurent, entre les mains du prêtre et en la présence de Dieu, deux êtres unissant leurs destinées, durant leur existence entière, pour la bonne ou la mauvaise fortune ; pas même l'avertissement de la loi sociale, proposant aux désirs de la chair le but de la fondation d'une famille et de la perpétuation de la race. Dieu est absent et c'est comme une dérision si la Société est requise d'enregistrer des engagements dont l'une des parties au moins rejette les obligations et dénie le principe. Bonaparte, lui, est de bonne foi. Il a voulu cette cérémonie ; il y tient. Par là avec le désir passionné qu'il éprouve pour acquérir et pour stabiliser, si l'on peut dire, ses acquisitions, pour leur fournir un litre et en établir la possession légale — car, par des côtés il reste fils d'homme de loi — par là il croit s'assurer cette maîtresse qu'il craint de voir s'échapper et sur qui il constitue ainsi son droit. D'abord, il l'aime avec ses vingt-six ans restés chastes, avec son tempérament vierge, avec l'ardeur de son sang méridional, et c'est la joie de posséder à la fin une de ces femmes de Paris, les seules qui sachent aimer et qui vaillent d'être aimées. Puis, s'il aime la femme, il aime aussi la vicomtesse, celle qui lui donnera l'entrée dans le monde où il aspire, l'être social qui lui fournira un pied dans la société. Ce n'est pas seulement la maîtresse qu'il épouse, c'est une grande dame, c'est l'Ancien Régime. Trop neuf pour juger, trop jeune pour comprendre, trop provincial pour savoir, il croit qu'un tel mariage est un mariage et que, ainsi faite, la chose compte. Son impatience n'admet point d'atermoiements ; sa volonté ne reçoit pas de conseils ; son imagination l'emporte à saisir des apparences et à les prendre pour des réalités. D'avis, il n'en demande point, et d'ailleurs qui lui en donnerait ? Ce qui l'entoure est aussi neuf, aussi jeune, aussi provincial que lui ; comme lui, vient de la Révolution et ne sait que la Révolution. Il n'a pas dans Paris un ami qui puisse te détourner ou le renseigner. Les témoins qu'il prend, c'est l'ancien amant de sa femme et un aide de camp à peine majeur. Est-ce d'eux qu'il recevra des informations ? Sans doute, il a appris d'enfance que, à un mariage, il faut un prêtre, mais c'est là une satisfaction qui regarde la conscience et le lien serré par la loi n'en sera pas moins solide si la religion n'y intervient pas. D'ailleurs le Général Vendémiaire peut-il demander des bénédictions nuptiales ? Ne le compromettraient-elles pas ? Ne lui enlèveraient-elles pas l'appui des Jacobins, le seul sur qui il puisse compter ? Car, il arrive de Toulon, il est l'homme de Robespierre jeune et de Ricord, de Saliceti et de Turreau. C'est comme tel qu'il a été désigné pour combattre les Sections. Il n'a pas le droit, pas le moyen encore de s'émanciper de ceux qui le protègent. Plus tard, on verra. Joséphine y tient-elle ? En fait-elle une condition ? Peut-être céderait-il alors, mais loin qu'elle le désire, probablement elle ne s'en soucie pas. Nul compte à tenir d'une légende de mariage religieux célébré à Croissy par l'abbé de Pancémont. S'il y avait eu bénédiction par un prêtre — et par un tel prêtre quel besoin de la réitérer plus tard ? Joséphine sait ce qu'elle fait. Un mariage civil n'engage point et ne compte pas. Il a suffi pour le conclure d'un maire et quatre témoins ; il n'en faudra pas plus pour le rompre. Un mariage religieux serait de plus de conséquence. Seul, il déclasserait, car, seul, il est un mariage au gré de quelques gens et de ceux-là auxquels Joséphine tient davantage. L'aventure civile, qui d'ailleurs peut rester ignorée ou presque, c'est le mariage de comédie, au plus l'enregistrement d'un concubinage momentané. Joséphine, par surcroit, n'y va que précautions prises. Elle a près d'elle des gens avisés et qui lui ont fait la leçon. Ne possédant rien, ou si peu de chose ! elle n'en adopte pas moins le régime de la séparation de biens. Ainsi, quoi qu'il arrive, elle gardera ce qu'elle a, et ce qu'elle gagnera. Ce petit Corse à qui l'on prête du génie, qui s'en va commander une armée, qui prétend infailliblement conquérir l'Italie, vaut bien Hoche ou Barras. Sans doute, ce n'est pas Ouvrard, mais tout le monde n'a pas la chance ou la beauté de Mme Tallien. Ce que fournira ce Bonaparte sera de bonne prise, et, à défaut d'un financier, Joséphine se contente du général. Mais elle n'est point empressée de se parer de lui avant qu'il ait montré ce qu'il sait faire. Elle a le choix pour ses témoins : parents, amis, les ci-devant constituants qui fréquentent chez elle : qui prend-elle ? Tallien, qui sait garder d'autres secrets, et Calmelet, son homme d'affaires, le subrogé-tuteur de ses enfants, celui à qui elle confie ses dettes, ses papiers, son argent même — quand elle en a. Si, légalement, elle abdique sa vicomté, pour le public elle ne retient pas moins le nom, qu'elle croit sonore, de son premier mari. Que Bonaparte cesse de plaire, ou plutôt, qu'il soit malheureux au jeu de conquête, point d'affaires ; on repassera devant le citoyen Charles-Théodore-François Leclercq et la vicomtesse de Beauharnais se retrouvera telle que devant. Le monde ignorera ou feindra d'ignorer qu'il y a eu mariage, divorce et le reste et ne l'en accueillera pas moins bien. De la part de Joséphine, nulle idée de devoir, nulle pensée désintéressée, nul rêve d'union tendre à travers la vie : peut-être, au mieux, une impulsion des cens ; au début, un caprice de raffinée pour un sauvage, l'amusement de servir d'institutrice à cette fougue maladroite, mais, d'affection, de confiance, d'amour, nulle trace. Elle joue sa chance, en ne mettant au jeu que le moins possible. D'ailleurs, elle n'est ni pire ni meilleure que la plupart des femmes, et en donnant ce qu'elle donne, c'est vraisemblablement tout, ce qu'elle peut donner. Est-ce sa faute si son cœur lui suffit à peine pour s'aimer et si, rapportant tout à soi, tout autre sentiment que l'égoïsme effleure seulement sa sensibilité ? Elle se débat, depuis l'enfance, dans un dédale de contrariétés et d'infortunes dont elle n'est parvenue jusqu'ici à se tirer que par des expédients. C'est encore un expédient qu'elle trouve, à l'heure où, ruinée, vieillie, déconsidérée, elle n'a plus le droit d'être difficile. Elle se laisse donc faire et si elle se garde, c'est que jusqu'ici elle ne s'est point assez gardée. Elle ne calcule pas tout ; on pourrait le croire et ce serait injuste. Outre que les sens l'emportent parfois jusqu'à la rendre imprudente et malavisée, elle dépend de ce qu'on nomme le plaisir et de cela elle est esclave : c'est le besoin qu'ont les femmes de remuer, de voir, d'être vues, d'organiser des parties, de se montrer à des spectacles, de se trouver hors de chez elles et de rencontrer des êtres. A. cela, Joséphine sacrifiera tout : enfants, famille, l'amour même et, bien plus, les calculs d'avenir. Aux sociétés où manquent une hiérarchie, un centre, une cour et des salons, la partie s'impose, avec l'obligatoire encanaillement dans les prétendus lieux de plaisir : jardins à musiques et à danses, cafés, restaurants, petits théâtres et promenades de banlieue. N'importe où, avec n'importe qui, on va, pour échapper à soi-même, voir des lumières et des foules. C'est là parait-il, un amusement dont on ne saurait se passer dès qu'on en a savouré les délices, quoique, à chaque retour, l'on plaigne son ennui et que l'on gémisse de ne pouvoir se soustraire aux joies qu'on s'est préparées pour le lendemain. Ainsi prise à l'engrenage, la vie s'écoule sans qu'on puisse distraire un jour des frivolités qui en sont devenues l'occupation, In devoir et la raison d'être. Napoléon parti pour son armée, arrivé à Nice, entré en Piémont, vainqueur à Montenotte, à Millesimo, à Dego, appelant à lui, — et de quels cris d'amour, de quelles supplications de désir ! — la femme qu'il adore, elle, bien plus qu'à quelque amant, ne peut s'arracher à cette vie que, pour la première fois, elle mène d'un peu haut, non plus en suivante, en dame de compagnie, en invitée de la dernière heure, mais de pair avec les autres femmes, même avec une nuance de supériorité qui, à chaque victoire de là-bas, s'accentue et se rend plus marquée. Jadis, on l'acceptait par-dessus le marché, par pitié, pour tenir une chaise, et, comme elle était facile, causante et de bonne façon, point bégueule ni prude, elle ne chômait point ; mais, à présent, c'est à elle que vont les honneurs, c'est pour elle qu'on organise les fêtes, c'est elle qui préside la table, et ce nom qu'elle avait d'abord refusé, dédaigné, s'auréole de gloire. Ce n'est pas pour s'appeler la citoyenne Bonaparte qu'elle renonce à la vicomté Beauharnais, c'est pour s'ériger en Notre-Dame des Victoires. Où en jouir mieux qu'à Paris ? Elle y trouve le plaisir, la popularité, l'aisance — car Bonaparte lui envoie ce qu'il a d'argent — un crédit qui s'étend à chaque bataille — car, au territoire conquis, banquiers et fournisseurs le mesurent — des fêtes à chaque pas, des parties tous les soirs, même, s'il lui plaît, des amants. On dirait qu'à ce dessein, Bonaparte envoie des officiers. Quand, enfin, sur les supplications, les menaces, les invectives de ce mari, tous les prétextes épuisés, tous les obstacles levés, contrainte par le Directoire même qui craint que Bonaparte ne quitte tout pour venir retrouver cette maîtresse qu'il préfère presque à la gloire ; lorsque, éperdue en gémissements, elle monte en voiture, ce qu'elle pleure, ce ne sont pas ses enfants qu'elle laisse, ce n'est pas un amant, elle en emmène un à sa suite, c'est Paris, c'est la joie des parties, c'est l'agrément de cette société. Quel agrément !... Elle se lamente d'aller retrouver, en pleine victoire, dans le plus beau pays, un époux, que, légitimement, elle a connu deux jours ! Quel amour !... En vérité, ce Bonaparte n'est-il pas d'une incroyable exigence ! Voici qu'il veut sa femme près de lui, qu'il la veut pour lui et qu'il l'oblige à le rejoindre ! Qu'a-t-elle à faire de ces baisers chauds comme sous l'équateur et de cette fatigante continuité de passion ? Si elle s'en trouva flattée, amusée, comme conquise, bientôt elle s'en lasse, en est excédée. Pas le plus petit mot pour rire, ce Bonaparte, toujours du grandiose, du sublime, du génie et une ardeur des sens qui fatigue. Jamais on ne lui apprendra la volupté : s'enseigne-t-elle ? Tout naturellement, par une pente fatale, Joséphine va à ce qui lui rappelle le mieux la société qu'elle regrette : Charles, l'adjudant de Leclerc, un vrai jeune homme, point de meilleur camarade ni de caractère plus égal ; tous les talents qui font la joie des tables d'hôte, calembours et tours de force, une vivacité endiablée dans un petit corps jeté au moule, peau brune, cheveux noirs, yeux ardents, pieds et mains d'enfant ; cette audace qui plaît aux femmes et qui, dans le rire où elles se jettent, prend tout d'elles ; avec cela, point de scrupules et de la tête, rien d'un soldat, hormis la bravoure immédiate. Avec les fournisseurs, dont il se fait le boute-en-train, il sait, au dessert, amorcer les affaires et porter les paroles utiles. Ces gens qui font métier d'amuser, gardent leur sang-froid et excellent à profiter de la bonne humeur qu'ils font naître. M. Charles distrait Joséphine et il lui sert. Il est ce qu'il faut pour le genre d'amour qu'elle peut donner — celui du moins qu'elle donne avec plaisir. Ces petits hommes n'ont point des gaîtés que dans l'esprit et des calembours que dans les mots ; ils savent divertir des trente-cinq ans curieux et diversifier le plaisir. Point de doute, c'est ici l'amant qui convient à Joséphine ; mais elle garde le mari, homme utile, qui, pour elle, conquiert l'Italie, qui lui vaut les regali des villes et des princes, qui, pour la première fois la place dans un cadre de luxe qui lui agrée, et par qui l'hôtel de la rue Chantereine se met à la dernière mode. Elle le trompe, ce qui plaît toujours, et elle jouit de la fortune qu'il lui fait. L'atavisme de son père, grand dépensier sans moyens, vivant et mourant endetté, s'est éveillé chez elle, et la prodigue qu'elle est n'a nul besoin des leçons qu'elle eût pu recevoir au Luxembourg. C'est donc ainsi en Italie : Joséphine, à Passeriano, à Udine, à Mombello, ne porte point de vanité, même pas d'orgueil. Elle semble peu touchée des hommages qui ne se présentent pas sous forme de diamants, pierres précieuses, antiquités, tableaux et objets d'art. Elle n'a pas l'air de se soucier de ce qu'elle est devenue ; elle n'a pas Fair de comprendre ; sans doute ne comprend-elle pas. Que, à chaque jour écoulé, à chaque bataille gagnée, à cette Italie cinq fois conquise, Bonaparte, du petit jacobin, du général d'émeute qu'il était hier, grandisse en héros et en libérateur ; qu'il conçoive à présent la réalité de ses ambitions, détermine en sa pensée qu'il est un meneur de peuples, elle ne le voit pas. Même les triomphes à travers la Suisse, la France, Paris, elle les néglige et ne s'en soucie. Comment, sous quel prétexte, par quels mensonges, s'attarde-t-elle en Italie ? Par quelle grâce d'état fait-elle croire à Bonaparte qu'elle meurt d'envie de voir Rome, alors qu'elle ne pouvait tout à l'heure supporter un monument et qu'elle en dépérissait ? N'importe, elle gagne vingt-cinq jours pour M. Charles qu'elle ne quitte qu'à la barrière. Revenue enfin, elle fait fort bien aux fêtes triomphales qu'on lui dédie — car le mondain de ces choses est pour la toucher — mais quelque grâce qu'elle affecte et quelque aménité, on remarque sa mauvaise humeur. Sans doute, regrette-t-elle Gênes et M. Charles. Quand son mari court les côtes, cherchant le défaut d'armure de l'Angleterre, elle emploie son temps, reprend ses amis et ne permet point qu'ils l'oublient. Et lorsque, de Toulon, elle a vu l'Orient, portant Bonaparte et sa fortune, s'élever et disparaître sur la haute mer, après un temps très court où elle a peut-être pensé le rejoindre, dès Plombières, la voici reprise par les fêtes, les parties, les sociétés, les compromettantes amitiés, et c'est ensuite la vie commune qu'elle mène avec M. Charles. Celui-ci, devenu, grâce è. elle, l'associé de la Compagnie Bodin, s'est lancé dans la finance et est en passe de gains. C'est ainsi qu'Ouvrard a débuté et Mme Bonaparte envie toujours les chances de Mme Tallien. Pourtant, elle n'a rien à envier solliciteuse en titre pour la Compagnie Bodin, elle est en affaires avec Ouvrard et la Compagnie Flachat. Elle reçoit de toutes mains l'argent qu'elle laisse filer à doigts ouverts et dont M. Charles prend son compte. Prodigue comme elle est, elle a des jours de détresse, des hauts et des bas, mais elle trouve toujours du crédit. Quant à son mari, elle ne s'en soucie que pour toucher la pension qu'il lui fait et jouer de son nom, tant qu'elle le porte. Car, à ce moment, elle paraît toute résolue au divorce, elle est prête à le demander : elle en parle à Barras, à Rewbell, à Gohier, à Réal : les raisons, d'abord ce Charles à qui elle tient à la façon des femmes mûres pour ces petits râblés, bien en chair. Elle prétend l'épouser : c'est une face de la question. L'autre, moins désintéressée, c'est le ferme propos de garder ce qu'elle a reçu du général. Il court de mauvais bruits sur cette armée d'Égypte. On dit Bonaparte prisonnier, on le dit mort. Voilà bien les soldats ! Et elle porte ses bijoux chez des amis, elle s'assure contre les risques et prend ses précautions. Telle est sa vie depuis quatre ans qu'elle est mariée ; quatre ans, dont elle a passé douze mois au plus avec Bonaparte[1] et deux années au moins avec M. Charles. Elle ne s'est sans doute souvenue qu'elle était une épouse qu'aux moments où elle trompait son mari, mais, à peine a-t-elle cru voir l'horizon s'assombrir, qu'elle a prétendu rejeter ce nom — le seul lien virtuel qui l'attachât encore à Bonaparte. Elle a résolu le divorce et, si elle ne l'a pas accompli, si elle n'a point engagé pour le préparer, des démarches irrémédiables, ce n'est point sa faute, c'est le hasard des circonstances. Quant à Bonaparte, il a épousé Joséphine sachant qu'elle a eu des amants, qu'elle en avait un, étant sa maîtresse à lui, quinze jours avant qu'il l'épousât ; mais, ces choses, il les a abolies, n'en a point tenu compte. Il n'avait alors nul droit sur elle. Même marié, il ne se sent pas encore bien certain qu'il en ait. Il ne commande pas, n'exige pas. ; il supplie. Il se sent encore inférieur, tant est grand le prestige qu'elle exerce sur lui. D'ailleurs, ne craint-il pas, s'il parle haut, de faire quelque chose qui ne soit pas comme il faut ? Il ne veut point passer pour un malappris, un brutal, un homme qui ne sait pas vivre. Sous ce vernis qu'il s'impose, on sent l'âme fulgurante, on est aveuglé par les éclairs de passion. Vainement, il s'efforce de l'entraîner vers lui, de la décider à le rejoindre. Vainement, il aspire à l'avoir, à la posséder ; il souffre, il pleure, il se dessèche d'amour ; la pensée ne lui vient pas de la contraindre. Elle, amusée, se dérobe et trouve des prétextes : A chacun qu'elle lui oppose, il est si naïf qu'il l'accepte ; il y croit fermement, et, sur ces défaites de convenance dont elle doit bien rire, il s'exalte comme à des vérités révélées. Il ne voit pas, ne croit pas, n'admet pas qu'elle le leurre. Le sentiment qu'il éprouve est à ce point dominateur qu'il ne se demande pas un instant s'il est partagé. Son caractère ne lui permet pas de douter de lui-même et ce serait en douter qu'imaginer à sa maîtresse une âme différente de la sienne. Aussi bien, va-t-il si loin ? Son amour égoïste ne serait-il pas satisfait par la possession et raffine-t-il sur la psychologie ? Il veut la femme pour lui, à cause du plaisir qu'il en tirera, mais il ne l'étudie point. Il ne cherchera jamais celle-là pas plus qu'aucune autre — à la deviner ni même à la comprendre. Est-ce indifférence ou mépris, est-ce la conception juste de la vie et, ayant une fois constaté le continuel malentendu entre les deux sexes, est-il assez fort pour avoir renoncé à prétendre de la lemme autre chose que ce qu'elle donne, sans s'inquiéter de ce qu'elle réserve ? A mesure que le succès le porte, que la victoire fidèle augmente, non la confiance qu'il porte en soi, mais le prestige qu'il exerce, il se rend plus impérieux et parle plus haut. Ne pouvant rien gagner sur la femme même, il annonce âprement ses volontés à ceux-là qui, à Paris, peuvent agir sur elle. Ce n'est pas entre deux gendarmes qu'elle le rejoint, mais il a mobilisé au moins deux directeurs. Il la retrouve enfin, et tout de l'absence est oublié ; tout en lui est satisfait : amour, orgueil, vanité. Chose étonnante : vue de près, Joséphine garde, accroit même son importance aux yeux de Bonaparte : c'est que, chez elle, l'être social est supérieur : nul, pour savoir, comme elle, mentir et charmer. C'est une femme paitrie d'esprit et très riche, écrit un officier d'Italie à son ancien chef. Près de tout le monde elle réussit : généraux et soldats, diplomates et princes, Italiens et Allemands. Elle déteste Milan et y fait bonne mine ; elle s'ennuie à périr et l'on dirait qu'elle ne s'est jamais tant amusée. Elle fait du quartier général une cour, du moins un salon, mais où les distances se prennent sans qu'on s'en doute. Elle a les vertus mondaines par excellence, le tact et la grâce. Dans ce milieu soldatesque, où l'éducation de la plupart est terriblement négligée, elle ne porte point de hauteur, elle ne donne pas de leçons, mais il suffit qu'elle paraisse pour qu'un semblant de politesse s'établisse et que les aventuriers d'hier, passés généraux, se guindent à quelque galanterie. Ils l'ont épaisse, parfois lourde, mais c'est bonne intention, et, lorsqu'elle se manifeste en présents, elle est d'autant mieux accueillie. Ces présents coûtant peu à qui les fait, Joséphine en reçoit beaucoup. C'est le premier objet de discussion avec Bonaparte. En a-t-il d'autres ? Soupçonne-t-il qu'il est trompé : hormis une courte jalousie qui ne sait sur qui se fixer, il n'a que des inquiétudes. Il faut, pour qu'il prenne l'éveil, l'arrivée de la famille au quartier général et ces piquantes allusions où les sœurs se revanchent de l'intruse. Encore n'y croit-il guère, y voit-il le train habituel des intrigues féminines et des inévitables rivalités. Sans doute, des choses le surprennent, des absences brusques, des fuites soudaines où Joséphine se soustrait à lui. Il s'étonne qu'elle ne trouve pas, à l'attendre un suffisant plaisir ; mais tout nuage se dissipe dès qu'elle paraît. L'ardeur du désir est toujours chez lui presque aussi vive, et dès qu'elle est satisfaite, il ne s'ingénie point à découvrir les secrets qu'on lui cache. Aussi bien, c'est, vis-à-vis de lui, une égalité constante d'humeur, une exactitude qui lui plaît, une grâce qui l'enchante ; à toute heure, elle est prête à obéir ; elle ne discute ni ne contrarie. Nulle scène, nulle volonté manifestée, nulle exigence, une vie qui se rend docile et s'établit près de la sienne en soumission, sans qu'il ait même à manifester un désir. N'est-ce pas tout ce qu'il faut pour lui plaire ? Pourtant, il faut le constater : lui qui veut pour Marianne-Élisa et pour Paulette un mariage devant le prêtre, qui, à ce dessein, demande des dispenses- et combine les engagements, ne songe point à de tels arrangements pour lui-même et se réserve. Est-ce de Joséphine ou de lui que vient la répugnance à se lier davantage, la volonté de rester libre ? L'occasion est favorable et tout semble disposé pour qu'on la saisisse. Il ne plaît sans doute ni à l'un ni à l'autre, car, en un tel moment, Joséphine l'eût probablement obtenu si elle l'avait souhaité, et, pourvu que la cérémonie restât inconnue du Directoire, elle n'eût pas été contraire à la politique du général. Au retour d'Italie, s'il s'étonne un peu du retard que Joséphine met à le rejoindre, les prétextes qu'elle lui a donnés lui paraissent si bons qu'il ne s'inquiète point. Le temps est affreux, les chemins détestables. Puis, ce sont les réceptions à Turin et à Lyon, les fêtes, les présents. Il faut bien qu'elle accepte et qu'elle remercie. Dès qu'elle arrive, c'est oublié : il est tout à elle et voilà un ménage modèle. J'aime ma femme, dit-il audacieusement, et, comme il peut tout dire, cela ne semble pas même ridicule. Des habitudes reprises avec Barras, des allants et des venants, il ne voit rien. Le voile est épais, mais il ne met aucune complaisance à l'épaissir. Il demeure dans sa sécurité confiante, et, lorsque chacun sait, lui seul ignore. Il ignore avec ferveur, si l'on peut dire, car il s'encolère aux allusions que tentent ses frères ; il rejette avec indignation les calomnies, et, pour un peu, se portant garant de la vertu de sa femme, il romprait avec ceux qui osent la mettre en doute. Mais, en Égypte, tout change. Comme il l'écrit à Joseph, le voile est entièrement déchiré. Qui a parlé ?
Junot s'en est défendu, Berthier aussi ; on a dit Bourrienne. De fait, on
l'ignorait. Une lettre d'Eugène à sa mère éclaire tout[2]. Bonaparte, depuis cinq jours, écrit-il, parait bien triste et cela est venu à la suite d'un
entretien qu'il a eu avec Julien, Junot et même Berthier ; il a été plus
affecté que je ne croyais de ces conversations. Tous lés mots que j'ai
entendus reviennent à ce que Charles est venu dans ta voiture jusqu'à trois postes
de Paris, que tu l'as vu à Paris, que tu as été aux Italiens avec lui dans
les quatrièmes loges, qu'il t'a donné ton petit chien, que même en ce moment
il est près de toi ; voilà en mots entrecoupées tout ce que j'ai pu entendre.
Tu penses bien, maman, que je ne crois pas cela, mais ce qu'il y a de sûr,
c'est que le général est très affecté. Cependant, il redouble d'amabilité
pour moi. Il semble par ses actions, vouloir dire que les enfants ne sont pas
garants des fautes de leur mère. Mais ton fils se plaît à croire tout ce
bavardage inventé par tes ennemis. Il ne t'en aime pas moins et n'en désire
pas moins t'embrasser. J'espère que, quand tu viendras tout sera oublié[3]. Ainsi, à ce coup, ce sont les deux aides de camp Julien et Junot et c'est Berthier qui ont parlé. L'avaient-ils fait déjà à bord de l'Orient ; on peut le penser ; mais alors ils n'avaient pas tracé. A présent encore, aux faits qu'ils allèguent, Bonaparte, quoi qu'il dise, ne prend pas une entière croyance. Il souffre, il s'indigne, mais il doute. Il faut d'autres affirmations, il faut surtout l'éloignement, le temps, la distraction d'une autre femme, pour que l'idée de la séparation s'établisse en son esprit et que, désormais, le divorce lui apparaisse comme la solution nécessaire. S'il avait eu de Mme Fourès l'enfant que déjà il souhaitait, qui sait ? Donc Bonaparte et Joséphine ont chacun de leur côté, envisagé fermement, celle-ci depuis le-mariage même, celui-là depuis thermidor an VI, l'hypothèse du Divorce ; ils en ont réalisé la pensée, ils en ont formulé la résolution. L'acte civil de leur union ne s'est pas un instant présenté à leur esprit comme un contrat indissoluble. Pour elle, il n'était qu'une formalité dont elle se fût fort bien passée ; pour lui, qui y avait tenu, il cessait d'avoir une valeur dès que l'adultère lui était dénoncé. Chez l'un et chez l'autre, à présent, le clou est enfoncé, — rien ne l'arrachera. On sait le retour d'Égypte, les larmes, les supplications, le pardon. En présence de l'ancien amour, gui toujours hante sa chair, Bonaparte est faible. Mais quoiqu'il soit sincère en sa générosité, quoiqu'il abolisse la faute et, réellement, l'amnistie, il ne peut l'oublier et en prend ses avantages. Il n'y reviendra pas, il ne la reprochera jamais, mais il se sent libéré vis-à-vis de sa femme ; il se reconnaît le droit d'aimer où il lui plan et, à la rencontre, de prendre les femmes qu'il veut. S'il est retenu par l'habitude et aussi par la séduction que cette femme exercera toujours sur lui ; si des inquiétudes lui ont été suggérées au point qu'il se reproche à lui-même, autant, sinon plus qu'à elle, l'absence d'enfants ; par suite, s'il redoute une expérience publique qui prouverait authentiquement son impuissance ; il n'est pas moins convaincu que ceci n'est que provisoire et que, quelque jour, tôt ou tard, il faudra en finir. En attendant l'occasion, il fait bonne mine et, intimement, il ne souhaite peut-être pas qu'elle se présente. Au moins, en néglige-t-il plusieurs que lui offre dès lors sa fortune. On lui parle d'infantes, de princesses d'Allemagne, il laisse dire. Lui-même en fait la confidence à Joséphine : cela n'est donc pas sérieux ; il ne veut pas se compromettre en une alliance royale qu'il trouverait dangereuse pour sa politique. Il ne se sent ni sûr de lui-même, ni affermi dans sa place. Il attend donc et remet : mais, non plus, il ne veut pas renforcer le lien qui l'attache à sa femme. Quand, rue Chantereine, Consalvi bénit le mariage d'Hortense et, par surcroît, celui de Caroline, le Premier Consul ne réclame aucune bénédiction pour lui-même ; si Joséphine y pense, si elle en fait la proposition, elle est repoussée. Puisque ainsi il n'affirme point son mariage, puisqu'il le laisse pendant et incomplet, alors qu'en toute occasion, il déclare, même devant Joséphine, que le mariage religieux est le seul qui compte pour la morale, c'est qu'il veut se réserver la facilité de le rompre, sans autre formalité qu'un acte civil qui n'exigera aucune intervention étrangère et qui ne présentera aucune difficulté. C'est là l'opinion de son ministère, de ses entours, de l'Europe entière, et ce divorce, à chaque instant, le bruit en court et le monde l'attend. Aussi, combien Joséphine le redoute ! Toutes ses pensées l'y portent ; tous ses actes le combattent ; toute sa vie s'use à le prévenir. Pour borner la fortune de Bonaparte, le préserver des tentations du pouvoir suprême et des conséquences qu'il entraîne, halle elle s'allie aux royalistes, tantôt elle renseigne les Jacobins. Chef héréditaire, Bonaparte voudra des héritiers. Maréchal ou connétable, duc et pair, il n'en a pas besoin. Et puis le Roi que Joséphine aura contribué à restaurer, lui devra bien, en échangé, des égards et un appui et elle se trouvera établie dans tous les honneurs anciens que rêve son imagination. Ayant échoué là elle se retourne vers ses anciens amis de la Convention, et, pour combattre l'hérédité, elle forge des armes et suscite des cabales. Le mieux, sans doute, serait qu'elle eût un enfant et, pour cela, elle consulte des médecins, suit des traitements et prend des eaux ; mais les magiciens ne font pas de miracles. Alors, elle affirme que ce n'est point sa faute, elle invoque les deux enfants Beauharnais ; elle s'évertue à accroître, chez Bonaparte, les doutes que, vraisemblablement, elle-même a suggérés. Et pourtant l'âge qu'elle a pris ne se note pas seulement à ses traits : elle est presque une vieille femme ; à peine est-elle une femme ; mais elle sait si bien manœuvrer que s'il ne la croit pas entièrement, ses inquiétudes s'accentuent. Ainsi cette hérédité qu'elle ne peut procurer, dont elle ne saurait indéfiniment retarder la proclamation, la détourne-t-elle sur Louis : elle y sacrifie sa fille, sans une hésitation, ni un scrupule. Les tempêtes que sa jalousie soulève, les querelles qu'elle cherche à propos des distractions de Bonaparte avec des passantes sur qui son orgueil ne devrait pas s'arrêter, mais qui lui fournissent des armes, la perpétuelle inquiétude où elle se trouve à chaque instant sur sa position, ont-elles au moins cet effet de la préserver elle-même des tentations anciennes ? On voudrait le croire. A coup sûr, phis de scandales, rien des affichages des temps d'Italie et d'Egypte, mais, point d'intrigue ? c'est moins certain. Qu'est-ce cette lettre, écrite à sa plus intime confidente, cette Mme de Krény[4] qu'elle charge à toute occasion de ses secrets de ménage ? Bonaparte a décidé à sept heures du soir qu'il irait coucher à Malmaison, ce qui a été exécuté à l'instant même. Me voici, ma chère petite, confinée à la campagne jusqu'à je ne sais quel temps. J'en suis triste à en mourir. Malmaison qui avait tant d'attraits pour moi, n'est à mes yeux, cette année, qu'un endroit désert et ennuyeux. Je suis partie hier si précipitamment que je n'ai pas eu le temps de rien faire dire au jardinier qui m'avait promis des fleurs. Comme je veux absolument lui écrire, faites-moi dire ce qu'il faut que je lui mande. J'ignore ce dont vous êtes convenue avec lui ; je désire pourtant lui témoigner mon chagrin, attendu, ma chère petite, qu'il est bien réel. Voilà un jardinier qu'on traite avec bien des égards et ces fleurs-là embaument le mystère, surtout enveloppées dans le post-scriptum : Je n'ai pas oublié vos cinquante louis ; vous les aurez après-demain. Que Joséphine ait ou non des intrigues, ce qui importe, c'est que Bonaparte n'en a rien su, c'est que personne n'en a parlé, c'est que les salons d'opposition, reformés dès les émigrés rentrés, n'en ont rien surpris. Et, comme elle se trouvait là qu'on n'avait contre elle aucun grief nouveau, que, malgré les velléités de divorce que pouvait éprouver le Consul, elle n'en jouissait pas moins de l'état public d'épouse légitime, qu'elle était associée à sa vie, et que, en France où les traditions monarchiques subsistaient pleinement, il paraissait impossible de séparer l'existence publique du premier magistrat de son existence privée, Joséphine suit pas à pas l'ascension graduelle qui porte Napoléon aux sommets ; elle se trouve entraînée par sa fortune, et sans qu'il y pense, peut-être qu'il le veuille d'abord, elle reçoit et prend une place dans l'Etat. Puisqu'il y a une Mme Bonaparte, il faut bien qu'elle paraisse et qu'on lui adresse des hommages ; comme elle fait au mieux dans un salon et qu'elle attire aux Tuileries ceux-let que Bonaparte tient le plus à conquérir, loin de se repentir de l'avoir mise en vue, il fait d'elle un des ressorts de sa politique, et, comme l'opposition contre elle lui semble une forme d'opposition contre lui-même, il se porte à accentuer davantage les honneurs qu'il exige pour elle et qui, d'abord spontanés et de simple galanterie, — comme au voyage de Lyon et à celui de Rouen, — deviennent commandés et se règlent par l'étiquette, comme au voyage de Belgique. L'épouse du Premier Consul a des dames du Palais ; l'épouse du Premier Consul a des préfets du Palais ; l'épouse du Premier Consul tient cercle ; on lui présente les ambassadeurs et les personnages d'importance. De fait, degré par degré, elle a monté les marches du trône, et bile n'a plus qu'à s'y asseoir. Cela fut plus compliqué qu'on n'eût pensé et peu s'en fallut qu'au moment même où l'Empire allait s'accomplir, la fortune de Joséphine ne s'écroulât brusquement. Et ce ne fut pas devant les propositions déguisées que, sous une forme ou l'autre, faisaient arriver jusqu'à Napoléon les souverains les plus puissants ; non plus, devant les discours des tribuns, ou les insinuations des frères ; mais, sur un caprice pour une femme de la Cour, caprice savamment exploité par Mme Murat. Joséphine, avec ses humeurs jalouses, est sotte, fait des scènes. Napoléon s'emporte, va jusqu'à signifier le divorce à Eugène et à en préparer les voies. Cela encore tourne court. D'abord, comme il le dit à sa femme, il n'a pas le courage d'en prendre la dernière résolution : Si tu ne fais que m'obéir, je sens que je ne serai jamais assez fort pour m'obliger à te quitter ; puis, le caprice qu'il a eu est passé ; enfin, il a regardé dans le jeu de sa sœur et de ses frères ; il sent une machination, et, pour la déjouer, brusquement, il décide que Joséphine sera couronnée et sacrée. Par surcroît, de ce divorce manqué, outre la couronne, outre le sacre, Joséphine tire le mariage religieux. Le Pape arrivé à Fontainebleau, elle lui raconte, lui avoue, peut-être, par plus d'habileté, lui confesse, qu'elle n'a point reçu la bénédiction nuptiale. Que peut faire ce prêtre, ce bénédictin, ce canoniste ? En quelle position se trouve-t-il, lui qui a adressé des brefs particuliers d'éloges à sa chère fille en Jésus-Christ ; Victoire Bonaparte, qui a reçu ses lettres, accepté ses présents, sollicité sa bienveillance et qui apprend soudain que cette chère fille vit en concubinage ; en état constant de péché mortel ? Peut-il transiger avec les règles les plus strictes de l'Eglise, avec la discipline dont il a la garde ? peut-il remettre à cette femme, au nom du Dieu dont il est le vicaire, l'anneau et la couronne, la communier de sa main, et, selon les rites, imposer sur elle la triple onction ? Il faut, d'abord, qu'elle soit mariée, qu'elle ait réhabilité son union criminelle. La France entière est prête et assemblée ; l'église est décorée ; l'Europe est attentive au moindre faux pas. Déjà on if éprouvé assez de retards ruineux du fait du Sacré-Collège et du Pape. A présent, ce ne seraient plus des retards, mais un écroulement et, dans l'universelle risée, le Pape repartant pour Rome. Il faut que Napoléon se marie ou qu'il renonce à être sacré et couronné. C'est le dilemme où sa femme l'enferme. Jamais contrainte plus efficace et plus certaine. Il cède, mais, du moins, le mariage sera secret ; il sera célébré par le Grand aumônier en quelque chambre écartée ; nul n'y assistera. Le Pape se contente ainsi, n'entre pas dans les détails. Fesch, s'il lui a demandé tous les pouvoirs dont il pourrait avoir besoin, n'a rien spécifié expressément. La matière étant délicate Pie VII n'a point insisté, s'en est rapporté pour les formes au Grand aumônier de France, cardinal de Lyon, primat des Gaules. Seulement, les pouvoirs qu'il a donnés au célébrant, n'ont point et ne peuvent avoir d'effet envers l'Empereur, moralement et, peut-on dire, physiquement contraint. Napoléon, pourtant, parait prendre son parti du mariage forcé. Les résistances que ses frères opposent à sa politique, les ambitions qu'ils révèlent, la hâte qu'ils portent à s'établir dans la succession impériale l'ont à la fin lassé. Il est brouillé avec Lucien et Jérôme, presque avec Joseph et Louis. Restaurateur de l'Empire carolingien, dépendra-t-il donc de ceux qu'il traîne à sa suite, dont la fortune n'est faite que des éclaboussures de sa gloire ? Il se retourne vers les Beauharnais ; ce sont eux qui le fourniront d'héritiers, c'est chez eux qu'il trouvera des successeurs à sa guise. Cela ne se fait pas sans une résistance acharnée des Bonaparte. Ils suscitent Jérôme ; ils prétendent relever Lucien ; ils réclament, ils calculent, ils invoquent leurs droits, et ne sont pas sans produire quelque effet. Mais s'ils obtiennent des trônes, ce n'est que moyennant une sorte de renonciation tacite à la succession même de l'Empire. Au système familial qui, jusque-là a semblé dominer la politique, Napoléon substitue, au moins adjoint, un autre système, l'adoptif. Ayant comme renoncé à procréer des héritiers, il trouve plus exceptionnel, plus surhumain, d'en instituer avec sa plume, et qui procèdent, hors de toute chair, de sa pensée. Pour cela, la famille Joséphine — famille au sens le plus large, car les alliés y sont compris — est précieuse. Elle permet, par des alliances, de greffer, eu des pays qu'on ne saurait raisonnablement annexer, des boutures napoléoniennes qui transformeront les races souveraines. Au travers des événements qui se pressent et l'emportent, couronnement de Milan, campagne de l'an XIV, campagne de Moravie, c'est là la pensée dominante : Comment en ce moment songerait-il au divorce ? Puis, c'est la Prusse attaquant et la campagne d'Iéna. Donc, à peu près tranquillement passent pour Joséphine ces deux années 1805 à 1806 ; elle y atteint e sommet de sa fortune ; elle y jouit de tous les honneurs et sa destinée parait fixée ; mais, à la fin de 1806, premier coup de cloche annonçant la déchéance : Napoléon est père et à n'en pas douter. Il a eu un fils : Léon, né le 13 décembre. Donc il peut en avoir d'autres ; le mauvais sort est conjuré. Cinq mois plus tard, le 5 mai 1807, le fils de Louis et d'Hortense, l'enfant sur qui Napoléon a reporté tout le paternel de sa tendresse, qu'il a virtuellement institué l'héritier, pour qui il a combiné les principaux ressorts de ses constitutions, meurt du croup à la Haye. C'est le glas de Joséphine que sonne le bourdon de Notre-Dame. Peut-être l'impression produite par le premier fait n'eût point été si profonde qu'elle déterminât une résolution chez l'Empereur ; mais il a dissipé ses doutes et mis fin à ses appréhensions. Jeté en son esprit, il y a fatalement provoqué des idées auxquelles la mort du fils d'Hortense donne leurs directions et qui trouvent à Tilsitt leur terrain de culture. Alors, elles sont mûres, et Napoléon envisage pour la première fois, non plus seulement l'hypothèse ancienne du divorce, mais le choix d'une nouvelle épouse. Jusque-là il n'a pas fourni à ses projets un objet certain ; à présent, c'est d'en trouver un qu'il s'inquiète. Il fait dresser une liste des princesses d'Europe en âge d'être mariées et de condition à lui convenir : liste singulièrement courte : deux russes, deux autrichiennes, deux saxonnes, une bavaroise, une espagnole, une portugaise. Ces dernières écartées, car il a ses desseins sur l'Espagne et le Portugal, la liste s'abrège, mais qu'importe, il a son siège fait. L'alliance politique qu'il conclut à Tilsitt avec Alexandre doit être renforcée et doublée d'une alliance familiale. Par là seulement, elle deviendra ferme et stable à jamais ; elle constituera un système. Sur des paroles qui, peut-être, ne sont que de compliments et de politesse, sur une phrase d'Alexandre : qu'il eût été heureux de donner sa sœur à Jérôme, il part et, sans approfondir davantage, il trouve là une avance pour lui-même, la certitude qu'il ne sera point refusé, s'il se présente. Est-ce un leurre que volontairement on lui a tendu, est-ce un mot de flatterie expansive, échappé sans dessein, dans l'effusion démonstrative des entretiens familiers ? Pour invraisemblable qu'elle est, cette dernière hypothèse parait la plus probable ; mais Napoléon ne l'envisage pas, du moins ne s'y arrête point. Il embrasse comme un engagement, dont, au fait, l'exécution ne dépendra que de lui-même, un projet qui, en admettant qu'Alexandre l'eût exprimé et que, en l'exprimant, il eût été sincère, dépendrait encore, pour être réalisé, de la volonté de l'Impératrice-mère, de celle de la Grande-Duchesse intéressée et de l'opinion de la Cour. Ne doutant pas un instant de la séduction qu'il exerce sur Alexandre, et sûr de l'avoir conquis — comme ci-devant il se flattait, la reine de Bavière, comme plus tard, il se flattera, l'impératrice d'Autriche — il le juge d'après lui-même et n'admet pas que, dans l'exécution de la volonté qu'il lui prête, Alexandre puisse s'arrêter à des résistances féminines et moins encore à des propos de courtisans. Il parait ne rien soupçonner ni des habitudes, ni des formes adoptées en Russie. L'influence décidée de l'Impératrice-mère et la puissance de son entourage, le compte qu'il faut tenir, dans ce gouvernement d'apparence autocratique, des éléments aristocratiques, tout lui échappe, soit qu'en fait il n'ait jamais pu, par Hédouville, en prendre aucune connaissance et que même l'assassinat de Paul ne lui ait rien appris, soit qu'il établisse son opinion sur les données à priori que fournit à son imagination une similitude purement nominale et apparente de titre et d'autorité. Quoi qu'il en soit des opinions d'Alexandre et de sa cour, Napoléon, dès son retour à Fontainebleau parait nettement décidé à en finir avec Joséphine. Autour de lui, deux partis, l'un que mène Fouché, l'autre où combat Talleyrand ; mais, à présent, an contraire de ce qui s'était passé en 1845, c'est Fouché qui provoque et qui prône le divorce, c'est Talleyrand qui s'y oppose : les rôles sont intervertis. Sans doute, l'intérêt que l'un ou l'autre porte à l'Impératrice n'y a aucune part, et l'on ne peut même dire que ce soit la politique. Pour que Talleyrand se range du côté de Joséphine, il suffit que Fouché, avec Maret et les Murat, fasse mine de l'attaquer : du résultat de la lutte dépend l'influence à venir. Peut-être pourtant, Talleyrand a-t-il déjà quelque machine montée en Russie, quelque projet formé où il lui faut l'appui décidé d'Alexandre, et pense-t-il se rendre agréable en lui épargnant les embarras d'un refus ? Malgré les présomptions qu'autorise sa conduite, on ne trouve, jusqu'à ces dates, que des intrigues où, plus que vraisemblablement, il a la main, qui sont menées par ses habitués et ses complaisants, mais où, lui-même, on ne le saisit pas encore. On n'est pas à la trahison décidée ; seulement aux politesses qui précèdent. Quant à penser que le prince de Bénévent parte, ici plus qu'ailleurs, d'un système général de politique et d'une préférence d'alliance, c'est une naïveté qui le ferait sourire. Fouché, bien plus ardent, donc bien moins habile, plus, aventureux et se compromettant davantage, envisage certes l'influence qu'il tirerait d'un mariage qu'il aurait aidé à conclure, mais il voit aussi l'affermissement du régime et surtout la consolidation au pouvoir des régicides nantis — dont il est. Il s'agit peur lui de manœuvrer, de façon à forcer les derniers scrupules de Napoléon, à déterminer Joséphine, et à précipiter le mariage, en en répandant le bruit, en le rendant presque officiel et en coupant ainsi les ponts derrière l'Empereur. Il prend tout sur lui et joue de verve, en grand acteur. Sans doute, il se tient assuré que Napoléon ne le désavouera point. Bien que l'Empereur ne lui ait point communiqué son dessein, il ne doute pas un instant qu'il l'ait conçu et qu'il n'hésite à le remplir que par une sorte de timidité, par une pitié envers la femme qu'il a aimée, par la crainte de rompre des habitudes de vie qui lui sont chères. Il lui suffira donc de donner le coup de pouce et nul moment n'est plus favorable. Il sait les aventures de Pologne ; serait-il ce qu'il est, s'il ne se faisait écrire ce qui se passe au Quartier général ? Là où d'autres n'ont vu qu'une passagère fantaisie, il trouve l'argument le plus décisif contre Joséphine : l'amour ancien chassé par un nouvel amour, de pareille espèce. Il n'ignore rien de la naissance de Léon et juge le parti à en tirer. Connaissant Napoléon comme il le connaît, armé des renseignements que lui fournissent ses agents salariés ou volontaires, il n'hésite pas à s'engager à fond. A Fontainebleau, l'Empereur n'habite plus le même appartement que Joséphine. Celle-ci, déjà touchée au vif par la mort du petit Napoléon, aux bruits qui courent du divorce prochain dont tout le monde parle, s'inquiète et s'agite. Fouché vient la trouver. Il lui dit que le bien public et la consolidation de la dynastie exigeant que l'Empereur ait des enfants, elle devrait bien adresser des vœux au Sénat afin qu'il se réunit à elle pour appuyer près de son époux la demande du plus pénible sacrifice pour son cœur. Sans doute, selon la forme qu'il a adoptée lors du Consulat à vie, il a cherché à provoquer et à obtenir des sénateurs une délibération conforme à ses projets ; sans doute encore, il a rencontré une résistance : le Sénat ne parlera qu'après s'être bien assuré de la volonté du maître ; or, si Joséphine réclame elle-même le divorce, comment ne pas croire qu'elle soit d'accord avec l'Empereur ? C'est un de ces coups où Fouché excelle. S'il avait encore sous la main le Tribunat, bien plus allant, il enlèverait la délibération sans faire parler Joséphine, mais il se sert de ce qu'il a. Joséphine, quelque ancienne habitude de confiance qu'elle
ait eue en Fouché, a été mise en garde par des indices et des racontars. Elle
a cherché des conseils et n'a pas manqué d'en demander à Mme de Rémusat —
celle-ci ou Talleyrand, on peut s'y tromper. Talleyrand a deviné le coup,
trouvé la parade et l'a enseignée à l'Impératrice : Venez-vous
de la part de l'Empereur ? dit-elle à Fouché. — Non, sans doute, mais mon dévouement à la dynastie
m'oblige à parler tomme je fais à Votre Majesté. Alors, prenant ses avantages,
Joséphine riposte : Je ne vous dois nul compte. Je
m'expliquerai avec l'Empereur. Mais l'Empereur semble fuir l'explication : Il faut précipiter les événements pour sortir d'une situation qui, en se prolongeant, devient inquiétante. Mme de Rémusat risque le coup hardi d'intervenir de sa personne. Elle attendit, a raconté Napoléon, le moment où je sortais de mon cabinet pour entrer dans ma chambre à coucher. Il était une heure du matin. Elle se fit annoncer au moment où je me mettais au lit... Ma curiosité fut piquée Je la reçus. La chose était curieuse en effet, car j'appris qu'il s'agissait de me faire répudier par ma femme. Je me rendis immédiatement auprès de Joséphine et la désabusai en lui donnant l'assurance que si la raison d'État me déterminait jamais à rompre des liens, c'est de moi qu'elle en recevrait la première confidence[5]. Dans la conversation qu'il a avec sa femme, nul doute, que, la bonde ouverte, son cœur ne se soit vidé. Il a parlé de l'impossibilité où est Joséphine de lui donner des héritiers ; peut-être a-t-il envisagé quelque moyen de nature à concilier ses sentiments et ses intérêts ? Sur des exemples que la Monarchie bourbonienne fournissait à sa mémoire, n'a-t-il pas pensé que si Joséphine s'y prêtait, il pourrait adopter, légitimer, ou même présenter comme son fils légitime, le petit Léon ? Joséphine n'a-t-elle pas hésité avant de répondre et n'a-t-elle pas au moins demandé conseil à Eugène ? Cette lettre d'Eugène semble bien le prouver. J'ai été content, écrit-il à sa mère, de ta conversation avec l'Empereur si elle est telle que tu me l'as fait rendre. Il faut toujours parler franchement à Sa Majesté. Faire autrement ne serait plus l'aimer. Si l'Empereur te tracasse encore sur des enfants, dis-lui que ce n'est pas bien à lui de te reprocher des choses semblables. S'il croit que son bonheur et celui de la France l'obligent à en avoir, qu'il n'ait aucun égard étranger. Il doit bien te traiter, te donner un douaire suffisant et te permettre de vivre avec tes enfants d'Italie. L'Empereur fera alors le mariage que lui commanderont sa politique et son bonheur. Nous ne lui resterons pas moins attachés parce que ses sentiments ne doivent jamais changer pour nous quoique les circonstances l'aient obligé à éloigner d'Elle (sic) notre famille. Si l'Empereur veut avoir des enfants qui soient à lui, il n'a que ce moyen. Tout autre serait blâmé et l'histoire en ferait justice. D'ailleurs, il a trop travaillé pour elle pour qu'il laisse un seul feuillet à déchirer à la postérité. Tu ne dois craindre ni les événements, ni let méchants. Ne tracasse plus l'Empereur et occupe-toi de régler tes dépenses intérieures. Ne sois pas si bonne avec tout ce qui t'entoure, tu en serais bientôt la dupe. Cette lettre d'Eugène, c'est, dans la répercussion d'une réponse, le sommaire de cette conversation quasi décisive où, pour la première fois, Napoléon a abordé directement avec Joséphine l'hypothèse du divorce dynastique : reproches au sujet des dettes, idée, sana doute fugitive, d'une supposition d'enfant, nécessité d'un héritier, regrets de quitter une femme aimée, assurance d'un établissement convenable, tout s'y trouve. On eût pu penser que, après cette explication entre les époux, qui au fond avançait ses affaires, Fouché comprendrait qu'un effort immédiat serait inopportun et qu'il convenait d'attendre. Mais, quelle que soit sa réputation d'homme habile, Fouché manque de tact. Il croit tenir sa proie et rien ne le fera bicher. A son excuse, on peut croire qu'il ignore la conversation de l'Empereur avec Joséphine, lorsqu'il éprouve le besoin d'écrire à l'Impératrice ce qu'il lui a dit seulement. Joséphine reçoit la lettre, la porte à l'Empereur que commencent à lasser ces plaintes et ces scènes, qui est d'autant plus excédé que, s'il gracieuse sa femme, c'est vers Fouché qu'il penche et c'est à lui qu'en conscience, il donne raison. Il est donc très froid et, après beaucoup de reproches sur la susceptibilité et la jalousie qu'elle montre, il lui promet de laver la tête à Fouché. Il s'exécute en effet. Jamais personne dans quelque condition qu'il fût, a dit Savary — à la vérité ennemi déclaré de Fouché et partisan de Joséphine à qui, par sa femme, il est allié —, jamais personne ne fut traité par Napoléon comme le fut le ministre de la Police dans cette circonstance. Mais ce ne sont que des paroles : Joséphine veut davantage, le 5 novembre, elle obtient que l'Empereur écrive : Depuis quinze jours il me revient de votre part des folies. Il est temps d'y mettre un terme et que vous cessiez directement ou indirectement de vous mêler d'une chose qui ne saurait vous regarder d'aucune manière. Lettres et paroles, c'est pour apaiser Joséphine et la tranquilliser. Elle a compté que Fouché serait disgracié, renvoyé du ministère, que la punition ainsi serait exemplaire. Il garde son portefeuille. C'est qu'au fait, a dit Napoléon lui-même, l'Empereur avait déjà arrêté ce divorce et qu'il ne voulait pas, par ce châtiment, donner un contre-coup à l'opinion. Malgré cela au milieu des retours, moraux ou physiques, que Napoléon a vers elle, Fouché pourrait bien périr ; car il continue à mener sa campagne. Il a encore renouvelé la charge et, de vive voix, il a répété et développé à l'Impératrice ce qu'il avait dit et écrit. Joséphine s'en est plainte à l'Empereur : C'est un excès de zèle, répond-il, il ne faut pas lui en savoir mauvais gré au fond ; il suffit que nous soyons déterminés à repousser ses avis et que tu croies bien que je ne pourrais vivre sans toi. Et il lui prouve, le jour et la nuit, comme elle lui est nécessaire, car il revient à elle bien plus que par le passé, par de fréquentes visites nocturnes ; il est réellement agité, il la presse dans ses bras, il pleure, il lui jure la tendresse la plus vive. A ces moments, Fouché n'a-t-il pas tout à craindre : mais quoi, Fouché chassé, l'idée le serait-elle ? Et cela, Fouché le sait bien : à peine Napoléon parti pour l'Italie (16 novembre) où, de fait, c'est le divorce qui — règlement de la situation d'Eugène, recherche d'une épouse, soit la princesse de Bavière, soit la fille de Lucien, au cas où la combinaison russe échouerait. — Fouché ouvre la cage aux bruits de divorce. Ils volent de tous côtés, emplissent les dépêches des ambassadeurs, font la conversation de tous les salons et reviennent au nid sous forme de bulletins de police. Fouché les transmet alors comme l'expression positive de l'opinion. Cette fois, l'Empereur se fâche : cette pression exercée sur sa volonté, cette prétention de lui imposer, avant l'heure qu'il a fixée, un acte où il a peine à se résoudre, l'irrite réellement : Monsieur Fouché, écrit-il de Venise le 30 novembre, je vous ai fait connaître mon opinion sur la folie des démarches que vous avez faites à Fontainebleau relativement à mes affaires intérieures. Après avoir lu votre bulletin du 19 et bien instruit des propos que vous tenez à Paris, je ne puis que vous réitérer que votre devoir est de suivre mon opinion et non de marcher suivant votre caprice. En vous conduisant différemment, vous égarez l'opinion et vous sortez du rôle dans lequel tout honnête homme doit se tenir. Plus en détails, huit jours après, le 6 décembre, il écrit à Maret qu'il charge expressément de calmer Fouché. Je vois avec peine par vos bulletins, que l'on continue toujours à parler de choses qui doivent affliger l'Impératrice et qui sont inconvenantes sous tous les points de vue. J'ai écrit fortement là-dessus au ministre de la Police. Il ne serait pas hors de propos que, sans paraître en avoir mission de moi, vous lui en parliez, en lui disant qu'en dernière analyse, on excite évidemment la population à se mêler de choses qui ne doivent pas la regarder ; comme tous ces bruits qui s'accréditent si facilement ne peuvent atteindre le but d'influer sur ma manière de voir et de sentir, n'est-il pas à craindre que je ne sois obligé malgré moi à prendre une autre issue en témoignant publiquement mon mécontentement à ceux qui en sont les auteurs ? De fait, il n'y a aucune urgence à préparer ainsi l'opinion : si, par son voyage, l'Empereur a rempli, à l'égard d'Eugène, les promesses faites à Munich et s'il a satisfait ainsi Joséphine, il n'en a point tiré d'ailleurs les résultats qu'il attendait. La princesse de Bavière lui a paru très inférieure à la Vice-reine et il a réfléchi au ridicule qu'il se donnerait en devenant beau-frère de son beau-fils, au lendemain d'avoir répudié la mère. L'entrevue avec Lucien à Mantoue n'a produit aucun résultat. On lui a promis de lui envoyer Lolotte, mais avec quelle répugnance ! Cette promesse d'ailleurs s'accomplira-t-elle ? La jeune fille paraîtra-t-elle dans les conditions requises ? Napoléon qui la demande pour le prince des Asturies, la gardera-t-il pour lui-même ? Tout cela reste vague, et durant un mois, il y a une sorte d'accalmie. Mais, en février (1808), le bruit se répand de nouveau que le divorce est irrévocablement arrêté. M. Savary, de retour de Pétersbourg, a rapporté tous les articles signés et arrangés pour le nouveau mariage de l'Empereur avec la grande-duchesse Marie. C'est la reine de Westphalie, peu instruite semble-t-il des prénoms de ses cousines[6], qui en donne à son père la nouvelle comme certaine. On annonce l'arrivée prochaine du Vice-roi d'Italie qui doit emmener sa mère en Italie. On sait la date de cette arrivée : ce sera le 2 mars. Le prince Guillaume de Prusse écrit que le prince de Bénévent va se rendre à Pétersbourg pour en ramener la Grande-Duchesse. Toute l'Europe s'inquiète et s'agite et, bien que Napoléon n'ait, de la part d'Alexandre, aucun indice de ses intentions, il n'est pas moins influencé par ces bruits et, en prend plus de confiance. L'ignorance où l'on vit à Paris sur tout ce qui se passe en Russie est complète et paraîtrait prodigieuse si l'on-ne se rendait compte de la distance, de l'interruption prolongée des relations, de la nullité des agents diplomatiques, de l'absence de toute information indépendante. Napoléon ne sait rien des projets de l'Impératrice-mère : il ne sait rien de la mission de Bourakine à Vienne, des négociations engagées, dès le lendemain de Tilsitt, pour marier la grande-duchesse Catherine, d'abord à l'empereur d'Autriche, puis à l'archiduc Jean, à l'Archiduc Palatin, au prince de Bavière, au prince de Prusse. Il ne sait pas que ces pourparlers se sont poursuivis durant l'année 1807 tout entière, et ce sera seulement en septembre 1808 qu'il en recevra le premier avertissement. Savary, à son retour de Pétersbourg, lui répète bien ce qu'honnêtement il a déjà écrit : l'influence établie de l'Impératrice-mère, tous les honneurs extérieurs, tous les hommages dirigés sur ce point, tout le prestige qui environne un trône attribué à la cour qui n'est pas souveraine, toutes les faveurs, toutes les nominations reportées en gratitude à ses pieds ; mais s'il avoue que, à son arrivée, il a trouvé dans tout ce qui formait la société de l'Impératrice-mère une opposition très prononcée contre nous, par un mouvement naturel aux diplomates même improvisés, il dit que, à son départ, il l'a laissée dans des impressions bien meilleures et qu'il n'y a qu'à achever promptement la tâche commencée. Il ajoute même qu'il n'y a nul doute que la conversion de cette princesse ne soit, à la fois, l'effet de la justesse de son esprit et de son attachement pour son fils. Caulaincourt ira bien plus loin. Qu'il ignore en réalité ou qu'il veuille ignorer, que son aveuglement soit involontaire ou réfléchi, qu'il trouve seulement un intérêt à flatter les projets de l'Empereur, ou qu'il ait pris des engagements avec le gouvernement russe comme il en a pris avec Alexandre, peu importe le mobile : consciemment ou non, il aggravera la situation en fournissant des données entièrement inexactes sur les intentions de l'Impératrice mère et de la Grande-Duchesse. Où il y a une haine irréconciliable, un mépris qui ne se contient pas, la volonté affirmée d'abaisser l'ennemi des rois, de le détruire et d'abolir son œuvre, il verra et rapportera des gentillesses et des avances, des désirs d'union, des velléités de mariage, que dire ; presque de l'amour ! Et c'est là-dessus que vit Napoléon. S'il pouvait savoir de quel ton Tolstoï, l'ambassadeur russe à Paris, a dit sa stupeur au premier bruit de ce projet de mariage (octobre 1807). Et qui le lui a appris ? La reine de Westphalie, née princesse de Wurtemberg, qui n'oublie pas encore ce qu'elle doit à ses augustes parents. Elle a usé du prince de Mecklembourg-Schwerin en recommandant la plus grande discrétion, car, si on venait à découvrir que Tolstoï en a été informé, on se douterait aisément que c'est par elle, ce qui entraînerait fatalement sa perte. Et cette chose extravagante que Tolstoï n'a d'abord envisagée que comme un tripotage imaginé par le prince de Mecklembourg pour se faire valoir, qu'il ne rapporte que parce que le bruit en est à présent répandu dans toute la ville, produit à la cour impériale une pareille impression de stupeur. Je serais le plus heureux des hommes, écrit le ministre des Affaires étrangères, Roumiantzoff, si je pouvais épargner à la plus tendre comme à la plus auguste des mères les inquiétudes où ces bruits l'ont jetée. (Mars 1808.) Tolstoï n'a pas besoin qu'on le pousse ou qu'on l'excite. Comme les ministres, il ignore quels peuvent être les desseins secrets d'Alexandre, mais il partage toutes les opinions de l'impératrice Marie et c'est à elle, bien plus qu'à sou empereur qu'il a souci de plaire. Qu'il convienne à Alexandre de se dire l'ami et l'allié de Napoléon, c'est affaire à lui, mais c'est affaire à Tolstoï d'enregistrer les nouvelles défavorables, de présenter sous le jour le moins discret les fissures qui se produisent dans l'édifice napoléonien, de susciter les malentendus par qui s'aigrira cette encombriinte amitié et, par des critiques ou des apologies, par des craintes on des regrets, de préparer le retour à la politique que l'oligarchie russe avait imposée à son chef depuis l'exécution de Paul Ier. Si les Russes paraissent craindre qu'Alexandre, dans sa correspondance particulière avec Napoléon, ne se soit laissé surprendre un engagement, ils sont bien décidés à lutter jusqu'au bout, à ne pas souffrir ce sacrilège : une grande-duchesse de Russie livrée à Napoléon. Et Napoléon, qui, de la part d'Alexandre, n'a pas reçu la moindre assurance, n'en demeure pas moins dans la conviction que c'est là une affaire entendue, que ai l'empereur de Russie a quelque scrupule, il lui sera aisé, avec le pouvoir qu'il S'attribue sur son esprit, d'en avoir raison dans une entrevue dont il s'agit seulement de déterminer l'époque. Aussi veut-il terminer ce qui touche Joséphine. Au commencement de mars, un jour qu'il doit y avoir grand cercle aux Tuileries, il voit Talleyrand, lui annonce la décision prise et en tels termes que, quelques instants après, Talleyrand, rencontrant Rémusat, lui parle du divorce comme d'une chose faite, à laquelle il n'y a plus à apporter une résistance inutile. Au dîner, tète à tète avec l'Impératrice, tristesse et silence. Joséphine va s'habiller pour le cercle, attend ensuite qu'on l'avertisse que l'Empereur est prêt. Au contraire, on vient lui dire qu'il est malade ; elle monte ; le trouve souffrant de crises d'estomac violentes et dans un état de nerfs agité. En la voyant, il ne peut retenir ses larmes, il l'attire sur son lit, la presse dans ses bras. Ma pauvre Joséphine, dit-il, je ne pourrai point te quitter. Elle, qui ne s'attendait pas : Sire, calmez-vous, sachez ce que vous voulez et finissons de telles scènes. Il est trop souffrant pour paraître ; il fait congédier le cercle ; il retient sa femme, il la veut près de lui ; il ne peut se séparer d'elle, et c'est une nuit de larmes, de tendresse, d'agitation, où tous les nerfs en action ne se détendent que par l'excès de la volupté ! Ainsi ne parvient-il pas à se retirer de cette femme que, physiquement, il aime encore, dont il convoite les pensées an point de rester jaloux, de s'inquiéter si elle parait s'occuper du jeune Mecklembourg et d'en faire des scènes ; il craint, s'il la quitte, le trouble dans sa vie intérieure, le changement de ses habitudes, l'obligation d'être galant, attentif, empressé près d'une princesse jeune, altière, habituée aux hommages ; il craint l'étrangère venant à Paris, ne connaissant rien de la Société ni de la Cour, incapable de s'y intéresser et même de s'en instruire ; il craint les salons qui jaseront de lui, la ville qui le chansonnera, le peuple et l'armée auxquels il a présenté Joséphine comme la protectrice des petits et des pauvres, l'Impératrice bienfaisante, et qui ne comprendront pas qu'il l'abandonne. Surtout il l'aime : Si j'avais le malheur de la perdre, a-t-il dit à Champigny, la raison d'État pourrait me forcer à me remarier ; mais alors j'épouserais un ventre : elle seule aura été la compagne de ma vie. Et c'est pourquoi, aux heures où il a paru le plus décidé, il n'a pu matériellement encore se détacher d'elle et, à ces combats que se livrent ensemble sa politique et sa passion, l'on peut juger si celle-ci est puissante puisque, trois années durant, elle tient celle-là en échec. Joséphine, elle, n'éprouve point de ces sentiments. Ferme en la position qu'elle a prise, nullement gênée par un amour dès longtemps oublié, elle défend seulement sa position ; elle ne se fie point à ces scènes pathétiques ; elle prétend que Bonaparte passe trop vite de ces protestations tendres à des querelles pour des galanteries qu'il lui suppose ou à d'autres plaintes ; qu'il veut la fatiguer, la rendre malade, peut-être pis même, car son imagination aborde tout. Ou bien, elle croit qu'il s'efforce de la dégotter de lui en la tourmentant sans cesse. Elle est, diverses fois, assez incommodée, et alors, elle pense au poison, accuse presque l'Empereur : Si j'arrive à trop le gêner, dit-elle, qui sait ce dont il est capable et s'il résisterait au besoin de se défaire de moi ? Pour elle-même, pour sa tranquillité, telle que l'envisagent Hortense et Eugène, elle souhaiterait peut-être en avoir fini, avoir eu le courage de prendre une résolution, mais une femme ne quitte pas un trône comme un amant : si l'un se retrouve, l'autre non. Pour excédée qu'elle se prétend — et qu'elle est — elle ne lâche point sa part. Volontairement, spontanément, elle n'abdiquera point ; elle ne se soumettra que si elle voit clairement l'impossibilité de la lutte. Encore met-elle des armes en réserve dont elle tentera de se servir, comme une maîtresse quittée de vieilles lettres d'amour. Avec l'Empereur, elle conserve l'attitude ponctuelle, l'exactitude empressée, la douceur de formes qui, comme il dit, répandent un agrément infini sur sa vie intime. Avec une soumission entière, qui n'a pas besoin d'être requise et qui ne laisse jamais deviner la contrariété, elle conforme son existence aux occupations, aux plaisirs, aux caprices du maître. Elle joue s'il lui plaît de jouer ; elle subit ses enfantillages et ses brusques joies ; dans les brutalités subites de ses gaîtés d'écolier, elle ne se plaint même pas et ravale ses larmes. A Bayonne, elle fait les honneurs de la captivité aux princes d'Espagne ; au retour, elle passe les nuits à voyager, les journées à recevoir les peuples, à les séduire, à en faire la conquête. Elle est adroite, elle parle à propos et ne dit rien qu'il ne faille dire. Dans cette course à travers le midi, où c'est un supplice de chaleur et de fatigue, elle a constamment aux lèvres, même lorsqu'elle est tenaillée par la migraine, un sourire de bienveillance et d'accueil, si bien étudié qu'il ne semble pas appris. C'est un triomphe pour elle que chaque réception, non qu'elle étonne, surprenne, éblouisse et fatigue comme l'Empereur, mais elle flatte les vanités, séduit les orgueils et charme les résistances. Ainsi, bien mieux que par des scènes et des sanglots, se rend-elle agréable et nécessaire et écarterait-elle le calice, s'il pouvait être écarté. Mais Fouché veille, il poursuit son travail et pour l'avancer, il profite, cette fois encore, de l'absence prolongée de l'Empereur. Il n'hésite pas à sonder directement l'Ambassadeur russe, même à le tenter d'argent : Il ne dépend que de vous de faire fortune, lui dit-il, si vous voulez jouer dans les fonds. Je sais une nouvelle qui, répandue par vous, les ferait hausser de dix pour cent, et, comme Tolstoï ne témoigne aucune curiosité de savoir quelle peut être cette nouvelle, il dit que c'est celle du mariage qui a déjà tant couru Paris. Tolstoï s'inquiète, se demande si, à côté de la politique qu'il fait à Paris, il : n'en est pas une autre que son maitre suit directement, il en avertit le ministre des Affaires étrangères, en devient de plus en plus aigre contre la France. Depuis longtemps il réclamait son rappel ; à présent, il l'exige presque. Ce n'est point la seule tentative de Fouché, mais, après celle-là que ne peut-il oser ? Le bruit du divorce est si bien accrédité partout que, s'il ne s'accomplit pas, tout le monde dira que, dans ses demandes, l'Empereur a subi un échec. Aussi Napoléon se courrouce-t-il bien plus encore qu'à Venise, et il écrit à Cambacérès (17 juin) : Mon cousin, on m'apprend qu'on tient chez Fouché les propos les plus extravagants. Depuis les bruits sur le divorce, on dit qu'on en parle toujours dans son salon, quoique je lui aie fait connaître dix fois mon opinion sur ce sujet. Le résultat de tout cela est de déconsidérer le souverain et de jeter du vague dans les esprits. Prenez des informations, et si cela est, parlez-en à Fouché, et dites-lui qu'il est temps qu'on finisse de s'occuper de cette matière-là et qu'on est scandalisé de la suite qu'il y met. Est-il étonnant après cela, que des hommes comme Florent-Guyot, Jacquemont et autres, sur ces hypothèses, commencent à tramer des complots ? Ce n'est.pas gaie j'aie le moindre doute sur la fidélité de Fouché, mais je redoute la légèreté de sa tète qui, en propageant ces idées, en fait naître d'antres et des projets que, ensuite, par métier, il est obligé de réprimer. Fouché, donc, est averti par Cambacérès, mais est-ce une raison pour qu'il s'arrête ? Non seulement il continue à propager la nouvelle, mais il s'en fait faire des rapports qu'il adresse directement à l'Empereur. Alors, le 13 juillet, Napoléon lui écrit : Je ne conçois plus rien à votre tète. Est-ce qu'il fait trop chaud cette année à Paris ? Je mande à l'Archichancelier de m'expliquer tous ces logogriphes. Tout ce que j'en vois est bien pitoyable : C'est encore pis que les scènes de l'automne passé. Soyez donc ministre de la Police : réprimez les brouillons et ne le soyez pas. Tranquillisez l'opinion au lieu d'y jeter des brandons de discorde. Soyez le supérieur et non le rival de vos subordonnés. En deux mots, ne me donnez pas, à vous seul, autant d'occupation que toute la police de l'Empire... Mais, ces bruits, n'est-ce pas Napoléon lui-même qui, en des cas, contribue le plus à les accréditer ? Son esprit, au moment même où va avoir lieu enfin l'entrevue décisive avec Alexandre, est-il obsédé par cette idée au point qu'il ne puisse s'en taire ? A son passage à Bordeaux (1er août), lors de la réception du clergé, il engage, sur le divorce, une sorte de discussion dogmatique et, comme les théologiens présents lui répondent par le texte de l'Evangile : que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni : C'est bon dans des cas ordinaires de la vie, réplique-t-il, mais, lorsque des causes majeures interviennent, lorsque le bien de l'Etat l'exige... et, comme les prêtres ne se rendent pas aux arguments qu'il tire de Pologne et de Hongrie, il se fâche, les congédie brusquement, se vantant toutefois ensuite de les avoir mis dans le sac. Comment aurait-il mieux annoncé la séparation prochaine ? Au reste, il va partir pour Erfurt et là il compte en finir. Mais comment posera-t-il la question ? Va-t-il se jeter à la tête de l'empereur de Russie, s'exposer à un échec ? Soumettra-t-il son orgueil à une demande en règle avant d'être certain d'être agréé ? Quoi qu'on croie et qu'on dise, dans la correspondance entre les deux souverains, la question n'a jamais été posée, effleurée même. S'il y a eu des bruits répandus à Paris et répercutés à Pétersbourg, Alexandre, dans ses lettres, n'y a jamais fait allusion qui autorisât une ouverture. Il faut donc quelqu'un qui se charge de mettre l'empereur de Russie sur la voie. Mais qui ? Talleyrand ! Et peut-être, avec Talleyrand, Caulaincourt. Or, Talleyrand et Caulaincourt paraissent dès ce moment en grande intimité. Talleyrand part avec l'idée arrêtée de jouer son jeu personnel et de mettre Alexandre dans ses intérêts pour obtenir le mariage de son neveu avec la jeune princesse de Courlande. Pour cela, il ne manquera pas un soir de venir chez la princesse de la Tour et Taxis où il est sûr de rencontrer l'empereur de Russie. C'est à vous de sauver l'Europe, lui dira-t-il dès la première entrevue, et vous n'y parviendrez qu'en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé et son souverain ne l'est pas. Le souverain de la Russie est civilisé et son peuple ne l'est pas. C'est donc au souverain de la Russie à être l'allié du peuple français. De ce peuple, Talleyrand se déclare le représentant. Voilà la complicité établie et l'alliance formée. Reste à régler la question du mariage. Il fallait, arriver, a écrit Talleyrand lui-même, à ce que l'idée de cette alliance fût assez admise pour
satisfaire Napoléon, et à ce qu'il y eût cependant des réserves qui la
rendissent difficile. En d'autres termes, il s'agissait de jouer
Napoléon. Or, c'était bien là le but d'Alexandre : à sa mère qui, quelques
jours auparavant, lui a adressé le plus violent des réquisitoires contre le tyran sanguinaire qui gouverne l'Europe avec un sceptre
de fer, qui l'a conjuré de profiter des revers de Dupont pour déclarer
la guerre à la France, qui lui a présenté l'entrevue avec Napoléon comme une tache ineffaçable à sa réputation, il a répondu
par un plaidoyer où il dévoile sa politique. Il faut,
a-t-il dit, entrer pour quelque temps dans les vues
de la France et lui prouver qu'elle peut rester sans méfiance sur les
intentions et les plans de la Russie. C'est à ces résultats que devaient
tendre tous nos efforts pour pouvoir respirer pendant quelque temps librement
et augmenter pendant ce temps si précieux, nos moyens, nos forces, mais ce
n'est que dans le plus profond silence que nous devions y travailler et non
en publiant nos armements, nos préparatifs, sur les places publiques et en
déclamant hautement contre celui dont nous nous défions... Faut-il, pour un moment de revers qu'éprouve Napoléon,
gâter tout notre ouvrage et donner des doutes sur nos vraies intentions ? Le
revers qu'il éprouve peut être momentané ; ne devons-nous pas être sûrs alors
de nous attirer toute la vengeance et sommes-nous déjà en mesure de la braver
? Au premier mot, il me comprit, dit Talleyrand, et il me comprit précisément comme je voulais l'être : S'il ne s'agissait que de moi, me dit-il, je donnerais volontiers mon consentement, mais il n'est pas le seul qu'il faut avoir. Ma mère a conservé sur ses filles un pouvoir que je ne dois pas contester. Je puis essayer de lui donner une direction ; il est probable qu'elle la suivra, mais je n'ose pas en répondre. Tout cela, inspiré par une amitié très vraie, doit satisfaire l'empereur Napoléon. Même note, à ce qu'il semble, avec Caulaincourt. Mais, quoique, dès les premiers temps de son ambassade, Caulaincourt se soit livré, en désavouant Napoléon, en se disculpant de l'affaire du duc d'Enghien, en séparant sa cause de celle de son maitre, il n'est point établi en la posture de quasi-égalité, d'intimité, de complicité où le prince de Bénévent excelle à se mettre ; il n'a point cette superbe et ne jouit pas de cette audace. Talleyrand tient Napoléon pour un homme de rien envers qui un homme né comme lui n'a d'autres devoirs que ceux que lui imposent ses intérêts. Il a pris ses précautions, car la fortune est instable, et en s'assurant Alexandre, il s'est garanti l'avenir. Caulaincourt qui ne voit pas si loin ni si haut, qui peut-être est encore retenu par quelque point d'honneur de soldat, ne vise sans doute que des distinctions banales et des faveurs de cour. Si, d'un clignement d'œil, comme il !e prétend, formellement, comme le dit Metternich, Talleyrand s'entend avec Alexandre, Caulaincourt est trop petit seigneur et trop imbu des distances pour ne pas regarder l'empereur de toutes les Russies de ses deux yeux écarquillés. D'ailleurs, il s'est mis dans la main du maitre en intrigues et il sera désormais, à Pétersbourg, bien plus l'agent de Talleyrand que celui de Napoléon. Lorsque, tout de suite après la conversation entre Alexandre et Talleyrand, Napoléon se trouve instruit de ce qu'on est convenu de lui dire, il est joyeux, satisfait, assuré de sa fortune : L'amitié d'un grand homme est un présent des Dieux. Mais, soit qu'il ne veuille pas encore pousser les choses à bout, qu'il craigne, en se livrant, de payer trop cher ce mariage, qu'il prétende régler d'abord les affaires de la politique, puis, sur des détails, obtenir des concessions ; soit que, par une suprême habileté, Alexandre parvienne à éluder les conversations spécialement compromettantes, et à se tenir dans les généralités, on n'aborde point les noms ; on n'envisage point les personnes ; Napoléon ne pousse pas sa pointe et Alexandre gagne du temps. La grande-duchesse Catherine a vingt ans : c'est d'elle seule qu'il peut être question : coûte que coûte, on la mariera. Après tant d'époux recherchés ou dédaignés, les plus grands partis d'Europe, on sera heureux de trouver le prince Georges de Holstein-Oldenbourg, laid, chétif, couvert de boutons, articulant avec peine, sans États, sans fortune autre que celle qu'on lui fera, mais il a l'apparence d'un homme et le titre d'un prince, cela suffit. Dans huit jours, les fiançailles seront officielles. Restera, il est vrai, la grande-duchesse Anne, mais elle a quatorze ans, et le prétexte de l'âge est tout trouvé. Gagner du temps, c'est gagner tout. Si Votre Majesté se trompait de voiture ! dit Talleyrand en a parte à Alexandre au moment où les deux empereurs se séparent : cinq ans plus tard, par les soins de Talleyrand, Alexandre trouvera son lit fait à l'hôtel de l'Infantado. Au retour d'Erfurt, Napoléon, tout entier aux affaires d'Espagne, ajourne jusqu'à la conquête, tout au moins jusqu'à une grande victoire remportée par les Anglais, la question du divorce qu'il n'a pas le temps matériel de pousser à fond. Il part, et alors se produit, en vue de parer à un accident et d'en profiter, l'étrange réconciliation de Fouché avec Talleyrand. Joséphine est-elle mêlée de cette intrigue ? A coup sûr, Mme de Rémusat. Fouché a compris qu'il ne s'agissait plus d'affermir la dynastie, alors que celui qui la portait encore en puissance allait affronter des dangers, non plus même collectifs et communs à toute l'armée comme dans d'autres guerres, mais personnels et uniques ; que, contre une estafilade à la Navarraise ou à la Catalane, qui tuent également leur homme, il fallait prendre ses garanties en groupant quelques bons esprits et, bien qu'il n'aimât pas Talleyrand, Talleyrand avait sa valeur. Après Cambacérès, avec qui il n'y avait pas à s'entendre pour le moment, le prince de Bénévent, le seul grand dignitaire présent à Paris, pouvait prendre légalement des initiatives que Fouché prévoyait nécessaires. Gran& chambellan, il était à même de renseigner mieux que tout autre. De plus, chacun amenait son parti, et Talleyrand, l'Impératrice. Au moins, si, à celle-ci, il ne confiait rien des projets formés et qu'il ne l'y introduisit pas, n'en pouvait-il faire un instrument qu'il dirigerait à sa guise ? Il est remarquable que, durant cette absence de l'Empereur, à ce moment où Fouché et Talleyrand se réconcilient, pour la première fois, Joséphine sort de ce silence qu'elle a gardé toujours sur les affaires de l'Etat ; en réponse à une adresse du Corps législatif, elle prononce une sorte de discours politique — et tel que Napoléon en prend l'éveil et juge à propos d'en démentir et d'en désavouer, dans le Moniteur, le terme essentiel. Surveillant, comme elle fait, tous ses mots, habituée à jeter la banalité de ses remerciements dans les moules que Napoléon lui a préparés, connaissant les défiances dont il est susceptible, Joséphine a-t-elle vraiment, de son chef, laissé échapper l'hérésie constitutionnelle qui lui vaudra une si sévère leçon ? N'est-ce pas qu'elle lui a été suggérée et que quelque affidée de Talleyrand s'est trouvée exprès pour la souffler ? Rien n'est indifférent ici et si, au retour d'Espagne où il a trompé les espérances — ou les craintes de ses ministres, l'Empereur traite comme il fait le Vice-grand-électeur, c'est qu'il a surpris une partie du complot, non certes tous les fils, car ils sont si nombreux qu'on s'y perd. Au centre de la toile, il a vu Talleyrand, mais Fouché s'est esquivé ; il a vu le fil tendu vers Naples et qui passe par Lucques ; non celui qui relie Pétersbourg à la rue de Varennes ; moins encore ceux qu'il aurait sons les yeux en se penchant de son trône et qui s'entrecroisent du quai Voltaire où est le ministère de la Police, au Luxembourg où siège le Sénat, du Palais Bourbon où le Corps législatif tient séance, à Notre-Dame où s'assemblent les Vicaires capitulaires ; qui font communiquer les salons des émigrés rentrés avec les cabarets des terroristes impénitents, pénètrent dans les prisons d'État, s'accrochent dans les casernes de la Garde de Paris et, de là avec le tacite agrément des préfets, s'envolent vers les corps d'armée lointains, La conspiration est partout, dans son ménage, son ministère, sa garde, sa maison, sa famille ; elle est dans l'État et dans chacune des administrations de l'État, non pas agissante et formulée peut-être, sauf dans quelques milieux révolutionnaires et royalistes, mais tacitement consentie par tous et, en cas d'un accident, préparée pour toutes les combinaisons. Napoléon ne surprend que des indices ; il croit avoir assez puni en retirant à Talleyrand la clef de grand chambellan ; il ne pousse pas sa recherche que Fouché, d'ailleurs, saurait rendre vaine. Le lien lui échappe ; puis, qui frapper ? C'est la même situation qu'an lendemain de Marengo ; mais, comme alors la nécessité de perpétuer le gouvernement, à présent la nécessité de perpétuer la dynastie, s'impose. Pourtant si urgent que soit le divorce, la guerre est plus urgente : L'Autriche, moins prudente que n'est' la Russie, prétend profiter de l'occasion de l'Espagne et, sur les exemples qu'elle donne, émouvoir à son tour les peuples contre l'ennemi des Oligarchies. A l'universalité des politiques et des courtisans qui l'entourent et qui veulent qu'il marche avec l'Autriche, Alexandre résiste, selon la politique qu'il préconisait avant Erfurt : il se réserve pour profiter des désastres. Napoléon, cette fois encore, n'aura donc affaire qu'à l'Autriche, mais il sent le mauvais von-loir des Russes ; il l'éprouve tout entier durant cette campagne qu'il a entreprise avec bien moins de moyens que les précédentes, où les lieutenants lui manquent, où les soldats de France lui font défaut, où, pour la première fois, il sent frémir et s'agiter en Allemagne, des ferments de nations. Pas le temps de réfléchir jusqu'à Essling : il est dans la fournaise ; mais, après Wagram, il se reprend et il pense. Le Grand Empire insulté en Hollande, à Naples, en Espagne, en Westphalie, chancelle en France au bruit des invasions possibles. Fouché appelle de partout les gardes nationales, emplit Paris de milices douteuses, impose Bernadotte à l'armée qui doit repousser l'invasion anglaise, lui fournit un état-major de ses créatures, lui prépare un facile triomphe et, dans le cas d'un nouvel échec de Napoléon en Autriche, met en ligne la seule force organisée et un homme. Talleyrand est de l'affaire : un homme à lui, Montrond, est à Anvers, chez le préfet, d'Argenson et correspond avec les Anglais. Le général Sarrazin, l'ancien secrétaire général de Bernadotte à la Guerre, vient de quitter Cadzand où il a tout préparé pour la trahison. Louis, au dire des Hollandais même, est suspect : son général, Bruce, a livré le fort de Batz sans brûler une cartouche. A ce qui se passe à Paris et à Walcheren, faut-il relier ce qui s'est passé en Portugal, la conjuration dans l'armée de Soult où l'on a pris — et lâché — Argentou, mais où les généraux Loison, Delaborde, Merle, Quesnel, les colonels Méjan, Laffitte, Girardin, Donadieu ont été plus ou moins compromis ? Ce qu'Argentou demande d'abord à Wellington, c'est trois passeports au nom de trois officiers, pour communiquer en France aux généraux..... et à d'autres mécontents de l'ordre de choses les mesures que les officiers du corps de Soult ont en vue ? S'il n'aperçoit pas le détail, au moins voit-il l'Archichancelier dupé par Fouché, Clarke ne lui refusant rien, l'Intérieur et la Police réunis presque à la Guerre aux mains du même homme et, dressé pour la succession, prêt à la saisir, Bernadotte, l'ennemi d'hier, de demain, de toujours, celui-là dont, après chaque bataille, il se demande si ce n'est point un traître ! Il faut donc qu'il divorce. Ainsi seulement, mettra-t-il fin aux incertitudes d'avenir ; ainsi, assurera-t-il l'hérédité par la présence réelle d'un héritier ; ainsi, terminera-t-il les intrigues : ainsi, par la vertu du principe monarchique auquel il croit fermement depuis qu'il le pratique pour lui-même, se rendra-t-il tranquille sur les destinées de l'Empire en laissant à Paris, an cas qu'il soit contraint le s'en éloigner pour de nouvelles guerres, une vivante représentation de lui-même. Joséphine condamnée par la politique, l'est plus encore par l'absence. Une autre femme a pris sa place : une femme qu'on peut dire de l'espèce dont elle est : aussi soumise aux caprices du maître, aussi tendre, aussi douce, une sorte d'épouse morganatique qui n'a nul des défauts de la légitime : point de dettes, ni de folles dépenses, point de jalousies subites, point d'entourage qui intrigue. Depuis la mi-avril, Napoléon est séparé de l'Impératrice et l'on est à la fin d'octobre. Les liens d'habitude si puissants sur son esprit et sur son cœur, si résistants encore l'année précédente, se sont distendus et Joséphine ne tente plus rien pour les resserrer. Soit qu'elle se sache condamnée ou qu'elle se sente trop lasse pour continuer la lutte, elle s'abandonne. Elle ne réclame plus sa place et son droit comme elle a fait aux précédentes campagnes. Elle ne demande plus à rejoindre l'Empereur, elle ne sollicite plus de venir à Vienne ; elle reste à Strasbourg, se terre à Plombières, retourne à Malmaison, déjà comme déchue, évitant Paris où elle ne recevrait plus, semble-t-il, à Son entrée, le salut du canon et les hommages des autorités. Quelle différence de ce retour à celui de 1807 ! Ses lettres à l'Empereur sont froides et courtes ; les réponses qu'elle reçoit si sèches et si brèves que, pas une fois, il ne s'y glisse un mot d'affection, même d'amabilité ou de complaisance. A. la fin, la banalité d'un Tout à toi machinal. D'ailleurs, ces billets s'espacent. L'esprit est ailleurs ; le cœur est autrement occupé. Joséphine, de son côté, ne semble plus porter, en la fortune impériale, la pleine confiance de jadis. Le doute s'est glissé chez elle et l'inquiétude. Elle en perd son habituelle réserve, et, à Strasbourg, sur la nouvelle d'Essling, se compromet presque en paroles avec Metternich, accuse la défaite, annonce la paix nécessaire. Sa déchéance prochaine semble l'éclairer sur les faiblesses du régime et sur son instabilité. Elle se retire de plus en plus, ne commande plus de service d'honneur, s'entoure plutôt de ses amis que des gens de sa maison ; elle n'agirait pas autrement si, avertie, elle entendait préparer sa retraite. De cette vie de dame de château, non plus de souveraine qu'elle a menée à Plombières et à Malmaison, il faut qu' elle sorte pour venir à Fontainebleau essuyer les suprêmes orages. Là quoi qu'on pense d'elle, il faut la plaindre. A. ces portes fermées, condamnées, qui de son appartement menaient à celui de l'Empereur ; au silence glacial que Napoléon garde avec elle, aux tiers qu'il introduit dans son intérieur, de façon que lui et elle ne se trouvent jamais tête à tête ; aux réticences des courtisans, à l'abandon surtout où ils la laissent, elle devine l'arrêt. A présent, à peine si l'on fait attention à elle, à peine si on la sollicite, à peine si les chambellans et les dames du Palais se donnent l'air de faire leur service. A quoi bon ? Pendant que, debout, elle tient cercle, on s'assied, on rit, on cause entre soi. Alors, rentrée chez elle, elle pleure, elle écrit lettre sur lettre à Eugène ; elle se confie à qui vient la voir ; tout lui est bon pour obtenir des renseignements et diminuer ses inquiétudes. Et, à chaque fois, ses craintes augmentent, sans que, pourtant, elle se décide à prendre son parti et à prévenir, par dignité, le sort inévitable qu'on lui réserve. Le divorce est devenu l'unique question, au point qu'à peine si l'on parle de Walcheren ; Fouché se tire d'affaire par des protestations et Talleyrand, à son ordinaire, par une pantalonnade : Si j'avais été tué qu'auriez-vous fait ? lui demande l'Empereur. Ce que nous aurions fait, ma foi, nous aurions fait caca dans nos culottes ! Pas un mot ni de Bernadotte, ni de Mme de Rémusat, ni de la princesse de Vaudemont. Amnistie pour le passé. C'est Fouché qui l'emporte et à présent, Fouché et Talleyrand sont d'accord. Jusque-là Napoléon a paru subordonner l'accomplissement du divorce à la célébration immédiate d'un nouveau mariage ; à présent, les événements le pressent au point qu'il n'attend plus d'avoir obtenu une sûreté à cet égard. Il divorcera d'abord et, de cette façon, il s'obligera lui-même à faire un choix, en même temps qu'il contraindra les souverains auxquels il s'adressera à lui fournir une réponse positive. Ainsi s'interdit-il à lui-même les délais et les retardements où Joséphine pourrait le reprendre et qui rendraient, sinon sa résolution moins ferme, an moins les préliminaires de l'acte plus pénibles. D'ailleurs, bien qu'il soit toujours tenté par le mariage russe et que, pour le préparer, il comble de ses grâces, le nouvel ambassadeur de Russie, Kourakine, l'agent personnel de l'Impératrice mère, bien qu'il multiplie les sacrifices de sa politique pour plaire à Alexandre, il n'a pas été sans envisager d'autres hypothèses et sans reconnaître d'autres cours où une demande de sa part ne serait pas repoussée. Néanmoins, d'aucun côté, il n'a de certitude. Ce qui s'impose, c'est d'en finir d'abord avec Joséphine On Cherchera ensuite. Mais, si déterminé qu'il soit, il redoute encore la suprême bataille, les larmes, le désespoir qu'il va causer. A cette femme qu'il a aimée de toutes les vibrations de ses nerfs, sa pitié voudrait épargner la cruauté du supplice, comme à lui-même, il cherche à s'éviter la signification de l'arrêt. Mais à qui s'adresser ? N'a-t-il pas promis que, seul, il prononcerait les paroles irrévocables et de qui, hors lui-même, Joséphine pourrait-elle les entendre ? Il pense à Hortense qui, nettement, refuse. Pourtant, les fers sont au feu : le 22 novembre, il a dicté à Champigny la lettre où il charge expressément Caulaincourt de demander à Alexandre la main de la grande-duchesse Anne. Le 26, il a écrit à Eugène de venir à Paris, mais, pour l'aller du courrier et le retour du Vice-roi, il faut au moins dix jours et il ne les a pas. Le 27, il fait une nouvelle tentative aussi infructueuse auprès d'Hortense. Il faut qu'il se décide : la situation est devenue intolérable avec ces dîners tête-à-tête, repris à la rentrée à Paris : lui, se donnant une contenance en parlant an préfet de service, elle, muette, ne mangeant rien, ravalant ses larmes. Le 30, après un tel dîner de dix minutes, où les plats sont présentés pour la forme, où seulement, dans le silence, il jette à la cantonade un : quel temps fait-il ? d'un geste, il ordonne qu'on le laisse seul avec Joséphine. Un instant après, du salon de service on entend les cris qu'elle pousse. Il ouvre la porte, appelle Bausset. Elle est étendue sur le tapis, s'y roule en pleurant, en jetant des plaintes déchirantes. Très agité, il veut la descendre dans son appartement, demande au préfet s'il est de force à l'y porter par l'escalier dérobé ; lui, éclairera : mais l'escalier est trop étroit. Joséphine, à présent, semble évanouie, comme morte, pèse de tout son poids. On appelle le gardien du portefeuille ; on lui donne le flambeau. Bausset prend l'Impératrice par la taille, l'Empereur par les jambes. On descend à grand'peine. A un moment, le préfet s'embarrasse dans son épée, manque de tomber, et, par un mouvement naturel, se retient au corps inerte qu'il porte : Vous me serrez trop fort ! lui souffle Joséphine à l'oreille. Les larmes n'ont rien obtenu, ni l'attaque de nerfs, ni l'évanouissement qui, si souvent, l'ont sauvée. Il n'y a plus à douter : c'est le divorce. A peine au rez-de-chaussée, après avoir déposé Joséphine
sur le lit, Napoléon court aux sonnettes, remet l'Impératrice à ses femmes,
mande à l'instant Corvisart et Hortense. A Corvisart, il recommande sa femme
avec une tendresse qui s'effraie et qui se rend peureuse ; mais le premier
médecin porte aux évanouissements et à ce genre de crises de nerfs, un
scepticisme qui a été assez souvent mis à l'épreuve pour qu'il soit
irréductible. Lorsque Hortense arrive aux Tuileries, l'Empereur est donc
rassuré et, par suite, l'émotion qu'il a ressentie se traduit en irritation.
Il craint de s'attendrir de nouveau, élève la voix et force la note. Il dit
que son parti est pris, que les larmes et les cris n'y changeront rien et
qu'il entend être obéi. Hortense répond qu'il n'a rien à craindre, qu'il ne
verra point de larmes, qu'il n'entendra point de cris, que l'Impératrice
descendra du trône où il l'a placée ; que elle et son frère suivront leur
mère dans la retraite. A ces mots, Napoléon qui jusque-là a comprimé son
cœur, éclate : Quoi ! Vous me quitterez ainsi !
dit-il, et il pleure. On l'abandonne, on le laisse seul, et parlant vite,
pressant ses mots, il expose à nouveau-tous les mobiles qui le contraignent à
agir comme il fait, il supplie Hortense de ne pas le
quitter, de rester près de lui avec Eugène, pour l'aider à consoler leur
mère, à la rendre calme, résignée, heureuse même, en devenant son amie,
d'épouse qu'elle ne peut plus être. Puis, il étale tout ce qu'il
compte faire pour elle : rang, titre, train, châteaux, argent, tout l'argent
qu'elle voudra. Il s'entraîne à parler : peut-être arrive-t-il à convaincre
Hortense ; en tout cas, lorsqu'elle descend près de sa mère, elle a promis
qu'elle ne quitterait pas la Cour. Dès lors, ce sont des jours terribles pour Joséphine. L'affluence des souverains allemands à Paris exige des réceptions et des fêtes où elle doit paraître et pourtant, le bruit du divorce est à ce point accrédité que tout le monde, cette fois, en est averti. D'ailleurs, Joséphine en parle à toutes les personnes qu'elle voit : à sa marchande de fleurs, à ses médecins, à ses femmes de chambre. On raconte et l'on commente les paroles qui ont été échangées et qu'on dit tenir d'elle. L'Empereur lui a dit positivement qu'il voulait épouser une femme capable de lui faire des enfants. Il a cherché, sans rien obtenir, à la déterminer à demander elle-même le divorce. Elle a refusé. Elle ne regrette point le trône ; son seul chagrin sera d'être pour jamais éloignée de lui. Ne cherchez pas à m'émouvoir, lui a dit l'Empereur, je vous aime toujours ; mais la politique n'a pas de cœur, elle n'a que de la tête. Je vous donnerai cinq millions par an et une principauté dont Rome sera le chef-lieu. Elle supplie alors qu'on la laisse en France et continue à verser des larmes. Savez-vous, reprend l'Empereur qui s'en laisse arracher la promesse, que ce divorce fera un épisode dans ma vie : Quelle scène dans une tragédie ! Voilà ce que, sur la foi de Joséphine, on raconte dans le monde de la Cour ; et, dans le Faubourg Saint-Germain, on fait courir des chansons et des épigrammes : Tyran, ne commets pas un forfait inutile ! Laisse an destin le soin d'alléger tes Etats ; Le sein le plus fécond pour toi serait stérile, Les monstres ne se reproduisent pas ! Dans le personnel révolutionnaire rallié à l'Empire, chez les ministres d'affaires, tels que Mollien, Gaudin, Montalivet, chez les anciens aides de camp, dans la partie de la Maison qui date des débuts, dans la vieille armée, c'est une tristesse sincère ; Joséphine a été gracieuse et affable pour tous ; elle a rendu beaucoup de services, s'est interposée en bien des cas, n'a nui à personne. Elle conne tous ces hommes ; elle s'est élevée en même temps qu'eux ; sa fortune est comme la leur. Elle disparue, qui la remplacera ? Quelque princesse qui les ignorera, si, d'enfance, elle n'est point élevée à les hais. En tout cas, c'est, pour l'Empire, un nouvel aiguillage, une voie inconnue où il se précipite. On le sent bien chez les gens d'Ancien régime déjà ralliés ou prêts à le faire. Ils s'empressent et se réjouissent, car, quelque effort qu'ait fait Joséphine pour les attirer, quelque grâce qu'elle ait portée à se rendre l'intermédiaire de leurs demandes et de leurs prétentions, à solliciter et à interposer ses bons offices, elle est restée pour eux la petite Beauharnais, la nièce de la Renaudin, une personne qui n'est pas de leur monde, qui n'a pas été présentée, qui a couru les aventures révolutionnaires et dont le mari pensait mal ; on a agréé ses services, réclamé sa parenté, mais on l'a tenue toujours fort honorée de la peine qu'elle prenait. D'un air dégagé et avec une jolie désinvolture, on l'abandonne à présent à ses larmes et l'on passe à d'autres espoirs : celui de servir une princesse d'ancienne race, et de voir enfin de vrais princes. Il ne restera plus, pour rendre la Cour à souhait que d'en supprimer l'Empereur. Et cette joie que manifestent les gens de noblesse, éclate en triomphe chez les Bonaparte. Quelque danger que fasse courir un nouveau mariage à leurs prétentions impériales, tout s'efface devant l'abaissement définitif des Beauharnais, devant la chute de cette femme qui, si elle ne leur a pas fait que du bien, n'a jamais du moins pris contre eux l'offensive. S'ils se contiennent devant l'Empereur, c'est que, par deux fois déjà leur allégresse prématurée a fait manquer une partie qui paraissait bien liée, mais, hors de sa vue, comme ils prennent leur revanche ! Elle, sous ces regards avides et froids qui guettent sa pâleur et ses larmes, sous ces regards haineux qui saluent sa déchéance, sous ces regards de pitié compatissante, plus insupportables peut-être, il faut qu'elle paraisse, qu'elle fasse son métier comme jadis, aux temps glorieux, qu'elle trouve des paroles d'intérêt, de satisfaction ou de regret, que, dans sa mémoire constamment présente, elle évoque à chaque visage qui passe, le nom, les dignités, la généalogie et la descendance, que sa grâce demeure éveillée, sa démarche souveraine, son geste coquet, son ton à la fois imposant et charmeur. Chaque jour, des réceptions, chaque soir, des fêtes. Au lendemain de ce 30 novembre, fête à Malmaison pour des rois d'Allemagne ; deux jours après, Te Deum pour la paix ; ouverture du Corps législatif, banquet impérial aux Tuileries ; le jour en suite, grande revue, banquet et bal à l'Hôtel de Ville, cantates, danses, quinze cents personnes de trop et souper de cinq cents couverts ; après, fête à Grosbois, chez Berthier. Le 7, encore, spectacle à la Cour ; mais, ce soir-là elle ne paraît point — elle succombe, elle est terrassée par la migraine. C'est que, jusque-là elle a été soutenue par une sorte d'espoir, par l'absurde conviction que, quoi qu'on en dît, cela ne s'accomplirait pas. Tant qu'Eugène ne sera pas arrivé, tant qu'elle ne l'aura pas vu, tant qu'elle n'aura pas, de sa bouche, reçu l'affirmation que tout est fini, elle imagine que, cette foie encore, l'intervention, la seule présence de son fils, la sauvera, qu'il trouvera un moyen, qu'elle ignore, d'arranger les choses. Eugène est pour elle une sorte de tuteur qui, doucement, affectueusement, lui donne de sages avis et qui, sans s'indigner qu'elle ne les ait pas suivis, s'efforce de réparer le mal qu'il n'a pu prévenir. Il traite sa mère un peu en enfant gâté à -qui l'on passe des caprices, mais sa tendresse pour elle est si vive qu'elle demeure respectueuse ; même lorsqu'elle se permet des critiques et presque des remontrances. D'Egypte — à dix-sept ans qu'il avait — il veillait sur elle. Déjà il ne pouvait guère conserver d'illusions, mais à force d'amour filial, il voilait les fautes qu'il était obligé de connaître. Au retour, il l'a sauvée d'un scandaleux renvoi ; depuis lors, trois fois au moins, il a écarté le péril du divorce en s'interposant résolument, avec sa franchise et sa loyauté de soldat : convaincu pourtant que, quelque jour, il faudrait que sa mère se retirât, il a envisagé les moyens de lui faire trouver, dans la retraite, une existence honorable, accompagnée des joies familiales dont elle se plaignait toujours d'âtre privée. De fait, il la connaît fort mal, mais c'est d'un fils. Cette fois, il ne faut pas qu'elle compte sur lui pour un raccommodement impossible. Il sait, depuis plusieurs mois, que l'Empereur est déterminé à chercher une nouvelle union. Par sa mère, par sa sœur, par Lavallette, par Duroc, il a été instruit de ce qui s'est passé à Fontainebleau. S'il n'est pas fixé sur l'époque pré Ose du dénouement, il le sait imminent. A son départ de Milan, il n'a pas dit à la Vice-reine pour quels motifs il se sentait appelé à Paris, mais nul doute qu'il ne les connût. D'ailleurs sa sœur, venue au-devant de lui à Nemours, le met au courant de tout. Le 5, il arrive à Paris, il voit l'Empereur qui lui expose la situation, la nécessité de donner un héritier naturel à l'Empire. Eugène n'objecte rien, mais, comme a fait Hortense, il annonce qu'il suivra sa mère dans la retraite. Il le dit, l'affirme et l'Empereur, de nouveau, s'émeut à l'idée de perdre tout de cette famille qu'il a adoptée. Il ne s'agit, répondit-il, ni de retraite, ni de disgrâce : tout au contraire. Un tel sacrifice aux destinées de l'Empire honore plus encore Joséphine et ses enfants. Il prétend, par des témoignages qui ne puissent être contestés, affirmer sa gratitude et celle de la nation. Il donnera à Eugène un apanage princier en Italie ; il érigera pour lui une principauté de Raab avec une magnifique dotation, l'égalant ainsi, pour la gloire des armes, à ses lieutenants les plus illustres — Masséna, Berthier et Davout. Il assurera l'avenir d'Hortense et la séparera d'un mari avec qui elle ne peut vivre. Quant à Joséphine, non seulement il ne veut pas qu'elle parte, mais il entend que les liens d'affection et de tendresse qu'il a, depuis quinze ans, formés avec elle ne soient pas rompus : elle cesse d'être une épouse, mais elle reste une amie, la première et la seule ; elle cesse de régner, mais elle reste impératrice, et l'on peut s'en rapporter à lui pour l'établissement qu'il lui prépare. C'est ainsi qu'il pense et, parlant comme il fait, il n'exagère rien. Cette scène qui se prolonge dans le salon de Joséphine,
scène d'attendrissement où, dans l'émotion, les mots alors dépassent la
mesure, n'est pas encore décisive. Eugène demande à l'Empereur de permettre que l'impératrice ait une explication
positive et loyale avec lui, en sa présence. Elle a lieu le 7, dans la
matinée. Napoléon affirme de nouveau sa résolution. Joséphine
répond que le bonheur de la France lui est trop cher pour qu'elle ne se fasse
pas un devoir de s'y prêter. Puis, comme elle veut insister pour que
l'Empereur assure l'établissement de son fils en lui transmettant la couronne
d'Italie, Eugène l'interrompt, repoussant hautement tout ce qui pourrait
donner au sacrifice de sa mère l'apparence d'un marché. Dans ces conditions, la scène reste haute et digne, sans larmes inutiles, sans cris, sans attaques de nerfs. Joséphine y prend un caractère qui n'est pas de sa nature et qu'elle revêt d'emprunt, grâce à son fils. Mais, comme elle a souffert ! et le soir, comment soutiendrait-elle la Cour, le spectacle et le cercle ? C'est donc devant l'Empereur que les femmes viennent faire leur révérence, c'est l'Empereur qui tient le cercle et c'est lui qui préside la table du souper. Trois jours après, la nouvelle est comme officielle. En recevant, le 10, la députation du Corps législatif, l'Empereur n'a-t-il pas dit : Moi et ma famille nous saurons toujours sacrifier même nos plus chères affections au bonheur de cette grande nation ? Pourtant, le 11, Joséphine parait encore à Grosbois, à la nouvelle fête qu'offre Berthier à l'Empereur, aux rois de Saxe, de Wurtemberg, de Bavière et de Westphalie, aux reines d'Espagne, de Hollande, de Naples, au vice-roi d'Italie, à tous les princes de l'Empire. Elle arrive tard, quand la chasse est commencée. Berthier a laissé pour l'attendre un simple aide de camp. Elle s'appuie pour rejoindre les chasseurs sur le bras du colonel qu'elle connaît à peine et, sur un mot qu'il lui dit, ses yeux se remplissent de larmes, elle lui presse le bras et la main et lui répète plusieurs fois, de la manière la plus expressive : N'est-ce pas que vous ne m'oublierez pas ?... Quelque chose qui m'arrive... n'est-ce pas ? Et c'est presque d'un inconnu que l'Impératrice mendie ainsi la bienveillance. Sa venue semble attrister la fête. Après la chasse, on dîne ; puis, on a la Comédie-Française et les Variétés : Fleury et Mars, Potier et Brunet. On ne s'y déride pas : tout au contraire. Cadet Roussel professeur de déclamation, que Berthier a eu la sottise de laisser choisir aux acteurs, semble une des pièces que Fouché a suggérées pour pousser au divorce : tout y parait allusion et d'une grossièreté qui étonne. Napoléon en redouble d'attentions pour Joséphine, parle longuement avec Hortense, marque des bontés à Eugène. Encore une fois, semble-t-il, le 14, elle parait et fait les honneurs de la Cour. Il y a grand cercle et souper ; elle y préside et l'on est frappé de la parfaite convenance de son maintien en présence de tout ce monde qui l'entoure et qui ne peut ignorer que c'est pour la dernière fois ; que, dans une heure, elle descendra du trône et quittera le palais pour n'y jamais rentrer. Déjà en effet, sont écrites et pliées les lettres que le
Grand chambellan adressera, à la première heure, a tous les grands officiers
de la Couronne et de l'Empire et à la plupart des personnages de la Cour : J'ai l'honneur de prévenir Votre Excellence que l'Empereur
désire qu'elle se rende aujourd'hui à neuf heures du soir, au Palais des
Tuileries, dans la salle du Trône. En sa banalité officielle, telle pour un bal, une mort ou une naissance, c'est ici l'annonce de la scène finale. |
[1] Deux jours du 19 au 21 ventôse IV ; quatorze mois du 25 messidor IV au 26 brumaire VI, mais combien traversés de batailles, de campagnes, de marches et d'absences ; quatre mois et demi du 13 nivôse au 30 floréal VI, c'est dix-huit mois dont il faut déduire plus de six pour les sorties de Milan durant l'Italie et les voyages sur les côtes quand on est rentré.
[2] Cette lettre est datée de Giseh, le 6 thermidor. La lettre de Bonaparte à Joseph publiée Napoléon et sa famille, I, 237, est en date du 7 : celle-ci part par le même courrier, et, comme elle, est prise en mer par la croisière anglaise.
[3] Voici la fin de cette lettre si caractéristique du temps, si démonstrative en ce qui touche les rapports de fils à mère, en un temps de relâchement moral tel que le Directoire ; Eugène qui renseigne ainsi Joséphine et ensuite s'érige presque en juge n'a alors que dix-sept ans : Nous avons eu de bien grandes fatigues à supporter. Nous avons traversé des déserts. Nous avons souffert la soif, la faim et le chaud, mais nous voilà heureusement arrivés victorieux au Caire. Depuis six semaines, point de nouvelles, point de lettres de toi, de ma sœur, de personne. Il ne faut pas nous oublier, maman, il faut penser à tes enfants. Adieu, crois que ton fils sacrifierait mille fois son bonheur au tien.
E. BEAUHARNAIS.
[4] Je n'ai pu encore formellement retrouver cette Mme de Krény, à qui, le 10 pluviôse an X, Bonaparte fait donner 15.090 francs sur l'Enregistrement à titre d'indemnité et sur les fonds provenant des biens de sa famille qui sont encore aux mains de la nation. C'est certainement la personne le plus avant, sous le Consulat, dans l'intimité de Joséphine. Elle était la maîtresse de Denon qu'elle avait amené rue Chantereine, et qui, par elle, obtint de suivre le générai en Egypte. Elle se trouvait à Plombières en l'an VI avec Joséphine. Était-elle née Cacqueray ? Était-elle alliée aux Crény, émigrés, reçus chevaliers de Saint-Louis en 1795 et en 1860 ? Certains écrivent son nom Crény, d'autres Crigny ; Bonaparte et Joséphine écrivent Krény et c'est ainsi qu'elle signe. Nul doute qu'elle ne fût à ce moment aussi influente dans les bureaux de ministère qu'assidue au rez-de-chaussée des Tuileries, mais, à partir de 1803, elle disparaît brusquement et je ne trouve plus son nom nulle part.
[5] Telle est la version de Napoléon, la seule vraisemblable. Mme de Rémusat qui ne parle nullement de son audience nocturne, prétend que c'est de l'Empereur qu'est venue l'Initiative ; qu'inquiet de la santé du deuxième fils de Louis, préoccupé d'assurer l'hérédité, il est venu, dans ces effusions, parler de divorce à Joséphine, lui demander de l'aider au sacrifice, de décider elle-même sa retraite. Elle s'y serait nettement refusée. Elle obéirait aux ordres mais n'en préviendrait aucun. Quand vous m'ordonnerez de quitter les Tuileries, aurait-elle dit, j'obéirai à l'instant, mais c'est bien le moins que vous me l'ordonniez d'une manière positive. Ce n'est que plus tard, selon Mme de Rémusat, que Fouché serait intervenu et l'Empereur aurait été d'accord avec lui. La scène n'a pu se passer ainsi outre que Napoléon n'a nul intérêt à inventer ta visite de M. de Rémusat et que celle-ci e tout intérêt à la dissimuler, il n est point assez avancé dans ses projets pour affronter de gaité de cœur la douleur qu'il va causer à Joséphine. Sans y être provoqué, il ne se risquerait pas à une scène qui ne peut qu'être pénible, il a adopté un parti de silence : pour l'en faire sortir il faut un boudent, et cet incident, c'est la confidence de Mme de Rémusat.
[6] La grande-duchesse Marie avait épousé dès le 3 août 1804 le prince héréditaire de Saxe-Weimar.