LES CONTES POPULAIRES DE L’ÉGYPTE ANCIENNE

 

CONTES

LE NAUFRAGÉ

(XIIe DYNASTIE)

 

 

Le Papyrus qui nous a conservé ce conte appartient au Musée égyptien de l’Ermitage impérial, à Saint-Pétersbourg. Il a été découvert en 1880 par Woldemar Golénicheff, et signalé par lui à l’attention des savants qui prirent part au cinquième Congrès international des Orientalistes à Berlin, en 1881. Il n’en édita pas le texte, mais il en publia la traduction en français

Sur un ancien conte égyptien. Notice lue au Congrès des Orientalistes à Berlin, par W. Golénicheff, 1881, sans nom d’éditeur, grand in-8°, 21 p. Imprimerie de Breitkopf et Härtel, à Leipzig. Elle a été insérée dans les Verhandlungen des 5ten Internationalen Orientalisien Congresses, Berlin, 1882, 2tes Theil, Erste Hælfte, Afriranische Section, p. 100-122. C’est elle que j’avais reproduite dans les deux premières éditions de cet ouvrage, en la modifiant légèrement sur quelques points, et c’est d’après elle qu’ont été exécutées la traduction russe de Wladimir Stasow, Jegipetskajaskarka otkrytaja w Petersburgskom Ermitaze (Un conte égyptien découvert à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg), dans la revue Westnik Jewropy (les Messagers d’Europe), 1882, t. I, p. 580-602, et les deux traductions anglaises que Griffith en a données dans

W. Flinders Petrie, Egyptian Tales, 1895, Londres, in-12°, t. I, p. 81-96.

F. LI. Griffith, Egyptian Literature, dans Specimen Pages of a Library of the best World’s Literature, 1898, New-York, in-4°, p. 5233-5236.

Depuis lors, Golénicheff en a inséré une traduction dans son Catalogue du Musée de l’Ermitage, 1891, Saint-Pétersbourg, in-8°, p. 177-182.

Une traduction portugaise en a été esquissée, avec une étude sur le texte, par Francisco Maria Estevez Pereira, O Naufrago, Conte Egipcio, extrait de la revue O instituto, t. XLVIII, in 4°, Coimbre, Imprensa da Universidade, 23 p.

Enfin, Golénicheff lui-même a édité une transcription hiéroglyphique du texte avec traduction française et commentaire :

W. Golénicheff, le Papyrus hiératique de Saint-Pétersbourg, dans le Recueil de Travaux, 1906, t. XXVIII, p. 73-112, tirage à part in-4° de 40 pages, chez Champion, 1906, et une édition critique en hiéroglyphes avec introduction et Glossaire, dans la Bibliothèque d’Étude de l’Institut français d’Archéologie Orientale du Caire, sous le titre Le Conte du Naufragé, in-4°, Caire, 1911.

C’est d’après la transcription de Golénicheff, collationnée sur des photographies de l’original, qu’ont été imprimées une transcription hiéroglyphique et une traduction allemande d’Adolf Erman, die Geschichte des Schiffbrüchigen, dans la Zeitschrift, 1906, t. XLIII, p. 1-26, et une simple traduction allemande de A. Wiedemann, Altægyptische Sagen und Mærchen, 1906, Leipzig, in-8°, p. 25-33.

L’examen de quelques passages difficiles a été fait et des hypothèses relatives à l’origine du conte ont été émises par Maspero, Notes sur le Conte du Naufragé, dans le Recueil, 1907, t. XXIX, p. 106-109, par Kurt Sethe, Bemerhungen zur Geschichte des Schiffbrüchigen, dans la Zeitschrift, 1907, t. XLIV, p. 80-88, et par Alan H. Gardiner, Notes on the Tale of the Shipwrecked Sailor, 1908, t. XLV, p. 60-66.

On ne sait ni où le manuscrit a été trouvé, ni comment il vint en Russie, ni à quelle époque il entra au Musée de l’Ermitage. Il n’était pas encore ouvert en 1880, et, sans la curiosité intelligente de M. Golénicheff, il attendrait encore dans les tiroirs qu’on voulût bien le dérouler. Il est de la même écriture que les Papyrus 1-4 de Berlin, et il remonte comme eux aux temps antérieurs à la XVIIIe dynastie. Il compte cent quatre-vingt-neuf colonnes verticales et lignes horizontales de texte ; il est complet du commencement et de la fin, et intact à quelques mots près. La langue en est claire, élégante, le type net et bien formé ; c’est à peine si l’on rencontre çà et là quelques termes de déchiffrement difficile ou quelques formes grammaticales ambiguës. Il est appelé à devenir classique pour l’égyptien de son temps, aussi complètement que le Conte des deux Frères l’est pour celui de la XIXe dynastie.

L’auteur a conçu son roman comme un de ces rapports que les officiers égyptiens adressaient à leur maître, et dont plusieurs ont été reproduits, entre autres, dans les tombeaux des princes d’Éléphantine de la VIe Dynastie. L’un des subordonnés de l’explorateur celui-là même peut-être qui est supposé avoir écrit le rapport, vient annoncer à son chef que le vaisseau est arrivé en Égypte, auprès de l’endroit où la cour réside, et il l’invite à prendre ses précautions avant de se présenter au Pharaon. Comme le navire sur lequel l’expédition était partie a été perdu en route, le chef, recueilli par le navire qui l’amène, sera certainement examiné de près, et condamné si l’on reconnaît que le désastre est dû à une faute grave de sa part : c’est ainsi qu’en pareil cas, nos officiers de marine sont cités devant un conseil de guerre. Le scribe, pour le rassurer sur le résultat de l’enquête, lui racontait qu’il avait su se tirer d’affaire à son avantage dans une circonstance analogue. Sethe pense que la scène se passe à Éléphantine, et par suite que la cour résidait en cet endroit (Bemerkungen, dans la Zeitschrift, 1908, t. XLIV, p. 81-82), ce qui conduit Gardiner à se demander si nous n’aurions pas ici un reste d’un cycle de contes éléphantites (Notes on the Tale of the Shipwrecked Sailor, dans la Zeitschrift, 1908, t. XLIV, p. 60, 899).

 

Le Serviteur habile dit : Sain soit ton cœur, mon chef, car voici, nous sommes arrivés au pays : on a pris le maillet, on a enfoncé le pieu, l’amarre a été mise à terre, on a poussé l’acclamation, on a adoré le dieu[1], et chacun d’embrasser son camarade, et la foule de nous crier : Bonne venue ! Sans qu’il nous manque de nos soldats, nous avons atteint les extrémités du pays d’Ouaouaît, nous avons passé devant Sanmouît[2], et nous, maintenant, nous voici revenus en paix, et notre pays nous y arrivons ! Écoute-moi, mon prince, car je n’exagère rien. Lave-toi, verse l’eau sur tes doigts, puis réponds quand tu seras invité à parler, parle au roi de tout ton cœur, réponds sans te déconcerter, car si la bouche de l’homme le sauve, sa parole lui fait voiler le visage[3]. Agis selon les mouvements de ton cœur, et que ce soit un apaisement ce que tu diras[4].

Or, je te ferai le conte d’une aventure semblable qui m’est arrivée à moi-même, lorsque j’allai aux mines du Souverain, et que je descendis en mer sur un navire de cent cinquante coudées de long sur quarante coudées de large. Il portait cent cinquante matelots de l’élite du pays d’Égypte, qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient plus hardis de cœur que des lions[5]. Ils avaient décidé que le vent ne viendrait pas, que le désastre ne se produirait pas, mais le vent éclata tandis que nous étions au large, et, avant même que nous eussions joint la terre, la brise fraîchit et elle souleva une vague de huit coudées. Une planche, je l’arrachai ; quant au navire il périt, et de ceux qui le montaient il n’en resta pas un seul. Moi donc, j’abordai à une île et ce fut grâce à un flot de mer. Je passai trois jours seul, sans autre compagnon que mon cœur, et la nuit je me couchai dans un creux d’arbre et j’embrassai l’ombre, puis [le jour] j’allongeai les jambes à la recherche de quoi mettre dans ma bouche. Je trouvai là des figues et du raisin, des poireaux magnifiques, des baies et des graines, des melons à volonté, des poissons, des oiseaux ; il n’y avait chose qui ne s’y trouvât. Donc, je me rassasiai, et je laissai à terre le superflu dont mes mains étaient chargées : je fabriquai un allume-feu, j’allumai un feu[6], et je fis un holocauste aux dieux[7].

Voici que j’entendis une voix tonnante, et je pensai : C’est une vague de mer ! Les arbres craquèrent, la terre trembla[8], je dévoilai ma face et je connus que c’était un serpent qui venait, long de trente coudées, avec une queue grande de deux coudées ; son corps était incrusté d’or, ses deux sourcils étaient de lapis vrai, et il était plus parfait encore de côté que de face. Il ouvrit la bouche contre moi, tandis que je restais sur le ventre devant lui, il me dit : Qui t’a amené, qui t’a amené, vassal, qui t’a amené ? Si tu tardes à me dire qui t’a amené dans cette île, je te ferai connaître, réduit en cendres, ce que c’est que devenir invisible. — Tu me parles et je ne t’entends pas, je suis devant toi sans connaissance[9]. Puis il me prit dans sa bouche, il me transporta à son gîte et il m’y déposa sans que j’eusse du mal ; j’étais sain et sauf et rien [de mes membres] ne m’avait été enlevé.

Lors donc qu’il eut ouvert la bouche, tandis que je restais sur le ventre devant lui, voici qu’il me dit : Qui t’a amené, qui t’a amené, vassal, en cette île de la mer dont les deux rives,sont baignées des flots[10] ? Je lui répondis ceci les mains pendantes devant lui[11], et je lui dis : C’est moi qui descendais aux mines, en mission du Souverain, sur un navire de cent cinquante coudées de long sur quarante de large ; il portait cent cinquante matelots de l’élite du pays d’Égypte, qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient plus hardis de cœur que des lions. Ils avaient décidé que le vent ne viendrait pas, que le désastre ne se produirait pas ; chacun d’eux était hardi de cœur et fort de bras plus que ses compagnons, et il n’y avait point de lâches parmi eux. Or le vent éclata tandis que nous étions au large, et avant que nous eussions joint la terre, la brise fraîchit, elle souleva une vague de huit coudées. Une planche, je l’arrachai ; quant au navire, il périt, et de ceux qui le montaient, il n’en resta pas un excepté moi seul, et maintenant me voici près de toi. Moi donc j’abordai dans cette île et ce fut grâce à un flot de la mer.

Il me dit : Ne crains pas, ne crains pas, vassal, ne crains pas et n’attriste pas ton visage ! Si tu arrives à moi, c’est que Dieu a permis que tu vécusses, et il t’a amené à cette Ile de Double[12] où il n’y a chose qui ne se trouve, et qui est remplie de toutes les bonnes choses. Voici, tu passeras mois sur mois jusqu’à ce que tu aies séjourné quatre mois dans cette île, puis un navire viendra du pays avec des matelots que tu connais ; tu iras avec eux au pays et tu mourras dans ta ville[13]. C’est joie de raconter ce qu’on a goûté, passées les tristesses : je te ferai le conte exact de ce qu’il y a dans cette île. J’y suis avec mes frères et mes enfants, au milieu d’eux : nous sommes au nombre de soixante-quinze serpents, mes enfants et mes frères, et encore je ne mentionne pas une jeune fille qui m’a été amenée par art magique[14]. Car une étoile étant tombée[15], ceux qui étaient dans le feu avec elle en sortirent, et la jeune fille parut, sans que je fusse avec les êtres de la flamme, sans que je fusse au milieu d’eux, sans quoi je serais mort de leur fait, mais je la trouvai ensuite parmi les cadavres, seule[16]. Si tu es brave et que ton cœur soit fort, tu serreras tés enfants sur ton sein, tu embrasseras ta femme[17], tu verras ta maison, ce qui vaut mieux que tout, tu atteindras le pays et tu y seras au milieu de tes frères ! Alors je m’allongeai sur mon ventre, je touchai le sol devant lui, et je lui dis : Je décrirai tes âmes[18] au Souverain, je lui ferai savoir ta grandeur, et je te ferai porter du fard, du parfum d’acclamation[19], de la pommade, de la casse, de l’encens des temples, dont on se gagne la faveur de tout dieu. Je conterai ensuite ce qui m’est arrivé et ce que j’ai vu par tés âmes, et on t’adorera dans ta ville en présence des prud’hommes de la Terre-Entière : j’égorgerai pour toi des taureaux pour les passer au feu, j’étranglerai pour toi des oiseaux, et je te ferai amener des navires chargés de toutes les richesses de l’Égypte, comme on fait à un dieu, ami des hommes dans un pays lointain que les hommes ne connaissent point. Il rit de moi pour ce que je disais, et à cause de ce qu’il avait dans son cœur, il me dit : N’as-tu pas [ici sous tes yeux] beaucoup de myrrhe, et tout ce qu’il y a ici c’est de l’encens ; car, moi, je suis le souverain du pays de Pouanît[20], et j’ai de la myrrhe ; seul, ce parfum d’acclamation que tu parles de m’envoyer, il n’est pas abondant en cette île. Mais il adviendra que, sitôt éloigné de cette place, plus jamais tu né reverras cette île, qui se transe formera en flots[21].

Et voilà, le navire vint ainsi qu’il avait prédit d’avance ; j’allai donc, je me juchai sur un arbre élevé et je reconnus ceux qui y étaient[22]. J’allai ensuite lui communiquer cette nouvelle, mais je trouvai qu’il la savait déjà, car il me dit : Bonne chance, bonne chance, vassal, vers ta demeure, vois tes enfants et que ton nom soit bon dans ta ville ; voilà mes souhaits pour toi ! Lors je m’allongeai sur le ventre, les mains pendantes devant lui, et lui, il me donna des cadeaux de myrrhe, de parfum d’acclamation, de pommade, de casse, de poivre, de fard, de poudre d’antimoine, de cyprès, une quantité d’encens, de queues d’hippopotames, de dents d’éléphants, de lévriers, de cynocéphales, de girafes, de toutes les richesses excellentes[23]. Je chargeai le tout sûr ce navire, puis je m’étendis sur le ventre et j’adorai le serpent. Il me dit : Voici que tu arriveras au pays, en deux mois, tu presseras tes enfants sur ton sein et, par la suite, tu iras te rajeunir dans ton tombeau. Et voici, je descendis au rivage à l’endroit où était ce navire et j’appelai les soldats qui se trouvaient dans ce navire. Je rendis des actions de grâces sur le rivage au maître de cette île, et ceux du navire en firent autant.

Nous revînmes au Nord, à la résidence du Souverain, nous arrivâmes au palais le deuxième mois, conformément à tout ce que le serpent avait dit. J’entrai devant le Souverain et je lui présentai ces cadeaux que j’avais apportés de cette île, et il m’adora en présence des prud’hommes de la Terre-Entière. Voici qu’on fit de moi un serviteur et que j’eus comme récompense de beaux esclaves. Abaisse ton regard sur moi, maintenant que j’ai rejoint la terre d’Égypte ; après que j’ai vu et que j’ai goûté ces épreuves. Écoute-moi, car voici, il est bon aux hommes d’écouter[24]. Le prince me dit : Ne fais pas le malin, mon ami ! Qui donc donne de l’eau à une  oie la veille du jour où on doit l’égorger ? — C’est fini, du commencement jusqu’à la fin, ainsi qu’il a été trouvé en écrit. Qui l’a écrit, c’est le scribe aux doigts habiles Amâourii-Amanâou, v. s. f.

 

 

 



[1] Cf. Maspero, Note sur le Conte du Naufragé, dans le Recueil de Travaux, t. XXIX p. 106-108.

[2] Le pays d’Ouaouaît est la partie de la Nubie située au delà de la seconde cataracte ; Sanmouit est le nom que les monuments attribuent à file de Bigéh, en face de Philœ, à l’entrée de la première cataracte. Il semble résulter de ce passage que le marin égyptien se vantait d’avoir atteint la frontière méridionale de l’Égypte, en passant de la Mer Rouge dans le Nil (cf. Introduction).

[3] C’est ici, je crois, une allusion à l’usage de couvrir la face des criminels qu’on emmène au supplice. L’ordre : Qu’on lui couvre la face équivaut à une condamnation.

[4] En d’autres termes, que son discours soit conçu de telle sorte qu’il apaise la colère du roi et qu’il entraîne l’acquittement du Naufragé.

[5] Si l’on admet qu’il s’agit ici de la coudée royale de 0 m. 52, le navire aurait mesuré environ 78 mètres de longueur sur 21 de largeur, ce qui, même en tenant compte de ce fait que les barques égyptiennes étaient fort larges, nous donne encore des dimensions exagérées. Les navires de la reine Hâtshopsouitou, construits pour la course, ne dépassaient pas 22 mètres de longueur et ils devaient porter à peu près cinquante hommes d’équipage (Maspero, De quelques navigations des Égyptiens, p. 11, 16-17). Le navire de notre conte appartient donc, par sa taille et par le nombre de ses matelots, à la classe des vaisseaux invraisemblables dont on trouve tant d’exemples dans les littératures populaires de tous les pays.

[6] Cf. Unguad, der Feuobohier, dans la Zeitschrift, 1906, t. XLIII, p. 161-162.

[7] L’apparition du maître de l’île se produit aussitôt après que le feu est allumé : les invocations ne fournissent leur effet que si on brûle un parfum ou une substance quelconque, préparée selon les règles. Peut-être faut-il comprendre en ce sens le passage où Golénicheff ne voit que la mention d’un sacrifice, et considérer la cérémonie indiquée dans le texte comme une véritable évocation ; peut-être faut-il nous borner, à admettre que, dans la masse des plantes dont le naufragé se servit pour allumer le feu de son sacrifice, il s’en trouva quelques-unes qui exercèrent une action d’appel sur le génie de file, sans que lui-même il eût l’intention d’accomplir un rite magique.

[8] Sur cette arrivée tonitruante du roi de l’île, cf. le commentaire de Golénicheff (Le Papyrus n° 1115, dans le Recueil, t. XXVIII, p. 93-95.)

[9] Le Naufragé prend ici la parole brusquement, pour s’excuser de ne pas répondre à la sommation que le serpent vient de lui faire : l’effroi lui a enlevé l’usage de ses sens et il n’entend pas ce qu’on lui dit ; cf. un passage analogue dans les Mémoires de Sinouhît.

[10] Sethe (Bemerkungen zur Geschichte des Schiffbrüchigen, dans la Zeitschrift, 1908, t. XLIV, p. 83-81) propose de reconnaître dans une île flottante cette île de la mer dont la moitié devient le flot.

[11] C’est la posture dans laquelle les monuments nous représentent les suppliants ou les inférieurs devant le maître.

[12] Le double est l’âme égyptienne : l’île de Double est donc une île habitée par les âmes bienheureuses, une de ces îles Fortunées dont j’ai parlé dans l’Introduction. Golénicheff se refuse à reconnaître dans le terme ka autre chose qu’un sens esprit, génie, et il traduit cette île du génie, cette île enchantée (Le Papyrus n° 1115, dans le Recueil, t. XXVIII, p. 98). Erman préfère y reconnaître la mot kaou, vivres, provisions, et traduire cette île des vivres (die Geschte des Schiffbrüchigen, dans la Zeitschrift, 1906, t. XLIII, p. 1).

[13] Golénicheff pense pouvoir déduire de ce passage la conclusion qu’au temps où notre conte fut écrit, il y avait entre l’Égypte et le pays de Pouanît des communications régulières qui étaient entretenues par un navire égyptien amenant au pays de Pouanît trois fois par an des expéditions de commerce. C’est à ce navire sans doute bien connu de ses concitoyens que le narrateur égyptien fait allusion, et très probablement le retour périodique de ce navire que notre héros est censé attendre (Le Papyrus n° 1115, dans le Recueil, t. XXVIII, p. 96). Il est fort possible, mais je pense qu’étant donné la nature merveilleuse du récit, il vaut mieux admettre ici un de ces cas de prescience que j’ai signalés plus haut, dans le Conte des deux Frères.

[14] Golénicheff a supposé avec grand raison, que l’épisode de la jeune fille est une rédaction très écourtée et devenue peu intelligible d’un conte différent où elle jouait le rôle principal (le Papyrus n° 1115, dans le Recueil, t. XXVIII, p. 100). Cette hypothèse a été adoptée par Erman (die Geschichte des Schiffbrüchigen dans la Zeitschrift, 1906, t. XLIII, p. 106, 107).

[15] C’est la seule mention d’une étoile filante qu’on ait rencontrée jusqu’à présent dans les textes ; elle montre quelle idée les Égyptiens se faisaient de ce phénomène. Ils considéraient la masse comme habitée de génies qui en sortaient au choc et qui se dévoraient de leurs propres flammes ; l’exemple de la jeune fille semble indiquer qu’on croyait que certains de ces génies pouvaient survivre et s’acclimater sur notre terre. Golénicheff rapproche de cet épisode la légende arabe de l’Ile brûlée, située dans la mer des Zendjes, et qui, tous les trente ans environ, est incendiée par une comète malfaisante (Le Papyrus n° 1115, dans le Recueil, t. XXVIII, p. 101, 102.)

[16] Le texte n’est pas clair dans sa concision et diverses interprétations en ont été proposées, surtout par Sethe (Bemerküngen, dans la Zeitschrift, t. XLIV, p. 84-85) et par Gardiner (Notes, dans la Zeitschrift, t. XLV, p. 65). Golénicheff pense que la jeune fille n’existait plus au moment où le serpent raconte sa naissance : elle aurait été réduite en cendres par la flamme de l’étoile filante (le Papyrus n° 1115, dans le Recueil, t. XXVIII, p. 101). Il me semble, au contraire, qu’elle vit encore, mais que le serpent s’excuse de ne pouvoir pas expliquer comment elle est née : il n’a pu approcher de l’endroit où l’étoile est tombée qu’après que l’incendie qu’elle avait allumé se fut éteint, et il a trouvé la fille seule parmi les cadavres, sans qu’il ait vu de ses propres yeux la manière de sa venue au monde.

[17] Le texte dit : Tu flaireras ta femme. Les bas-reliefs (Guide to the Cairo Museum, 5e édit. anglaise, 1910, p. 88) nous montrent le geste qui remplaçait le baiser chez les Égyptiens : le roi et le dieu ou la déesse se mettent nez contre nez et aspirent l’haleine l’un de l’autre.

[18] Les dieux et les rois d’Égypte avaient plusieurs âmes, sept, disait-on : le Naufragé traite le serpent en divinité égyptienne et il lui parle de ses âmes pour le flatter. Chacune des âmes répondant à une qualité ou à un sens, décrire les âmes d’un personnage c’était tracer son portrait au physique et au moral.

[19] Le parfum d’acclamation, HAKANOU, était l’une des sept huiles canoniques que l’on offrait aux dieux et aux morts pendant le sacrifice. La composition n’en est pas connue : le nom vient probablement des invocations qui en accompagnaient la fabrication ou la présentation.

[20] Pouanît est le nom des contrées situées au sud-est de l’Égypte, d’abord à la hauteur de Saouakin et de Massouah, puis, par la suite, sur les deux rives du Bab-el-Mandeb, au pays des Somalis et dans l’Yémen. C’est de là que les Égyptiens ont tiré de bonne heure les plus estimés des parfums qu’ils employaient au culte.

[21] C’est la fin de recevoir toute naturelle que le serpent oppose à la proposition du Naufragé : quand même les présents seraient à son goût il ne pourrait les accepter, car, file disparaissant, les messagers venant de l’Égypte ne la retrouveraient pas.

[22] Evidemment le conteur comprenait que les matelots étaient ceux-là même avec lesquels le conteur était parti d’Égypte et qui avaient péri au moment du naufrage. C’est un miracle de plus, dont il n’y a pas lieu de s’étonner dans un récit aussi merveilleux ; nous verrons d’ailleurs, plus loin, au premier conte de Satni, que les enfants du héros égorgés et jetés en pâture aux chiens, reparaissent vivants à Memphis.

[23] L’énumération, pour étrange qu’elle nous paraisse, n’a rien que de parfaitement authentique. On la retrouve presque la même, à mille ans et plus d’intervalle, sur le monument où la reine Hâtshopsouîtou de la XVIIIe dynastie fit représenter le voyage de découverte, qu’une escadre, envoyée par elle, entreprit au pays de Pouanît. Par malheur, la plupart des substances ne nous sont pas connues, et nous ne pouvons que transcrire les noms anciens ou tout au moins émettre des conjectures sur la valeur qu’il convient de donner à chaque terme.

[24] Ici s’arrête le discours que le scribe prononçait pour donner du courage à son héros. Celui-ci, qui parait ne pas avoir confiance dans le sort qui l’attend, lui répond par un proverbe applicable à sa position.