QUAND on pense à Marguerite, l'épithète qui vient immédiatement à l'esprit, c'est celle de grande amoureuse. Don Juan tenait registre de ses conquêtes. Elle que son sexe et un sens très aigu des bienséances obligeaient à la discrétion a laissé aux historiens et aux pamphlétaires le soin de dresser la liste des mille et trois ; ils ne sont arrivés qu'à 22. Et encore faut-il en rabattre. Lui prêter un amant à dix ans, comme ils font, c'est être trop généreux de vices. Au vrai elle ne fut pas si précoce. Son idylle avec Guise était une préface à un mariage et il n'y a aucune raison de ne pas la croire innocente. A contrecœur, par obéissance à Catherine de Médicis et à Charles IX, et aussi par ambition d'une couronne royale, elle a renoncé à la passionnette pour épouser le roi de Navarre, qu'elle n'aimait pas. Sa vie de jeune fille, en dépit des diffamateurs, parait irréprochable. Ses fautes datent de cette union mal assortie. C'est une gageure de plaider la vertu de la reine de Navarre. Elle a été une honneste dame au sens où les lecteurs narquois de Brantôme l'entendent. L'initiation matrimoniale lui a révélé l'homme ; mais, de son propre aveu, cette première expérience fut suivie de comparaisons. Après La Molle, qui périt de l'y avoir aidée, se succédèrent le bel Antraguet, un galant de cour à succès féminins, Bussy, le prince des duellistes, Turenne, le meilleur lieutenant du roi de Navarre, et quelque autre seigneur huguenot ou catholique. Enfin Champvallon parut, l'idéal des amants, brave, lettré et si beau. Elle, qui d'ordinaire couvrait du prétexte de devoirs mondains les liaisons suspectes, fit cette fois un tel étalage de sa faiblesse pour cet Apollon, qu'Henri III, exaspéré d'ailleurs par ses intrigues politiques, la chassa ignominieusement de Paris. La rupture avec son mari ouvre une ère nouvelle de fautes passionnelles. Sa faiblesse pour d'Aubiac, qui était d'ailleurs un cadet de bonne maison, est relevée par la noblesse du sacrifice ; elle a consenti à se perdre pour le sauver. Mais à Usson, et depuis, quelle chute ! Elle vécut dans ce château fort, dix-neuf ans, recluse volontaire ou non, isolée longtemps du royaume, pauvre de revenus, perdue de dettes à n'en pouvoir plus faire. C'en était fini de ces galants magnifiques, grands seigneurs et capitaines, qui, à la Cour de France, recherchaient sa faveur et vouloient adoucir sa vie. L'éternelle amoureuse en fut réduite, faute de mieux, aux gens de son entourage secretaires, chantres et métis de noblesse. Parmi les services de la chambre, il s'en introduisit un tout intime. A Usson, comme à Paris, où elle rentra en 1605, et jusqu'à sa mort, il ne manqua plus de titulaire. Le règne des valets de cœur commença. En ce roulement presque ininterrompu de favoris haut et bas, il semble qu'il n'y ait point de place pour des inclinations qu'il répugne d'imaginer. Mais l'histoire a tous les courages. Ecartons, si l'on veut, comme invraisemblable, et il l'est en effet, l'aveu que cette femme, soucieuse de sa réputation, aurait fait à son aumônier, l'évêque de Grasse, Boucicault, de ses incestes, volontaires ou non, avec ses trois frères, Charles IX, Henri III et le duc d'Alençon. Admettons pour une simple redondance littéraire de Brantôme qu'Henri III et elle ne faisaient ensemble, avant leur rupture, qu'un cœur, un esprit et un corps. C'était à cette époque l'usage, s'il faut en croire Pibrac, de forcer l'expression des sentiments et de se mettre, en écrivant, hors de la ligne et du poinct de l'honnesteté. Mais cette interprétation de Brantôme ne vaut que pour Henri III. Le cas du duc d'Alençon est tout autre. Scipion Dupleix parle sans équivoque des sentiments de la sœur pour son plus jeune frère. Ce diffamateur, une créature de Marguerite, avait dans le Cours de philosophie qu'il lui dédia commencé par la célébrer comme une autre Minerve, ne se pouvant exprimer, dit-il, que par le nom d'une divinité la grandeur et la candeur de Vostre Majesté, qui s'étant distraite des choses mortelles a été soudain attraite par les immortelles et qui n'aspire qu'aux choses divines et célestes. C'est pourtant cet adorateur de ses royales vertus qui a divulgué cruellement sa misère morale. Devenu historiographe de France sous Louis XIII, il a considéré comme une obligation de sa charge et un hommage dû à la vérité de raconter ce qu'il avait appris, vu et même entendu de la bouche de la Reine. Elle avait, dit-il, pour le duc d'Alençon une amitié plus que fraternelle. Le frère et la sœur s'aimoient uniquement et cordialement et j'ay ouï dire souvent à cette princesse que, ne pouvant supporter la tyrannie d'un mari ny d'un frère (Henri III), elle avoit donné son cœur et toutes ses affections à son jeune frère pour le salut duquel elle eust volontiers employé sa vie. Certes elle témoignoit assez qu'elle avoit une passion desreglée pour luy et n'a peu le cacher en ses Mémoires. Si elle y accuse les maîtresses de son mari de lui avoir
rendu d e mauvais offices, c'est, observe-t-il, pour
couvrir les péchez qui se commettoient de sa part contre les loix du mariage.
Il ajoute : L'escriture ne rougit point, mais je
rougirois en l'escrivant si je couchois sur le papier ce que je luy ai ouï
dire sérieusement à elle mesme. Certainement c'estoit une princesse qui avoit
de très excellentes conditions et toutes royales, mais elle avoit aussi de
grandes faiblesses et mesmes aucunes mauvaises habitudes. Que veut-il dire par ces mauvaises habitudes, pires que de grandes faiblesses ? Il raconte aussi que Marguerite a eu deux bâtards, l'un de Champvallon, qui vit encore, le F. Ange, un capucin, et l'autre de d'Aubiac, qui est décédé. Je les ai cognus tous deux, affirme-t-il. La vérité trop manifeste m'oblige malgré moy à remarquer ceci. Et il conclut qu'Henri IV aurait pu se défaire de sa femme, par la justice suivant l'advis de plusieurs de son Conseil, mais qu'il aima mieux rompre son mariage sans effusion de sang. Quand parut dans l'Histoire de France, une œuvre officielle, cet étalage d'accusations, Bassompierre, contemporain d'Henri IV et de Marguerite, prit vigoureusement à partie l'historiographe qui salissait à plaisir la mémoire de sa bienfaitrice. Infâme vipère qui par ta calomnie déchires les entrailles de celle qui t'a donné la vie !... Quelle honte fais-tu à la France de publier à tout le monde et de laisser à la postérité des choses si infâmes d'une des plus nobles princesses de sang royal, qui peut-estre sont fausses !...[1] C'est un grand débat que celui des droits de l'histoire et des devoirs de la reconnaissance. En l'espèce, il suffit de constater que Bassompierre s'indigne de l'ingratitude de Dupleix, mais n'émet qu'un doute sur sa véracité ; il lui fait un crime d'avoir publié des turpitudes, qui sont peut-être fausses, sans pouvoir certifier qu'elles sont fausses. Singulier apologiste qui n'ose se porter garant de l'innocence de la diffamée. Mathieu de Morgues, l'aumônier de Marie de Médicis et son défenseur contre Richelieu, attaque lui aussi les deux calomniateurs, Boucicault, moine lassé de la rigueur de sa règle, qui, en quête d'un évêché, racontoit comme un chevalier errant des avantures de roman, et Scipion Dupleix, ce misérable, honoré des bonnes grâces et assisté des bienfaits d'une fille de France, qui a converty son pain en pierres avec lesquelles il luy va casser les os dans le tombeau du roy Henry II (lire probablement Henri III). — On veut faire passer pour une abandonnée une Princesse fort vertueuse[2]. C'est une autre exagération. Au vrai Dupleix est bien crédule. Son histoire des deux bâtards est invraisemblable. Les visites de Marguerite aux sources fécondantes des Pyrénées prouvent combien elle souffrait de n'avoir pas d'enfant. Elle n'aurait pas attendu jusqu'à son voyage à Paris, loin de son mari, pour commettre avec un amant l'heureuse faute qui assurait l'avenir des Bourbons-Navarre et le sien. A Usson, où elle fut emprisonnée par ordre d'Henri III et de sa mère, qui peut-être la croyaient grosse des œuvres de d'Aubiac, elle n'aurait pas demandé en grâce, si on la mettait à mort, de faire l'autopsie de son corps, pour démontrer tout au moins qu'elle avait échappé aux conséquences de sa faiblesse. Dupleix ne se trompe-t-il que sur ce point ? Comment peut-on croire que la femme qui ne convenait pas de simples adultères ait publié son inceste avec le duc d'Alençon ? Dupleix s'est laissé prendre à ses déclarations brûlantes, qu'on dirait non d'une sœur, mais d'une amante. Les femmes suivent servilement la mode même en matière littéraire. Aurait-elle crié son amour pour son frère, si elle avait été pour lui ce que la nature ne voulait pas qu'elle fût. Elle l'aimait pour lui-même, pour l'affection qu'il lui avait vouée et que son mari lui refusait, pour ses soumissions, c'est-à-dire pour les égards qu'il lui témoignait, et plus encore pour les services qu'elle était fière de lui rendre. Elle l'aimait contre Henri III, une forme d'amour à mélange de haine, et d'autant plus ardente. Que de raisons pour expliquer cette tendresse excessive, sans imaginer un attrait morbide. D'ailleurs, d'une édition à l'autre de son Histoire, Dupleix, sans se contredire, n'est plus aussi affirmatif. Il reconnaît que le succès des Mémoires de Marguerite et le récit où elle se complaît des écarts de son mari l'ont résolu à riposter aux diffamations par des diffamations. N'était-ce pas un devoir pour l'historiographe de France de faire porter, comme il dit, à la Reine une bonne partie de l'ordure qu'elle voulait rejeter toute sur ce grand Roi. Avec une candeur imbécile, il pensait honorer l'homme en déshonorant la femme. Enfin, par considération d'Etat, il importait de signaler que deux enfants étaient nés d'elle durant son esloignement du Roy, car autrement ces bâtards pouvaient se dire légitimes. Il ne s'excusait pas d'avoir parlé et de parler encore des deresglemens de Marguerite. Je remettray, disait-il, les éloges après son trespas, où avec vérité je diray des choses estranges et admirables. Et voici en l'an 1615, date de la mort de la Reine, l'éloge funèbre annoncée. Tout le monde la publiant pour Déesse, elle s'imaginoit aucunement de l'estre, et de là prit plaisir toute sa vie d'estre nommé (sic) Venus Uranie, c'est à dire céleste : tant pour monstrer qu'elle participoit de la divinité que pour faire distinguer son amour du vulgaire. Car elle avoit un autre ordre pour l'entretenir que celui des autres femmes, affectant surtout qu'il fust plus pratiqué de l'esprit que du corps et avoit ordinairement ce mot en bouche. Voulez-vous cesser d'aimer, possédez la chose aimée. J'en pourrois faire un roman plus excellent et plus admirable que nul qui ait été composé les siecles precedens, mais j'ay des occupations plus sérieuses. On lui en veut plutôt de se dérober. Il maintient qu'elle a aimé dans sa jeunesse, mais il accorde qu'en ses amours il y avoit plus d'art et d'apparence que d'effect, et il semble réduire ses galanteries à un amusement de coquette. Pierre Matthieu, ou son fils, Jean-Baptiste, exécute des
variations sur le même thème : Sa beauté... faisoit ou mourir d'amour ou transir les cœurs.... Ce soleil eschauffoit, esclairoit et brusloit tout ce qui
se presentoit à sa lumière et n'avoit point pour soy d'ardeur ni de chaleur, quoyque l'on
creust que sa beauté eust conjuré contre son honneur ; elle disoit souvent
que le commencement de l'amour est beau, mais la fin n'en valoit rien. Etait-ce une intellectuelle, qui, sûre d'elle-même, éprouvait son empire sur les hommes, ou une imaginative en quête de plaisirs raffinés, ou simplement une sensuelle ? Comment le savoir. Admirée, adulée pour la beauté de son corps et la distinction de son esprit, que relevait encore pour ses adorateurs le prestige de la naissance, célèbre par le luxe des vêtements et l'élégance de la parure, l'arbitre des modes et des élégances, il est possible qu'elle se soit fait un jeu d'exciter les désirs, mais répugnait-elle à les satisfaire ? Sans doute il ne faut pas oublier la nature éthérée de ses aspirations et l'idéal d'amour pur cher aux néo-platoniciens de France et d'Italie. Mais, à mi-chemin du ciel où elle s'envolait sur les ailes de Platon, Vénus Uranie retombait souvent à terre de tout le poids, si l'on peut dire, de son humanité. Non, la reine Margot n'a pas eu que des amours de tête. Quand les hommes de son monde, sinon de sa culture, lui manquèrent, elle s'adressa aux autres, qui ne pouvaient être que des mignons de couchette, ou, comme dit crûment l'éditeur de La Ruelle mal assortie, des bêtes de somme. Qu'elle n'ait pas eu de peine à concilier la spiritualité de ses rêves et la matérialité de ses plaisirs, il n'y a rien que d'assez naturel, les femmes ayant plus que les hommes l'art de vivre dans la contradiction. Il n'apparaît pas non plus qu'elle se soit repentie, sauf à son lit de mort, de ses nombreux manquements à la morale chrétienne. Amoureuse et dévote, elle unissait la nature et la grâce, Dieu et les hommes dans un commun élan d'adoration mystique. Elle a vécu librement sans remords et sans honte, mais non sans tristesse et sans périls. Amours et plaisirs, ebattemens du corps ou ravissement de l'âme, elle a éprouvé que tout est vanité. Ce ne fut pas sa seule désillusion. Nul doute qu'elle n'ait eu l'ambition de jouer un rôle politique. Avant que Richelieu ne rompît par raison d'Etat avec les habitudes de ménagement et de respect pour la famille royale, la vieille monarchie faisait une situation à part, au-dessus de l'aristocratie, à la mère du roi, à ses fils et à ses filles, et même, à un degré au-dessous, aux princes du sang. L'opinion reconnaissait à ces privilégiés de la naissance le droit d'intervenir dans le gouvernement du royaume. La révolte, quand ils la provoquaient ou la dirigeaient, prenait figure de Ligue du Bien public et cessait de paraître aussi criminelle. Aussi est-il naturel que Marguerite se soit prévalue de ces prérogatives traditionnelles. Tant de femmes à cette époque, y compris sa mère, avaient tenu ou tenaient si bien la place des hommes que Marguerite pouvait aspirer, intelligente comme elle l'était, et les circonstances aidant, à s'élever au-dessus de sa condition de fille de France. Toute sa vie elle a dû plus ou moins confusément penser ce qu'à la gloire de son sexe, elle remontrera plus tard au P. Loryot, S. J., que, dans la chronologie de la création, le mieux succédant toujours au bien, il s'ensuit, puisque la femme est la dernière œuvre de Dieu après l'homme, que l'excellence et suprême degré de dignité lui doit être attribuée. Elle ne réfléchissait pas qu'en des temps de troubles, les femmes d'Etat, si l'on peut appeler ainsi celles qui parviennent ou prétendent au pouvoir suprême, se condamnèrent à rester veuves ou filles et durent, pour devenir les égales des hommes, triompher de leur féminité. La reine d'Angleterre, Elisabeth, ne se décida jamais à se marier. L'histoire ne connaît pas de favori, de haut ou bas étage, à Catherine de Médicis. Comme l'infortunée reine d'Ecosse, Marie Stuart, à qui ses passions coûtèrent le pouvoir et la liberté, Marguerite était incapable des renoncements nécessaires. Elle avait besoin de tendresse, et son cœur fut toujours de moitié dans ses calculs d'ambition. A seize ans, elle n'était occupée que de danse et de chasse, quand elle vit s'entrouvrir le ciel de la vie politique. Henri d'Anjou, ce frère avec qui elle ne faisait qu'un esprit, une âme et un corps, la sollicita de prendre la défense de ses intérêts auprès de leur mère, pendant son éloignement de la Cour et ses campagnes contre les huguenots. Elle accepta d'enthousiasme de se montrer assidue même aux levers et aux couchers de Catherine de Médicis, mais, après deux mois de cet assujettissement, lorsqu'il revint, elle fut rebutée par lui, et accusée par lui d'une idylle préparatoire au mariage avec le duc de Guise, le chef d'une famille que déjà les Valois avaient appris à redouter. Frappée au cœur et à la tête dans ses rêves d'avenir, elle garda une rancune immortelle à cet ingrat et ce perfide. Même quand il fut devenu roi de France, elle ne cessa point, malgré les raisons d'intérêt ou d'obéissance, d'être, ne pouvant faire plus, la confidente ou l'alliée de ses ennemis. Son mariage avec le roi de Navarre, un huguenot, fut une autre déception. Le massacre de la Saint-Barthélemy réduisit son mari à la condition d'otage et la priva elle-même du plaisir qu'elle se promettait d'avoir un train de reine et de servir au besoin d'intermédiaire entre la Cour de France et le parti protestant. Mais bientôt une nouvelle chance d'agir s'offrit avec le collaborateur rêvé, son plus jeune frère, François d'Alençon, un ambitieux, l'ennemi naturel de son ennemi Henri III. Elle le servit avec un dévouement qui ne se démentit jamais. Elle favorisa ses intrigues, ses entreprises, ses complots. Elle le maintint en étroite union avec son mari. Les deux princes s'enfuirent du Louvre, l'un pour aller prendre le commandement des malcontents des deux religions, l'autre pour se retirer en Navarre et aviser à ses affaires. Huguenots et catholiques unis, renforcés par une armée de protestants d'Allemagne, imposèrent la paix à Henri III (Etigny, mai 1576). Le duc d'Alençon devint duc d'Anjou avec un apanage élargi, les réformés obtinrent la liberté de culte, comme celle de conscience, dans tout le royaume. C'était la revanche de Marguerite, mais cette satisfaction de rancune et d'orgueil coûtait cher au catholicisme. Elle qui était si fière de son orthodoxie, qui se vantait d'avoir, tout enfant, résisté à l'ambiance hérétique du Colloque de Poissy et aux sollicitations et aux menaces de son entourage, qui n'avait épousé qu'à contrecœur le roi de Navarre, avait, par haine d'un de ses frères et par amour déréglé de l'autre, consolidé la situation du protestantisme et préparé, les circonstances aidant, un nouvel essor de l'hérésie. Aussi la nation catholique s'éleva-t-elle contre ce traité qui tendait à reconnaître l'existence de deux religions, autant dire de deux vérités. Le Roi, revenant sur des concessions qui lui avaient tiré des larmes, fit voter par les Etats généraux réunis à Blois le rétablissement de l'unité de foi. Le nouveau duc d'Anjou lui-même, entraîné par l'opinion, accepta le commandement de la principale armée royale contre les huguenots, ses alliés de la veille. Mais l'entente des deux frères ne dura pas, par la faute de l'un et de l'autre. Le plus jeune, impatient de sa condition de sujet, écouta les voix du dehors. Les Etats généraux des Pays-Bas et le prince d'Orange, en révolte contre la tyrannie de leurs maîtres espagnols, l'appelaient à l'aide. L'idée lui sourit de se tailler dans ce patrimoine de Philippe II une principauté indépendante. Il associa Marguerite à ses vues d'ambitions, et l'envoya, sous prétexte d'une cure à Spa, s'enquérir secrètement, dans le Hainaut, le Cambraisis et le Namurois, des dispositions de l'aristocratie catholique. On peut croire que la fille de Catherine de Médicis, en dépit de sa foi, n'avait pas de bons sentiments pour le Habsbourg de Madrid, qui s'était opposé à tous ses mariages. Elle partit, heureuse de servir son frère et de se révéler diplomate. Dans cette traversée des Pays-Bas du sud, partout où elle vit jour aux confidences, elle promit à quelques grands seigneurs et grandes dames que le duc d'Anjou accourrait avec une armée pour chasser les oppresseurs et rétablir les vieilles franchises. Elle eut un grand succès de charme personnel, mais elle en exagère les résultats pratiques. D'Inchy, qui lui avait promis d'ouvrir la citadelle de Cambrai, prit deux ans pour se décider et au prix qu'il fixa. Elle se figurait à tort que du concours seul des hautes classes dépendait le succès de la conquête. Elle mésestimait le rôle des masses. Elle n'a pas mieux compris l'importance des passions religieuses, bien qu'elle vînt d'une France où elles faisaient leurs preuves et donnaient leur mesure. Son information de quelques semaines ne donne qu'une idée vague des partis en présence et en conflit et de ces coalitions hétérogènes, que l'intérêt forme aujourd'hui et qu'une mésintelligence dissout demain. La royale passante n'aperçoit que l'aspect extérieur des hommes et des choses. Elle ne se doute pas que parmi les hommages que D. Juan d'Autriche, gouverneur des Pays-Bas, lui prodigue à Namur, il médite, malgré l'accord de La Marche, d'enlever par ruse la citadelle aux États généraux ; ce qu'il fit le jour même de son départ. Elle est si amusée et abusée à Liège par le prince-évêque et par le chapitre qu'elle n'apprend que, six semaines après, le coup de surprise exécuté à quelque quinze lieues et la nouvelle que tout le païs est en feu et en armes contre le violateur du pacte. Elle se plaît tant aux banquets, concerts, fêtes et bals donnés en son honneur qu'elle en oublie sa mission, qui est d'écouter et d'observer. Henri III était hostile à une intervention aux Pays-Bas, qu'il estimait injuste, sans chance de succès, dangereuse et coûteuse, une aventure où il craignait d'être entraîné lui-même contre la première puissance militaire du temps. Ne lui faudrait-il pas pour ce magot, ce museau de frère, aux ressources médiocres, exposer ses finances et la sécurité de son royaume. Pour essayer de désunir les deux complices, il fit à la voyageuse un accueil triomphal, consentit à la renvoyer au roi de Navarre, qui la réclamait, sans bonne foi, par souci de dignité, et, en échange des rentes constituées sur l'Hôtel-de-Ville, promit de lui bailler des terres pour l'assignat de sa dot, une sorte d'apanage. Mais il traita sans bienveillance le duc d'Anjou, qui, contre son gré et vouloir, le poussait à un conflit avec l'Espagne, au risque de représailles. En une crise d'inquiétude, il l'arrêta et le tint sous bonne garde au Louvre. Marguerite, constante en son dévouement, fit évader le prisonnier par la fenêtre de sa chambre. Le Roi interdit les préparatifs d'invasion aux Pays-Bas, puis il laissa faire, de peur d'une nouvelle guerre civile, convaincu d'ailleurs qu'avec ses seuls revenus l'agresseur ne tiendrait pas longtemps la campagne, ainsi qu'il arriva. Comme il lui importait en cas de riposte espagnole de tenir ses peuples unis, il envoya Catherine de Médicis, à qui il adjoignit Marguerite, pacifier le Midi, où les huguenots ne cessaient de remuer ménage. C'était associer sa sœur à la gloire de la mission maternelle, en même temps qu'il l'éloignait et la remettait aux entraves conjugales. Il y avait quatre ans qu'elle n'avait vu son mari, et, quoi qu'il lui écrivît, il ne se souciait pas de la revoir. Mais s'il fallait la croire, il ne s'était estrangé d'elle qu'à la suggestion d'une maîtresse jalouse, Mme de Sauves. Comme Catherine de Médicis, elle le croyait un peu fol, et le fait est qu'il l'était, mais seulement en amour. Elle ne se doutait pas de sa vive intelligence. Erreur de jeunesse, avouera-t-elle beaucoup plus tard, trop tard. Elle se flattait, en ce recommencement de vie commune, de le conquérir et de le diriger. C'était le troisième homme avec qui tenter sa chance. Lui accepta volontiers ses bons offices et la laissa faire, quand il y eût intérêt, comme de s'entremettre auprès de sa mère pour obtenir d'elle aux conférences de Nérac un adoucissement aux clauses les plus rigoureuses du dernier édit de pacification. Mais il répugnait à l'attache et le lui fit bien voir. Peut-être avait-elle rêvé de convertir ce réformé si tiède, et qui, ayant déjà changé deux fois de religion, pourrait bien redevenir catholique par politique. Elle espérait tout au moins qu'en échange de ses services à Nérac, il fermerait les yeux sur une première atteinte aux lois intolérantes du Béarn et de la Navarre et elle entrouvrit les portes de sa chapelle à Pau aux catholiques de la ville. En réponse à son initiative, il lui signifia qu'il prétendait régler seul, d'accord avec les Etats du pays, la question religieuse. De dépit elle jura de ne plus reparaître à Pau, cette petite Genève. Mais ce fut toute sa vengeance et, à la première occasion, elle se rapprocha de lui. Elle poussa même le dévouement jusqu'à courir sa fortune dans la guerre dite des amoureux, où s'il avait vaincu il aurait exigé des conditions encore plus favorables pour la Réforme. Quelle inconséquence de la part de cette convertisseuse ! Après les succès décisifs de l'armée royale, il n'y eut plus qu'à crier grâce au Roi et à la Reine-mère. Le duc d'Anjou, qu'ils agréèrent comme médiateur pour le consoler de ses échecs en Flandre et l'enliser dans les négociations du Midi, fit signer à Fleix une paix aussi avantageuse au parti protestant que celle de Nérac. L'ingratitude était la moindre vertu du roi de Navarre. Il exploitait au mieux de ses intérêts l'affection de Catherine de Médicis et du duc d'Anjou pour sa femme, mais il n'avait pour elle ni égards ni reconnaissance, et encore moins d'amour. Il la voulait complaisante à ses plaisirs, et bien qu'elle poussât l'indulgence jusqu'à l'oubli de toute dignité, il ne trouvait pas que ce fût jamais assez. Les maîtresses avaient toujours raison contre l'épouse. Lasse de cette vie sans gloire, sans objet, sans avenir, elle sollicita et obtint d'Henri III l'argent nécessaire à un voyage en France. La Reine-mère pensait se servir de sa fille pour le grand dessein qu'elle méditait. Elle avait fini par faire peur au Roi de troubles au dedans du royaume, s'il n'aidait pas ou ne la laissait pas aider sous main le duc d'Anjou à conquérir les Pays-Bas. Elle-même, pour affaiblir la résistance espagnole, avait déclaré la guerre à Philippe II, comme héritière du Portugal, où il venait de se faire reconnaître roi. Mais plus que jamais il lui fallait, en prévision des représailles, se prémunir contre une nouvelle prise d'armes protestante. A cette fin, elle imagina de ramener le roi de Navarre en France et de réduire à l'impuissance le chef et les soldats isolés. Marguerite, que sa mère croyait toute-puissante sur l'esprit et le cœur de son mari, était destinée à servir d'appât et saurait bien se faire suivre. Comme Catherine connaissait mal son gendre et les rapports des époux ! Même le plus grand amour n'aurait pu décider ce politique si fin et si soupçonneux à risquer son indépendance et sa liberté sur la promesse de la bienveillance royale. Marguerite y perdit sa peine. Elle ne réussit pas à lui persuader de la rejoindre à la Cour. C'était le seul service capable de faire oublier au Roi son frère les injures du passé, mais, au lieu de retourner dans le Midi, elle resta, tant Paris avait pour elle d'attrait, et, par son imprudence et son orgueil, raviva et aggrava la haine. Elle prit parti contre d'Epernon et Joyeuse qu'Henri III avait fait riches, puissants, ducs et pairs pour les opposer à ses ennemis et les substituer comme agents d'exécution à des grands officiers trop tièdes. Elle osa même incriminer les attaches des deux archimignons avec leur maître. Vraiment elle brocardait trop pour une personne que le Roi s'était repris à détester. Il la trouvait trop près du duc d'Anjou, dont l'entreprise des Pays-Bas tournait au désastre. Il était plus que jamais résolu à ne pas sacrifier les finances et son repos à un frère odieux. Après sa tentative manquée sur Anvers et son recul jusqu'à la frontière française, il lui signifia de licencier ses troupes. Le Duc y consentit, et puis soudain se ravisa. La Reine-mère apprit que Marguerite lui avait envoyé un émissaire et elle imputa aux mauvais conseils de sa fille le revirement de son jeune fils. Le roi de France n'avait pas besoin de chercher loin un prétexte pour frapper. la coupable. Les amours de Marguerite avec Champvallon, le grand écuyer du Duc, faisaient scandale ; il lui ordonna de renvoyer deux de ses dames, confidentes ou complices de ses plaisirs, et, comme elle tardait à obéir, il lui commanda impérativement de partir le jour même de Paris pour la Navarre. Il la croisa près de la ville sans avoir l'air de la connaître, et se fit amener les gens de sa suite qu'il interrogea lui-même sur ses déportements. L'humiliation eut les conséquences les plus lointaines. Le roi de Navarre refusa de recevoir une femme si publiquement diffamée et le roi de France ne consentit pas à déclarer l'innocence de sa sœur, tout en exigeant que son beau-frère la reprît. Pendant six mois la malheureuse resta dans le purgatoire de l'attente, sans savoir ce qu'il adviendrait d'elle. Les deux Rois finirent par se mettre d'accord à la suite d'un marchandage, où le mari accepta de tenir sa femme pour réhabilitée, moyennant la cession de quelques places fortes. C'en était fini du rôle de la reine de Navarre. Le roi affecta de vivre le plus possible loin d'elle, hors de Nérac où elle résidait. Il n'eut plus aucun intérêt à la ménager après la mort du duc d'Anjou, ce frère très cher et son seul protecteur. Il avait une nouvelle maîtresse, Diane d'Andouyns, comtesse de Guiche, la belle Corisande, une gasconne de vieille race, hautaine et impérieuse qui se croyait d'assez grande maison pour l'épouser. Marguerite, qui s'irritait de l'indifférence de son mari, craignit d'être répudiée, emprisonnée et même empoisonnée. De dépit, de colère, de peur, elle quitta Nérac, et se retira dans Agen, une ville de son apanage, et catholique. Au lieu de s'y tenir tranquille, elle s'affilia aux catholiques ardents, ligués pour barrer l'accès du trône au roi de Navarre, que la loi salique y appelait comme successeur d'Henri III. Femme de l'héritier présomptif, elle déclara la guerre à l'héritier présomptif. C'est une erreur de croire qu'elle a pris les armes pour des raisons de conscience. Avant que Sixte-Quint eût prononcé la déchéance du prétendant hérétique, elle avait rompu avec ce mari dont les amours avec la belle Corisande étaient pis qu'une trahison conjugale, une menace pour son avenir. A tout prendre, puisqu'elle ne pouvait être reine avec lui, elle saurait bien l'empêcher d'être roi sans elle. Mais elle s'abusait sur ses moyens et sa fortune. Elle courut d'aventure en aventure, d'Agen à Carlat, de Carlat à Ibois, et d'Ibois à Usson, sa dernière et en somme heureuse étape. Emprisonnée dans ce château fort par Henri III, et presque aussitôt, grâce au revirement du marquis de Canillac, son geôlier, devenue de prisonnière châtelaine, elle y assista, comme en une arche de pierre, au déluge de fureurs religieuses qui submergea la dynastie des Valois et faillit emporter, à son avènement, celle des Bourbons. Elle attendit à l'abri le retour du calme. C'est une imagination de se la figurer en amazone, galopant à la tête des troupes de la Ligue, et revendiquant les armes à la main, pour elle-même en dépit de la loi salique, la couronne de France. Loin d'avoir les moyens d'entretenir un parti, elle avait de la peine à payer la petite garnison du château, et le train d'un semblant de Cour. Fini le temps des ambitions, finie aussi l'envie de courre ; les épreuves l'avaient assagie. Même avant le retour d'Henri IV au catholicisme, elle accepta de bonne grâce l'idée d'un divorce, et, se séparant de lui pour s'en mieux rapprocher, elle lui rendit, moyennant honneurs et pensions, la liberté et le droit d'assurer par un mariage légitime l'avenir de la dynastie. Elle ne voulut plus être que l'humble sujette du grand Roi, dont elle s'excusait, sur l'aveuglement de la jeunesse, d'avoir méconnu le mérite. D'Usson, d'où elle pouvait surveiller les remuements du Midi, elle lui dénonça les complots du comte d'Auvergne, de Bouillon et des reliques de la conspiration du maréchal de Biron. Elle s'autorisa de ses services pour rentrer à l'improviste à Paris, d'où elle avait été chassée vingt-deux ans auparavant. Ce fut son dernier acte d'indépendance, si l'on peut dire. Elle racheta par le dévouement à la dynastie des Bourbons le mal que, Valois, elle avait fait à celle des Valois, par les erreurs et les fautes de sa politique passionnée. Sa vraie gloire, ce n'est ni sa naissance, ni sa beauté, ni son rôle politique, mais celle qu'elle n'imaginait pas, son talent d'écrivain. Elle a expédié, s'il faut l'en croire, en une après-dînée, en réponse au discours de Brantôme, un fragment d'autobiographie rectificative, abandonnant à son panégyriste le soin de donner au petit ours lourde masse et difforme le léché d'une dernière formation. Elle n'a voulu avouer ni sa correspondance avec Champvallon, même si vertueusement spiritualisée encore moins la Ruelle mal assortie, cet adieu à l'éthique de Platon et ce défi aux abstracteurs de quintessence morale, qui sacrifient le corps à l'âme. Mais ses Mémoires, les lettres de sa main, que Brantôme, en un excès d'enthousiasme, égale aux Epîtres de Cicéron, et les œuvres anonymes authentiquées par ses lectures, sa vie et son esprit, voilà par où, sans le vouloir, elle est entrée au Panthéon de l'histoire. Il faut rayer Marguerite de la liste des poètes. Aussi bien la poésie exige une application et un souci de la forme dont les femmes en général sont incapables. Quelles sont les poétesses du XVIe siècle qui méritent d'être comparées, même de loin, aux chefs de chœur de la Pléiade ? Mais si on laisse d'ennui leurs effusions amoureuses ou mystiques, à cause de la pauvreté du verbe et du brouillard des sentiments, elles reprennent l'avantage quand elles ne sont plus entravées par la mesure du vers et la recherche de la rime. La nature les sert mieux que le travail. Marguerite est un maître prosateur que l'Académie française, en voie d'organisation et en quête de règles, admit parmi les modèles de l'art d'écrire et qui justifie ce choix par la pureté, l'élégance, la noblesse de son style. Même le Phébus des lettres à Champvallon marque un progrès de la langue. Pour masquer l'ardeur sensuelle d6nt elle avait brûlé, elle s'épanche en théories platoniques. Mais la passion éclate çà et là en cris d'adoration éperdue. La première en date et l'une des premières en talent des mémorialistes féminins, elle réussit aussi à rendre intelligible, autant qu'il se peut, la métaphysique de l'amour. Elle s'intéresse plus à l'analyse des états d'âme, de son âme, qu'à la multiple figure du monde extérieur. Elle regarde les hommes et les choses en elle et par rapport à elle. Dans ses descriptions même les plus poussées, la nature n'apparaît qu'accessoirement et comme décor de la vie humaine. Elle traverse les Pays-Bas sans observer ou même sans voir
la terre, le ciel et l'eau. Elle ne distingue pas entre le Cambrésis, le
Hainaut, les Ardennes. Le souvenir qui lui reste de sa navigation sur la
Meuse, de Namur à Liège, c'est qu'arrivant à Huy ville
située sur le pendant d'une montaigne, dont les plus bas logis mouilloient le
pied dans l'eaue, il s'esmeut un torrent si impetueux, descendant des ravages
d'eaues de la montaigne en la rivière, que la grossissant tout d'un coup,
comme nostre batteau abordoit, nous n'eusmes presque loisir de sauter à
terre, et, courants tant que nous peusmes pour gaingner le hault de la
montaigne, que la rivière ne fust atissytost que nous à la plus haulte rue,
aupres de mon logis qui estoit le plus hault ; où il nous fallut contenter ce
soir-là de ce que le maistre de la maison pouvoit avoir, n'ayant moyen de pouvoir
tirer des batteaux ny mes gens, ny mes hardes ny moins d'aller par la ville,
qui estoit comme submergée dans ce deluge, duquel elle ne fust avec moins de
merveille delivrée que saisie ; car au poinct du jour, l'eaue estoit toute
retirée et remise en son lieu naturel. La crue impétueuse du fleuve, cette pluie diluvienne et la nécessité où elle fut ce soir-là probablement de ne pas changer de linge et de se coucher mal servie et mal nourrie, c'est moins un motif à description, qu'un sujet fâcheux, un sinistre augure des traverses que la fortune traîtresse et envieuse de ses succès diplomatiques lui préparait à son retour. La Némésis des dieux et la Providence de Dieu sont deux de ses idées maîtresses que, malgré leur contradiction, elle concilie fort bien. Après elle, ce qui l'intéresse le plus, c'est l'homme et ses œuvres. Entre-t-elle dans une ville, elle remarque la grandeur des rues et des places, le nombre et la beauté des églises et des fontaines, ou encore quelque agréable artifice, comme le carillon de Valenciennes, industrie propre aux Allemands, et qui ne donnoient peu de merveille à nos François, ne leur estant commun de voir des horloges representer une agreable musique de voix avec aultant de sortes de personnages que le petit chasteau que l'on alloit voir pour chose rare au faulxbourg Saint-Germain. Elle marque en quelques traits d'une imprécision élégante le beau palais d'où le prince-évêque de Liège s'est délogé pour la loger, accompaigné de très belles fontaines et de plusieurs jardins et galleries, le tout tant peinct que dorée, accommodé avec tant de marbre qu'il n'y a rien de plus magnifique et plus délicieux. Mais elle se complaît à décrire la vie heureuse qu'elle mène en cette ville en compagnie de l'évêque et de l'aristocratique chapitre, les festins, les banquets, les promenades dans de beaux jardins, plaisirs profanes interrompus à peine, sinon relevés en goût, par quelques pratiques de dévotion dans des monastères mondains. On voit moins le milieu que les gens qui s'y meuvent. Elle rapporte longuement ses conversations avec les grands seigneurs et les grandes dames des Pays-Bas, comme si tout lui en était présent, et jusqu'aux mots mêmes, les fêtes qu'ils donnent en son honneur, dont elle triomphe ; et les scènes populaires, qu'elle tourne en caricature : émeute à Huy, bamboche électorale à Dinant. Dès sa jeunesse, à douze ans, elle aurait eu mêmes goûts. Elle ne se rappelle de l'entrevue de Bayonne, que le superbe banquet organisé par Catherine dans l'île d'Aiguemeau, sur l'Adour ; c'est, depuis le départ de Bayonne, des dieux marins chantant et récitant des vers en musique, autour du vaisseau de Leurs Majestés. C'est, au débarquer, la rencontre de plusieurs troupes de bergères, habillées de toille d'or et de satin, diversement selon les habits divers de toutes les provinces de France, et dansant à la mode et au son des instruments de leur pays. Et c'est, après le festin, l'apparition d'un rocher lumineux, escorté de satyres musiciens, mais plus esclairé des beautez et pierreries des nymphes qui faisoient dessus leur entrée que des artificielles lumières, et qui en descendirent pour danser le beau ballet. C'est enfin, sous une grande pluye et tempeste que la fortune envieuse de tant de gloire fit orager, la confusion de la retraicte qu'il falloit faire la nuit par batteaux, qui apporta le lendemain autant de bons contes pour rire que ce magnifique appareil de festin avoit apporté de contentement.... Mais elle n'a pas vu ou regardé l'Océan et les Pyrénées. Ni alors, ni depuis en sa cure d'eau à Bagnères de Bigorre, elle ne paraît sensible à la beauté des montagnes. Ce qui l'intéresse en ce fâcheux logis, c'est la compagnie des baigneurs : nobles dames, et gentilshommes, les concerts de violon et la représentation d'Iphigénie. A Usson, un des belvédères d'Auvergne, d'où elle peut contempler la hautaine assemblée des Puys, elle n'a d'yeux que pour les embellissements du château. C'est toujours l'homme en tant qu'esprit, cœur et raison que son regard cherche et contemple bien plus que la nature en sa variété d'aspect et ses changements de couleur et de lumière. Aussi sa langue, mal pourvue d'images sensibles par une vision toute intellectuelle et une documentation livresque, manque de richesses et d'éclat. Et à vrai dire elle y répugne. Un rare souci des bienséances en règle les audaces. Marguerite n'oublie pas qu'elle est femme et qu'elle est reine. Elle est capable d'humeur, de colère, de violence, comme on en peut juger par ses lettres à Pibrac, ou contre Choisnin, mais en ses écarts même de passion, pas un mot malsonnant ne lui échappe. Dans son oraison funèbre de Le Gast, tué par un jugement de Dieu, pendant qu'il suoit une diette, comme aussy c'estoit un corps gasté de toutes sortes de villanies qui fust donné à la pourriture qui des longtemps le possedoit, elle dit ou plutôt elle suggère tout avec cet à peu près des gens du monde qui se garde à la fois de la langue du peuple et de celle des médecins. Cette imprécision en ce qui est du corps c'est une des caractéristiques du style du grand siècle. Quand Marguerite emploie à l'occasion le mot propre, elle l'enveloppe et l'enguirlande si bien qu'il parait à peine. Ainsi se forme une littérature qui perdra en force, en pittoresque, en naïveté ce qu'elle gagne en noblesse, en élégance, en distinction. Elle sera l'image de la société qui sort des guerres de religion, amoureuse d'ordre et de tenue, aristocratique et monarchique, et, malgré les survivances du réalisme, idéaliste de forme et d'inspiration. La reine de Navarre est un des témoins illustres de cette évolution, à la fois un précurseur et un maître. Les Bachelards, Fleurie (Rhône), 9 octobre 1927. FIN DE L'OUVRAGE |